Histoire des Canadiens-français, Tome II/Chapitre 5

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Wilson & Cie (IIp. 59-74).

CHAPITRE V

1636 — 1639


M. de Montmagny. — Familles Le Gardeur et Le Neuf. — Situation des Cent-Associés. — Guerre des Iroquois. — Résidence de Sillery. — Seigneuries concédées de 1636 à 1639. — Défrichements en général, culture du sol, bétail, la vie du colon.

U
n gentilhomme nommé Chateaufort prit en mains les rênes de la colonie le jour même des funérailles de Champlain. Sa commission avait été confiée aux soins du père Le Jeune, qui l’ouvrit dans l’église et en donna aussitôt connaissance au public. L’acte qui suit renferme ses noms, titres et qualités : « Aujourd’hui, dernier jour de décembre mil six cent trente-cinq, par devant nous, Marc-Antoine de Brasdefer, écuyer, sieur de Chasteaufort, lieutenant général en toute l’étendue du fleuve Saint-Laurent, en la Nouvelle-France, pour monseigneur le cardinal duc de Richelieu, pair de France et grand maître, chef et surintendant général de la navigation et commerce de ce royaume — (a comparu ?) Me Robert Giffard, sieur de Beauport, lequel a promis suivre les lois et ordonnances qui lui seront enjointes et signifiées et auxquelles il ne manquera, rendant à ce sujet foi et hommage à cause de sa terre de Beauport relevant nommément du fort et chasteau de Québec. Signé : Brasdefer Chasteaufort avec paraphe[1]. » Une raison de prudence pouvait avoir inspiré cette nomination ; mais que devons-nous penser de trois actes de la compagnie des Cent-Associés, faits à Paris, en l’hôtel de M. de Lauson, le quinzième jour de janvier 1636, dans lesquels on lit : « Mandons au sieur de Montmagny, chevalier de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, gouverneur pour la dite compagnie, sous l’autorité du roi et de mon dit seigneur le cardinal duc de Richelieu, de Québec et autres lieux et places étant sur le fleuve Saint-Laurent, que de la présente concession il fasse…[2] ? Doit-on supposer que, durant les trois semaines qui s’écoulèrent entre le 25 décembre et le 15 janvier, on ait eu le temps de donner avis en France du décès de Champlain ? Cela ne paraît guère possible. Alors, le choix d’un successeur était donc déjà fait ? Avant de connaître les trois actes ci-dessus, nous ne pensions pas que le fondateur de Québec eut su mourir si à propos. La commission du nouveau gouverneur porte la date du 10 mars, et l’arrivée de ce
fonctionnaire à Québec — qui fut une surprise — est du 11 juin. Il amenait une flotte considérable,

chargée de secours abondants. M. de Chasteaufort alla prendre le commandement du poste des Trois-Rivières.

Un groupe de colons qui débarqua à Québec le 12 juin 1636 mérite une mention spéciale.

René Le Gardeur, sieur de Tilly, de Thury, en Normandie, avait laissé à sa veuve, Catherine de Cordé, trois enfants, dont voici la situation en 1636 : 1o Pierre Le Gardeur de Repentigny, marié à Marie Favery ; enfants : Marie-Madeleine, qui épousa (1646) Jean-Paul Godefroy ; Catherine, qui épousa (1652) Charles d’Ailleboust ; Jean-Baptiste, qui épousa (1656) Marguerite Nicolet ; 2o Charles Le Gardeur de Tilly, qui épousa (1648) Geneviève Jucherau ; 3o Marguerite, mariée à Jacques Le Neuf de la Poterie. Ces huit personnes arrivèrent ensemble au Canada, en compagnie des dix autres dont les noms suivent :

Mathieu Le Neuf du Hérisson, de Caen, en Normandie, avait laissé à sa veuve, Jeanne Le Marchant, quatre enfants dont voici la situation en 1636 : 1o Michel Le Neuf du Hérisson, veuf ; enfant : Anne, qui épousa Antoine Desrosiers ; 2o Jacques Le Neuf de la Poterie, marié à Marguerite Le Gardeur ; enfant : Marie, qui épousa René Robineau de Bécancour ; 3o Marie, qui épousa (15 décembre 1636) Jean Godefroy de Lintot ; 4o Madeleine, mariée à Jean Poutrel, sieur du Colombier, de Caen ; enfant : Guy Poutrel. En même temps arriva aussi Gaspard Poutrel dit Dezane, qui paraît avoir été employé aux écritures par M. de Montmagny.

Le 15 janvier 1636, la compagnie de la Nouvelle-France avait accordé au sieur de la Poterie le titre de la terre qui prit ensuite le nom de baronnie de Portneuf, rive gauche du fleuve Saint-Laurent, entre Québec et les Trois-Rivières. La flotte de Dieppe partit pour le Canada le 8 avril. Le père Jogues, qui était à bord[3], arriva à Québec le 2 juillet[4]. Il y eut, la même année, d’autres arrivages, comme on va le voir. Le père Le Jeune écrit de Québec que, dans la nuit de la Saint-Barnabé (11 juin), M. de Montmagny, gouverneur-général, débarqua à Québec venant de France. Il ajoute : « Le lendemain parut un vaisseau commandé par M. de Courpon qui nous rendit le père Nicolas Adam et notre frère Ambroise Cauvet. Notre joie ne s’en tint pas là : la quantité de familles qui venaient grossir notre colonie l’accrut notablement — celles entre autres de M. de Repentigny et de M. de la Poterie, braves gentilshommes, composées de quarante-cinq personnes[5]. Quand on nous dit, à Québec, qu’il y avait nombre de personnes à Tadoussac qui venaient grossir notre colonie ; qu’on ne voyait là qu’hommes, femmes et enfants, nous louâmes Dieu et le priâmes de répandre sa sainte bénédiction sur cette nouvelle peuplade. Mais quand on nous assura qu’il y avait entre autres six damoiselles[6], des enfants[7] beaux comme le jour ; que messieurs de Repentigny et de la Poterie composaient une grosse famille ; qu’ils étaient en bonne santé — je vous laisse à penser si la joie ne s’empara pas de notre cœur et l’étonnement de notre esprit. Tout cela redoubla par leur présence. Leur grâce, leur entretien nous fit voir la grande différence qu’il y a entre nos Français et nos sauvages. Qui fera maintenant difficulté de passer nos mers, puisque des enfants si tendres, des damoiselles si délicates, des femmes naturellement appréhensives se moquent et se rient de la grandeur de l’océan ?… C’était un sujet où il y avait à louer Dieu, de voir en ces contrées des damoiselles fort délicates, des petits enfants tendrelets, sortir d’une prison de bois, comme le jour sort des ténèbres de la nuit, et jouir, après tout, d’une aussi douce santé, nonobstant toutes les incommodités qu’on reçoit dans ces maisons flottantes, comme si on s’était promené au Cours dans un carosse[8]. ».

