Histoire des Canadiens-français, Tome II/Chapitre 4

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Wilson & Cie (IIp. 39-58).

CHAPITRE IV

1630 — 1635


La France et l’Angleterre. — Pertes subies par les Cent-Associés. — Situation de Québec. — Guillaume de Caen. — Retour des jésuites. — Société Rosée et Cheffault. — Champlain rentre à Québec. — Beauport, première seigneurie. — Fondation des Trois-Rivières. — La Citière. — Décès de Champlain.

K
ertk avait compris qu’il serait sage de ne point effrayer les familles établies à Québec. Il leur fit entendre qu’elles ne seraient aucunement inquiétées. Champlain, jugeant que tout espoir n’était pas encore perdu, conseilla aux habitants de demeurer jusqu’à plus ample information, et, en attendant, de faire la récolte des grains et s’en tenir à leurs ressources particulières autant que possible — avis aussi prudent que patriotique, et qui fut suivi à la lettre. « Ils me remercièrent, raconte-t-il, espérant nous revoir la prochaine année, avec l’aide de Dieu. »

La séparation eut lieu le 29 juillet (1629). Le lendemain, comme on était par le travers de la Malbaie[1], on aperçut le vaisseau d’Émeric de Caen, et, s’en étant approché, Thomas Kertk ordonna à Champlain de descendre sous le tillac avec ses gens, afin de ne point gêner le combat qui allait s’engager. Après une chaude résistance qui tourna au désavantage des Français, Kertk rappela Champlain ; il y eut des pourparlers, puis le capitaine de Caen se rendit.

Le 27 octobre, Kertk était à Douvres. Champlain écrivit de cette ville à M. Jean de Lauson, lui racontant ce qui s’était passé et combien les Anglais étaient embarrassés de ce que la capture de Québec eut eu lieu après la conclusion de la paix entre les deux couronnes. Durant les quatre ou cinq semaines qu’il vécut à Londres auprès de l’ambassadeur de France, il rédigea divers mémoires « et le procès-verbal de ce qui s’était passé en ce voyage. Je donnai l’original de la capitulation et une carte du pays, pour faire voir aux Anglais les découvertes et possession qu’avions prise du dit pays de la Nouvelle-France premier que les Anglais. »

Richelieu, voulant porter le dernier coup aux réformés de France, avait assiégé la Rochelle, dont la prise (28 octobre 1628) tua le protestantisme dans ce royaume, comme parti politique. Le 24 avril 1629, un traité de paix avait été signé à Suze entre la France et l’Angleterre. On se rappelle que la reddition de Québec était survenue le 20 juillet, par conséquent trop tard pour qu’on pût la reconnaître. De Caen demandait que les Anglais lui rendissent les pelleteries qu’ils lui avaient enlevées, et Champlain réclamait sa colonie. Des complications se présentaient à la fois de plusieurs côtés. Par exemple, cette même année 1629, le capitaine Charles Daniel[2], de Dieppe, avait chassé les Anglais du cap Breton[3]. Certains armateurs écossais, mécontents des pertes qu’ils avaient subies, voulaient qu’on les en indemnisât. Les négociations traînaient en longueur. Champlain partit de Londres avec la permission de M. de Chateauneuf, l’ambassadeur, après avoir obtenu l’assurance que le fort et l’habitation de Québec seraient restitués par l’Angleterre.

Les choses ne devaient pas, cependant, marcher aussi vite qu’on l’espérait. Richelieu, créé premier ministre (1629), venait de tourner les armes vers l’extérieur : il affermissait le duc de Nevers dans les importantes positions de Mantoue et de Monferrat (1630), puis, absorbé par la politique intérieure du royaume, il triomphait de nouveau de ses ennemis à la journée des dupes (11 novembre 1630), et forçait Gaston d’Orléans et Marie de Médicis de quitter la France. Déjà, on peut le croire, le Canada ne comptait plus que pour une fraction dans les calculs du grand homme.

« On parut d’abord à la cour de France fort choqué de cette invasion des Anglais, après la conclusion d’un traité qui avait empêché qu’on ne s’y opposât ; mais les raisons d’honneur à part, bien des gens doutèrent si l’on avait fait une véritable perte, et s’il était à propos de demander la restitution de Québec. Ils représentaient que le climat y est trop dur ; que les avances excédaient le retour ; que le royaume ne pouvait pas s’engager à peupler un pays si vaste sans s’affaiblir beaucoup. D’ailleurs, disaient-ils, comment le peupler ? et de quelle utilité sera-t-il si on ne le peuple pas ? Les Indes orientales et le Brésil ont dépeuplé le Portugal ; l’Espagne voit plusieurs de ses provinces presque désertes depuis la conquête de l’Amérique. À la vérité, l’une et l’autre monarchie y ont gagné de quoi se dédommager de ces pertes, si la perte des hommes peut se compenser ; mais depuis cinquante ans que nous connaissons le Canada, qu’en avons-nous tiré ? Ce pays ne peut donc être d’aucune utilité pour nous, ou il faut convenir que les Français ne sont pas propres à ces sortes d’établissements ; jusqu’ici on s’en est bien passé, et les Espagnols voudraient peut-être avoir à recommencer. Qui ne sait que Charles V, avec tout ce que lui fournissaient d’or et d’argent le Pérou et le Mexique, n’a jamais pu entamer la France, et qu’il a souvent vu échouer ses entreprises faute d’avoir de quoi soudoyer ses troupes, tandis que François I, son rival, trouvait dans ses coffres de quoi se relever de ses pertes et tenir tête à un prince dont l’empire était plus vaste que celui des premiers Césars ? Faisons valoir la France ; conservons-y les hommes ; profitons des avantages qu’elle a pour le commerce ; mettons en œuvre l’industrie de ses habitans, et nous verrons entrer dans nos ports toutes les richesses de l’Asie, de l’Afrique et du nouveau-monde. À ces raisons d’autres répondaient que le climat s’adoucirait à mesure que le pays se découvrirait ; qu’on en pouvait guère douter parce qu’il est situé sous les mêmes parallèles que les régions les plus tempérées de l’Europe ; que le climat en est sain, le terroir fertile ; qu’avec un travail modique, on peut s’y procurer toutes les commodités de la vie ; qu’il ne fallait pas juger de la France comme de l’Espagne et du Portugal, que les guerres des Maures et leur retraite avaient épuisés d’hommes avant que d’avoir découvert les deux Indes, et qui, malgré ces pertes, avaient entrepris de peupler des pays immenses ; qu’il ne fallait pas tomber dans les mêmes fautes, mais faire passer en Amérique, tous les ans, un petit nombre de familles, y envoyer des soldats réformés, avec des filles tirées des hôpitaux, et les placer de manière à ce qu’elles pussent s’étendre à mesure qu’elles se multiplieraient ; qu’on avait déjà l’expérience que les femmes françaises y sont fécondes, que les enfants s’y élèvent sans peine, qu’ils y deviennent robustes, bien faits et d’un très beau sang ; que la seule pêche des morues était capable d’enrichir le royaume, qu’elle ne demandait pas de grands frais, que c’est une excellente école pour former des matelots, mais que pour en retirer tout l’avantage qu’elle peut produire, il fallait la rendre sédentaire, c’est-à-dire y occuper les habitants mêmes de la colonie ; que les pelleteries pouvaient devenir aussi un objet considérable, si on avait attention à n’en pas épuiser la source en voulant s’enrichir tout d’un coup ; qu’on pouvait profiter pour la construction des vaisseaux, des forêts qui couvraient le pays et qui sont, sans contredit, les plus belles de l’univers ; enfin, que le seul motif d’empêcher les Anglais de se rendre trop puissants dans cette partie de l’Amérique en joignant les deux bords du fleuve Saint-Laurent à tant d’autres provinces où ils avaient déjà de bons établissements, était plus que suffisant pour nous engager à recouvrer Québec, à quelque prix que ce fût[4]. »

Ce passage de Charlevoix a été regardé comme un simple effort d’imagination, attendu que les témoignages authentiques démontrent l’intérêt que le cardinal de Richelieu et le conseil du roi manifestèrent, de 1629 à 1632, pour la reprise de Québec. Il nous paraît évident que les pièces de l’époque et les commentaires de l’historien sont, de deux manières qui semblent se contredire, l’exposé du débat et rien de plus. D’une part, la compagnie de la Nouvelle-France avait à cœur de se refaire de ses pertes d’argent ; Champlain appuyait dans ce sens afin de recouvrer sa colonie ; le ministre était comme engagé d’honneur à ne point céder aux Anglais. D’un autre côté, le sentiment dont Sully avait été l’expression en son temps existait toujours : et l’on discutait en France, l’année 1630, pour décider s’il fallait garder le Canada, tout ainsi que l’on parlait et écrivait en Angleterre, en 1875, pour savoir si la métropole devait soutenir ses établissements lointains ou les abandonner à eux-mêmes. Nous ne sommes donc point étonné de voir certaines oppositions faites aux tentatives de la cour et du commerce de France durant les années 1629-1632 dans la direction du Canada.

