Histoire des Canadiens-français, Tome VIII/Chapitre 9

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Wilson & Cie (VIIIp. 97-106).

CHAPITRE IX

1795 — 1830


Les cercles littéraires. — Le théâtre. — L’instruction publique. — Les journaux et revues. — Livres canadiens.

L
a littérature française du Canada compte au moins un siècle d’existence. Son histoire se divise en trois époques bien distinctes ; 1780-1830, 1830-1860, 1860-1880. Antérieurement à ces dates, il a existé des cercles littéraires et des livres, des brochures, des feuilles publiques ont été publiées ; nous en avons dit un mot en passant ; les chercheurs n’ont pas encore dirigé leur attention de ce côté, et nous n’oserions nous aventurer plus loin « que l’état actuel de la science. »

De tout temps, depuis l’origine de la colonie, le théâtre a été l’un des amusements favoris de notre bonne société. Nous en avons parlé plus d’une fois. M. de Gaspé raconte que M. de Salaberry, revenant de France, vers 1786, fut invité à la représentation du Barbier de Séville, joué par des amateurs de Québec. « Qu’irais-je faire, dit-il, à votre théâtre ; voir massacrer une pièce que j’ai vu jouer à Paris par les meilleurs acteurs français ? » Il se laissa néanmoins gagner plutôt par complaisance que par amusement et assista à la représentation de cette charmante comédie. Beaucoup de nos jeunes gens ont eu de tous temps une aptitude remarquable pour le théâtre ; et je puis dire à leur louange, et sans prévention, qu’au dire même des Anglais ils réussissaient beaucoup mieux que les acteurs britanniques à quelques exceptions près. Dès la première scène, entre le comte Almaviva et le Barbier, monsieur de Salaberry, emporté par l’enthousiasme qu’il éprouvait pour les talents de son jeune compatriote, monsieur Ménard, se lève de son siège et s’écrie de sa belle voix sonore et retentissante : « Courage, Figaro ! on ne fait pas mieux à Paris ! » Les assistants électrisés par ses paroles se levèrent spontanément de leurs sièges en criant : « Courage, Figaro ! on ne fait pas mieux à Paris ! » Et ce fut des hurrahs pour Salaberry à n’en plus finir. Heureux temps où tout le monde se connaissait à Québec. Heureux temps où même au théâtre on était en famille ! où un gentilhomme universellement aimé pouvait sans inconvenance interrompre une pièce et être applaudi par le public.

