Histoire des Juifs/Troisième période, quatrième époque, chapitre XII

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Histoire des Juifs
Introduction
I. Les temps bibliques : § 1er
II. — Après l’exil : § 1er
III. 3e période — La dispersion
1re époque — Le recueillement après la chute
I. Le relèvement ; l’école de Jabné
II. L’activité à l’intérieur
III. Soulèvement des judéens
IV. Suite de la guerre de Barcokeba
V. Patriarcat de Judale Saint
VI. Le patriarche Juda II ; Les Amoraïm
VII. Les Judéens dans le pays parthes
VIII. Le patriarcat de Galamiel IV et de Juda II
IX. Le triomphe du christianisme et les Judéens
X. Les derniers Amoraïm
XI. Les Juifs dans la Babylonie et en Europe
XII. Les Juifs en Arabie
XIII. Organisation du judaïsme babylonien
XIV. Le caraïsme et ses sectes
XV. Situation des Juifs dans l’empire franc et déclin de l’exilarcat en Orient
2e époque — La science et la poésie juive
I. Saadia, Hasdaï et leurs contemporains
II. Fin du gaonat en Babylonie. Aurore de la civilisation juive en Espagne
III. Les cinq Isaac et Yitshaki
IV. La première croisade. Juda Allévi
V. La deuxième croisade - Accusation de meurtre rituel
VI. Situation des Juifs à l’époque de Maïmonide
VII. Époque de Maïmonide
VIII. Dissensions dans le judaïsme. - La rouelle
IX. Controverses religieuses du talmud. Autodafé du Talmud
X. Progrès de la bigoterie et de la Cabbale
XI. La peste noire. Massacres des Juifs
XII. Conséquences de la persécution de 1391. Marranes et apostats.
XIII. Une légère accalmie dans la tourmente.
XIV. Recrudescence de violences
XV. Établissement de tribunaux d’inquisition
XVI. Expulsion des Juifs d’Espagne et de Portugal
XVII. Pérégrinations des Juifs et des Marrannes d’Espagne et de Portugal
3e époque — La décadence
I. Reuchlin et le obscurants. Martin Luther
II. L’inquisition et les Marranes. Extravagances cabbalistiques te messianiques
III. Les Marranes et les papes
IV. Les juifs en Turquie et Don Joseph de Naxos
V. Situation des Juifs de Pologne et d’Italie jusqu’à la fin du XVIe siècle
VI. Formation de communautés marranes à Amsterdam, à Hambourg et à Bordeaux
VII. La guerre de Trente Ans et le soulèvement des Cosaques.
VIII. L’Établissement des Juifs en Angleterre et la révolution anglaise
IX. Baruch Spinoza et Sabbataï Cevi
X. Tritesses et joies
XI. Profonde décadence des Juifs
4e époque — Le relèvement
XII. Moïse Mendelssohn et son temps
XIII. Excès de l’orthodoxie et de la réforme
XIV. La révolution française et l’émancipation des Juifs
XV. Le Sanhédrin de Paris et la Réaction
XVI. Les réformes religieuses et la science juive
XVII. Une Accusation de meurtre rituel à Damas
XVIII. Orthodoxes et réformateurs en Allemagne
Traduction par Lazare Wogue, Moïse Bloch.
A. Lévy (Tome 5p. 265-287).


CHAPITRE XII


Moïse Mendelssohn et son temps
(1760-1786)


Moïse Mendelssohn, qui contribua pour une si large part au relèvement du judaïsme, présentait, en quelque sorte, dans sa personne, l’image même de son peuple. Petit, contrefait, un peu gauche, il était d’un extérieur assez déplaisant ; mais ce corps, d’apparence frète et débile, était animé d’une intelligence vigoureuse à laquelle nul effort ne coûtait pour arriver à la vérité. Le peuple juif aussi apparaissait alors, non seulement aux yeux de ses détracteurs, mais même de ses amis, comme déformé par les persécutions qu’il avait subies, de manières maladroites, peu considéré, l’esprit troublé par les idées les plus fausses. Mais il suffit qu’on lui montrât la lumière pour qu’il abandonnât ses erreurs, se redressât sous l’impulsion du sentiment de sa dignité et revint à ses pures et généreuses croyances. Mendelssohn, qui fut le principal auteur de cette œuvre de rénovation, offre ce trait particulier qu’il accomplit cette belle mission sans y avoir préalablement songé, presque à son insu, et sans avoir jamais occupé aucune fonction officielle. Car, sa modestie le retint toujours dans l’ombre, et jamais il n’accepta ni honneurs, ai dignités.

Né à Dessau le 17 août 1728, Moïse Mendelssohn était pauvre et misérable comme tous les enfants juifs de sa condition. À cette époque, les jeunes gens juifs ne connaissaient pas l’insouciance et la gaîté de leur âge. Dès leur enfance, la triste réalité les enveloppait de son souffle glacial et les mettait aux prises avec les difficultés de la vie. Par contre, leur esprit mûrissait vite. Mendelssohn avait à peine quatorze ans quand il se présenta, malingre et maladif, à une des portes de Berlin pour pénétrer dans la ville. Un préposé juif, chargé d’interdire l’accès de la ville à ceux de ses coreligionnaires qui étaient dénués de ressources, le questionna avec rudesse sur ses moyens d’existence. Il répondit timidement qu’il désirait fréquenter l’école talmudique du nouveau rabbin de Berlin. Autorisé alors à entrer, il se rendit auprès de David Frænkel, qui, de Dessau où il avait déjà eu Mendelssohn pour élève, venait d’être appelé au poste rabbinique de Berlin. Pour gagner sa maigre subsistance, Mendelssohn copia les commentaires de son maître Frænkel sur le Talmud de Jérusalem.

Comme la plupart des élèves des écoles talmudiques (Bekourim), Mendelssohn menait forcément la vie de privations recommandée par le Talmud à ceux qui s’adonnent aux études sacrées : Manger du pain avec du sel, boire de l’eau, coucher sur la dure, interdire toute jouissance matérielle et se consacrer tout entier à ses études. À son arrivée à Berlin, son unique but était de se familiariser avec la littérature talmudique. Mais l’esprit de réforme et l’amour des sciences et des lettres qui s’étaient réveillés avec force dans la capitale prussienne, sous le règne de Frédéric le Grand, avaient aussi fait sentir leur influence parmi les Juifs et avaient pénétré jusque dans l’école de Frænkel. Mendelssohn apprit les mathématiques, le latin, la philosophie. Un talmudiste, Israël Lévi Zamosc, lui fit connaître le Guide des Égarés de Maïmonide. En même temps qu’il étendait ses connaissances, il faisait son éducation morale, trempant son caractère, s’habituant à subordonner ses passions à sa raison et à vivre en vrai sage.