M. de Repentigny et sa famille demeurèrent à Québec, et peut-être aussi le sieur de la Poterie, si toutefois il n’alla pas se placer de suite à Portneuf ; on ne le voit pas fixé aux Trois-Rivières avant 1641. Son frère Michel s’y était rendu dès l’été de 1636. Les Le Gardeur et les Le Neuf ont fait honneur au nom canadien pendant une longue série d’années.

« À cette époque (1634-1639), nous dit Charlevoix, le Canada consistait dans le fort de Québec, environné de quelques méchantes maisons et de quelques baraques, deux ou trois cabanes dans l’île de Montréal, autant peut-être à Tadoussac et en quelques autres endroits sur le Saint-Laurent, pour le commerce des pelleteries et la pêche ; enfin un commencement d’habitation à Trois-Rivières. »

« Certes Richelieu a semé sa carrière politique de plus d’un acte odieux, écrit M. Rameau, mais il faut rendre justice à son génie, à la grandeur et à la profondeur des vues qu’il jeta sur l’avenir. De tous les hommes qui ont présidé aux destinées de la France, seul avec Sully et Colbert, il a montré les qualités précieuses et rares d’un homme d’État. La guerre, les finances, le commerce et l’administration intérieure, l’Europe et les colonies, la politique du présent et celle de l’avenir, rien n’échappait à la sollicitude et à l’intelligence de ces véritables grands hommes. Quelle différence avec le cardinal de Fleury, se cantonnant dans les vues étroites d’une économie stérile ; avec M. de Choiseul, sacrifiant les colonies françaises et souriant au mot de Voltaire sur les arpents de neige du Canada ; avec Napoléon lui-même, vendant la Louisiane aux États-Unis, et répondant à ses ministres « qu’il n’était point de ceux dont la politique cherchait à voir de si loin ! »… Le bénéfice même du premier et laborieux établissement de Champlain se trouva complètement perdu pour la colonie. En 1632, il fallut tout recommencer à nouveau ; la compagnie avait avancé sans résultats des sommes considérables dans les premiers envois capturés par les Anglais ; elle se trouvait alors restreinte dans ses moyens d’action, singulièrement refroidie dans son zèle colonisateur, et Richelieu, embarrassé dans les intrigues sans nombre que les débris de la noblesse nouaient autour de lui, ne pouvait accorder l’attention nécessaire aux affaires d’outre-mer. Champlain, renvoyé au Canada, mais avec de faibles ressources, avait à peine commencé à rétablir la colonie dans sa primitive assiette, qu’il mourut en 1635, ne laissant qu’une œuvre ébauchée et sans force[9]. »

« Les malheurs dont la compagnie fut assaillie dans ses premières opérations, ajoute M. Ferland, avaient paralysé ses efforts. Les pertes subies par la prise des navires de Roquemont, les compensations accordées aux sieurs de Caen et à leurs associés, en épuisant ses fonds, l’avaient forcée, en 1633, à céder le commerce des pelleteries à une association particulière. Les membres de celle-ci s’occupaient de leur commerce bien plus que de l’établissement du pays. Comme ils jouissaient du droit exclusif d’exporter les pelleteries, ils avaient peu de désir d’exploiter les autres ressources du Canada. La traite avec les sauvages leur rendait de beaux profits, et ils s’en contentaient. Toutefois, les colons y gagnaient peu. Il est vrai que le commerce des pelleteries était permis dans le pays, où les peaux de castor servaient ordinairement de monnaie, mais les particuliers n’étaient pas autorisés à les transporter ailleurs. Ainsi, le colon, ne pouvant traiter directement avec les marchands des villes de France, devait se soumettre aux exigences des commis de la compagnie[10]. »

La guerre contre l’Autriche, qui éclata en 1635, et la guerre des Iroquois en 1636 aggravèrent la situation. « L’établissement de la compagnie des Cent-Associés avait fait tant de bruit que les Hurons en avaient conçu un espoir excessif, et loin de suivre les avis prudents que Champlain leur avait si souvent donnés, ils s’abandonnèrent, dans l’attente de secours imaginaires, à une présomption fatale qui fut cause de leur ruine[11]. » Les Iroquois, voyant l’attitude belliqueuse de leurs ennemis héréditaires, et comprenant que c’était le résultat de certaines nouvelles apportées de France, voulurent d’abord frapper les Hurons de terreur par des attaques rapides et vigoureuses (1636) ; ils furent repoussés. En 1637, le poste des Trois-Rivières se trouva bloqué par cinq cents de ces barbares, qui massacrèrent plusieurs Algonquins ; là comme au pays des Hurons, les Français qui eurent connaissance du danger se comportèrent vaillamment. Vers 1640, les Iroquois obtinrent des Hollandais des armes européennes, et prirent le dessus dans une lutte où ni le ministère de France, ni la compagnie des Cent-Associés, ni la société Rosée et Cheffault ne secouraient leurs alliés.

Les Relations des jésuites nous entretiennent fréquemment des bonnes intentions des Cent-Associés à l’égard du Canada : « Ils ont de l’amour pour un pays dont le roi les a fait seigneurs… cet amour me semble si épuré que je suis joyeux et confus tout ensemble de voir un dégagement aussi grand en des personnes attachées au monde. » De son côté, la compagnie écrivait : « Ce que nous faisons pour la colonie de la Nouvelle-France peut bien être recommandable à cause du zèle au service de Dieu. » Il n’est pas nécessaire de lire entre les lignes pour s’apercevoir que tout roule ici sur la conversion des sauvages ; mais les associés n’auraient pas dû oublier que, en les faisant seigneurs du Canada, le roi leur avait imposé l’obligation de « peupler ce pays de naturels français. »

Les pères jésuites étaient persuadés, comme Champlain l’avait été, que pour rendre plus facile la conversion des sauvages, il fallait créer des établissements au moyen desquels on pût les arracher à la vie nomade. Le père Paul Le Jeune se saisit d’une excellente occasion qui se présenta d’exécuter ce projet sur une plus grande échelle que ne le permettait la culture restreinte commencée une douzaine d’années auparavant à la Canardière. Le commandeur de Sillery, l’un des Cent-Associés[12], avait manifesté le désir de fonder un couvent pour l’instruction des filles ; mais le père Le Jeune lui persuada d’établir un asile pour les familles sauvages déjà chrétiennes ou se préparant à le devenir.