Le témoignage du duc de Larochefoucauld, qui n’est pas toujours très juste parce que cet auteur n’a pas visité le Bas-Canada, mérite néanmoins quelque attention. Il dit : « Outre l’instruction théologique donnée au séminaire de Saint-Sulpice, de Montréal, on y enseigne (1795) aussi le latin, et même à lire. Ces soins sont confiés aux jeunes ecclésiastiques qui étudient pour être prêtres, et qui sont dispensés de certains exercices, de certaines assiduités, sans lesquels ils ne pourraient pas obtenir leurs grades, s’ils n’étaient pas employés à l’instruction de la jeunesse. Cette maison est la seule ressource qu’aient les familles canadiennes pour donner une sorte d’éducation à leurs enfants, qui encore n’a lieu qu’en payant. L’éducation, d’ailleurs, est nulle dans le Bas-Canada. Quelques basses écoles sont tenues par des religieuses, à Sorel et aux Trois-Rivières ; quelques autres le sont ailleurs par des hommes, et encore plus par des femmes qui se font payer, mais elles sont en si petit nombre qu’un Canadien qui sait lire est une espèce de phénomène ; et comme la plupart de ces écoles sont entre les mains de religieuses ou d’autres femmes, il en résulte, contre l’usage commun de tous les pays, que le nombre des femmes qui savent lire est en Canada beaucoup plus grand que celui des hommes. On attribue au gouvernement anglais la volonté de tenir le peuple canadien dans l’ignorance, mais sur ce point, comme pour celui de l’amélioration de l’agriculture, il aurait de grands obstacles à vaincre, s’il voulait même de bonne foi provoquer un changement en mieux. » Observons, à l’encontre d’une partie de ce témoignage, que nous possédions un nombre suffisant d’hommes instruits pour les besoins du temps. L’auteur continue : « Il n’existe dans tout le Canada aucune société savante ; on n’y connait pas trois hommes qui s’occupent des sciences pour leur propre compte. À l’almanach de Québec près, il ne s’imprime pas un seul volume dans tout le pays. » Nous pourrions répondre que, de 1764 à 1795, pas moins de trente ouvrages étaient sortis des presses de la province et que huit ou dix autres, écrits par des Canadiens, avaient été imprimés à Londres. Ce n’était pas beaucoup à la vérité, mais, proportion gardée, nous ne faisons pas mieux aujourd’hui. Les sciences, proprement dites, étaient fort négligées ; nous n’avons pas fait de progrès notable sous ce rapport. La Rochefoucauld ajoute : « Il n’y a de bibliothèque publique, dans tout le Canada, qu’à Québec. Elle est petite et généralement composée de livres français. On est étonné d’y voir les ouvrages des assemblées nationales de France, quand on connait les dispositions politiques des directeurs de cette bibliothèque. Elle est entretenue par souscription. » William Smith, contemporain de cette époque, dit que la bibliothèque publique de Québec avait été formée en 1785 et les livres achetés en Angleterre. En 1824, M. Vassal de Montviel, député, écrivant de Paris au colonel Vassal de Montviel, adjudant général des milices, mentionne les renseignements recueillis par ce dernier, dans la bibliothèque de Québec, concernant les anciennes familles de la noblesse française, preuve que l’on avait maintenu sur un assez bon pied la fondation de 1785.

Il fallait des livres pour nourrir et développer l’intelligence de nos hommes publics et des gens de profession. On en achetait, on en produisait, non pas en grand nombre, mais plus qu’on ne l’imagine généralement. Et pour répondre au gouvernement anglais qui redoutait de voir se répandre l’instruction, le clergé aidé des laïques, ouvrait des écoles élémentaires, même des collèges. Nicolet date des premiers jours de notre siècle, alors que d’autres institutions du même genre existaient et prospéraient à Québec et à Montréal. Cette tentative de tenir des classes supérieures à la campagne, à mi-chemin entre les deux grandes villes du pays, a été couronnée d’un plein succès.

