Histoire des Juifs/Troisième période, deuxième époque, chapitre I

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Histoire des Juifs
Introduction
I. Les temps bibliques : § 1er
II. — Après l’exil : § 1er
III. 3e période — La dispersion
1re époque — Le recueillement après la chute
I. Le relèvement ; l’école de Jabné
II. L’activité à l’intérieur
III. Soulèvement des judéens
IV. Suite de la guerre de Barcokeba
V. Patriarcat de Judale Saint
VI. Le patriarche Juda II ; Les Amoraïm
VII. Les Judéens dans le pays parthes
VIII. Le patriarcat de Galamiel IV et de Juda II
IX. Le triomphe du christianisme et les Judéens
X. Les derniers Amoraïm
XI. Les Juifs dans la Babylonie et en Europe
XII. Les Juifs en Arabie
XIII. Organisation du judaïsme babylonien
XIV. Le caraïsme et ses sectes
XV. Situation des Juifs dans l’empire franc et déclin de l’exilarcat en Orient
2e époque — La science et la poésie juive
I. Saadia, Hasdaï et leurs contemporains
II. Fin du gaonat en Babylonie. Aurore de la civilisation juive en Espagne
III. Les cinq Isaac et Yitshaki
IV. La première croisade. Juda Allévi
V. La deuxième croisade - Accusation de meurtre rituel
VI. Situation des Juifs à l’époque de Maïmonide
VII. Époque de Maïmonide
VIII. Dissensions dans le judaïsme. - La rouelle
IX. Controverses religieuses du talmud. Autodafé du Talmud
X. Progrès de la bigoterie et de la Cabbale
XI. La peste noire. Massacres des Juifs
XII. Conséquences de la persécution de 1391. Marranes et apostats.
XIII. Une légère accalmie dans la tourmente.
XIV. Recrudescence de violences
XV. Établissement de tribunaux d’inquisition
XVI. Expulsion des Juifs d’Espagne et de Portugal
XVII. Pérégrinations des Juifs et des Marrannes d’Espagne et de Portugal
3e époque — La décadence
I. Reuchlin et le obscurants. Martin Luther
II. L’inquisition et les Marranes. Extravagances cabbalistiques te messianiques
III. Les Marranes et les papes
IV. Les juifs en Turquie et Don Joseph de Naxos
V. Situation des Juifs de Pologne et d’Italie jusqu’à la fin du XVIe siècle
VI. Formation de communautés marranes à Amsterdam, à Hambourg et à Bordeaux
VII. La guerre de Trente Ans et le soulèvement des Cosaques.
VIII. L’Établissement des Juifs en Angleterre et la révolution anglaise
IX. Baruch Spinoza et Sabbataï Cevi
X. Tritesses et joies
XI. Profonde décadence des Juifs
4e époque — Le relèvement
XII. Moïse Mendelssohn et son temps
XIII. Excès de l’orthodoxie et de la réforme
XIV. La révolution française et l’émancipation des Juifs
XV. Le Sanhédrin de Paris et la Réaction
XVI. Les réformes religieuses et la science juive
XVII. Une Accusation de meurtre rituel à Damas
XVIII. Orthodoxes et réformateurs en Allemagne


CHAPITRE PREMIER


saadia, hasdaï et leurs contemporains
(928-970)


Après la disparition de la branche des Carolingiens en Germanie, au moment où, dans l’Europe chrétienne, le dernier rayon de la vie intellectuelle s’éteignait sous les ténèbres croissantes du moyen âge, la civilisation juive brillait d’un très vif éclat. Tandis que les hauts dignitaires de l’Église et la foule ignorante étaient d’accord pour condamner toute recherche scientifique comme œuvre diabolique, les chefs de la Synagogue encourageaient, au contraire, le peuple à s’instruire. Pendant trois siècles consécutifs, les docteurs juifs se montrèrent pour la plupart les principaux promoteurs de l’instruction.

Le mouvement qui se développa à cette époque, parmi les Juifs, avec une intensité si remarquable, était dû surtout à deux savants, dont l’un vivait en Orient et l’autre en Occident : c’étaient Saadia, à Sora, et Hasdaï, en Espagne. Avec l’apparition de ces deux esprits éminents commence, dans l’histoire juive, une nouvelle époque, qu’on peut qualifier de scientifique. Ce fut pour le judaïsme comme un nouveau printemps, une époque de jeunesse et d’activité, pendant laquelle la poésie fit entendre ses accents gais et mélodieux. Devant ce réveil intellectuel, on oublia bien vite la chute de l’exilarcat. Déjà une première fois, après la destruction du premier temple et la cessation du culte des sacrifices, une nouvelle vie religieuse avait refleuri en Israël sur des ruines. Maintenant, de nouveau, la vie religieuse des Juifs reprenait un admirable essor au moment même où, par suite de la fermeture des écoles babyloniennes, on la croyait éteinte pour toujours. Elle changea seulement de pays. Transplantée des bords de l’Euphrate en Europe, elle dépouilla peu à peu ses formes orientales pour prendre en quelque sorte un caractère européen. Saadia est le dernier représentant de la civilisation juive en Orient. Hasdaï et les autres savants qui se formèrent à son école sont les premiers promoteurs d’une civilisation judéo-européenne.

Saïd ou Saadia ben Joseph (892-942), de la ville de Fayyoum, dans la haute Égypte, fonda le premier une science juive parmi les rabbanites. Il fut le créateur de la philosophie religieuse au moyen âge. Son savoir était très étendu. Outre son érudition talmudique, il possédait des connaissances variées, qu’il avait acquise chez les caraïtes et les musulmans de son époque. Il avait également un sentiment très élevé de la religion et de la morale et était doué d’un caractère droit et ferme, sachant ce qu’il voulait et mettant au service de sa volonté une rare persévérance.

On sait peu de chose de sa jeunesse. Comme, de son temps, l’Égypte ne possédait pas de savants talmudistes, il faut bien admettre qu’il était redevable à sa seule intelligence de la supériorité qu’il avait acquise dans le domaine talmudique. Il était aussi très versé dans la littérature caraïte, comme aucun rabbanite ne le fut avant lui. À l’âge de vingt-trois ans, il publia, sous le titre de « Réfutation d’Anan », un ouvrage de polémique contre les caraïtes.

On ne connaît pas le contenu de cet écrit, mais il est vraisemblable que Saadia y démontrait la nécessité de la tradition et faisait ressortir les erreurs et les inconséquences d’Anan. Un autre de ses ouvrages reproche à Anan d’avoir étendu beaucoup trop loin les degrés de parenté et représente le fondateur du caraïsme comme un ambitieux impudent et irréligieux, que son outrecuidance seule a éloigné du judaïsme talmudique.

À peine arrivé à l’âge d’homme, Saadia, au grand profit du judaïsme, entreprit un travail qui présentait de nombreuses difficultés. Jusqu’alors, l’étude sérieuse de la Bible était restée le privilège des caraïtes, qui avaient publié de nombreux commentaires sur l’Écriture sainte. Les docteurs rabbanites n’accordaient d’attention qu’au Talmud. Frappé de cette infériorité des rabbanites, Saadia résolut de traduire la Bible en arabe, langue qui était alors comprise par les Juifs depuis l’extrême Occident jusqu’aux Indes ; il accompagna la traduction d’explications plus ou moins longues, selon qu’il le jugeait nécessaire. Par là, il poursuivait un triple but : rendre l’Écriture sainte accessible au peuple ; arrêter le développement du caraïsme qui, par des interprétations spécieuses, cherchait à mettre la tradition en contradiction avec la Bible ; et enfin, réagir contre les divagations des mystiques, qui prenaient à la lettre les anthropomorphismes de la Bible. Convaincu que la loi orale est d’origine divine aussi bien que la loi écrite, et persuadé, d’un autre côté, que ni l’Écriture sainte ai la tradition ne peuvent être en contradiction avec la raison, Saadia admettait que, s’il se rencontrait quand même des contradictions, elles ne pouvaient être qu’apparentes, et par sa traduction comme par son commentaire il s’efforça de les faire disparaître. Pour atteindre le but qu’il poursuivait, il dénaturait souvent le sens des mots. Aussi la traduction de Saadia, malgré l’esprit puissant et original de son auteur, présente-t-elle un défaut capital. Comme elle cherche à mettre la Bible d’accord avec la tradition et les conceptions philosophiques de l’époque, elle fait souvent dire au texte plus et autre chose qu’il ne dit en réalité.

Contrairement à l’habitude des Juifs qui écrivaient en arabe, Saadia transcrivit sa traduction en caractères arabes et non pas en caractères hébreux, pour la rendre accessible aux lecteurs musulmans.

En même temps qu’il traduisait la Bible, Saadia composa également une sorte de grammaire hébraïque en langue arabe et un lexique hébreu, connu sous le titre hébreu d’Iggarôn. Dans ce dernier ouvrage aussi se présentent bien des erreurs de sens et de philologie. Cependant, Saadia a rendu des services importants par ses travaux grammaticaux et exégétiques, parce qu’il a ouvert la voie, chez les rabbanites, à l’étude de la Bible et aux recherches linguistiques. Ses erreurs mêmes furent utiles à ses successeurs.

