Histoire des Trois Royaumes/Texte entier

La bibliothèque libre.
Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (1p. Titre-350).

SAN-KOUÉ-TCHY
ILAN KOUROUN-I PITHÉ


HISTOIRE DES TROIS ROYAUMES


ROMAN HISTORIQUE
TRADUIT SUR LES TEXTES CHINOIS ET MANDCHOU
DE LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE


PAR
THÉODORE PAVIE



PARIS
BENJAMIN DUPRAT, LIBRAIRE
DE L’INSTITUT DE FRANCE, DE LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE DE PARIS
ET DE LA SOCIÉTÉ ASIATIQUE DE LONDRES
RUE DU CLOITRE SAINT BENOIT, 7


M DCCC XLV


À


MONSIEUR VILLEMAIN
pair de france


SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE, ETC., ETC.



HOMMAGE
DE RESPECT ET DE RECONNAISSANCE


OFFERT


Par le Traducteur


INTRODUCTION.

________


I.


Quand on examine l’histoire du monde, on aperçoit à l’origine des temps quelques peuples choisis qui naissent et se développent, çà et là, au centre des continents, au pied des hautes chaînes de montagnes, près de la source des grands fleuves. Dès qu’ils ont trouvé le lieu où il leur convient de s’établir, ils se fixent et accomplissent leur destinée ; grandissant avec les siècles, ils s’étendent, se consolident et se montrent enfin sous la forme de vastes empires, dont toute une partie du globe ressent l’influence. Ils semblent autant d’astres souverains qui entraînent les nations secondaires dans leur mouvement. Ceux-ci, pareils aux corps lumineux qui traversent le ciel en l’inondant de clarté pour s’éteindre tout à coup, se déplacent en leur course vagabonde et disparaissent loin de la contrée à laquelle ils avaient donné leur nom. Ceux-là, moins brillants, moins éphémères aussi, plus aptes à résister aux orages qui les mettent en péril, se fixent aux lieux même où ils ont paru d’abord, et s’y montrent encore quand il ne reste plus rien de ce qui avait commencé avec eux.

La Chine offre le type le plus remarquable de ces empires, pour ainsi dire indestructibles, à peine modifiés par le temps et marchant à pas comptés dans la voie qui leur a été tracée. Deux fois conquise, elle absorba deux fois les conquérants parce qu’elle conservait sur eux la supériorité intellectuelle et morale, fruit de son antique civilisation ; loin d’être anéantie par l’invasion, elle parut emprunter une force nouvelle à une race plus robuste, venue du nord, comme pour la régénérer en ses jours de décadence et d’affaiblissement. Toutes les vicissitudes qui ont marqué l’existence des nations anciennes, elle les a subies à l’extrémité de cette terre, dont elle se croyait le centre ; mais appelée à parcourir une si longue carrière, elle procéda lentement dans ses transformations : son enfance dura plus de quatre siècles. Pour elle, le premier âge, l’âge d’or, fut cette période durant laquelle les souverains choisis ou acceptés par le peuple, asséchèrent le sol, le disposèrent à la culture, adoucirent les mœurs, se mirent à doter cette société naissante des institutions dont elle avait besoin. Les rois de cette époque antérieure aux dynasties (même en omettant ceux dont le vague des traditions empêche de préciser les traits), furent pour la plupart des législateurs, des bienfaiteurs de l’humanité que la Grèce, plus poétique, eût placés au rang de ses dieux. Ils vécurent longtemps, comme les patriarches, instruisant les générations dans les arts utiles ; la Chine reconnaissante les appelle encore les saints Empereurs.

Lorsque le grand Yu cessa de vivre, le prince qu’il avait associé à l’empire, selon l’usage primitif, se retira dans la montagne après que les trois années de deuil furent écoulées. Les Chinois doivent à l’antiquité de leur race la coutume, qu’ils ont conservée, de pleurer longtemps leurs morts ; dans les premiers siècles, les hommes n’étaient pas habitués encore à voir la vie s’éteindre autour d’eux. Le successeur présumé de Yu s’étant éloigné du trône, le fils du monarque défunt fut reconnu roi par les grands ; le principe de l’hérédité se trouvait consacré pour jamais. Alors commença la dynastie des Hia, qui devait s’éteindre dans son dix-septième représentant, sans avoir beaucoup contribué au bonheur et à l’agrandissement des peuples qu’elle gouvernait. Les princes de cette dynastie ne tardèrent pas à se montrer peu jaloux d’une autorité qu’ils recevaient avec la naissance, et à abuser d’un pouvoir dont ils oubliaient l’origine. Il y eut donc des rois fainéants, puis une usurpation de quarante années, suivie du rétablissement des lois anciennes. Quelques règnes glorieux se succédèrent, pendant lesquels la Chine assura sa prépondérance sur les royaumes voisins ; mais la race des Hia, décidément abâtardie, produisit enfin un tyran insensé, dont le peuple secoua le joug en appelant à son secours le petit souverain de la principauté de Chang. Celui-ci monta sur le trône à l’âge de quatre-vingt-sept ans et mourut centenaire. La cour avait déjà son luxe, son cérémonial, ses pompes et ses plaisirs, bien que la capitale ne fût pas encore fixée.

Les premiers règnes de la seconde dynastie (celle des Chang) annonçaient une ère de rajeunissement et de prospérité future. La Chine put reprendre des forces pour résister aux guerres intestines et aux attaques des barbares qui envahissaient la frontière méridionale. Affaiblie au milieu de sa durée par les révoltes des grands vassaux, cette race royale eût péri sans un prince habile qui la régénéra. La capitale, déjà reculée sur une colline, se trouvait menacée encore par les débordements du fleuve Jaune ; Pan-Keng la transporta sur la rive opposée. En s’appliquant à établir le chef-lieu de ses états sur un terrain plus favorable, ce grand monarque préparait à la Chine des destinées brillantes. Par ces changements de résidence on voit que les rois du céleste empire cherchaient à fixer le centre de leurs possessions le long du cours d’eau que la population suivait par instinct en s’acheminant vers la mer. À mesure que la civilisation faisait des progrès dans les petits royaumes qui relevaient de la cour des Chang, l’ordre devenait plus difficile à maintenir ; il y avait là cette lutte des princes tributaires contre les suzerains, lutte terrible qui se montre à l’origine de toutes les monarchies ; en Chine elle ne devait finir que deux mille quatre cents ans après la fondation de l’empire et retarder longtemps encore l’époque de sa splendeur.

Le dernier rejeton des Hia était allé, comme Nabuchodonosor, errer au milieu des bêtes sauvages ; le monarque, en qui s’éteignit la race des Chang, se brûla lui-même avec ses trésors et ses femmes comme Sardanapale. Cette seconde catastrophe, plus éclatante que la première, donne la mesure des changements qui s’étaient opérés à la cour des empereurs. Après la mort du tyran, qui déshonorait le nom des Chang, le fondateur de la troisième dynastie (celle de Tchéou) crut calmer l’ambition des vassaux en partageant ses états entre soixante-onze petits princes, dont cinquante-quatre étaient de sa propre famille ; ces fiefs relevaient de quatorze principautés ou royaumes ; la suite des événements prouva que Wou-Wang s’était trompé. Les révoltes incessantes de ces feudataires, à peu près indépendants, provoquèrent de nouveau les incursions des barbares habiles à profiter de ces troubles pour attaquer le pays qui les refoulait dans leurs déserts. Toujours repoussés, ils se montraient toujours prêts à franchir les limites du territoire des Tchéou ; l’appât du pillage les attirait vers des contrées déjà florissantes ; ils préludaient aux incursions qui devaient un jour les disperser sur toute la surface du monde ancien.