En attendant que la diplomatie eût réglé ces questions embrouillées par la guerre, ceux qui souffraient de l’état des affaires cherchaient à réédifier leur fortune. C’est ainsi que, au printemps de 1629, quatre expéditions avaient été préparées pour le Canada : l’une commandée par le capitaine Joubert, une autre frêtée par les jésuites et conduisant les pères Lalemant, Noyrot et Vieuxpont, une troisième envoyée par les de Caen à leurs frais et commandée par Émeric, une quatrième, composée de cinq navires, sous les ordres du capitaine Charles Daniel, employé des Cent-Associés, qui devait ravitailler Québec. Mentionnons aussi celle que le commandeur Isaac de Razilli préparait à la Rochelle et qui, retardée jusqu’après le 24 avril, fut alors dirigée sur le Maroc ; ce changement de direction laissa le champ libre aux Kertk dans le Saint-Laurent, car Razilli avait pour but de se rendre à Québec[5].

De ces entreprises, une seule avait eu quelque succès, celle du capitaine Charles Daniel ; les autres ne servaient qu’à prouver la faiblesse de l’organisation des armateurs français. Le docteur André Daniel, frère du capitaine Charles, fut envoyé à Londres, auprès de M. Fontenay-Mareuil, le nouvel ambassadeur de France (hiver 1629-30), pour négocier la reddition du Canada ; mais la guerre qui retenait le roi et le cardinal dans le midi de la France détournait l’attention de dessus ces démarches. Les Cent-Associés, mis en pertes avant que d’avoir pour ainsi dire fait leur début, voulaient que Razilli allât reprendre Québec au printemps de 1630. Ce projet fut abandonné ; toutefois, on envoya deux navires en Acadie.

L’automne de 1630, on reçut des nouvelles de Québec par deux Français qui en revenaient, « l’un charpentier et l’autre laboureur, qui, de Londres, vinrent à Paris, lesquels nous dirent… qu’il était mort quarante Anglais de nonante[6] qu’ils étaient, de pauvreté et misère durant l’hiver, et autres qui avaient été assez malades, n’ayant fait bâtir ni défricher aucune terre… sinon ensemencer ce qui était labouré, tant la maison des pères jésuites que pères récollets, dans lesquelles maisons y avait dix hommes pour les conserver ; qu’au fort ils n’avaient fait qu’un parapel de planches sur le rempart et rempli deux plattes-formes que j’avais fait commencer. De bâtiments dedans, ils n’en avaient fait aucun, hormis une (construction) de charpente contre le rempart qu’en partie ils avaient défait du côté de la pointe aux Diamants, pour gagner de la place, et qu’elle n’était pas encore achevée ; que dans le fort y avait quatorze pièces de canons, avec cinq espoirs de fonte verte qu’ils nous avaient pris, et quelques pierriers, étant bien amunitionnés, et étaient restés quelques septante Anglais ; que le tonnerre avait tombé dans le fort et rompu une porte de la chambre des soldats, entré en icelle et meurtri trois ou quatre personnes, passé dessous une table, tué deux grands dogues qui étaient pour la garde, et s’en était allé par le tuyau de la cheminée qui en avait abattu une partie et ainsi se perdit en l’air. Dit que les ménages français qui restèrent ont été très mal traités de ceux qui se sont rendus aux Anglais, et principalement d’un appelé Le Bailly, duquel j’ai parlé ci-dessus. Pour ce qui est du capitaine Louis (Kertk) et des Anglais, ils n’en ont point été inquiétés. Rapporte qu’ils s’attendaient bien que, cette année, les vaisseaux du roi y dussent aller, avec commission du roi de la Grande-Bretagne, pour les en faire déloger, ce qu’ils eussent fait non autrement que par force… Ils avaient rapporté pour trois cents mille livres de pelleteries[7]. »

L’année 1631, la situation ne changea guère. Comme Guillaume de Caen se plaignait d’avoir subi des pertes considérables par la capture de ses vaisseaux et le pillage de ses magasins, le cardinal de Richelieu lui permit d’envoyer au Canada faire la traite à son compte, mais pour une année seulement. Émeric de Caen partit en conséquence de Dieppe, sur un navire appartenant à son oncle ; les Anglais lui défendirent de trafiquer avec les sauvages durant la belle saison, disant que s’il voulait hiverner à Québec, il aurait tout le temps d’écouler ses marchandises, ce qui lui parut inacceptable ; il remit à la voile pour la France.

Le capitaine Hubert Anselme, parti de Dieppe, le 25 mars, sur un vaisseau des Cent-Associés en destination de Tadoussac, relâcha à Miscou par crainte des Anglais, en apprenant de quelle manière ils interprétaient le traité de paix.

Le capitaine Charles Daniel avait pris la mer le 26 avril, commandant un second vaisseau des Cent-Associés, qui devait se rendre à Sainte-Anne du cap Breton. Aux environs de Terreneuve, il eut connaissance d’un pirate turc et voulut le chasser ; mais celui-ci, ne se voyant pas de force à résister, vira de bord et alla se jeter sur un bâtiment basque où il perdit son drapeau, sans toutefois se faire prendre. Arrivé à Sainte-Anne, Daniel détacha Michel Gallois pour la traite de Miscou, sur son propre navire. Gallois rencontra dans ces parages un frère du capitaine Dumay qui montait une barque[8] équipée au Havre-de-Grâce. Tous deux s’entendirent pour intimider les pêcheurs basques qui agissaient sans autorisation légale, et ils mirent d’abord la main sur le capitaine Joannis Arnandel, de Saint-Jean-de-Luz, qui n’était porteur d’aucun permis de pêche ; mais les Basques, revenant sur eux, les réduisirent à prendre la fuite, tandis que leur captif lui-même s’évadait en plongeant dans la mer, d’où ses gens le retirèrent en peu de temps.

Au mois d’avril, le capitaine Laurent Ferchaud avait mis à la voile du port de Bordeaux sur un navire des Cent-Associés, et s’était rendu en Acadie. Il fit trois voyages dans le cours de cette année, ravitailla le poste français du cap de Sable, y transporta des religieux et autres personnes dont nous parlerons plus loin. Ce fut le seul succès digne d’être enregistré en 1631.

Les notes diplomatiques continuaient à s’échanger entre Paris et Londres : Charles I promettait de rendre Québec ; les Kertk prétendaient ne rien savoir de ses intentions. Les Cent-Associés équipaient des navires qui ne rapportaient que des mauvaises nouvelles et coûtaient très cher d’entretien,

Il fallut le traité de Saint-Germain-en-Laye (29 mars 1632) pour trancher la question. Richelieu imposa sa volonté, et tout fut dit.

Guillaume de Caen avait toujours tenu sa réclamation d’indemnité devant la compagnie de la Nouvelle-France. On lui accorda, pour une année, la traite des pelleteries, et il s’engagea à transporter, cette année, les personnes et les objets dont on le chargerait. Émeric de Caen reparut donc à Québec à la tête de la flotte et avec pouvoir de commander partout en attendant le retour de Champlain.

Le père Joseph Le Caron était mort le jour même de la signature du traité de Saint-Germain, du chagrin qu’il éprouvait, dit-on, de voir les récollets écartés des missions du Canada. M. Jean de Lauson ne voulait y admettre que les jésuites, sous prétexte que la colonie était trop pauvre pour soutenir un ordre mendiant. Nos historiens paraissent accepter cette donnée sans commentaire. Le moindre coup d’œil sur la situation du Canada, à partir de 1632 jusqu’à 1665, démontre que les jésuites, si riches qu’ils fussent, ont vécu ici dans la dernière pauvreté, exactement comme eussent pu le faire les récollets, ou toute autre communauté privée de fortune. Il reste acquis que les récollets ont été repoussés. Était-ce parce que les habitants du Canada leur avaient de préférence témoigné des sympathies ? M. de Lauson n’a jamais eu le sentiment canadien : il était tout Européen et accapareur. Richelieu, au point où nous sommes rendu, ne prêtait qu’une oreille distraite aux choses de la colonie. Les Cent-Associés, las de subir des pertes, ont dû être gagnés aisément par cette parole magique : les jésuites vous coûteront moins cher ! De ce concours de circonstances sortit la décision qui nous occupe. Il est étrange, toutefois, que personne n’ait mis au jour les pièces qui se rapportent à cette affaire — car elles existent.

