Histoire des Trois Royaumes/IV, III

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Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (2p. 31-46).


CHAPITRE III.


Youen-Chu se déclare empereur et attaque Liu-Pou.


[Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 198 de J.-C] Établi à Hoay-Nan[1], au milieu d’une province vaste et abondante en grains, Youen-Chu avait empli ses trésors à force d’opprimer le peuple, et comme de plus il possédait le sceau de jade, laisse en gage entre ses mains par Sun-Tsé[2], il ne tarda pas à se déclarer Empereur. Quand tout fui prêt, le palais, le char d’apparat, le bonnet et les splendides habits, insignes du souverain pouvoir, il convoqua tous les grands de son nouvel empire, et leur dit : « J’ai vu dans l’histoire que le fondateur de la dynastie des Han n’était que le chef d’un petit village du Ssé-Chang ; cependant il a assuré à sa postérité un règne de quatre siècles. Aujourd’hui, cette famille a fait son temps ; les Liéou[3] n’ont plus ni force ni vertu ; toute la terre est en proie à l’anarchie[4]. Depuis quatre générations, les Youen jouissent du rang de seigneurs feudataires de première classe[5] ; ils ont sous leur patronage et dirigent par leur influence le peuple de l’Empire ; je veux donc répondre aux ordres du ciel qui m’appelle, me déclarer Empereur. Vous tous, vassaux ici présents, servez-moi avec la fidélité et le dévouement qu’on doit au souverain. »

« Seigneur, répondit le premier secrétaire, Yen-Hiang, gardez-vous d’agir ainsi. Jadis, les vertus surnaturelles de Héou-Tsy, aïeul[6] du fondateur de la dynastie des Han, s’étaient transmises à Wen-Wang qui, par ses mérites et ses talents, se fit un si grand nom. Cependant, il avait pour lui les deux tiers de l’Empire, qu’il obéissait encore au légitime souverain Chéou-Sin. Bien que votre famille depuis quatre siècles occupe un haut rang et jouisse d’un grand crédit, seigneur, vous n’en êtes pas encore rendu là ; d’un autre côté, si la famille des Han est déchue, elle n’est point tombée aussi bas que celle des Yn, sous le règne de son dernier représentant. Vous devez donc absolument renoncer à une pareille résolution ! »

« Ma famille tire son origine de celle de Tchin, dans le Chen-Sy[7], qui elle-même descendait du saint empereur Chun, répliqua Youen-Chu ; d’après les lois établies par le ciel, la terre et le feu se succèdent. Or, mon nom honorifique est chemin public[8], Kong-Lou, et dans le livre intitulé Tsan, on lit : « La famille des Han transmettra le trône à la route élevée. J’ai entre mes mains le sceau héréditaire des Empereurs, et si je ne me déclare pas souverain de la Chine, je m’oppose aux volontés manifestes du ciel. Mon dessein est irrévocablement arrêté ; si quelqu’un parmi vous s’obstine à le combattre, sa tête tombera. »

Il donna aux années de son règne le nom de Tchong-Chy, nomma des censeurs et des inspecteurs de provinces, monta sur un char aux armes du dragon et du phénix, offrit des sacrifices au Ciel et à la Terre (ce que les empereurs légitimes avaient seuls le droit de faire), et décora sa fille Fong-Chy du titre de princesse. Dans l’intérieur de son palais, il eut par centaines de belles jeunes filles vêtues de riches étoffes de soie brochées d’or et d’argent, se fit servir dans des vases d’or et de jade, et se nourrit des mets les plus recherchés. Enfin, quand il se fut conféré à lui-même tous les insignes de la royauté, il éleva son fils au rang d’héritier présomptif, et ce fut alors qu’il dépêcha vers Liu-Pou, pour lui demander sa fille et célébrer le mariage projeté, l’émissaire (dont nous avons parlé plus haut). Sur ces entrefaites lui arriva la nouvelle que le premier négociateur, Han-Yn, emprisonné d’abord, venait d’être livré à Tsao, qui lui avait fait trancher la tête ; on lui apprit aussi que Liu-Pou[9] avait reçu de la cour un grade élevé, et, dans sa colère, il nomma Tchang-Hiun général en chef de ses armées. A la tête de deux cents mille hommes, formant sept divisions, il résolut d’attaquer Liu-Pou et de se venger.

L’un de ses officiers, King-Chang (gouverneur civil de Yen-Tchéou), qu’il voulut élever au rang de premier ministre d’état, et nommer ordonnateur des vivres des sept divisions en campagne, ayant refusé d’accepter ces honneurs et ces charges, il le fit décapiter.