Les guerres intestines portèrent le dernier coup à la famille des Tchéou, qui donna trente-cinq empereurs à la Chine. L’affection du peuple qui l’avait appelée au trône se retira d’elle à mesure que les descendants dégénérés de Wou-Wang, chef de la race, se montraient moins capables de maintenir en paix les quatorze royaumes soumis à leur sceptre ; ils succombèrent en laissant l’empire dans la plus complète anarchie. Cependant cette troisième dynastie avait traversé, non sans gloire, l’époque la plus critique, la plus orageuse, celle qui, chez les nations destinées à un long avenir, précède l’entier développement de leur puissance. Au milieu d’agitations presque continuelles les rites avaient pu être établis ; la tradition avait acquis une plus grande consistance. Confucius et Meng-Tseu étaient venus proclamer les doctrines, qui depuis ont guidé les rois, les lettrés, et le peuple ; avant eux, Lao-Tseu avait enseigné une philosophie spiritualiste qui, confondue plus tard avec la religion de Bouddha, et mêlée au culte des esprits, exerça, à diverses époques, une si grande influence sur les populations chinoises. Le céleste empire possédait son code de morale, ses annales commentées, sa poésie, sa littérature. La civilisation apparaissait non-seulement à la cour des empereurs, mais encore chez les petits princes, leurs vassaux. Les sages, rappelant sans cesse aux souverains les vertus et les actions des anciens monarques, tenaient près d’eux le même rang qu’occupaient chez les Radjas de l’Inde les Gourous, précepteurs spirituels ; une philosophie entièrement opposée à la doctrine du fatalisme enseignait aux grands à juger des choses futures par les choses passées. Bien qu’elle fût écrite dans les palais, l’histoire était devenue ce jugement populaire dont on menaçait les rois d’Égypte après leur mort. L’empire chinois, si lent à se former, et qui semblait prêt à périr au milieu de la confusion, était réellement à la veille de subir une métamorphose éclatante ; elle s’effectua, il est vrai, d’une façon violente, mais une organisation complète sortit du désordre même. Quand les quatorze principautés, qui se disputaient la suprématie, se furent affaiblies par de longues dissensions, le roi de Tçin vint recueillir la couronne, enlevée au dernier descendant des Tchéou, qui se la transmettaient depuis près de neuf siècles, et il réunit en un seul ces petits sceptres à moitié brisés.

Le problème fut résolu ; par la force des armes se trouvèrent confondus les éléments divisés de cette vaste monarchie. On peut dire que Tching-Ty (le second des Tçin), a été le fondateur de l’empire, tel qu’il existe aujourd’hui. Afin de faire disparaître toute trace de la féodalité détruite, il partagea ses états en trente-six provinces. Au titre de Wang, roi, il substitua celui de Hwang-Ty, auguste empereur. Il voulut faire de sa capitale un arsenal, une place forte par excellence, en y rassemblant toutes les armes que conservaient ses sujets dans leurs maisons, et la plus magnifique des villes du monde, en l’embellissant avec un luxe inouï. Fatigué des incursions des Tartares, qui l’empêchaient de réduire tous ses vassaux, il tenta d’y mettre un terme, et bâtit, pour arrêter les hordes du nord, la fameuse muraille qui abrite encore Pé-King. Les lettrés lui reprochaient l’exil de sa mère ; il leur imposa silence, les poursuivit de ses proscriptions à travers les provinces, les fit périr et brûla les livres ; le passé n’était rien pour ce grand novateur. Dans son orgueil, Tching-Ty se plaisait à sacrifier sur les hautes montagnes ; là, plus rapproché du ciel, il se sentait mieux régner sur l’immense territoire soumis par ses armées, et qu’il réorganisait à la façon des conquérants. Comme les tyrans, comme les grands princes aussi, il eut deux fois à défendre sa vie contre des assassins, et mourut de mort naturelle, après trente-sept ans de règne, dans la cinquantième année de son âge, maître absolu de tous les petits états qui avaient ébranlé et détruit la dynastie des Tchéou, au faîte de la puissance, dans l’enivrement de la gloire. Peu d’années après sa mort, son palais et sa capitale furent incendiés, son tombeau renversé et pillé ; mais son œuvre demeura.

L’attentat de Tching-Ty contre les lettres et les lettrés a rendu odieuse au peuple cette courte dynastie, qui ne dura que quarante-trois ans et ne compta que trois empereurs. En disparaissant si vite, les Tçin léguèrent aux Han, leurs successeurs, un magnifique empire, que ceux-ci gardèrent longtemps ; mais, comme ils avaient accordé aux eunuques des emplois considérables, ils transmirent aux princes de la cinquième race le germe du mal qui devait les faire succomber à leur tour.

Dans la famille des Han, il y eut de grands monarques ; Kao-Tsou, qui rétablit la paix troublée par la chute des Tçin ; Wen-Ty qui fit refleurir les lettres et encouragea le commerce ainsi que l’agriculture ; Wou-Ty qui poussa ses conquêtes dans la Tartarie, dans l’Asie centrale, jusque dans l’Inde. La Chine, organisée au dedans, victorieuse au dehors, continuait sa période ascendante. Elle fut cependant arrêtée dans le cours de ses prospérités par l’usurpation du régent Wang-Mang, qui s’empara du trône à la minorité du douzième empereur de la dynastie des Han. Puis, la couronne retourna dans la famille des légitimes souverains, à laquelle Kwang-Wou donna un nouveau lustre. Il régénéra la race affaiblie prématurément, et devint le chef de la branche des Han-Orientaux, en transportant le siège de l’empire dans le Chen-Sy à Sy-Ngan-Fou. Mais cette ère glorieuse, saluée avec empressement par les populations inquiètes, fut de courte durée. Les intrigues du palais, plus fatales aux souverains que les invasions des Barbares, que les guerres intestines, minèrent cette puissance qui commandait désormais à toute l’Asie orientale. L’an 147 de notre ère, Hiuen-Ty se trouva placé sur ce trône absolu qu’entouraient six mille concubines et une troupe d’ambitieux eunuques revêtus d’une grande autorité. En permettant la vente des charges et des offices publics, ce prince donna le signal des désordres qui compromirent l’existence même du céleste Empire.

C’est cette désastreuse époque des annales chinoises que retrace le San-Koué-Tchy, depuis les premières années du règne si troublé de Ling-Ty jusqu’à l’avénement de Ssé-Ma-Sien, qui prit, en recueillant l’héritage, longtemps disputé des Han, le nom de Wou-Ty, et fonda la dynastie des Tsin ; c’est-à-dire l’histoire d’une guerre civile qui dura près d’un siècle, depuis l’an 168 jusqu’à l’an 265 de notre ère.


II.


Aux récits des chroniqueurs, aux faits succinctement énoncés par les historiens officiels, qui n’osèrent pas trop s’appesantir sur les malheurs de cette époque, l’auteur du San-Koué-Tchy a ajouté des légendes populaires, souvent même merveilleuses ; toutefois les dates le maintiennent dans un cadre de réalité qu’il embellit, sans doute, mais qu’il ne peut librement franchir. Si le San-Koué-Tchy est un roman, c’est surtout dans ce sens que l’intérêt se concentre sur un personnage qui représente la pensée dominante de l’écrivain plutôt qu’il n’occupe le premier rang et ne joue le principal rôle dans ce long drame. Ce héros est un rejeton oublié de la famille régnante des Han, qui va s’éteindre ; sorti d’une condition obscure, s’élevant bientôt par ses vertus et son courage aussi haut que les chefs ambitieux empressés de se partager l’empire, forcé à son tour de se déclarer souverain de l’un des trois royaumes qui se sont formés des débris de la grande monarchie déchue, Liéou-Pey est la vivante expression d’une légitimité à laquelle les Chinois attachent le sort de leur pays, qu’ils n’abandonnent que quand une dynastie nouvelle, dûment établie, a fait renaître la paix, en assurant à son tour le principe d’hérédité. Dans sa volumineuse chronique, l’auteur, fidèle aux traditions de sa patrie, soutient jusqu’au bout les droits du prétendant ; puis, lorsque la force a triomphé, lorsque a cessé l’anarchie, il reconnaît et proclame ce que les siècles ont consacré avant lui.

Pour bien comprendre, dans son ensemble, cette histoire développée avec tant de détails, il faut, mentalement au moins, la diviser en plusieurs parties. Lorsque Han-Ling-Ty fut appelé au trône, à l’âge de douze ans, deux puissantes factions se disputaient le pouvoir. Les lettrés, qui représentaient la tradition, luttaient contre le favoritisme, personnifié dans les eunuques. Ceux-ci étaient parvenus à faire exiler ou exclure des emplois publics leurs rivaux, qu’on surnommait les académiciens, et qu’on accusait d’association secrète. L’impératrice régente sentit la nécessité de s’entourer d’hommes recommandables et instruits, qui pussent protéger et guider l’enfance de son fils ; elle choisit, pour gouverneur de l’empire, un mandarin civil, tuteur du jeune roi, et deux généraux. Ces trois personnages « songeaient, dit le père Mailla, à rétablir l’ancien gouvernement, altéré par les désordres qui s’y étaient introduits ; pour y parvenir, ils firent donner les places les plus importantes aux académiciens les plus éclairés. » Cette ligue anima les eunuques à ressaisir l’autorité qui allait leur échapper ; ils en formèrent une de leur côté, à laquelle s’associèrent la nourrice de l’empereur et les filles du palais. À force de faire jouer dans le harem les ressorts de l’intrigue la mieux ourdie, ils surent se placer de façon à tenir en échec leurs ennemis devenus trop puissants. Plus que jamais, la guerre fut déclarée ; mais la position des deux partis n’était pas la même.