Arrêtons-nous devant un auteur dont les livres et l’initiative personnelle ont contribué pour une large part au mouvement des esprits parmi nous, durant près d’un demi siècle. Joseph-François Perreault, né le 1er juin 1753 descendait d’une famille établie en Canada vers l’année 1700. Son père était marchand et comme il avait des intérêts à la Nouvelle-Orléans, il y fit venir sa femme et ses enfants (1772) mais le jeune François alla jusqu’aux Illinois, en remontant le Mississipi, visiter leur poste de traite ; il y resta sept ans. Il descendit le fleuve trois fois, mettant chaque fois trois semaines à ce trajet et trois mois pour remonter aux Illinois. En 1779, s’étant aventuré sur l’Ohio, il fut pris par les Sauvages, subit une dure captivité et parvint à se rendre au Détroit, d’où on l’expédia à Québec (1780) mais il se remit en route aussitôt et passa l’hiver au Détroit, où n’étant pas occupé, il étudia beaucoup dans la bibliothèque de son oncle M. Dupéron Baby. En 1781, il était établi marchand à Montréal. Dans l’espérance de recouvrer l’argent qui lui avait été enlevé par les Sauvages, il passa en Virginie (1784) mais sans succès et de retour à Montréal il se livra à l’étude de la loi. Il traduisit et publia quelques ouvrages des jurisconsultes anglais, touchant les devoirs des magistrats et se fit un nom dans le barreau de Montréal. En 1795, on le nomma greffier de la paix et de la cour du banc du roi au district de Québec en remplacement de M. Pierre Panet promu juge à Montréal ; il conserva cette charge durant de longues années. Il représenta le comté de Huntingdon, de 1801 à 1804, et soumit un projet de loi pour la fondation des écoles de paroisse et un autre pour l’établissement d’une maison d’industrie. À cette époque, il était devenu le champion des écoles élémentaires. En 1803 il publia un traité des règles et coutumes parlementaires ; en 1805, un dictionnaire des lois et usages du parlement ; en 1813 le manuel des huissiers ; en 1822 un cours d’instruction élémentaire ; en 1824, des extraits des registres de la prévôté de Québec, de 1727 à 1759 ; en 1830 un traité de la grande et petite culture ; en 1831 un plan raisonné d’éducation générale et permanente, et « moyens de conserver nos institutions, notre langue et nos lois. » Enfin, son esprit infatigable le porta vers l’ensemble de notre histoire et il donna, de 1832 à 1836, un abrégé des événements qui vont de la découverte du pays jusqu’à 1835. Comme, malgré son âge, il ne pouvait se décider au repos, il écrivit encore un traité de médecine pour les vétérinaires, un code rural à l’usage des habitants et, en 1839, un traité d’agriculture adapté au climat du Bas-Canada. Décédé le 5 avril 1844, il nous a laissé, par sa vie et ses œuvres, un double exemple de la persévérance au travail et du dévouement patriotique.

Le Canadien, de 1806 à 1810, publie autant de couplets que d’articles de fond ; la plupart des écrits sont calculés pour instruire le peuple — le tout est pénétré d’un sentiment national qui ne se dément jamais. Dans le Courrier de Québec (1807) le docteur Jacques Labrie se forme sur ce modèle et donne des leçons d’histoire du Canada fort remarquables pour le temps, bien que assez pauvrement écrites. Nous ne savons ce que valaient les matériaux amassés, durant trente ans, par cet érudit et dont on a tant parlé, ils ont été brûlés dans le sac de Saint-Benoit, en 1837. Le docteur a pris une part active aux affaires publiques, jusqu’à sa mort, en 1831. Sa réputation d’historien est basée sur la participation qu’il a eue si longtemps à nos cercles littéraires et les avis qu’il prodiguait aux jeunes gens attirés vers l’étude de notre passé.

Justin McCarthy, savant et spirituel avocat canadien, sous un nom anglais, publia, en 1809, un excellent dictionnaire de l’ancien Droit du Canada ; c’est une compilation des édits, déclarations, etc., dont les gens de loi tirèrent immédiatement un bon profit et qui est restée longtemps en faveur. Trois années auparavant, William Vondenvelden, arpenteur, avait publié, de concert avec Louis Charland, des extraits des titres seigneuriaux, complétant ainsi les ouvrages si utiles de Cugnet. En 1809, Jean-Antoine Bouthillier, rédacteur ostensible du Canadien, mit au jour un traité d’arithmétique à l’usage des écoles, parce que les livres de cette classe étaient rares depuis quelques années, à cause de la guerre qui nous empêchait de les importer de France.

La Société Littéraire de Québec, qui florissait en 1809, avait pour secrétaire Louis Plamondon, avocat de talent, orateur et écrivain, le même qui fut plus tard président de la société d’encouragement aux arts et aux sciences, fondée dans cette ville.