Cependant les sept divisions étaient en marche ; Ky-Ling eut ordre de s’y joindre en qualité de chef des troupes auxiliaires ; Youen-Chu avait pour lieutenants et sous ses ordres immédiats trois autres généraux, Ly-Fong, Liang-Kang et Yo-Tsiéou. Les éclaireurs envoyés par Liu-Pou revinrent lui annoncer l’approche de cette formidable armée ; chacune des sept divisions allait investir une ville de Su-Tchéou[10] ; elles arrivaient à marches forcées, semant la désolation sur leur passage. Consterné à cette nouvelle, Liu-Pou fit appeler Tchin-Kouey et son fils Tchin-Teng, pour les consulter dans cette occurrence. « Seigneur, dit un autre mandarin du nom de Tçin-Kong[11], ce sont les deux conseillers ici présents qui ont attiré ce malheur sur votre province ; par des flatteries, par d’adroits mensonges, ils ont obtenu de la cour des dignités et des titres et provoqué cette alliance avec le premier ministre, qui suscite contre vous la colère de Youen-Chu. Tranchez les têtes de ces deux misérables, envoyez-les à sa majesté Youen ; elle sera satisfaite et retirera ses troupes ! »

Dans sa rage, Liu-Pou allait faire décapiter les deux mandarins ; Tchin-Teng lui dit en riant aux éclats : « Peut-on être poltron à ce point ! Ces sept divisions si redoutables, sont pour moi comme autant de tas d’herbe pourrie ! En vérité, il y a bien là de quoi s’inquiéter !… — Et quel moyen avez-vous de les repousser, demanda Liu-Pou ? Il faut que vous en trouviez un, ou votre tête tombera avec celle de votre père ! »

Kouey répondit : « Quels sont les chefs de cette armée, et combien sont-ils ? » Liu-Pou les lui nomma l’un après l’autre. — « Et combien chaque général a-t-il d’hommes sous ses ordres ? — Cinquante ou soixante mille au plus. — Bien que tout à fait inégaux en nombre, attaquons vite sur tous les points avec nos soldats bien reposés, ces troupes harassées d’une longue marche, et la victoire sera facile ! »

« Vous avez mérité plus que la mort, reprit Liu-Pou ; et maintenant vous voulez ramener l’espérance dans mon cœur, le disposer à la clémence pour échapper au châtiment qui vous menace !… — Mon fils et moi, dit Tchin-Kouey, nous sommes entre vos mains, général, comment pourrions-nous échapper à votre vengeance ? Mais, suivez les avis du vieillard qui vous parle, et vous pourrez sauver votre province. — Et bien, donnez vos raisons ! »

Kouey reprit : « Les deux généraux, Han-Sien et Yang-Fong, sur lesquels Youen-Chu s’appuie comme sur deux ailes, ont sous leurs ordres des soldats qui ne valent pas mieux qu’une volée de corneilles. Il n’y a en eux ni fidélité, ni envie de bien faire ; gardons la ville avec une moitié de nos gens, attaquons l’ennemi avec l’autre, et infailliblement nous remporterons la victoire. Je sais même un moyen excellent, non-seulement de défendre cette ville, mais encore de prendre Youen-Chu ! — Quel est ce moyen ? — Le voici : les deux généraux dont je vous parle suivent leur maître Youen-Chu, mais ils ne peuvent pas plus rester avec lui, que le phénix et la poule ne peuvent percher en même lieu ; Youen-Chu ne peut donc manquer d’être battu. Il a la sottise d’employer des hommes sur lesquels il ne doit pas compter[12]. Ces deux chefs, dont il a fait ses lieutenants, sont d’anciens serviteurs des Han ; la crainte que leur inspire Tsao-Tsao les a éloignés de la cour ; ils ont fui, et faute d’asile, ils sont venus rejoindre Youen-Chu qui, certainement, ne fait pas grand cas d’eux. Si par une petite lettre, vous obteniez de ces généraux qu’ils vous prêtassent leur appui, du milieu même de ce camp qui vous menace ; si vous ameniez Hiuen-Té à vous secourir aussi du dehors, assurément Youen-Chu serait bientôt à votre discrétion ! »

Liu-Pou voulut que Tchin-Teng allât porter lui-même la lettre à ces deux chefs ; celui-ci fut bientôt prêt. D’un autre côté, des cavaliers se dirigèrent avec un autre message vers Yu-Tchéou, où résidait Hiuen-Té.