Réduits à user simplement du droit de représentation, à expliquer leurs intentions sans détour, dans des placets, à demander des réformes violentes, c’est-à-dire la destruction des eunuques, les lettrés épouvantaient la cour subjuguée, et s’exposaient imprudemment aux haines de la faction adverse. Les favoris, au contraire, familièrement admis dans les appartements intérieurs, pénétrant partout, surprenaient les secrets de l’état, faisaient valoir auprès de la régente leurs indispensables services, et, cachés dans l’ombre, tournaient contre les lettrés trop impérieux, la colère de la cour. Aux menaces des académiciens, les eunuques répondaient par des listes de proscription qui demeuraient rarement sans effet. Les supplices diminuaient le nombre des partisans de l’ordre et des lois anciennes ; les favoris triomphants réussirent même à les écarter tout à fait, à les peindre aux yeux du jeune empereur comme des rebelles qui s’entendaient avec sa propre mère pour le dépouiller de la couronne. Après avoir enlevé à l’impératrice les sceaux de la régence, ils l’enfermèrent dans un pavillon retiré, et, tenant le prince sous leur tutelle, ils l’aigrirent par leurs calomnies contre les académiciens, réduits au silence. Ces représentants de la Chine antique n’en continuèrent pas moins de se dévouer au salut de l’empire et de la dynastie ; à leurs dénonciations courageuses, à leurs plaintes éloquentes, le jeune souverain, d’abord ému, prêtait une oreille attentive ; mais, circonvenu par les eunuques, il laissait bientôt tomber l’ordre de faire périr, avec toute leur famille, ces censeurs importuns.

Cependant les barbares du nord-est envahissaient le territoire des Han ; des inondations extraordinaires causaient de grands ravages dans les provinces maritimes. Des prodiges de toute espèce effrayaient les populations mécontentes, terrifiaient le timide empereur, isolé de tous ceux dont il désirait secrètement les conseils, et se repentant, en ces jours d’épreuve, d’avoir consenti au supplice de tant de sujets éclairés, dévoués à sa personne. Au milieu de ces circonstances alarmantes, la révolte des Bonnets-Jaunes vint jeter l’empire dans de nouvelles perplexités ; voici à quelle occasion. Des maladies contagieuses décimaient les habitants des provinces orientales. « Cette épidémie, dit Klaproth dans ses Tableaux historiques de l’Asie, paraît avoir été une véritable peste ; elle continua ses ravages pendant onze ans. » Un docteur de la secte des Tao-Ssé prétendit guérir les malades en leur faisant boire une eau sur laquelle il avait prononcé des paroles mystérieuses. Les populations séduites suivirent en foule le médecin Tchang-Kio, qui vit croître rapidement le nombre de ses disciples ; il les organisa en corps réguliers, leur donna des chefs, et se trouva bientôt à la tête d’un parti si considérable qu’il songea à se déclarer empereur ; la faiblesse du gouvernement l’encourageait à porter si haut ses vues. Secondé par ses deux frères, il tenta d’établir des relations avec les eunuques, de se faire des amis à la cour. Mais ses projets ayant été trahis, il sentit qu’il ne lui restait d’autre ressource que d’éclater au plus vite. Tchang-Kio leva donc l’étendard de la révolte, en proclamant, avec l’autorité d’un prophète, que la dynastie des Han allait faire place à une autre. Cinq cent mille hommes, portant sur la tête des pièces d’étoffe jaune, accoururent en armes autour de lui, tant le peuple des provinces avait l’esprit frappé des maux sans nombre qui désolaient l’Empire, tant il souffrait de ce malaise inexprimable, de cette inquiétude douloureuse dont les masses veulent sortir à tout prix.

Les eunuques entendirent la voix publique les accuser d’être la cause des calamités surnaturelles que déversait sur les populations la colère divine ; ils supplièrent l’empereur de rappeler ceux d’entre les grands qui avaient échappé aux proscriptions. Mais, quand la révolte fut apaisée, quand la paix fut rétablie sur tous les points, il arriva que le souverain, délivré du péril, attribua le mérite de la victoire aux sages mesures prises par ses favoris. Après s’être un instant inclinés devant la supériorité de leurs adversaires, les courtisans relevaient la tête ; tandis que des chefs habiles triomphaient au loin, et sauvaient l’empire, la calomnie travaillait à diminuer l’importance de leurs services et à les rejeter dans l’ombre.

Cependant, si l’ingratitude du monarque et la haine des officiers du palais tendaient à éloigner de la cour les hommes les plus distingués de la Chine, cette guerre avait armé et placé en évidence des généraux entreprenants, hautains, ambitieux aussi, qui ne consentirent point à remettre le glaive dans le fourreau. Quand l’empereur Ling-Ty mourut, ils se liguèrent contre les favoris, résolus à garder le pouvoir, incendièrent la résidence impériale, devenue le foyer des plus inextricables intrigues, et massacrèrent les eunuques avec leurs familles ; la réaction fut complète, la vengeance terrible. Ici finit le premier acte de ce drame immense, ou plutôt un prologue en action a préparé les événements qui vont suivre. Le voile tombe sur la capitale inquiète, menacée, après la tyrannie des courtisans, d’une anarchie dont le terme est impossible à prévoir. Les dernières figures qu’on aperçoit sur la scène, à travers les piques et les cimeterres, à la lueur des flammes, ce sont celles de deux eunuques qui fuient, en pleine nuit, dans la campagne, entraînant avec eux les deux petits princes, les derniers rejetons de cette dynastie dont ils ont causé la ruine, et qu’ils voudraient emporter dans un pli de leur tunique. Poursuivis dans l’obscurité par des soldats victorieux, les favoris éperdus abdiquent leur orgueil. Le plus fier d’entre eux redevient esclave ; il voit que l’instant du sacrifice est arrivé ; il s’agenouille devant son maître, salue humblement, et pour la dernière fois, les deux petits empereurs tremblants, puis va chercher la mort dans les eaux du fleuve.

La scène se rouvre ; les jeunes princes apparaissent, se tenant par la main, errant au milieu des herbes humides, dans lesquelles ils s’enfoncent et s’égarent. À la tyrannie collective des eunuques intéressés au maintien de la dynastie qui les abrite, succède le despotisme individuel des premiers ministres, des maires du palais, qu’on voit préluder à l’usurpation en déposant leurs maîtres, se gardant bien eux-mêmes de s’asseoir trop tôt sur un trône dont ils montrent à tous la fragilité.

De cette première émeute sortit Tong-Tcho ; quelques avantages remportés sur les Mongols avaient fait connaître ce général ; impétueux, violent, il domine le nouvel empereur, effraie la cour, écarte ses concurrents, et se joue des mandarins civils. Tous les chefs de l’armée, tous les grands personnages de l’empire abandonnent la capitale et se liguent contre le tyran. Réunis au camp de la Fidélité, les mécontents s’occupent d’élire un chef souverain, un généralissime ; scène imposante que suit la cérémonie primitive de la prestation de serment. Soldats et généraux jurent de se dévouer au salut de la dynastie, d’arracher le jeune prince des mains de Tong-Tcho. Dans des discours solennels, empruntés aux textes anciens, les seigneurs confédérés énoncent et développent avec noblesse, sans emphase, le principe au nom duquel ils ont pris les armes. On voit paraître dans cette assemblée tous les héros qui sont appelés à jouer un rôle dans la suite du récit ; ils s’y dessinent avec leurs caractères particuliers, de telle sorte qu’on pressent en partie l’avenir de chacun d’eux. Mais on devine que ces seigneurs, mus, dans le principe, par le désir de délivrer leur empereur, rêveront bientôt le retour à l’organisation féodale, dont le souvenir s’éveille en eux à la vue des bandes armées qui les suivent.