Pierre Brulart[13], troisième de son nom, seigneur de Berni, président des enquêtes, descendait d’une ancienne famille de la Savoie établie en Bourgogne et remarquable par sa piété. Il avait épousé, en janvier 1544, Marie Cauchon, dame de Sillery et de Puisieux. Henri iv l’appréciait hautement. Ce digne magistrat mourut le 31 décembre 1584, laissant cinq fils et trois filles. L’aîné, Nicolas Brulart, marquis de Sillery, nommé chancelier de France et de Navarre par Henri iv, en 1607, prit intérêt au Canada, comme on le voit par les écrits de Champlain. Déjà, en 1599, après avoir négocié le divorce du roi, ce dernier avait fait frapper une médaille en son honneur. Sillery mourut dans la charge de conseiller d’État, l’année 1624, âgé de quatre-vingts ans. Le second fils, nommé François, était un esprit cultivé. Henri iv lui donna l’abbaye de Voye-le-Roy. Il fit construire le collège des jésuites à Reims. Étant archidiacre, il refusa l’archévêché de Reims, auquel les vœux du chapitre l’appelaient. Un autre fils de Nicolas Brulart se fit capucin ; il se nommait Jean-Baptiste ; il devint commissaire-général des maisons de son ordre en France. « Trois filles, également d’une grande vertu, dit M. l’abbé Bois, faisaient la consolation de la famille Brulart. L’une, Catherine, se consacra à la vie religieuse et gouverna assez longtemps la célébre abbaye de Longchamp, près Paris. La seconde voulut être la fondatrice des religieuses hospitalières (de l’ordre de Saint-Augustin) de la place Royale, de cette même ville, et employa à cette fin la somme de vingt mille écus. La troisième épousa Laurent Cauchon, seigneur de Trélon, qui exerça successivement divers emplois honorables dans l’administration de la justice. »

Le plus jeune enfant de Nicolas Brulart est celui qui nous intéresse davantage. Il était né à Paris le 25 décembre 1577, circonstance qui lui valut le nom de Noël. À l’âge de dix-huit ans, son père l’envoya dans l’île de Malte, où il servit douze ans. S’étant distingué dans plusieurs rencontres, on lui accorda la commanderie de Troyes, qui rapportait alors quarante mille livres annuellement. Il parut à la cour en 1607 et y fut de suite remarqué par ses manières et le faste dont il s’entourait. Le chevalier de Sillery, jeune, élégant, riche, instruit, faisait honneur à son père le chancelier, aussi la reine l’appela-t-elle auprès de sa personne, et Nicolas Brulart le poussa-t-il dans les ambassades. Il s’en tira avec succès, tant en Espagne (1614) qu’à Rome (1622). Au milieu du luxe où il vivait, on commença à s’apercevoir que non-seulement il était très charitable, mais qu’il penchait pour la vie religieuse. À Rome, à Madrid, à Paris, il menait un train princier. Ses immenses revenus, habilement administrés, lui permettaient alors de contribuer à des œuvres de charité partout où il s’arrêtait. Ce type singulier du grand seigneur prodigue, de l’homme charitable et du demi-dévot se trouva complet le jour où, voulant se faire prêtre, le noble chevalier sortit de ses palais pour habiter un humble logement dans un coin de Paris. Sa fortune obérée, mais encore considérable, fut affectée à de pieuses fondations qu’il sema de tous côtés. Saint Vincent de Paul était son ami. En 1634, il fut ordonné prêtre. Bailli et grand-croix de l’ordre religieux et militaire de Saint-Jean de Jérusalem, commandeur du temple de Troyes, etc., il renonçait à ces marques de distinction dans un pur esprit d’humilité et en vue de faire le bien. En 1637, il donnait à M. de Montmagny les fonds nécessaires à l’établissement de Sillery, près Québec, selon un projet conçu depuis deux ans. Un peu plus tard, il ajouta à ce premier don. Il secourut aussi généreusement les autres institutions du Canada. M. l’abbé Bois a publié une liste de ses nombreuses fondations ; saint Vincent de Paul, qui prononça son éloge funèbre, n’avait personne, dit un écrivain, qui le secondât avec plus de zèle et de constance que le commandeur de Sillery. Décédé le 26 septembre 1640, la nouvelle de sa mort ne parvint à Québec que vers la fin de mai 1641, et y causa un deuil général. Les Canadiens qui vont à Paris se rendent rue d’Enfer, chez les religieuses de la Visitation, où est le tombeau de ce bienfaiteur des missions de la Nouvelle-France.

Le père Le Jeune arrêta son choix sur l’anse appelée aujourd’hui Saint-Joseph et Saint-Michel de Sillery. Le sieur Derré de Gand, commis-général de la compagnie, s’était fait accorder des terres avoisinant ce lieu : il les céda généreusement au missionnaire. Cette année 1637, M. de Sillery envoya une vingtaine d’ouvriers et des secours en argent pour construire des bâtiments et commencer le défrichement des terres[14].

Trois Montagnais, nommés respectivement Nenaskoumat, Negabamat et Etineckaouat, s’étaient d’abord fixés aux Trois-Rivières et y cultivaient quelques petits champs. Ils furent les premiers à se transporter à Sillery, poste moins exposé que les Trois-Rivières aux incursions des Iroquois.

Empruntons à M. l’abbé Ferland une page savante où il décrit la charmante contrée au milieu de laquelle se trouve Sillery :

« Une carte de Québec, par Champlain, marque à environ une lieue au dessus de la ville naissante une pointe qui s’avance dans le Saint-Laurent, et qui est désignée comme étant fréquemment habitée par les sauvages. Plus tard, elle reçut le nom de Puiseaux, du premier possesseur du fief Saint-Michel, qu’elle borne au sud-ouest. Aujourd’hui, sur la pointe à Puiseaux, se trouve la jolie église de Saint-Colomb, environnée d’un village. De ce point l’on jouit d’une des plus belles vues qu’offrent les environs de Québec. Vis-à-vis est la côte de Lauzon, avec sa rivière Bruyante, ses nombreux vaisseaux, le terminus du chemin de fer du Grand-Tronc, les villages et les églises de Notre-Dame de Lévis, de Saint-Jean-Chrysostôme et de Saint-Romuald. À droite et à gauche, le fleuve se déroule sur une longueur de douze à quinze milles, sans cesse sillonné par les vaisseaux qui arrivent au port de Québec ou qui en partent. Vers l’est le tableau, fermé à plus de douze lieues par le cap Tourmente et par les hauteurs cultivées de la Petite-Montagne et de Saint-Ferréol, présente successivement la côte de Beaupré, les verdoyants côteaux de l’île d’Orléans, le cap aux Diamants couronné de sa citadelle et ayant à ses pieds une forêt de mâts ; les plaines d’Abraham, les foulons avec tout le mouvement du commerce de bois, Spencer-Wood et la résidence vice-royale, l’anse Saint-Michel se courbant gracieusement depuis la côte de Wolfe jusqu’à la pointe à Puiseaux. Autour de ces lieux se rattachent les souvenirs historiques les plus intéressants de l’Amérique du Nord : le contact de la civilisation française avec la barbarie des indigènes ; les luttes de deux puissantes nations pour la souveraineté du nouveau-monde ; un épisode important de la révolution qui a créé la puissante république des États-Unis : voilà les grands mouvements qui ont tour à tour agité ce théâtre resserré. Partout vous y trouvez l’empreinte des pas de quelque personnage remarquable dans l’histoire de l’Amérique : Jacques Cartier, Champlain, Frontenac, Laval, Phipps, d’Iberville, Wolfe, Montcalm, Arnold, Montgomery ont tour à tour foulé quelque coin de cet espace. Tout près d’ici, dans l’anse Saint-Michel, M. de Maisonneuve et mademoiselle Mance passèrent leur premier hiver en Canada, avec la colonie qui sous leur conduite allait fonder Montréal. Si l’on se tourne vers l’ouest, la vue, quoique moins étendue, rappelle encore de glorieux souvenirs. Là, au détour du cap Rouge, Jacques Cartier établit ses quartiers, la seconde fois qu’il hiverna sur les bords du Saint-Laurent. Roberval le remplaça, au même lieu, à la tête de sa colonie éphémère. Près de l’embouchure de la rivière Chaudière se dressaient les tentes des Abénakis, des Etchemins, des Souriquois, lorsque, des côtes de la Nouvelle-Angleterre, ils venaient fumer le calumet de paix avec leurs frères les Français ; la rivière Chaudière était alors le grand chemin qui reliait leur pays au Canada.