C’est le dernier jour de mars 1632 que le père Paul Le Jeune, supérieur de la résidence de Dieppe, homme du plus grand mérite, ami de la famille de Condé, écrivain facile, observateur, et rempli d’un excellent esprit d’initiative, reçut instruction de se préparer aux travaux de la Nouvelle-France. Il partit de Dieppe dès le lendemain, passa à Rouen, y vit le père Charles Lalemant, reçut le père Anne de Nouë, prit avec lui le frère Gilbert Burel, et tous trois se rendirent au Havre saluer M. Du Pont, neveu du cardinal de Richelieu. Le père de Nouë était fils d’un gentilhomme, seigneur de Villers, en Prairie, château et village situés à six lieues de la ville de Rheims. Il avait été page à la cour, mais à trente ans, il était entré dans la compagnie de Jésus. C’est un type du missionnaire fervent, dévoué, ne demandant qu’à être dirigé vers le sacrifice.

La flotte partit de Honfleur le 18 avril, toucha à Tadoussac le 18 juin, et jeta l’ancre devant Québec le lundi 5 juillet. « Nous vîmes, au bas du fort, la pauvre habitation de Kebec toute brûlée. Les Anglais, qui étaient venus en ce pays-ci pour piller, et non pour édifier, ont brûlé non-seulement la plus grande partie d’un corps de logis que le père Charles Lallemand avait fait dresser, mais encore toute cette pauvre habitation en laquelle on ne voit plus que des murailles de pierres toutes bouleversées. Cela incommode fort les Français, qui ne savaient où se loger… Dans notre maison, nous avons trouvé pour tous meubles deux tables de bois telles quelles ; les portes, fenêtres, châssis, tous brisés et enlevés ; tout s’en va en ruine. C’est encore pis en la maison des pères récollets[9]. » Dans l’incendie de l’habitation avaient été détruites neuf mille peaux de castors appartenant à la compagnie de Montmorency. Guillaume de Caen estima à quarante mille écus la perte que les Anglais lui avaient causée[10]. La chapelle de la basse-ville était également en cendres.

La veuve de Louis Hébert, remariée à Guillaume Hubou, et son gendre, Guillaume Couillard, possédaient du bétail et tiraient parti de la culture de leur terre. Ils avaient été sur le point de retourner en France, désespérant de voir revenir les Français.

Le 13 juillet, Thomas Kertk remit le fort à Émeric de Caen et à M. Duplessis-Bochart, son lieutenant. Le même jour, les Anglais firent voile sur deux navires chargés de pelleteries et de marchandises. On peut dire qu’ils emportaient avec eux l’élément protestant. Néanmoins, les registres de nos églises font voir que, de temps à autre, des calvinistes, établis parmi nous après 1632, se convertirent au catholicisme et fondèrent des familles qui existent encore.

Vers le milieu d’août (1632), le sieur de la Ralde et le capitaine Morieult arrivèrent de France apportant de nouveaux secours.

Nous ne connaissons pas les noms des cultivateurs débarqués cette année, si toutefois il en est venu ; mais il faut citer deux personnes que les événements ramèneront plus d’une fois par la suite sous les yeux du lecteur.

Noël Juchereau, sieur des Chastelets, né à la Ferté-Vidame, diocèse de Chartres, dans la Beauce, était licencié en droit. On suppose qu’il agissait à Québec dans les intérêts des marchands, MM. Rosée et Cheffault, qui désiraient se faire accorder par les Cent-Associés une part de la traite de la Nouvelle-France.

Guillaume Guillemot, écuyer, sieur Duplessis-Bochar-Kerbodot (il signait parfois Guillemot et parfois Duplessis-Querbodo), avait été adjoint à Émeric de Caen à dessein de contrebalancer les tendances calvinistes de celui-ci. Peut-être était-il parent du cardinal de Richelieu, qui était un Duplessis.

Malgré les traités de paix avec les puissances étrangères et la gloire qui en rejaillissait sur la France, l’intérieur du royaume n’était point tranquille. Gaston d’Orléans, frère du roi, avait repassé la frontière et soulevait une partie du Languedoc. Le premier septembre 1632, au combat de Castelnaudary, les soldats de ce prince furent repoussés, et le duc de Montmorency, ancien vice-roi du Canada, pris les armes à la main, porta sa tête sur l’échafaud (30 octobre). Gaston se soumit encore une fois.

Richelieu tourna un moment ses regards du côté de la Nouvelle-France. Il vit que les Cent-Associés perdaient de plus en plus confiance dans l’entreprise, et que Guillaume de Caen, qui avait juré bien haut qu’il reprendrait la direction du commerce du Canada, pourrait bien ne pas se tromper si l’on n’apportait remède à la situation. Le 1er mars 1633, le ministre nomma Champlain « son lieutenant en toute l’étendue du fleuve Saint-Laurent », et lui accorda d’amples pouvoirs. Champlain fit voile de Dieppe le 23 mars. Il conduisait trois vaisseaux : le Saint-Pierre, de cent cinquante tonneaux, armé de douze canons ; le Saint-Jean, de cent soixante tonneaux et de dix canons ; le Don-de-Dieu, de six canons et quatre-vingts tonneaux. La flotte portait environ deux cents personnes, tant matelots que colons, des marchandises, des armes et des provisions en abondance. Parmi les passagers étaient les pères Masse et Brebeuf, ainsi qu’une femme et deux jeunes filles. L’équipement avait été fait par les agents de la compagnie, les sieurs Rosée, marchands de Rouen, et Cheffault, avocat de Paris. Plusieurs des Cent-Associés, qui étaient des personnes de haute dignité ou des ecclésiastiques, demeurant à Paris, et qui ne pouvaient s’occuper des affaires, jugèrent à propos d’en laisser la conduite, ainsi que les avantages, à ceux de la compagnie qui étaient déjà engagés dans le commerce à Dieppe, à Rouen et à Paris. Une association particulière fut composée de ces derniers. Elle se chargea de payer les appointements du gouverneur, de lui procurer des vivres, d’entretenir les garnisons et de fournir toutes les munitions de guerre. Après avoir prélevé les deniers nécessaires pour couvrir ses dépenses, elle tenait compte du surplus des profits à la grande compagnie, qui avait son bureau à Paris. Pendant plusieurs années, les sieurs Rosée et Cheffault, sous la surveillance de M. Jean de Lauson, conduisirent les affaires mercantiles et territoriales de la compagnie[11]. »

L’espoir que les Cent-Associés avaient inspiré ne se réalisait point. Le Canada retombait sous la main des marchands, et son vrai maître était M. de Lauson. On ne tarda pas à s’apercevoir que la colonie, au lieu de franchir d’un bond tous les obstacles, n’avait fait qu’un pas en avant. Le mode d’opération que Richelieu venait ainsi de sanctionner exigeait impérieusement que l’autorité souveraine en eût le contrôle absolu, et qu’elle forçât au besoin tous les intéressés à faire leur devoir ; par malheur, à la moindre brouille qui survenait en Europe, le ministre abandonnait le Canada à lui-même, ou plutôt à ceux qui l’exploitaient.

Le 22 mai, la petite flotte était saluée par le canon de Québec. Dans l’après-midi, le sieur de Caen, sortant du fort avec ses hommes, remit les clefs à Duplessis-Bochart, qui en prit possession à la tête de sa troupe. Le malaise général disparut : il n’y avait qu’un seul parti désormais.

La joie des habitants du pays fut grande quand ils virent arriver le fondateur de la colonie. « Ce jour, dit le père Le Jeune, nous a été l’un des bons jours de l’année. » Tous connaissaient sa sagesse, son expérience et son admirable dévouement. On voyait renaître les espérances du passé.