Les bannières sont déployées ; la ligue du bien public s’avance contre Tong-Tcho avec de brillants succès. La capitale est presque assiégée ; encore un effort, et l’ennemi commun va périr !… Tout à coup Tong-Tcho prend un parti extrême ; il quitte la capitale, et entraîne après lui la cour tremblante, la population éperdue, que les soldats poussent en avant par masses réglées ; le siège de l’empire est transporté à Tchang-Ngan. Les femmes, les enfants, les vieillards, maltraités et pillés par l’armée de Tong-Tcho, meurent sur la route de faim et de misère. Sur les ruines de la ville antique, livrée aux flammes par le tyran qui l’a désertée, les confédérés s’arrêtent. Leur coup est manqué ; les plus ardents poursuivent l’ennemi dans sa retraite ; mais les plus ambitieux, découragés par la prolongation d’une guerre qu’ils croyaient finie, sont ébranlés dans leur résolution. Au premier jour de repos, la mésintelligence divise ces chefs, qu’un enthousiasme passager avait réunis. Tandis que Tong-Tcho s’établit à Tchang-Ngan, prend le titre de régent, exerce des cruautés inouïes, règne en despote, se prépare une place de refuge en cas de revers, et y accumule les fruits de ses déprédations ; les confédérés cherchent à s’emparer chacun d’une province pour s’y déclarer indépendants. La Chine semble destinée à redevenir ce qu’elle était avant les Tçin ; bientôt, toute cette partie de l’Empire que le régent abandonnait à ses adversaires fut le théâtre des guerres que ceux-ci se firent les uns aux autres, guerres désastreuses qui devaient aboutir au partage momentané du territoire chinois en trois royaumes. Dès ce moment, il y a scission entre la nouvelle capitale et les provinces ; ce sont deux histoires qui marchent parallèlement ; ici la lutte des grands redevenus princes, là les intrigues de la cour et les monstruosités du régent.

Arrivé au faîte du pouvoir, Tong-Tcho fait assassiner le jeune souverain et l’impératrice-mère, qu’il avait relégués dans un palais. Il se plaît à disposer du trône, à faire et à défaire des empereurs ; tout tremble devant lui. Ce monstre surpasse en folles cruautés les tyrans qui ont affligé la Chine avant lui, jusqu’à ce qu’il périsse assassiné, non point dans une émeute populaire, non de la main d’un des chefs confédérés, mais par suite d’un complot, dont une jeune femme est l’âme et l’instrument docile. Cet épisode est l’un des plus beaux morceaux de la littérature chinoise ; M. Stanislas Julien a extrait du roman cette précieuse page, pour l’encadrer dans les fragments choisis qui accompagnent son Orphelin de la Chine[1]. Prise isolément, cette courte histoire présente un ensemble achevé ; dans le cours du récit, elle est, au milieu des tristes et sanglantes journées qui se succèdent sans relâche, un repos nécessaire.

Une esclave danseuse, touchée du chagrin de son maître, qui pleure en secret sur les malheurs du pays, lui arrache son secret et se dévoue au salut de l’empire. Elle consent à devenir à la fois la maîtresse de Tong-Tcho et la femme de son favori ; elle sera entre eux la pomme de discorde ; elle armera le séïde du tyran contre celui dont il s’est fait le partisan le plus soumis. Une fois qu’elle s’est chargée de sa périlleuse mission, la jeune femme sait la remplir jusqu’à la fin, en déployant toutes les séductions et toutes les ruses que comporte son double caractère de danseuse et d’esclave. Le régent tombe sous le glaive du favori, et sa mort amène une de ces orgies populaires qui épouvantent les capitales, quand la populace passe de la terreur à l’enivrement de la licence. Rien ne manque à cette scène hideuse, où l’on croit retrouver le peuple romain célébrant le trépas de quelque empereur abhorré, pas même l’ami qui vient pleurer sur le cadavre de cet autre Néron, et protester, par son deuil, contre la brutalité du triomphe.

Quatre partisans de Tong-Tcho s’étaient enfuis à la tête de quelques troupes ; la cour refuse de leur accorder le pardon qu’ils demandent. Les deux plus hardis s’irritent de voir leurs propositions repoussées ; ils portent un défi aux grands qui les proscrivent, et reparaissent devant la capitale avec des armées. Trois victoires, rapidement obtenues, les rendent maîtres de la ville et des portes du palais. Le petit empereur, sommé par les rebelles de se montrer sur la terrasse, accepte les conditions qu’ils lui imposent, tout en croyant commander encore à ces bandes indisciplinées, avides de pillage. Les chefs de la sédition demandent la tête de celui qui a dirigé la conspiration contre Tong-Tcho ; ils saluent le prince par des cris de joie, lorsque ce vieux mandarin, qui a délivré une fois l’Empire et l’empereur, court de lui-même au-devant de la mort et se jette sur les piques des rebelles pour éviter à son faible maître la honte de le livrer.

La personne sacrée du souverain va devenir, entre les mains des deux généraux victorieux, un instrument inerte, une arme offensive dont ils se servent pour repousser les tentatives du dehors, un bouclier dont ils se couvrent quand le peuple et les grands menacent de se soulever. Tant qu’ils sont unis, les deux chefs, devenus ministres, triomphent des armées que de fidèles provinces envoient au secours du monarque ; mais bientôt la défiance, la jalousie, les divisent. L’un emmène le jeune prince hors de la capitale pour le soustraire à l’influence de son rival, l’autre fait prisonniers les mandarins et les grands dignitaires ; l’un s’assure du pouvoir, représenté par celui qui en est l’image vivante ; l’autre du corps vénéré d’où émanent les lois qui soutiennent le trône ; celui-ci a le sénat, celui-là l’empereur.

Cependant la lutte s’engage autour du monarque absolu, enfermé dans un char, presque mourant de faim, réduit bientôt à courir à pied dans la campagne, à se cacher dans une chaumière, à traverser les fleuves dans une barque comme un fugitif. La victoire restera à celui des deux ministres qui possède ce palladium devant lequel le peuple obéissant s’incline et frappe la terre de son front. Les mandarins délivrés regagnent leur maître ; la cour errante se décide à retourner dans l’ancienne et véritable capitale que Tong-Tcho avait incendiée, à tenter une restauration de la dynastie des Han. Dans cette guerre civile, les Tartares Hioung-Nou avaient pris parti pour l’empereur ; à leurs yeux, un monarque captif, tombé au dernier degré de misère, représentait encore l’empire chinois.

Quand il s’agit de rétablir l’ordre si longtemps troublé, de mettre le jeune souverain sous la tutelle d’un homme énergique et probe, tous les regards se tournèrent vers Tsao-Tsao. Ce général, que les historiens de la Chine célèbrent comme un héros accompli, « avait un talent particulier pour connaître les hommes et pour les employer selon leurs mérites, dit Klaproth dans ses Tableaux historiques de l’Asie. Ce fut la principale cause des succès qu’il obtint dans presque toutes ses entreprises. Quand il reconnaissait de l’habileté à quelqu’un, il le cultivait avec soin, quelle que fût sa naissance. Il usait de tant de précautions dans ses campagnes, qu’il était très-difficile de le surprendre. En présence de l’ennemi, dans le plus fort du combat, il conservait un rare sang-froid, et ne laissait jamais apercevoir la moindre inquiétude. Libéral à l’excès quand il s’agissait de récompenser une belle action, il se montrait intraitable à l’égard des gens sans mérite et ne leur accordait jamais rien. Ne condamnant personne sans de puissants motifs, il était inflexible dans l’exécution de ses ordres, que ni les recommandations ni la compassion ne pouvaient faire révoquer… »

Tel est l’homme auquel se trouvèrent confiées les destinées de l’Empire ; Plutarque aurait pris plaisir à discourir sur un pareil personnage, à le montrer impassible dans les dangers, esclave de la discipline, endurci aux fatigues, soutenant, à lui seul et contre tous, une monarchie usée dont il dédaignait de se déclarer le chef. L’idée dominante de Tsao-Tsao fut de soumettre ou de gagner les grands qui avaient abandonné la confédération, ou que le mécontentement éloignait de la cour ; pour la plupart, ils avaient combattu avec lui contre Tong-Tcho et contre les Bonnets-Jaunes.

Il existait alors trois chefs de parti, puissants à divers titres, sans compter un nombre considérable de seigneurs établis depuis peu dans des principautés où ils prétendaient régner en princes absolus. Voici quels étaient ces trois chefs :

Sun-Tsé, qui possédait le sceau impérial que son père avait mystérieusement retrouvé dans un puits, au milieu du palais de Lo-Yang, incendié par Tong-Tcho. Son père, Sun-Kien, s’était le premier séparé de la confédération, pour aller, à l’aide de ce talisman, fonder un royaume à part dans les provinces méridionales ; ce projet, qu’il n’avait pas pu mener à fin, Sun-Tsé le réalisa en se déclarant, après lui, roi de Ou.

