Histoire des Juifs/Troisième période, première époque, chapitre XI

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Histoire des Juifs
Introduction
I. Les temps bibliques : § 1er
II. — Après l’exil : § 1er
III. 3e période — La dispersion
1re époque — Le recueillement après la chute
I. Le relèvement ; l’école de Jabné
II. L’activité à l’intérieur
III. Soulèvement des judéens
IV. Suite de la guerre de Barcokeba
V. Patriarcat de Judale Saint
VI. Le patriarche Juda II ; Les Amoraïm
VII. Les Judéens dans le pays parthes
VIII. Le patriarcat de Galamiel IV et de Juda II
IX. Le triomphe du christianisme et les Judéens
X. Les derniers Amoraïm
XI. Les Juifs dans la Babylonie et en Europe
XII. Les Juifs en Arabie
XIII. Organisation du judaïsme babylonien
XIV. Le caraïsme et ses sectes
XV. Situation des Juifs dans l’empire franc et déclin de l’exilarcat en Orient
2e époque — La science et la poésie juive
I. Saadia, Hasdaï et leurs contemporains
II. Fin du gaonat en Babylonie. Aurore de la civilisation juive en Espagne
III. Les cinq Isaac et Yitshaki
IV. La première croisade. Juda Allévi
V. La deuxième croisade - Accusation de meurtre rituel
VI. Situation des Juifs à l’époque de Maïmonide
VII. Époque de Maïmonide
VIII. Dissensions dans le judaïsme. - La rouelle
IX. Controverses religieuses du talmud. Autodafé du Talmud
X. Progrès de la bigoterie et de la Cabbale
XI. La peste noire. Massacres des Juifs
XII. Conséquences de la persécution de 1391. Marranes et apostats.
XIII. Une légère accalmie dans la tourmente.
XIV. Recrudescence de violences
XV. Établissement de tribunaux d’inquisition
XVI. Expulsion des Juifs d’Espagne et de Portugal
XVII. Pérégrinations des Juifs et des Marrannes d’Espagne et de Portugal
3e époque — La décadence
I. Reuchlin et le obscurants. Martin Luther
II. L’inquisition et les Marranes. Extravagances cabbalistiques te messianiques
III. Les Marranes et les papes
IV. Les juifs en Turquie et Don Joseph de Naxos
V. Situation des Juifs de Pologne et d’Italie jusqu’à la fin du XVIe siècle
VI. Formation de communautés marranes à Amsterdam, à Hambourg et à Bordeaux
VII. La guerre de Trente Ans et le soulèvement des Cosaques.
VIII. L’Établissement des Juifs en Angleterre et la révolution anglaise
IX. Baruch Spinoza et Sabbataï Cevi
X. Tritesses et joies
XI. Profonde décadence des Juifs
4e époque — Le relèvement
XII. Moïse Mendelssohn et son temps
XIII. Excès de l’orthodoxie et de la réforme
XIV. La révolution française et l’émancipation des Juifs
XV. Le Sanhédrin de Paris et la Réaction
XVI. Les réformes religieuses et la science juive
XVII. Une Accusation de meurtre rituel à Damas
XVIII. Orthodoxes et réformateurs en Allemagne
Traduction par Lazare Wogue, Moïse Bloch.
A. Lévy (Tome 3p. 246-278).


CHAPITRE XI


les juifs dans la babylonie et en europe


Peu de temps après la clôture du Talmud, alors que plusieurs des docteurs qui avaient pris part à ce travail de coordination enseignaient encore à Sora et à Pumbadita et que le souvenir des persécutions de Peroz vivait encore dans toutes les mémoires, les Juifs furent assaillis en Perse, sous le règne de Kavadh (Cavadés, Cobad), le deuxième successeur de Peroz, par de nouveaux malheurs. Kavadh (488-531), qui ne manquait pas de qualités, était très faible de caractère ; sous l’influence de quelques fanatiques, il persécuta tous les hérétiques. Le principal instigateur de ces violences fut Mazdak, prêtre du culte du feu, qui voulut réformer la religion des mages. Partant de ce principe que la cupidité et la concupiscence sont pour les hommes la source de tous les maux, il croyait assurer la victoire de la lumière sur les ténèbres, d’Ahura-Mazda sur Angro-Mainyus, en faisant disparaître ces deux passions ; en conséquence, il établit la communauté des biens et la communauté des femmes, il permit même les relations entre proches parents. À ses yeux, le communisme était la voie la plus sûre pour amener le triomphe de la doctrine de Zoroastre. Se montrant très désintéressé et menant une vie d’ascète, Mazdak acquit bientôt une grande influence sur une partie des Perses, et vers 501, il comptait de nombreux partisans. Ceux-ci avaient pris le nom de Zendik, c’est-à-dire vrais sectateurs du Zend, la religion de la parole sacrée. Le roi Kavadh protégea Mazdak et préconisa ses réformes, il décréta que tous les habitants de la Perse étaient tenus d’adopter les nouvelles doctrines et d’y conformer leur conduite. Les basses classes de la population, sans fortune, sans éducation et sans moralité, suivirent avec empressement la nouvelle religion de Mazdak ; elles s’approprièrent les biens des riches et s’emparèrent des femmes qui leur plaisaient. Il en résulta qu’à cette époque on ne savait plus distinguer entre le vice et la vertu, la propriété et le vol. Les grands du royaume détrônèrent Kavadh et le jetèrent en prison, mais il fut délivré et replacé sur le trône avec l’aide des Huns, et, de nouveau, il fit mettre en pratique les doctrines de Mazdak. Juifs et chrétiens eurent à souffrir de ces folies ; on les dépouilla de leurs biens et on leur prit leurs femmes. Les Juifs, qui avaient toujours attaché la plus haute importance à la pureté des mœurs et à la sainteté du mariage, paraissent avoir défendu par les armes l’honneur de leurs jeunes filles et de leurs épouses. Une révolte éclata, en effet, en ce temps, parmi les Juifs babyloniens, et il est bien probable que cette révolte était spécialement dirigée contre les tentatives communistes des Zendik. À la tête de ce mouvement se plaça le jeune exilarque Mar-Zutra II.

Mar-Zutra (né vers 496) était le fils de ce savant Huna qui, à la mort de Peroz, fut élevé à la dignité d’exilarque (488-508). Quand son père mourut, il était encore tout jeune. Dès qu’il eut atteint l’âge d’homme, il prit les armes pour défendre les droits de la famille et de la propriété. Aidé de quatre cents vaillants compagnons, il attaqua les partisans de Mazdak, et réussit, selon toute apparence, à les chasser de la partie de la Babylonie habitée par les Juifs. D’après la chronique, il aurait accompli des exploits remarquables, il serait même parvenu à repousser les attaques des troupes que le roi avait envoyées pour réprimer l’insurrection, à conquérir l’indépendance des Juifs et à imposer un tribut aux habitants non juifs de la Babylonie. Mahuza, qui n’est pas loin de Ctésiphon, devint la capitale d’un petit État juif placé sous l’autorité de l’exilarque.

L’indépendance de cet État subsista pendant sept ans. Au bout de ce temps, la petite troupe juive fut battue par un corps d’armée perse et l’exilarque fait prisonnier. Ce dignitaire et son vieux grand-père, Mar-Hanina, furent exécutés et leurs corps mis en croix près du pont de Mahuza (vers 520). Les habitants de cette ville furent dépouillés de leurs biens et emmenés en captivité, la famille de l’exilarque s’enfuit en Judée, emmenant le jeune fils de ce dernier, qui était né après la mort de son père et portait également le nom de Mar-Zutra. Cet enfant était l’unique représentent de l’exilarcat, il grandit en Judée, où il se distingua plus tard par son enseignement. Ainsi, par suite des persécutions de Kavadh, la dignité d’exilarque demeura pendant un certain temps sans titulaire, les écoles furent fermées et les docteurs contraints de s’enfuir. Parmi les fugitifs se trouvaient Akunaï et Guiza ; ce dernier s’établit près du fleuve Zab. D’autres se rendirent sans doute en Palestine et dans l’Arabie. Les persécutions ne semblent pas avoir sévi dans toute la Perse, car, parmi les troupes de Kavadh qui se battirent contre le général byzantin Bélisaire, il se trouva des soldats juifs pour lesquels le général perse eut les plus grands égards, il demanda même un armistice pour leur permettre de se reposer pendant la fête de Pâque.

À la mort de Kavadh, les persécutions contre les Juifs babyloniens cessèrent. Son successeur, Kosroès Nuschirvan (531-579), imposa aux Juifs comme aux chrétiens une taxe dont les enfants et les vieillards seuls étaient exempts, mais il n’en agissait pas ainsi par haine ou par intolérance, il cherchait seulement à remplir les caisses de l’État. Pendant son long règne, les Juifs vécurent tranquilles, les communautés se réorganisèrent, les écoles se rouvrirent et les docteurs qui avaient pris la fuite revinrent en Babylonie. Guiza, qui avait cherché un refuge près du fleuve Zab, fut placé à la tête de l’école de Sora, et Simuna à la tête de l’école de Pumbadita. Ces docteurs s’appliquèrent à attirer dans les écoles de nombreux disciples, à relever l’enseignement religieux et à reprendre l’étude du Talmud ; ils continuèrent aussi, selon l’ancien usage, à réunir autour d’eux des auditeurs, pendant les mois d’Adar (mars) et d’Ellul (septembre), pour leur transmettre la tradition, les initier à l’enseignement et leur indiquer quelques questions à élucider par leurs propres recherches. Mais la force créatrice était épuisée chez les disciples des derniers Amoraïm ; ils n’ajoutèrent presque plus rien à la partie déjà existante du Talmud, ils fixèrent seulement d’une façon définitive de nombreux points du rituel, du droit civil et du droit matrimonial qui n’avaient pas encore été résolus ou sur lesquels les diverses écoles n’étaient pas d’accord. Les juges avaient besoin de lois certaines pour les appliquer dans les cas donnés, et les particuliers de prescriptions claires pour pouvoir les mettre en pratique. Les docteurs de cette époque s’efforcèrent de satisfaire à cette nécessité en établissant des règles fixes là où régnaient l’indécision et l’incertitude. De là, leur nom de Saboraïm, c’est-à-dire ceux qui examinent le pour et le contre pour fixer les lois religieuses et les lois civiles. Les Saboraïm, qui poursuivirent un but tout pratique, commencèrent leur tâche immédiatement après la clôture du Talmud ; leur œuvre fut continuée par Guiza, Simuna et leurs collègues.

