Histoire des églises et chapelles de Lyon/Jacobins

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H. Lardanchet (tome Ip. 41-50).

LES FRÈRES PRÊCHEURS

Au printemps de l’année 1216, saint Dominique, réunissant à Notre-Dame-de-Prouille les quinze ou seize disciples qui avaient embrassé, à sa suite, la vie apostolique, leur avait donné les statuts qui devaient être la règle de leur vie : c’était véritablement la fondation de l’ordre des Frères Prêcheurs. Le 22 décembre suivant, l’ordre était confirmé par deux bulles d’Honorius III. Deux ans plus tard, en décembre 1218, ce même monastère de Prouille voyait partir deux de ses religieux ; ils étaient porteurs de lettres adressées par leur fondateur à l’archevêque de Lyon.

Avignon était alors en révolte contre l’Église ; ce fut par la route du centre qu’Arnaud de Toulouse et Romée de Livia gagnèrent notre ville : ils y reçurent le meilleur accueil, et, peu après, frère Arnaud devenait premier prieur des Frères Prêcheurs de Lyon. Il paraît vraisemblable que l’année suivante, 1219, le monastère naissant reçut la visite du fondateur de l’ordre, qui de Paris gagna l’Italie par Châtillon-sur-Seine et Avignon. Romée de Livia, qui avait succédé comme prieur à son compagnon Arnaud de Toulouse, exerça ces fonctions jusqu’en 1224, où le couvent de Lyon ayant été rattaché à la province de France, Romée rentra dans celle de Provence à laquelle il appartenait.

Sur quel emplacement le premier monastère dominicain avait-il été édifié ; on n’a jamais pu l’établir rigoureusement : on sait seulement qu’il était proche de la recluserie Sainte-Marie-Madeleine, sur le chemin conduisant du cloître de Saint-Jean à la croix de Colle et, au delà, aux cloîtres de Saint-Just et de Saint-Irénée. 2 l’humble église des frères, l’archevêque de Lyon accorda, le 14 avril 1228, l’autorisation d’adjoindre un cimetière, et par une singulière coïncidence, la mère d’un autre archevêque, Marie de la Tour du Pin, fut l’une des premières à bénéficier de cette concession.

Vraisemblablement, ces constructions disparurent durant les longues luttes qui, dans la seconde partie du xiiie siècle, mirent en présence les représentants de l’église et ceux de la bourgeoisie : on connaît le rôle pacificateur joué dans ces luttes par un Frère Prêcheur, Pierre de Tarentaise, élevé, en avril 1272, sur le siège archiépiscopal de Lyon. Quoi qu’il en soit de la destinée de ce premier couvent dominicain, les plans postérieurs ne portent aucune trace de bâtiments qui puissent, avec quelque apparence de vérité, être identifiés avec lui. Son installation, au témoignage d’un contemporain, était du reste « fort défectueuse et inapte aussi bien à la vie religieuse qu’à l’office de la prédication » : ces conditions le condamnaient à une existence éphémère.

Les Frères Prêcheurs avaient acquis bien vite la sympathie des Lyonnais. Moins de quatre ans après leur arrivée, en 1221, le testament d’un doyen de l’église, Guillaume de Colonges, ouvre la série des libéralités consenties en leur faveur : cette liste se continue avec les archevêques Renaud de Forez et Robert d’Auvergne, avec les doyens Pierre Bérard et Ulric Palatin, avec les chanoines Guichard de Marzé et Étienne de Sandrans, avec de simples prêtres Martin de Viricelles et Laurent d’Izeron. Vers 1231-1232, un citoyen de Lyon, Durand de Feurs, leur ayant fait don d’un tènement possédé par lui sur la rive gauche de la Saône et qui joignait au levant le tènement des Contracls et celui du Temple, les religieux résolurent de s’y transporter immédiatement. L’autorisation de l’abbaye d’Ainay, qui leur était nécessaire, le territoire relevant de cette abbaye, leur fut accordée en suite de l’intervention de l’archevêque Rodolphe. On croit qu’antérieurement à leur établissement une chapelle avait été édifiée sur ce tènement et quelques-uns prétendent même que cette chapelle était placée sous le vocable de Notre-Dame-de-Confort, mais les actes sont muets sur ce point et on en est réduit à de simples hypothèses.