Par ses attaques contre le caraïsme, Saadia se créa de nombreux ennemis. Auparavant, les caraïtes pouvaient porter impunément des coups au judaïsme talmudique, sans craindre aucune riposte. Aussi étaient-ils fort irrités de se voir attaqués à leur tour, et ils cherchèrent naturellement à rendre coup pour coup. De là, entre les rabbanites et les caraïtes, une lutte très ardente, qui eut cet excellent résultat de réveiller dans les deux camps l’intérêt pour les études bibliques. Un des principaux antagonistes caraïtes de Saadia fut Salmon ben Yeruham (Ruhaïm), né à Fostat en 885 et, par conséquent, âgé seulement de quelques années de plus que Saadia. D’autres caraïtes encore étaient entrés dans l’arène. Mais Saadia était toujours prompt à la riposte, se défendant avec vigueur et maintenant victorieusement tous ses arguments.

Grâce à sa vaillante polémique et à ses nombreux écrits, Saadia fut bientôt connu dans les communautés juives du khalifat de l’Afrique et de l’Orient. Sa réputation était surtout très grande dans la ville où résidait le gaon, à Sora.

À ce moment, la situation de l’académie de Sora était déplorable. En l’absence de savants, l’exilarque David ben Zakkaï avait dû placer à la tête de cette école un simple tisserand du nom de Yom Tob Kahana ben Jacob. Celui-ci était en fonctions depuis deux ans quand il mourut (928). Sur les conseils de Kohen-Cédék, gaon de Pumbadita, qui avait surtout en vue le développement de son école, l’exilarque résolut alors de laisser tomber complètement l’académie de Sora, d’en faire venir les membres restants à Pumbadita et de nommer un gaon honoraire de Sora qui aurait son siège à Pumbadita. Le fils d’un gaon de Pumbadita, du nom de Nathan ben Yehudaï, venait d’être revêtu de cette nouvelle dignité quand il mourut subitement. Pour les contemporains, la fin soudaine du gaon honoraire était un avertissement du ciel, c’était Dieu lui-même qui proclamait ainsi la nécessité de maintenir l’ancienne et vénérable académie de Sora. L’exilarque revint alors sur sa première décision et consentit à nommer de nouveau un gaon à Sora même.

Deux candidats étaient en présence, Saadia et une autre personne, peu connue, mais d’ancienne noblesse, et qui s’appelait Cémah ben Schahin. Ne sachant lequel nommer, l’exilarque David consulta Nissi Naharvani, dont l’avis lui paraissait être d’autant plus désintéressé qu’il avait décliné pour lui-même l’honneur d’être élevé au gaonat. Nissi se prononça en faveur de Cémah. Il reconnaissait cependant la grande supériorité de Saadia, qui, dit-il, « surpassait tous ses contemporains en sagesse, en piété et en éloquence », mais il craignait « son esprit ferme et indépendant que rien n’effraie ». D’après Nissi, cette indépendance de caractère pouvait devenir une cause permanente de conflits entre Saadia et l’exilarque, et cela à un moment où ce dernier avait besoin de trouver dans le gaon de Sora un instrument docile pour réprimer l’arrogante présomption de l’académie de Pumbadita. David nomma néanmoins Saadia (mai 928).

C’était peut-être la première fois qu’on élevait à la dignité de gaon un savant du dehors, qui n’avait pas passé de nombreuses années dans les écoles talmudiques, ni franchi un à un tous les degrés de la hiérarchie. Il faut ajouter également que Saadia était connu par ses travaux scientifiques bien plus que par son érudition talmudique. Aussi peut-on dire que par la nomination de Saadia aux fonctions de gaon, la Babylonie renonçait en quelque sorte en faveur du dehors à la suprématie qu’elle avait exercée pendant sept siècles sur les Juifs de tous les pays et proclamait que pour elle les connaissances philosophiques avaient autant de valeur que la science talmudique. Le libre examen, banni des académies avec Anan, le fondateur du caraïsme, y fit sa rentrée solennelle avec le philosophe Saadia.

La personnalité de Saadia rendit un éclat momentané à l’école de Sora. Sentant la gravité des obligations qui lui incombaient, le nouveau gaon se mit au travail avec ardeur. Il essaya de combler les lacunes qui s’étaient produites dans le Collège et confia les diverses fonctions académiques à des personnes méritantes, quoique jeunes. Mais il dut bientôt reconnaître que l’ancienne splendeur de Sora avait bien pâli, que les titres emphatiques et les qualifications pompeuses des divers fonctionnaires cachaient le vide et le néant, et que toutes ces vénérables antiquités étaient condamnées à une disparition prochaine. Sans autorité dans les communautés, l’exilarcat, au lieu de chercher un point d’appui dans son accord avec les académies, était en conflit perpétuel avec elles. À la cour, il n’avait d’influence qu’en l’achetant à deniers comptants et il n’obtenait du peuple que par des exactions les sommes considérables qui lui étaient nécessaires pour payer favoris et courtisans. Les collèges académiques, de leur côté, pressuraient les communautés pour en tirer les ressources dont ils avaient besoin. Partout régnaient l’arbitraire et la violence. Ainsi, l’exilarque David excommunia les Juifs de Fars (Ramadan ?), parce qu’ils avaient refusé de contribuer à une collecte faite par son fils, et il en informa le khalife, qui leur infligea une forte amende.

Les gaonim n’avaient pas un mot de blâme pour de tels faits ! Saadia lui-même, si honnête et si courageux, était obligé de se taire, car son élection était encore de date trop récente. Du reste, sa renommée lui avait créé des ennemis, qui épiaient ses actes et ses paroles pour les tourner contre lui. D’une part, il avait pour adversaire Kohen-Cédék, le gaon de Pumbadita, affligé que son collègue de Sora le mît complètement dans l’ombre, et, d’autre part, il avait excité la haine d’Aaron (Kalb) ibn Sardjadou, de Bagdad, homme encore jeune, savant, riche et très influent. Comme il se sentait surveillé par des personnes malveillantes et que sa situation n’était pas encore très solide, il garda d’abord le silence sur les faits répréhensibles qu’il voyait commettre. Mais l’indignation l’emportant un jour sur la prudence, il s’éleva énergiquement contre la conduite coupable de ceux qui avaient la charge de représenter le judaïsme dans la Babylonie.

Voici le fait qui provoqua la protestation de Saadia. Dans un procès relatif à un héritage important, l’exilarque David, influencé par la promesse de recevoir un riche présent, avait rendu un jugement qui ne paraissait pas équitable. Pour rendre la sentence exécutoire, il demanda aux deux gaonim d’y apposer leur signature. Kohen-Cédék y consentit, mais Saadia s’y refusa, et, sur les instances des deux parties, il fit connaître les motifs de son refus. L’exilarque lui enjoignit, par l’intermédiaire de son fils Juda, de signer l’arrêt sans retard. Saadia répliqua que, dans les questions de droit, la loi prescrivait de n’avoir d’égards ni pour les grands ni pour les petits, et, malgré l’insistance de Juda et ses menaces de destitution, il persista dans son refus. Irrité de cette résistance, Juda leva la main sur Saadia et, d’un ton violent, lui ordonna encore une fois de signer. Les gens du gaon le mirent à la porte. Se considérant alors comme outragé, David révoqua le gaon, l’excommunia et nomma à sa place un homme encore très jeune, Joseph ben Jacob ben Satia. Loin de se laisser intimider, Saadia destitua à son tour l’exilarque David et, d’accord avec ses partisans, il le remplaça par son frère Josia Hassan (930).

Il se forma alors deux partis, celui de Saadia et celui de David. Le gaon était soutenu par tous les membres du Collège de Sora et par de nombreux savants de Bagdad, il avait contre lui Aaron ibn Sardjadou et probablement Kohen-Cédék avec le Collège de Pumbadita. Les deux adversaires en appelèrent au khalife Almouktadir et achetèrent à prix d’argent les bonnes grâces de ses favoris. Sur l’ordre du khalife, le vizir Ali ibn Isa, assisté de plusieurs hauts dignitaires, fit comparaître les deux partis devant lui. Il n’intervint aucune décision sous Almouktadir, sans doute à cause du grand nombre de vizirs qui se succédèrent dans les deux dernières années du règne de ce khalife et à cause des troubles qui se produisirent fréquemment pendant cette période (930-932). Saadia et Joseph ben Satia continuèrent à remplir tous les deux les fonctions de gaon de Sora, et David ainsi que son frère Josia Hassan restèrent tous les deux exilarques.

Ce ne fut qu’après la mort d’Almouktadir, tué dans une émeute (octobre 932), et à l’avènement de son successeur, le khalife Kahir, que la cause fut définitivement jugée. Kahir était extrêmement pauvre, son trésor était à sec et il avait un besoin pressant d’argent. Comme les partisans de David disposaient de ressources plus considérables que ceux de Saadia, ce fut l’exilarque qui triompha. Kahir défendit à Saadia de conserver les fonctions de gaon et peut-être même de continuer à séjourner à Sora (933). L’anti-exilarque Hassan fut exilé à Khorassan, où il mourut.