Vers l’âge de vingt ans, Mendelssohn trouva un emploi modeste de précepteur dans la maison d’un riche coreligionnaire, Isaac Bernard. À l’abri des préoccupations matérielles, il s’appliqua avec plus d’ardeur encore à augmenter son savoir. Il eut la bonne fortune de se lier alors avec un des esprits les plus remarquables que l’Allemagne eût produits au XVIIIe siècle, avec Gotthold-Ephraïm Lessing. Adversaire déclaré du mauvais goût, de. l’érudition lourde et pédante et de l’intolérance religieuse, Lessing provoqua une véritable révolution dans la littérature et les idées en Allemagne. Son action sur ses concitoyens fut peut-être plus profonde et plus durable que celle de Voltaire en France. Lessing, qui était fils d’un pasteur protestant, était de tempérament démocratique. Il avait pitié des humbles, de ceux pour qui la société professait un injuste dédain ; il ne craignait même pas d’entretenir des relations avec les Juifs. Il consacra, du reste, à ces derniers sa première œuvre dramatique. Dans ses Juifs, il osait montrer qu’un Juif est également capable de désintéressement et de générosité, et il s’attira par là le blâme de ses compatriotes chrétiens.

On raconte que Lessing fut mis en rapport avec Mendelssohn par un joueur d’échecs passionné, Isaac Hess, dont l’un et l’autre étaient parfois les partenaires (1754). Il conçut une vive admiration pour la dignité de caractère, la profonde honnêteté, l’amour de la vérité et les connaissances philosophiques de son ami juif, qui apparaissait à ses yeux comme un second Spinoza. Mendelssohn, de son côté, ne trouvait pas moins de charme dans la société de Lessing, qui lui plaisait par son aménité, sa franchise et son courage ; il apprit de lui à aimer l’art, la poésie, le beau sous toutes ses formes. Grâce à l’amitié de Lessing, Mendelssohn étendit le cercle de ses relations et se corrigea peu à peu des manières gauches qu’il avait contractées au ghetto. Il s’appliqua surtout à acquérir un style clair et attrayant, tâche malaisée pour lui qui savait à peine l’allemand et était habitué à l’informe jargon que parlaient ses coreligionnaires. Les modèles aussi faisaient défaut même parmi les écrivains allemands, car, avant Lessing, le style allemand était lourd, raboteux et déplaisant. Mais l’énergie et l’ardeur de Mendelssohn triomphèrent de toutes les difficultés.

Mendelssohn n’était pas encore lié depuis un an avec Lessing quand il écrivit (au commencement de 1755) des Dialogues philosophiques qui se distinguaient déjà par un style agréable, et où il blâmait les Allemands, lui Juif, de méconnaître leur caractère propre pour imiter servilement les Français. Il montra ces Dialogues à Lessing, qui, les trouvant bien composés, les fit imprimer à l’insu de l’auteur. Du reste, Lessing ne négligea rien pour faire connaître son ami dans les milieux instruits, et, quand un certain nombre d’auteurs créèrent à Berlin un café littéraire, Mendelssohn fut invité à en faire partie. Tous les mois, un membre de cette association faisait une conférence sur un sujet littéraire ou philosophique. Encore timide et se défiant de sa voix un peu faible, Mendelssohn chargea un de ses collègues de lire un travail de lui, sans que son nom fût prononcé. C’étaient des Considérations sur la probabilité. Les auditeurs ne tardèrent pas, par certains détails, à deviner l’auteur de cette étude, et ils lui en exprimèrent leurs félicitations. Mendelssohn collabora aussi à des Revues importantes ainsi qu’à la Bibliothèque des Belles-Lettres et des Sciences fondée par son ami Nicolaï. De jour en jour, son goût devenait plus pur, son style plus élégant et ses pensées plus élevées ; sa renommée s’étendit de plus en plus parmi les écrivains et les savants. Bientôt même, on se montra curieux à la cour de Frédéric le Grand de connaître le fameux Juif.

Rendu courageux par l’énergie de Lessing et entraîné par l’amour de la vérité, Mendelssohn, en rendant compte un jour, dans une Revue, des publications poétiques du roi, ne craignit pas d’y glisser une critique (1760). Il était froissé du dédain manifesté par Frédéric pour tout ce qui était allemand, et il ne ressentait qu’une médiocre admiration pour les traits d’esprit du souverain. Quoiqu’il exit su habilement dissimuler son blâme sous des éloges, un courtisan, le prédicateur Justi, démêla sa véritable pensée et reprocha vivement au Juif d’avoir oublié le respect dû à la personne sacrée du roi en osant critiquer audacieusement ses poésies. Un beau jour, Mendelssohn fut mandé à Sans-Souci, et là on lui demanda s’il était vraiment l’auteur du compte rendu critiquant les œuvres littéraires du roi. Il avoua courageusement son méfait et se disculpa par cette observation : Faire des vers, c’est comme jouer aux quilles. Le joueur de quilles, qu’il soit roi ou paysan, est obligé de laisser apprécier la façon dont il joue.

En définitive, Mendelssohn n’avait qu’à se louer de la fortune. Il avait acquis des amitiés solides, il put échanger sa situation si précaire et un peu humiliante de précepteur contre l’emploi plus lucratif, quoique bien modeste encore, de teneur de livres ; enfin il fut assez heureux d’associer à sa destinée une compagne vaillante et dévouée. Il remporta aussi un brillant succès, qui augmenta sa réputation d’écrivain et de penseur. L’Académie de Berlin avait mis au concours la question suivante : Les vérités philosophiques (métaphysiques) sont-elles susceptibles d’une évidence égale à celle des sciences mathématiques ? Mendelssohn obtint le prix (juin 1763) contre Kant, qui n’eut qu’une mention honorable. C’est que son Mémoire était écrit dans un style clair et facile et que ses idées philosophiques étaient présentées sous une forme facilement accessible à ses lecteurs. Son travail ainsi que celui de Kant furent traduits en français et en latin aux frais de l’Académie, et son nom fut ainsi connu également hors de l’Allemagne. Cette même année (octobre 1763), le roi lui accorda une distinction qui montre l’état d’infériorité civile où les Juifs de Prusse se trouvaient encore en ce temps : il le déclara Schutzjude, Juif protégé, en d’autres termes il lui accorda le droit de séjourner à Berlin. Jusqu’alors, il n’avait été toléré dans la capitale prussienne que comme membre du personnel de la ramille où il était employé.

Quelque temps après, Mendelssohn publia un ouvrage qui lui valut l’admiration de toutes les classes de la société. Depuis seize siècles, tous les peuples chrétiens acceptaient comme fondement de la morale et de la religion la croyance à une rémunération future. L’Église les excitait à pratiquer le christianisme en leur promettant des récompenses dans une autre vie. Mais certains penseurs s’étaient avisés de discuter la valeur de ces promesses, se demandant si la croyance à une autre vie était plus qu’un simple leurre. Gravement ou en plaisantant, les philosophes français du XVIIIe siècle avaient proclamé que le ciel est vide, qu’il n’y a pas de Dieu et que rien n’existe pour l’homme au delà du la tombe. De divers côtés on exprimait des doutes sur la réalité de l’immortalité de l’âme.