Guiza et Simuna mirent tout d’abord le Talmud par écrit ; ils utilisèrent, pour ce travail, et ce qu’ils avaient appris par la tradition et les notes écrites qu’ils avaient rédigées pour aider leur mémoire ; quand un passage leur semblait obscur, ils y ajoutaient des explications. Ce sont eux qui ont donné au Talmud la forme sous laquelle l’ont reçu les communautés contemporaines et les générations postérieures.

À cette époque naquit une science sans laquelle la Bible serait restée un livre fermé et qui ébranla la domination jusqu’alors absolue du Talmud. L’Écriture Sainte était presque complètement inconnue à la foule, ceux qui n’avaient pas appris par la tradition, dès leur jeune âge, à en lire le texte, n’y comprenaient rien, parce que les consonnes n’étaient pas pourvues de voyelles. Dans les temps antérieurs, la nécessité avait déjà fait créer des signes pour les voyelles principales (a, i, u), mais on en faisait un usage très restreint, elles n’étaient ajoutées qu’à de rares consonnes, et, pour lire le reste, il fallait le savoir par la tradition, ou le deviner. Il était très difficile de distinguer l’un de l’autre deux mots écrits avec les mêmes consonnes et ayant une signification différente ; aussi le sens de la Bible restait-il obscur pour le peuple. Seuls les docteurs et leurs disciples savaient lire la Bible, et encore ne la lisaient-ils qu’à travers le Talmud. C’est à ce moment que partit de la Grèce en décadence un mouvement scientifique qui se propagea en Perse. Après la fermeture des écoles d’Athènes par l’empereur Justinien, les sept sages de la Grèce émigrèrent en Perse, où ils espéraient trouver protection auprès du roi Nuschirvan. Leur attente ne fut pas trompée. Sous l’impulsion des savants grecs, une école de médecine et de sciences naturelles fut fondée dans une contrée où les Juifs demeuraient en grand nombre. La linguistique fut également cultivée, principalement par des chrétiens de Syrie habitant près de l’Euphrate et en deçà du Tigre, la secte des Nestoriens, qui, à la suite d’une discussion sur une question dogmatique, s’étaient séparés de leurs coreligionnaires établis à l’ouest de l’Euphrate, les Jacobites. Les Nestoriens étaient plus portés vers les Juifs que les autres chrétiens, leurs prêtres et leurs savants entretenaient avec eux d’excellentes relations. S’inspirant de leur exemple, les Juifs se décidèrent à étudier la Bible plus attentivement. Mais, avant tout, il était nécessaire d’en rendre la lecture plus facile en pourvoyant le texte de voyelles. Ce travail fut accompli par un ou plusieurs savants restés inconnus. D’abord, on se contenta d’ajouter des voyelles aux mots à double sens ; peu à peu on pourvut de voyelles toutes les consonnes. L’invention des signes voyelles paraît avoir été d’une extrême facilité. On transcrivit sous une forme plus petite que leur forme habituelle certaines lettres hébraïques dont le son se rapproche de celui des voyelles qu’on voulait exprimer, et on les ajouta en guise de voyelles aux consonnes. Cette innovation eut d’excellents résultats ; elle rendit non seulement le texte de la Bible plus facile à comprendre et permit, par conséquent, à un plus grand nombre de personnes de connaître les principes généreux et la morale élevée du judaïsme, mais elle servit également la civilisation. Quand le christianisme se réveilla de la longue torpeur du moyen âge, ses guides spirituels puisèrent dans l’étude du texte original de la Bible la force de dissiper entièrement les nuages de cette sombre époque. Il leur eût été probablement impossible d’étudier l’Écriture Sainte sans les signes-voyelles.

Les inventeurs babyloniens ou perses des signes-voyelles ont aussi introduit dans le texte biblique un système très simple de signes pour indiquer la fin des versets et des paragraphes. Ce système, resté ignoré pendant plus de dix siècles, n’est connu que depuis une cinquantaine d’années ; il est appelé le système babylonien ou assyrien. Il a été supplanté par un autre système, plus récent, qui a pris naissance à Tibériade. On sait que pendant les persécutions de Kavadh, le représentant de l’exilarcat, Mar-Zutra, s’était réfugié en Judée ; plus tard, il fut nommé chef d’école à Tibériade. Ses descendants continuèrent à diriger cette école pendant plusieurs générations ; ils se considéraient comme les seuls exilarques légitimes, les vrais descendants de la maison de David, tandis qu’ils regardaient ceux qui occupaient de leur temps la dignité d’exilarque en Babylonie comme des usurpateurs. De là, une sourde hostilité entre les chefs religieux de la Judée et ceux de la Babylonie. Toute innovation introduite par ces derniers était repoussée ou au moins accueillie avec froideur à Tibériade. Il en arriva de même pour le système babylonien des accents et des signes-voyelles. Ce système ne pouvait, du reste, pas convenir à la Palestine, par cette raison que les voyelles étaient prononcées autrement dans cette contrée qu’en Babylonie. Il fut remanié, développé et subit des modifications telles qu’il devint absolument méconnaissable et que les orgueilleux docteurs de Tibériade purent s’en déclarer les créateurs, sans craindre aucune contradiction. Ce qui les aida à établir cette croyance, c’est qu’un peu plus tard l’étude de la langue hébraïque devint une des principales occupations de l’école de Tibériade, d’où elle se propagea dans les écoles extra-palestiniennes. On a seulement découvert dans les temps modernes qu’il existait des signes-voyelles et des accents babyloniens, et que le système de Tibériade n’en était que le plagiat. Quoique ceux qui ont introduit les signes-voyelles dans le texte biblique eussent trouvé l’idée première de leur système chez les chrétiens syriens, ils ne les ont cependant pas servilement imités. Il est vrai que, dans les textes des chrétiens, les consonnes avaient des signes voyelles, mais les Nestoriens en sont restés au système défectueux des points qui rendent la lecture si difficile, et les Jacobites, qui se servent de vrais signes-voyelles, n’employèrent ce système qu’un siècle après les Juifs.

Ni la chronique ni la tradition n’ont conservé les noms des successeurs immédiats des Saboraïm Guiza et Simuna ; ils ont été oubliés au milieu des persécutions qui avaient alors repris contre les Juifs, sous le successeur de Nuschirvan, Hormisdas IV (579-589). À cette époque les mages et les ecclésiastiques rivalisèrent d’intolérance envers le judaïsme ; les prêtres de deux religions dont l’une poursuivait la victoire définitive de la lumière sur les ténèbres et l’autre prêchait l’amour des hommes abusaient de la faiblesse de certains rois pour maltraiter les sectateurs d’un autre culte.

Hormisdas IV ne ressemblait en rien à son père Nuschirvan, il avait les instincts cruels d’un Néron. Tant qu’il resta sous l’influence de son précepteur et conseiller Buzurg-Mihir, un Sénèque perse, qui inventa, dit-on, le jeu d’échecs pour prouver à son maître que tout roi est dépendant de l’armée et de la nation, Hormisdas domina ses mauvaises passions. Une fois son précepteur retiré de la cour, il ne garda plus aucun ménagement. À l’instigation des mages, qui croyaient retarder la chute imminente de leur religion en persécutant les autres croyants, il tourna toute sa colère contre les Juifs et les chrétiens. Les écoles de Sors et de Pumbadita furent fermées et les docteurs obligés, comme sous Peroz et Kavadh, d’émigrer dans d’autres contrées (vers 581). Une partie d’entre eux s’établit à Peroz-Schabur, près de Nehardéa ; cette ville leur offrait un refuge plus sûr, parce qu’elle était gouvernée par un chef arabe. Plusieurs écoles s’organisèrent à Peroz-Schabur, une d’elles a laissé un certain renom, c’est celle de Mari.

Détesté de ses sujets, qu’il maltraitait, vaincu par les ennemis de la Perse, qui réussirent à s’emparer de plusieurs provinces, Hormisdas vit son pouvoir battu en brèche de tous côtés. Il fut d’abord vaillamment soutenu par le général Bahram Tschubin ; il récompensa son défenseur de ses services en le destituant. Bahram, irrité, se révolta contre son roi, le précipita du trône et le fit enfermer dans un cachot, où il fut tué (589). Bahram gouverna d’abord la Perse au nom du roi Kosru, bientôt il jeta le masque et s’assit lui-même sur le trône de Perse. Sous son règne, les Juifs de la Perse et de la Babylonie furent très heureux, il les traita avec bienveillance et les autorisa à rouvrir les écoles de Sora et de Pumbadita (589). Ils lui témoignèrent leur reconnaissance en lui fournissant des hommes et de l’argent. Sans les Juifs, il n’aurait certes pas pu rester au pouvoir, car le peuple perse était demeuré fidèle au roi légitime Kosru ; les troupes seules soutenaient Bahram, et les Juifs contribuaient en grande partie à l’entretien de ces troupes. Le règne de Bahram ne fut pas de longue durée ; Kosru revint dans son royaume avec une armée que lui avait fournie l’empereur byzantin Maurice et à laquelle se joignirent un grand nombre de Perses. Bahram fut battu et obligé de se réfugier chez les Huns. Les Juifs payèrent de la mort leur dévouement à la cause de l’usurpateur. À la prise de Mahuza, le général perse Mebodès fit passer par les armes la plupart des habitants juifs de la ville.