Ce fut au camp de Han-Sien, que Teng, escorté de quelques cavaliers se rendit d’abord, et quand il parut, ce général lui demanda : « Envoyé de Liu-Pou, quel sujet vous amène ? — Je suis un serviteur des grands Han, répondit le rusé mandarin avec un sourire ; pourquoi m’appelez-vous serviteur de Liu-Pou ! Je sais qu’en défendant la personne de Sa Majesté[13] dans le Kouan-Tchong, vous avez acquis une gloire immortelle, et que vous n’avez pas démérité du souverain. Vous êtes un héros pur et sans tache ; mais en prêtant le secours de votre bras à ce rebelle Youen-Chu, vous abandonnez la perle brillante pour saisir un tas de boue, vous rejetez le jade pour prendre le caillou ! vous vous faites le renom d’un homme déloyal, infidèle à ses devoirs ! vous vous déshonorez à tout jamais ! Général, j’en rougis pour vous… Quoi ! Entraîné par un mouvement de mauvaise humeur, vous perdez une réputation glorieuse qui devait passer dans les siècles à venir. Et puis, ce Youen-Chu, il y a longtemps qu’il vous voit avec défiance ; un jour, croyez-le, il vous fera périr. — Hélas ! répliqua Han-Sien, je voudrais servir l’Empereur légitime ; mais l’occasion, le moyen me manquent. »

A ces mots, Teng lira la lettre de Liu-Pou et la montra a Han-Sien ; elle était ainsi conçue :

« Moi, Liu-Pou, j’ai appris que les deux généraux (Han-Sien et Yang-Fong) ont acquis une gloire impérissable en secourant l’Empereur dans sa retraite. Un mécontentement accidentel les a portés à se jeter hors des passages (hors des lieux où Sa Majesté commande). Quittez la mauvaise voie où vous[14] marchez, pour entrer dans une autre moins dangereuse et plus sûre ; abandonnez les hommes sans cœur, sans droiture, pour vous rallier aux gens de bien ; joignez-vous à moi pour secourir l’Empereur, pour anéantir de vils rebelles ; portant ainsi vos vues vers l’avenir, acquérant une renommée qui se transmettra sur la soie et sur le bambou[15] ! Je vous en prie, répondez-moi ; réfléchissez et considérez ce que je vous dis. »

« Très bien, dit Han-Sien, après avoir lu cette lettre ; allez tout d’abord trouver votre maître ; avertissez-le de ceci ; mon collègue Yang-Fong et moi, nous devons attaquer cette nuit chacun de notre côté ; quand nous donnerons le signal en allumant un feu, que le prince votre maître vienne vers nous avec ses troupes. »

Teng rendit compte de sa mission à Liu-Pou qui, à l’instant même, dirigea un de ses généraux sur chacune des six villes de la province[16] menacée par l’ennemi, et marcha en personne avec le premier corps d’armée à la rencontre de Tchang-Hiun, laissant le reste de ses soldats dans le chef-lien pour le garder. À trois milles de cette ville, il campa ; Tchang-Hiun qui (comme on l’a vu plus haut) avait ordre d’attaquer cette principale place, voyant Liu-Pou dans ses retranchements, ne jugea pas prudent de l’y attaquer ; il recula même l’espace de deux milles, pour attendre les deux divisions sur lesquelles il croyait pouvoir compter, et campa aussi. Au milieu de la nuit, le feu se manifeste sur la montagne ; ses troupes s’agitent en désordre ; les deux traîtres, arrivés au lieu convenu avec leurs divisions, donnaient le signal.

Tandis que Tchang-Hiun retient ses soldats dans le camp pour le protéger, Liu-Pou profite du moment, l’attaque, le met en pleine déroute et le poursuit jusqu’au jour, Ky-Ling se montre devant lui ; les deux armées vont en venir aux mains, quand Han-Sien et Yang-Fong assaillent à la fois ce général (dont ils ont abandonné la cause) ; Ky-Ling, battu à son tour, fuit devant Liu-Pou qui se lance sur ses traces. Mais au revers de la montagne, une division se présente ; au pied d’une bannière où brillent les cinq couleurs, sur laquelle sont figurés le dragon et le phénix, le soleil et la lune ; ayant auprès de lui la masse d’armes en or[17], la grande hache d’argent, la petite hache jaune, ainsi que le drapeau blanc[18] (insignes du pouvoir suprême) ; à l’ombre d’un parasol au manche recourbé, fait de soie jaune et brodé d’or, parait Youen-Chu, recouvert d’une armure du plus riche métal, portant à la ceinture deux cimeterres. Il injurie Liu-Pou en le traitant de brigand révolté, de vil esclave rebelle à son Empereur.