Église actuelle des Dominicains.

Ce second établissement eut du reste une existence plus courte encore que celle du couvent de la colline. Dès le mois de novembre 1235, un tènement appartenant à Humbert de Feurs fut joint à celui de Durand ; une rue dénommée rue Ponce-Allard les séparait, mais l’acte de 1235 permit aux religieux de la supprimer, en même temps qu’il les autorisait à percer, à travers le tènement des Contracts, une voie de communication prenant à la rue Ponce-Allard et allant jusqu’à la Saône. Il ne semble pas que la première autorisation ait jamais été mise à profit et que la rue Ponce-Allard ait été fermée. Le tènement de Humbert de Feurs était assez étendu pour que les religieux pussent s’y établir complètement et ils durent vendre assez tôt le tènement de Durand : sur cet emplacement un jeu de paume fut créé en 1519, et A. Steyert a émis l’hypothèse que ce jeu pourrait être celui où jouait le dauphin, fils de François Ier, lorsqu’il mourut à la suite de l’aljsorption d’un verre d’eau froide.

Le traité de 1235 avait été approuvé par bulle de Grégoire IX du 2 juin 1230 ; le 2 mars 1237, il fut à nouveau confirmé par deux des plus illustres représentants de l’ordre des Prêcheurs, Humbert de Romans, alors prieur de Lyon, et Hugues de Saint-Cher, provincial de France. Incontestablement les religieux n’avaient pas attendu jusqu’alors pour commencer la construction de leur église, puisque le corps du cardinal François Cassard, archevêque de Tours, mort à Lyon d’une chute de cheval, le 8 août de la même année, put y être déposé ; mais sûrement aussi les travaux étaient loin d’être achevés, puisque sept ans plus tard, par bulle du 13 avril 1244, Innocent IV accordait 40 jours d’indulgence « à tous les fidèles qui concourraient aux constructions déjà commencées de l’église et du couvent ».

À la fin de cette même année 1244, le Souverain Pontife fuyant les menaces de l’empereur Frédéric arrivait à Lyon ; le 26 juin suivant, il y ouvrait la première session du Concile œcuménique convoqué par lui. L’étude de la part prise par les Frères Prêcheurs aux délibérations de cette assemblée sortirait du cadre de notre étude, il suffit d’y noter la présence des plus notables d’entre eux : à côté de Jean le Teutonique, ancien évêque de Bosnie et maître général de l’ordre, on y voyait Hugues de Saint-Cher alors cardinal du titre de Sainte-Sabine, Humbert de Romans, provincial de France, Raymond de Felgar, évêque de Toulouse, David Mackelly, archevêque de Cashel, Étienne, archevêque de Torrès, Grégoire, évêque de Fano, Hugolin, évêque de Rimini, et Pierre Centelès, évêque de Barcelone.

Pietà dans l’église actuelle des Dominicains.

Innocent IV séjourna six ans et demi dans notre ville. Avant de la quitter et au commencement de 1251, il procéda en personne, de concert avec plusieurs cardinaux et au milieu d’un immense concours de prélats, de prêtres et de fidèles, à la consécration solennelle de l’église alors achevée. Puis le 31 mars, il confirma à nouveau, par deux bulles, l’accord intervenu entre les Frères Prêcheurs et l’abbaye d’Ainay au sujet des tènements de Feurs.