Saadia vécut pendant quatre ans (933-937) très retiré à Bagdad. Quoique sa santé et son caractère se fussent altérés à la suite des déboires qu’il avait subis, son esprit avait conservé toute sa puissance, et c’est dans sa retraite, à Bagdad, qu’il composa ses œuvres les plus importantes et les plus originales. Il écrivit des travaux talmudiques et des prières rimées et non rimées empreintes d’une ardente piété, réunit les prières de la Synagogue dans un ordre régulier (Siddour), publia les règles du calendrier (Ibbour), soutint des discussions avec le massorète Aaron ben Ascher, de Tibériade, et se montra, en général, dans cette période, un écrivain actif et fécond.

Ses écrits les plus remarquables sont les deux ouvrages dans lesquels il a exposé ses idées philosophiques : son commentaire sur « le Livre de la Création » (Séfér Yecira) et son « Traité des Croyances et des Opinions », tous deux en arabe. Ni les caraïtes ni les Arabes ne possédaient encore à cette époque un système complet de philosophie religieuse. Saadia fut le premier à créer un pareil système ; il emprunta à l’école arabe des mutazilites sa méthode et quelques-unes des questions philosophiques qu’il traita dans ses ouvrages. Quelques années auparavant, Saadia avait eu la singulière idée de publier un parallèle entre les dix commandements et les dix catégories d’Aristote.

En publiant (en 934) le « Traité des Croyances et des Opinions », Saadia avait pour but de combattre et de rectifier les erreurs qui avaient cours sur le judaïsme parmi les incrédules et les sceptiques, et aussi dans la foule croyante mais ignorante, qui considérait comme hérétiques ceux qui se permettaient de raisonner sur les questions religieuses. Je suis vivement peiné, dit Saadia dans son introduction, qu’il existe des êtres intelligents, même parmi mon peuple, qui ont une foi imparfaite et des idées religieuses absolument fausses. Les uns nient des vérités claires comme le soleil et se vantent d’être incrédules, d’autres sont plongés dans l’abîme du doute, ils sont submergés sous des flots d’erreurs, et le plus courageux nageur n’ose pas les en tirer. Étant, par la grâce de Dieu, en état de leur être utile, je considère comme un devoir de les remettre par mon enseignement dans le droit chemin… À ceux qui déclarent que la spéculation philosophique conduit à la négation et à l’incrédulité, je répondrai que pareille crainte ne peut exister que chez la foule ignorante, chez ceux, par exemple, qui croient dans notre pays que quiconque se rend aux Indes est sûr de s’enrichir, ou chez ceux qui admettent que quelque monstre semblable à un dragon avale la lune et produit ainsi l’éclipse, ou qui croient à d’autres absurdités de ce genre. On objectera peut-être que les plus éminents d’entre les docteurs juifs ont défendu de rechercher l’origine du temps et de l’espace, comme il est dit dans le Talmud (Haguiga, 11) : Celui qui se préoccupe de ce qui est en bas et en haut, de ce qui a été avant et sera après, n’est pas digne de vivre. Je répliquerai à ces adversaires de la philosophie qu’il n’est pas possible que le Talmud ait défendu la spéculation sérieuse, puisque notre Créateur nous l’a, au contraire, prescrite… Les Talmudistes nous défendent seulement de dédaigner complètement les livres des prophètes et d’accepter ce que la raison suggère à chacun de nous sur l’espace et le temps, parce que nous pourrions être conduits tantôt à la vérité, tantôt à l’erreur… Même dans les cas où nous atteindrions la vérité, cette vérité ne serait pas établie sur des bases solides, parce qu’elle ne serait pas confirmée par la Révélation. Mais si la philosophie est guidée par la foi, elle ne s’égarera pas, elle confirmera au contraire les vérités de la Révélation et pourra réfuter les objections faites par les incrédules contre la Révélation. On peut considérer comme acquise a priori la vérité du judaïsme révélé, puisqu’elle a été affirmée par des miracles… Mais, pourrait-on objecter, si la spéculation philosophique apporte à l’esprit la même conviction que la Révélation, celle-ci a été inutile puisque la raison humaine est capable de trouver la vérité sans l’intervention divine. À cet argument je réponds que la Révélation a été nécessaire, parce que l’esprit humain livré à ses seules facultés n’aurait découvert la vérité qu’après de longs tâtonnements, il aurait été assailli de mille doutes, et mille accidents l’auraient fait dévier du droit chemin. Dieu nous a épargné toutes ces difficultés et nous a envoyé ses messagers, qui nous ont parlé en son nom et ont confirmé leurs paroles par des miracles. »

Cette argumentation en faveur de la Révélation était devenue nécessaire à l’époque de Saadia. Car, par suite de l’influence de l’école philosophique des mutazilites, l’incrédulité religieuse avait fait dans le khalifat d’Orient de tels progrès qu’un poète arabe, Abou-l-Ala, contemporain de Saadia, pouvait dire : « Musulmans, juifs, chrétiens et mages, tous marchent dans l’erreur et les ténèbres ; il n’y a plus dans le monde que deux espèces d’hommes, les uns sont intelligents mais incrédules, les autres ont la foi mais manquent d’intelligence. » Le judaïsme n’avait point échappé aux attaques des sceptiques. On avait commencé par dénier toute autorité aux décisions des gaonim et des docteurs du Talmud, puis peu à peu on avait mis en doute le caractère sacré de la Bible et le fait même de la Révélation.

Le principal représentant du scepticisme juif de cette époque était le rabbanite Hivi Albalchi, de la ville de Balch, dans l’ancienne Bactriane. Dans un de ses ouvrages, il s’attaqua à la Bible et fit deux cents objections contre la possibilité d’une Révélation divine. Malgré leur hardiesse, les opinions de Hivi trouvèrent des partisans, même de son temps, et furent enseignées dans certaines écoles juives. Saadia, qui avait déjà écrit en Égypte contre Hivi, s’efforça particulièrement dans son « Traité des Croyances et des Opinions » de prouver l’inanité des objections de son adversaire contre la Révélation, en même temps qu’il réfutait les arguments invoqués contre le judaïsme par les chrétiens et les musulmans.

Pendant que Saadia, banni et excommunié, composait son important et remarquable ouvrage philosophique, les circonstances étaient devenues plus favorables pour lui. Au cruel et cupide khalife Kahir avait succédé un souverain honnête et juste, Alradhi, dont le vizir, Ali ibn Isa, estimait beaucoup Saadia. Le gaon Kohen-Cédék était mort en 936 et avait été remplacé par un homme paisible, Cémah ben Kafnaï. L’exilarque David n’avait donc plus qu’un seul partisan sérieux, Aaron ibn Sardjadou. La réputation de Saadia avait, au contraire, tellement grandi que dans un nouveau procès qui venait d’éclater une des parties avait chargé le gaon exilé de la représenter contre l’exilarque David, défenseur de l’autre partie. Irrité de ce choix, qu’il considérait comme une injure personnelle, l’exilarque fit maltraiter celui qui avait fait appel à l’honnêteté et au talent de Saadia. Cet acte de violence produisit une vive émotion, on se convainquit de la nécessité de tenter un rapprochement entre le gaon et l’exilarque, et, pour réussir dans cette tentative, on invoqua l’intervention d’une personne influente de Bagdad, Kasser ben Aaron, beau-père d’ibn Sardjadou.

Kasser accepta la mission de paix qu’on lui confiait et parvint tout d’abord à réconcilier son gendre avec Saadia. Après bien des pourparlers, l’exilarque consentit enfin, à son tour, à faire la paix. Une fois ce résultat obtenu, Kasser demanda à Saadia d’oublier également et de pardonner. Le gaon accéda avec empressement à cette proposition. Quand Saadia et David se rencontrèrent, en présence d’une foule sympathique, dans la maison où devait avoir lieu la réconciliation définitive, ils s’embrassèrent cordialement et se promirent de vivre dorénavant en amis. Saadia resta pendant plusieurs jours l’hôte fêté de l’exilarque et fut rétabli avec des honneurs particuliers dans ses fonctions de gaon.

À la suite de cette réintégration, l’académie de Sora reconquit son éclat et sa supériorité sur sa rivale de Pumbadita. On la consulta des pays les plus éloignés sur des points de casuistique, et Saadia, malgré son déplorable état de santé, répondit à toutes les questions qui lui étaient soumises. La plupart de ses réponses, qui sont très nombreuses et datent en grande partie de la dernière année de son gaonat, sont écrites en arabe ; quelques-unes seulement sont rédigées en hébreu.

Après la mort de David (vers 940), Saadia fit preuve d’une grande générosité d’âme. Oubliant l’iniquité dont il avait été victime, il chercha et réussit à faire élever Juda, le fils de son ancien adversaire, à la dignité d’exilarque. Juda ne conserva ses fonctions que pendant sept mois ; il mourut, laissant un enfant de douze ans. Saadia recueillit l’orphelin dans sa maison et l’éleva avec soin, pour qu’il pût succéder un jour à son père. Il nomma provisoirement comme exilarque un parent de l’orphelin, un membre de la famille des Benè-Haiman, résidant à Nisibis. À peine installé, le nouveau Rèsch Galutha fut accusé, par des musulmans d’avoir outragé Mahomet, et il fut tué.