Youen-Chao, nommé chef de la ligue à cause de sa haute naissance, avait été suivi par une moitié de l’armée ; rempli d’orgueil et doué de peu de talents, il causa la ruine de cette confédération dont il était généralissime. Loin de se rendre aux concessions que lui faisait Tsao-Tsao, il se servit des troupes que ce ministre mettait sous ses ordres pour tenter de s’emparer de l’Empire. Liéou-Pey, surnommé Hiuen-Té, devait toute son influence à ses belles qualités, au sang des premiers Han ses aïeux. Il avait de bonne heure quitté son échoppe de cordonnier et de fabricant de nattes pour s’armer contre les Bonnets-Jaunes. Deux aventuriers se joignent à lui par hasard ; devenus amis, ils jurent de vivre et de mourir ensemble, de se dévouer au salut de la dynastie, et ce serment, ils le scellent avec le sang des victimes immolées dans un verger, sous les pêchers en fleurs. Désormais, ils s’appellent frères ; le droit d’aînesse appartient à Liéou-Pey. En toute occasion, ils tiennent pour les Han, pour cette dynastie expirante dont ils ne désespèrent jamais. D’une bravoure chevaleresque dans les combats, comme Roland, comme les preux du moyen âge, comme eux aussi ils manient des armes gigantesques et montent des chevaux fameux qui ont des noms. Tchang-Fey et Yun-Tchang, les deux frères adoptifs du héros, le compromettent quelquefois, le premier par sa violence, le second par sa témérité irréfléchie ; mais Liéou-Pey les tempère à force de douceur, les redresse à force de patience, les réhabilite et les excuse à leurs propres yeux à force de tendresse. On trouverait difficilement dans l’antiquité un caractère plus chrétien que celui de Liéou[2]. Il consent à recevoir de Tsao-Tsao, mais au nom de l’empereur, le gouvernement d’une province. Toujours prêt à se séparer du ministre quand il le voit tendre à l’usurpation, ballotté d’un parti à l’autre, condamné à l’isolement quand il ne découvre plus de fidélité ni de bonne foi dans ses alliés, Liéou-Pey supporte noblement les revers ; rien ne peut le détacher d’une cause juste, mais à jamais perdue. Plus il est abandonné de la fortune et plus il concentre sur lui l’intérêt du récit.

Autour de ces personnages principaux se groupent, s’agitent des seigneurs d’un rang secondaire. Le plus remarquable, c’est Liu-Pou, guerrier violent, impétueux, que la louange enivre, qui assassine ses deux protecteurs, ses deux patrons pour monter en grade, homme d’action, qui fait prospérer les affaires du maître auquel il prête son bras, et ruine les siennes par son incapacité.

Maître absolu du pouvoir, généralissime des armées impériales, premier ministre, Tsao-Tsao songe à pacifier l’Empire, à le ramener à l’unité ancienne. Il sent que le chef d’un grand état doit habiter une ville considérable, ornée de monuments, dont la splendeur soit en rapport avec la puissance suprême représentée par l’empereur. Aussitôt il se décide à transférer une fois encore la résidence de la cour dans le Ho-Nan, comme on replante un arbre souffrant dans le sol d’où il a été déraciné. Là, il fait construire un palais pour l’empereur, de somptueux hôtels pour les grands dignitaires, une salle pour les cérémonies qui se pratiquent en l’honneur des ancêtres. Mais comme tous ces travaux s’exécutaient en son nom, comme il masquait lui-même le trône par l’éclat d’une autorité sans bornes, une conspiration se forma contre lui, dans laquelle entrèrent l’empereur, le frère de l’impératrice, les vieilles familles de la cour, et, enfin, Liéou-Pey. Une esclave injustement châtiée dénonça le complot ; Tsao fit étrangler l’impératrice et décapiter tous les conjurés qu’il put prendre. Quant à Liéou-Pey, il fut assez heureux pour s’enfuir, et se ligua avec Youen-Chao, l’ancien chef de la confédération ; ce dernier ayant été trop lent à se mettre en campagne, perdit peu à peu les villes qu’il occupait, et périt avec ses quatre fils dans une guerre longue et sanglante. Après la destruction de son principal allié, la situation de Liéou-Pey était à peu près désespérée ; l’écrivain cependant se plaît à lui faire parcourir une série d’aventures qui sortent peut-être du cadre de l’histoire, mais qui retiennent le héros sur la scène et le placent encore au premier plan, quand il n’y aurait plus pour lui qu’un rôle effacé.

Par suite de cette conjuration qui lui a fourni un prétexte de se défaire de ses plus puissants ennemis, le ministre Tsao a affermi son pouvoir ; il a séquestré l’empereur dans le palais, il s’est entouré d’un corps de troupes dévouées à sa personne et commandées par un général de sa famille. Les choses ont changé de face ; Tsao-Tsao est presque un usurpateur ; les mécontents persistent à s’éloigner de lui ; chacun regarde la dynastie des Han comme éteinte et se dirige d’après cette conviction. Le désordre augmente dans les provinces ; ce sont, à chaque chapitre, de nouvelles guerres difficiles à suivre, mais qui offrent cela d’intéressant, qu’elles initient le lecteur européen aux connaissances des Chinois dans l’art de la stratégie. De tous côtés des armées se choquent, des villes sont assiégées ; partout de lâches trahisons, partout aussi des actions d’éclat, de généreux dévouements.

Il s’en faut de beaucoup cependant que Tsao-Tsao puisse réaliser ses projets et soumettre tous les rebelles à la domination impériale. En vain il cherche à les affaiblir l’un par l’autre ; ses deux adversaires comprennent qu’ils doivent rester unis pour résister. À peine Sun-Tsé, fondateur du royaume de Ou, a-t-il péri assassiné, que son frère Sun-Kiuen monte sur le trône, s’y affermit par des victoires, et organise les flottes nombreuses qui lui assurent une supériorité marquée dans les batailles navales dont le San-Koué-Tchy aime à raconter les détails. La monarchie indépendante qui s’est formée dans les provinces méridionales reste établie. Au milieu de ces agitations renouvelées, Liéou-Pey a reparu ; il soutient contre le premier ministre devenu usurpateur, de grands combats dans lesquels la fortune se tourne contre lui. Une désastreuse retraite nous montre ce héros, ce chevaleresque descendant des Han, au milieu des populations désolées qui s’obstinent à le suivre et refusent de l’abandonner ; Liéou supplie ses partisans de le laisser périr, mais ses soldats et ses généraux, plus fidèles encore à leur chef malheureux, se surpassent eux-mêmes par de merveilleux exploits. Quelle que soit la position de Liéou-Pey, il a toujours son auréole de gloire ; il est d’autant plus grand qu’il apparaît plus seul dans ces provinces tourmentées par l’anarchie. Toutes les vertus antiques se sont réfugiées en lui, et quand il s’est un peu remis de ses défaites multipliées, c’est presque à son corps défendant qu’il accepte une principauté où il puisse se cacher avec les siens ; il lui répugne d’usurper même le gouvernement d’une seule ville à cette dynastie des Han qu’il reconnaît toujours, bien qu’il puisse l’absorber en lui ; car il en est le dernier rejeton, il la représente seul, depuis que le jeune empereur est captif dans son palais, où le ministre Tsao le tient enfermé.

Cette fois, le roi de Ou, Sun-Kiuen, se ligue avec Liéou-Pey ; celui-ci retrouve dans la considération qui l’entoure, dans le respect des peuples pour son courage et sa fidélité, les éléments d’une puissance durable qu’il semble fuir toujours par modestie et par dévouement à la cause impériale. Mais, près de lui, il y a un docteur de la secte des Tao-Ssé, doué de facultés surnaturelles, du nom de Tcho-Kou-Liang. Ce personnage extraordinaire, arraché à sa retraite, devient grand administrateur et grand homme de guerre. Fécond en ruses qui vont jusqu’à la magie, il soutient la fortune de Liéou ; c’est à lui qu’appartient à peu près le rôle principal dans la dernière partie du San-Koué-Tchy. Le docteur magicien détruit les flottes de Tsao, triomphe sur tous les points, déjoue les combinaisons d’un ennemi habile, et affermit son maître dans la petite principauté qu’il gouverne. Ici le roman semble l’emporter sur l’histoire : l’écrivain voulant, au sein de l’anarchie, soutenir le héros qui représente son principe, fait intervenir en sa faveur les pouvoirs surhumains ; il met à son service des armes divines en harmonie avec son caractère plus grand que celui d’un mortel. Là où il y a interrègne dans l’empire, le narrateur arrange les événements un peu à sa manière et se croit plus libre de disposer les scènes au gré de son imagination. Plus que jamais, dans cette partie de l’ouvrage, le poëte a détrôné le chroniqueur. Cependant Tcho-Kou-Liang n’est pas un personnage imaginaire ; les découvertes dans l’art militaire que lui attribue le romancier se trouvent confirmées par la tradition[3].

