Histoire des Trois Royaumes/IV, VI

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Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (2p. 83-97).


CHAPITRE VI.


Mort de Liu-Pou.


I.


[Règne de Hiao-Hien-Ty[1]. Année 198 de J.-C.] Deux de ses lieutenants, Kao-Chun et Tchang-Liéao, l’arrêtèrent par leurs représentations : « Tchin-Kong est un mandarin fidèle, loyal, qui parle à cœur ouvert ; seigneur, daignez réfléchir.... » Et remettant le sabre dans le fourreau, Liu-Pou reprit avec un sourire : « Je voulais jouer, mon ami ! mais indique-moi quelque moyen pour arrêter Tsao ? » Le conseiller répondit d’abord qu’il n’en connaissait aucun ; puis cédant aux supplications de Liu-Pou, il ajouta : « Oui, j’en sais un, mais le mettrez-vous à exécution ? — Et s’il est bon, pourquoi pas ? — Le voici : L’armée impériale vient de loin ; si elle s’établit fortement ici, nous ne pourrons résister. Avec vos troupes, infanterie et cavalerie, allez hors des murs, général, et dressez des retranchements solides, menaçant ainsi l’ennemi au dehors, tandis qu’au dedans je défendrai la place avec le reste des soldats. Si Tsao vous attaque, je serai là pour vous secourir ; s’il se porte contre la ville, vous me rendrez le même service. En moins de quinze jours, les siens auront épuisé leurs vivres, et au premier coup de tambour nous les tenons. C’est la ce qu’on appelle le stratagème des deux cornes du taureau (l’art de frapper sur deux points à la fois). »

« Très bien dit, » s’écria Liu-Pou, et après avoir donné des ordres pour qu’on partageât aussitôt l’armée en deux corps, il rentra dans son hôtel. Or, comme il s’occupait de quelques préparatifs de départ, sa femme Yen-Chy lui dit : « Seigneur, où donc allez-vous ? — Je vais, d’après les conseils de Tchin-Kong, employer contre l’ennemi le stratagème..... — Ce Tchin-Kong, interrompit Yen-Chy, Tsao-Tsao l'a aimé comme son enfant, et pourtant il l’a abandonné ! Maintenant qu’il est à votre service, vous ne pouvez lui témoigner plus d’égards que ne le faisait son ancien maître. Allez-vous lui confier votre ville, abandonner votre femme, vos enfants, tout ce que vous avez de précieux, pour courir au loin avec votre armée ? S’il vous trahit à votre tour, moi, votre femme, vous aurai-je encore pour époux ! »

Liu-Pou changea d’avis, et ne sortit pas. Trois jours après, Kong étant allé le voir, lui dit : « Tsao entoure la ville des quatre côtés ; si vous ne marchez pas au plus vite contre lui, certainement notre position deviendra très difficile. — J’ai réfléchi, répliqua Liu-Pou ; au lieu d’attaquer l’ennemi au dehors, je préfère me défendre dans les murs. »

« On vient de me dire que Tsao, étant sur le point de manquer de vivres, ajouta le conseiller, en a envoyé demander à la capitale ; d’un jour à l’autre il peut les recevoir. Allez donc, général, allez avec vos meilleures troupes et vos officiers les plus braves, intercepter ce convoi !.... — Vous avez en vérité raison, » répondit Liu-Pou, et il alla dire à sa femme : « L’ennemi attend un convoi de vivres ; je cours l’intercepter et je reviens à l’instant ; calmez vos inquiétudes. »

« Si vous vous mettez en campagne, reprit en pleurant l’épouse alarmée, il vous faudra laisser la ville à la garde de Tchin-Kong et de Kao-Chun ; j’ai entendu dire qu’il y a entre eux quelque mésintelligence. A peine serez-vous parti, qu’ils ne seront plus d’accord dans le service que vous leur aurez confié ; et si quelque malheur arrive, si la ville est prise, dans quel asile vous retirerez-vous ? Réfléchissez bien, seigneur ! Ne vous laissez point aveugler par les conseils de ce Tchin-Kong. Une fois déjà, moi, votre femme, j’ai été abandonnée dans la capitale[2] ; par bonheur quelqu’un m’a cachée et fait sortir des murs, je me suis sauvée..... Aujourd’hui encore vous voulez me laisser.... » Et elle fut interrompue par ses sanglots.