D’après ce que nous voyons, il est tout à fait contraire à la vérité de dire que les Canadiens se montraient alors indifférents pour la culture des lettres. Nous ne faisons guère mieux aujourd’hui et cependant nous sommes fiers de nos travaux. Alors comme à présent, les bonnes plumes de la chambre d’assemblée et les orateurs les plus écoutés en politique, se faisaient un honneur et un devoir de figurer dans notre petit monde littéraire. Ils activaient l’enthousiasme national, semaient des idées neuves, armaient l’esprit des Canadiens pour les combats de l’avenir. Ceux qui les attaquent de nos jours savent cela. Pourquoi cherchent-ils à faire passer pour des barbares, ces hommes qui marchaient à la tête des choses de l’intelligence ? Que ne blâment-ils plutôt cette clique enragée de journalistes anglais dont les articles, réunis en volumes, feraient honte à leur race. Avec des instincts d’esclaves, ces derniers n’ont servi que les caprices de leurs maîtres.

Les Canadiens de Montréal ne le cédaient pas beaucoup en ce genre à ceux de Québec. Après la suppression violente du Canadien (1810) le Spectateur parut à Montréal (1813-1817) moins occupé de politique, mais bourré de vers du cru et d’articles instructifs, presque toujours bien écrits. Les poètes de cette époque en voulaient à Napoléon, sans savoir pourquoi, comme les jeunes muses de nos jours gémissent uniformément sur les rigueurs du sort, sans avoir connu la vie. À chaque temps sa colère ou sa plainte. Entre deux morceaux dirigés contre le vainqueur d’Austerlitz, on voit paraître une tendre déclaration d’amour ou une idylle champêtre, écho lointain des bergeries du siècle de Louis xv. De mois en mois, une note sonore, un chant de guerre détonne au milieu de la sérénade : c’est un Canadien qui enfonce la grande armée ou l’adjudant Mermet qui célèbre les exploits de nos milices — car nous étions dans le vif de la guerre de 1812-15. M. J. J.-D. Mermet, lieutenant-capitaine et adjudant au régiment de Watteville, était venu en Canada en 1813 avec ce régiment. Il a laissé un bon nombre de pièces de vers, écrites et publiées en Canada. En voici un échantillon :

Oui ! généreux soldats, votre valeur enchante :
La patrie envers vous sera reconnaissante.
Q’une main libérale, unie au sentiment
En gravant ce qui suit, vous offre un monument :
« Ici les Canadiens se couvrirent de gloire ;
« Oui ! trois cents sur huit mille obtinrent la victoire.
« Leur constante union fut un rempart d’airain
« Qui repoussa les traits du fier Américain.
« Passant, admire-les… Ces rivages tranquilles
« Ont été défendus comme les Thermopyles ;
« Ici Léonidas et ses trois cents guerriers,
« Revinrent parmi nous cueillir d’autres lauriers.»

M. Mermet est regardé comme un écrivain canadien. Son goût plus cultivé, sa versification facile, n’ont pas peu contribué à développer le sentiment de la poésie parmi nous. Toutefois son influence n’a pas été immédiate. Le Spectateur n’a de pièces passables que dans le genre de l’épigramme, mais elles sont nombreuses ! Quant aux Américains, ils ont accueillis par un feu roulant de gros plomb, comme à Châteauguay.

Du côté de la prose, la partie est plus sérieuse et tout-à-fait intéressante. MM. Bibaud et Viger, moins remplis d’imagination, plus graves et mieux instruits que leur entourage, publiaient, au jour le jour, de solides dissertations, couchées dans un langage clair et souvent heureux. En attendant l’heure de lancer des livres, ils prodiguaient de bons avis et savaient faire lire les articles tombés de leurs plumes.

Jacques Viger, né à Montréal, le 7 mars 1787, cousin de Denis-Benjamin Viger, étudia au collège Saint-Raphaël avec Michel Ribaud, Michel O’Sullivan et quelques autres élèves qui ont brillé dans notre histoire par leurs talents et des travaux honorables. Capitaine dans les Voltigeurs il fit les campagnes de 1812-15, tant dans le Bas que dans le Haut-Canada. On le chargea ensuite de diverses fonctions publiques dont il s’acquitta avec honneur et distinction. Il fut nommé lieutenant-colonel de milice en 1829. Élu maire de Montréal en 1833, c’est lui qui présida au premier banquet de la société Saint-Jean-Baptiste (1834). M. Viger est un Bénédictin, dit une notice publiée en 1848 ; il est connu au-delà de nos frontières pour ses travaux d’histoire et d’archéologie. Par un reste de goût des choses militaires, il a intitulé Ma Sabretache sa magnifique collection des documents sur l’histoire du Canada. Il avait la passion de l’exactitude des faits et des dates. Ses recherches sont encore précieuses aux historiens ; il est seulement à regretter qu’on tarde tant à les mettre au jour — ce qui nous oblige à reconstituer souvent des notes et des démonstrations qui se trouvent toutes faites dans ses cahiers.