Kosru II (590-628) ressemblait plus à son grand-père Nuschirvan qu’à son père Hormisdas. D’un caractère très doux, il pardonna aux Juifs leur fidélité envers Bahram et laissa subsister les deux écoles de Sora et de Pumbadita. À la tête de la première se trouvait d’abord, à cette époque, Hanan, et ensuite Mari bar Mar, à la tête de la seconde, Mar bar Huna (de 609 jusque vers 620). Ils eurent pour successeurs : Haninaï, à Pumbadita, et Hanania à Sora. Ces deux docteurs assistèrent encore à la chute de la puissance perse et au triomphe des Arabes. Dans les dernières années de la domination des Perses, la tranquillité des Juifs ne fut pas troublée, les derniers rois sassanides, dont cinq se succédèrent au trône dans un espace de cinq ans, étaient trop préoccupés de leur propre sécurité pour songer aux Juifs ; ils laissèrent ces derniers diriger leurs affaires comme ils l’entendaient. Aussi le judaïsme babylonien continua-t-il à avoir à sa tête un exilarque. Pendant le demi-siècle qui s’écoula depuis la réouverture des écoles religieuses, sous Bahram, jusqu’à la domination des Arabes (589-640), il y eut trois exilarques dont le nom a été conservé et dont le dernier, Bostanaï, fit briller la dignité dont il était revêtu d’un vif éclat.

Les Juifs de la Palestine étaient bien plus malheureux que leurs coreligionnaires de la Perse. Soumis à une législation inique, ils étaient exclus de toutes les fonctions honorifiques et n’avaient même pas le droit de construire de nouvelles synagogues. Un mot de l’empereur Zénon peint leur situation dans toute sa tristesse. La ville d’Antioche, comme la plupart des grandes villes de l’empire byzantin, se divisait, aux courses de chevaux, en deux partis, les bleus et les verts. Ces derniers suscitèrent un jour des troubles, attaquèrent leurs adversaires, tuèrent, entre autres, beaucoup de Juifs, jetèrent leurs cadavres dans le feu et incendièrent plusieurs synagogues. Quand l’empereur Zénon fut informé de cet événement, il déclara que les verts ne méritaient d’être punis que parce qu’ils s’étaient contentés de brûler les Juifs morts et avaient épargné les vivants. Cette haine sauvage vouée par les hauts dignitaires aux Juifs encouragea naturellement la foule à se ruer à toute occasion sur ces parias ; les habitants d’Antioche se distinguèrent particulièrement par leur hostilité envers les Juifs. Un conducteur de chars célèbre, Calliopas, étant venu un jour de Constantinople à Antioche, où il se rangea sous la bannière des verts, des désordres se produisirent à Daphné, près d’Antioche, où s’était rendu son parti, et, sans provocation, sans motif aucun, toute cette foule attaqua la synagogue, tua les Juifs qui y étaient réunis et détruisit tous les objets sacrés qu’elle y trouva (9 juillet 507).

Pendant qu’on cherchait noise aux anciens maîtres de la Terre Sainte, quand ils s’avisaient de restaurer une vieille synagogue délabrée, le christianisme prenait possession peu à peu de la Palestine tout entière, il y élevait librement des églises et des couvents. Évêques, abbés et moines se remuaient en Judée et y discutaient tumultueusement sur la nature simple ou la nature double du Christ. Même Jérusalem, qui, malgré la destruction du temple, était restée la capitale religieuse des Juifs, avait cessé d’être le centre du judaïsme ; les chrétiens s’en étaient emparés, y avaient fondé un évêché et en défendaient l’accès aux premiers possesseurs depuis que l’impératrice Hélène, la mère de Constantin, dont la réputation de jeune fille n’était pas sans tache, avait eu la pensée d’y faire construire, en expiation de ses fautes, l’église du Saint-Sépulcre. Seule la jolie ville de Tibériade avait conservé son rang, elle était restée le siège de l’activité religieuse des Juifs, et, grâce aux descendants de Mar-Zutra qui s’y étaient établis, son école continuait à jouir en Palestine et au dehors d’une très grande autorité. Le roi juif de l’Arabie lui-même se soumettait aux ordres venus de Tibériade. Mais là aussi le christianisme avait élu domicile en y établissant un évêché. Il est probable qu’à Nazareth, le berceau du christianisme, où l’on rencontrait les plus belles femmes de la Palestine, la population était en grande partie juive, car cette ville n’eut pas d’évêque. De même, Scythopolis (Bethsan), qui devint à cette époque la capitale de la deuxième Palestine (Palœstina secunda), et Néapolis (Sichem), devenue la capitale des Samaritains depuis que Samarie était une ville chrétienne, renfermaient de nombreux habitants juifs. Mais dans toutes ces villes, excepté à Nazareth, les Juifs étaient en minorité et étaient presque complètement perdus au milieu de la population chrétienne.

Mais si les Juifs de la Palestine et de l’empire byzantin étaient régis en tant que citoyens par une législation restrictive, du moins purent-ils, jusqu’au règne de Justinien, pratiquer librement leur religion. Cet empereur fut le premier qui, non content d’étendre leurs incapacités civiles, s’immisça dans leurs affaires religieuses. C’est lui qui promulgua la loi humiliante en vertu de laquelle ils ne pouvaient pas témoigner en justice contre les chrétiens (532). Il est vrai qu’il leur laissa le droit de témoigner entre eux, tandis qu’il refusa toute force au témoignage des Samaritains, même contre leurs coreligionnaires, et leur interdit de disposer de leurs biens par testament. Justinien se montrait si sévère envers les Samaritains, parce qu’ils s’étaient révoltés à plusieurs reprises contre le pouvoir impérial et s’étaient donné autrefois un roi, Julien bar Sabar. Une autre loi d’exception fut dirigée à la fois contre les Juifs et les Samaritains. Tout en étant exclus de toutes les dignités, ils pouvaient être obligés d’accepter la charge si onéreuse du décurionat (dignité municipale), sans jouir cependant des privilèges attachés à cette charge : l’immunité contre la peine de la flagellation et de l’exil. Qu’ils portent le joug, même s’ils en gémissent, mais qu’ils soient déclarés indignes de tout honneur. Justinien défendit aussi aux Juifs, sous peine d’amende, de célébrer leur Pâque avant les Pâques chrétiennes ; les gouverneurs des provinces étaient chargés de veiller à l’exécution rigoureuse de cet édit. Dans d’autres circonstances encore, Justinien s’immisça dans les affaires religieuses des Juifs. Il se produisit une fois une scission dans une communauté juive, peut-être à Constantinople ou à Césarée. Les uns demandèrent que les chapitres du Pentateuque et des prophètes qu’on lisait en hébreu dans les synagogues fussent lus en même temps en langue grecque pour les illettrés et les femmes. Les rigoristes, et spécialement les docteurs, éprouvaient une certaine aversion à faire usage, à l’office divin, de la langue de leurs persécuteurs, qui était en même temps la langue de l’Église ; ils objectaient aussi que cette innovation ne laisserait plus de temps pour les discours d’édification. La discussion fut très vive, et les partisans du grec allèrent jusqu’à porter le différend devant l’empereur. Justinien se déclara naturellement pour l’introduction de la traduction grecque, et il ordonna aux Juifs de se servir de la version des Septante ou de celle d’Aquila. Dans les synagogues des provinces italiennes, il fallait traduire les chapitres de l’Écriture en langue latine. En outre, Justinien menaça de châtiments corporels les partisans de la vieille liturgie qui excommunieraient leurs adversaires. Ces diverses dispositions peuvent à la rigueur se justifier. Mais l’empereur outrepassa certainement son droit en contraignant toutes les communautés juives de l’empire byzantin, même celles qui ne voulaient pas de cette innovation, à lire la traduction grecque ou latine des chapitres de la Bible récités à l’office divin, et en défendant de rattacher dorénavant à ces chapitres, dans les synagogues, comme cela s’était toujours pratiqué, des discours d’édification. Il croyait qu’en obligeant les docteurs à remplacer l’explication traditionnelle de la Bible, qui affermissait les Juifs dans leur religion, par la lecture de la traduction grecque des Septante modifiée d’après les idées chrétiennes, il faciliterait la conversion des Juifs au christianisme. Dans sa pensée, l’office divin ainsi réglé serait un moyen efficace de propagande chrétienne. Il attachait une importance capitale à cette loi, car il ordonna à son ministre Areobindus de la faire connaître à tous les fonctionnaires impériaux et de les inviter à en surveiller l’application avec un soin tout particulier (13 février 553).

Cette loi perfide n’eut pas les conséquences qu’en attendait l’empereur. La nécessité d’entendre à la synagogue la traduction de la Bible ne se faisait pas sentir, en général, chez les Juifs ; ceux qui avaient réclamé cette réforme restèrent isolés, et, dans les communautés unies, il n’était pas très difficile d’organiser le service divin de telle sorte que les autorités ne s’apercevaient pas de la violation de l’édit impérial. Les prédicateurs continuèrent à faire servir l’Écriture Sainte à l’édification des fidèles, sans craindre de diriger parfois des traits acérés contre leurs oppresseurs. Ils dirent, par exemple, que ce passage des Psaumes : « Là, fourmillent des vers sans nombre, » s’appliquait « aux édits innombrables dirigés par l’empire romain (Byzance) contre les Juifs ; que les grands et les petits animaux représentaient les ducs, les gouverneurs et les généraux, et que quiconque (des Juifs) s’associera à eux deviendra un objet de risée. » — « Il en est des édits d’Esaü (Byzance), dirent-ils encore, comme d’une flèche qu’on lance au loin ; de même qu’on ne remarque la flèche que lorsqu’elle atteint le cœur, de même les édits d’Ésaü sont des traits qui frappent à l’improviste, on ne s’en aperçoit que lorsqu’on annonce que le coupable a encouru la peine de mort ou l’emprisonnement. »

Les Juifs paraissent encore avoir eu à subir une autre ingérence de Justinien dans leur liturgie. Il leur fut interdit de réciter dans les synagogues la prière si importante du rituel qui proclame l’unité de Dieu (le Schema) ; les chrétiens considéraient peut-être cette prière comme une protestation contre la Trinité. On plaça des gardiens dans les temples pour veiller à l’exécution de cette mesure aussi inique que ridicule et empêcher les fidèles de dire à haute voix : « Écoute, Israël, l’Éternel, notre Dieu, est un. » Les Juifs se soumirent à cet édit, l’officiant passait cette prière et l’assemblée la récitait à voix basse. Pendant les jours de fête et le sabbat, après le départ des surveillants, qui n’assistaient qu’à la prière du matin, l’officiant récitait le Schema au deuxième office.