Troublé par cette scène, et ne sachant quel parti prendre, Liu-Pou alla consulter sa concubine favorite, Tiao-Tchan[3] : « Si vous m’aimez, seigneur, lui dit-elle, si j’ai quelque empire sur vous, ne tentez point cette sortie imprudente. — Et que peux-tu craindre, reprit Liu-Pou, quand j’ai ma lance célèbre, mon fameux coursier le Lièvre-Rouge[4] ; sur toute la terre est-il un héros qui ose m’approcher ? » Et quittant sa favorite, il revint dire à Tchin-Kong : « Ces convois que Tsao attend, ce sont de fausses nouvelles. Tsao a plus d’une ruse à son service ; je n’ose m’aventurer hors de la ville. »

Tchin-Kong poussa un profond soupir, et se retira en disant : « Nous périrons tous sans qu’il nous reste un pouce de terre pour ensevelir nos corps ! »

Liu-Pou, décidé à ne pas sortir des murailles, passait les jours à boire et à festoyer en compagnie de sa femme et de sa concubine, essayant de chasser de son esprit les inquiétudes qui l’assiégeaient. Deux conseillers de seconde classe, dépendants de Tchin-Kong, demandèrent la permission de lui parler : c’étaient Hu-Tsé et Wang-Kay.

« Quelle affaire vous amène, dit le général ? — Seigneur, répliqua Hu-Tsé, Youen-Chu, établi à Hoay-Nan, y a acquis une grande puissance. Autrefois il a demandé de s’unir à vous par le mariage de votre fille avec son fils ; pourquoi ne pas renouer cette alliance ? Il vous enverrait des troupes, et vous attaqueriez de deux côtés Tsao-Tsao[5], qui serait infailliblement battu ! »

Cette proposition plut beaucoup à Liu-Pou ; à l’instant même il remit une lettre aux deux conseillers pour qu’ils la portassent a Hoay-Nan ; mais Hu-Tsé lui dit : « Il faut au plus vite envoyer une division de troupes qui nous ouvre le chemin à travers les lignes ennemies ; sans cela nous ne pouvons sortir. » Liu-Pou ordonna à deux généraux (Tchang-Liéao et Hou-Mong) de se tenir prêts à escorter les deux mandarins hors des passages difficiles, chacun avec cinq cents hommes ; le premier de ces deux chefs dut marcher en avant, le second à l'arrière-garde. A la seconde veille de la nuit, la petite troupe sortit bravement de la ville assiégée, en prenant par le camp de Hiuen-Té. Les officiers de celui-ci poursuivirent en vain les deux envoyés qui purent traverser le défilé sains et saufs. En revenant vers la ville, Tchang-Liéao rencontra l’un des frères d’armes de Hiuen-Té, Yun-Tchang, qui lui barrait le chemin ; mais comme ils avaient mutuellement l’intention de se ménager, ces deux guerriers (qui avaient échangé quelques paroles)[6] s’abstinrent de combattre. Déjà d’ailleurs, deux autres généraux[7] s’avançaient avec leurs troupes pour secourir Tchang-Liéao ; il entra avec eux dans les murs.

Cependant, les deux négociateurs arrivés près de Youen-Chu[8], le saluèrent respectueusement et lui remirent la lettre de leur maître : « Précédemment, dit Youen-Chu, votre maître a mis à mort l’émissaire que je lui envoyais et rompu une alliance à moitié conclue ; le voila maintenant qui veut renouer avec nous[9] ! — Seigneur, répliqua Hu-Tsé, cette rupture avait été produite par les perfides insinuations et les conseils intéressés de Tsao. Nous espérons que Votre Majesté daignera écouter notre demande ! » (Et ils se servaient de ce mot, Votre Majesté, parce que Youen-Chu prenait le titre d’Empereur.)

« Si Tsao ne vous serrait pas d’aussi près avec ses troupes, reprit Youen-Chu, votre maître m’accorderait-il maintenant sa fille ? — Nous répondrons ceci à Votre Majesté : si elle ne porte pas secours à Liu-Pou, celui-ci succombera infailliblement. Or, une fois que la perte de Liu-Pou aura été consommée, Votre Majesté ne pourra compter sur un long avenir ! »

« Je ne me fie point à ses paroles, répliqua Youen-Chu ; qu’il m’envoie d’abord sa fille ; quand j’aurai fondé ma dynastie par le mariage de mon fils aîné, j’irai le secourir. » Les deux émissaires saluèrent et prirent congé. Le général Hou-Mong[10] les escortait avec sa division ; quand ils arrivèrent près du camp de Hiuen-Té, Hu-Tsé dit : « Ne passons pas en jour à travers les assiégeants ; une fois la nuit venue, mon collègue et moi, nous marcherons en avant ; vous, général, tenez-vous en arrière pour arrêter ceux qui nous poursuivront. »

Ils traversèrent donc, à la faveur des ténèbres, le camp de Hiuen-Té ; (le plus redoutable des deux frères d’armes de celui-ci) Tchang-Fey venant leur barrer le chemin, Hou-Mong se hasarda à lutter contre lui ; mais à la première attaque, il fut fait prisonnier. Les deux émissaires, arrivés devant les murs, crièrent de toutes leurs forces : « Les cinq cents hommes sont au pouvoir de l’ennemi ; le général est pris, ouvrez ! » On ouvrit une porte et ils entrèrent.