Mendelssohn était convaincu que l’humanité s’élevait ou s’abaissait selon qu’elle croyait ou ne croyait pas à l’immortalité de l’âme. Il s’imposa donc la tâche de démontrer la vérité de cette croyance, de réfuter les objections qu’elle soulevait et de rendre ainsi aux hommes cette espérance fortifiante que tout ne finit point ici-bas. Il écrivit un dialogue intitulé Phédon ou l’immortalité de l’âme, qui, par l’attrait et la clarté du style, ressemble au dialogue de ce nom composé par Platon, mais où les arguments sont tout autres.

Son point de départ, dans cet ouvrage, est l’existence de Dieu, à laquelle il croit avec une absolue conviction. Dieu, dit-il, a créé l’âme comme il a créé le corps. Du moment que le corps ne disparaît pas après la mort, mais se transforme en d’autres éléments, l’âme, qui est une substance simple, peut encore moins disparaître. Si notre âme était sujette à la destruction, toutes nos pensées ne seraient que des illusions par lesquelles Jupiter veut nous duper ; nous ressemblerions aux animaux, dont la destinée est de manger et de mourir. Donc, les idées de l’homme affirmant une vie future sont également vraies et répondent à une réalité.

Par son Phédon, Mendelssohn espérait émouvoir les cœurs et porter la conviction dans les esprits en faveur de la croyance à l’immortalité de l’âme. Il réussit au delà de toute prévision. Le Phédon fut traduit en plusieurs langues, et naturellement aussi en hébreu ; tout le monde voulait le connaître. Théologiens, philosophes, artistes, poètes (Herder, Gleim), le jeune Goethe, hommes d’État et princes lurent cet ouvrage avec une religieuse ferveur et manifestèrent cour l’auteur un enthousiasme qui, de nos jours, fait un peu sourire. On était reconnaissant au philosophe juif d’avoir rendu une nouvelle vigueur à une croyance réconfortante que la religion seule ne suffisait plus à faire accepter avec une entière confiance. Le duc de Brunswick s’efforçait de l’attirer dans son pays, le prince de Lippe-Schaumbourg le traitait en ami et en confident. L’Académie des sciences de Berlin voulut l’élire parmi ses membres, mais Frédéric le Grand raya son nom de la liste des présentations. Deux Bénédictins le consultèrent comme directeur de conscience, lui demandant de leur faire connaître les principes philosophiques et moraux dont ils devaient s’inspirer dans leur vie.

Malgré sa célébrité et les conseils insidieux de quelques-uns de ses admirateurs, Mendelssohn resta fermement attaché au judaïsme. Jean-Gaspard Lavater, pasteur évangélique de Zurich, essaya de le convertir au christianisme, mais sans succès. À la fois mystique et rusé, Lavater prétendait deviner le caractère et la valeur intellectuelle d’un homme au simple examen des traits de son visage. Lorsque Mendelssohn eut publié le Phédon, où il parle et pense comme un vrai Grec sans que rien trahisse son origine juive, Lavater en conclut que le philosophe de Berlin était complètement détaché du judaïsme. Il se sentait encore confirmé dans son opinion par une controverse religieuse où Mendelssohn s’était exprimé avec calme et modération sur le fondateur du christianisme et lui avait mène reconnu de grandes vertus. Il ne désespérait donc pas de voir un jour Mendelssohn définitivement touché de la grâce, et il ne négligea rien pour amener rapidement ce résultat. Un professeur de Genève, Bonnet, venait de publier en français une apologie de la religion chrétienne, les Recherches philosophiques sur les preuves dit christianisme. Lavater la traduisit en allemand et l’envoya à Mendelssohn avec une dédicace prétentieuse qui avait toute l’apparence d’un piège (septembre 1769). Il le mettait en demeure de réfuter publiquement les arguments exposés par Bonnet en faveur du christianisme, ou, dans le cas où il les trouverait probants, de faire ce que lui commandaient la prudence, l’honnêteté et l’amour de la vérité, ce qu’aurait fait Socrate s’il avait lu ce livre sans pouvoir y répondre.

Cette provocation eut un résultat très heureux, car elle fit sortir Mendelssohn de la réserve dans laquelle il s’était enfermé jusque-là et qui ressemblait presque à de l’indifférence pour le judaïsme. Sur l’invitation de Lavater, il descendit dans l’arène et défendit chaleureusement sa religion (décembre 1765). En termes modérés, il dit à Lavater et aux autres chrétiens des vérités très dures qui, en d’autres temps, l’auraient fait monter sur le bûcher. Il ajouta que, dès sa jeunesse, il s’était appliqué à l’examen du judaïsme, qu’il avait repris ensuite cette étude quand il eut acquis des connaissances plus étendues, et qu’il avait pu ainsi se convaincre de la haute valeur de sa religion. J’avoue, continuait-il, que, dans le cours des siècles, il s’est greffé sur le judaïsme certains abus qui ternissent en partie son éclat ; c’est là un fait qui s’est produit également pour d’autres religions. Mais en ce qui concerne les principes essentiels de ma religion, j’y crois de toutes les forces de mon être, et j’affirme devant Dieu que j’y resterai fermement attaché tant que mon âme n’aura pas changé totalement de nature. Après avoir affirmé qu’il avait peu de goût pour les controverses religieuses, parce qu’il était d’avis de répondre par des vertus, et non pas par des polémiques, au dédain qu’on professait pour les Juifs, il terminait par cette déclaration : Moi, qu’on nomme le Socrate allemand et à qui on reconnaît une âme pénétrée des vérités divines, je reste attaché à la religion méprisée des Juifs et je considère le christianisme comme une erreur.

La réponse de Mendelssohn à Lavater reçut l’approbation de tous les esprits éclairés. Le prince héritier de Brunswick, déjà prévenu en faveur du philosophe juif, le loua d’avoir su traiter une question aussi délicate avec tant de tact et un si grand amour des hommes. Bonnet lui-même donna son approbation à Mendelssohn et blâma le zèle intempestif de Lavater. Celui-ci dut s’excuser, à la fin, auprès de Mendelssohn de lui avoir demandé d’abjurer.

Pendant longtemps on s’entretint, dans les milieux instruits, de la controverse de Mendelssohn et de Lavater, qui fut également racontée, discutée, jugée dans de nombreux opuscules allemands et français. Un méchant écrivain, Jean-Balthazar Kölbele, de Francfort-sur-le-Mein, profita de cette circonstance pour déverser les plus grossiers outrages sur Mendelssohn, les rabbins, les Juifs et le judaïsme. La violence même de ses attaques en détruisit d’avance tout l’effet. Il se montra particulièrement perfide dans sa Lettre à monsieur Mendelssohn sur ses rapports avec Lavater et Kölbele (mars 1770), où il osait insinuer que l’intérêt seul retenait Mendelssohn dans le judaïsme. Mendelssohn lui répliqua brièvement, dans une note qu’il ajouta à une lettre adressée à Lavater. Ce libelle venimeux eut, au moins pour résultat d’arrêter les attaques contre les idées exposées par Mendelssohn, car aucun écrivain sérieux ne voulut se compromettre en la société de Kölbele.