Du camp de Liéou-Pey, rêvant toujours le rétablissement de la dynastie opprimée, l’écrivain passe à la cour des Han, ou règne le ministre Tsao, puis sous les tentes de cet usurpateur triomphant ; il nous montre le fier personnage qui tient entre ses mains les destinées de l’Empire et la personne de l’empereur, célébrant ses victoires et sa puissance par des joutes et des festins.

« Mille arbalétriers se tenaient debout sur le front du grand navire qui portait le premier ministre ; le ciel était pur et les flots tranquilles ; la brise soufflait mollement. Tsao passa tout le jour à boire au son des instruments au milieu de son armée ; au soir, les montagnes, du côté de l’orient, étincelaient sous les rayons de la lune ; le beau fleuve Kiang se déployait comme un immense ruban de soie ; tous les serviteurs du ministre portaient des tuniques brodées et brochées d’or… » Au milieu de cette orgie royale, Tsao se lève et raconte ses exploits passés, en faisant briller aux yeux des capitaines qui l’entourent un riant avenir. Tout à coup, des corbeaux jettent dans les airs leurs cris funèbres… Les convives s’effraient à ce présage ; mais l’éclat des torches a trompé ces oiseaux, s’écrie un courtisan, ils ont cru voir se lever l’aurore !… À ces mots, la joie renaît dans les cœurs, la coupe circule de main en main ; Tsao-Tsao chante des vers que ses généraux répètent à l’envi. Ce banquet oriental se termine, comme celui d’Alexandre, par le meurtre d’un des plus illustres convives, que le ministre tue de son propre glaive, parce qu’il a blâmé ces démonstrations extravagantes. Une sanglante défaite vengera le mandarin injustement égorgé ; privé de ses flottes que vingt brûlots ont incendiées, battu sur terre, Tsao se rappellera les cris des corneilles, en fuyant comme un esclave échappé à travers la contrée qu’il venait de parcourir avec la pompe d’un conquérant.

Cependant une nouvelle conjuration se forme contre lui dans la capitale ; les parents des mandarins qui ont péri dans le premier complot se réunissent pour abattre le tyran, l’ennemi commun de toutes les grandes familles de l’Empire. Un jeune courtisan épris de la concubine de l’époux de sa propre sœur, rêve aux moyens de posséder celle qu’il aime. La belle esclave surprend le secret de son maître, qui est entré dans la conjuration, et va tout raconter à son amant. Celui-ci court révéler à Tsao-Tsao le danger dont il est menacé ; le supplice des coupables dégage la jeune fille des liens qui lui pèsent. Pour toute récompense, le traître demande au ministre d’épouser l’esclave infidèle. « C’est pour une femme, lui répond Tsao-Tsao avec un sourire de mépris, que tu as causé la mort de l’époux de ta sœur ! Que ferais-je de l’homme qui a commis un tel crime ? — Rien… » Et il fit décapiter l’amant avec sa maîtresse. Les vengeances nouvelles, exercées par le ministre tout-puissant sur les conjurés, ont eu pour effet de remettre les armes aux mains des mécontents ; à la tête de cette ligue imposante reparaît Liéou-Pey. Plus de cent familles illustres et proscrites avaient cherché un refuge hors des limites de l’Empire, et bientôt vingt mille Tartares se réunissent pour servir la cause représentée par un chef de la dynastie des Han. L’ancienne capitale, la ville de Tchang-Ngan, tombe au pouvoir des rebelles, l’étoile de Tsao pâlit ; il éprouve tant de revers qu’on le croirait perdu. Mais au milieu de ses défaites, le ministre qui se maintient au cœur de l’Empire divisé en trois royaumes, qui parla au nom d’un souverain séquestré par ses ordres, l’usurpateur qui commande, tout en paraissant obéir au pouvoir établi, conserve sur ses adversaires un immense avantage. Si les grands le redoutent, le peuple n’a rien à craindre de lui ; à mesure qu’il se rapproche du trône, l’ambition de ses partisans s’éveille ; ils voudraient pousser leur maître à usurper le rang suprême afin de s’élever eux-mêmes aux premiers emplois. Tsao hésite encore ; que lui manque-t-il ? Il domine tout ce qui est au-dessous de lui, et même le seul personnage au monde qui possède une autorité supérieure à la sienne, l’empereur ! Placé entre le trône, qu’il éclipse, et les mandarins, agenouillés à ses pieds, il a bien aussi des tentations de saisir le sceau de jade, mais il lutte, et la cour, habile à pressentir ces changements possibles, soit qu’elle les redoute ou les désire, s’émeut tout à coup. Une troisième conspiration, une seconde conjuration de palais s’ourdit contre le ministre.

L’empereur en est le chef ; il a donné ses pleins pouvoirs à l’un des grands officiers de la couronne, frère de l’impératrice ; cette fois le secret du complot n’est pas trahi ; trop peu de partisans dévoués restent au dernier des Han, pour qu’il ait trouvé hors de sa famille, des amis à qui confier ses projets ; d’ailleurs n’est-il pas captif dans son palais ; comment ferait-il un appel à ses fidèles mandarins ? Tout l’espoir du souverain nominal reposait sur le sincère attachement de Liéou-Pey à sa personne, et sur l’ambition de Sun-Kiuen, roi de Ou ; c’est-à-dire qu’il n’avait à opposer au ministre, prêt à lui enlever le sceptre, que les deux puissants chefs de parti, ennemis irréconciliables de Tsao ; aux yeux du premier, celui-ci était un usurpateur, aux yeux du second, un antagoniste trop redoutable qui menaçait d’anéantir le petit royaume de Ou.

Telle était la position du prince, qu’aucun de ses parents n’avait la permission de l’approcher ; il écrivit secrètement une lettre à Liéou-Pey, et cette missive, d’où dépendait le sort de la dynastie, un eunuque éprouvé se chargea de la remettre aux mains du héros. Le fidèle esclave accepte comme une faveur ce dangereux message… C’est dans sa longue chevelure qu’il cache la lettre impériale. Au moment où il franchit le seuil du palais, Tsao, qui a des soupçons, paraît aux portes, suivi de ses trois mille hommes de garde. L’eunuque, arrêté à l’instant, est fouillé avec soin ; sa missive ne se trouve ni dans sa ceinture, ni dans la doublure de soie de sa tunique… Miraculeusement échappé au péril, l’esclave court, court si vite que le vent fait tomber son bonnet ; il porte la main à sa tête… Ce geste involontaire l’a trahi ! De nouveaux supplices épouvantent la capitale ; l’impératrice, arrachée des bras de son époux, est étranglée sous ses yeux.

Pris en flagrant délit de conspiration contre son premier ministre, l’empereur attend avec angoisse que les sbires viennent l’égorger jusque dans la chambre du Dragon. Mais Tsao modère sa fureur ; il craint de soulever les populations par un crime inutile ; n’est-il pas assez vengé en laissant le prince couler des jours amers dans sa prison dorée ? L’attitude menaçante du roi de Ou, Sun-Kiuen, et de Liéou-Pey, devenu indépendant, l’oblige à se mettre de nouveau en campagne. Dans cette guerre Tsao-Tsao est plus empereur que le monarque tremblant, laissé par lui comme un otage au sein de la capitale stupéfaite ; il a des poëtes qui célèbrent ses louanges, des flatteurs en foule qui exaltent sa magnanimité, ses vertus surhumaines. Le légitime souverain n’a plus qu’à lui conférer le titre et le rang de roi de Ouei ; ce titre royal sera héréditaire dans la famille de Tsao-Tsao, et, d’après l’usage dynastique, il choisit aussitôt celui de ses fils qui doit lui succéder. À partir de ce jour il s’entoure d’un cortège impérial, de tous les attributs de souverain de la Chine. Dans l’Empire il y a un royaume comme à la cour il y avait un ministre plus puissant que l’empereur ; les Han respirent encore, mais ils sont plongés dans un sommeil léthargique qui n’aura pas de réveil.