Plein de rage, celui-ci s’élance contre Youen-Chu la lance en arrêt ; un des lieutenants de ce dernier, Ly-Fong, vole à sa rencontre ; frappé d’un coup de pique à la main dès la troisième attaque, il laisse tomber son arme et s’enfuit. Deux autres chefs se précipitent hors des rangs, et harcellent Liu-Pou de deux côtés à la fois, sans pouvoir lui tenir tête[19]. Youen-Chu s’avance en personne avec son propre corps d’armée ; mais les trois divisions qui le suivent sont bientôt en pleine déroute. Une immense quantité de chevaux, d’équipements militaires, de cuirasses, de casques, devient la proie des soldats de Liu-Pou.

Mb en fuite à son tour, Youen-Chu rencontre derrière la montagne une troupe qui l’arrête ; elle a pour chef Kouan-Yu[20], le frère d’armes de Hiuen-Té, qui, accompagné de cinq cents fantassins portant des coutelas, lui crie d’une voix terrible : « Brigand, rebelle ! tu n’as pas encore reçu le châtiment de tes crimes ; où cours-tu ainsi ? » Youen-Chu épouvanté, hors de lui, se sauve toujours ; car son terrible ennemi se trouve face à face avec Ky-Ling qui l’arrête en combattant. Grâce à cette rencontre, Youen s’esquive, échappe à la mort, rallie ses troupes et retourne se cacher à Hoay-Nan. De son côté, Liu-Pou victorieux rentre dans le Su-Tchéou, emmenant avec lui les deux généraux qui ont embrassé son parti (Han-Sien et Yang-Fong), ainsi que Kouan-Yu ; il les traita avec de grands honneurs, mais après le festin, ce dernier se retira près de son maître[21].

A chacun de ces deux nouveaux partisans, Liu-Pou accorda le gouvernement d’un district[22] et annonça ces nominations à la cour ; comme il avait l’intention de garder près de lui ces deux généraux, il en conféra avec Tchin-Kouey : « N’en faites rien, répondit celui-ci ; qu’ils s’établissent tous les deux dans le Chan-Tong, en moins d’un an, général, vous commanderez à toutes les villes grandes et petites de cette province. » Liu-Pou goûta ce conseil ; le jour suivant il distribua des récompenses à ses trois corps d’armées, et fit partir Han-Sien et Yang-Fong pour leurs districts respectifs, où ils devaient attendre les ordres de l’Empereur.

Tchin-Teng demanda alors à son père pourquoi il n’avait pas plus tôt tâché de faire rester les deux généraux dans le chef-lieu ; il aurait pu se servir d’eux pour détruire Liu-Pou. « Je m’en suis bien gardé, répondit Tchin-Kouey ; s’ils restaient ici auprès de Liu-Pou et qu’ils lui prêtassent leur appui, ils le rendraient trop puissant ! » Teng se soumit aux vues élevées de son père.

Rentré dans sa capitale avec la moitié à peine de ses armées, Youen-Chu envoya redemander à Sun-Tsé les soldats qu’il lui avait prêtés quelque temps auparavant[23]. Quand l’émissaire, arrivé dans le Kiang-Tong, fit entendre cette réclamation au jeune chef, celui-ci s’écria avec colère : « Brigand que vous êtes, vous vous déclarez Empereur, vous vous révoltez contre le légitime souverain, et cela avec le sceau de jade que je vous ai laissé en gage ! Allez, vous n’êtes que des bandits sans foi… Je veux augmenter mes armées pour aller châtier vos crimes, et je consentirais à prêter du secours à des rebelles ! » Là-dessus pour expliquer son refus, il écrivit à Youen-Chu la lettre suivante[24].

« J’ai appris ceci : Dans le ciel, il y a l’esprit d’une planète chargé de tenir le compte de nos fautes[25] ; les anciens et saints Empereurs avaient placé à la porte de leur palais, un tambour sur lequel on frappait pour demander justice[26] ; ce qui facilitait le châtiment des crimes, et rendait plus promptes les accusations à porter contre les délinquants. Et pourquoi en était-il ainsi ? Parce que, en toute chose, s’il y a un côté visible, apparent, il y en a un aussi qui échappe au regard[27]. L’hiver dernier, quand le bruit circula, à votre instigation, que vous alliez monter sur un trône, chacun s’émut et douta ; puis en vous voyant préparer tous les insignes du pouvoir souverain, chacun fut forcé de croire à la vérité de cette nouvelle.