Après avoir si vaillamment défendu le judaïsme contre les chrétiens, Mendelssohn eut à subir les reproches de ses propres coreligionnaires. Les orthodoxes, qui témoignaient le même respect pour les pratiques établies par les rabbins que pour les prescriptions de la Bible, lui en voulaient d’avoir déclaré publiquement qu’on trouvait dans le judaïsme des lois instituées par les hommes, et même des abus. Hirschel Levin, qui était alors rabbin de Berlin, lui demanda des explications au sujet de cette assertion. Mendelssohn n’eut pas de peine à se justifier. II n’en resta pas moins suspect aux yeux des rigoristes.

Bientôt il donna à ces derniers un nouveau motif de mécontentement. Par un décret conçu en termes presque paternels (avril 1772), le duc de Mecklembourg-Schwerin avait interdit aux Juifs de son pays d’inhumer trop vite leurs morts, pour qu’on ne risquât pas d’enterrer des personnes encore vivantes. Il était alors de coutume chez les Juifs d’enterrer le mort, autant que possible, le jour même du décès. Les délégués de la communauté demandèrent donc à Jacob Emden, d’Altona, de rédiger un mémoire pour prouver au duc de Mecklembourg que son décret était contraire à un de leurs usages religieux. Sur le conseil d’Emden, ils sollicitèrent l’intervention de Mendelssohn. À leur grand étonnement, celui-ci déclara (mai 1772) que lui aussi était d’avis de ne laisser inhumer les morts que trois jours après le décès, pour éviter toute erreur. Il prouvait en même temps que cette réforme n’était pas tout à fait une innovation et qu’à l’époque talmudique on avait également pris certaines mesures pour empêcher les inhumations précipitées. Cette hardiesse de Mendelssohn déplut à Emden et aux orthodoxes.

Ce fut vers cette époque que Lessing, l’ami de Mendelssohn, provoqua dans l’Allemagne chrétienne un formidable orage, dont l’écho retentit jusque parmi les Juifs. À Hambourg, où l’avait poussé son besoin de mouvement, il avait fait la connaissance d’une famille estimée et très libérale, la famille Reimarus. Pour combattre l’esprit sectaire et l’outrecuidance des pasteurs luthériens de cette ville, un membre de cette famille, Hermann-Samuel Reimarus, avait écrit un Plaidoyer pour les adorateurs éclairés de Dieu où il faisait l’apologie de la raison et parlait en ternies irrespectueux du fondateur du christianisme. Mais il n’avait pas eu le courage de publier cet écrit. Lui mort, sa fille, Élisa Reimarus, intelligente et courageuse, fit lire à Lessing quelques fragments de cet ouvrage. Celui-ci en fut profondément impressionné et conçut le projet de les faire imprimer. Mais, comme la censure en aurait sûrement interdit la publication sous le nom du véritable auteur, il usa d’un stratagème. Placé à la tête de la bibliothèque du duc de Brunswick à Wolfenbuttel, il les fit paraître (1770-1775) sous le titre de Fragments d’un inconnu, comme s’il les avait découverts parmi les manuscrits de cette bibliothèque.

Dans ces extraits, l’auteur rejette les miracles, nie la résurrection de Jésus, déclare que le fondateur du christianisme a été condamné à mort pour avoir usurpé le titre de roi des Juifs et comploté la ruine du Sanhédrin ; il affirme, enfin, que les Évangiles ont totalement altéré les enseignements de Jésus. Ces assertions audacieuses causèrent un énorme scandale. Comme on n’en connaissait pas l’auteur, tous s’en prirent à Lessing. Quoique abandonné de tous ses amis, Lessing tint tête avec vaillance à ses nombreux adversaires ; il accabla surtout de ses coups le représentant le plus passionné de l’orthodoxie présomptueuse et fanatique, le pasteur Goeze, de Hambourg. Son talent d’écrivain et le dialecticien l’ayant fait triompher dans la controverse, ses ennemis rirent appel contre lui au bras séculier. Ses Fragments furent confisqués, il dut même livrer le manuscrit aux autorités, et on lui défendit de traiter désormais de telles questions (1778). Il se vengea de l’intolérance chrétienne en écrivant une de ses plus intéressantes œuvres de théâtre, Nathan le Sage.

Dans ce drame, Lessing met en scène un Juif qui donne l’exemple des plus belles vertus et de la plus haute sagesse. C’est le portrait de son ami Mendelssohn. Comme ce dernier, le héros de Lessing est marchand et philosophe, aussi bon qu’intelligent, aussi intelligent que sage.

……………………… Libre de tout préjugé

Était son esprit, et son cœur était ouvert à toute vertu.

II était orné de toutes les beautés morales.

……………………….. Quel Juif !

Et il tenait à être considéré comme un vrai Juif.

Des croisés, qui, à Jérusalem, se sont livrés sur les Juifs aux plus déplorables excès, ont tué la femme et les sept enfants de Nathan. Pendant qu’il pleure la perte de tous les siens, le domestique d’un chevalier lui amène un enfant chrétien, une petite fille qui est orpheline et complètement abandonnée. Nathan remercie Dieu de lui avoir envolé une consolation dans sa douleur. Il adopte cette enfant et s’occupe de son éducation avec une tendre sollicitude et une rare délicatesse. Sa conscience lui défend d’élever cette jeune fille chrétienne dans la religion juive, il lui apprend seulement à connaître Dieu, lui enseigne le bien et lui inspire les plus purs et les plus généreux sentiments. Telle est la conduite d’un Juif.

Le représentant du christianisme agit, au contraire, avec une coupable déloyauté. Le patriarche de Jérusalem témoigne sa reconnaissance au sultan, qui lui a permis de créer une communauté chrétienne dans cette ville, en conspirant contre lui et en le trahissant :

Il croit, le patriarche, que ce qui est criminel

Aux yeux des hommes n’est pas criminel devant Dieu.

Ce patriarche veut faire monter Nathan sur le bûcher, parce qu’il a adopté un enfant chrétien abandonné, a veillé sur lui avec amour, a orné son esprit et son cœur. Et quand on lui objecte que, sans les soins du Juif, cet enfant aurait peut-être péri, il répond avec obstination :

N’empêche ! Il faut brûler le Juif.

Un autre représentant du christianisme, le Templier Leu de Filneck, est animé de très nobles sentiments, mais n’éprouve que du mépris pour les Juifs. Peu à peu, l’amour opère le miracle de le guérir de ses préjugés de chrétien. Il est vrai qu’il a du sang, mahométan dans les veines. Seul, le frère convers Bonafides, dans sa sainte simplicité, sait concilier une grande bonté avec une piété rigoureuse. Mais il ne connaît qu’un devoir, l’obéissance, et, sur un ordre du patriarche, il n’hésiterait pas à commettre les actes les plus abominables.

Ainsi, des divers personnages du drame de Lessing, le Juif seul montre vraiment de la noblesse. Le Templier, qui est le plus vertueux des personnages chrétiens, ne devient réellement bon qu’après s’être corrigé de certains préjugés. L’auteur expose, dans ce drame, que c’est une folie de rechercher quelle est la vraie religion. Lequel des trois fils peut se vanter de posséder le vrai anneau ? Le Père céleste aime surtout ceux de ses enfants qui se distinguent par leur douceur, leur bienveillance et leur esprit de charité.