Tchang-Fey avait amené son prisonnier à Hiuen-Té, qui, après l'avoir interrogé, le fit conduire sous bonne escorte dans le camp principal, près de Tsao-Tsao. Celui-ci, aussi alarmé qu’irrité par les révélations qu’il obtint du captif, le fit décapiter a l’entrée des retranchements ; puis il ordonna à son premier secrétaire de répandre, dans toutes les divisions de l’armée, une proclamation ainsi conçue :

« Quiconque laissera passer Liu-Pou lui-même ou quelqu’un de ses généraux, sera puni avec toute la rigueur des lois militaires. »

De retour à son camp, Hiuen-Té dit à ses deux frères d’aimés : « C’est nous qui sommes chargés d’intercepter le principal passage de la route de Hoay-Nan ; si quelqu’un franchissait cet espace par suite de notre négligence, la loi impériale nous frapperait sans rémission. Ainsi, mes frères, soyez attentifs ! Quant à moi, je ne quitte pas ma cuirasse, ni le jour, ni la unit ! — Je viens d’arrêter un des lieutenants de Liu-Pou, répliqua Tchang-Fey, et Tsao ne m’a pas même récompensé ! Au contraire, il public des ordres sévères comme pour nous menacer ! — Ce n’est pas cela, dit Hiuen-Té ; Tsao a sous lui une très nombreuse armée ; s’il n’a pas recours à la menace, comment se fera-t-il strictement obéir d’une si grande multitude ! » Et les deux guerriers se retirèrent en promettant d’obéir.

Cependant les deux émissaires revenus près de Liu-Pou, lui firent part de la réponse de Youen-Chu. « Comment lui envoyer ma fille, s’écria Liu-Pou ? — Seigneur, dit Hu-Tsé, personne[11] autre que vous ne peut la conduire près de lui. — Eh bien, aujourd’hui même, je puis..... — Non, aujourd’hui est un jour néfaste ; ne sortez pas de la ville sous l’influence d’un moment défavorable. Demain sera un jour tout à fait propice ; entre la septième et la dixième heure de la nuit, montez à cheval. » Liu-Pou ordonna à Tchang-Liéao et à Héou-Tching de mettre sur pied trois mille hommes, et fit préparer un petit char pour y placer sa fille : espérant qu’après l’avoir escortée jusqu’à dix lieues environ des murs de la ville, il pourrait la laisser continuer sa route sans danger, en compagnie des deux généraux.

Le lendemain, à la nuit, Liu-Pou enveloppa sa fille dans une armure et la plaça derrière lui, en croupe, sur le fumeux coursier, le Lièvre-Rouge ; puis[12], prenant en main sa lance célèbre, il se précipita hors des murs, suivi de ses deux lieutenants. Comme il approchait du camp de Hiuen-Té, vers la seconde veille, la lune répandait une faible lueur. Un coup de tambour retentit ; Yun-Tchang est là sur la route, barrant le passage et criant : « Arrête ! » Le combat s’engage ; après une courte lutte, Liu-Pou esquive l’ennemi et se sauve en avant. Tchang-Fey le poursuit alors avec ses troupes ; mais Liu-Pou ne s’anime point à la bataille ; ce qu’il veut à tout prix, c’est franchir l’obstacle et passer. A son tour arrive Hiuen-Té, à la tête de sa division ; de part et d’autre on se bat avec acharnement ; Liu-Pou est doué d’un indomptable courage ; mais il emporte avec lui sa fille ; et tremblant qu’elle ne reçoive quelque blessure, il n’ose se jeter dans la mêlée pour se frayer une route à travers les lignes ennemies.

Deux lieutenants de Tsao arrivent aussi[13] ; les flèches pleuvent comme la grêle ; dans toute l’armée impériale ce n’est qu’un cri : « Arrêtez, arrêtez Liu-Pou ! » Et Liu-Pou, voyant que le chemin se ferme devant lui, n’a plus qu’à retourner dans les murs de la ville ; Hiuen-Té rallie ses soldats ; Su-Hwang et Hu-Tou rentrent dans les retranchements. Revenu dans la place, Liu-Pou, dévoré de chagrins et d’inquiétudes, ne fit plus que boire.