Quand le fils de Juda eut atteint l’âge d’homme, on l’investit de la dignité d’exilarque. Résolus, dans leur fanatisme, à ne pas tolérer que les Juifs eussent plus longtemps à leur tête un prince de leur religion, des musulmans, nobles et gens du peuple, formèrent un complot contre la vie de l’exilarque. En vain le khalife chercha à entraver l’exécution de ce projet. Le crime fut accompli. Pour ne pas mettre de nouvelles existences en danger, les représentants du judaïsme décidèrent de ne plus nommer d’exilarque. C’est ainsi que disparut l’exilarcat après une durée de sept siècles. Il succomba sous les coups du fanatisme musulman comme le patriarcat avait succombé auparavant en Judée sous les attaques de l’intolérance chrétienne. L’unité du judaïsme babylonien n’était plus représentée que par les académies de Sora et de Pumbadita ; mais celles-ci aussi étaient près de leur fin.

La mort de Saadia (942) amena la décadence irrémédiable de l’école de Sora. Quoique Saadia eût laissé un fils, Dossa, qui était versé dans le Talmud et la philosophie, on lui donna comme successeur son ancien rival, Joseph ben Satia. Sous ce gaon, l’académie de Sora perdit la prépondérance que Saadia lui avait assurée sur l’école de Pumbadita. Celle-ci était alors dirigée par Ibn Sardjadou, homme fort riche, établi pendant longtemps comme commerçant à Bagdad, et qui avait été élevé au plus haut grade de la hiérarchie académique sans avoir eu à franchir les échelons inférieurs et sans jamais avoir été membre du Collège. Il possédait quelques connaissances philosophiques et avait publié un ouvrage sur la philosophie et un commentaire sur le Pentateuque.

Pendant les dix-huit années qu’Ibn Sardjadou resta en fonctions (943-960), il travailla de tout son pouvoir, à l’exemple de son prédécesseur Kohen-Cédék, à étendre l’influence et l’autorité de son école. De toutes parts on lui adressait des questions rituéliques. L’académie de Sora, au contraire, déclinait de plus en plus ; elle ne recevait plus de subsides du dehors et, par conséquent, ne pouvait plus entretenir d’élèves. Sa décadence devint telle que son chef, Joseph ibn Satia, l’abandonna lui-même pour se rendre (vers 948) à Bassora.

Les Juifs de Sora voyaient arriver avec douleur la fin de l’école fondée par Rab, qui, pendant plus de sept siècles, avait fait la gloire de leur communauté. Ils essayèrent donc de relever leur académie. Quatre jeunes savants furent envoyés à l’étranger pour recueillir des dons et réveiller l’intérêt des communautés juives en faveur de cette ancienne et vénérable école. Mais la fatalité paraissait conspirer contre l’académie de Sora. Les quatre délégués furent faits prisonniers, sur les côtes d’Italie, par un amiral hispano-maure, Ibn Ruhami, et expédiés, l’un en Égypte, l’autre en Afrique, le troisième à Cordoue et le dernier probablement à Narbonne. Loin d’aider à la reconstitution de l’école de Sora, ces quatre savants contribuèrent par, leur départ, involontairement, il est vrai, à précipiter la chute du gaonat. C’était l’Espagne qui allait devenir le centre de la civilisation juive.

Encouragés par la disparition de l’école de Sora et surtout par la mort de Saadia, leur plus redoutable adversaire, les caraïtes attaquèrent de nouveau les rabbanites avec une grande violence. On aurait dit qu’il s’agissait pour eux de donner le coup de grâce au rabbanisme. Salmon ben Yeruham, si vivement combattu par Saadia, arriva en toute hâte de Palestine en Babylonie pour accuser son ancien adversaire, dont la mort le garantissait contre toute nouvelle riposte, de n’avoir su défendre le Talmud qu’en l’interprétant faussement. À côté de lui, luttait avec vaillance et passion un jeune caraïte de Jérusalem, Aboulsari Sahal ben Maçliah Kohen, homme austère et fanatique, qui comprenait l’arabe, écrivait l’hébreu avec une grande élégance et passait aux yeux de ses coreligionnaires pour un savant remarquable.

Comme si c’était une question d’honneur pour les caraïtes de réfuter les arguments de Saadia, Sahal, après bien d’autres écrivains, commença par répondre aux attaques que le gaon avait dirigées contre le caraïsme. Mais il ne s’en tint pas là. Il organisa des conférences publiques, probablement à Bagdad, pour démontrer les erreurs des rabbanites, il y adjurait les assistants, par leur salut, de rejeter tout ce qui est tradition et de refuser toute obéissance aux lois établies par les académies de Sora et de Pumbadita, personnifiées par les deux femmes coupables dont parle le prophète Zacharie, et qui ont transporté le péché en Babylonie. Ces attaques ne restèrent naturellement pas sans réponse. Un rabbanite influent semble avoir fait appel au pouvoir séculier pour mettre fin à la propagande caraïte. Un autre rabbanite, Jacob ben Samuel, disciple de Saadia, emprunta à Sahal ses propres armes pour le combattre, il parla contre le caraïsme dans les rues et sur les places publiques.

La réplique passionnée de Sahal aux attaques de Jacob, rédigée dans un excellent hébreu, donne des renseignements intéressants sur la situation du caraïsme et du rabbanisme de ce temps. Après avoir raillé en vers élégants le mauvais style hébreu de son adversaire et accusé les rabbanites d’avoir dénaturé le judaïsme, Sahal continue en ces termes : « Je suis venu de Jérusalem pour avertir le peuple et le remettre dans le droit chemin. Que n’ai-je la force d’aller de ville en ville pour réveiller le peuple de Dieu ! Tu crois que j’ai été attiré en Babylonie par l’espoir d’un bénéfice, comme tant d’autres qui écorchent les pauvres jusqu’à l’os. Je me suis rendu ici au nom de Dieu… Pouvais-je m’abstenir de faire ce voyage quand je me sentais profondément ému devant l’impiété de mes frères et concitoyens, quand je les voyais suivre une mauvaise route, imposer un joug pesant aux ignorants, opprimer et rançonner les faibles, établir leur autorité par l’excommunication et la persécution, faire appel au bras séculier des musulmans, contraindre les pauvres à emprunter de l’argent à intérêts pour s’enrichir et pouvoir acheter l’appui des fonctionnaires ! Comment me taire quand je vois les chefs des communautés manger sans scrupule avec des non juifs, quand je m’aperçois que des membres de mon peuple adoptent des pratiques païennes, s’assoient sur des tombes, séjournent avec les morts et adressent avec ferveur cette invocation à José le Galiléen : Puisses-tu me guérir ! Puisses-tu me donner des enfants ! Pour obtenir la guérison, ils se rendent en pèlerinage auprès des tombeaux d’hommes pieux, font des illuminations ou brûlent de l’encens en leur honneur… Enfants d’Israël, ayez pitié de votre âme, choisissez le bon chemin ! N’objectez pas que les docteurs caraïtes aussi sont en désaccord entre eux sur ce qui constitue véritablement la religion et qu’ainsi vous ne pouvez pas savoir où trouver la vérité. Sachez que les caraïtes ne veulent exercer aucune autorité sur vous, ils vous conseillent seulement d’examiner et de raisonner par vous-mêmes. »

Outre la polémique vigoureuse de Sahal, Jacob ben Samuel eut encore à repousser les attaques d’un autre caraïte, Yephet ibn Ali Hallévi (Abou Ali Hassan), de Bassora (950-990). Malgré ses œuvres grammaticales et ses commentaires bibliques, malgré la grande autorité dont il jouissait parmi les caraïtes, Yephet n’est pas un écrivain sérieux. Comme tous ses coreligionnaires, il est prolixe, amphigourique et superficiel. On remarque bien vite, dans les écrits des caraïtes, qu’ils ne sont pas habitués, comme les rabbanites, à la dialectique pénétrante du Talmud ; ils manquent de précision et de profondeur. À cette époque, ces défauts étaient encore plus frappants chez les caraïtes, esclaves de la lettre et sans aucune envolée vers la spéculation élevée. Ainsi Salmon ben Yeruham, qui écrivaillait jusqu’à un âge avancé (au moins jusqu’en 957), publiant des commentaires sur le Pentateuque et les Hagiographes et d’autres travaux restés inconnus, était ennemi déclaré de toute recherche philosophique. « Malheur, dit-il dans son commentaire sur les Psaumes, trois fois malheur sur ceux qui délaissent la Bible pour d’autres études, consacrent inutilement leur temps à des sciences étrangères et tournent le dos à la vérité divine ! Vaine et stérile est la philosophie ! On ne trouve pas deux philosophes qui soient d’accord sur un point quelconque. Il se rencontre aussi des Juifs qui étudient la littérature arabe et sont ainsi amenés à négliger la Loi de Dieu. » Quel contraste entre Saadia et son adversaire ! Le gaon aimait la philosophie et savait l’utiliser au profit du judaïsme, Salmon ben Yeruham l’anathémisait sans la connaître et voulait s’en tenir à un judaïsme pétrifié.