Justin le Jeune, qui succéda à Justinien, maintint toutes les lois restrictives édictées par son prédécesseur contre les Juif et les Samaritains, mais il n’en ajouta pas de nouvelles. Sous les empereurs Tibère et Maurice, il n’est pas question de la population juive. Mais pendant le règne de l’usurpateur Phocas, qui essaya de renouveler les exploits de Caligula et de Commode, survint un événement qui jette une vive lumière sur la triste situation des Juifs. À Antioche, où de tout temps les chrétiens haïssaient profondément les Juifs, ceux-ci se jetèrent un jour sur leurs ennemis, en tuèrent un grand nombre et brûlèrent les cadavres. Ils s’acharnèrent surtout contre le patriarche Anastase, nommé le Sinaïte, lui infligèrent les plus cruels traitements et le traînèrent à travers les rues avant de lui donner la mort. Quelles effroyables souffrances les Juifs doivent ils avoir endurées de la part des fonctionnaires impériaux et du clergé pour se porter à de tels excès ! Dès que Phocas fut informé de ces troubles, il nomma Bonosus gouverneur de l’Orient et chargea le général Kotys de châtier les émeutiers. Les Juifs se défendirent avec vigueur et repoussèrent les troupes impériales. Des forces plus considérables furent envoyées, et les Juifs durent déposer les armes. Le châtiment fut terrible, une grande partie d’entre eux furent tués, d’autres furent mutilés, les autres enfin furent envoyés en exil (septembre et octobre 608).

Les Juifs, exaspérés contre leurs oppresseurs, trouvèrent bientôt une occasion inattendue de se venger. Phocas avait usurpé le trône de l’empereur Maurice ; le gendre de ce dernier, Kosru II, roi des Perses, résolut de châtier Phocas et de s’emparer de l’empire byzantin. Il envahit l’Asie Mineure et la Syrie avec une armée considérable. Dans l’intervalle, Héraclius détrôna Phocas, il en informa Kosru et lui proposa de conclure la paix avec lui ; Kosru refusa. Un corps d’armée perse, sous le commandement du général Scharbarzar, descendit des hauteurs du Liban pour envahir la Palestine. Quand les Juifs de ce pays apprirent la défaite des chrétiens et les progrès continus de l’armée perse, ils éprouvèrent un ardent désir de prendre part à la lutte. Ils pensèrent que l’heure avait enfin sonné où ils pourraient se venger des maux dont les Romains et les chrétiens les accablaient depuis des siècles ! Sur l’instigation d’un certain Benjamin, de Tibériade, qui consacra son immense fortune à fomenter des troubles et à armer des soldats juifs contre les Romains, un appel fut adressé à tous les Juifs de la Palestine pour les engager à se joindre à l’armée perse. À cet appel, les robustes Juifs de Tibériade, de Nazareth et des montagnes de la Galilée vinrent se ranger en foule sous le drapeau des Perses. Il est probable qu’ils massacrèrent auparavant les chrétiens et saccagèrent les églises de Tibériade ; ils s’unirent aux soldats de Scharbarzar pour marcher sur Jérusalem et reprendre la ville sainte aux chrétiens. En route, ces troupes furent rejointes par les Juifs du sud de la Palestine et par des bandes de Sarrasins. Jérusalem fut emportée d’assaut (juillet 614). On dit que 90 000 chrétiens furent tués dans la ville. La chronique ajoute que les Juifs auraient racheté aux Perses leurs prisonniers chrétiens pour les faire mourir ; cette accusation ne repose sur aucun fait précis. Couvents et églises furent brûlés à Jérusalem par l’ennemi. Il est probable que les Juifs prirent une plus grande part à ces scènes de destruction que les Perses, parce qu’ils estimèrent que la ville sainte n’était pas moins souillée par la présente de la croix et des reliques des martyrs qu’elle l’avait été autrefois par les idoles d’Antiochus Épiphane et d’Adrien.

Appelés par leurs coreligionnaires de Tyr, des Juifs de Jérusalem, de Tibériade, de Galilée, de Damas et même de Chypre marchèrent sur cette ville, au nombre de près de 20 000, dans l’espoir de surprendre les chrétiens et de les massacrer dans la nuit de Pâques. Les chrétiens, informés de ce projet, prirent les devants, ils s’emparèrent des Juifs de Tyr, les jetèrent en prison, fermèrent les portes de la ville et attendirent l’arrivée de leurs ennemis. Ceux-ci, trouvant les chrétiens prêts à se défendre, se mirent à dévaster les églises construites aux environs de Tyr. Chaque fois que les chrétiens de cette ville apprenaient qu’une église avait été détruite, ils tuaient cent de leurs prisonniers juifs et jetaient leurs têtes par-dessus les murs ; 2 000 Juifs, dit-on, furent ainsi massacrés. Les assiégeants, effrayés des terribles représailles des chrétiens, se retirèrent.

Pendant quatorze ans, les Juifs furent de nouveau maîtres de la Palestine. Un grand nombre de chrétiens, doutant de l’avenir de leur religion ou craignant d’être maltraités par les Juifs, se convertirent au judaïsme. Une conversion fit surtout grand bruit, ce fut celle d’un moine. Enfermé depuis des années dans un couvent, sur le mont Sinaï, il eut tout à coup des songes qui lui firent croire que sa religion était fausse. D’un côté, il vit le Christ, les apôtres et les martyrs, enveloppés d’un sombre nuage, et de l’autre, Moïse, les prophètes et les saints d’Israël brillant d’un éclat lumineux. Longtemps il hésita sur la détermination à prendre. Enfin, fatigué de cette lutte intérieure, il descendit du Sinaï, traversa le désert, arriva en Palestine et se rendit à Tibériade, où il annonça aux Juifs sa résolution de se convertir. Il se fit circoncire, prit le nom d’Abraham, se maria avec une juive et devint un vaillant défenseur de sa nouvelle religion et un adversaire résolu du christianisme.

Cependant, les espérances que les Juifs avaient fondées sur le triomphe des Perses ne se réalisèrent pas. Les vainqueurs ne rendirent pas à leurs alliés la ville de Jérusalem, comme ceux-ci y avaient compté, ne leur permirent pas d’organiser leurs communautés en associations indépendantes, et les chargèrent probablement d’impôts. Par suite de ces déceptions, un certain mécontentement se fit jour parmi les Juifs de la Palestine ; les plus remuants furent exilés en Perse. Il se produisit alors un revirement dans les esprits ; les Juifs se rapprochèrent de l’empereur Héraclius. Attentif à profiter de tout ce qui pouvait affaiblir les Perses, Héraclius encouragea les Juifs à se détacher des Perses, et, probablement après une entente préalable avec Benjamin, de Tibériade, il conclut une alliance avec eux, leur promettant l’impunité pour le mal qu’ils avaient fait aux chrétiens et leur assurant encore d’autres avantages (vers 627).

Grâce à ses victoires, grâce aussi à la révolte de Siroès contre son père Kosru, Héraclius reconquit toutes les provinces dont l’armée perse s’était emparée. À la suite du traité que l’empereur romain avait conclu avec Siroès, qui détrôna et fit assassiner son vieux père, les Perses se retirèrent de la Judée, et cette contrée retomba sous la domination byzantine (628). Dans l’automne de cette année, Héraclius se rendit en triomphe à Jérusalem. Comme Tibériade se trouvait sur son chemin, il s’arrêta quelque temps dans cette ville, où Benjamin lui offrit l’hospitalité et entretint à lui seul son armée. Dans un de ses entretiens, l’empereur demanda à Benjamin pourquoi il s’était montré si acharné contre les chrétiens. « Parce qu’ils sont les ennemis de ma foi, » répondit courageusement Benjamin.

À son entrée dans Jérusalem, Héraclius fut instamment prié par les moines et le patriarche Modeste d’exterminer tous les Juifs de la Palestine. L’empereur refusa en invoquant les promesses solennelles qu’il avait faites aux Juifs de les protéger, promesses qu’il ne pourrait trahir sans devenir un grand pécheur devant Dieu et un parjure devant les hommes. Aveuglés par le fanatisme, les moines lui affirmèrent que, loin d’être un péché, le meurtre des Juifs était au contraire une action agréable aux yeux de Dieu, et ils ajoutèrent qu’ils en accepteraient la responsabilité et qu’en expiation de ce qu’il croyait un péché, ils institueraient une période de jeûne. Le dévot empereur se laissa convaincre, et il ordonna une persécution générale contre les Juifs de la Palestine ; tous ceux qui ne parvinrent pas à se réfugier dans les montagnes ou à gagner l’Égypte furent massacrés. De tous les Juifs palestiniens, Benjamin de Tibériade, l’instigateur de la révolte contre Rome, fut seul épargné, parce qu’il s’était converti au christianisme. Le souvenir du parjure dont Héraclius se rendit coupable envers les Juifs se conserva très longtemps, grâce au jeûne que les moines avaient institué en l’honneur de ce crime et que les chrétiens de l’Orient, notamment les Coptes et les Maronites, observèrent pendant quelques siècles. En s’abstenant de manger de certains aliments, ils croyaient racheter le massacre de plusieurs milliers de Juifs !