» Maintenant voici ce que je vois : passant des paroles à l’exécution, et fidèle à ce plan que vous poursuiviez déjà, vous avez fixé le mois, le jour où vous vouliez le réaliser. Quant à moi au contraire, j’en ai été affligé, je croyais encore que c’étaient de vains bruits ; mais puisqu’ils se confirment, qu’est-ce que le peuple doit attendre ? Jadis, levant des troupes au nom de la fidélité due au souverain, tous les grands, tous les gens recommandables de l’Empire se sont réunis en un instant. Tong-Tcho, interrompant brusquement le règne des lois, avait usurpé le pouvoir, déposé l’Empereur qu’il exilait avec l’Impératrice[28], déshonoré les femmes du palais, violé les sépultures des princes, et mis le comble à son extravagante tyrannie ; voilà pourquoi tous les grands, tous les héros, tous les hommes distingués de l’époque, instruits de ses violences, se rassemblèrent en prenant pour devise le mot fidélité ! Quand, au dehors, une énergie inspirée par le ciel anima les cœurs, au dedans, le bandit Tong-Tcho perdit l’autorité avec la vie ; quand les plus coupables d’entre ces brigands eurent été anéantis, le jeune Empereur revint dans la capitale de l’est[29]. Deux ministres d’état[30] publièrent des décrets pour établir les généraux au nord du fleuve Jaune ; ils se réunirent et tinrent conseil dans les monts Hé-Chan.

» Alors Tsao-Tsao opprima à l’est le Su-Tchéou ; Liéou-Piao, au sud, mit le désordre dans le Hing-Tchéou ; Kong-Sun-Tsan exerça ses violences dans le Yen-Hing ; Liéou-Yao s’établit en maître sur les bords du Kiang ; Liéou-Hiuen-Té disputa les frontières du Hoay-Nan : ainsi personne ne se soumit à l’autorité impériale ; chacun saisit l’arc et agita la lance[31].

» Aujourd’hui, Liéou-Yao[32] et Liéou-Hiuen-Té sont à bas ; Tsao-Tsao et les autres ne savent quoi devenir[33] ; le moment est arrivé où il faut s’entendre dans l’Empire pour châtier tous les rebelles. Hors de là, il n’y a aucun succès à espérer ; celui qui ne pense qu’à s’agrandir par la rébellion, celui-là ne trouvera rien dans tout l’Empire qui justifie ses espérances. — Premier point.

» Autrefois, quand Tching-Tang renversa l’Empereur Kié, il était autorisé par les crimes nombreux de ce dernier prince de la famille des Hia ; quand Wou-Wang attaqua le dernier prince de la dynastie des Yn[34], Chéou-Sin, il alléguait les fautes graves commises par les Empereurs de cette race. Malgré leur haute vertu et leurs grands talents, ces deux chefs de dynasties n’auraient point régné dans leur siècle, s’ils n’avaient rencontré l’heure marquée par le destin, et s’ils s’étaient soulevés sans raison légitime. Or, notre jeune prince n’a point péché à la face de l’Empire ; seulement, comme il compte encore peu d’années, il est dominé par des mandarins puissants et orgueilleux. Se révolter contre lui sans qu’il ait donné de justes motifs de plainte, ce n’est point imiter Tching-Tang et Wou-Wang (dont la conduite était justifiable). — Second point.

» Si Tong-Tcho fut un brigand, s’il poussa la tyrannie jusqu’à déposer son souverain, au moins n’usurpa-t-il pas le trône. L’Empire, qui connaissait ses forfaits et ses violences, a cependant fini par se mettre en garde contre lui[35], et lui vouer unanimement une haine à mort. Les troupes au dedans des passages n’étaient pas exercées à combattre ; Tong-Tcho appela les brigands plus habiles dans le métier des armes qui vivaient sur les frontières, et il put se soutenir quelque temps encore. Aujourd’hui, tous les hommes de toutes les provinces ont appris à se battre, et la guerre est pour eux un jeu. Entre les mains de nos ennemis, la victoire est un instrument de désordre ; entre les nôtres, elle amène l’ordre ; ils sont des rebelles et nous sommes des sujets soumis. A la vue des tristes révolutions de ce siècle, celui qui veut faire de formidables armements pour se mettre en évidence, court au devant des plus grands malheurs. — Troisième point.

» Sur la terre, on ne doit pas se jouer des esprits ni profaner les vases des sacrifices[36] ; il faut que le ciel prête son secours aux forces de l’homme. A la fin du règne des Yn, un faucon blanc annonça les hautes destinées de Tching-Tang ; à la fin de la dynastie des Tchéou, un oiseau rouge merveilleux fut le précurseur de Wou-Wang ; le premier des Han, Kao-Tsou, fut signalé par l’apparition d’un groupe d’étoiles, et quand Kwang-Wou (de la même famille impériale) vint au monde[37], on vit une grande clarté pareille à celle que répandrait un esprit. Dans ces divers cas, le peuple gémissait impatiemment sous le joug d’un Kié et d’un Chéou, il était opprimé par les exactions d’un Chi-Hwang-Ty et d’un Wang-Mang ; ce fut donc là le motif qui porta ces grands hommes à chasser des souverains iniques, et ils réussirent dans leurs desseins. Mais aujourd’hui l’Empire n’a point de plaintes à porter contre notre jeune Empereur ; jusqu’ici on n’a point vu de présage surnaturel qui désignât quelqu’un à l’Empire ; quel prétexte plausible peut-on avoir de monter tout à coup sur un trône, de s’arroger subitement un titre si élevé ! — Quatrième point.