« Champlain, en possession de son nouveau gouvernement, s’occupa d’abord des affaires de la traite, qui pressaient davantage. Il venait d’arriver des Trois-Rivières dix-huit canots algonquins, et l’on savait que les Anglais avaient trois vaisseaux à Tadoussac, d’où ils étaient même montés jusqu’au Pilier. Champlain, se doutant que les sauvages pourraient aller les trouver jusque là, tint conseil avec eux et leur fit entendre, par la bouche de l’interprète Olivier le Tardif[12], qu’ils prissent bien garde à ce qu’ils avaient à faire ; ces Anglais étaient des usurpateurs qui ne faisaient que passer, tandis que les Français demeuraient au pays d’une manière permanente, et qu’il était de l’intérêt de tous que leur ancienne amitié continuât toujours. Le chef algonquin répondit par une harangue aussi fine et délicate que pleine d’une mâle éloquence. « Tu ne veux pas, dit-il en finissant, que nous allions à l’Anglais ; je vais dire à mes gens qu’on n’y aille point ; si quelqu’un y va, il n’a pas d’esprit. Tu peux tout ; mets des chaloupes aux avenues, et prends les castors de ceux qui iront. » Afin d’ôter aux sauvages d’en haut la pensée de descendre au devant des Anglais, Champlain établit un nouveau poste sur l’îlet de Richelieu[13], qui commande un des passages où le chenal du fleuve est le plus étroit ; ce lieu avait en outre l’avantage d’être assez rapproché de Québec pour que l’on pût, au besoin, faire monter en quelques heures les marchandises et les objets nécessaires à la traite[14]. »

Un envoi de colons, le plus considérable que l’on eût formé jusque là, se préparait en France. Il était dû à l’initiative de ce médecin que nous avons vu campé à la Canardière, en 1627, et qui, l’année suivante, comme il revenait de France sur le navire du sieur de Roquemont, avait été capturé par Louis Kertk. Retourné en France, Robert Giffard y attendit des nouvelles du Canada. En 1633, il épousa Marie Renouard et fit ses préparatifs pour revoir Québec. Le 15 janvier 1634, la compagnie des Cent-Associés, ou plutôt M. de Lauson et la société des marchands, accordèrent le titre suivant :

« La compagnie de la Nouvelle-France, à tous présents et à venir, salut. — Le désir que nous avons d’avancer la colonie en la Nouvelle-France, suivant la volonté du roi, nous faisant recevoir ceux qui ont le moyen d’y contribuer de leur part et voulant distribuer les terres du dit pays à ceux qui participent avec nous en ce louable dessein et qui seront capables de les faire défricher et cultiver pour y attirer les Français par l’exemple desquels les peuples du dit pays qui ont vécu jusqu’à présent sans aucune police, pourront être instruits en la connaissance du vrai Dieu et nourris en l’obéissance du roi, après qu’il nous est apparu des bonnes intentions du sieur Robert Giffard, et de son zèle à la religion catholique, apostolique et romaine et au service du roi — à ces causes et en vertu du pouvoir à nous donné par Sa Majesté, avons au dit sieur Giffard donné et octroyé, donnons et octroyons, par ces présentes, l’étendue et circonstances des terres qui en suivent, c’est à dire, savoir : une lieue de terre à prendre le long de la côte du fleuve Saint-Laurent, sur une lieue et demie[15] de profondeur dans les terres, à l’endroit où la rivière appelée Notre-Dame de Beauport entre dans le dit fleuve, icelle rivière comprise, pour jouir des dits lieux par le dit sieur Giffard, ses successeurs ou ayants cause en toute justice, propriété et seigneurie à perpétuité, tout ainsi et pareil droit[16] qu’il a plu à Sa Majesté donner le pays de la Nouvelle-France à la dite compagnie, à la réserve, toutefois, de la foi et hommage, que le dit Giffard, ses successeurs ou ayants cause, seront tenus porter au fort Saint-Louis, à Québec, ou autre lieu qui sera désigné par la dite compagnie, par un seul hommage[17] lige à chaque mutation de possesseur des dits lieux, avec une maille d’or du poids d’une once et le revenu d’une année ; de ce que le dit sieur Giffard se sera réservé après avoir donné en fief ou à cens et rentes toute ou partie des dits lieux et que les appellations du juge des dits lieux ressortiront nûment à la cour et justice souveraine qui sera ci-après établie au dit pays ; que les hommes que le dit sieur Giffard, ou ses successeurs feront passer en la Nouvelle-France tourneront à la décharge de la dite compagnie en diminution du nombre qu’elle doit y faire passer, et à cet effet, en remettra tous les ans les rôles au bureau de la dite compagnie, afin qu’elle en soit certifiée, sans toutefois que le dit sieur Giffard ou ses successeurs puissent traiter des peaux et pelleteries au dit lieu ni ailleurs en la Nouvelle-France qu’aux conditions de l’édit de l’établissement de la dite compagnie ; outre lesquelles choses çi, la compagnie a encore accordé au dit sieur Giffard, ses successeurs ou ayants cause, une place proche le fort de Québec contenant deux arpents, pour y construire une maison, avec les commodités de cour et jardin, lesquels lieux il tiendra à cens du dit lieu de Québec, sans que le dit sieur Giffard, ses successeurs ou ayants cause, puissent disposer de tout ou de partie des lieux ci-dessus à lui concédés qu’avec le gré et le consentement de la dite compagnie, pendant le terme et espace de dix ans, à compter du jour des présentes, après lequel temps il lui sera loisible d’en disposer au profit de personne qui soit de la qualité requise[18] par l’édit de l’établissement de la dite compagnie et sans que le dit Giffard, ses successeurs ou ayants cause, puissent fortifier les lieux ci-dessus concédés sans la permission de la dite compagnie. Mandons au sieur Champlain, commandant pour la dite compagnie sous l’autorité du roi et de monseigneur le cardinal de Richelieu, grand-maître, chef et surintendant général de la navigation et commerce de France, au fort et habitation de Québec et dans l’étendue du dit fleuve Saint-Laurent et terres adjacentes, que de la présente concession il fasse jouir le dit sieur Giffard, le mettre en possession des lieux et places ci-dessus à lui accordés, dont et de quoi il certifiera la dite compagnie au premier retour qui se fera en France. Fait en l’assemblée générale de la compagnie de la Nouvelle-France, tenue en l’hôtel de M. le président de Lauson, conseiller du roi en ses conseils d’État et privés, intendant de la dite compagnie. À Paris, le quinzième janvier, mil six cent trente-quatre. Et plus bas est écrit : Par la compagnie de la Nouvelle-France. Et dessous signé : Lamy, avec paraphe[19]. »

Le petit poste de traite établi à Sainte-Croix ne répondait point aux exigences de la situation. Les sauvages n’y voyaient qu’une nouveauté passagère ; ce qui sortait de leurs habitudes ne les attirait guère. Les maraudes des Iroquois rendaient la descente des flottilles huronnes et algonquines très risquées. Champlain comprit qu’il fallait s’approcher davantage du lac Saint-Pierre, où avaient lieu, le plus souvent, les surprises et les massacres des partis qui allaient en traite. Au mois de mai 1633, les Hurons, escortés par une chaloupe de la compagnie, avaient été défaits un peu au dessus des Trois-Rivières, et deux Français tués. On résolut de construire un fort dans ces endroits, et d’y placer des hommes dont le commandant pourrait au besoin se servir comme de patrouille le long du fleuve. Déjà quelques colons avaient jeté les yeux de ce côté. Jacques Hertel s’y était fait accorder un terrain (1633) ; l’on savait que les sauvages iraient de préférence rencontrer les traiteurs dans ce lieu de leurs anciens rendez-vous. Comme l’objet des jésuites était de convertir ces peuples nomades, l’acte qui suit fut signé à Paris, le 15 février 1634 :