En Europe, les Juifs n’eurent réellement une histoire qu’à partir de l’époque où un heureux concours de circonstances leur permit de développer leurs forces et de donner un libre cours à leur activité. Jusque-là, il n’y a à noter chez eux qu’une série de persécutions que le christianisme victorieux dirigea contre le judaïsme et qui se répétèrent dans tous les pays avec une triste monotonie. « Dispersés dans le monde entier, dit un écrivain célèbre de ce temps, les Juifs gémissent sous le joug des Romains, mais n’en restent pas moins fidèles à leurs croyances. » Dans les différents États européens où ils s’étaient établis, ils avaient d’abord entretenu avec les autres habitants les plus cordiales relations, ils n’y devinrent malheureux que lorsque la religion chrétienne y eut définitivement triomphé. Ce phénomène se présenta dans l’empire byzantin comme chez les Ostrogoths de l’Italie, dans le pays des Francs et des Burgondes comme chez les Visigoths de l’Espagne. Le peuple, les princes et les barons ne manifestaient ni intolérance, ni antipathie pour les Juifs ; c’était le clergé qui ouvrait partout les hostilités. À ses yeux, la prospérité des Juifs était un outrage au christianisme, il résolut donc de les maltraiter, afin de voir se réaliser la malédiction que le fondateur du christianisme avait prononcée contre eux. Les conciles et les synodes se préoccupaient aussi vivement de la question juive que des attaques dirigées contre les dogmes et de la corruption des mœurs, qui, en dépit de la sévérité de l’Église et du redoublement de la dévotion (ou peut-être à cause de cette dévotion), sévissait alors avec une dangereuse intensité parmi les ecclésiastiques et les laïques.

À l’origine, les évêques romains, qui s’arrogèrent peu à peu le titre de chefs suprêmes de la chrétienté, se montrèrent assez bienveillants pour les Juifs. Plus tard, les papes tinrent à honneur de les protéger contre les ecclésiastiques et les souverains et défendirent qu’on les convertît de force. Au fond, c’était une inconséquence ; car l’Église, telle qu’elle s’est constituée à la suite du concile de Nicée, devait nécessairement être intolérante et, par conséquent, ennemie implacable de toutes les autres religions, elle ne pouvait laisser aux Juifs, aux Samaritains et aux hérétiques d’autre alternative que la conversion ou la mort. Mais combien la généreuse inconséquence de saint Grégoire n’est-elle pas supérieure à la logique impitoyable des rois Sisebut et Dagobert, ces cruels persécuteurs des Juifs ! Cependant, la tolérance des évêques les plus équitables était toute relative. Ils ne voulaient pas, il est vrai, qu’on contraignît les Juifs sous peine d’expulsion ou de mort à accepter le baptême, parce qu’ils savaient que les conversions forcées ne donneraient à l’Église que de faux chrétiens qui, dans leur cœur, la haïraient profondément ; mais, ils n’hésitaient pas à les soumettre à des mesures vexatoires et à des lois d’exception, et à les traiter en serfs. Chez les peuples qui suivaient la doctrine d’Arius, la condition des Juifs était supportable ; les catholiques, au contraire, manifestaient à leur égard une animosité violente, qui grandissait avec la résistance que les Juifs opposaient aux tentatives des convertisseurs, ils voyaient en eux des maudits et des réprouvés dont l’humiliation contribuerait à la grandeur de l’Église.

Dans le coup d’œil que nous allons jeter sur les Juifs d’Europe, nous rencontrons d’abord, tout près de l’Asie, ceux de l’empire byzantin, qui étaient déjà dans ce pays avant que le christianisme ne s’y fût établi en maître. À Constantinople, les Juifs habitaient un quartier spécial, appelé le marché d’airain, où s’élevait une grande synagogue ; ils firent expulsés de ce quartier par Théodose II ou Justin II, et la synagogue devint « l’église de la mère de Dieu. »

Les Juifs de Byzance virent avec une profonde douleur qu’entre autres trophées, Bélisaire, le vainqueur des Vandales, avait rapporté de Carthage, où ils se trouvaient depuis près d’un siècle, les vases sacrés du temple de Jérusalem, et qu’il les exposait, sur son char de triomphe, aux regards de la foule, à côté du roi des Vandales, Gélimer, petit-fils de Geiseric, et du trésor de ce prince. Ne pouvant contenir le chagrin que lui causait cette profanation, l’un d’eux déclara à un courtisan « qu’il ne conseillerait pas à l’empereur de garder ces vases au palais, parce qu’ils pourraient lui porter malheur ; que Rome, pour les avoir détenus, avait été ravagée par Geiseric, et que ce dernier s’en étant emparé, à son tour, son descendant Gélimer venait d’être défait et sa capitale pillée par l’armée ennemie ; qu’il lui paraissait donc plus prudent de les déposer dans l’endroit auquel le roi Salomon les avait destinés, au temple de Jérusalem. » À peine informé des paroles du Juif l’empereur Justinien eut peur et fit immédiatement transporter les vases sacrés dans une église de Jérusalem.

Dans la Grèce, la macédoine et l’Illyrie, il y avait, de longue date, des Juifs ; les empereurs chrétiens, tout en les opprimant et en les humiliant, leur permettaient d’administrer librement leurs communautés et de juger eux-mêmes leurs procès civils. Chaque communauté avait à sa tête un maire (éphore) juif, chargé de surveiller la vente au marché, les poids et les mesures.

On sait que l’Italie renfermait déjà des Juifs du temps de la République ; ils jouirent dans ce gays du droit de bourgeoisie jusqu’à l’avènement des empereurs chrétiens. Les persécutions qu’ils subirent alors excitèrent leur haine contre les Romains, et il est probable qu’ils assistèrent d’un cœur joyeux à l’invasion des Barbares à la chute de Rome, autrefois la maîtresse du monde, et qu’ils furent contents de pouvoir appliquer à cette ville les lamentations exhalées par le prophète sur Jérusalem : « La reine des nations, la princesse parmi les provinces est devenue tributaire. » Après les Gépides et les Hérules, qui n’avaient asservi Rome que pour un temps très court, arrivèrent les Goths, qui, sous la conduite de leur chef Théodoric, détruisirent la puissance romaine et fondèrent sur ses débris l’empire ostrogoth. Rome cessa alors d’être la capitale de l’Italie, ce fut Ravenne, alternativement avec Vérone, qui devint le centre politique du nouvel empire. Dans ces deux villes, ainsi qu’à Rome, Milan et Gênes, existaient des communautés juives ; il y avait également de nombreux Juifs dans la basse Italie, et notamment à Naples, dans l’île de Sicile, à Palerme, Messine et Agrigente, ainsi qu’en Sardaigne. À Palerme demeuraient quelques familles juives d’ancienne noblesse, qui portaient le nom de Nassas (Nassi).

Les Juifs italiens étaient régis par le code de Théodose II, ils avaient le droit de juger eux-mêmes leurs différends et étaient maîtres de l’administration intérieure des communautés, mais il leur était interdit d’élever de nouvelles synagogues, d’occuper quelque fonction judiciaire ou quelque emploi militaire et de posséder des esclaves chrétiens. Dans la pratique, ces lois restrictives restaient souvent lettre morte, les évêques qui occupaient le siège apostolique et avaient appris des hommes d’État romains l’art de gouverner étaient trop habiles pour se montrer fanatiques ; ils fermaient souvent les yeux pour ne pas avoir à punir les Juifs qui enfreignaient les prescriptions que l’Église avait édictées contre eux. Le pape Gelasius avait pour ami un Juif de Télésine, qualifié de clarissime, dont il recommanda chaleureusement un parent à l’évêque Secundinus. Ce même pape acquitta un Juif, Basile, qu’on avait accusé d’avoir acheté des esclaves chrétiens de la Gaule, et qui allégua pour sa justification qu’il achetait seulement des esclaves païens, mais qu’il pouvait arriver qu’il se trouvât parmi eux des chrétiens.

Telle était la situation des Juifs en Italie au moment où ce pays tomba au pouvoir de Théodoric, chef des Ostrogoths. Sous le règne de ce prince, il se produisit quelques troubles contre les Juifs ; mais ces attaques étaient plutôt dues à l’animosité excitée par les croyances ariennes de Théodoric qu’à la haine des Juifs. Ces derniers n’avaient cependant pas trop à se louer de Théodoric, qui désirait vivement les convertir. Un jour, sur son ordre, son ministre et conseiller Cassiodore écrivit à la communauté juive de Milan ce qui suit : « Tu cherches, ô Judée, le repos sur cette terre, et, dans ton aveuglement, tu ne te préoccupes pas de t’assurer le repos dans l’éternité ! » Et quand les Juifs de Gênes lui demandèrent l’autorisation de restaurer leur synagogue, il leur donna cette réponse : « Vous recherchez ce qu’au contraire vous devriez fuir ! Nous vous accordons la permission que vous nous demandez, mais nous blâmons le vœu que vous avez formé dans votre folie. Néanmoins, nous ne voulons imposer à personne notre religion ni contraindre les hérétiques d’agir contre leur conscience. » Théodoric défendit aux Juifs de construire de nouvelles synagogues ou d’embellir les anciennes, il leur permettait seulement de restaurer celles qui menaçaient ruine. Mais si Théodoric n’accorda aux Juifs qu’une liberté assez restreinte, du moins les protégea-t-il contre toute agression. Dans leur haine contre les ariens, les catholiques saisissaient toutes les occasions pour offenser le plus illustre représentant de l’arianisme, le chef des Ostrogoths. Lorsqu’un jour, quelques esclaves se soulevèrent à Rome contre leurs maîtres juifs, la foule, dans le but de manifester son hostilité pour Théodoric, incendia les synagogues, maltraita les Juifs et pilla leurs maisons. Informé de ces troubles, Théodoric en fit des reproches très vifs au sénat et le mit en demeure de punir les coupables et de faire rebâtir les synagogues à leurs frais. Comme on ne découvrit pas les coupables, ce fut la municipalité qui fut condamnée à reconstruire les synagogues.