La guerre venait de se terminer par le traité de Gand (24 décembre 1814) lorsque le colonel Joseph Bouchette, qui était arpenteur général du Bas-Canada et avait été chargé de plusieurs missions de confiance depuis deux ans, se rendit en Angleterre où il publia sa Description Topographique du Bas-Canada, accompagnée d’une carte savante et lucide qui est un modèle du genre. Cette œuvre de maître, comparable aux meilleurs ouvrages dont la vieille Europe puisse s’honorer, est encore consultée chaque jour.

La même année, M. Michel Bibaud, fondait à Montréal, l’Aurore des Canadas, une revue instructive et supérieure, sous bien des rapports, aux publications que nous possédons aujourd’hui. M. Bibaud descendait d’un colon établi dans la province antérieurement à 1680. Pendant une quinzaine d’années il resta sur la brèche, recevant des écrits de toutes part et les publiant dans ses journaux et ses revues, rédigeant lui-même de très bons articles, conseillant la jeunesse, en un mot imprimant le branle à notre littérature et tâchant de faire rivaliser Montréal avec Québec dans le domaine des lettres et des études scientifiques.

Michel Bibaud a passé sa vie dans l’étude, sans jamais s’occuper de politique et sans manifester aucune ambition personnelle. Il se contenta de travailler, penser, écrire pour ses compatriotes, ne songeant qu’à se rendre utile et à laisser un nom respecté. Son caractère réunissait plusieurs mérites, précieux en tout temps : l’amour des recherches, la droiture, le patriotisme. On reproche à son travail sur l’histoire du Canada d’être un peu trop du genre maître d’école, mais l’ensemble en est bon ; la plupart des colonies n’ont rien de mieux que Bibaud et elles se montrent fières de leurs auteurs. Si Garneau n’était pas venu, Bibaud serait encore notre guide le plus sûr. Attaché par conviction au parti bureaucrate, il est cependant resté Canadien de cœur. La crainte d’être pris pour un libéral ou sujet déloyal, comme on disait de son temps, a beaucoup amoindri la valeur de sa plume. Très précautionneux, il nous laisse l’impression d’un auteur qui eut brillé vivement sous un régime de liberté. C’est à lui que nous devons aussi le premier volume de vers canadiens.

En 1819, le Canadien reparut à Québec et dura jusqu’à 1822. Ce recueil, moitié politique, moitié littéraire, était placé sous le patronage (non avoué) de Mgr Plessis. Il disparut pour avoir publié un article qui ne plaisait point au prélat.

M. Le Plée, parcourant la province, en 1821, parle du mouvement littéraire et loue les Canadiens des efforts qu’ils font pour soutenir quelques revues dignes d’encouragement. La France elle-même était alors assez indifférente aux travaux de ses écrivains. Les préoccupations politiques absorbaient toute l’attention. Nous n’étions pas mieux situés sous ce rapport. Les Anglais avaient préparé un projet d’union des deux Canadas qui menaçait nos plus chères espérances. M. Bibaud, tout bureaucrate qu’il était, combattait ce projet. Le jeune Étienne Parent le repoussait aussi dans le Canadien. Il y eut un moment où les poètes cessèrent de se faire entendre, pour prêter l’oreille aux échos qui nous arrivaient de Londres. Auguste-Norbert Morin, dans des vers faciles et patriotiques, s’exerçait alors aux combats de la plume qui ont rendu son nom célèbre parmi nous.