» Les honneurs de l’Empire, les richesses du monde, qui ne désire les posséder ? Mais la justice défend de se les approprier ; la droiture défend de s’en emparer. Jadis Tchin-Ching, Hiang-Tsy, Wang-Mang, Kong-Sun-Chu[38], en se tournant vers les provinces méridionales, se sont décorés du titre d’Empereur[39] ; mais ils n’ont pas réussi à fonder des dynasties. On ne peut pas, pour obéir à un simple caprice, s’élever au rang suprême. — Cinquième point.

» Notre jeune prince n’est ni léger, ni dénué de réflexion ; si l’on éloignait de lui ceux qui l’oppriment, si on chassait ceux qui font obstacle à l’exercice de son autorité, certainement il ferait renaître la morale du milieu de l’Empire. Celui qui le replacerait dans une situation aussi florissante qu’était celle de Tching-Wang des Tchéou, acquerrait une renommée égale à celle de Tchéou-Kong-Tan, et de Chao-Kong-Chy[40] ; tel est le rôle auquel devait aspirer votre seigneurie. Si notre petit Empereur avait quelqu’un qui le tournât vers le bien, qui tint ses regards attachés sur l’histoire, qui recherchât les bonnes qualités dans ceux qui l’entourent, on verrait se continuer la dynastie des Han, et s’affermir de nouveau l’autorité de leur race. Celui (qui prendra ce rôle) doit s’attendre à voir ses glorieux services écrits sur l’or et sur la pierre, sa propre image conservée en peinture pour la postérité ; son beau nom ne périra jamais ; la musique perpétuera sa mémoire dans les chants historiques. Voilà ce à quoi vous renoncez ! Quand on accomplit une chose difficile, si l’on considère l’éclat qui la suit, certainement on ne perdra pas patience ! — Sixième point.

» Être ministre sous cinq règnes, c’est jouir d’un grand pouvoir, d’une grande autorité, avoir dans l’Empire une position qu’aucune autre n’égale. Être mandarin fidèle et probe, c’est demeurer nuit et jour attentif à ses devoirs, pour veiller au maintien d’une dynastie chancelante et soutenir dans le péril un trône menacé, se conformant ainsi aux exemples et aux préceptes des ancêtres et des anciens sages, et manifestant sa gratitude pour les bienfaits qu’on a reçus du prince. Mais, c’est abandonner la voie qui conduit à la vérité, que de poursuivre avec obstination la réalisation de ses plans ambitieux, et de se dire : les hommes de l’Empire qui n’occupent pas leurs places comme membres de ma famille, les tiendront de mon patronage ; quiconque ne m’obéira pas dans toute l’étendue de l’Empire, je lui ferai la guerre ; quiconque ne sera pas mon égal, mon allié, devra être mon serviteur. Qui donc osera me tenir tête, quand, fort de l’autorité, de la puissance dont je jouis par l’ancienneté et le rang de ma famille, je lèverai des troupes pour le détruire ? (Parler ainsi, ou tenir la conduite de ce sage ministre dont l’exemple vient d’être montré), c’est suivre deux routes bien différentes ! Est-il possible de ne pas choisir la meilleure ? — Septième point.

» Ce qui a fait la véritable gloire des saints et des sages, ça été de discerner ce qui était opportun, de s’attacher à ne point faire d’action inutile ou déplacée. S’il est difficile de lutter pour arriver à la réalisation de ses plans, il n’est pas facile de jouir paisiblement du succès. Susciter contre soi la colère d’une foule d’ennemis, et s’attirer en même temps l’affection de la multitude, avouez, seigneur, que c’est chose impossible ! Les plans que l’on forme dans son intérêt particulier ne rapportent aucun avantage, et les sages éclairés ne s’y arrêtent pas. — Huitième point.