Les historiens placent sous cette même date la sépulture en l’église des Jacobins, — les Prêcheurs avaient reçu cette appellation populaire du nom de leur couvent Saint-Jacques à Paris — de Guillaume, cardinal évêque de la Sabine. La petite chronique de l’ordre rapporte, au sujet de son décès, l’une de ces légendes si curieuses dont pullulent les récits du moyen âge : « Sous le bienheureux Jean le Teutonique, pendant le séjour de la cour à Lyon, deux cardinaux furent ensevelis chez les frères : le seigneur Odon de Porto, son intime ami, et le seigneur Guillaume de Sabine, grand ami de l’ordre et du bienheureux Dominique qu’il avait connu familièrement dès l’origine à la cour du pape. Après la sépulture du premier chez les frères et, comme on parlait déjà de partir pour Gênes, l’autre rêva une nuit qu’il cherchait de tous côtés un hôtel dans cette ville. Et voilà que le premier lui apparaît en disant : « Seigneur Guillaume ! ne vous inquiétez pas de votre logement à Gênes, vous habiterez ici avec moi ». Le lendemain, lui-même raconta ce rêve au pape et aux cardinaux : à peu de jours de là, il tomba malade, mourut et fut enseveli près de son ami dans l’église des frères. Or, quelques jours avant, lors de la consécration de l’église, à cette même place, il devait bénir une croix : en faisant l’onction d’après le cérémonial, au lieu de : « Que cette église soit consacrée », il avait dit : Que ce tombeau soit consacré. Et son tombeau se trouve au-dessous de celle croix ».

On sait que soixante-dix ans plus tard le couvent des Jacobins servit de résidence aux cardinaux appelés à donner un successeur à Clément V ; on connaît aussi les détails de cette élection. Le Souverain Pontife était décédé depuis plus de deux ans, et les cardinaux assemblés à Carpentras n’avaient pu arrêter leur choix, lorsque, sur la promesse de Philippe, comte de Poitiers, régent de France, de leur laisser une entière liberté, ils se réunirent à Lyon au nombre de vingt-trois. « Philippe les assembla dans le couvent des Frères Prêcheurs, où ils se rendirent tous ; il les conduisit dans une salle, où, après les avoir exhortez à donner un pasteur à l’église, il leur déclara qu’il les alloit tous enfermer, jusqu’à ce qu’ils eussent choisi un pape. Ils eurent beau protester contre la violence qu’on leur faisoit, et contre la parole que le prince leur avait donnée, il avoit fait griller les portes et les fenestres, il avoit aussi disposé des gardes partout, et après les avoir ainsi enfermez, il se retira à Paris, et laissa la garde du conclave au comte de la Marche son frère. Ils furent quarante jours sans pouvoir se déterminer unanimement sur le choix qu’ils dévoient faire ; enfin, le septième jour d’aoust, ils donnèrent tous leurs suffrages au cardinal de Porto, Jacques d’Ossa de Cahors, qui prit le nom de Jean et fut Jean XXII ».

Telles étaient les proportions données au couvent de Lyon par les constructeurs du xiiie siècle qu’ils subsistèrent pendant près de cinq cents ans, sans autres modifications que celles nécessitées par les circonstances. Au commencement du xviiie siècle, lorsqu’on songea à les remplacer par de nouveaux bâtiments, un des religieux, auquel est dû la conservation de la presque totalité des souvenirs dominicains à Lyon, le Père Ramette, eut soin, avant la démolition, de dresser le plan de l’ancien état. C’est ce plan qui a été reproduit ci-contre ; on voudra bien s’y reporter pour l’historique de l’église qu’il nous reste à donner, historique ionisé à peu près exclusivement dans la longue légende explicative annexée par le père Ramette à son plan.

L’église avait subi des modifications beaucoup plus nombreuses que le monastère, ayant été presque entièrement reconstruite au xve siècle puis agrandie par l’addition successive des chapelles. Orientée conformément aux prescriptions liturgiques du levant au couchant, il semble qu’elle n’ait d’abord compris que la partie qui devint dans la suite la grande nef (n° 78 du plan). Au nord, elle prenait jour sur un terrain de forme triangulaire, que les religieux achetèrent en 1300 et 1316 et dont ils firent leur cimetière. Quelques auteurs veulent que, dès l’origine, une chapelle sous le vocable de Notre-Dame-de-Confort ait existé à l’ouest de l’église (n° 86). Cette opinion n’est pas celle du Père Ramette qui dit de cette chapelle : « Basse église où l’on entroit anciennement par deux portes tournées du côté où est à présent la place Confort, qui ont été bouchées en 1654… On croit que ce n’était qu’un vestibule bâti en 1244 et années suivantes, pour passer dans la grande église, comme le font voir trois grands portails qui y communiquaient, dont celuy du milieu n’a été muré à moitié qu’en 1418, ou plus tôt maçonné d’un pied d’épaisseur dans toute sa hauteur, pour y placer une image de Notre-Dame-de-Consolation ; et en 1428 on y dressa un autel sur lequel on mit un tableau peint sur bois, qui représente la Sainte Vierge assise sur un espèce de trône, ayant un sceptre à la main droite, et tenant l’Enfant Jésus sur ses genoux ; et on y fit une chapelle, dédiée à Notre-Dame-de-Confort, dont les Florentins firent refaire la voûte qui porte leurs armes ».