Par ce drame, publié au printemps de l’année 1779, Lessing irrita profondément les chrétiens. Partout on l’accusa d’avoir abaissé te christianisme au profit de la religion juive. Ses amis mêmes n’osèrent pas le défendre et, de peur de se compromettre, l’évitèrent de plus en plus. Exclu de diverses sociétés, isolé, froissé dans ses sentiments les plus intimes, Lessing ressentit vivement les vexations qu’on lui infligeait. Il en fut profondément chagriné, et sa belle intelligence en éprouva le contrecoup ; il perdit sa vigueur, sa netteté d’esprit. Quoiqu’il mourût dans la force de l’âge, il paraissait brisé comme un vieillard, victime de son amour pour la vérité et la justice. Du moins sa lutte en faveur de la tolérance ne resta-t-elle pas stérile en Allemagne.

Pendant que Lessing, sous l’influence de l’admiration qu’il avait conçue pour Mendelssohn, s’efforçait de détruire les préjugés encore si vivaces contre les Juifs, Mendelssohn travaillait à l’amélioration morale de ses coreligionnaires en traduisant le Pentateuque. Ce livre, bien des Juifs pouvaient le réciter de mémoire, mais ne le comprenaient plus. Les nombreux commentaires rabbiniques et cabalistiques qui prétendaient l’expliquer en avaient altéré le sens. Dans les écoles, les maîtres, tous Polonais, le faisaient traduire aux enfants dans un affreux jargon et entremêlaient tellement le texte et les gloses que leurs élèves pouvaient croire que le Pentateuque contient les plus grandes absurdités. Depuis longtemps, Mendelssohn déplorait cette manière d’enseigner la Bible et reconnaissait la nécessité d’en donner une traduction simple et élégante. Il avait fait une version allemande du Pentateuque pour ses enfants, mais, dans sa modestie, ne voulait pas la publier. Il ne s’y décida que sur les instances pressantes de ses amis. Mais, comme il savait que la plupart de ses coreligionnaires, accoutumés à voir toujours la Bible accompagnée de commentaires, n’apprécieraient sa version allemande que s’il la présentait sous la forme habituelle, il y fit joindre un commentaire hébreu par un Polonais instruit, Salomon Dubno.

Avant de publier l’ouvrage entier, Mendelssohn en fit paraître une petite partie, à titre de spécimen. Aussitôt les rabbins orthodoxes protestèrent vivement contre son entreprise, et ils s’appliquèrent à la faire échouer. À Fürth, la traduction allemande de Moïse Dessau fut frappée d’anathème et on menaça d’excommunication ceux qui s’en serviraient. On raconte même que dans quelques villes polonaises, à Posen, à Lissa, cet ouvrage fut livré aux flammes. Mais les clameurs des orthodoxes polonais ne pouvaient nuire que médiocrement à Mendelssohn. Il y avait plus à se préoccuper de l’hostilité de Raphaël Kohen, rabbin de Hambourg et Altona, qui était estimé et respecté. Ce rabbi a prononça également l’excommunication contre la traduction de Mendelssohn. Mais, comme le roi et le prince héritier de Danemark, sur la demande du conseiller d’État Hennigs, s’étaient fait inscrire comme souscripteurs à cette œuvre, Raphaël Kohen ne pouvait pas la combattre ouvertement dans les communautés qu’il dirigeait.

D’ailleurs, malgré les protestations de leurs maîtres, les élèves des écoles talmudiques lisaient avidement la traduction de Mendelssohn. Ils apprenaient ainsi la langue allemande et, en même temps, s’habituaient à étudier la Bible dans son texte mime, et non plus à travers les commentaires. Leur esprit s’élargit, leurs idées s’élevèrent au-dessus de l’étroit domaine talmudique, un ardent désir de savoir embrasa leur âme. En étudiant le Talmud, ils avaient acquis une vive pénétration, une grande facilité de conception et une dialectique serrée. Ces qualités, ils les appliquèrent ensuite aux autres sciences, qui étaient nouvelles pour eux. Des milliers de jeunes gens, disséminés dans les écoles de Hambourg, de Prague, de Nikolsbourg, de Francfort-sur-le-Mein et même de Pologne, se pénétrèrent des écrits et des exemples de Mendelssohn. Tous les savants juifs de la fin du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe n’avaient étudié dans leur jeunesse que le Talmud, et ce fut sous l’influence du philosophe juif de Berlin qu’ils se mirent à cultiver les diverses branches du savoir humain et travaillèrent ainsi à la rénovation intellectuelle et morale de leurs coreligionnaires.

En même temps que Mendelssohn faisait entrer les Juifs, peut-être sans l’avoir prémédité, dans la voie du progrès et de la civilisation, il contribua également à améliorer leur situation matérielle. Il leur avait déjà suscité un courageux défenseur dans la personne de Lessing ; il gagna à leur cause un autre de ses amis, Dohm, qui composa un Mémoire remarquable en faveur des Juifs d’Alsace.

Dans aucune contrée de l’Europe, la situation des Juifs n’était plus misérable, à cette époque, qu’en Alsace. Toutes les classes de la population s’entendaient pour les opprimer et les maltraiter ; ils avaient à souffrir de l’intolérance du clergé, de l’arbitraire de la noblesse, de la jalousie des corporations. Parqués dans des ghettos, ils n’étaient autorisés qu’exceptionnellement à se rendre dans les autres quartiers de la ville. Par contre, ils étaient accablés d’impôts : taxes à payer au roi, à l’évêque de Strasbourg, aux comtes de Haguenau, aux nobles dont ils habitaient les domaines, enfin taxes de guerre. En outre, ils devaient entretenir leurs synagogues et leurs écoles. D’où tirer tout l’argent qu’on leur demandait ? La plupart des branches de l’activité humaine leur étaient inaccessibles ; la loi ne leur permettait que le commerce du bétail et l’orfèvrerie. Voulaient-ils sortir de la province où ils résidaient, ils étaient obligés de payer un péage. À Strasbourg, aucun Juif ne pouvait passer la nuit. Pour payer les impôts multiples dont on les accablait et pour se défendre contre les vexations qu’on leur faisait subir, ils avaient besoin de beaucoup d’argent. Cet argent, ils s’efforçaient de le gagner en prêtant à intérêt. Comme ils couraient de grands risques de ne pas rentrer dans le capital avancé, ils exigeaient un taux élevé. Mais les débiteurs ne voyaient que les gros intérêts qu’on leur réclamait, et l’impopularité des Juifs s’en accrut encore.