Il y avait deux mois déjà que Tsao bloquait inutilement la ville de Hia-Pey, quand on lui apporta les nouvelles suivantes. Tchang-Yang, sorti du Ho-Neuy dans l’intention de secourir Liu-Pou, avait été assassiné (à Tong-Chy) par son lieutenant Yang-Tchéou. Celui-ci venait offrir la tête du rebelle au premier ministre ; mais il avait été égorgé à son tour par Kouey-Kou qui, loin de se soumettre, s’était jeté dans la ville de Kiuen-Tching. Tsao fut bientôt débarrassé de cet ambitieux ; après l’avoir fait battre par un de ses officiers[14] et décapiter, il assembla son conseil et dit : « Voilà deux mois que nous assiégeons cette ville sans la pouvoir réduire. Du côté du nord, nous avons la province de Sy-Liang qui nous inquiète ; du côté de l'est, c’est Liéou-Piao qui nous cause des alarmes ; si bien que ce que nous mangeons est sans saveur (la crainte empoisonne notre vie) ! Heureusement, cette révolte de Tchang-Yang s’est arrêtée d’elle-même ; mais nous avons envie de laisser la Liu-Pou, et de retourner à la capitale, tant nous sommes las de guerroyer[15] ! »

« N’en faites rien, s’écria Sun-Yo en se levant avec précipitation ; dans Liu-Pou, je vois un guerrier plein de bravoure, mais irrésolu et incapable de se conduire. Après toutes les défaites qu’il a essuyées, il doit avoir perdu de sa fougue. Or, un général est l’âme d’une armée ; si le chef se décourage, les soldats n’ont plus leur ancienne valeur. Tchin-Kong soutient encore Liu-Pou par ses conseils ; mais Liu-Pou est lent à les suivre. Avant que celui-ci ait recouvré son énergie, avant que celui-là ait dressé ses plans, attaquons au plus vite, et, j’en suis sûr, c’en est fait de ce dangereux ennemi ! — Et moi, je sais un moyen d’en finir avec lui, dit Kouo-Kia ; un moyen tel, qu’il vaut une armée de deux cents mille hommes. Tout brave qu’est Liu-Pou, il ne pourra échapper. — Ce moyen, reprit Sun-Yo, ce doit être, à n’en pas douter, de détourner les eaux de la rivière et d’inonder la ville, n’est-ce pas ! — Précisément, » fit Kouo-Kia. Adoptant le stratagème avec une grande joie, Tsao employa dix mille hommes à ce grand travail ; toute l’armée alla camper sur un lieu élevé, à l’abri de l’inondation.

Les soldats de la ville[16] qui voyaient l’eau monter, accoururent vers Liu-Pou lui donner avis de ce nouveau péril : « Mon cheval surnaturel passe dans l’eau en nageant comme s’il courait en plaine[17], leur répondit-il ; que craindrais-je ? » Et il se remit a savourer d’excellent vin en attendant l’issue des choses.

Ces orgies, cependant, altéraient sa santé ; son visage portait les traces de la fatigue et de l’abattement. Aussi s’étant regardé dans un miroir, il fut épouvanté : « Cette vie de désordre me tue, s’écria-t-il ; dès aujourd’hui j’y mets un terme. » Et il fit défendre dans toute la ville, à qui que ce fût, de boire du vin, sous peine de mort.

Sur ces entrefaites, il arriva que les palefreniers de Héou-Tching (l’un des lieutenants de Liu-Pou) volèrent quinze chevaux, pour en faire présent à Hiuen-Té. Héou-Tching, informé de ce vol, se mit sur la trace de ses gens et ramena les quinze chevaux. Tous les officiers étant venus le féliciter, il fit préparer cinq à six cruches de vin et tuer une dizaine de porcs ; mais comme personne n’osait boire, il alla présenter à Liu-Pou cinq flacons et un plat de viande, puis s’agenouillant devant lui : « Général, lui dit-il, c’est grâce à votre heureuse étoile[18] que j’ai pu recouvrer le bien qu’on m’avait pris ; tous les officiers sont venus me faire une visite de félicitation ; j’ai voulu les traiter en retour de leur politesse, mais aucun de nous n’a rien osé porter à sa bouche, avant que les prémices du festin eussent été offertes à votre seigneurie. — J’ai défendu que l’on bût du vin, s’écria Liu-Pou avec colère, et voila que vous invitez tous les chefs de l’armée à un festin ! Sous le prétexte de cette réunion fraternelle, vous vous assemblez pour m’insulter par votre désobéissance ! »

Il avait ordonné à ses gardes d’emmener le général et de le décapiter ; Kao-Chun et les autres chefs intercédaient pour lui. « Puisqu’il a désobéi à mes volontés, répondit Liu-Pou en fureur, il a mérité la mort...... Pourtant, par considération pour vous autres, je permets que la peine capitale soit commuée en celle de cent coups de bâton. » Les amis du coupable obtinrent qu’on lui fît grâce de la moitié de ce grave châtiment. De retour chez lui, Héou-Tching ne goûta plus ni vin ni viande, et les généraux se dirent : « Son cœur s’est éloigné de notre maître[19] ! »