« Plus près de la pointe à Puiseaux est l’anse de Sillery où les jésuites réunirent les Algonquins et les Montagnais qui voulaient se convertir au christianisme, et formèrent une réduction florissante. De là les lumières de la foi étaient portées par les néophytes au sein des plus profondes forêts ; là venaient s’exercer pour leurs missions lointaines les apôtres qui se préparaient à annoncer la bonne nouvelle au pays des Hurons, aux bords du Mississipi ou sur les côtes glacées de la baie d’Hudson. De là le P. Druillètes partait pour aller porter quelques paroles de paix, de la part des chrétiens de Sillery, aux Abnaquiois de Kennebecki et aux puritains de Boston. Près de ce lieu, le frère Liégeois était massacré par les Iroquois, et le P. Poncet fait prisonnier et amené par les barbares. »

La bourgade de sauvages de Saint-Michel fut plus tard transférée à Lorette.

Douze seigneuries au moins ont été concédées de 1636 à 1639, ce qui, ajouté aux cinq ou six de 1626 à 1635, donne un total de dix-sept ou dix-huit grandes concessions avant 1640, sans compter dix ou douze « terres d’habitant » aux Trois-Rivières et aux environs de Québec, et quelques « lots de ville » dans ce dernier endroit.

Le 15 janvier 1636, la compagnie de la Nouvelle-France accorde au sieur Jacques Le Neuf de la Poterie une lieue et demie le long du fleuve, depuis le ruisseau de la Roche jusqu’au cap du Sault, sur trois lieues de profondeur dans les terres[15]. C’est la seigneurie, plus tard baronnie de Portneuf. M. de la Poterie était un concessionnaire sérieux et qui s’employa immédiatement, comme M. Giffard, à coloniser le pays.

Même jour, la compagnie, siégeant à Paris, en l’hôtel de M. de Lauson, accorde à noble homme Simon Le Maître, conseiller du roi, receveur-général des décimes en Normandie, l’un des Cent-Associés, la rivière Bruyante (la Chaudière), avec six lieues de profondeur dans les terres et trois lieues de chaque côté de la même rivière, aux conditions inscrites dans l’acte de la seigneurie de Beauport[16]. Le 30 janvier, par devant Huguenier et Huart, notaires, à Paris, Le Maître, qui n’était qu’un prête-nom, passa ses droits à messire Jean de Lauson[17], La côte de Lauson, comme on appela cette seigneurie, comprend Saint-Henri, Saint-Joseph, Saint-Anselme, Saint-Nicolas et Aubigny, tous de fondation antérieure à notre siècle.

Même jour, la compagnie accorde à noble homme Antoine Cheffault, sieur de la Regnardière, l’un des Cent-Associés, « l’étendue de terre contenue depuis les bornes du sieur Giffart en descendant jusqu’à la rivière du Gouffre, sur six lieues de profondeur. » L’acte est signé : De Lauzon, De la Ferté abbé de Sainte-Madeleine, Margonne, Berruyer, J. Bourguet[18]. Cette seigneurie, dite de la côte de Beaupré, mesure seize lieues au fleuve et embrasse tout le comté de Montmorency, plus quelque espace au delà, puisqu’elle s’étend de l’Ange-Gardien à Saint-Urbain, inclusivement. Le cap Tourmente, situé vers le milieu, s’élève à mille neuf cents pieds ; la montagne Sainte-Anne, même hauteur, et le cap Maillard, deux mille deux cents pieds. Plusieurs familles s’établirent bientôt à Sainte-Anne, au Château-Richer et à l’Ange-Gardien, paroisses qui regardent l’île d’Orléans ; mais les plus anciens actes de concessions conservés jusqu’à ce jour ne remontent pas plus loin que 1640[19].

Même jour, la compagnie accorde à Jacques Castillon, bourgeois de la ville de Paris, l’un des Cent-Associés, l’île[20] d’Orléans[21]. « Un acte du dernier février 1636 portait que la concession avait été faite tant pour le dit sieur Castillon que pour messieurs de Lauson et Fouquet, conseillers d’État, et six autres, chacun pour un huitième, du nombre desquels était le sieur Cheffault ; et l’on ajoute : « au moyen de ce que le dit Cheffault avait reconnu, par le dit acte sus-daté, que les terres mentionnées par autre concession à lui faite (celle de la côte de Beaupré) étaient tant pour lui que pour les dits sieurs Fouquet, de Lauson, etc., chacun pour un huitième. » Il résulte de tout ce qui vient d’être relaté que M. de Lauson, qui voulait établir ses enfants dans la Nouvelle-France, n’avait pas négligé les moyens de parvenir à ce but[22]. » À part les personnes ci-dessus, on cite : Berruyer, seigneur de Manselmont ; Jean Rozé, Jacques Duhamel et Juchereau, marchands, qui faisaient partie de cette association particulière[23]. En 1650, Olivier Le Tardif était leur procureur. L’île ne reçut que peu ou point de colons avant 1648 ; vers ce temps, les dames de l’Hôtel-Dieu et les ursulines y obtinrent quelques arpents de terre[24].

Le 23 mai 1637, M. de Montmagny, gouverneur, concède au sieur Jean Bourdon, maître arpenteur ingénieur en la Nouvelle-France, la consistance de cinquante arpents de bois ou environ, mesure de Paris, en roture, situés dans la banlieue de Québec et compris dans les bornes et limites qui suivent, savoir : du côté du sud-est, une ligne parallèle au chemin qui va de Québec vers le cap Rouge, éloignée du bord du dit chemin de douze toises ; du côté du nord-ouest, le coteau de Sainte-Geneviève ; du côté du sud-ouest, une ligne perpendiculaire sur le chemin qui va de Québec au cap Rouge, tirée d’un lieu que nous avons fait marquer ; du côté du nord-est, les terres de Pierre de la Porte, ainsi qu’il est décrit et exprimé en la carte qui est demeurée au greffe signée de nous… en présence de Guillaume Couillard, Olivier le Tardif et Pierre de la Porte[25]. C’est une partie des plaines d’Abraham.

Jean Bourdon reçut de la compagnie, le 6 avril 1647, « une demie lieue de terre à prendre le long du grand fleuve Saint-Laurent, du côté du nord, entre le cap de l’Assomption et les Trois-Rivières, à l’endroit où le dit sieur Bourdon seul habitue, suivant pareille concession à lui ci-devant faite par la compagnie dès l’année 1637, et de proche en proche d’icelle aussi sur pareille profondeur, et demie lieue en avant dans les terres, revenant l’une et l’autre des concessions à une lieue le long du grand fleuve de Saint-Laurent sur la profondeur de deux lieues. » La concession de 1637 (1er décembre) est la première qui fasse mention de la coutume de Paris ; les deux forment le fief Dautray, près Lanoraie[26].