Un greffier alsacien, Hell, intelligent et d’esprit cultivé, mais sans conscience et très cupide, profita de la haine qu’inspiraient les Juifs pour exciter le peuple contre eux. Il apprit même l’hébreu pour pouvoir prendre connaissance par lui-même de leurs livres de commerce et mieux pénétrer le secret de leurs opérations. Un jour, il leur fit adresser des lettres en hébreu, les menaçant de les dénoncer pour usure et tromperie s’ils ne lui remettaient pas une somme déterminée. Nommé bailli par quelques nobles d’Alsace, il eut les Juifs entièrement à sa merci. Ceux qui ne se soumettaient pas à ses exigences, il les citait en justice et les condamnait. Lorsqu’on commença à soupçonner ses exactions, il s’en irrita et, dans sa colère, chercha à nuire encore plus aux Juifs. Il enseigna aux débiteurs à fabriquer de fausses quittances, qu’ils opposaient ensuite aux réclamations des préteurs juifs. Il se rencontra bien, parmi les débiteurs, d’honnêtes gens qui hésitèrent à user d’un tel moyen ; mais des ecclésiastiques calmaient leurs scrupules en leur affirmant que frauder les Juifs était une œuvre pie. Afin de couronner son œuvre de haine, Hell publia (1779) des Observations d’un Alsacien sur les affaires des Juifs en Alsace, où il excitait la population à exterminer les Juifs. Dans ce libelle, il reconnaissait bien qu’on avait falsifié des quittances, mais il ajoutait que c’était la Providence qui avait envoyé cette inspiration aux débiteurs pour punir le : Juifs de lu mort de Jésus. Heureusement, toutes les autorités ne partageaient pas l’avis de Hell. Ce singulier bailli fut incarcéré, sur l’ordre de Louis XVI, puis éloigné d’Alsace. Par un décret royal (mai 1780), les procès d’usure furent enlevés à la juridiction des nobles pour être portés directement devant le Conseil souverain d’Alsace.

Cette intervention bienveillante de Louis XVI encouragea les Juifs d’Alsace à appeler l’attention du souverain sur les abus et les iniquités dont ils étaient sans cesse victimes et à solliciter sa protection. Leurs représentants composèrent un Mémoire pour le Conseil d’État, où ils énuméraient les lois oppressives dont ils souffraient et où ils indiquaient les mesures qui amélioreraient leur situation. Mais ils sentaient que ce Mémoire devait être rédigé de façon à impressionner également l’opinion publique qui, à cette époque si rapprochée de la Révolution, était déjà très puissante. Ils le soumirent donc avant tout à Mendelssohn, dont la réputation était très grande parmi ses coreligionnaires d’Europe. Mais, comme il n’avait ni le loisir ni peut-être le talent spécial nécessaire pour donner à ce document une forme émouvante et persuasive, il s’adressa à un de ses amis qui, par sa situation et ses connaissances, était excellemment préparé à un tel travail. Cet ami s’appelait Dohm.

Chrétien-Guillaume Dohm (1751-1820), qui était un savant historien, venait d’être attaché par Frédéric le Grand, avec le titre de membre du Conseil de la guerre, aux Archives de l’État. Comme beaucoup d’écrivains et de philosophes de ce temps, il avait cultivé l’amitié de Mendelssohn et avait été séduit par l’élévation de son esprit et la douceur de son caractère. Son admiration pour Mendelssohn l’avait amené à étudier de près le glorieux passé des Juifs et les persécutions dont ils étaient l’objet depuis tant de siècles. Il avait même conçu le projet de publier un travail sur l’histoire de la nation juive depuis la chute de leur État. Il accepta donc avec empressement la proposition de réviser le Mémoire des Juifs d’Alsace. Dans le cours de son travail, il eut l’idée de donner une portée plus haute à ce Mémoire en plaidant la cause non seulement des Juifs d’Alsace, mais aussi des Juifs d’Allemagne, qui souffraient des mêmes iniquités. Le Mémoire primitif devint ainsi un véritable livre, achevé en août 1781 et intitulé : De la réforme politique des Juifs.

Laissant de côté toute déclamation, Dohm, dans son ouvrage, se place au point de vue politique et économique pour conseiller aux hommes d’État d’améliorer la situation des Juifs. La tâche qu’il poursuivait offrait des difficultés exceptionnelles, car les arguments mêmes qu’il pouvait faire valoir en faveur des Juifs étaient invoqués contre eux par leurs ennemis. Intelligents et actifs, ils étaient accusés d’être remuants et rusés, leur attachement à leur religion était qualifié d’obstination, la fierté qu’ils éprouvaient de l’antiquité de leur race et de la valeur de leurs croyances passait pour de l’orgueil et de la présomption. Mais, sans se laisser arrêter par les préjugés qui régnaient contre eux, Dohm prit vaillamment leur défense.

Après avoir exposé que dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, les Juifs jouissaient dans l’Empire romain des droits de citoyen, Dohm montre qu’ils furent soumis peu à peu à des lois restrictives par les Byzantins et les Germains, surtout par les Visigoths d’Espagne. Et pourtant ils étaient plus cultivés et plus instruits que leurs persécuteurs. Les Juifs et les Arabes d’Espagne étaient bien supérieurs, par leur savoir, à l’Europe chrétienne. Durant tout le moyen âge, les Juifs avaient été traités par les chrétiens de la plus cruelle façon.

Sans doute, continue Dohm, les Juifs ont également leurs défauts, dont quelques-uns sont peut-être tellement enracinés qu’ils ne pourront s’en corriger qu’à la troisième ou la quatrième génération. Raison de plus de tenter des réformes, afin que les générations futures soient meilleures. D’ailleurs, on a le droit d’espérer d’excellents résultats de ces réformes, parce que la pauvreté ne sévit pas autant chez les Juifs que chez les chrétiens et que plusieurs d’entre eux se sont distingués par les plus brillantes qualités de cœur et d’esprit. En général, ils sont prévoyants, laborieux, doux, se plient facilement aux circonstances.

Enfin, il termine par cette déclaration que la nature a doué les Juifs aussi favorablement que les autres hommes, qu’ils peuvent devenir des citoyens utiles ; c’est l’oppression qui a pesé sur eux pendant si longtemps qui les a pervertis en partie. L’humanité, la justice ainsi qu’une politique avisée conseillent de faire cesser cette oppression et de les relever de leur avilissement dans leur propre intérêt comme dans l’intérêt de l’État.

En demandant qu’on améliore la situation des Juifs, Dohm indique en même temps les mesures qu’il faut prendre pour y réussir. Tout d’abord il est nécessaire de leur accorder les mêmes droits qu’aux autres habitants du pays. Il faut ensuite les encourager à créer de bonnes écoles ou les admettre dans les écoles chrétiennes ; la prédication dans les synagogues pourra aussi avoir d’heureux effets. En outre, il appartient au clergé de faire comprendre aux chrétiens qu’ils doivent considérer et traiter les Juifs comme leurs semblables, et non comme des parias.

Dohm veut qu’on laisse aux Juifs liberté complète pour leurs affaires religieuses et administratives : pour l’exercice de leur culte, la création de synagogues, la nomination d’instituteurs et l’organisation d’œuvres de bienfaisance. Il ne leur dénie qu’un seul droit, celui d’être appelé à des emplois publics nu à des fonctions de l’État. Ils ne lui paraissaient pas encore assez mûrs pour jouir d’une liberté aussi large. Un prochain avenir devait donner un démenti à ces craintes.