Le commencement du xve siècle vit en effet affluer à Lyon nombre de marchands et de banquiers florentins ; dès leur arrivée, ces étrangers firent leur Tcglise des Frères Prêcheurs et, en fait, ils ont été les principaux et presque seuls artisans de sa reconstruction ; sur remplacement de l’édifice primitif, ils élevèrent une grande église ogivale à trois nefs, qui fut dédiée à saint Jean-Baptiste : « Elle a, dit le Père Ramette, cinq arcades de
Plan de l’ancien couvent des Dominicains de Confort.
chaque côté ou arcs-doubleaux, supportés par de gros piliers, où sont partout leurs armes, et la voûte, qui la couvre, comprend aussi le chœur faisant un même corps avec l’église, ayant de part et d’autre une petite aile dont la voûte, qui est surbaissée, porte les mêmes armes ». Quelques années plus tard, et au nord-est de l’église, les « Florentins, maîtres de postes, firent bâtir une chapelle voûtée, avec un caveau au-dessous aussi voûté, pour la confrérie des courriers, dont ils avaient la régie, et y donnèrent le nom du Crucifix dont la représentation est placée au-dessus du retable de l’autel » (n° 66).

À l’autre extrémité de l’église, Pierre de Mievro possédait « dez l’an 1439, la chapelle voûtée de Sainte-Marthe » (n° 71). Joignant cette dernière au nord, Ennemond de Sivrieu avait fait construire une autre chapelle, « environ l’an 1463, qui étoit dédiée à saint Hyacinthe » (n° 70). Mais ce fut surtout à partir de l’année 1466 que les travaux exécutés par les soins des Florentins prirent un essor considérable : de cette époque date la construction de toute la partie est de l’église, c’est-à-dire tout le grand chœur ou sanctuaire (nos 77 et 74) et le petit chœur (n° 73). Au même moment, noble Antoine de Varey fit élever à la suite de la chapelle Saint-Hyacinthe une chapelle voûtée « où il fit mettre sa tombe » (n° 69) ; en même temps aussi fut édifiée au nord de cette dernière la chapelle qui appartint dans la suite aux libraires et aux relieurs de livres (n° 68).

L’exécution de ces travaux avait demandé naturellement un temps assez long. Cependant, à la fin du xve siècle, le clocher élevé au midi du chœur (n° 79) était achevé, et Charles VIII, qui, en 1495, avait logé avec la reine au couvent des Jacobins, et leur avait fait don, pour fondre leurs cloches, de l’artillerie ramenée par lui de Naples, y ajouta, le 30 mai 1496, celui de 50 chênes « pour suspendre les cloches ». En 1525, un Florentin, Barthélémy Panchati, commença les travaux de la chapelle du Rosaire au bas et à gauche du chœur (n° 67). La paroi nord de l’église était dès lors complèlement garnie ; il faut traverser les nefs pour trouver, contre la paroi sud, la « chapelle magnifique de Saint-Thomas-l’Apôtre, que Thomas de Gadagne, Florentin, fit construire, en 1525, avec un caveau au-dessous, le tout voûté. Il fit faire en même tems l’autel, au retahle duquel est l’excellent tableau, ouvrage de Salviati, peintre. Les figures agenouillées dud. sieur de Gadagne et de son épouse, en marbre blanc, sont placées au fond de la chapelle » ( n° 82).

Trente ans plus tard, en 1556, le Consulat ayant acquis le cimetière des Prêcheurs le transforma en une place publique qui prit le nom de place Confort : toutefois la croix qui dominait le champ du repos fut conservée et tomba seulement en 1562 sous les coups des protestants maîtres de Lyon.