Deux de ses collègues, Tsong-Hien et Oey-Siéou, étant allés le voir, il leur dit en versant des larmes abondantes : « Sans vous, j’étais mis à mort ! — Liu-Pou ne songe qu’à ses femmes et n’écoute qu’elles, dit Hien ; il nous traite comme l’herbe sèche qu’il foule aux pieds. »

« L’armée impériale nous tient étroitement bloqués, ajouta Siéou ; les eaux enveloppent la ville de toutes parts ; nous périrons sans même qu’il nous reste une sépulture ! — La porte de l’est se trouve encore à l’abri de l’inondation, interrompit Hien ; abandonnons un mauvais maître et fuyons ; qu’en dites-vous ? »

Siéou reprit : « Ce serait trop peu pour des hommes comme nous ; emparons-nous de la personne de Liu-Pou, livrons-le au premier ministre ; nous nous mettrons ainsi à l’abri des grands malheurs qui nous menacent. — C’est à propos de chevaux, dit a son tour Héou-Tching, que je me suis attiré ce châtiment ; ce qui fait la force de Liu-Pou, c’est son Lièvre-Rouge. Eh bien, je commencerai par le lui voler, ce fameux cheval, et j’irai avertir Tsao-Tsao, tandis que tous les deux, maîtres de la personne de Liu-Pou, vous livrerez les portes de la ville. »

Ainsi ils arrêtèrent les bases de leur complot. A la nuit, Héou-Tching s’approchant de l’écurie, trouve les palefreniers plongés dans le sommeil. Il vole le cheval célèbre, sort par la porte de l'est, que son ami Siéou le laisse franchir tout en feignant de le poursuivre, et arrive au camp de Tsao ; la il se présente devant ce dernier, et après lui avoir raconté tous les événements de la veille, il lui offre en présent le coursier qui l’apporte. Un drapeau blanc, planté sur les murs par ses deux complices, doit être le signal ; (Tsao n’a qu’à marcher et la ville lui sera livrée).

Aussitôt Tsao fit écrire dix copies de la proclamation suivante, qui furent lancées dans la ville avec des flèches : « Un ordre de Sa Majesté m’enjoint de châtier le rebelle Liu-Pou ; quiconque résistera à l’armée impériale, sera puni de mort avec toute sa famille. Tout homme, quel que soit son rang et de quelque classe qu’il soit, qui apportera la tête de Liu-Pou, recevra pour récompense un grade élevé dans l’armée, ou un emploi considérable dans l’administration civile, ainsi que de riches présents. » — Proclamation de Tsao, général en chef.

Le lendemain, en plein jour, les troupes impériales attaquent toutes à la fois. Liu-Pou troublé saisit précipitamment sa fameuse lance, monte sur les murs, les inspecte sur tous les points et adresse d’amers reproches à Oey-Siéou, de ce qu’il a laissé fuir Héou-Tching. Il se disposait même à le punir de mort ; mais les troupes impériales ont aperçu le drapeau blanc ; Tsao a fait avancer son monde, l’attaque se prolonge jusque vers midi, puis les assiégeants se retirent[20].

A ce moment, Liu-Pou prenait un peu de repos dans un pavillon situé au-dessus d’une des portes de la ville ; Hien écarte à grands coups les gardes qui l’entourent[21] et lui enlève sa lance ; Siéou, entrant à la même minute, se jette sur lui et le garrotte. Soudainement éveillé, Liu-Pou appelle du secours ; mais le second de ces deux traîtres se hâte d’agiter le drapeau blanc ; (un des lieutenants de Tsao) Héou-Youen s’avance au pied des remparts avec sa division. « Je le tiens, je l’ai pris vivant, » lui cria Siéou ! Comme Youen hésitait encore à en croire ses oreilles, Siéou jeta du haut des murs la lance bien connue de son maître ; les portes s’ouvrirent toutes grandes, et les troupes impériales pénétrèrent en masse dans la ville. Arrêtés à la porte de l’ouest par les eaux débordées qui les empêchaient de fuir, Kao-Chun et Tchang-Liéao furent faits prisonniers, tandis que Tchin-Kong éprouvait le même sort à la porte du sud[22].