Dès son apparition, l’ouvrage de Dohm produisit une profonde impression. Il fut beaucoup lu, beaucoup discuté et surtout beaucoup critiqué. Des protestations vives s’élevèrent contre les utopies de l’auteur. On alla même jusqu’à l’accuser d’avoir vendu sa plume aux Juifs. Il ne l’aurait pas vendue bien cher ! La communauté de Berlin lui offrit un couvert en argent au jour anniversaire de sa naissance, les Juifs du Brésil lui envoyèrent une adresse de remerciements, et une famille juive de Breslau prit en son honneur le nom de Dohm. Ce sont là les seuls témoignages qu’il reçut de la reconnaissance juive. Sa plus douce récompense fut certainement la promulgation de l’édit de tolérance de Joseph II, qui suivit de près ta publication de son ouvrage.

Par cet édit (19 octobre 1781), les Juifs furent autorisés, sous certaines réserves, à apprendre des métiers manuels, à s’occuper d’arts et de sciences et à s’adonner à l’agriculture ; ils avaient aussi accès, désormais, dans les Universités et les Académies. Joseph II décréta la création, parmi les Juifs, d’écoles élémentaires et d’écoles normales, et il déclara obligatoire pour eux l’enseignement de la langue nationale. Par une attention délicate, il ordonna qu’on évitât, dans les écoles mixtes, de froisser leurs croyances religieuses et que les chrétiens les traitassent comme leurs semblables. Il abolit aussi le péage personnel ou leibzoll, que les Juifs étaient tenus de payer. Pourtant, il ne voulut pas leur accorder les mêmes droits qu’in ses autres sujets. Ainsi, ils continuaient à ne pas pouvoir résider dans certaines villes dont le séjour leur avait été autrefois interdit. À Vienne même, ils ne pouvaient s’établir qu’exceptionnellement et en payant le droit de tolérance, et ils n’avaient pas le droit d’y élever officiellement une synagogue. Les notables juifs eurent cependant la permission (2 janvier 1782), eux et leurs fils, de porter l’épée. Klopstock célébra dans une ode magnifique l’esprit libéral de Joseph II.

Une première brèche était donc faite aux anciennes barrières élevées contre les Juifs par le fanatisme de l’Aise, la rapacité des princes et les préjugés des peuples. Les idées développées par Dohm ne pouvaient plus être qualifiées de simples utopies, puisqu’un souverain les avait réalisées en partie. Un ami de Dohm, Diez, un des plus généreux esprits de cette époque, qui représenta plus tard la Prusse en Turquie, estimait même que Dohm n’avait pas réclamé des droits assez étendus pour les Juifs. Vous avez eu raison, lui dit-il, d’affirmer que les défauts actuels des Juifs sont le résultat de l’oppression séculaire qui a pesé sur eux. Mais pour achever le tableau et atténuer les reproches que vous adressez aux Juifs, vous auriez dû également peindre les mœurs corrompues des chrétiens, qui ne valent certainement pas mieux que les Juifs.

biais des hommes tels que Diez étaient de rares exceptions. Dans les cercles savants de l’Allemagne, l’ouvrage de Dohm était, au contraire, jugé très sévèrement. On ne voulait pas croire que les Juifs fussent jamais capables de se relever et de devenir d’utiles citoyens. Déjà, trente ans auparavant, à l’apparition du drame de Lessing intitulé : Les Juifs, un théologien, qui était en même temps un hébraïsant, Jean-David Michaelis, avait rendu solennellement cet oracle qu’un Juif animé de sentiments élevés était une pure chimère. Mendelssohn, par son caractère, sa conduite et ses œuvres, était bien venu donner un éclatant démenti à cette assertion méprisante. Mais, comme il n’est pas possible qu’un savant allemand se trompe, Michaelis persista dans son opinion que la race juive était vouée à une irrémédiable dégénérescence. Ses assertions malveillantes ne causèrent alors aucun tort aux Juifs, parce qu’à ce moment ni les princes, ni les peuples n’étaient encore disposés en Allemagne à traiter les Juifs en citoyens. Même Frédéric le Grand, le prince philosophe, dont Dohm espérait le plus, n’améliora en rien leur situation, et lorsque Éphraïm Veitel lui demanda de leur permettre au moins l’accès des professions manuelles, il refusa. Mais Dohm eut le grand mérite de créer une opinion publique au sujet des Juifs.

Pendant que Dohm plaidait la cause des Juifs, Mendelssohn avait gardé une réserve discrète. Il craignait qu’une intervention publique de sa part entravât les efforts de Dohm et nuisit à la cause de ses coreligionnaires. Mais il manifestait hautement sa joie de voir des chrétiens défendre énergiquement les Juifs. Bénie soit la Providence, dit-il, qui a daigné prolonger ma vie jusqu’à ce temps heureux où l’on commence enfin à comprendre les droits de l’humanité ! Pourtant, de crainte que la réforme politique des Juifs, inspirée par la plus noble pensée, ne prêtât à certains malentendus, il crut nécessaire de rompre le silence pour compléter et, sur quelques points, rectifier les arguments de Dohm. Il chargea donc un de ses jeunes amis, le médecin Marcus Herz, de traduire de l’anglais le fameux mémoire de Manassé ben Israël, où se trouvaient réfutées les nombreuses accusations produites sans cesse contre les Juifs, et il fit précéder cette traduction d’une remarquable préface (mars 1782).

Une pensée exprimée dans cette préface frappa vivement les lecteurs chrétiens. Mendelssohn y déclarait, en effet, que la religion n’a pas le droit d’agir par contrainte. C’était là une attaque directe contre les procédés de l’Église, qui n’avait cessé d’employer contre les hérétiques et les mécréants l’anathème, le cachot, les tortures et le bûcher. Quelques ecclésiastiques chrétiens approuvèrent publiquement ces paroles. Un autre chrétien, dans un ouvrage intitulé : Recherche de la lumière et de la vérité, félicita hypocritement Mendelssohn de s’être éloigné du judaïsme, qui use de rigoureux châtiments et d’anathèmes, pour suivre une religion d’amour. Afin de ne laisser naître aucune confusion, Mendelssohn riposta par un nouveau livre (printemps 1783) qu’il appela Jérusalem ou Le Pouvoir religieux et le Judaïsme.

Dans cet ouvrage, Mendelssohn développe cette idée que l’autorité supérieure possède le droit de contrôle sur les actes, mais non sur les opinions et les croyances. L’Église surtout n’a pas le droit de punir. Sa mission est d’enseigner et de consoler. Il ajoute que la religion juive reconnaît à ses adeptes la liberté de croire selon leur conscience. Le judaïsme primitif ne contient aucun dogme obligatoire, il ne prescrit pas de croire, mais de savoir. Aussi les Juifs ne peuvent-ils jamais être taxés d’hérétiques, quelles que soient leurs opinions religieuses. Ils n’encourent de punition que s’ils traduisent leurs croyances erronées en actes. Car le judaïsme n’est pas une religion révélée, mais une législation révélée. Dans la Constitution donnée par Dieu, les droits de l’État et de la religion se confondent. Autrefois, il n’y avait aucune différence entre les lois civiles et les lois religieuses. Se rendre coupable envers Dieu était se rendre coupable envers l’État. Avec la destruction du temple de Jérusalem, c’est-à-dire avec la disparition de l’État, disparurent aussi les peines corporelles et capitales ainsi que les amendes dont étaient punies les transgressions religieuses.