La résistance que les religieux avaient tenté d’opposer aux Huguenots devait condamner le couvent des Jacobins à une complète destruction. Les religionnaires semblent toutefois s’être peu attaqués aux bâtiments ; ils pillèrent la sacristie, la bibliothèque et les archives, enlevèrent les cloches données par Charles XIII ; dans l’église, ils renversèrent l’autel principal et le chœur dans lequel il était placé, mais une seule chapelle fut entièrement détruite par eux, celle fondée par les Rubys au couchant de la chapelle basse. Claude Rubys, l’historien de Lyon, la rétablit en 1585 et la plaça sous le vocable de son patron saint Claude (n° 91).

Du reste les dégâts commis par les protestants disparurent assez rapidement : en 1600, un citoyen lyonnais, Claude Dupré, construisit à côté de celle des Rubys une chapelle « à l’honneur de sainte Geneviève » (n° 92) ; en 1602, une autre chapelle, dédiée à saint François, fut élevée par François Michel de l’autre côté de celle de Saint-Claude (n° 89) ; en 1603, grâce à la libéralité des fidèles, la croix de la place (Confort fut réédifiée (n° 65) ; en 1626, Alexandre Orlandini fit employer au rétablissement de l’autel principal et du grand chœur des marbres blancs apportés de Gênes en 1588 : en reconnaissance de cette libéralité, il obtint d’être inhumé dans le caveau construit sous l’autel, et son corps y fut en effet déposé le 9 avril 1658. Les ruines réparées, de nouvelles chapelles s’élevèrent ; en 1633, celle des tireurs et des écacheurs d’or et d’argent, sous le vocable de saint Eloy, au bas et à droite du chœur (n° 81) ; en 1641, celle des maîtres et marchands ouvriers en drap d’or, argent et soie, sous le vocable de l’Assomption, du même côté de l’église, mais à l’extrémité de la nef de droite (n° 85).

La grande œuvre de la seconde moitié du xviie siècle fut la construction du portail monumental qui, par la chapelle Saint-Hyacinthe détruite à ce moment, donnait directement accès de la place Confort à l’église : la vue de la place Confort gravée par Née en donne une reproduction très exacte. Commencé en 1657, sur les dessins de Le Pautre, il fut achevé seulement en 1690. Trois sculpteurs y travaillèrent successivement : d’abord Jacques Mimerel, puis Nicolas Bidault (de 1680 à 1684) qui sculpta la Vierge placée dans la niche supérieure ; enfin Guillaume Simon qui exécuta les deux statues, de saint Jean-Baptiste et de saint Dominique, placées de chaque côté du portail.

L’établissement de ce portail clôt la série des travaux de l’église ; le xviiie siècle fut occupé presque tout entier par la reconstruction du couvent qui dura plus de quarante ans, de 1714 à 1756. Livrée au clergé constitutionnel pendant la période révolutionnaire, l’église des Jacobins devint paroisse du canton sud de la ville, sous le vocable de saint Pothin, en suite d’un arrêté du 9 fructidor an III ; elle fut démolie, en 1816, lorsqu’on installa la préfecture du Rhône dans les anciens bâtiments du couvent : ceux-ci disparurent à leur tour sous la pioche des démolisseurs, en 1859-1860.

Intérieur du cloître actuel

Par une singulière coïncidence, presque au même moment, les fils de saint Dominique, qui, durant six siècles, avaient tenu une si grande place dans la vie de la cité lyonnaise, venaient d’y réapparaître. Ils avaient été ramenés en France par un ardent défenseur des idées modernes, qui, vingt ans auparavant, s’adressant à son pays était venu lui réclamer « sa part dans les libertés conquises, et que lui-même avait payées ».

À Lyon, l’idée première de la restauration des frères Prêcheurs est due à un homme qui personnifie admirablement le caractère lyonnais dans ce qu’il a de plus grand et de plus beau. Après avoir exercé avec succès le commerce de la soierie, Camille Rambaud l’avait quitté alors pour se consacrer exclusivement au service des malades et des pauvres. Plus tard, on le sait, il voulut être prêtre, persuadé qu’il recevrait avec l’onction sacerdotale des vues plus profondes et plus justes sur les lois qui régissent l’humanité, et aussi une faculté plus grande de la diriger et de la secourir. Cette figure surhumaine plane sur le siècle qui vient de s’achever comme un modèle accompli du disciple de Jésus-Christ, et, plus encore peut-être, comme le type du prêtre de l’avenir.