Quand l’école de Sora fut fermée, Aaron ibn Sardjadou se flattait que l’école de Pumbadita resterait seule le centre de la civilisation juive ; mais ses prévisions furent trompées. Il n’assista cependant pas à la ruine de ses espérances. Ce fut seulement après sa mort que des rivalités éclatèrent à Pumbadita et amenèrent la décadence de l’académie. À force d’intrigues, Néhémia, le fils de Kohen-Cédék, était parvenu à recueillir la succession d’Ibn Sardjadou, mais il avait contre lui tout le Collège, alors présidé par un homme de haute noblesse, Scherira ben Hanania. Soutenu seulement par quelques riches personnages, il put quand même rester dans ses fonctions pendant huit ans (960-968), mais ne fut jamais reconnu comme gaon par ses adversaires.

Pendant qu’on se disputait à Pumbadita la dignité de chef d’école et, par conséquent, la direction religieuse du judaïsme, les quatre savants de Sora dont il a été question plus haut fondaient de nouvelles écoles talmudiques dans les pays où ils étaient emmenés captifs, en Égypte, en Afrique, en Espagne et en France, et ils rendaient ainsi les communautés juives de ces contrées indépendantes du gaonat. Ces quatre talmudistes s’appelaient : Schemaria ben Elkanan, racheté de l’esclavage à Alexandrie (Égypte) et établi ensuite à Misr (Caire) ; Huschiel, vendu dans un port de l’Afrique et rendu à la liberté à Kairouan ; le troisième était probablement Nathan ben Isaac Kohen, le Babylonien, qui, à ce que l’on croit, se rendit à Narbonne ; enfin le quatrième était Moïse ben Hanok.

Moïse ben Hanok subit de nombreuses tribulations. Étant seul marié parmi les quatre délégués de Sora, il avait emmené avec lui sa femme et son jeune fils. Sur le vaisseau, l’amiral Ibn Ruhami convoitait la compagne de Moïse, qui était d’une beauté remarquable, et le lui fit comprendre. La jeune femme, effrayée du sort qui la menaçait, demanda en hébreu à son mari si les personnes qui périssaient dans la mer seraient aussi un jour rappelées à la vie. Sur la réponse affirmative de Moïse, elle se précipita dans les flots.

Amené avec son enfant comme esclave à Cordoue, Moïse fut racheté par la communauté. Pour ne pas tirer de profit matériel de l’enseignement de la Loi, il laissa ignorer sa profonde érudition talmudique. Ce fut sous des haillons qu’il se rendit un jour à l’école de Cordoue, où enseignait alors le rabbin et juge Nathan, homme peu versé dans le Talmud mais admiré en Espagne comme une des lumières du pays. Assis comme un auditeur ignorant dans un coin près de la porte, il ne put s’empêcher, en entendant Nathan expliquer en écolier un passage du Talmud, de faire timidement quelques objections. Les assistants reconnurent immédiatement un maître dans le malheureux qu’ils venaient de racheter ; ils le pressèrent d’élucider le passage controversé et de résoudre en même temps d’autres questions soumises à l’examen du rabbin. À la grande surprise et à l’admiration de l’assistance, Moïse exposa ses idées avec une érudition et une compétence rares. Ce jour même, Nathan, faisant preuve d’un remarquable désintéressement, déclara qu’il cédait sa place de juge et de rabbin au savant étranger qui était veau à l’école sous des vêtements de mendiant. La communauté de Cordoue plaça alors Moïse ben Hanok à sa tête, le combla de présents, lui assura un traitement annuel et mit un luxueux carrosse à sa disposition.

En apprenant que son prisonnier avait une si haute valeur, ibn Ruhami voulut rompre le marché qu’il avait conclu avec la communauté pour obtenir une rançon plus élevée. Grâce à l’intervention de Hasdaï, alors tout-puissant à la cour, le khalife Abdul Rahman III fit renoncer l’amiral à ses prétentions. Ce souverain s’était montré très empressé à donner satisfaction, dans cette question, à la communauté juive, parce qu’il voyait avec déplaisir des sommes considérables sortir tous les ans de son royaume pour soutenir le gaonat, placé sous l’autorité d’un khalifat ennemi. Il était donc enchanté que ses sujets juifs pussent se rendre indépendants de l’académie de Pumbadita en fondant une école talmudique à Cordoue.

De leur côté, deux des anciens compagnons de Moïse créèrent au Caire et à Kairouan des écoles talmudiques, qui devinrent des foyers d’instruction pour l’Égypte et le khalifat des Fatimides, et permirent à ces pays de cesser leurs relations avec le gaonat.

Mais parmi ces diverses contrées, l’Espagne ou l’Andalousie musulmane jouissait seule d’une situation politique et intellectuelle assez heureuse pour pouvoir aspirer à devenir le centre de la science juive et à enlever à la Babylonie la direction spirituelle du judaïsme. L’Égypte n’était pas indépendante, elle n’était qu’une province de l’empire fatimide. Du reste, elle n’offrait pas de terrain propice pour la haute culture intellectuelle et était condamnée à rester, ce qu’elle a toujours été et ce qu’elle est encore aujourd’hui, un grenier de blé. L’empire des Fatimides, fondé en Afrique, en face des côtes d’Italie, paraissait offrir des conditions plus favorables. Les Juifs de Kairouan, la capitale des Fatimides, avaient témoigné de tout temps d’un intérêt très vif pour l’étude du Talmud et les recherches scientifiques. Avant l’arrivée de Huschiel, ils possédaient déjà une école, dont le chef portait le titre de président de l’assemblée (Resch Kalla, Rosch). Quand Huschiel vint parmi eux, ils le placèrent à la tête de leur école avec le titre de Rosch et lui fournirent les moyens nécessaires pour développer l’enseignement du Talmud. Pendant son séjour à Kairouan (950-980), Huschiel forma deux élèves remarquables, son fils Hananel et un indigène nommé Jacob ben Nissim ibn Schahin. À cette époque, vivait également à Kairouan un disciple d’Isaac Israeli, le médecin et favori des deux premiers khalifes fatimides ; il s’appelait Abousahal Dounasch (Adonim) ben Tamim.

Abousahal Dounasch (vers 900-960) était le médecin du troisième khalife fatimide Ismael Almanzour ibn u’l Kaïm ; il avait peut-être déjà exercé ces fonctions auprès du père de ce prince. Originaire de l’Irak, il vint dès son jeune âge à Kairouan, on, sous la direction d’Isaac Israeli, il étudia toutes les sciences connues de son temps. Il a écrit des ouvrages sur la médecine, l’astronomie et les chiffres indiens. Sa réputation était tellement grande chez les Arabes que, pour l’accaparer au profit de l’islamisme, ils répandirent le bruit que Dounasch s’était fait musulman. Cette information est fausse. Le disciple d’Israeli resta fidèle au judaïsme jusqu’à la fin de sa vie. — Dounasch était en correspondance avec Hasdaï, pour qui il composa un opuscule astronomique sur le calendrier juif.

Sans être un savant éminent, Dounasch aurait certainement pu créer à Kairouan un mouvement scientifique juif qui, de cette ville, se serait étendu dans des régions plus éloignées si, par son origine même, le khalifat fatimide n’avait offert un terrain rebelle à toute culture juive. La dynastie des Fatimides, fondée par un imposteur qui se faisait passer pour le vrai imam et le mahdi, était forcément intolérante. Pour développer sa puissance, elle avait besoin de soldats fanatiques, et son principal instrument de propagande religieuse était le glaive. Dans de telles conditions, il était impossible que la civilisation juive prît racine dans l’empire des Fatimides.

Elle pouvait encore bien moins se développer dans les pays chrétiens d’Europe, qui à cette époque, étaient presque barbares. Les Juifs de ces contrées ressemblaient sous ce rapport à leurs concitoyens des autres confessions. Ce n’est qu’en Italie qu’on trouvait quelques rares talmudistes, mais sans valeur sérieuse. En général, les juifs italiens n’ont montré d’originalité dans aucune science, ils sont presque toujours restés les disciples laborieux et zélés de maîtres étrangers. Aussi ne se faisait-on pas faute en Babylonie de se moquer des sages de Rome, c’est-à-dire de l’Italie. Même Sabbataï Donnolo, le représentant de la science juive en Italie du temps de Saadia, était une individualité de valeur moyenne, pour ne pas dire médiocre. Il doit sa réputation à sa vie accidentée bien plus qu’à son savoir.

Sabbataï Donnolo (Domnoulos), né en 913 et mort vers 970, était d’Oria, prés d’Otrante. Il avait douze ans quand il fut fait prisonnier avec ses parents et d’autres Juifs d’Oria (9 Thamouz ou 4 juillet 925), lors de l’invasion de l’Apulie et de la Calabre, par les musulmans de l’empire fatimide. Ses parents et le reste de sa famille furent emmenés les uns à Palerme et les autres en Afrique, mais lui fut racheté et resta à Trani. Orphelin, livré à ses propres forces, Donnolo se mit au travail avec ardeur ; il étudia la médecine, se laissa séduire par les divagations de l’astrologie et acquit rapidement une grande réputation. Le vice-roi (basilicus) Eupraxios, qui gouvernait la Calabre au nom de l’empereur de Byzance, l’attacha comme médecin à sa personne. Dès qu’il eut acquis quelque fortune, il se mit à acheter de nombreux ouvrages d’astrologie et entreprit de longs voyages ; il poussa même jusqu’à Bagdad. Il consigna le résultat de ses études et de ses recherches dans un livre qu’il publia en 946 et qui, à en juger par les fragments qui en restent, n’a pas grande valeur. Nais il éprouvait pour cette œuvre une affection très vive et une estime toute particulière, parce qu’elle était destinée, dans sa pensée, à transmettre à la postérité le nom de « Sabbataï Donnolo d’Oria ».