» Les hommes du siècle se laissent prendre à de belles paroles qui les flattent ; ils vont sottement à la suite les uns des autres ; ils abusent des noms et des textes de l’antiquité pour plaire a leur maître. Mais, si à force de talent, on vient à bout de séduire la multitude, un jour aussi on s’en repent ! Depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, il n’y a personne qui ne se soit repenti d’avoir suivi une pareille voie. Il est impossible de ne pas faire là-dessus de sérieuses réflexions, de ne pas méditer ces exemples. — Neuvième point.

» Ces neuf considérations, veuillez les peser dans votre sagesse éclairée. Je n’ai eu d’autre intention, en les réunissant ici, que de vous détourner de ces fatales pensées. Les paroles sincères ne plaisent pas à l’oreille ; puissiez-vous cependant les écouter et les garder dans votre esprit. »

La lecture de cette lettre causa une vive indignation à Youen-Chu. « Quoi, s’écria-t-il avec le ton de l’injure, ce blanc-bec[41], ce petit écolier ose m’adresser une pareille lettre toute pleine de reproches ! Je veux d’abord lui enlever sa province du Kiang-Tong. » Et comme son premier secrétaire, Yang-Ta, se hasardait à lui faire quelques observations, il lui ôta sa charge. De son côté, après avoir écrit cette longue lettre, Sun-Tsé avait eu soin d’envoyer secrètement des troupes garder l’embouchure du fleuve Kiang. Tout à coup, un exprès de la capitale arriva, qui le décora, de la part de l’Empereur, du titre de gouverneur de Hoey-Ky, en lui donnant l’ordre de lever des troupes pour soumettre le rebelle Youen-Chu.

Sun-Tsé assembla son conseil et se mit en devoir d’obéir aux injonctions de la cour.