À ceux qui, avec une sincérité feinte ou réelle, avaient prétendu qu’il avait rompu avec le judaïsme, Mendelssohn répondit par une déclaration qui n’était qu’un hors-d’œuvre dans sa Jérusalem. Il affirmait, en effet, que les lois rituelles sont également d’origine divine et restent obligatoires jusqu’à l’époque où il plaira au Tout-Puissant de les abolir dans les mêmes conditions de publicité où il les a révélées. Il démontrait ensuite, par une argumentation originale, la nécessité des lois cérémonielles.

Cet ouvrage, où Mendelssohn, au lieu de se tenir sur la défensive, parle en accusateur et montre très nettement, quoique avec beaucoup de mesure et d’habileté, les points faibles de la Constitution de l’Église, produisit une profonde impression. L’illustre philosophe Kant lui écrivit qu’il avait lu Jérusalem et en avait admiré la profondeur de pensée et la finesse des aperçus. À mon avis, lui dit-il, votre livre est le précurseur d’une grande réforme, dont votre nation ne profitera pas seule ; vous avez prouvé que votre religion laisse à ses adeptes une plus grande liberté de conscience qu’on ne supposait et qu’on ne trouve ailleurs. Michaelis, qui malgré son rationalisme, haïssait tant les Juifs, fut tout troublé de la hardiesse de l’auteur de Jérusalem.

En même temps que Mendelssohn glorifiait ainsi le judaïsme et s’appliquait, soit par ses propres ouvrages, soit par ceux de ses amis, à améliorer la situation des Juifs, il s’occupait aussi de leur relèvement intellectuel et moral. Dans cette dernière tâche, il fut puissamment aidé par Wessely.

Hartwig ou Naphtali-Herz Wessely (né à Hambourg en 1725, mort en 1805), était un esprit original, à la fois enthousiaste et plein de sang-froid. La tâche qu’il s’imposa fut d’étudier la Bible hébraïque et d’en pénétrer le sens. Comme Mendelssohn, il s’était instruit sans maîtres, et, dès sa jeunesse, s’étaient manifestés chez lui le sentiment du beau et le goût d’un langage pur et châtié. Il avait encore un autre point de ressemblance avec Mendelssohn. Lui aussi était d’un caractère élevé, d’une loyauté scrupuleuse et d’une grande dignité, mais il était moins conciliant, moins souple, moins doux. Raide, compassé, pédant, il avait plus d’érudition que de profondeur de pensée. Ce fut Mendelssohn qui le fit sortir de son obscurité. La communauté de Trieste, composée surtout de Juifs italiens et portugais, qui manifestaient moins d’aversion pour les sciences profanes que leurs coreligionnaires allemands, avait demandé au comte Zinzendorf, gouverneur de la ville, de l’éclairer de ses conseils pour l’organisation des écoles, telles que les désirait l’empereur Joseph. Zinzendorf l’engagea à s’adresser à Mendelssohn. Celui-ci signala alors à Joseph Hayyim Galaigo, délégué de la communauté de Trieste, les efforts tentés par son ami Wessely pour faire appliquer par ses coreligionnaires la loi édictée par Joseph II, et il lui recommanda de se mettre en relations avec lui.

Wessely avait, en effet, écrit un vrai dithyrambe en l’honneur de cette loi, parce qu’il en attendait les meilleurs résultats pour le judaïsme. Aussi, quand il apprit que les rigoristes de Vienne déploraient presque cette ordonnance de l’empereur comme une violation de conscience, envoya-t-il aux communautés d’Autriche une lettre hébraïque : Paroles de paix et de vérité (mars 1782), où il démontrait que c’était une obligation religieuse pour les Juifs d’acquérir une culture générale. Il traçait en même temps une sorte de programme d’études qui devait conduire graduellement la jeunesse juive de l’enseignement élémentaire jusqu’au Talmud. Son enthousiasme pour les réformes de Joseph II lui attira la colère des ultra orthodoxes. Riais, comme il défendait, en réalité, les idées de Joseph IM, ceux-ci n’osèrent pas l’attaquer ouvertement. Ils essayèrent simplement d’exciter contre lui quelques rabbins polonais pour faire condamner sa lettre et le frapper lui-même d’anathème. Hirschel, rabbin de Berlin, tenta aussi de le rendre suspect à ses coreligionnaires. Mais la communauté de Berlin était trop imprégnée de l’esprit de Mendelssohn pour prendre parti contre Wessely.

Malgré cet échec, les rigoristes continuèrent leurs attaques contre Wessely, et ils réussirent à faire brûler publiquement sa lettre à Lissa. Cet acte de fanatisme froissa vivement les esprits libéraux. À Trieste, à Ferrare, à Venise, les rabbins se prononcèrent avec énergie en faveur de Wessely. Dans plusieurs villes, et même à Prague, les Juifs fondirent des écules pour y organiser le nouvel enseignement. En réalité, les orthodoxes, dans leur haine contre les innovations, voyaient plus juste que Mendelssohn et Wessely. Ces deux nobles esprits, profondément attachés au judaïsme, espéraient provoquer, par leurs réformes, l’abolition des abus que le temps et les circonstances y avaient introduits ; ils ne se doutaient pas qu’ils l’ébranleraient jusque dans ses fondements.

Wessely, toujours maltraité par la destinée, eut encore la douleur de voir porter les coups les plus violents aux principes mêmes de la religion qu’il vénérait. Ce chagrin fut épargné à Mendelssohn. Il se préparait à écrire l’apologie de Lessing pour le présenter à la postérité dans toute sa gloire, quand il apprit de Jacobi que, peu de temps avant sa mort, son ami s’était déclaré partisan de la philosophie de Spinoza. Lessing spinoziste ! Mendelssohn en fut profondément affecté. La tristesse qu’il en ressentait hâta certainement sa fin. Il mourut le 4 janvier 1786. Au moins n’eut-il pas la douleur de voir une de ses filles abandonner son mari et ses enfants pour s’enfuir avec un amant, une autre embrasser le christianisme, et un de ses fils livrer ses enfants à l’Église.

La mort de Mendelssohn fut un deuil non seulement pour tous ses coreligionnaires allemands, mais aussi pour de nombreux chrétiens de Berlin et d’autres villes. Ses amis chrétiens Nicolaï, Biester et Engel, précepteurs du prince-héritier Frédéric-Guillaume III, unirent leurs efforts à ceux de ses admirateurs juifs pour essayer de lui faire élever une statue sur la place de l’Opéra, à Berlin, à côté de celles de Leibniz, de Lambert et de Sulzer. L’enfant du modeste scribe de Dessau était devenu une des gloires de la capitale prussienne.