Les Juifs d’Italie ne paraissent pas avoir connu les mœurs grossières et corrompues qui régnaient alors dans ce pays, car la littérature politique et ecclésiastique d’alors, qui ne les ménageait pas, ne leur reprochait que leur entêtement et leur incrédulité. L’ancien ministre de Théodoric, Cassiodore, qui s’était fait moine et avait composé, entre autres ouvrages, un commentaire homilétique sur les Psaumes, apostrophe souvent les Juifs dans cet écrit ; il voulait à toute force les convertir à sa religion. Quand il vit que ses tentatives restaient infructueuses, il les accabla d’injures, les appelant scorpions, lions, ânes sauvages, chiens et licornes. Malgré ces diverses vexations, les Juifs italiens furent relativement heureux sous Théodoric, et, après lui, sa fille, la belle et savante Amalasunthe, et son époux et meurtrier Théodat les traitèrent également avec équité. Les Juifs témoignèrent leur reconnaissance à Théodat en montrant pour sa cause un sincère attachement. Bélisaire, le vainqueur des Vandales, le vaillant héros, qui tremblait devant son maître Justinien et le servait avec un dévouement absolu, s’était emparé de toute la Sicile et du sud du continent italien et s’avançait à grands pas vers Naples, la plus grande ville de la basse Italie. Devant la sommation qu’il leur fit de lui livrer la ville, les Napolitains se divisèrent en deux partis. La plupart des habitants refusèrent de combattre pour maintenir en Italie la domination détestée des Ostrogoths ; seuls, les Juifs et deux dignitaires qui devaient leur haute situation aux rois ostrogoths s’opposèrent à la reddition de la ville. Les Juifs promirent de consacrer leurs biens et leur vie à la défense de Naples, et ils tinrent parole. Pour soutenir plus longtemps le siège, ils achetèrent de leur argent une quantité considérable de provisions, et ils défendirent avec une si vaillante opiniâtreté la partie de la forteresse confiée à leur garde que l’ennemi n’osa pas attaquer le côté où ils se trouvaient. Leur héroïsme, auquel un historien de ce temps, Procope, a rendu un éclatant hommage, ne put sauver la ville, les ennemis y pénétrèrent par ruse ; les Juifs se firent tuer presque tous à leur poste. On ne sait pas quel sort fut réservé aux survivants. — Les craintes des Juifs italiens se réalisèrent, l’Italie devint une province de l’empire byzantin et les Juifs passèrent sous l’autorité despotique de Justinien.

Cette situation ne tarda pas à se modifier. Sous le successeur de Justinien, une grande partie de l’Italie tomba au pouvoir des Lombards (589), peuple mi-païen, mi-arien, qui se soucia peu des Juifs et les laissa vivre à leur guise. Il est vrai que les Juifs italiens n’eurent pas trop à souffrir même après que les Lombards eurent embrassé le christianisme ; car, les chefs de l’Église catholique se montraient rarement intolérants. Le pape Grégoire Ier (590-604), surnommé « le Grand » et « le Saint », posa comme principe qu’il fallait chercher à convertir les Juifs, non de force, mais par la persuasion et la douceur. Lui-même employa souvent ce dernier moyen, spéculant même sur les sentiments les moins élevés pour faire des prosélytes. Ainsi, il promit d’exempter d’une partie de l’impôt foncier les fermiers ou propriétaires juifs qui se convertiraient au christianisme. Certes, il ne se dissimulait pas que de tels prosélytes ne seraient pas de bien fervents chrétiens ; mais « si nous ne les gagnons pas eux-mêmes au christianisme, disait-il, nous aurons, du moins, leurs enfants. » Ayant appris qu’un Juif de l’île de Sicile, du nom de Nassas, avait élevé un autel d’Élie (probablement une synagogue qui portait ce nom) et que de nombreux chrétiens s’y rendaient pour prier, il ordonna au préfet Libertinus de faire démolir cet édifice et d’infliger à Nassas un châtiment corporel. Il défendit très sévèrement aux Juifs d’acquérir ou de posséder des esclaves chrétiens. Chez les Francs, qui ignoraient encore le fanatisme et l’intolérance, les Juifs pouvaient, en toute liberté, acheter et vendre des esclaves. Pour faire cesser cet état de choses qui l’indignait, Grégoire écrivit à Théodoric, roi des Burgondes, à Théodebert, roi d’Austrasie, et à la reine Brunehaut, pour les exhorter « à porter un prompt remède à ce mal et à délivrer les croyants des mains de leurs ennemis ».

Dans l’Europe occidentale, en Gaule et en Espagne, où l’Église eut de la peine à établir son pouvoir, les Juifs furent d’abord bien plus heureux que dans l’empire byzantin et en Italie, mais leur sécurité fut troublée dans ces pays dès que le christianisme y fut devenu prépondérant. Le premier établissement des Juifs en Gaule remonte au temps de la République ou de César. Des marchands juifs étaient venus d’Alexandrie et de l’Asie Mineure jusqu’à Rome et en Italie, il y en eut sans doute qui s’avancèrent jusque dans la Gaule. D’autre part, quand Vespasien et Titus disséminèrent leurs prisonniers juifs aux quatre coins de l’empire romain, il est probable qu’il en pénétra jusqu’en Gaule. Mais c’est seulement au (iie siècle que la présence des Juifs est signalée d’une façon certaine dans l’Europe occidentale.

Les Juifs de la Gaule, qu’ils soient vertus dans cette région comme marchands ou comme fugitifs, eurent tous les droits de citoyen romain, et ces droits leur furent maintenus par les Francs et les Burgondes. Au moment de l’invasion de ces peuples, les Juifs étaient répandus en Auvergne (Arverne), à Carcassonne, Arles, Orléans, et, dans le Nord, jusqu’à Paris et en Belgique. Il y en avait également à Marseille, Béziers (Beterræ) et dans la province de Narbonne, où ils étaient en assez grande quantité pour qu’une montagne, près de Narbonne, fût appelée « Mont-Juif » (mons judaïcus). Les relations commerciales des Juifs de cette contrée s’étendirent, paraît-il, jusqu’en Chine et aux Indes. La région de Narbonne appartint pendant quelque temps aux Visigoths de l’Espagne ; les habitants juifs qui y demeuraient partagèrent alors les vicissitudes de leurs frères d’au delà des Pyrénées.

Chez les Francs commis chez les Burgondes, les Juifs pouvaient pratiquer librement l’agriculture, professer des métiers ou se livrer au commerce ; les fleuves et les mers étaient sillonnés de leurs vaisseaux. Ils exerçaient aussi la médecine, et bien des ecclésiastiques qui n’avaient pas une confiance absolue dans l’intervention miraculeuse des saints ou la vertu curative des reliques recouraient à leurs conseils. Le métier des armes leur était également familier, et ils prirent une part active aux combats que Clovis et les généraux de Théodoric se livrèrent près d’Arles (508). Outre les noms bibliques, les Juifs de la Gaule portaient aussi les noms usités dans le pays, ils s’appelaient Armentarius, Gosolas, Priscus, Siderius. Leurs relations avec les chrétiens étaient des plus cordiales, les ecclésiastiques s’asseyaient à leurs tables et, à leur tour, invitaient leurs hôtes ; les unions mixtes n’étaient pas rares entre Juifs et chrétiens. Les hauts dignitaires du clergé ne virent pas d’un bon œil la cordialité de ces rapports, et le concile de Vannes (465) interdit aux ecclésiastiques de prendre place à la table des Juifs parce qu’il est indigne que des chrétiens goûtent indistinctement, chez les Juifs, à tous les aliments, lorsque les Juifs repoussent avec dédain certains aliments des chrétiens ; on croirait, d’après cela, que les ecclésiastiques sont inférieurs aux Juifs. Le concile ne fut pas obéi, Juifs et chrétiens continuèrent à vivre familièrement ensemble dans la Gaule. Leurs relations restèrent cordiales même après que, par suite du baptême de Clovis, l’Église catholique fut devenue prépondérante en Gaule. Clovis était féroce dans les combats, il n’était pas fanatique. Du reste, l’Église lui sut gré de sa conversion et n’exigea pas de lui qu’il laissât le champ libre à l’ardente propagande des ecclésiastiques. Les successeurs de Clovis étaient également en situation de se passer de la protection du clergé, ils n’avaient donc pas à subir toutes ses volontés. Aussi les Francs conservèrent-ils encore assez longtemps un grand nombre d’usages païens et les Juifs purent-ils exercer librement leur religion. Il y eut bien quelques évêques fanatiques qui employèrent la persuasion et la violence pour convertir les Juifs ; parfois aussi, un roi dévot les maltraitait, mais ces persécutions restaient isolées et les Juifs continuèrent à jouir chez les Francs d’une large tolérance. Ils étaient moins heureux chez les Burgondes, depuis que le roi Sigismond avait abandonné l’hérésie arienne pour embrasser la religion catholique (516). Sigismond s’efforça d’élever une barrière entre les Juifs et les chrétiens, il sanctionna la mesure que le concile d’Épaone, présidé par l’évêque Avitus, avait prise pour défendre à tout chrétien, même laïque, de manger chez des Juifs.

Sigismond trouva bientôt des imitateurs parmi les rois francs. Le troisième et le quatrième concile d’Orléans (538 et 545) ayant interdit aux Juifs de se montrer en public pendant les fêtes de Pâques, sous prétexte « que leur présence était une offense au christianisme », Childebert Ier, de Paris, inscrivit cette prohibition dans sa Constitution (554). Heureusement, le royaume des Francs était gouverné par plusieurs chefs, et lorsque l’un d’eux persécutait les Juifs, les autres ne leur imposaient ni contrainte, ni restriction. Même des princes de l’Église continuaient à entretenir d’excellentes relations avec les Juifs, sans craindre qu’il en résultât un danger pour le catholicisme. Mais le fanatisme est contagieux, dès qu’il commence à exercer ses ravages, il se propage immédiatement avec une dangereuse rapidité. Ce fut Avitus, évêque de Clermont, qui donna, chez les Francs, le signal des persécutions contre les Juifs ; d’autres suivirent bientôt cet exemple funeste.