Quelque médiocre que parût Donnolo comparativement à Saadia et d’autres savants juifs de son temps, il était cependant bien supérieur à son compatriote Nil le jeune, de Rossano, abbé de Grotta Ferrata, qui représente la dévotion catholique de ce temps et que l’Église a béatifié plus tard. Donnolo et Nil étaient liés d’amitié depuis leur jeune âge. Un jour que le médecin juif voyait l’ascète chrétien épuisé par les macérations qu’il s’imposait, il lui offrit un remède qui devait le prémunir contre les accès d’épilepsie dont il était menacé. Par fanatisme, saint Nil refusa le remède, il ne voulait pas, comme il dit, qu’un Juif pût se vanter d’avoir guéri le Saint, le Thaumaturge. Ce trait aide à faire connaître l’état d’esprit des catholiques d’Italie au (xe siècle.

Ainsi, ce n’était ni dans l’Europe chrétienne, retombée dans la barbarie d’où les premiers Carolingiens avaient essayé de la tirer, ai dans le khalifat fatimide, si prés de sa décrépitude, que la science juive pouvait être transplantée de Babylonie. Seule l’Espagne musulmane, qui comprenait la plus grande partie de la presqu’île pyrénéenne, offrait alors un sol favorable à la culture juive. Gouvernée par le khalife Abdul Rahman III, l’Espagne était à cette époque un brillant centre d’activité intellectuelle. Avec ce prince commença en Espagne l’époque classique de la civilisation arabe, favorisée par le bien-être du peuple et la tolérance des souverains. En ce temps, les khalifes d’Espagne étaient, en effet, des souverains libres de préjugés, qui protégeaient tous les hommes de talent sans s’enquérir de leur religion. Ils estimaient particulièrement les favoris des Muses, les poètes aux chants mélodieux et spirituels. À leurs yeux, un beau poème avait plus de prix qu’une victoire. Le souverain trouvait des imitateurs jusque chez les moindres gouverneurs de province, qui s’honoraient de compter au nombre de leurs amis des savants et des poètes, et de leur servir des pensions pour les mettre à l’abri de toute préoccupation matérielle.

Un tel milieu agit fortement sur les Juifs. À l’exemple des Arabes, ils s’enthousiasmèrent pour la poésie et la science. Pour eux aussi, l’Espagne devint un jardin délicieux où fleurissait une belle et joyeuse poésie, le pays de l’étude et des recherches. Comme les mouzarabes, c’est-à-dire les chrétiens établis parmi les musulmans, ils se familiarisèrent avec la langue et la littérature des conquérants. Seulement chez les mouzarabes, l’assimilation avec les musulmans fut telle qu’ils oublièrent leur langue maternelle, le latin gothique, ne purent plus comprendre leurs livres religieux et renoncèrent même à leur foi. Les Juifs, au contraire, en acquérant des connaissances profanes, aimèrent encore d’un amour plus profond leur idiome, leurs livres sacrés et leurs croyances héréditaires. Grâce à ce concours de circonstances favorables, l’Espagne juive put d’abord se mesurer avec la Babylonie, lui enlever ensuite la direction du judaïsme et la conserver pendant près de cinq siècles.

Trois savants eurent le mérite de créer la civilisation hispano-juive : Moïse ben Hanok, que le hasard avait conduit à Cordoue ; le premier grammairien andalou, Menahem ben Sarouk ; et enfin le poète Dounasch ben Labrat. Mais les efforts de ces trois hommes auraient peut-être échoué s’ils n’avaient été secondés par une personnalité éminente, qui mit au service du judaïsme espagnol sa vaste intelligence et sa situation élevée. Cet homme était Abou Youssouf Hasdaï ben Isaac ibn Schaprout (né vers 915 et mort vers 970), de la famille d’Ibn Ezra. Il fut le premier de cette longue suite de personnages généreux et haut placés qui se donnèrent pour tâche la protection et la glorification du judaïsme. Hasdaï n’avait rien de la gaucherie de l’Oriental, ni de la triste gravité du Juif ; c’était une figure toute moderne, aux manières affables et aisées. Avec lui, l’histoire juive prend en quelque sorte un cachet européen.

Les aïeux de Hasdaï étaient originaires de Jaen. Son père Isaac, établi probablement à Cordoue, était riche et se montrait très libéral envers les savants. Il avait appris à son fils à estimer la science et à faire un noble emploi de sa fortune. Hasdaï avait étudié la médecine, mais ne la pratiqua jamais. Il connaissait plusieurs langues ; outre l’hébreu et l’arabe, il savait le latin. Abdul Rahman III, qui entretenait des relations diplomatiques avec les petites cours chrétiennes du nord de l’Espagne, appréciait beaucoup le savoir et l’habileté de Hasdaï, il le nomma son interprète (vers 940) et le chargea souvent de négociations diplomatiques. Hasdaï remporta un jour un succès marqué. Il réussit à faire venir à Cordoue, pour y contracter une alliance avec Abdul Rahman, Sancho Ramirez, roi de Léon, et Toda, reine de Navarre, avec une nombreuse suite de nobles et de prélats. Satisfait des services qu’il lui rendait, le khalife confia à Hasdaï des fonctions analogues à celles de ministre des affaires extérieures, le chargeant d’accueillir les ambassadeurs des puissances étrangères, de recevoir d’eux leurs lettres de créance et d’échanger avec eux les cadeaux que les souverains s’offraient en pareil cas. Hasdaï remplissait également les fonctions de ministre des finances et du commerce. Il n’avait cependant aucun titre officiel, il n’était ni vizir (hadjib chez les musulmans d’Espagne) ni secrétaire d’État (katib). Car, devant les préjugés que les Arabes nourrissaient encore contre les Juifs, le khalife, malgré son esprit large et tolérant, n’osait pas investir ouvertement Hasdaï d’une dignité de l’État. Ce n’est que peu à peu, et à force de prudence et d’intelligence, que les Juifs parvinrent à triompher de ces préventions.

Animé de sentiments très religieux, Hasdaï était convaincu qu’il devait sa haute situation non pas à son mérite mais à la protection divine, et il se croyait choisi par Dieu pour employer son influence et sa fortune en faveur de ses coreligionnaires. Aussi devint-il le protecteur et le défenseur des communautés juives de l’Espagne et de l’étranger. À Cordoue même, il exerçait sur la communauté une sorte de souveraineté politique et judiciaire. Quoiqu’il fût, sans doute, encore moins versé dans le Talmud que ce Nathan qui dut se retirer devant Moïse ben Hanok, l’académie de Babylone lui décerna cependant le titre pompeux de chef des assemblées de savants (Resch Kalla).

On a déjà vu précédemment que Hasdaï était lié avec Dounasch ben Tamim, qui composa pour lui un traité astronomique sur la calendrier juif. Il était aussi en relations avec Dossa, le fils de Saadia, qui, sur sa demande, lui envoya la biographie de son père. Du reste, Hasdaï s’intéressait vivement à ses frères de toutes les contrées. Chaque fois que des ambassadeurs lui rendaient visite, il s’informait de la situation des Juifs de leur pays et les recommandait à leur bienveillance.

À deux reprises différentes, Hasdaï eut l’occasion d’entrer en rapports avec des délégués envoyés par les puissances les plus importantes de l’Europe. L’empire byzantin, menacé de tous les côtés, avait besoin sans cesse des secours du dehors. Sous le règne du faible et prétentieux Constantin VIII, dont le père et le frère avaient si cruellement persécuté les Juifs, une brillante ambassade se rendit à Cordoue (vers 944-949) pour contracter, au nom de leur maître, une alliance contre le khalifat d’Orient avec le puissant souverain musulman de l’Espagne. Ce fut Hasdaï qui reçut les envoyés byzantins. Parmi les magnifiques cadeaux apportés au khalife se trouvait un ouvrage d’un médecin grec, Dioscoride, traitant des propriétés des simples. Sur le désir du collège médical de Cordoue, le khalife avait demandé ce livre à l’empereur de Byzance. Celui-ci avait envoyé avec le livre un moine, Nicolas, chargé de le traduire du grec en latin. Le seul médecin qui comprit cette langue à Cordoue était Hasdaï, et, à la grande satisfaction du khalife, il traduisit en arabe la version latine de Nicolas.