Au retour de cette guerre, fertile en épisodes, Tsao-Tsao voulut bâtir un palais digne de ses nouvelles grandeurs ; mais quand aucun mortel n’ose résister à ses volontés, les puissances surnaturelles se plaisent à lui tenir tête. Un arbre séculaire, emblème de la dynastie, qui dure depuis quatre cents ans, s’élève sur le lieu même où l’ambitieux ministre a juré de construire sa demeure ; il faut l’abattre. Les haches ne peuvent entamer l’écorce de l’arbre et volent en éclats ; une sainte terreur s’empare des ouvriers ; ils abandonnent un travail sacrilège ; à leurs yeux c’est une impiété d’attaquer par le fer ces racines vénérables. La colère, la rage troublent le cœur de Tsao ; sa raison s’altère ; il a des visions, il est dominé, vaincu par un pouvoir invisible !

Durant les cérémonies qui avaient accompagné son couronnement en qualité de roi de Ouei, un Tao-Ssé était venu, par ses prodiges, jeter la terreur dans l’âme de Tsao-Tsao ; une fièvre ardente se déclara, et tandis que le premier ministre restait étendu sur un lit de douleur, une quatrième conjuration mit ses jours en péril. Ce fut pour lui l’occasion de multiplier les victimes à travers l’Empire, d’exercer les odieuses vengeances qui, aux yeux du peuple, changeaient le héros victorieux en tyran. À ces tourments de l’esprit s’ajoutèrent les fatigues de la guerre contre ses deux rivaux, Liéou-Pey et Sun-Kiuen ; quand parut ce dernier prodige d’un arbre divin, impossible à renverser, Tsao sentit les remords assiéger sa conscience ; de hideux spectres l’assaillirent, le harcelèrent chaque nuit, et il expira dans les angoisses de la peur. Son fils, Tsao-Phi, hérita d’abord du titre de roi de Ouei ; puis, bientôt, le pauvre empereur fut contraint d’accepter en fait cette usurpation simulée. Lui-même, il pria Tsao-Phi de s’asseoir sur le trône, c’est-à-dire qu’il céda aux instances des mandarins corrompus qui lui annonçaient, avec des menaces, l’apparition de présages, de signes effrayants, précurseurs de la chute irrévocable de la dynastie des Han. L’empereur ne croyait point à ces présages, qu’il feignit enfin de reconnaître ; Tsao-Phi refusait avec une fausse modestie d’accepter le sceptre convoité, que l’empereur lui offrait à son corps défendant, pour obéir aux ordres mal déguisés d’une cour vendue déjà au nouveau maître. De sa propre main, le dernier des Han rédigea l’acte, par lequel il se dépouillait du pouvoir et le remettait aux mains de l’usurpateur ; puis, après avoir assisté à la cérémonie imposante, qui revêtait le fils du ministre de sa propre splendeur et le déclarait pompeusement héritier des droits d’une famille a jamais déchue, Han-Hao-Hien-Ty, fils du ciel, maître absolu de l’empire du milieu, s’en en exil dans une petite principauté où il lui fut permis de s’appeler encore prince et roi ! Roi sans cour, sans sujets, sans autorité !

Alors il y eut en Chine trois royaumes distincts : l’abdication de Hien-Ty supprimait l’empire ; à la dynastie régnant de droit sur toutes les provinces, se substituèrent trois familles royales, datant de la décadence des Han et de l’usurpation moins éclatante de Tsao-Tsao. Le fils de ce dernier commença la race des princes de Ouei ; l’histoire ayant refusé de les compter parmi les souverains de la Chine, aima mieux appeler interrègne le temps que ces puissants monarques occupèrent le trône.

De son côté, Liéou-Pey venait de restaurer à son profit l’ancien royaume de Tchou ; un seigneur indépendant l’avait appelé dans sa principauté pour lui en faire hommage. À cette offre séduisante, Liéou répondit d’abord par un refus ; il craignait que la postérité ne l’accusât d’avoir dépouillé l’hôte généreux qui l’accueillait dans ses malheurs. Toutefois, il se laissa convaincre par ses mandarins et par ses généraux, dont il servait l’ambition sans y prendre garde. Liéou s’avança donc vers le chef-lieu de la petite province ; de son côté, le seigneur, résolu à mettre sa principauté sous la domination du héros, se préparait à venir à sa rencontre ; de fidèles mandarins le priaient humblement de ne pas abdiquer sans raison un pouvoir acquis à force de périls, dans ces temps de guerres intestines ; mais il marchait gravement vers la campagne, et faisait ouvrir les portes à Liéou. L’un des mandarins, désolé de voir son maître sourd à toutes les remontrances, l’attendit au passage, sur la muraille ; et là, suspendu à une corde qui le maintenait droit au-dessus du pont-levis, il lui adressa une dernière requête ; le seigneur écouta le discours et continua sa marche en secouant la tête. Le mandarin coupa la corde et tomba mort à ses pieds… Voilà ce que les Chinois appellent épuiser le zèle jusqu’à la mort !

Bientôt Liéou-Pey se mit en possession de tout le Sy-Tchouen ; tour à tour allié et ennemi de Sun-Kiuen, roi de Ou, dont la position s’affaiblissait, et qui ne savait auquel des deux royaumes se rattacher, il attaqua Tsao-Tsao chaque fois qu’une conjuration découverte, en consolidant le pouvoir du ministre, le plaçait dans une situation plus voisine de l’autorité absolue. Ces guerres désastreuses dépeuplaient les provinces et causaient partout des famines ; de nombreuses armées traversaient incessamment les campagnes ; dans beaucoup de districts on ne savait à qui obéir. Ce fut au milieu de ces circonstances que Liéou-Pey, pressé par le docteur Kou-Liang, son premier ministre, par ses généraux et par ses mandarins, assailli de requêtes, de placets, de suppliques, céda aux vœux de sa petite cour, et se déclara roi de Tchou ; puis, quand Tsao-Phy fut monté sur le trône des Han, il lui fallut s’élever aussi haut que ce nouveau souverain pour combattre plus efficacement l’usurpation ; il prit donc le titre d’empereur. Cette résolution parut presque un crime à Liéou : tant que le monarque légitime, déposé, relégué dans l’exil, vivait encore, Liéou, allié à la famille des Han, conservait pour la dynastie un inaltérable respect ; mais, une fois qu’il se fut déclaré empereur, il assuma sur lui toute la responsabilité de son rôle ; on le vit refuser de faire alliance avec le roi de Ou contre l’usurpateur Tsao-Phy, parce qu’il ne reconnaissait pas le titre de Sun-Kiuen, et se regardait lui-même comme l’héritier direct de la famille dépossédée. Désormais réduit à faire à ses deux ennemis une guerre dangereuse, il débuta par de glorieux succès, éprouva des revers considérables, et revint s’enfermer dans une petite place forte pour y mourir de honte et de chagrin. Liéou expira en succombant sous le poids du fardeau qu’il s’était consciencieusement imposé, dans son ardent désir de ramener la Chine à son unité. Son fils, Liéou-Chen lui succéda sous le nom de Heou-Tchu ; il fut le second et dernier empereur de cette courte dynastie, à laquelle les historiens ont donné la dénomination de Han-postérieurs.

Le jeune Heou-Tchu avait pour guide et pour appui Kou-Liang, ministre de son père, dont les talents surnaturels triomphaient de tous les obstacles. Ce docteur Tao-Ssé est représenté par l’auteur du San-Koué-Tchy comme ayant à son service trois armes redoutables, souvent toute puissantes : la prière, la magie, la ruse, qui correspondraient peut-être à ce que les Chinois appellent les trois puissances, le ciel, la terre et l’homme. Six fois de suite, il descend des monts Ky-Chan pour envahir le territoire des Ouei, c’est-à-dire les domaines de l’usurpateur Tsao-Phy ; il va jusque chez les Tartares pousser de lointaines reconnaissances, expéditions curieuses, où des détails véridiques sur les mœurs et les habitudes des hordes du nord, se mêlent à des fables pareilles à celles que les Grecs répétaient en partant du pays des Scythes. À plusieurs reprises, des intrigues de cour rappellent Kou-Liang en deçà des monts, qu’il franchit si souvent avec des espérances fondées ; le faible roi de Tchou (Heou-Tchu, fils de Liéou-Pey), dominé par les eunuques du palais, redoute les succès de son ministre ; il craint que Kou-Liang ne songe à le dépouiller de cette même couronne qu’il a posée sur la tête de son père. Parfois, les victoires remportées par Kou-Liang sur les troupes du descendant de Tsao sont si complètes, qu’il se sent arrivé à la réalisation de ses projets ; ses ennemis, stupéfaits, n’osent plus combattre ; le vainqueur envoie des habits de femme aux généraux des Ouei. Mais tout à coup, des signes dans le ciel annoncent au Tao-Ssé sa fin prochaine ; il sacrifie avec recueillement, et s’endort du dernier sommeil, au milieu des troupes, en disposant tout pour la retraite, devenue inévitable, en dictant ses derniers avis au roi de Tchou, qui a tant de fois méconnu ses services et arrêté sa marche ; calme, et sans douleur, il expire, ou plutôt se métamorphose en un de ces génies que les Chinois aiment à placer dans les régions supérieures, et auxquels ils élèvent des temples sur les montagnes.