Tsao défendit que l'on commît aucune violence dans la ville prise[23] ; assis dans le pavillon, il pria Hiuen-Té de se placer a ses côtés et se fit amener les prisonniers, Liu-Pou et les autres. « Mes liens sont trop serrés, dit Liu-Pou, qu’on les lâche un peu. — Quand on tient le tigre, répondit Tsao avec dureté, on ne peut l’enchaîner trop solidement. — Laissez-moi dire un mot avant de mourir, » demanda le captif. Tsao fit signe qu’on lâchât un peu ses liens ; mais son premier secrétaire, Wang-Py, s’avançant avec précipitation, s’écria : « Prenez garde, c’est un ennemi terrible ; ses partisans sont là tout près ; ne vous montrez pas si indulgent. — Je veux que vous lâchiez un peu ses liens, » reprit Tsao ; le mandarin refusa d’obéir.

Quand Liu-Pou aperçut les trois chefs qui l’avaient livré, debout devant lui, il leur dit : « Je ne vous ai jamais maltraités, pourquoi donc m’avoir trahi ? — Tu n’as écouté que tes femmes, répondit Tsong-Hien, et tu n’as point suivi les conseils de tes officiers ; est-ce là ce que tu appelles nous avoir traités comme il convient ? » Liu-Pou baissa la tête.

On amena aussitôt après (le général en chef des armées du vaincu) Kao-Chun. « Avez-vous quelque chose à dire ? » lui demanda Tsao-Tsao ; et comme le captif ne répondait rien, il ordonna avec colère que l’on fît tomber sa tête.

Ce fut le tour de Tchin-Kong : « Kong-Tay[24], lui dit Tsao, comment vous êtes-vous porté depuis notre séparation ? — J’ai reconnu en toi un homme égoïste, inique, répondit le prisonnier ; voilà pourquoi je t’ai abandonné ! — Si vous m’avez quitté par suite de ces scrupules, je m’étonne que vous ayez suivi Liu-Pou ! — Il ne sait pas se conduire, j’en conviens, mais ce n’est pas comme toi un hypocrite, un héros de parade ! »

« Kong-Tay, reprit Tsao, votre prudente sagacité, les ressources de votre esprit vous ont mené..... vous voyez où ! — Oh ! répondit Kong en se tournant vers Liu-Pou, c’est qu’il n’a pas voulu suivre mes conseils, cet homme ! s’il m’eût écouté, j’en suis sûr, il ne serait pas prisonnier aujourd’hui ! »

Tsao sourit à ces paroles et ajouta : « Eh bien, que pensez-vous de l’état présent des affaires ? — Les mandarins n’ont plus de fidélité envers leur prince, les enfants n’ont plus de piété filiale ; mourir est la seule chose désirable. — Soit, mais dans ce cas que deviendra votre vieille mère[25] ? — J’ai entendu dire que ceux qui gouvernent l’Empire avec un saint respect pour la piété filiale[26], s’abstiennent de punir les parents des gens mis à mort. Le sort de ma vieille mère est entre les mains de votre excellence ! — Et votre femme et vos enfants ? — J’ai entendu dire que ceux qui gouvernent au nom de l’humanité, ne coupent point le fil des générations ; le sort de ma femme et de mes enfants est entre les mains de votre excellence ! »

Tsao ne pouvait se résoudre à faire périr le captif ; mais celui-ci s’écria : « Laissez-moi sortir et chercher la mort comme le veulent les lois de la guerre ! » Et il se précipita du haut du pavillon en bas, avant que les gardes eussent pu l’arrêter. Le premier ministre s’était levé, il le regardait les larmes aux yeux ; Tchin-Kong détournait la tête pour ne pas rencontrer ses regards. S’adressant alors aux gens de sa suite, Tsao leur dit : « Je veux que la vieille mère, la femme et les enfants de Kong-Tay soient Conduits à la capitale ; je les garderai dans mon palais et j’aurai soin d’eux. Sous peine de mort, je défends qu’il soit fait aucun mal à cette famille. »

Kong avait entendu ces paroles ; il dédaigna de répondre, allongea la tête et reçut le coup fatal. Tous les assistants versaient des larmes ; Tsao fit mettre le corps dans un cercueil, afin de l’ensevelir dans la capitale.

A peine Tsao avait-il accompagné le cadavre au bas du pavillon, par respect, que Liu-Pou se mit à adresser des supplications à Hiuen-Té : « Seigneur, je suis captif et à genoux devant vous. Du haut de cette place élevée, ne laisserez-vous pas tomber une parole de clémence ? » — Hiuen-Té secoua la tête, et Tsao-Tsao comprenant sa pensée, ordonna aux gardes d’emmener le prisonnier.