« La compagnie de la Nouvelle-France, à tous présents et à venir, salut : Le désir de bien établir la colonie en la Nouvelle-France nous faisant rechercher ceux qui y peuvent contribuer de leur part, et bien mémoratifs de l’assistance que nous avons reçue en cette louable entreprise des révérends pères de la compagnie de Jésus, lesquels exposent encore tous les jours leurs personnes aux périls pour attirer les peuples de la dite Nouvelle-France à la connaissance du vrai Dieu et à l’usage d’une vie plus civile ; à ces causes, et pour leur donner quelque retraite proche les habitations que nous établirons en la Nouvelle-France, en vertu du pouvoir à nous donné par Sa Majesté, nous avons, aux dits RR. PP. de la compagnie de Jésus, donné, concédé, donnons, concédons par ces présentes l’étendue et consistance de terre qui en suit, c’est-à-savoir : la quantité de six cents arpents de terre, à prendre en la dite Nouvelle-France, au lieu dit les Trois-Rivières, à l’endroit où notre dite compagnie fait construire une habitation[20], ou de proche en proche, ainsi qu’il sera avisé par le sieur Champlain, commandant pour la dite compagnie au fort de Québec et fleuve Saint-Laurent, pour jouir par les dits révérends pères de la dite compagnie de Jésus, eux et leur société, à toujours, des dites terres en toutes propriété, seigneurie, tout ainsi qu’il a plu au roy nous concéder le dit pays de la Nouvelle-France, sans qu’ils soient obligés à aucune chose, sinon que d’en donner aveu pour cette seule fois seulement, les dispensant pour toujours après cela, et tant que besoin est ou serait ; avons amorti et amortissons les dites terres ci-dessus concédées, dans lesquelles les dits révérends pères et autres de leur société feront[21] passer telles personnes qu’ils choisiront pour les cultiver et dresser les habitations nécessaires ; et néanmoins dans l’étendue des terres ci-dessus, non plus qu’ailleurs en la dite Nouvelle-France, les y habitués (habitants) ne pourront traiter des peaux, pelleteries, autrement qu’aux conditions de l’édit du roy, fait pour l’établissement de notre compagnie ; et faisant, par les dits révérends pères, passer des hommes pour la culture des dites terres, ils en remettront tous les ans les rôles au bureau de notre dite compagnie, afin qu’elle en soit certifiée et que cela tourne à sa décharge, étant réputé du nombre de ceux qu’elle doit faire passer suivant l’édit ci-dessus[22]. Mandons au dit sieur Champlain, que de la présente concession il fasse jouir les dits révérends pères de la compagnie de Jésus, et leurs successeurs, leur désignant le lieu le plus commode, proche de notre dite habitation des Trois-Rivières, et assignant leurs bornes de la dite quantité de six cents arpents, pour les mettre en possession et jouissance d’iceux, ainsi qu’il est dit ci-dessus, dont et de quoi il fera son procès-verbal pour être envoyé à la dite compagnie, avec l’aveu ci-dessus qu’il recevra des dits révérends pères. Fait en l’assemblée générale des intendants, directeurs et associés de la compagnie de la Nouvelle-France, tenue au bureau de la dite compagnie, à Paris, le quinzième jour de février, mil six cent trente-quatre. — Signé, pour la compagnie : Lamy[23]. »

M. de Champlain étant mort avant d’avoir mis les révérends pères jésuites en possession de ces terres, ce fut M. de Montmagny qui, en 1637, leur livra les terrains qui sont aujourd’hui la commune, le coteau Saint-Louis et, en ville, le petit fief Pachirini. D’après l’ordre signé à Paris en 1634, les pères se regardaient bien et dûment propriétaires ; on le voit dans une pièce du 18 août 1636, par laquelle M. de Montmagny concède à Jacques Hertel deux terrains, l’un de vingt-cinq arpents, l’autre de cinquante arpents (un morceau près du rivage de la basse-ville, et le fief Hertel, dans la haute-ville, si nous ne nous trompons pas) en présence de François Marguerie, de Jean Godefroy et des pères jésuites, « tous possesseurs de terrains aux Trois-Rivières, et qui ont signé au contrat. »

Le lecteur a remarqué dans le titre de la seigneurie de Beauport une condition qui se lit comme suit : « Les hommes que le sieur Giffard ou ses successeurs ou ayants cause feront passer en la Nouvelle-France tourneront à la décharge de la dite compagnie en diminution du nombre qu’elle doit y faire passer. » Selon la lettre et l’esprit de la charte de 1627, ces hommes ne devaient pas être de simples « engagés » de la compagnie, mais bien des colons appelés à participer à la propriété du sol pour le « défricher, déserter, mettre en valeur. » C’est pourquoi le concessionnaire de Beauport invita des fermiers, des artisans et des laboureurs à s’unir à lui pour aller exploiter sa seigneurie. Par des actes passés à Mortagne, au Perche, il s’obligea à leur distribuer des terres, en leur imposant des conditions faciles[24]. Dès le printemps de la même année, il se mit en route avec sa famille et ceux d’entre ses censitaires qui se trouvèrent prêts à entreprendre le voyage — les autres devant le rejoindre dans les années suivantes[25]. Les quatre vaisseaux qui partirent de Dieppe, au printemps de 1634, étaient sous les ordres du sieur Duplessis-Bochart, nommé à ces fonctions l’année précédente, après le départ d’Émeric de Caen de Québec. Ils arrivèrent devant Beauport le 4 juin. Le révérend M. Le Sueur, prêtre, était avec eux. La colonie mit aussitôt pied à terre, et M. de Champlain la logea dans le fort de Québec[26]. Sept ou huit de ces familles[27] nous sont connues ; les voici :

Jean Juchereau, sieur de Maure, né 1582, à la Ferté-Vidame, diocèse de Chartres, Beauce, frère de Noël Juchereau déjà cité, paraît avoir contribué presque autant que M. Giffard à préparer les voies à cette colonie[28]. Il avait épousé, vers 1624, Marie Langlois, qui l’accompagna dans la Nouvelle-France avec leurs quatre enfants, dont l’aîné, Jean, épousa Marie-Françoise Giffard, et fut plutôt connu sous le nom de La Ferté. Nicolas, le second fils, ayant épousé Marie-Thérèse Giffard, devint seigneur de Beauport ; on l’appelait le sieur de Saint-Denis. Cette famille s’est distinguée, depuis deux cent soixante et quinze ans, surtout parmi nos militaires.

Marin Boucher, né 1589, à Langy, évêché de Mortagne, Perche, s’était marié, en premières noces (1625), avec Julienne Barry, dont il eut un enfant, François, lequel fit alliance à Québec (1641) avec Florence Gareman, née en 1629, fille de Pierre Gareman et de Madeleine Charlot, de Baigneux, près Soissons, Picardie. L’âge des deux époux réuni s’élevait à vingt-sept ans. En secondes noces, Marin Boucher avait épousé (1632) Périnne Malet, née 1606, dont il eut un premier fils, Jean-Galeran, né 1633. Vers cette époque, il vendit à Jean Guyon une maison qu’il possédait à Mortagne, rue Saint-Jean, « joignant Pierre Forget, » et, en 1634, il suivit M. Giffard au Canada. Il s’établit à la rivière Saint-Charles, sur les terres qu’avaient eues les récollets. Il mourut au Château-Richer en 1671. Sa descendance formerait aujourd’hui un régiment complet.

Gaspard Boucher, cousin de Marin, né aussi à Langy, était menuisier. Il avait épousé (1619) Nicole Lemaine. Enfants : Pierre (1622), Nicolas (1627), Marie (1630), Madeleine (1633), Marguerite (1634). Au printemps de 1634, en compagnie de plusieurs de ses concitoyens qui partaient pour le Canada[29], il s’embarqua avec sa famille et devint fermier à Beauport. Pierre, le plus illustre de ses enfants, et le premier Canadien anobli, s’étant fixé aux Trois-Rivières (où étaient déjà ses sœurs), Gaspard alla s’y établir (1646) avec sa femme, et y vécut encore une douzaine d’années.

Zacharie Cloutier, né 1590, Mortagne, Perche, charpentier, marié vers 1615 avec Xainte Dupont, née 1596, avait deux garçons et deux filles lorsqu’il arriva à Québec (1634), à la suite de M. Giffard[30]. Il s’établit au Château-Richer, d’où sa nombreuse descendance s’est répandue dans tout le Canada.

Thomas Giroux, de Mortagne, arriva sur le navire du capitaine Deville, 4 juin 1634[31]. Nous ne lui connaissons pas de descendance.

Jean Guyon (aujourd’hui Dion), maçon, homme lettré, de Mortagne, Perche, avait épousé, vers 1634, Madeleine Boulé.

Un autre jean Guyon, du même village, maçon aussi, avait épousé, vers 1619, Mathurine Robin. Au printemps de 1634, il suivit M. Giffard au Canada[32]. Il reçut de ce seigneur le fief du Buisson. De ses sept ou huit enfants sont sorties de nombreuses familles.

Noël Langlois, né 1596, à Saint-Léonard, Normandie, épousa, à Québec, 25 juillet 1634, Françoise Grenier ou Garnier. Il devint pilote du fleuve Saint-Laurent. En secondes noces (1666), au Château-Richer, il se maria avec Marie Le Crevet, veuve de Robert Caron. Sa descendance est très nombreuse.