Riches cités, gardez votre opulence
Mon pays seul a des charmes pour moi :
Dernier asile où règne l’innocence,
Quel pays peut se comparer à toi ?
    Dans ma douce patrie,
    Je veux finir ma vie ;
Si je quittais ces lieux chers à mon cœur,
Je m’écrierais : J’ai perdu le bonheur !

Si les hivers couvrent nos champs de glaces
L’été les change en limpides courants,
Et nos bosquets fréquentés par les grâces
Servent encore de retraite aux amants.
    Dans ma douce patrie,
    Je veux finir ma vie ;
Si je quittais ces lieux chers à mon cœur
Je m’écrierais : J’ai perdu le bonheur !

Le docteur Étienne-Pascal Taché publiait des études sur l’hygiène et sur le développement de la force physique. Le grand-vicaire Louis-Marie Cadieux et le révérend Auguste Chaboillez écrivaient des articles très remarqués dans les journaux que M. Ludger Duvernay imprimait aux Trois-Rivières, de 1817 à 1823. Amable Berthelot s’occupait d’archéologie et d’histoire, recueillant des matériaux pour notre bibliothèque nationale. Isidore Bédard, fils de Pierre, chantait dans des strophes émues, les souvenirs de notre passé, devançant d’un quart de siècle les poèmes inspirés de Crémazie :

Sol Canadien, terre chérie !
Par des braves tu fus peuplé ;
Ils cherchaient loin de leur patrie,
Une terre de liberté.
Nos pères sortis de la France
Étaient l’élite des guerriers,
Et les enfants de leur vaillance
Ne flétriront pas les lauriers.

Si Québec ne possédait plus de journaux français, on y rencontrait cependant une foule de personnes qui faisaient leurs délices de l’étude, et c’est dans ce cercle d’élite que la Société Littéraire et Historique vit le jour, en 1827. Celui qui fut l’âme de la nouvelle organisation était un savant modeste dont toute la carrière fait honneur au nom canadien : George-Barthélemi Faribault.

Barthélemi Faribault, né à Paris, en 1713, émigra dans la Nouvelle-France, en 1751, avec un détachement des troupes, dans lequel il remplissait un emploi. Il fut secrétaire de l’armée sous le marquis Duquesne. À la paix de 1763 il s’établit à Berthier (en bas) et y devint notaire. L’un de ses fils, Jean-Baptiste, fonda Faribaultville, dans l’ouest. Un autre, George-Barthélemi, fut le bibliophile qui va nous occuper. Celui-ci entra au barreau et exerça la profession d’avocat pendant cinquante-cinq ans. Né à Québec, le 3 décembre 1789, il y mourut le 21 décembre 1866, ayant consacré à l’étude de l’histoire du Canada tous les loisirs de sa vie. La longue liste des ouvrages qu’il a recueillis ou fait connaître pour servir à notre histoire est consultée tous les jours. Reçu avocat en 1812, il s’enrôla lorsque la guerre eut été déclarée. De 1822 à 1855 il occupa diverses fonctions à la chambre d’assemblée, poursuivant toujours ses études et prenant part à tous les mouvements littéraires qui se manifestaient parmi nous. En 1837 il publia un catalogue dont le titre modeste ne dit pas tout ce qu’il couvre. Sa première collection de documents fut détruite dans l’incendie du parlement (1849) mais en 1851, on l’envoya à Paris en préparer une seconde, ce à quoi il réussit à son honneur. Après avoir largement contribué à la fondation de la Société Littéraire et Historique de Québec (1827) il ne cessa de travailler à la prospérité de ce corps qu’il enrichit de ses trouvailles et qui doit le regarder comme son membre le plus méritant.