  1. Aujourd’hui le Yang-Tchéou dans le Kiang-Nan.
  2. Voir vol. Ier, page 264.
  3. Liéou est le nom de famille des Han ; voir vol. Ier, page 336 ; et la vie du fondateur de la dynastie Liéou-Pang, au vol. III, page 51, des Mémoires sur les Chinois.
  4. Littéralement ; la marmite bout avec violence, ou comme l’exprime l’interprète tartare, l’empire est tout entier en effervescence comme une eau qui bout. Les Chinois affectionnent ces comparaisons à l’antique, tirées des détails de la vie privée.
  5. C’est-à-dire la dénomination de Kong, la première des cinq classes de princes tributaires qui, aux temps anciens, recevaient des empereurs la tablette d’ivoire. Voir Hist. gén. de la Chine, tome Ier, pages 79 et 267.
  6. Allusion à la chute du dernier des Yn (1137 avant J.-C.), qui fut vaincu par Wou-Wang, fondateur de la dynastie des Tchéou, et fils de Wen-Wang. L’aïeul de ce dernier est proprement l’esprit des céréales ; la fable le représente comme ayant appris l’agriculture aux Chinois.
  7. Le Chen-Sy a été le berceau du peuple et des premières dynasties de la Chine.
  8. Voir vol. Ier, note de la page 246. Chin-Nong qui régnait par le feu, céda le trône à Houang-Ty qui régna par la terre, selon le Chou-King. De là, cette allusion aux éléments qui se succèdent. Lou, caractère qui entre dans la composition du mot Kong-Lou, signifie terre battue par le pied des passants ; Tsan veut dire preuves, témoignages. Nous ne cherchons point ici à éclaircir ces données fabuleuses, mais seulement à expliquer les mots assez obscurs de notre texte.
  9. Si on traduisait les quatre caractères qui forment le titre accordé à Liu-Pou, ils signifieraient : général chargé de pacifier les provinces orientales.
  10. Ky-Ling avait attaqué le Su-Tchéou, comme on l’a vu dans les précédents chapitres ; il était donc en campagne. Déjà les divisions sont désignées par le nom de leur chef : Tchang-Hiun marchait sur le chef-lieu, Su-Tchéou ; Kiao-Jouy sur Siao-Pey ; Tchin-Ky sur Y-Tou ; Louy-Pou sur Lang-Yé ; Tchin-Lan sur Kié-Chy ; Han-Sien sur Hia-Py ; Yang-Fong sur Sun-Chan.
  11. Le vrai nom est Tchin-Kong ; nous l’avons altéré ici pour le différencier des deux autres.
  12. Littéralement : il emploie des gens qui sont comme des tas d’herbes à brûler.
  13. Voir vol. Ier, page 249.
  14. Littéralement : changer le vieux et établir le neuf ; abandonner ce qui ne vaut plus rien, le quitter pour s’affermir sur une base solide et non altérée. Les mots chinois et ting, dans le sens qu’ils ont ici, sont des expressions empruntées au Chou-King. Le tartare traduit ces mots par : changez une ancienne faute en une conduite nouvelle et bonne.
  15. Le texte tartare dit simplement soutouri l’histoire ; l’auteur chinois fait allusion aux livres anciens, aux antiques annales, qu’on écrivait sur des planchettes de bambou et sur des rouleaux de soie.
  16. Ces noms ont été supprimés ; Liu-Pou opposait un général et une division à chacun des chefs qui allaient attaquer une des villes désignées ci-dessus dans la note.
  17. Le texte chinois emploie le caractère koua (clef 97), qui signifie citrouille, courge, et que l’interprète chinois rend par maitou, masse, bâton. Après cette peinture du faux empereur, l’éditeur chinois du texte in 18 ajoute cette note : pareil à un grand cerf qui se cache sous la peau du tigre.
  18. Ce drapeau, appelé mao, est fait d’une queue de vache.
  19. Dans ces combats, on a omis quelques noms propres et ajouté quelques épithètes pour éclaircir le texte.
  20. Il avait été envoyé par Hiuen-Té au secours de Liu-Pou, qui lui avait écrit une lettre, ainsi qu’on l’a vu plus haut. L’auteur chinois décline ici ses noms et surnoms, comme s’il paraissait pour la première fois.
  21. Les deux frères adoptife de Hiuen-Té, Kouan-Yu et Tchang-Fey, avaient un éloignement invincible pour Liu-Pou, dont la brutalité contrastait en toute occasion avec les vertus de leur maître.
  22. Il nomma Han-Sien gouverneur de Y-Tou, et Yang-Fong gouverneur de Ling-Yé, deux villes du Su-Tchéou mentionnées plus haut.
  23. Voir vol. Ier, page 264.
  24. Cette lettre, écrite en style ancien, fort difficile et peu intéressante en elle-même, est traduite pour le lecteur consciencieux, qui s’étonnerait de voir supprimer un de ces morceaux auxquels les Chinois attachent un grand prix. Elle ne se trouve pas dans la petite édition in-18.
  25. Croyance propre aux Tao-Ssé ; voir le livre des Récompenses et des Peines, traduit en français par M. Stanislas Julien.
  26. Voir le Ssé-Chou, édition impériale, K. Ier ; le vol. Ier de l’Histoire générale de la Chine, et les planches de l’ouvrage de M. Pauthier, sur la Chine.
  27. Le texte chinois dit : « En toute chose, s’il y a ce qui est long, certes aussi il y a ce qui est court. » Nous avons traduit littéralement l’interprétation tartare, dans ce passage comme dans beaucoup d’autres ; ce qui nous a obligé à paraphraser un peu des pensées exprimées en style concis et à peine intelligible.
  28. Voir vol. Ier, page 65.
  29. Voir vol. Ier, page 239.
  30. Le Tay-Pao, conservateur en chef, et le Tay-Fou, intendant général. Voir vol. Ier, page 301, note de la page 30, et le vol. Ier de l’Histoire générale de la Chine, page 181.
  31. Le texte mandchou emploie les mots ahoura hatchoun, armes offensives et défensives.
  32. Voir vol. Ier, page 268.
  33. Littéralement : Tsao-Tsao et les autres meurent de faim.
  34. Allusion à la chute des deux dynasties Hia et Yn ; voir l’Histoire générale de la Chine.
  35. Littéralement : retroussa sa manche d’un sentiment unanime.
  36. On a vu plus haut que Youen-Chu sacrifiait au ciel et à la terre ; cérémonies réservées au légitime souverain.
  37. Ces mots, à la naissance de, sont ajoutés par l’interprète tartare ; Pantchirédé. Remarquons en passant que l’idiome mandchou n’a qu’un mot pour rendre l’idée de présage, ferketchoun, que le chinois exprime quatre fois de suite par des caractères différents. Dans les Mémoires sur les Chinois, on trouve les portraits de la plupart de ces célèbres Empereurs.
  38. Kong-Sun-Chu se révolta sous Kwang-Wou-Ty, l’an 30 de notre ère ; Wang-Mang s’empara de la couronne l’an 14 de notre ère, au préjudice de Jou-Tseu-Yng.
  39. Le texte chinois dit seulement : se sont appelés eux-mêmes l’orphelin, mot par lequel l’Empereur se désigne lui-même quand il parle. Il y a un moi particulier, dans le style cérémonial de la Chine, à peu près pour toutes les classes.
  40. Voir sur Tchéou-Kong, la note du vol. Ier, page 311 ; sa vie est donnée très au long dans le vol. III des Mémoires sur les Chinois, page 34. Chao-Kong était frère et fut ministre de Wou-Wang.
  41. Littéralement : ce bec-jaune.