La seigneurie de Sainte-Croix (comté de Lotbinière), mesurant une lieue de front sur dix de profondeur, fut accordée, le 15 janvier 1637, par la compagnie, à Jean de Beauvais, commissaire de la marine de France, pour fonder à Québec un couvent de dames religieuses ursulines « à la charge de faire passer en la Nouvelle-France, dans l’année prochaine, au moins six personnes pour commencer à défricher, cultiver et bâtir sur les dites terres concédées, etc, » En 1652, M. de Lauson, gouverneur, donna un acte de confirmation ; vingt-six ans plus tard, on n’y voyait encore aucun habitant ; un délai d’une année fut accordé aux religieuses pour se conformer aux obligations inscrites dans l’acte. Sir Louis-H. Lafontaine relève un grand nombre de semblables cas pour démontrer que le défrichement n’était pas facultatif, mais obligatoire[27].

Le fief des Grondines, accordé, le 18 mars 1637, à « madame de Cambalot, duchesse d’Aiguillon,… vu le dessein qu’elle a de faire bâtir et construire en la Nouvelle-France un couvent de religieuses hospitalières pour y retirer et panser les malades, soit français ou sauvages… douze arpents de terre dans l’étendue de la ville de Québec pour y construire le monastère, maison et couvent des dites religieuses hospitalières, avec trente arpents de terre à prendre dans la banlieue de la dite ville… et d’autant que la dite dame duchesse veut pourvoir aussi à l’entretenement et dotation du dit couvent, elle aurait fait requérir notre dite compagnie de lui concéder, pour et au nom des dites religieuses, quelques étendues de terre outre et pardessus celles déjà concédées, pour faire défricher et en retirer un jour quelque revenu pour l’entretien de la dite maison et couvent et nourriture tant des dites religieuses que des autres qui seront reçues dans la dite maison… concédons une lieue de largeur à prendre le long du fleuve Saint-Laurent sur dix lieues de profondeur dans les terres au dessus et au dessous de Québec, en lieux non encore concédés… les dites religieuses relèveront les dites terres de la compagnie sans autres redevances, néanmoins sinon qu’elles et autres qui leur succéderont ci-après seront tenus de fournir un aveu et dénombrement de vingt ans en vingt ans… et de faire célébrer par chacun an, en leur église de Québec, une messe basse du saint Esprit, le dernier jour de novembre, pour prier Dieu qu’il lui plaise inspirer l’assemblée générale, qui se doit tenir le premier mardi du mois suivant, à prendre des résolutions qui soient pour sa gloire et pour l’honneur de la France et solide établissement de la colonie, et feront inviter le gouverneur de Québec, son lieutenant, et autres principaux habitants de Québec d’assister à la dite messe[28]. » Cette seigneurie fut augmentée en 1672 et 1711[29]. Le nom poétique de Grondines vient des cascades et des rapides que l’on admire dans son voisinage.

Le 18 mars 1637, la compagnie donne l’emplacement du collège des jésuites. « Les révérends pères de la société de Jésus nous ont fait entendre le dessein qu’ils ont d’établir un collège et séminaire en la Nouvelle-France, pour y instruire les enfants des sauvages, les Hurons éloignés de deux cents lieues de Québec leur en ayant déjà envoyé six, avec promesse de leur en envoyer un grand nombre à l’avenir, et aussi pour instruire les enfants des Français qui résideront sur les lieux… octroyons aux dits révérends pères douze arpents de terre en la Nouvelle-France, à prendre à Québec dans l’étendue qui sera désignée par notre dite compagnie… sans aucune charge (comme la concession des Grondines)… et ci-après, lorsqu’il se fera quelque assemblée publique au dit collège, pour l’exercice des écoliers ou autrement, les associés de notre dite compagnie qui se trouveront sur les lieux y tiendront le rang et place tel qu’on les donne aux fondateurs des maisons pieuses[30]. »

Aux mêmes religieux est accordée, le premier décembre 1637, la concession de l’île aux Ruaux ou aux Reaux. « Notre plus grand désir étant que, en établissant la colonie de la Nouvelle-France Dieu y soit honoré et servi, et que les hommes aient toujours de bons exemples devant les yeux, les révérends pères de la compagnie de Jésus ont tellement contribué à ce zèle et à cette affection que tous les jours ils exposent leurs personnes aux plus grands périls qui se puissent rencontrer parmi ces peuplades sauvages, pour les attirer à la connaissance de Dieu et à une vie plus civile, ce qui nous oblige d’autant plus à leur départir volontiers tout ce qui est au pouvoir de notre compagnie… à ces causes, et sur ce que l’on nous aurait fait entendre que les dits révérends pères désiraient avoir quelqu’une des isles qui sont dans le fleuve Saint-Laurent, pour y faire quelque nourriture de bestiaux pour l’entretien de leurs maisons et résidences… donnons l’isle appelée des Ruaux, située dans le fleuve Saint-Laurent, proche et au dessous de l’isle d’Orléans, en toute sa consistance et étendue, sans en rien retenir ni réserver[31]. »

Une seigneurie de trois quarts de lieue de front sur trois lieues de profondeur fut accordée, le 31 août 1638, à Jean Godefroy, sieur de Lintot ; elle est située presque en face de la ville des Trois-Rivières et coupée par les petits cours d’eau nommés Godefroy et Marguerie[32]. Très peu d’années après 1638, il y avait des cultures sur ces terres.

Batiscan fut donné aux jésuites « pour l’amour de Dieu, » le 13 mars 1639, par M. Jacques de la Ferté[33], abbé de Sainte-Madeleine de Chateaudun, au nom de la compagnie — deux lieues au fleuve sur vingt de profondeur. Cette seigneurie fut accordée comme fief absolu, avec le droit de haute, moyenne et basse justice, et sujette à la foi et hommage au sieur Jacques de la Ferté et ses hoirs — suivant la coutume des fiefs de la prévôté de Paris ; sujette aussi au paiement d’une croix d’argent de la valeur de soixante sols à l’expiration de tous les vingt ans au dit Jacques de la Ferté ou ses héritiers, depuis le temps que les terres seront cultivées ; les terres pour être possédées par les pères jésuites ou appliquées ou transportées aux sauvages ou autres devenant chrétiens, et en telles manières que les pères jugeront à propos, de telle sorte que les terres ne seront pas retirées de leurs mains tandis qu’ils jugeront à propos de les tenir et posséder[34]. Le droit de haute justice se rencontre parfois dans les actes de concession des quarante ou cinquante premières années de la colonie, mais il ne paraît avoir été exercé qu’une fois ou deux, et dans des cas où le crime était d’une évidence indéniable. L’acte de foi et hommage au sieur de la Ferté est digne de remarque : c’était à peu près le seul privilège que se fût réservé le roi en constituant les Cent-Associés.