Les historiens ont raconté en détail la longue crise parlementaire qui va de 1817 à 1834, prélude des troubles de 1837. Vers 1825, toutes les anciennes questions revenaient sur le tapis. C’est alors que M. Auguste-Norbert Morin, à peine âgé de vingt-deux ans, publia sa lettre au juge Ed. Bowen sur l’usage légal de la langue française et se signala du coup comme un penseur et un patriote. Bientôt après (1826) il fonda la Minerve dont M. Ludger Duvernay devint le propriétaire. Ce nouvel organe fit entendre dans toute la province des accents auxquels on n’était pas encore habitué, bien que, dans la chambre d’assemblée, le parti de M. Papineau fut devenu, depuis dix ans, l’écho des plaintes qui s’élevaient contre l’absolutisme de l’oligarchie, des bureaucrates et des adversaires du nom canadien. La fondation de la Minerve marque une phase nouvelle dans nos affaires publiques. Il faut reconnaître que de plus petits journaux, puis des revues, ensuite des livres, lui avaient graduellement préparé le chemin, depuis au delà d’un quart de siècle. Cette marche en avant n’est pas l’indice d’un peuple inerte ou ignorant. Une littérature existait parmi nous : elle s’occupait de matières légales et politiques ; elle traitait de l’histoire du Canada ; elle était parfois légère — enfin son influence contribuait à relever le niveau intellectuel de la colonie.

M. Duvernay, qui avait vu périr entre ses mains cinq journaux qu’il avait commencés, eut cette fois le bonheur d’en créer un qui devait vivre. Dans les années qui suivirent, la Minerve devint comme l’évangile du parti canadien. Des polémistes vigoureux entrèrent en scène. L’esprit public se débrouilla enfin au milieu des questions qui, jusqu’alors, avaient occupé le parlement sans être bien comprises au dehors. On demandait à la plume un nouveau moyen de s’éclairer et de combattre. Quelques livres, des brochures paraissaient ça et là. Le district de Québec voulut aussi avoir sa tribune populaire, le Canadien (1831) rentra dans l’arène sous la direction de M. Étienne Parent, avec la devise : « Nos institutions, notre langue et nos lois. » La période des tâtonnements était passée ; nos cadres politiques étaient complets. Puisque nos écrivains déployaient tant d’activité, c’était donc que la presse anglaise continuait sa croisade contre l’élément canadien ? Certainement ! Elle reprenait un à un les arguments employés du temps de sir James Craig et c’est pourquoi nous sentions le besoin de lui répondre. La lecture de ces feuilles, après cinquante ans, est des plus curieuses. D’une part, les Anglais résistent et condamnent les libertés dont nous jouissons actuellement ; d’un autre côté, les Canadiens, tout en passant pour révolutionnaires, ne demandent pas tout ce que nous avons obtenu par la suite. Mais où il n’y a pas moyen de se tromper sur la tendance des partis, c’est lorsqu’il est question de la langue française et des écoles. Les journaux anglais ne veulent pas de langue française. Ce point de leur programme est pour eux de première importance : ils comprennent que la langue est devenue la principale force de notre nationalité. En parlant des écoles, ils font coup double, nous reprochant de refuser de nous instruire ou de ne vouloir nous instruire qu’en français. L’Angleterre, depuis quelques années, encourageait l’instruction publique, mais elle ne prodiguait son argent que pour des écoles anglaises. Or, comme nous n’avions point le privilège d’administrer nos finances, il en résultait que, pour avoir des écoles françaises, il fallait les payer nous-mêmes. En Angleterre, où l’on ne lisait pas nos journaux, les attaques des feuilles anglaises de Montréal et de Québec, avaient du retentissement. Des citoyens dévoués se sacrifiaient à la cause des écoles françaises, sans parvenir à faire cesser les clameurs du parti hostile à notre élément. Encore aujourd’hui, il s’imprime dans la province d’Ontario, et jusque dans celle du Québec, des livres qui racontent notre longue résistance contre l’instruction publique, sans jamais expliquer la position dans laquelle l’Angleterre nous avait mis, ni par quels moyens énergiques et honorables nous savions racheter les défauts d’une politique dont il faudrait rougir puisqu’elle était injuste et abusive.