« Seigneur, reprit Liu-Pou en s’adressant à ce dernier, ce qui vous cause des inquiétudes, c’est moi et personne autre. Si je me soumets aux lois de l’Empire, vous n’avez plus rien à craindre ! Vous, seigneur, à la tête de l’infanterie et moi à la tête de la cavalerie ; voilà la Chine pacifiée, à l’abri de toute révolte ! »

« Que pensez-vous de cette idée, demanda Tsao à Hiuen-Té en se tournant vers lui.— Seigneur, répondit Hiuen-Té, oubliez-vous que cet homme a servi et trahi deux maîtres[27] ? » Tsao secoua la tête, et Liu-Pou fixant ses regards sur Hiuen-Té : « Tu n’es qu’un enfant, lui cria-t-il, un enfant à qui l'on ne peut se fier ! »

Tsao avant fait signe aux gardes de l’emmener et de lui trancher la tête, il se tourna de nouveau vers Hiuen-Té pour lui dire : « Niais aux grandes oreilles ! tu ne te souviens pas du service que je t’ai rendu en perçant d’une flèche la tige de ma lance ! » A ces mots, Tsao-Tsao éclata de rire, et une voix se fit entendre qui criait : « Liu-Pou, vile créature, as-tu donc si grand’peur d e mourir ! »

Celui qui parlait ainsi attira tous les regards ; c’était Tchang-Liéao. Déjà Liu-Pou venait d’être étranglé, et les exécuteurs présentaient sa tête à Tsao. Ceci se passa au douzième mois de la troisième année Kien-Ngan (198 de J.-C.)

« Je crois avoir vu quelque part ce visage, dit le ministre, en désignant du doigt Tchang-Liéao.— En effet, répondit celui-ci, nous nous sommes rencontrés à Pou-Yang[28] ; l’aviez-vous déjà oublié ? — Ah ! reprit Tsao avec un grand éclat de rire, et c’est vous qui me le rappelez ! — Hélas ! oui, et avec douleur ! — Pourquoi avec douleur ? — Parce que je regrette que l’incendie n’ait pas été plus complet. Si les flammes avaient gagné toute la ville, l’Empire eût été délivré du brigand qui l’opprime, et ce brigand, c’est vous[29] ! »