De la concession des terres à la manière d’exploiter celles-ci, il n’y a qu’un pas, mais il est immense. Ce dut être un profond sujet d’étonnement que la vue de ces forêts compactes du Canada pour les défricheurs amenés par M. Giffard, les jésuites, MM. Le Neuf et Maisonneuve. Les arbres, serrés les uns contre les autres, présentent une palissade que le bûcheron ne regarde point sans terreur. Les branches entrelacées retiennent debout ces géants que la hache a coupés par les pieds. Sont-ils abattus, tirés à la grève ou brûlés sur place, restent les souches, le désespoir du défricheur, les souches qui retiennent tout le sol, car leurs puissantes racines, ramifiées sous terre, sont encore plus difficiles à supprimer que les hautes colonnes qui supportaient le dôme du boisé primitif. Les outils de fer, la force des bœufs ou des chevaux, les crampons des machines, la poudre même — tout cède à la résistance que ces troncs leur opposent. Il n’y a que le feu qui les réduise, et encore faut-il attendre, avant que de labourer, l’émiettement des grosses racines que la pourriture peut seule attaquer avec succès. Écoutons ce qu’écrivait le père Le Jeune, en 1634 :

« Il faut confesser que les travaux sont grands en ces commencements : les hommes sont les chevaux et les bœufs ; ils apportent ou traînent les bois, les arbres, les pierres ; ils labourent la terre, ils la hercent. Les mouches, les neiges de l’hiver et mille autres incommodités sont importunes ; des jeunes gens qui travaillaient à l’ombre dans la France trouvent ici un grand changement. Je m’étonne que la peine qu’ils ont, en des choses qu’ils n’ont jamais faites, ne les fait crier plus haut qu’ils ne crient. Il faut dresser une petite maison en une pointe[35] de terre qui est vis-à-vis de nous. Il n’y a que la rivière à passer ; l’eau tourne quasi tout à l’entour de cette pointe, faisant une péninsule. Nous avons commencé à la fermer de pieux du côté de la pointe, et nous logerons là-dedans notre bétail, savoir est, les vaches et les cochons ; il faut à cet effet dresser là une petite maison, pour ceux qui en auront soin, comme aussi de bonnes étables bien abritées contre le froid… Il y a quatre gros articles qui font la plus grande dépense de cette mission : les lards qu’on envoie, le beurre, les boissons et les farines ; avec le temps, le pays peut fournir ceci. Pour les lards, si, dès cette année, nous eussions été bâtis, il n’en eût point fallu envoyer, ou pas tant, l’année prochaine : nous avons deux grosses truies qui nourrissent chacune quatre petits cochons : il a fallu nourrir cela tout l’été dans notre cour à découvert. Le P. Masse nous a élevé ce bétail. Si cette pointe dont j’ai parlé était fermée, on les mettrait là et on ne leur donnerait rien l’été ; je veux dire que dans quelque temps nous aurons du lard pour notre provision, c’est un article de quatre cents francs défalqué. Pour le beurre, nous avons deux vaches, deux petites génisses et un petit taureau. M. de Caen, laissant ici son bétail, voyant qu’il se fût perdu, nous retirâmes trois vaches ; de la famille[36] qui est ici, trois autres ; eux et nous avons donné à M. Giffard chacun une vache ; il nous en reste ce que je viens de dire. Faute de logement, elles nous coûtent plus qu’elles ne valent ; car il faut détourner nos gens de choses plus nécessaires ; elles gâtent ce que nous avons semé, et on ne les peut garder dans les bois, les mouches les tourmentent. Elles sont venues trois ans trop tôt ; mais elles fussent mortes si nous ne les eussions recueillies ; nous les avons prises comme abandonnées. Avec le temps elles donneront du beurre pour la provision, et des bœufs pour labourer, et parfois de la chair. Pour la boisson, il faut faire de la bière[37] ; mais nous attendrons encore que nous soyons bâtis, et qu’il y ait une brasserie dressée : ces trois articles sont assurés avec le temps. Pour les blés, on a douté si la terre, où nous sommes, n’estait point trop froide. Allons par ordre et voyons la nature du sol : voici deux ans que tout ce qui est du jardinage, qui ne lève que trop, a été mangé par la vermine, qui provient ou du voisinage des bois, ou de ce que la terre n’est pas bien encore exercée et purifiée ni aérée. Au milieu de l’été, la vermine meurt et nous avons de fort beaux jardinages. Pour les arbres fruitiers, je ne sais ce qui en sera. Nous avons deux allées, l’une de cent pieds et plus, l’autre plus grande, plantées de sauvageons de part et d’autre fort bien repris ; nous avons huit ou dix entes de pommiers ou poiriers qui sont aussi fort bien reprises : nous verrons comme cela réussira. J’ai quelque créance que le froid nuit grandement aux fruits ; dans quelques années nous en aurons l’expérience. On a vu ici autrefois des belles pommes[38]. Pour le blé-d’Inde, il mûrit bien l’an passé ; cette année il n’est pas beau. Pour les pois, je n’en ai point vu chez nous de beaux ; la terre pousse trop. Ils réussissent fort bien chez cette famille qui est en lieu haut et plus aéré[39]. Le seigle a réussi deux ans. Nous en avons semé pour en faire l’expérience ; il est fort beau. L’orge peut aussi réussir. Reste pour le froment : nous en avons semé à l’automne en divers temps ; il s’en est perdu en quelque endroit sous les neiges ; en un autre endroit, il s’est si bien conservé qu’on ne voit point en France de plus beau blé. Nous ne savons pas bien encore le temps qu’il faut prendre pour semer devant l’hiver ; la famille qui est ici a toujours semé du blé marsais, qui mûrit fort bien en sa terre. Nous en avons semé un peu cette année ; nous verrons s’il mûrira. Voilà les qualités du sol où nous sommes[40]. »

En lisant ces lettres qui parlent du climat et du sol de notre pays, ou qui donnent des conseils aux gens disposés à s’y établir, nous songeons involontairement aux brochures lancées depuis quelques années par les gouvernements du Canada pour attirer les émigrants dans nos anciennes paroisses ou les pousser vers le Manitoba et les territoires du Nord-Ouest. L’histoire se répète avec de légères variations dans la forme.