À maintes reprises, Avitus engagea les Juifs de son diocèse à se convertir, mais ils se montrèrent peu disposés à suivre son conseil. Irrité de leur résistance, il prononça contre eux des discours enflammés. Ses paroles produisirent l’effet désiré, les chrétiens attaquèrent les synagogues et les rasèrent jusqu’au sol. Cet exploit ne suffit pas à Avitus, il mit les Juifs dans l’alternative d’accepter le baptême ou de quitter la ville. Un seul embrassa le christianisme, et devint, après sa conversion, un objet de raillerie et de mépris pour ses anciens coreligionnaires. Comme il traversait la rue, pendant la fête de Pentecôte, dans son vêtement blanc, de néophyte, un Juif lança de l’huile sur ses habits. Cette offense faite à un prosélyte exaspéra la foule, qui se rua sur les Juifs et en tua un grand nombre. Devant le danger qui les menaçait, cinq cents Juifs demandèrent Avitus de les baptiser ; les autres se réfugièrent à Marseille (576). L’Église considéra la conversion de ces cinq cents affolés comme un remarquable succès, et Grégoire de Tours chargea le poète Venantius Fortunatus de célébrer cet éclatant triomphe.

Encouragé par le fanatisme d’Avitus, le concile de Macon (581) arrêta plusieurs dispositions qui étaient toutes humiliantes pour les Juifs. Il est interdit aux Juifs d’exercer les fonctions de juge ou de fermier des impôts, « afin que la population chrétienne ne paraisse pas placée sous leurs ordres ; » ils sont contraints de témoigner du respect aux prêtres chrétiens, et ils ne peuvent s’asseoir, en leur présence, que sur leur autorisation. Enfin, le concile de Mâcon renouvelle l’interdiction pour les Juifs de se montrer dans les rues pendant Pâques. Chilpéric Ier lui-même, auquel on ne peut certes pas reprocher d’être un fanatique, suivit l’impulsion donnée par Avitus, il obligea les Juifs de son royaume de se faire baptiser, et il tenait lui-même les néophytes sur les fonts baptismaux. Il est vrai qu’il se contentait de conversions apparentes et permettait aux Juifs, après leur baptême, d’observer le sabbat ainsi que toutes les autres prescriptions du judaïsme.

Sous les derniers rois mérovingiens, la situation des Juifs s’aggrava encore. Clothaire II, qui, tout en ayant assassiné sa mère, est présenté par l’Église comme un modèle de piété, et qui réunit sous son sceptre tout l’empire des Francs, sanctionna les décisions du concile de Paris défendant aux Juifs d’exercer aucune fonction supérieure ou de servir dans l’armée (615). Son fils Dagobert manifesta également une violente haine pour les Juifs. Craignant de paraître moins dévot que le roi des Visigoths Sisebut, dont l’atroce persécution avait chassé des milliers de Juifs d’Espagne en France, il ordonna que tous les Juifs de son royaume acceptassent le baptême ou fussent traités en ennemis, c’est-à-dire tués (vers 629). La situation des Juifs s’améliora avec le déclin de la puissance des rois mérovingiens et l’accroissement de l’influence des maires du palais. Les prédécesseurs de Charlemagne comprirent combien l’activité et l’intelligence des Juifs pouvaient être profitables à l’État.

Les Juifs d’Allemagne venaient probablement de France, ils étaient établis en grande partie en Austrasie et subirent, par conséquent, pendant quelque temps, la même destinée que leurs frères des Gaules, car l’Austrasie se trouvait placée sous l’autorité des Mérovingiens. D’après un chroniqueur, les plus anciens Juifs des provinces rhénanes auraient été les descendants des légions germaines qui avaient pris part à l’incendie du temple et à la destruction de Jérusalem. Ces soldats auraient choisi, parmi les prisonniers juifs, les captives qui leur plaisaient, pour les emmener dans leurs cantonnements, sur les bords du Rhin et du Mein. Les enfants nés de ces unions auraient été élevés par leurs mères dans la religion juive et seraient ainsi devenus les fondateurs des premières communautés juives établies entre Worms et Mayence. En tout cas, il est certain que dans la ville de Cologne il y avait des Juifs longtemps avant que le christianisme ne fût devenu la religion officielle de l’empire romain. Les prédécesseurs de Constantin avaient accordé aux chefs et aux notables de la communauté juive de Cologne le privilège de n’avoir à supporter aucune des charges municipales, privilège qui leur fut enlevé par le premier empereur chrétien ; deux ou trois familles seules continuèrent à en jouir. Les Juifs de Cologne avaient aussi le droit, qu’ils conservèrent jusque vers le milieu du moyen âge, de juger eux-mêmes leurs procès. Un chrétien, fut-il ecclésiastique, qui avait un différend avec un Juif, était obligé de comparaître devant un juge (évêque) juif.

Si l’histoire des Juifs de Byzance, d’Italie et de France ne présente le plus souvent qu’un intérêt particulier, celle des Juifs de la péninsule ibérique est, au contraire, d’un intérêt général. Les habitants juifs de cette heureuse contrée, qu’ils aimaient comme leur patrie, ont contribué à sa grandeur, pris part à tous les événements importants qui y sont survenus et se sont ainsi trouvés mêlés à son histoire. D’un autre côté, l’Espagne juive a exercé sur le judaïsme une influence presque aussi considérable que la Judée et la Babylonie, et la moindre localité de cette nouvelle patrie est devenue pour les Juifs une terre classique. Les noms de Cordoue, Grenade et Tolède sont aussi familiers aux Juifs que ceux de Jérusalem et de Tibériade, ils rappellent des souvenirs plus puissants que Nehardéa et Sora. Tari dans sa sève en Orient, le judaïsme recommença à fleurir en Espagne. Ce pays semble avoir été désigné par la Providence pour devenir pour les exilés un nouveau centre, vers lequel convergèrent toutes leurs forces intellectuelles. — Le premier établissement des Juifs en Espagne se perd dans la nuit des temps. Quelques Juifs y étaient déjà venus du temps de la République romaine, attirés par les ressources considérables qu’offrait le pays. Plus tard, sous Vespasien, Titus et Adrien, de nombreux prisonniers de guerre juifs furent disséminés par les vainqueurs jusque dans les contrées les plus éloignées de l’Occident, et, d’après une version évidemment exagérée, 80 000 captifs auraient été envoyés en Espagne. Ils trouvèrent dans cette centrée des frères libres qui leur vinrent certainement en aide et remplirent envers eux l’obligation prescrite par le Talmud de racheter les esclaves.

À en juger par les noms de quelques villes de l’Espagne, les Juifs ont dû être fort nombreux dans certaines parties de ce pays. Ainsi, Grenade s’appelait la ville des Juifs, parce que toute sa population était juive. Tarracona (Tarragona), la vieille cité fondée par les Phéniciens, portait le même nom avant qu’elle ne fût conquise par les Arabes. À Cordoue, s’élevait autrefois une Porte des Juifs, et près de Saragosse, existait une forteresse que, pendant la période arabe, on nommait Ruta al Yahud. — Un monument funéraire découvert à Tortose prouve que les Juifs s’étaient avancés jusque dans le nord de l’Espagne. Sur ce monument, élevé à la mémoire d’une jeune femme juive qui portait le nom profane de Belliosa et le nom biblique de Miriam, est gravée une inscription trilingue, en hébreu, en grec et en latin. On peut conclure de cette inscription que les Juifs espagnols étaient originaires de pays où l’on parlait le grec, qu’ils avaient appris le latin sous la domination romaine, et qu’ils n’avaient pas oublié la langue sacrée de leur première patrie.

Les Juifs espagnols, semblables sous ce rapport aux autres habitants de l’Espagne, se vantaient d’être d’une très ancienne noblesse. Non contents de ce fait que leurs ancêtres avaient déjà joui, dans la péninsule ibérique, des droits de citoyens avant qu’elle ne fût envahie par les Visigoths et autres hordes germaniques, ils faisaient remonter leur arrivée en Espagne à l’époque de la destruction du premier temple. Quelques familles, telles que les Ibn-Daud et les Abrabanel, déclaraient même descendre de la maison royale de David ; leurs aïeux, disaient-ils, étaient établis de temps immémorial aux environs de Lucena, de Tolède et de Séville. La famille judéo-espagnole Nassi traçait également son arbre généalogique jusqu’au roi David. Les Ibn-Albalia, plus modestes, se contentaient de dater leur immigration de la destruction du second temple. On racontait dans cette famille que, sur la demande du gouverneur romain de l’Espagne, Titus lui avait envoyé quelques-uns des plus nobles Juifs de Jérusalem, parmi lesquels se trouvait un nommé Baruch, artiste habile à tisser les rideaux du sanctuaire. Ce Baruch, qui s’établit à Mérida, serait le père des Ibn-Albalia.

Le christianisme avait rapidement pris racine en Espagne, puisque avant la conversion de Constantin, il y eut une assemblée de prêtres catholiques à Elvire (Illiberis), près de Grenade. Néanmoins, les Juifs continuaient à jouir auprès de la population chrétienne, comme auparavant auprès des païens, d’une très grande considération. Pour les chrétiens espagnols, pas plus que pour les chrétiens romains, les Juifs n’étaient encore des réprouvés dont il fallait éviter le contact ; les croyants des deux religions vivaient ensemble en parfaite harmonie. Les habitants chrétiens, qui ne savaient pas quel abîme séparait le christianisme du judaïsme, faisaient bénir les récoltes de leurs champs indistinctement par les rabbins juifs ou les prêtres chrétiens. Juifs et chrétiens se mariaient souvent entre eux, comme cela avait lieu dans les Gaules.

Aux yeux du haut clergé, ces bons rapports entre les adeptes des deux religions constituaient un danger pour l’Église encore mal affermie. Ce sont les chefs de l’Église catholique d’Espagne qui, les premiers, tracèrent une séparation entre les chrétiens et les Juifs. Le concile d’Elvire (vers 320), présidé par Osius, évêque de Cordoue et conseiller intime de l’empereur Constantin, défendit aux chrétiens, sous peine d’être exclus de la communauté, d’entretenir des relations d’amitié avec les Juifs, de contracter mariage avec eux et de faire bénir par eux les fruits de leurs champs.