L’une des caractéristiques de l’abbé Rambaud était une confiance aveugle en la Providence, qui lui faisait réaliser sans délai les œuvres entreprises par lui. C’était le 3 août 1856 qu’il avait songé pour la première fois à appeler à Lyon les Dominicains ; le 24 décembre de la même année, dans une humble chapelle de planches et de briques élevée sur un terrain acquis par lui, la messe de minuit était célébrée par un jeune religieux prêtre depuis cinq jours, le père M.-A. Chardon. On pense bien que ce premier oratoire ne pouvait être que provisoire : aussi, presque immédiatement, et toujours sous l’impulsion de l’abbé Rambaud, on commença la magnifique église qui subsiste aujourd’hui. La construction en dura six années, et le cardinal Bonald en fit la bénédiction solennelle le 16 août 1863.

Œuvre, on est tenté de dire chef-d’œuvre, de l’architecte lyonnais, Louis Bresson, du style gothique le plus pur, elle s’élève simple et noble, comme l’expression parfaite de la prière chrétienne, tout à la fois virile et humble, ou plus exactement virile parce que humble. La façade, orientée au couchant, est encadrée par deux tourelles, qui, dans le plan du constructeur, doivent être surmontées de clochetons. Au-dessus du portail, s’ouvre une immense baie divisée en quatre parties par trois meneaux, qui, formant ogive à leur extrémité supérieure, supportent trois roses à six et neuf lobes. Cette baie est surmontée elle-même d’un fronton triangulaire, au haut duquel plane la statue de saint Vincent Ferrier, le thaumaturge du xve siècle, qui, à quatre reprises, attira autour de lui la foule des Lyonnais.

En arrière de la façade, la nef principale continue seule à la hauteur de la grande baie. Les nefs latérales plus basses lui servent d’assises, épaulées de contreforts surmontés eux-mêmes de clochetons et d’arcs-boutants, dont les lignes sveltes et élancées forment une merveilleuse forêt. Mais c’est plus encore à l’intérieur que l’âme se trouve transportée dans un autre monde. L’œil se perd au milieu de ces hautes colonnes, qui, suivant l’expression de l’historien des Moines d’Occident, s’élèvent vis-à-vis l’une de l’autre, comme des prières qui, en se rencontrant devant Dieu, s’inclinent et s’embrassent comme des sœurs. L’éclatante blancheur des murailles évoque les robes de religieux qui les animaient hier encore, et communique une impression de pureté, de sérénité et de douceur, cependant que l’harmonieux coloris des vitraux jette sur le tout une note de vie intense.

Comme on l’a déjà indiqué, l’église comporte une nef principale très élevée et deux nefs latérales de moindre hauteur : elle n’a point de transept. Destinée à la fois aux religieux et aux fidèles, elle a exigé une disposition particulière du maître-autel, qui est des plus heureuses. À l’extrémité de l’abside, le presbyterium a été surélevé, de manière à dominer les uns et les autres, l’ancien jubé étant suppléé par une barrière contre laquelle s’appuient deux autels.

La chaire, peut-être un peu chargée comme ornement, a été exécutée par Fabisch, sur les dessins de l’architecte du monument. Elle constitue à elle seule un poème. « Autour de la base apparaissent debout dans leur niche gothique Daniel, Jérémie, saint Jean-Baptiste, Ézéchiel et Isaïe… C’est l’Ancien Testament… Autour de la chaire proprement dite se voient, richement sculptés, sur les panneaux les quatre symboles des Évangélistes. C’est le Nouveau Testament. Aux angles sont assis des saints de l’ordre des Prêcheurs, » saint Dominique au centre, puis saint Vincent Ferrier, saint Louis Bertrand, saint Thomas d’Aquin et saint Pierre de Vérone.

Chacune des nefs latérales est commandée par un autel ; celui de droite, placé sous le vocable du Rosaire, a été dessiné par le docteur Fèvre et exécuté par Fabisch. Celui de gauche est dédié à saint Dominique. Dans cette même nef a été placé un second autel en l’honneur de saint Thomas, d’une simplicité archaïque.