Le colons de Beauport se mirent vigoureusement à l’œuvre ; ils construisirent une maison pour le seigneur, et d’autres, plus modestes, destinées aux censitaires ; ouvrirent sans retard des défrichements et jetèrent dans le sol les premières semences. Le 12 juin, huit jours après son arrivée, madame Giffard mit au monde sa fille aînée, Françoise, qui épousa, le 21 novembre 1645 (à l’âge de onze ans cinq mois et neuf jours), Jean Juchereau de la Ferté, âgé de vingt ans.

Vers la fin de juin (1634), Champlain surveillait les préparatifs de trois expéditions importantes : l’établissement d’un fort aux Trois-Rivières, le départ des missionnaires pour le pays des Hurons, et l’entreprise de Jean Nicolet, qui se chargeait aller poursuivre les découvertes au delà des grands lacs.

La traite des pays d’en-haut devait avoir lieu cette année aux Trois-Rivières ; les nations y arrivaient par petites bandes. Le premier juillet, une chaloupe montée par quelques soldats et plusieurs hommes de métier, sous les ordres du sieur de la Violette, partit de Québec en même temps que les pères Jean de Brebeuf et Antoine Daniel ; ils arrivèrent aux Trois-Rivières le 4 juillet. Aussitôt, les ouvriers commencèrent la construction du fort.

Les rassemblements de sauvages n’étaient pas toujours pacifiques. Plusieurs intrigues se formèrent et se dénouèrent lorsque les Hurons apprirent que les religieux avaient l’intention de les accompagner jusqu’à la baie Georgienne. Au milieu de ces débats, le 5, arrivèrent M. Duplessis-Bochart et le père Ambroise Davost, partis de Québec le 3. Enfin, on parvint à s’entendre, et les courageux missionnaires se mirent en route, le 7, au bruit du canon et des vivats de la foule.

Le père de Brebeuf nous apprend que Nicolet était en sa compagnie dans ce voyage, et il en dit beaucoup de bien. Rendus à l’île des Allumettes, ils se séparèrent : le père, pour se rendre chez les Hurons ; l’interprète, cherchant des guides et faisant les préparatifs de l’exploration projetée au delà du lac Michigan.

Champlain promenait ses regards d’une extrémité à l’autre de la carte de la Nouvelle-France. Aujourd’hui occupé de la flotte qui naviguait dans le golfe Saint-Laurent, demain tourné vers l’inconnu qui l’attirait vers l’ouest, ensuite ramené aux intérêts immédiats de Québec, il embrassait mille détails et prodiguait de tous les côtés les trésors de sa longue expérience. Le nouveau fort qu’il faisait élever n’était qu’un jalon de plus sur le fleuve. Il se rendit aux Trois-Rivières à la fin de juillet et retourna à Québec le 3 août. Au mois de septembre, les pères Le Jeune et Jacques Buteux allèrent commencer la résidence des Trois-Rivières, qui devait s’y continuer trente-deux ou trente-trois ans sans interruption.

La grande traite de la Nouvelle-France se fit aux Trois-Rivières à partir de cette année 1634, et ne commença à se partager avec Montréal qu’en 1656. Québec ne fut jamais un poste de traite ; toutefois, on y entretenait le principal dépôt des marchandises.

Les plus anciens habitants connus des Trois-Rivières sont les suivants, dont la présence est constatée en 1634 :

Jacques Hertel, interprète et propriétaire, déjà mentionné.

Jean et Thomas Godefroy, aussi connus du lecteur.

Jean Sauvaget, homme instruit, paraît être venu des environs de la Rochelle, avec sa femme, Anne Dupuis, née 1586, veuve en premières noces d’un nommé Benassis. Leur fille Jeanne, née 1614, avait épousé Guillaume Benassis, dont on ne trouve pas de trace au Canada, ce qui donne à penser qu’il était décédé avant 1634. Jeanne se remaria (1656) avec Élie Bourbeau. Madeleine Benassis, fille de cette même Jeanne, épousa (1647) Étienne Seigneuret. Si nous en croyons les recensements et les inscriptions au registre de la paroisse, Anne Dupuis serait morte à l’âge de cent ans, dont cinquante-deux passés aux Trois-Rivières. Sauvaget devint procureur fiscal, et fut le premier concessionnaire de la Pointe-du-Lac. Ses gendres, Bourbeau et Seigneuret, furent aussi des hommes instruits et fort considérés.

François Marguerie, déjà cité, était établi aux Trois-Rivières en qualité d’interprète, et y possédait un terrain.

Guillaume Pepin dit Tranchemontagne, né 1607, de Saint-Laurent de la Barrière, évêché de Saintes en Saintonge, homme instruit. En 1634, il occupait une terre à l’endroit où se trouve aujourd’hui le monastère des dames ursulines. Il se maria, vers 1645, avec Jeanne Méchin. Syndic des Trois-Rivières (1651-55), ensuite juge de la seigneurie de Champlain, il mourut (1697) le dernier survivant des Trifluviens de 1634. Sa nombreuse descendance compte plusieurs citoyens de marque, parmi lesquels l’honorable sir Hector-L. Langevin.

Guillaume Isabel occupait une terre aux Trois-Rivières en 1634, et, deux ans plus tard, il en obtint une seconde. Marié (1648) à Catherine Dodier ; tué (1652) par les Iroquois, il laissa deux filles qui ont fait souche de nombreuses familles.

Sébastien Dodier, charpentier, était habitant[33] aux Trois-Rivières en 1634 ; sa maison était sur la place-d’armes actuelle. Sa femme, Marie Bonhomme, est mentionnée pour la première fois dans ce lieu en 1645. Il paraît avoir été parent de Gaspard Boucher. Nous ne savons ce que devinrent ses enfants.

Pierre Blondel, brasseur du fort, et sa femme, Marie-Alison Gourdin, se rencontrent aux Trois-Rivières de 1634 à 1645.

Simon Baron avait demeuré au Chibou, île du cap Breton, vers 1631, et y avait acquis certaines connaissances comme chirurgien. En 1634, il était au service des jésuites, et il accompagna les missionnaires au pays des Hurons, d’où il revint en 1637. Il est mentionné aux Trois-Rivières en 1637, 1658, 1664.

M. de la Violette, premier commandant du poste, est cité pour la dernière fois avec ce titre, le 17 avril 1636. Ses successeurs, qui se renouvelèrent beaucoup plus souvent que les gouverneurs de Montréal, furent ceux qui suivent : Marc-Antoine de Chateaufort est cité comme gouverneur depuis le 28 août 1636[34] jusqu’au 6 février 1638.

André de Malapart est mentionné aux Trois-Rivières le 22 décembre 1635 et le 4 mars 1639, mais sans titre. Le 5 août 1639, il est qualifié de commandant.

François de Champflour est cité depuis le 27 décembre 1639 jusqu’à la fin d’août 1642, comme gouverneur.

Desrocher commande à partir de septembre 1642 à la fin de l’été 1643.

François de Champflour est cité comme gouverneur le 24 décembre 1643 jusqu’au 2 octobre 1645, date où il s’embarque pour la France.

Jean Bourdon commande par intérim, fin d’octobre et commencement de novembre 1645.

Jacques Le Neuf de la Poterie est cité comme gouverneur du 17 novembre 1645 au 2 septembre 1648.

Charles Le Gardeur de Tilly est cité comme gouverneur le 4 décembre 1648. Il était arrivé de France le 13 septembre précédent.

Charles Cartel est cité comme commandant le 14 juillet 1649. Le 9 septembre 1649, Charles Le Gardeur de Tilly (absent en France) est cité comme gouverneur.

Jacques Le Neuf de la Poterie paraît agir comme gouverneur le 8 juin 1650[35]. Les 2 février et 21 août 1651, il est qualifié de gouverneur.

M. Duplessis-Bochart part de Québec le 15 novembre 1651 pour aller prendre le gouvernement des Trois-Rivières ; il conserve ce poste jusqu’à sa mort, 19 août 1652.

Pierre Boucher, nommé capitaine de la milice de la place le 6 juin 1651, a dû exercer le commandement en chef entre le 19 août 1652 et le 8 septembre.

Jacques Le Neuf de la Poterie est envoyé de Québec le 8 septembre 1652 pour commander aux Trois-Rivières. Le ou avant le 16 juillet 1653, il est remplacé, d’abord temporairement, par Pierre Boucher. Celui-ci est nommé en titre vers la fin d’août.

Jacques Le Neuf de la Poterie succède à Boucher en juillet 1658.

Pierre Boucher remplace la Poterie vers le 1er janvier 1663, et garde le gouvernement jusqu’au 26 septembre 1667, au moins, après laquelle date il n’est plus mentionné aux Trois-Rivières.