Les terres du cap Tourmente avaient de bonne heure attiré l’attention de Champlain ; on y élevait des bestiaux. Quelques personnes s’y établirent définitivement vers 1633[41]. Dans le cours de l’été de 1636, peu de semaines après la concession faite au sieur Cheffault, M. de Montmagny et le père Le Jeune, parcourant la côte de Beaupré, virent quelques familles françaises que les missionnaires visitaient déjà régulièrement plusieurs fois par année. « C’est avec bonne raison, remarque le père Le Jeune, qu’on a nommé les lieux voisins du cap Tourmente Beaupré, car les prairies y sont belles et grandes et bien unies. C’est un lieu très commode pour nourrir quantité de bétail. » Parlant de Beauport, il ajoute : « Vous me demandez si en défrichant les terres et les labourant elles produisent assez pour leurs habitants. Je réponds que oui : c’est le sentiment de ceux qui s’y entendent. Le sieur Giffard, qui n’a défriché que depuis deux ans, et encore laissant plusieurs souches, espère recueillir cette année, si son blé correspond à ce qu’il montre maintenant, pour nourrir vingt personnes. Dès l’an passé, il recueillit huit poinçons de blé-d’Inde, et tout cela au moyen de sept hommes, qui ont encore été bien divertis à bâtir, à faire les foins et à d’autres manufactures. Vingt hommes défricheront en un an trente arpents de terre, au net, en sorte que la charrue y passe. S’ils étaient intéressés dans l’affaire, peut-être en feraient-ils davantage. Il y a des endroits bien plus aisés les uns que les autres. La tâche ordinaire de chaque homme par an est un arpent et demi, n’étant point diverti en d’autres choses. On donne à chacun pour son vivre deux pains d’environ six livres, par semaine (c’est à dire qu’il faut un poinçon de farine par an), deux livres de lard, deux onces de beurre, une petite mesure d’huile[42] et de vinaigre, un peu de morue sèche — c’est environ une livre — une écuellée de pois — c’est environ une chopine — tout cela par semaine. Pour leur boisson, on leur donne une chopine de cidre par jour, ou un pot de bière[43], et parfois un bon coup de vin[44], comme aux bonnes fêtes. L’hiver, on leur donne une prise d’eau-de-vie, si on en a. Tout ce qu’on peut retirer sur le pays, soit par la chasse ou par la pêche, n’est point compris là dedans. » Répondant à une question : « Y a-t-il espérance que les pommiers et autres arbres fruitiers puissent porter du fruit dans la Nouvelle-France ? » il dit : « Le sieur Hébert avait planté quelques pommiers qui ont porté de forts bons fruits[45], à ce qu’on m’assure ; le bétail a gâté ces arbres. Nous avons greffé quelques sauvageons cette année, les entes sont très bien reprises… On voit ici des poiriers, pommiers, pruniers, cerisiers et autres arbres portant des fruits sauvages ; s’ils résistent aux rigueurs de l’hiver, je ne vois pas pourquoi ils doivent mourir pour être entés de bons greffes. Il y a en quelques endroits force lambruches[46] chargées de raisins ; quelques-uns en ont fait du vin par curiosité ; j’en ai goûté : il m’a semblé fort bon. Plusieurs tiennent pour certain que la vigne réussirait ici, et, comme j’opposais la rigueur des froids, on me répondit que les ceps seront en assurance tout l’hiver sous la neige, et qu’au printemps on ne doit pas tant craindre que les vignes gèlent, comme on fait en France, pour ce qu’elles ne s’avancent pas si tôt. Tout cela semble probable… Le blé marsais, semé au renouveau, réussit bien mieux que le blé semé durant l’hiver ; ce n’est pas que je n’en aie vu de très beau semé en octobre, mais comme on ne sait pas bien encore reconnaître le temps et la nature du sol et du climat, il est plus assuré de le semer au printemps que durant l’hiver. L’orge commun et l’orge mondé réussissent en perfection. Le seigle y vient fort bien, au moins je puis assurer que j’ai vu croître ici de tous ces grains aussi beaux comme en France. Les pois sont plus tendres et meilleurs que ceux qu’on y apporte par la navigation. Les herbes potagères y viennent fort bien ; il en faut apporter des graines… Nous avons ici des bœufs et des vaches qui nous servent à labourer les terres défrichées. On a, cette année, amené quelques ânes[47] qui rendront de très bons services. Les chevaux[48] pourraient servir, mais rien ne presse d’en amener… Un pauvre homme, chargé de femme et d’enfants, ne doit point passer ici les premières années avec sa famille, s’il n’est aux gages de messieurs de la compagnie, ou de quelqu’autre qui les y veuille prendre ; autrement il souffrira beaucoup et n’avancera rien. Le pays n’est pas encore en état de soulager les pauvres qui ne sauraient travailler. Mais s’il se rencontrait de bons jeunes garçons, ou hommes mariés bien robustes, qui sussent manier la hache, la houe, la bêche et la charrue, ces gens là, voulant travailler, se rendraient riches en peu de temps en ce pays, où enfin ils pourraient appeler leurs familles… On fait maintenant venir de France tant de farines qu’on risque sur la mer ! Si quelqu’un avait ici des blés pour racheter ces risques et l’embarrassement des vaisseaux, il en tirerait bien du profit. Il y a tant de forts et robustes paysans en France qui n’ont pas de pain à mettre sous la dent — est-il possible qu’ils aient si peur de perdre la vue du clocher de leur village, comme l’on dit, et qu’ils aiment mieux languir dans leurs misères et pauvretés que de se mettre un jour à leur aise parmi les habitants de la Nouvelle-France… Le plus de bonnes farines qu’on peut faire passer c’est le meilleur et le plus assuré. M. de Repentigny en a apporté pour deux ans, en quoi il a fait sagement. »

Lescarbot, écrivant un quart de siècle avant le père Le Jeune, donnait une verte leçon à ses compatriotes. « Les Français et presque toutes les nations du jour d’hui (j’entends de ceux qui ne sont mis au labourage) ont cette mauvaise nature qu’ils estiment déroger beaucoup à leur qualité de s’adonner à la culture de la terre, qui néanmoins est à peu près la seule vocation où réside l’innocence. Et de là vient que chacun fuyant ce noble travail exercé de nos premiers pères, des rois anciens et des plus grands capitaines du monde, et cherchant de se faire gentilhomme aux dépens d’autrui, ou voulant apprendre tant seulement le métier de tromper les hommes, ou se gratter au soleil, Dieu ôte sa bénédiction de nous, et nous bat aujourd’hui et dès long temps en verge de fer, si bien que le peuple languit misérablement de toutes parts, et voyons la France remplie de gueux mendiants de toutes espèces, sans comprendre un nombre infini qui gémit sous son toit et n’ose faire paraître sa pauvreté. » Au Canada, les défricheurs cherchaient à se faire gentilshommes en cultivant la terre et en établissant leurs familles sur des « biens » plus solides que les influences de caste et les faveurs des grands. Ceux-là mêmes qui dirigeaient les autres, ces seigneurs qui s’enfonçaient dans les bois comme de simples agents de colonisation, et qui vivaient du travail de chaque jour, aimaient les « habitants » et les encourageaient de la parole comme de l’exemple.

Les rigueurs du climat canadien n’effrayaient personne. L’intense chaleur de nos étés n’affaiblissait point les courages. Après avoir bravé les moustiques et les coups de soleil, le bûcheron voyait venir l’hiver avec tranquillité. C’était un changement de scène qui s’offrait à ses regards et d’autres combats à livrer aux éléments. Les journées étaient plus courtes, tant mieux : la santé se dédoublait ; les soirées s’allongeaient, tant mieux encore : la causerie et les chansons y gagnaient. Que de récits de la vieille France circulaient parmi nos gens ! Comme on se sentait vivre et comme il était bon à respirer, l’air vivifiant de la Nouvelle-France !