À l’occasion d’une autre ambassade, celle du puissant empereur allemand Othon Ier, qui était venue à Cordoue, Hasdaï joua un rôle plus important. Abdul Rahman avait envoyé auprès d’Othon une délégation avec une missive qui contenait quelques expressions injurieuses pour le christianisme. Irrité de cette audace, l’empereur d’Allemagne ne reçut les délégués qu’après plusieurs années d’attente. À son tour, il envoya à Cordoue, sous la direction de l’abbé Jean de Gorze (Jean de Vendières), des ambassadeurs chargés de remettre au khalife une lettre où il parlait de l’islamisme en termes peu convenables. Abdul Rahman, flairant un piège, chargea Hasdaï d’essayer d’apprendre par l’un ou l’autre des ambassadeurs quel était le contenu de cette lettre. Après de nombreux pourparlers, où il déploya beaucoup d’habileté et de pénétration, Hasdaï parvint à arracher le secret à Jean de Gorze. Après les avoir fait attendre pendant une année, le khalife reçut enfin les ambassadeurs quand, sur les instances de Hasdaï et de l’évêque mouzarabe de Cordoue, leur chef se fut fait envoyer une nouvelle lettre d’introduction (956-959).

Profondément attaché au judaïsme et aux Juifs, Hasdaï voyait avec douleur la situation précaire et parfois misérable de ses frères et leur dispersion au milieu de peuples souvent hostiles. Que de fois ne dut-il pas entendre les chrétiens et les musulmans traiter sa religion avec dédain, parce que, comme ils disaient, « le sceptre avait été ravi à Juda et que, par conséquent, les Juifs avaient été repoussés par Dieu lui-même ! » C’est qu’à cette époque régnait encore cette conception étroite qu’une religion n’avait de valeur et ne pouvait durer qu’autant qu’elle disposait d’un territoire, d’un souverain et d’une cour, en un mot du pouvoir temporel. Hasdaï partageait sur ce point les idées de son temps. Aussi se préoccupait-il vivement de ce qu’on lui avait raconté au sujet de l’existence d’un empire juif autonome dans le pays des Khazars, existence affirmée par des bruits vagues qui avaient pénétré jusqu’en Espagne. Il ne manquait jamais d’interroger sur ce point les ambassadeurs qui venaient de pays lointains à la cour du khalife.

Ce fut pour lui une grande joie d’apprendre un jour par un envoyé du Khorassan qu’il existait, en effet, un roi juif dans le pays des Khazars, et cette joie redoubla quand une ambassade de Byzance l’informa que ce roi portait le nom juif de Joseph, et que les Khazars formaient une nation puissante et belliqueuse. Son plus vif désir fut alors d’entrer en relations avec le roi juif, et il chercha un homme prudent et courageux qui pût transmettre de sa part une lettre à ce souverain et lui rapporter des renseignements plus détaillés.

Après bien des tentatives infructueuses, il réussit enfin à se mettre en rapports avec le roi des Khazars. Une ambassade du roi slavon Hunu arriva un jour à Cordoue. Deux Juifs l’accompagnaient en qualité d’interprètes. Ceux-ci purent donner à Hasdaï des informations précises sur les Khazars et se chargèrent de faire parvenir sa missive au roi de ce peuple par l’intermédiaire de leurs coreligionnaires de Hongrie, de Galicie et de Bulgarie. Hasdaï remit aux deux Juifs slavons sa lettre pour le roi des Khazars. Cette épître, écrite en prose hébraïque, avec un exorde en vers, et rédigée par Menahem ben Sarouk, est un document très important pour l’histoire du temps et la connaissance du caractère de Hasdaï. On y reconnaît la vive piété de Hasdaï, son esprit politique, sa modestie en même temps que la conscience de sa valeur et même une certaine vanité naïve.

L’espoir de Hasdaï se réalisa. Sa lettre fut remise au chagan Joseph par un homme du pays de Némez (Allemagne), appelé Jacob ben Éléazar. Joseph était le onzième des princes juifs qui régnaient sur les Khazars depuis Obadia, le fondateur du judaïsme dans ce pays. À cette époque (vers 960), l’État des Khazars était encore assez puissant, bien qu’il eût perdu plusieurs provinces et contrées vassales. Le chagan Joseph avait sa résidence dans une île du Volga. C’était un palais somptueux, sous forme de tente, avec une porte en or.

Obligés de se défendre sans cesse contre l’ambition des Russes, qui désiraient vivement conquérir le pays des Khazars, les chagans entretenaient une armée permanente. Vers le (xe siècle, ils avaient près de douze mille soldats réguliers, tant archers à cheval avec casque et cuirasse que fantassins munis de lances. Aussi le vieil empire byzantin, sur son déclin, considérait-il le pays des Khazars comme une grande puissance et qualifiait-il le chagan du titre de « noble et sérénissime ». Pendant que les pièces diplomatiques adressées par les empereurs byzantins au pape et aux empereurs d’Occident étaient scellées avec une bulle d’or ne pesant que deux soldi, cette bulle en pesait trois quand elle était attachée à des documents destinés au roi des Khazars. Pour qui connaît l’étiquette minutieuse de la cour de Byzance, cette petite différence en faveur des Khazars est le témoignage d’un profond respect.

Les chagans s’intéressaient beaucoup aux Juifs des autres pays, ils exerçaient des représailles contre les peuples qui les persécutaient. Un jour, un chagan apprit que les musulmans avaient détruit une synagogue dans le pays de Baboung. Aussitôt il fit démolir dans sa capitale le minaret d’une mosquée et exécuter les muezzin (921). La crainte d’exciter davantage la colère des musulmans contre les Juifs l’empêchait seule, dit-il, d’ordonner la destruction de toutes les mosquées de son empire.

Ces sentiments de bienveillance pour les Juifs des divers pays se retrouvaient chez tous les princes des Khazars. On comprend donc avec quelle satisfaction le chagan Joseph reçut la lettre de Hasdaï. Comme les Khazars comprenaient l’hébreu et se servaient, pour leur correspondance, de caractères hébreux, le chagan répondit dans cette langue à Hasdaï. Il lui exprimait toute la joie que lui avait causée sa missive, mais il détruisait son illusion sur l’origine des Khazars. Ceux-ci n’étaient pas, comme le croyait Hasdaï, des débris d’anciennes tribus juives, mais des païens convertis au christianisme. Le chagan raconte ensuite, dans sa réponse, la conversion de son ancêtre Boulan, mentionne les noms, tous hébreux, des successeurs de ce souverain, indique l’étendue de son pays et décrit les peuples qui lui sont soumis. Il continue ainsi : « Pas plus que vous, nous n’avons de données certaines sur l’époque de la délivrance messianique. Nos regards sont dirigés vers Jérusalem et les académies de Babylone. Plaise au ciel que nous soyons bientôt délivrés ! D’après ta lettre, tu désirerais me voir ; de mon côté, je voudrais te rendre visite et connaître ta sagesse. Si ce vœu pouvait se réaliser, si je pouvais te parler face à face, je te vénérerais comme un père, je serais pour toi un fils dévoué et je te confierais la direction de mon État. »

À ce moment, Joseph était encore puissant. Quelques années plus tard, la situation se modifia. Un des descendants de Rurik, le prince russe Swiatislaw, de Kiew, marcha contre le pays des Khazars et conquit sur la frontière la forteresse de Sarkel (965). En 969, il s’empara de la capitale Itil (Atel) et de la ville importante de Semender. Une partie des Khazars se réfugia dans une île de la mer Caspienne, une autre partie à Derbend et dans la Crimée, qui prit le nom de pays des Khazars, avec Bosporus (Kertsch) pour capitale. À partir de cette époque, les Khazars ne formèrent plus qu’un État secondaire ; Joseph fut le dernier de leurs souverains puissants.

Quand Hasdaï reçut la missive du chagan Joseph, le khalife Abdul Rahman était mort. Son fils et successeur Alhakem, protecteur très zélé de la science et de la poésie, mais ennemi de la guerre, laissa Hasdaï dans les fonctions qu’il avait occupées jusque-là et le traita, comme l’avait fait son père, avec beaucoup d’égards.

Stimulé par l’exemple de ses deux maîtres Abdul Rahman et Alhakem, Hasdaï protégeait les savants et les poètes juifs, et c’est à lui principalement que revient le mérite d’avoir implanté la civilisation juive en Espagne. Parmi les hommes de talent qu’il appela auprès de lui, les plus remarquables étaient sans contredit Menahem ben Sarouk et Dounasch ben Labrat. Tous les deux ont approfondi l’étude de la langue hébraïque et grandement enrichi et ennobli cette langue. Ils ont dépassé de beaucoup, dans cette voie, leurs prédécesseurs, notamment les grammairiens caraïtes et même Saadia.

Dounasch ben Labrat donna à la langue sainte une harmonie et une symétrie qu’elle ne connaissait pas auparavant, il introduisit, dans l’hébreu le mètre, la strophe et une richesse d’assonances que personne ne soupçonnait avant lui. Saadia le blâma de ce qu’il appelait une innovation inouïe et lui reprocha de faire violence à la langue.