Le capitaine Arnoult de Loubias est cité comme commandant le 8 avril 1668. Le 10 de juin, même année, René Gautier de Varenne est cité comme gouverneur. Le 7 juillet, Michel Le Neuf du Hérisson paraît avoir fait un acte comme gouverneur ou commandant.

René Gautier de Varennes est cité comme gouverneur du 12 mai 1669 au 4 juin 1689, jour de sa mort.

Retournons à Québec.

« À peine la traite finie (1634), Champlain voulut accomplir un vœu qu’il avait fait depuis la prise de Québec par les Anglais. Il érigea, tout près de l’esplanade du fort, à l’endroit où est aujourd’hui le maître-autel de Notre-Dame de Québec, une nouvelle chapelle qui fut appelée Notre-Dame de Recouvrance, tant en mémoire du recouvrement du pays que parce qu’on y plaça un tableau recouvré d’un naufrage. » (M. l’abbé Laverdière.)

Avant de terminer l’année 1634, disons quelques mots d’un nouvel habitant qui figure avec honneur dans nos annales. Jean Bourdon, sieur de Saint-François, né à Rouen, arriva à Québec le 4 août 1634. L’année suivante, il épousa Jacqueline Potel. En 1637, on le voit faire l’arpentage de certaines terres aux Trois-Rivières. Bientôt après, il concède la seigneurie de D’Autray, au cap de l’Assomption ; et plus tard, Sainte-Jeanne de Neuville ou Pointe-aux-Trembles de Québec. En 1641, il fit une carte du bas Saint-Laurent. L’automne de 1645, on le nomma gouverneur des Trois-Rivières par intérim. En 1646, il alla en ambassade chez les Iroquois et commanda une patrouille sur le fleuve, ainsi qu’en 1647. Il fit un voyage en France en 1650. En 1657, il épousa, en secondes noces, Anne Gagnier, née 1614, veuve de Jean Clément Du Vault, seigneur de Monceaux, chevalier de Saint-Louis. Il a été tour à tour peintre, menuisier, boulanger, canonnier, procureur-général et ingénieur-en-chef de la Nouvelle-France. Ses voyages au pays des Esquimaux et à la baie d’Hudson le classent parmi les découvreurs. En 1664, durant la lutte entre monseigneur de Laval et le gouverneur, il alla en France solliciter de l’appui pour la cause qu’il soutenait. Nous lui devons un beau plan de Québec sous la date de 1660. Jusqu’à sa mort, en 1668, il fut l’un des plus utiles habitants de la colonie. Sa descendance a également rendu de grands services. Ses fils, les sieurs de Dambourg et d’Autrai, appartiennent à notre histoire. Sa nièce, Marie Bourdon, née 1636, fille de Louis Bourdon et de Marguerite Prunier, de Saint-André-le-Verd de Rouen, épousa, 1652, à Québec, Jean Gloria, et, devenue veuve, se remaria, 1669, au même lieu, avec Toussaint Toupin. En troisièmes noces, 1680, elle épousa Jean Charet, au Château-Richer.

M. Jean de Lauson avait toujours eu plus de part que personne aux affaires de la Compagnie ; c’est lui principalement qui ménagea en Angleterre la restitution de Québec. Vers 1633, il épousa Marie Gaudart. Leur fils aîné, Jean, naquit en 1634 ; nous le retrouverons au Canada. Le second enfant, nommé François, dut naître au commencement de l’année 1635 ; et, dès le 15 janvier de cette dernière année, son père lui faisait accorder une seigneurie, dont le titre ne nous est point parvenu, mais qu’un acte de mise en possession fait quelque peu connaître ; le voici :

« Nous, Charles Huault de Montmagny, chevalier de l’ordre Saint-Jean de Jérusalem, lieutenant de Sa Majesté en toute l’étendue du fleuve Saint-Laurent de la Nouvelle-France, suivant un mandement ensuite d’une concession faite par messieurs de la compagnie de la Nouvelle-France, en date du 15 janvier 1635, au profit de François de Lauson, écuyer, fils de messire Jean de Lauson, chevalier conseiller du roi en son conseil d’État, de la consistance des terres ci-après déclarées, nous sommes transporté aux lieux mentionnés par la dite concession, et, étant à l’embouchure d’une rivière qui est du côté du sud, qui descend du lac ou vient proche du lac de Champlain, y aurions entré et monté en icelle et pour plus facile connaissance aurait été nommée la riviere Saint-François, et descendu à terre, assisté du sieur Paul, de Guillaume Hébert, de Gaspard le Poutourel, du sieur Bourdon, ingénieur, et de Jean Guytët, notaire commis greffier, aurions déclaré à Nicolas Trevet, écuyer, à ce présent, que nous le mettions en possession réelle et actuelle de la consistance des terres, îles, rivières, mer et lacs mentionnés par la dite concession, au nom et comme procureur du dit sieur de Lauson fils, pour en jouir par lui, ses hoirs et ayants cause, à quoi obtempérant le dit sieur Trevet aux dits noms aurait coupé du bois et arraché de l’herbe croissant sur les dites terres et fait les cérémonies à ce requises. Et pour marque de la prise de possession, avons fait enfouir du côté main gauche, en terre, vis à vis le bout de haut de la première île, une pierre avec quatre plaques de plomb au pied d’un sycomore sur lequel nous aurions fait graver une croix par le dit sieur Bourdon, en présence des sus-nommés, lesquelles plaques et pierre que nous avons fait enfouir ne servent que pour marque de prise de possession et non pour bornes, d’autant que la dite rivière Saint-François sert de borne d’un bout aux dites terres et d’autre bout pour borne une île nommée l’île Saint-Jean et la rivière nommée la rivière Sainte-Marie qui sont au dessus du saut Saint-Louis, en montant le dit fleuve Saint-Laurent, icelle rivière Saint-François, île Saint-Jean et rivière Sainte-Marie y comprise ; auquelles terres concédées nous aurions donné[36] la seigneurie de la Citière, suivant le désir du dit sieur François de Lauson, et d’autant que la dite rivière Saint-François et île Saint-Jean sont tenant incommutables et qui ne peuvent varier ni être changés, nous n’avons pas estimé être nécessaire de nous y transporter. — Et de tout ce que dessus, le dit sieur Trevet nous a requis acte à lui octroyé. Fait au fort des Trois-Rivières le 29 juillet 1638. » Signatures : C. H. de Montmagny, N. Trevet avec paraphe, Jehan Bourdon avec paraphe, Le Post avec paraphe, Guillaume Hébert, Poutourel avec paraphe.

La seigneurie de la Citière, puisque c’est là son nom, embrassait une étendue de plus de soixante lieues ; elle entrait sur le territoire des États-Unis ; les îles Saint-Paul et Sainte-Helène, vis-à-vis Montréal, et la seigneurie de Laprairie s’y trouvaient comprises. « Elle eût formé un royaume en Europe, écrit sir Louis-H. Lafontaine ; est-il possible de soutenir que le concessionnaire pouvait en faire le défrichement et la mettre en valeur ou culture par le moyen de simples engagés ? » Il est certain que M. de Lauson n’y envoya point d’habitants, bien que la concession lui en eut été faite « aux mêmes droits que le roi avait accordé ce pays à la compagnie de la Nouvelle-France. »

François de Lauson grandit avec l’âge, prit le nom de sieur de l’Isle, fut conseiller au parlement de Bordeaux, ne vint jamais au Canada, céda la seigneurie de Laprairie aux pères jesuites (1647), puis toute la Citière à son propre père, Jean de Lauson (1648), qui ne songea ni à la peupler ni à la défricher, et le roi en reprit possession en 1676[37].

Il y avait, heureusement, un seigneur qui comprenait son devoir mieux que M. de Lauson. Dans l’été de 1635, plusieurs familles de celles qui s’étaient engagées à suivre M. Giffard, débarquèrent à Québec pour se rendre à Beauport. Nous en connaissons au moins trois dont la date d’arrivée est certainement de cette année :

François Auber ; sa femme, Anne Fauconnier. Mariés en 1620. Ils s’établirent à l’Ange-Gardien.

Philippe Amyot, natif de Chartres, dans la Beauce, avait épousé Anne Convent, née 1601, à Estrée, près de Dreux, Normandie, fille de Guillaume Convent et d’Antoinette de Longval, de l’évêché de Soissons, Picardie. Leurs enfants étaient : Mathieu, né à Chartres, 1628 ; Jean-Gencien, né à Chartres, 1634. À Québec, le 26 août 1636, fut baptisé leur fils Charles. Mathieu Amyot dit Villeneuve obtint un fief voisin de la seigneurie de Sainte-Croix. Jean-Gencien se fit serrurier. Charles fut marchand et concessionnaire du fief Vincelette, près le cap Saint-Ignace.