  1. Ce chapitre est sans contredit l’un des plus remarquables du San-KouéTchy ; il représente, pour ainsi dire, le dernier acte d’un drame dont Liu-Pou serait le héros ; triste héros, à la vérité, impétueux et irrésolu, trahi par les siens qu’il ne sait pas s’attacher, comme il a trahi ses maîtres, et conduit à sa perte pas à pas, comme un tigre traqué tombe dans la fosse du chasseur.
  2. Voir vol. Ier, page 150 : celui qui cacha la famille de Liu-Pou et la sauva du carnage, se nommait Pang-Chu.
  3. Voir vol. Ier, livre II, chap. III, l’histoire de la danseuse Tiao-Tchan.
  4. Voir vol. Ier, page 58, l’histoire de ce fameux cheval nommé le Lièvre-Rouge, et l’épisode de la première trahison de Liu-Pou.
  5. Ou plus littéralement : dedans et dehors ; des murs de la ville assiégée et de la campagne.
  6. Voir plus haut, page 69.
  7. C’étaient Kao-Chun et Héou-Tching.
  8. Il se trouvait alors à Chéou-Tchun.
  9. Le texte tartare dit seulement : « Pourquoi venez-vous me demander des secours ? » Il vaut mieux donner un sens plus large au mot demander de la version chinoise. La phrase suivante, renfermée entre deux parenthèses, est dans le texte ; elle y cause même quelque embarras, parce qu’elle se trouve dans le dialogue, sans que rien l’en distingue.
  10. L’édition in-18 nous apprend (ce que notre texte n’a pas dit) que Hou-Mong, avec ses cinq cents hommes, avait escorté les émissaires jusqu’au terme de leur voyage, tandis que Tchang-Liéao était rentré dans la ville avec son détachement.
  11. L’édition in 18 développe ainsi cette réponse : Hou-Mong ayant été fait prisonnier, Tsao-Tsao sait déjà quels doivent être nos projets. Il va se tenir sur ses gardes, et si ce n’est vous, général, qui pourra traverser ce cercle d’ennemis qui nous presse ?
  12. La phrase chinoise est ainsi construite : Le lendemain, le ciel s’étant obscurci, Liu-Pou prend sa fille, l’enveloppe dans une armure et monte sur le Lièvre-Rouge ; sa fille est en croupe derrière lui ; dans sa main, il brandit sa lance peinte. C’était l’heure de la seconde veille ; au milieu de la nuit, la lune brillait faiblement. On ouvre les portes de la ville ; Liu-Pou s’élance en avant, ses deux lieutenants le suivent. — On conçoit qu’il est impossible de traduire ainsi un ouvrage de longue haleine.
  13. Su-Hwang et Hu-Tou.
  14. Nommé Ssé-Houan.
  15. Il est probable que Tsao parlait ainsi pour réveiller le zèle de ses généraux ; c’est une de ces ruses qui conviennent à l’esprit des Chinois.
  16. Le texte chinois dit plus énergiquement : « Qui entendaient la voix des eaux. »
  17. Voir vol. Ier, page 58.
  18. C’est une formule de politesse chinoise, qui consiste à attribuer au bonheur de son maître ou de son souverain, tous les succès que l’on peut obtenir. Le texte chinois dit : « C’est par la puissance pareille à celle du tigre ; » ce que le tartare interprète ainsi : « C’est par le grand bonheur qui vous est accordé
  19. L’édition in-18 fait remarquer en note que cet épisode rappelle celui du vol. Ier, page 256.
  20. Ce premier signal était pour dire à Tsao d’approcher et de se tenir prêt.
  21. Il faut supposer que les gardes veillaient au bas de la porte, et non auprès de Liu-Pou. Dans l’édition in-18, il est dit qu’il sommeillait, que les deux traîtres le prirent endormi, de manière qu’en se sentant lié, il s’éveilla comme d’un rêve. En général, la petite édition développe ces détails de narration, que l’autre donne d’une façon plus concise.
  22. Il fut arrêté par Su-Hwang.
  23. Il faut encore avoir recours ici à la petite édition, dont voici le texte : Alors Tsao-Tsao entra dans la ville, et après avoir ordonné qu’on levât les obstacles qui faisaient dévier les eaux, après avoir fait rompre les digues, il rassura la population. Hiuen-Té dut s’asseoir auprès de lui dans le pavillon, dit -Men, de la porte blanche ; le frère d’armes de ce dernier, Tchang-Fey, était debout près de lui....
  24. C’est son surnom ; voir vol. Ier, page 77, les événements auxquels Tsao fait allusion. Cette phrase ironique veut presque dire : « Après m’avoir abandonné, tu tombes entre mes mains. »
  25. Tsao fait tout ce qu’il peut pour attendrir Tchin-Kong ; dans son orgueil, il aimait à humilier ou à faire fléchir ses ennemis ; dans sa prudence, il cherchait un prétexte de sauver la vie à un homme supérieur pour se l’attacher. Si Tchin-Kong eût demandé la vie, Tsao, d’après les lois et les usages du temps» pouvait la lui accorder.
  26. Voir vol. Ier, page 303, ce qui a été dit sur le sens très étendu de ce mot. Il ne faut pas oublier que les parents des condamnés » dans le cas de rébellion, ascendants, descendants et collatéraux, doivent être mis à mort.
  27. Le premier c’est Ting-Youen, le second Tong-Tcho ; voir vol. Ier, pages 58 et 156. — On se rappelle aussi que Liu-Pou avait échangé avec Hiuen-Té le nom de frère ; c’est ce qui explique la phrase suivante. Il fait ensuite allusion à l’épisode raconte au premier chapitre de ce second volume.
  28. Voir le siège et l’incendie de cette ville, vol. Ier, livre III, chap. II.
  29. L’édition in-18 cite des pièces de vers sur la mort de ces divers personnages. Voici ceux qui ont rapport à Tchin-Kong :
    À la vie et à la mort, il se montra inébranlable ; mais fut-il un héros ?
    Sans distinguer l’or de la pierre, il inutilisa des talents qui eussent fait de lui le soutien du trône.
    En servant l’Empereur, il se fut attiré le respect, mais hélas ! il refusa d’honorables emplois.
    Aussi, qui approuve la conduite de Tchin-Kong mourant de son plein gré au pavillon de Pé-Men ?


    Sur la mort de Liu-Pou, que Hiuen-Té ne secourut pas, on lit ceux-ci :

    L’homme dangereux, le tigre vorace, même enchaînés, n’excitent pas la pitié ; le sang des deux maîtres trahis et égorgés par Liu-Pou, était encore chaud.
    Hiuen-Té savait que ce monstre eût dévoré son propre père, aussi laissa-t-il la vengeance de Tsao avoir son cours.


    Enfin, dans les vers suivants, on trouve comme un résumé des dernières pages de ce chapitre :

    Les eaux débordées envahissaient la ville de Hia-Pey ; cette même année Liu-Pou fut fait prisonnier.
    En vain comptait il sur son infatigable coursier ; en vain s’appuyait-il follement sur sa lance célèbre !
    Le tigre enchaîné espérait en la clémence du vainqueur ; quelle faiblesse ! Tant que le faucon n’était pas rassasié, on ne l’avait pas craint.
    Épris de ses femmes, il négligea les avis de Tchin-Kong, et injuria méchamment Hiuen-Té, en le traitant d’ingrat et de niais aux grandes oreilles.