En même temps que la forme, le fond de la poésie hébraïque subit également de profondes modifications. Jusqu’alors la poésie hébraïque était restée purement synagogale, elle avait des allures contrites de pénitente, sans jamais être égayée par un sourire. Même quand elle s’élevait jusqu’à l’hymne, elle restait austère, inégale et prolixe. Kaliri était son modèle. Dans les écrits didactiques et polémiques, elle descendait à une plate vulgarité, comme dans les œuvres de Salmon ben Yeruham, d’Abou Ali Yephet, de Ben-Ascher et de Sabbataï Donnolo. Hasdaï fournit à la poésie l’occasion de varier ses thèmes. Son extérieur imposant, sa situation élevée, ses talents, sa générosité enflammaient l’imagination des poètes. En le célébrant dans des vers d’un lyrisme élevé, ils rajeunissaient la langue hébraïque, qui paraissait déjà morte, et lui donnaient de la vigueur et de l’harmonie. Tout en imitant les Arabes, comme ils l’avouaient eux-mêmes, Dounasch et les autres poètes hispano-juifs ne suivaient cependant pas servilement leurs modèles, ils n’imposaient pas à la langue hébraïque des mètres qui ne pouvaient convenir qu’à l’arabe, mais tenaient toujours compte, dans leurs œuvres, de la nature particulière de l’hébreu. Ils imprimaient à la nouvelle poésie une allure vive, rapide, sautillante. Du temps de Hasdaï, cette poésie était cependant restée un peu raide et guindée ; comme dira plus tard un critique, « les chanteurs ne faisaient encore entendre qu’un gazouillement vague et incertain ». Les thèmes favoris des poètes étaient alors les panégyriques et les satires, mais ils cultivaient aussi la poésie liturgique.

On connaît peu de chose du caractère et de la vie de Menahem ben Sarouk. On sait seulement qu’il est né à Tortose (vers 910, mort vers 970), d’une famille peu aisée, et qu’Isaac, le père de Hasdaï, fut son premier protecteur. Menahem se livra avec ardeur à l’étude de la langue hébraïque ; il sut utiliser avec profit les travaux des premiers grammairiens. Son style avait un éclat incomparable et était même supérieur à celui du caraïte Aboulsari Sahal.

Dès que Hasdaï eut été nommé à un poste élevé, il appela auprès de lui le protégé de son père par des paroles flatteuses et de séduisantes promesses. Sur son conseil, Menahem étudia particulièrement les diverses formes et les significations variées des mots hébreux. Vers 955, il composa un lexique hébreu complet sous le nom de Makbérét, où il indiquait également quelques règles grammaticales et rectifiait sur plusieurs points les opinions de ses prédécesseurs. Il fut le premier grammairien qui distinguât la racine dans les mots hébreux et en séparât les lettres serviles et les autres additions. Théorie admise partout aujourd’hui, mais qui était inconnue des devanciers de Menahem. Celui-ci donne, dans son ouvrage, chaque racine avec ses inflexions et ses diverses modifications, et en explique les différents sens avec beaucoup de finesse et dans un langage clair et juste. Dans cet espace d’un demi-siècle qui séparait Menahem de Ben-Ascher, la science grammaticale avait fait des progrès considérables.

Comme le lexique de Menahem était écrit en hébreu, il trouva de nombreux lecteurs ; il se répandit rapidement en France et supplanta les travaux de Saadia et des caraïtes. Pendant quelque temps, il fut le seul guide autorisé pour les études bibliques.

Élégant, noble et clair dans sa prose, Menahem ne composa que des vers lourds et disgracieux ; il ne savait pas encore manier le mètre hébreu. Sur ce point, il fut surpassé par son rival Dounasch ben Labrat.

Ce poète, nommé aussi Adonim, était originaire de Bagdad. Plus jeune que Menahem (né vers 920 et mort vers 990), il était établi à Fez quand il fut appelé par Hasdaï à Cordoue. Possédant apparemment une petite fortune, il se montra de caractère plus indépendant que le grammairien de Tortose. Vif, impétueux, prompt à la riposte, il semblait né pour les luttes littéraires. Sans égards pour la personnalité et la situation de Saadia, dont il était l’ami et peut-être le disciple, il attaqua avec vigueur les écrits exégétiques et grammaticaux du gaon. Dès qu’il connut le lexique de Menahem, il accabla l’auteur de ses railleries et de ses sarcasmes. Sa critique, écrite dans un langage élégant mais souvent injurieux, ne resta pas sur le terrain scientifique, il lui imprima un caractère personnel en dédiant à Hasdaï ses polémiques contre Menahem. Ses dédicaces, toujours très flatteuses pour Hasdaï, indiquât clairement qu’il s’efforçait de plaire au ministre juif et de déprécier à ses yeux le grammairien de Tortose.

Dounasch atteignit le but qu’il poursuivait. L’admiration de Hasdaï pour Menahem, très grande à l’origine, diminua peu à peu, elle se changea même en hostilité quand des envieux, comme il s’en rencontre toujours, eurent noirci Menahem dans l’esprit du ministre juif. Après la mort de leur maître, des disciples de Menahem, dont le plus remarquable était Juda ben David Hayyoudj, défendirent sa mémoire. Employant contre Dounasch les armes dont il s’était servi lui-même, ils l’attaquèrent avec véhémence dans des satires qu’ils dédièrent à Hasdaï. À l’occasion du retour du ministre à Cordoue, ils lui adressèrent les vers suivants : « Saluez, ô montagnes, le protecteur de la science, le prince de Juda ! Tous applaudissent à son retour, car en son absence les ténèbres seules règnent, les arrogants sont les maîtres et maltraitent les enfants d’Israël. Avec lui reviennent l’ordre et la sécurité. » Les disciples de Dounasch prirent naturellement parti pour leur maître, et la lutte continua assez longtemps, ardente et passionnée, entre les élèves des deux chefs d’école. Ces polémiques, regrettables à certains égards, eurent cependant un excellent résultat, elles contribuèrent à polir la langue hébraïque et à la rendre plus riche et plus souple.

Outre la poésie et l’enseignement de la grammaire hébraïque, Hasdaï protégea également l’étude du Talmud. On se rappelle que Moïse ben Hanok, parti de Sora pour recueillir des subsides en faveur de l’académie de cette ville, avait été emmené comme esclave à Cordoue et s’y était révélé talmudiste remarquable. Hasdaï prit Moïse sous sa protection. Le moment était, d’ailleurs, favorable pour créer un enseignement talmudique en Espagne. À l’instar des Arabes espagnols, désireux d’éclipser leurs coreligionnaires de Bagdad, les Juifs espagnols s’efforçaient d’organiser une école talmudique à Cordoue et de lui donner un grand éclat, au détriment de l’académie de Sora. Moïse fut placé à la tête de cette école et reconnu comme seule autorité religieuse. C’est à lui qu’étaient dorénavant soumises les questions rituéliques, dont la solution était demandée auparavant aux académies de Babylone. De tous les points d’Espagne et même de l’Afrique, on vit affluer des disciples à Cordoue. Hasdaï fit venir des exemplaires du Talmud de la ville de Sora, où ils étaient devenus inutiles par suite de la décadence de l’académie, pour les distribuer parmi les élèves. Cordoue devint la Sora de l’Andalousie, et Moïse ben Hanok eut en Espagne la même importance qu’autrefois Rab en Babylonie. Muni du simple titre de juge (dayyan) ou rabbin, il avait les mêmes prérogatives qu’un gaon, donnant, paraît-il, par l’imposition des mains, l’ordination aux rabbins, expliquant la Loi, jugeant en dernier lieu les procès juifs et étant autorisé à excommunier les membres récalcitrants des communautés. Ces prérogatives furent attribuées plus tard à tous les rabbins d’Europe.

C’est ainsi que l’Espagne devint peu à peu le centre du judaïsme. Elle dut cette situation privilégiée à quelques circonstances favorables, mais les Juifs espagnols avaient su aider le hasard par leur activité, leur intelligence et leur libéralité. Ils firent tout leur possible pour rester à la tête du mouvement intellectuel juif. La large aisance de la communauté de Cordoue lui assignait, du reste, un rôle particulièrement important. La capitale de l’Andalousie comptait plusieurs milliers de Juifs, qui rivalisaient de luxe avec les Arabes. Habillés de soie, coiffés de riches turbans, se montrant en public dans de somptueux carrosses ou sur de magnifiques coursiers, ils avaient des manières chevaleresques, qui les distinguaient avantageusement de leurs coreligionnaires d’autres pays. Il y a cependant une ombre à ce tableau. Plusieurs d’entre eux devaient leurs richesses au commerce d’esclaves, ils vendaient des Slavons aux khalifes, qui en faisaient leurs gardes du corps.

Après la mort de Moïse (vers 965), deux compétiteurs se disputèrent sa succession, son fils Hanok et un de ses disciples, Joseph ben Isaac ibn Abitour. Ce dernier, né en Espagne, était poète et connaissait la littérature arabe, tandis que Hanok n’avait que des connaissances talmudiques et n’était pas originaire du pays. Chacun des deux rivaux avait ses partisans. Hasdaï se prononça pour Hanok et fit ainsi pencher la balance en sa faveur.

Hasdaï ibn Schaprout mourut vers 970, sous le règne du khalife Alhakem, laissant parmi les Juifs comme parmi les musulmans le souvenir d’un homme aimé et respecté et d’un ministre de grand mérite.