Robert Drouin, né 1606, fils de Robert Drouin et de Marie Dubois, du Pin, châtellenie de Mortagne, Perche. Le 16 juillet 1636, Jean Guyon, maître-maçon, de Beauport, passa le premier contrat de mariage connu pour avoir été dressé dans la Nouvelle-France[38] : c’est celui de Robert Drouin, ci-dessus, avec Anne, fille de Zacharie Cloutier et de Xainte Dupont. Le mariage fut célébré à l’église l’année suivante, 12 juillet. Anne Cloutier mourut (1649), et Drouin épousa à Québec (1649), Marie Chapelier, veuve de Pierre Petit, née 1621, fille de Jean Chapelier et de Marguerite Dodier, de Saint-Étienne, comte-Robert, en Brie. Ils allèrent demeurer aux Trois-Rivières, 1650-5, mais ensuite on les retrouve à l’île d’Orléans, 1652-1660, puis au Château-Richer, où Drouin mourut en 1685.

Jean Côté se maria, le 17 novembre 1635, à Québec, avec Anne, fille d’Abraham Martin, et s’établit à l’île d’Orléans, d’où sa postérité s’est répandue dans tous les lieux où les Canadiens ont pénétré, ce qui veut dire par toute l’Amérique du Nord.

Martin Grouvel épousa à Québec, 20 novembre 1635, Marguerite, fille de Claude Aubert. Il est souvent mentionné dans les vingt années suivantes. En 1650-57, il était conducteur d’une barque à la traite de Tadoussac. Le 24 décembre 1650, le père Garreau célébra la messe dans sa maison, à Québec.

De toutes les épreuves que la Providence avait réservées aux premiers habitants du Canada, la plus sensible survint l’automne de 1635. M. de Champlain tomba malade au commencement d’octobre, et son état ne fit qu’empirer. Il comprit que Dieu l’appelait à lui, et il se prépara en conséquence à rendre ses comptes. Le père Lalemant, qui reçut sa confession générale, donne les plus grands éloges à sa piété et à la droiture de son caractère. « Il a vécu dans une grande justice et équité, ajoute le père Le Jeune, et le vingt-cinq décembre, jour de la naissance de notre Sauveur, M. de Champlain prit une nouvelle naissance au ciel. » Le père Le Jeune était alors aux Trois-Rivières ; on l’appela à Québec pour prononcer l’oraison funèbre. À son arrivée, qui dut avoir lieu le 29 ou le 30, il eut sous les yeux le spectacle de la douleur qu’éprouvaient les habitants plus particulièrement que tous les autres : « Quel amour, dit ce missionnaire, notre défunt gouverneur n’avait-il pas pour les familles d’ici ! disant qu’il les fallait secourir pour le bien du pays et les soulager en tout ce qu’on pourrait en ces nouveaux commencements, et qu’il le ferait si Dieu lui donnait la santé… On lui fit un convoi fort honorable, tant de la part du peuple que des soldats, des capitaines et des gens d’église. Le père Lalemant y officia ; on me chargea de l’oraison funèbre où je ne manquai pas de sujet. »

En attendant que les poètes canadiens étudient la carrière de ce grand homme et chantent ses travaux, sa mort — son souvenir resté si profondément dans le cœur de notre population — les archéologues cherchent le lieu de la sépulture du père de la patrie ; mais ce tombeau, qui peut-être ne sera jamais trouvé dans le roc ni dans le sable, est dignement remplacé par un immense respect. Deux cent quarante ans se sont écoulés, et le nom de Champlain fait encore incliner nos têtes, des rivages de Gaspé aux montagnes de la Colombie anglaise, et des sources de l’Ottawa jusqu’à la baie de New-York — partout enfin où la race canadienne s’est étendue. « S’il est mort hors de France, son nom n’en sera pas moins glorieux à la postérité ! » s’écriait le père Le Jeune, témoin des œuvres de celui dont il célébrait les vertus, et parlant d’avance au nom de l’Histoire.


  1. Cette seigneurie, accordée plus tard au gouverneur Murray, porte dans le langage ordinaire les deux noms de Malbaie et Murray Bay.
  2. Remarié en secondes noces (1632) avec Louise Duplix. Sa descendance existe encore près de Rouen. De 1624 à 1661, date de son décès, on le voit constamment dans les emplois de la marine. Il avait été anobli en 1648. (Julien Félix : Voyage du capitaine Daniel.)
  3. André de Malapart, Parisien, soldat et poète, a écrit une relation de cette campagne, qu’il adressa à M. Jean de Lauson et qui fut imprimée en 1630. En 1635, il était aux Trois-Rivières, et en 1639, commandait dans ce poste.
  4. Charlevoix : Histoire de la Nouvelle-France, i, 173-74.
  5. Harrisse : Bibliographie, 55.
  6. C’étaient donc quatre-vingt-dix Anglais qui entreprirent d’hiverner à Québec en 1629-30. Nous avons déjà constaté qu’il restait dans le pays trente-sept personnes de race française et catholiques.
  7. Œuvres de Champlain, 1304.
  8. Jaugeant trente-cinq tonneaux. Aujourd’hui, nous regardons comme un tour de force la traversée de l’Atlantique sur de pareilles coquilles.
  9. Le père Le Jeune : Relation de 1632, pp. 7, 8.
  10. Ferland : Cours d’histoire, i, 253.
  11. Ferland : Cours d’histoire du Canada, i, 258-9.
  12. Était à Québec en 1621-3, cette dernière année comme interprète. En 1626-7, il était sous-commis. En 1629, c’est lui qui eut mission de remettre les clefs du magasin à Kertk.
  13. Quelques lieues au dessus de Québec.
  14. M. l’abbé Laverdière : Biographie de Champlain.
  15. Portée à quatre lieues de profondeur en 1653.
  16. Aux mains de la compagnie ce droit était subordonné à l’obligation de sous-concéder ; la compagnie ne transférait au concessionnaire que les droits qu’elle possédait elle-même. Par conséquent, ni dans cet acte ni dans une foule d’autres semblables, on ne trouve que les terres aient été données aux seigneurs ; ceux-ci n’en ont jamais été les propriétaires absolus, comme on veut le faire croire à présent.
  17. Giffard rendit foi et hommage le 31 décembre 1635, devant M. de Chateaufort, à Québec.
  18. C’est-à-dire des personnes disposées à habituer le pays, conformément à la charte de 1627.
  19. Titres seigneuriaux, i, 386-9.
  20. Elle ne fut commencée que le 4 juillet suivant.
  21. Ceci est encore plus impératif que dans la concession de Beauport. (Sir Louis-H. Lafontaine : Tenure seigneuriale, vol. A, 33.)
  22. Il s’agit de cultivateurs et non des engagés ou hivernants.
  23. Titres seigneuriaux, p. 70.
  24. Voir Rameau : La France aux Colonies, ii, 307.
  25. Ferland : Cours d’histoire du Canada, i. 267.
  26. Ferland : Notes sur les registres de Québec, pp. 60-1.
  27. Ferland : Cours d’histoire du Canada, ii, 6.
  28. Voir Rameau : La France aux Colonies, ii, 90.
  29. Route de Dieppe. (Voir Ferland : Notes, pp. 59 61.)
  30. Voir Ferland : Notes, p. 66.
  31. Voir Ferland : Notes, 59-61.
  32. Voir Ferland : Notes, 64-7.
  33. Les terres de Hertel, Sauvaget, Marguerie, Pepin, Isabel, Dodier, étaient situées en dehors de la seigneurie des pères jésuites.
  34. En comparant les pages 56 et 76 de la Relation de 1636, on peut supposer que M. de Chateaufort commandait aux Trois-Rivières même avant le 28 août. Il avait commandé à Québec jusqu’au 11 de juin.
  35. Le 16 juin 1650, M. de Tilly assiste à la procession du saint sacrement à Québec. Le 2 novembre suivant, il part pour la France.
  36. Il paraît manquer ici un mot ou deux dans l’original.
  37. Tenure seigneuriale, vol. A, 84. Société historique de Montréal, seconde livraison, 1859, pp. 68, 69, 86, 94.
  38. Voir Ferland : Notes, p. 65.