Resterait à décrire les vitraux qui forment une œuvre peut-être unique en France. Dans un ordre qui a produit fra Angelico, fra Bartholomeo et fra Benedetto, la peinture devait rester une tradition. Les vitraux de Lyon ont tous été exécutés dans le couvent. Les cartons sont du père Danzas, qui, lors de la construction du monument, avait été, dans une certaine mesure, l’inspirateur de l’architecte ; ils ont été reproduits et peints par les frères Gilles Brossette, Joachim Durif, tous deux élèves de l’École des Beaux-Arts, Arbogast Heynis et Eugène Baudin.

Vitrail dans l’église actuelle des Dominicains.

Dans leur ensemble, ces vitraux sont consacrés à l’histoire de l’ordre et de ses illustrations. La verrière du fond de l’abside montre la naissance de l’ordre : « Le Christ apparaît assis sur un trône brillant, tenant de la main gauche un livre sur ses genoux et bénissant de la droite. Près de lui, un peu plus bas, apparaît à sa droite la Vierge également assise, les deux mains croisées contre la poitrine et le regard élevé vers son Fils, comme quelqu’un qui implore… Elle implore en effet miséricorde en faveur du monde prévaricateur, que le Sauveur allait punir, et celui-ci touché par l’intercession de sa mère, consent à envoyer aux hommes ses deux serviteurs Dominique et François, que l’on voit se rencontrer et s’embrasser fraternellement dans le bas du tableau, de même que leurs anges gardiens. »

L’espace manque malheureusement pour indiquer la suite des scènes et des sujets reproduits ; nous devons nous borner à noter que, d’une manière générale, les verrières de la nef droite, celle du Rosaire, sont consacrées aux bienheureuses de l’ordre et celles de la nef gauche, la nef de Saint-Dominique, aux saints religieux.

Depuis trois ans l’accès de l’église des frères Prêcheurs est interdit. Les religieux qui en avaient été les artisans ont été chassés. À ses portes également closes frappent en vain les déshérités de ce monde en quête de consolations et les artistes attirés par ses beautés mystérieuses.

Au lendemain du coup d’État de 1831, lorsque, après avoir adressé ses adieux à son auditoire de Paris dans un cri sublime d’indépendance et de virilité, l’illustre restaurateur de l’ordre de Saint-Dominique dut quitter à jamais ces voûtes de Notre-Dame où il avait éveillé des échos inouïs jusqu’alors, il le fit sans récrimination, sinon sans regrets. « J’étais une liberté, a-t-il écrit plus tard, et mon heure était venue de disparaître avec les autres ».

Aujourd’hui que le sens de la liberté semble s’être à nouveau obscurci, c’est à l’immortel Dominicain encore qu’il faut demander en même temps que le secret de l’avenir, la règle de conduite de l’heure présente et les motifs d’espérance. Cette règle, ces motifs, ce secret, il les a résumés en une page prophétique : « Il nous faudra un siècle ou deux pour nous asseoir, et, d’ici là, nous oscillerons entre un despotisme illimité et une liberté mal réglée, comme ces balles suspendues à un fil, qui décrivent de longues courbes en sens divers jusqu’à ce que peu à peu elles demeurent immobiles à leur centre de gravité. Il faut nous y résigner.

« Heureux ceux qui ne désespéreront pas et qui, selon leurs forces et leurs temps, travailleront avec patience à l’avènement de ce siècle futur où la civilisation chrétienne s’étendra sur les cinq parties du monde, et y établira le règne d’une liberté sincère sous une autorité respectée. Ce siècle est loin, mais il viendra. Je ne croirai jamais que Dieu se soit fait homme, soit mort ici-bas, et nous ait laissé l’Évangile, pour aboutir au triste spectacle que présente le monde depuis dix-huit cents ans.

« Nous n’avons vu que l’ébauche ; notre postérité verra la statue. Le travail est long parce que le but est grand, et que deux forces, la Providence divine et la liberté humaine y concourent dans d’égales proportions Je vis porté dans une espérance qui arrête mes mépris, je compatis et je pardonne beaucoup, l’œil fixé sur un avenir qui remplit mon âme. »