Les hirondelles une fois parties, la neige tombait à gros flocons, le vent sifflait dans les grands arbres, le feu tenait compagnie au laboureur désœuvré — mais on n’est jamais désœuvré lorsqu’on est Français et que les voisins n’ont rien à faire. Comme les oiseaux blancs qui peuplent nos hivers, nous savons tirer parti de tout. Le plaisir change de forme suivant les pays. Voyez-vous ces chanteurs frileux qui s’envolent aux souffles de l’automne ? Ce ne sont pas les oiseaux de neige ni les Canadiens ! Attendez quelque temps, ces derniers feront leurs délices des tourbillons de Noël, des avalanches de février et des glaces de la rude saison. Qu’il était bien de son pays le poète F.-X. Garneau lorsqu’il composait ces strophes :

Salut, petits oiseaux qui volez sur nos têtes,
Et de l’aile, en passant, effleurez les frimats ;
Vous qui bravez le froid, bercés par les tempêtes,
Venez tous les hivers voltiger sur mes pas.

Les voyez-vous glisser en légions rapides
Dans les plaines de l’air, comme un nuage blanc,
Ou le brouillard léger que le soleil avide,
À la cime d’un mont, dissipe en se levant ?

Entendez-vous leurs cris sur l’orme sans feuillage ?
De leur essaim pressé partent des chants joyeux.
Ils aiment le frimat qui ceint comme un corsage
Les branches du cormier, qui balancent sous eux.

Oh ! que j’aime a les voir au sein des giboulées
Mêler leur voix sonore avec le bruit du vent !
Ils couvrent mon jardin, inondent les allées,
Et d’arbre en arbre ils vont toujours en voltigeant.

On éteindra la gaîté canadienne le jour où l’on aura changé le naturel des oiseaux blancs.


  1. Titres seigneuriaux, p. 387.
  2. Titres seigneuriaux, pp. 24, 343, 350.
  3. Vie du Père Jogues, par le P. Martin, pp. 17, 19, 23, 24.
  4. Relation, 1636, p. 60.
  5. Nous avons constaté ci-dessus la présence de dix-huit personnes ; le reste devait être en majorité des domestiques et quelques colons sans doute.
  6. Jeanne Le Marchant, Catherine de Cordé, Marie Favery, M.-Madeleine de Repentigny, Marguerite Le Gardeur et Marie Le Neuf — toutes des adultes.
  7. Anne du Hérisson, Marie de la Poterie, J.-Baptiste de Repentigny et Catherine sa sœur.
  8. Relation de 1636, pp. 3, 12, 42.
  9. La France aux Colonies, ii, 10-13.
  10. Cours d’histoire du Canada, i, 284-5.
  11. Garneau : Histoire du Canada, i, 130.
  12. C’était M. de Razilli qui l’avait intéressé au Canada et fait entrer dans la compagnie des Cent-Associés. (Garneau ; Histoire du Canada, i, 132.)
  13. Voir la brochure de M. l’abbé Bois : Le Chevalier de Sillery.
  14. Ferland : Cours d’histoire du Canada, i, 294.
  15. Titres seigneuriaux, p. 104.
  16. Titres seigneuriaux, p. 24.
  17. Société historique de Montréal, 1859, p. 94.
  18. Titres seigneuriaux, p. 342.
  19. Ferland : Cours d’histoire du Canada, ii, 8.
  20. Il y avait juste cent ans que ce nom avait été imposé par Cartier.
  21. Titres seigneuriaux, p. 350.
  22. Sir Louis-H. Lafontaine : Soc. hist. Montréal, 1859, p. 82.
  23. C’était bien, à peu près, le bureau ou le cercle qui avait alors en main les destinées du Canada ; car la compagnie de la Nouvelle-France ne faisait que les couvrir de sa protection.
  24. Ls.-P. Turcotte : Histoire de l’île d’Orléans, pp. 53, 57, 150.
  25. Titres seigneuriaux, p. 351.
  26. Titres seigneuriaux, pp. 356, 358. Documents de la tenure seigneuriale, vol. A, p. 36. Bouchette : Dictionnaire, article « Lanoraie. »
  27. Documents de la tenure seigneuriale, vol. A, 35, 80, Bouchette : Dictionnaire, article « Sainte-Croix. »
  28. Titres seigneuriaux, p. 32.
  29. Bouchette ; Dictionnaire, article « Grondines. »
  30. Titres seigneuriaux, p. 58.
  31. Titres seigneuriaux, p. 46.
  32. Bouchette : Dictionnaire, article « Godefroy. »
  33. Chanoine de la chapelle du roi, à Paris.
  34. Édits et Ordonnances, i, 104 ; Bouchette : Dictionnaire, article « Batiscan » ; A.-N. Morin : Notes sur les biens que les Jésuites possédaient en Canada, 1845, p. 2 ; Mémoire sur les biens des Jésuites en Canada, 1874, p. 58.
  35. La pointe aux Lièvres, à l’entrée de la rivière Saint-Charles.
  36. Guillaume Hubou et Guillaume Hébert.
  37. La bière et le cidre, plus que le vin, étaient en usage dans le nord-ouest de la France, d’où sont sorties les familles canadiennes.
  38. Du temps de Louis Hébert.
  39. Guillaume Hubou et Guillaume Couillard cultivaient l’emplacement où est situé le séminaire.
  40. Premières missions des Jésuites au Canada, pp. 131, 144, 146-8.
  41. Ferland : Cours, ii, 7.
  42. D’après certains passages des mémoires de l’ancien temps de la colonie, et en écoutant quelques-unes de nos chansons populaires, il est aisé de comprendre que l’huile entrait pour une assez large part dans notre alimentation. Depuis un siècle et bien au delà, la cuisine canadienne est toute au beurre.
  43. Les jésuites fabriquaient de la bière à Québec en 1646 (voir Journal des Jésuites, p. 46). Blondel était brasseur du fort des Trois-Rivières en 1635.
  44. Nos chansons populaires qui célèbrent le vin sont empruntées à cette partie de la France nommée le pays de la vigne.
  45. Les pommes du Canada — celles de Montréal surtout — sont à présent les plus en faveur sur le marché de Paris.
  46. Ou lambrusque, vigne sauvage qui croît sans culture au bord des chemins. Son fruit est fort petit, et quelquefois il ne mûrit point. (Dictionnaire de Trévoux.) L’île d’Orléans et maints endroits sur les bords du fleuve étaient chargés de vignes sauvages.
  47. En 1667, deux gros ânes du Mirbelais furent achetés pour le Canada. Talon remarque dans une de ses lettres que, de son temps (1666-72), on ne put jamais acclimater les ânes dans le Canada. La même observation a pu être faite jusqu’à ce jour, ajoute gaîment M. l’abbé Ferland (Cours, ii, 63, 330).
  48. En 1647, on envoya de France un cheval à M. de Montmagny. Il en vint douze en 1665. Le canot d’écorce était plus utile que ces quadrupèdes ; car les routes étaient alors les rivières : ces chemins qui marchent.