Nous mentionnerons un passage des mémoires de M. Joseph-François Perreault, qui a travaillé, de concert avec plusieurs Canadiens de 1830, à l’instruction de nos compatriotes : « L’éducation étant venu à l’ordre du jour, je m’en occupai spécialement, comme plusieurs autres ; je portai le zèle jusqu’à bâtir à mes propres dépens, deux écoles, dans le faubourg Saint-Louis de Québec, une pour les garçons en 1830 et l’autre pour les filles, un an après, où je fais montrer à lire, écrire et compter le matin, et l’après-midi à travailler : les garçons au jardinage l’été, et l’hiver à faire des instruments aratoires ; les filles à échiffer, carder, filer et tricoter, à faire de la toile et des étoffes, enfin à tailler et à coudre ces effets. J’ai pourvu l’une d’outils de menuiserie et de carrosserie et l’autre de différents métiers pour tisser la toile et les étoffes, aussi de quenouilles, fuseaux et cordes. J’ai déboursé pour ces objets plus de deux mille louis, et j’ai rédigé et imprimé des ouvrages pour l’enseignement de la jeunesse de mon pays ; et j’entrepris de former une ferme modèle que je confiai à M. Girod élève de Hofroyt, en Suisse, et qui est tombée faute d’encouragement. »

L’éclosion de talents littéraires que les Anglais reconnaissent maintenant parmi les Canadiens-Français et que ceux-ci font remonter à 1860, n’est pas aussi récente que cela ! Proportion gardée, nous avions, avant 1830, un monde de gens d’études, et des écrivains, et des orateurs instruits, et des polémistes adroits, et des défenseurs savants qui feraient bonne figure à côté des auteurs de 1884.

Plus le temps marche, plus le pays se peuple, plus nous croyons avoir tout créé. Bien des choses existaient avant nous ! Ceux qui ont connu les hommes de 1830 se rappellent les récits qu’ils faisaient de leurs travaux et du mouvement littéraire de leur génération. Il sera difficile aux écrivains de 1884 de se prévaloir plus tard d’aussi recommandables souvenirs. Au premier moment d’examen, nous sommes disposés à croire que les vieillards surfont leurs mérites, mais dans le cas qui nous occupe, il suffit de lire les anciennes publications — livres, revues, brochures, journaux — pour reconnaître la valeur des faits mentionnés par ces excellents grands pères. Nous avons vu sourire MM. L.-J. Papineau, Étienne Parent, et plusieurs autres en entendant parler les « jeunes » qui se targuaient d’être les premiers par rang de date dans la littérature canadienne. En 1830, il y avait plus de feu et plus de travail dans l’âme de la jeunesse qu’il n’y en a même aujourd’hui.

Le style léger n’avait pas encore envahi la France. Nous qui sommes des Français d’autrefois, nous n’avions pas songé à faire sautiller la phrase, excepté en vers. La prose d’alors, entrait dans l’esprit et s’y logeait commodément, avec calme, sans luxe de forme. Si vous mettez sous les yeux du lecteur d’à présent les revues de M. Bibaud, la critique y découvre de suite des raideurs, des allures qui sont étranges, c’est vrai — mais que de bon sens et que de science dans ces travaux comparés à nos pénibles efforts ! En France même, on ne faisait pas mieux. Libre à quiconque est « né artiste, » de croire que rien ne vaut dans notre passé littéraire ; autre chose est de juger pièces en main et par comparaison. C’est la marche que nous avons suivie — nous, l’un des jeunes présomptueux de 1860 — et cette page est le résultat de nos observations.

N’oublions pas ce qui s’est fait avant nous. Soyons des continuateurs intelligents — cela suffit — c’est autant que nos ressources ne permettent.