Cependant, ces germes de haine que le concile d’Elvire sema en Espagne ne portèrent pas immédiatement leurs fruits empoisonnés. C’est que les Visigoths, qui avaient définitivement pris possession de l’Espagne après que ce pays eût été successivement envahi et ravagé par divers peuples barbares, suivaient l’hérésie arienne. Peu leur importait, au fond, que le fils de Dieu fût égal ou semblable au père et que l’évêque Arius fût hérétique ou orthodoxe, mais ils haïssaient profondément les catholiques, anciens habitants du pays, parce qu’ils voyaient dans tout catholique un Romain, c’est-à-dire un ennemi. Les Visigoths faisaient donc peser lourdement leur joug sur les catholiques, mais ils laissaient les Juifs en possession de leurs droits civils et politiques, les admettaient aux fonctions publiques et leur permettaient de circoncire leurs esclaves païens et chrétiens.

Cette situation prospère des Juifs d’Espagne dura plus d’un siècle, tant que l’Espagne fut une province de l’empire tolosano-visigoth, et plus tard encore, quand ce pays fut devenu, sous Theudès (531), le centre de la puissance wisigothe. Les Juifs de la province de Narbonne et de la région de l’Afrique qui faisait partie de l’empire Visigoth jouissaient également de l’égalité civile et politique. Plusieurs d’entre eux rendirent aux rois Visigoths d’importants services. Ainsi, ceux qui habitaient au pied des Pyrénées défendaient vigoureusement les passages de ces montagnes contre les attaques des Francs et des Burgondes. Ils étaient regardés comme les plus vigilants gardiens de la frontière, et leur vaillance leur valut de flatteuses distinctions.

Avec le triomphe de l’Église catholique en Espagne commença pour les Juifs de ce pays une ère de vexations et de persécutions. Ce fut le roi Reccared qui, d’accord avec le concile de Tolède, où il avait abjuré la foi arienne, commença à restreindre les droits des Juifs. Il leur interdit de se marier avec des chrétiens, de posséder des esclaves chrétiens et d’occuper des emplois publics ; les enfants nés d’unions mixtes étaient baptisés de force (589). Parmi toutes ces mesures, si pénibles pour des hommes qui avaient joui jusque-là des mêmes droits que leurs concitoyens, la plus dure était certainement la défense de posséder des esclaves. Tous les habitants aisés avaient des serfs et des esclaves pour cultiver leurs champs et s’acquitter de divers travaux domestiques ; seuls, les Juifs me pouvaient plus en employer. Ils cherchèrent à faire lever cette interdiction en offrant à Reccared une forte somme d’argent ; Reccared refusa le présent et maintint la prohibition. Le pape Grégoire loua hautement la conduite du roi visigoth. Vers la même époque, Reccared confirma une résolution du concile de Narbonne qui défendait aux Juifs de chanter des psaumes aux enterrements ; ils avaient sans doute emprunté cet usage à l’Église.

Grâce à la constitution particulière de l’Espagne wisigothe, les Juifs pouvaient assez facilement tourner les lois édictées contre eux par Reccared. Le roi n’avait qu’une puissance fort limitée ; les seigneurs Visigoths, qui élisaient leur souverain, étaient maîtres absolus sur leurs terres, et, pas plus que le peuple, ils ne haïssaient les Juifs. Ils continuaient à leur permettre de posséder des esclaves et de les nommer à des fonctions publiques. Au bout de vingt ans, les lois de Reccared étaient totalement tombées en désuétude. Ses successeurs n’en tinrent nul compte et se montrèrent, en général, favorables aux Juifs.

Cette situation, relativement heureuse, cessa à l’avènement de Sisebut. Ce roi, contemporain de l’empereur Héraclius, était, comme lui, un ennemi acharné des Juifs. Héraclius pouvait, à la rigueur, justifier ses persécutions par le soulèvement des Juifs de la Palestine, et, de plus, il subissait l’influence de moines fanatiques. Mais Sisebut persécuta les Juifs sans motif, de son plein gré, presque contre la volonté de l’Église. Dès le commencement de son règne (612), il renouvela les édits de Reccared et ordonna aux ecclésiastiques, aux juges et même au peuple d’en surveiller attentivement l’application. Il alla plus loin que Reccared en défendant aux Juifs non seulement d’acquérir de nouveaux esclaves, mais encore de garder ceux qu’ils possédaient déjà. Seuls, les Juifs convertis étaient autorisés à posséder des esclaves, ils avaient même le droit de prendre ceux qui leur venaient de l’héritage de quelque parent juif. Sisebut adjura solennellement ses successeurs de tenir fermement la main à l’exécution de cet édit, et il forma le souhait que tout roi qui l’abrogerait fût exposé sur cette terre à la plus vile ignominie et livré dans l’autre monde aux flammes éternelles du purgatoire. Malgré ces objurgations et ces malédictions, les seigneurs du pays accordaient leur protection aux Juifs ; même des ecclésiastiques et des évêques ne tenaient nul compte des lois de Sisebut. Ce dernier prit encore une mesure plus sévère : il décréta que tous les Juifs du pays étaient tenus d’accepter le baptême dans un délai donné ou de quitter le territoire visigoth. Cette mesure fut exécutée. Les uns se laissèrent fléchir par la crainte de perdre leurs biens et leur patrie et acceptèrent le baptême ; d’autres, plus attachés à leurs croyances, émigrèrent en France et en Afrique (612-613). Le clergé n’approuva nullement ces conversions forcées, et l’un de ses principaux membres blâma le roi d’avoir méconnu, dans son zèle pour la religion, les droits de la conscience.

À la mort de Sisebut, ces persécutions cessèrent. Le nouveau roi, Swintila, homme bienveillant et équitable, que les opprimés appelèrent « le père de la patrie, » abrogea les lois de Sisebut. Les exilés revinrent dans leur pays et les convertis retournèrent au judaïsme (621-631). Bientôt la condition des Juifs fut de nouveau modifiée. À la suite d’une conjuration des seigneurs et des ecclésiastiques, Swintila fut détrôné, et Sisenand nommé à sa place. Sous ce roi, le clergé reconquit son ancienne influence, et, de nouveau, les assemblées ecclésiastiques s’occupèrent des Juifs. En 633, se réunit un concile à Tolède, sous la présidence d’Isidore, archevêque de Hispalis (Séville). Ce prélat était instruit, intelligent et modéré, mais il subissait l’influence des préjugés de son temps. Il faut rendre cette justice au concile qu’il établit comme principe qu’il ne fallait amener les Juifs au christianisme ni par la violence, ni par les menaces ; il ne renouvela pas moins les lois iniques de Reccared. Il prit surtout des mesures très rigoureuses contre les Juifs qui, baptisés de force sous Sisebut, étaient revenus plus tard à leur ancienne foi. Bien que le clergé blâmât lui-même les conversions forcées, il croyait cependant de son devoir de retenir dans le christianisme ceux qui avaient reçu les sacrements de l’Église, afin que la religion ne fût point outragée. Aussi le concile décida-t-il que les Juifs précédemment baptisés seraient empêchés par la force d’observer les prescriptions du judaïsme et d’avoir des rapports avec leurs anciens coreligionnaires et que leurs enfants des deux sexes leur seraient arrachés pour être élevés dans des couvents. Les prosélytes qu’on verrait observer le sabbat et les fêtes juives, se marier d’après les rites juifs, pratiquer la circoncision ou s’abstenir des aliments prohibés par la loi juive, seraient privés de leur liberté ; on les placerait comme esclaves chez des chrétiens orthodoxes. D’après cette même législation canonique, ni les Juifs convertis de force ni leurs descendants ne devaient être admis à témoigner en justice, « car, dit le synode avec une singulière logique, qui est devenu traître envers Dieu ne peut être sincère envers les hommes. » Comparé à ces rigueurs, le traitement appliqué aux Juifs restés fidèles à leur foi paraît bénin.

Le clergé, qui protestait contre l’emploi de la violence pour baptiser les Juifs, essayait de les convertir par la persuasion. Isidore de Séville écrivit deux livres dans lesquels il cherchait à prouver la vérité du christianisme par les textes de l’Ancien Testament. Les Juifs espagnols, autant pour se raffermir eux-mêmes dans leur foi que pour réfuter les raisonnements du prélat, répondirent à cette attaque et opposèrent arguments à arguments. À cette assertion, à laquelle le polémiste chrétien attachait une grande importance, que « le sceptre était sorti de Juda » et que les chrétiens, qui avaient leurs rois, constituaient le vrai peuple d’Israël, les Juifs répliquèrent en montrant dans l’Extrême-Orient un royaume juif gouverné par un descendant de David. Ils avaient sans doute en vue l’empire judéo-hymiarite, au sud de l’Arabie, dont les chefs appartenaient à une famille convertie au judaïsme. Toutes ces controverses étaient probablement écrites en latin. La connaissance approfondie que les Juifs avaient de la Bible leur rendait la victoire facile.

Protégés par la noblesse hispano-visigothe, les Juifs convertis n’eurent pas trop, à souffrir des mesures que le quatrième concile de Tolède et le roi Sisenand avaient prises contre eux. Mais, un nouveau roi monta sur le trône qui haïssait cordialement les Juifs. Ce prince, nommé Chintila, réunit un nouveau concile à Tolède, renouvela toutes les anciennes lois d’exception relatives aux Juifs et décréta, en autre, que nul ne pourrait demeurer dans l’empire visigoth, s’il ne professait la religion catholique. Chintila était tout à fait un prince selon le cœur de l’Église, elle accorda à ses actes une approbation pleine et entière, elle était heureuse « qu’il fût fermement résolu à mettre fin à l’incrédulité des Juifs. » Ceux-ci durent reprendre le chemin de l’exil. Les Juifs convertis furent obligés de signer un acte (placitum) par lequel ils s’engageaient à conserver, et à observer la religion catholique. Dans le fond de leur cœur, ces malheureux, secrètement attachés à la foi de leurs pères, nourrissaient l’espoir que les temps deviendraient meilleurs et qu’une de ces révolutions si fréquentes chez les Visigoths modifierait leur situation. Leur attente ne fut pas trompée ; après le règne de Chintila, qui durant quatre ans (638-642), leur condition s’améliora.