Pendant cette lutte désespérée de la dynastie naissante, et déjà affaiblie des Han-postérieurs contre les fils de Tsao, héritiers par usurpation des premiers Han, Sun-Kiuen, souverain de Ou (du troisième royaume formé d’un débris de la monarchie ancienne), avait pris, lui aussi, le titre d’empereur ; il possédait la plus belle portion de l’Empire, à savoir, les provinces méridionales et les plaines arrosées par le Kiang. Le royaume de Ouei, dont le chef-lieu était la capitale du territoire chinois sous la précédente dynastie, renfermait une plus grande étendue de pays ; mais il lui manquait un climat tempéré, un sol fertile, des débouchés sur la mer. Quant à celui de Tchou (des Han-postérieurs), resserré entre ses deux puissants ennemis et les montagnes, relégué à l’ouest, il resta le plus petit, mais par compensation, le plus facile à défendre. Ses plus riches provinces étaient la plaine de l’ouest (Sy-Tchouen) et la plaine de l’est (Tong-Tchouen) ; l’île, formée par deux bras du fleuve Han, nommée Han-Tchong, représentait le cœur de ce royaume ; là aussi se trouvait la capitale, Y-Tchéou.

Il eût été possible à Sun-Kiuen de conserver son indépendance ; mais, comme ce souverain de fraîche date ne succédait ni directement ni indirectement à aucune branche de la famille impériale, comme il n’avait à invoquer d’autre droit que celui de la conquête, tout espoir de soumettre la Chine entière à son sceptre devait être perdu pour lui. Sa politique se borna donc à contracter des alliances passagères avec celui des deux royaumes, Ouei ou Tchou, qui se trouvait en péril, afin de rétablir l’équilibre ; songeant moins à agrandir ses états qu’à reculer le moment où l’empire, réduit à deux concurrents, manifesterait le désir de se ranger sous un seul maître. Ses forces consistaient principalement dans des flottes nombreuses, montées par des matelots habiles ; il devait au développement de ses districts maritimes cette supériorité incontestée qui lui assura longtemps la victoire dans les batailles navales.

Déjà ont disparu de la scène les héros que l’écrivain y a fait figurer d’abord. À cette génération forte, belliqueuse, sortie des révolutions, succèdent des hommes moins fortement trempés ; ni les descendants de Tsao-Tsao, ni la famille de Sun-Kiuen, ni les fils de Liéou-Py, ne jouiront longtemps des trônes que leurs pères ont fondés, au prix de l’usurpation, du courage et de la défection. À la cour des Ouei, les Ssé-Ma se rendent maîtres de l’autorité ; dans la capitale du royaume de Ou, un ministre tout-puissant dépose le souverain qui a conspiré contre lui, égorge les grands, règne en despote et meurt assassiné au milieu d’une fête. Heou-Tchu de Tchou s’abrutit dans la débauche ; les eunuques le gouvernent, et la dignité royale se dégrade rapidement dans la personne de l’arrière-neveu des Han. Ces dynasties éphémères meurent l’une après l’autre pour faire place à l’heureux ministre des Ouei, que la fortune appelle à conquérir, à soumettre et à pacifier toute la Chine.

Tsao-Mao fut le dernier empereur de la famille issue du grand ministre qui soutint et étouffa la dynastie des Han ; déposé par Ssé-Ma-Tchao, comme le légitime souverain Hien-Ty l’avait été par son propre aïeul, ce Tsao-Mao mourut avec quelque gloire, aux portes de son palais, luttant contre l’usurpation, à la tête d’une poignée de soldats à cheveux blancs. Quand le trône fut vide, Ssé-Ma-Tchao gouverna l’empire avec son frère aîné Ssé-Ma-Yen ; à ce dernier était réservé de régner bientôt sur toutes les provinces réunies. Après une lutte de vingt années, le pays de Tchou fut conquis ; le roi Heou-Tchu, trop faible pour se défendre dans sa capitale, trop lâche pour se joindre aux généraux dévoués qui tenaient encore pour lui dans la montagne, abdiqua honteusement. Son fils, digne rejeton de l’héroïque Liéou-Pey, refusa de capituler ; il égorgea de sa main ses propres enfants, et se donna la mort, tandis que sa femme se brisait le crâne contre les colonnes du palais. Ainsi périt le dernier des Han de la seconde branche.

À la nouvelle de ce désastre, le roi de Ou sentit qu’il était perdu ; sa puissance succomba avec ses flottes dans des batailles célèbres ; lui-même il se rendit prisonnier, et la Chine n’eut plus qu’un maître, Ssé-Ma-Yen, fondateur de la dynastie des Tsin. Il monta sur le trône l’an 265 de notre ère, et prit le nom de Wou-Ty, empereur guerrier.

La première, la quatrième et la septième année de son règne, il vit mourir paisiblement, dans les principautés où ils avaient obtenu la permission de se retirer, Tsao-Houan, le dernier des Ouei, Sun-Hao, roi de Ou, et Heou-Tchu de Tchou, fils de Liéou-Pey. La Chine épuisée, avide de repos, laissa ces trois représentants de la révolution accomplie, de la légitimité renouvelée et des temps anciens, s’éteindre de mort naturelle dans l’ombre, loin de leurs trônes respectifs, sans s’armer en leur faveur ; les exemples d’un siècle de malheurs avaient instruit les plus ambitieux, calmé les plus ardents, découragé les plus fidèles.


III.


Telle est la donnée générale de cette longue chronique, romanesque quant à la forme, historique quant au fonds ; elle renferme tous les faits, toute la réalité d’une époque ; plus, les scènes et les épisodes qui tiennent au drame et à l’épopée. L’histoire de la Chine a, presque tout entière, été mise en roman. Mais il y a loin de ces légendes, souvent fabuleuses, arrangées sans goût, à l’ouvrage qui nous occupe. Toutefois, la prédilection des lettrés et du peuple pour l’histoire, même dénaturée, est un trait distinctif du caractère chinois. Dans cet empire immense qui se regarde comme le centre, comme la partie lumineuse de la terre, la nation, fort indifférente au sort des royaumes étrangers, s’est arrêtée sur les phases principales de sa propre existence. Le peuple aime à étudier sa généalogie, à se voir vivre dans le passé, à balayer la poussière qui s’accumulerait sur les tablettes des ancêtres ; aussi accueille-t-il avec empressement et écoute-t-il toujours avec respect les fragments de ses annales où la légende s’encadre dans la tradition, les discours pompeux où les noms des anciens empereurs sont invoqués à l’appui d’un principe. Dans ce pays, tout repose sur la tradition ; la politique, la morale, les arts, les sciences subsistent en vertu des lois primitives. La haute antiquité derrière laquelle se cachent les premiers sages, a donné à leurs doctrines le caractère de la révélation ; tellement que les religions diverses, tout en charmant par intervalle la cour et le peuple, n’ont fait que prendre place à côté de ces institutions humaines. Les mystères du Bouddhisme sortis de l’Inde, le culte des Esprits, né, on ne sait comment, de la philosophie spiritualiste de Lao-Tseu, se sont emparés souvent de l’âme et du cœur ; l’esprit a continué d’avoir pour guide la morale pratique de Confucius. De là ce proverbe : les trois religions n’en font qu’une. Le christianisme, qui s’adresse dans son ensemble aux trois facultés de l’être intelligent et satisfait à leurs besoins, pourra seul doter la Chine de cette croyance complète dont elle a dû chercher les éléments dans ses sectes opposées.

Dans le San-Koué-Tchy, si plein de respect pour la philosophie de Confucius, pour l’observance des rites, la doctrine de Tao-Ssé joue cependant un grand rôle. Les docteurs de la secte soulevèrent les populations dès les premiers chapitres ; on les rencontre sans cesse employant leur pouvoir surnaturel à faire tomber la pluie, à faire souffler le vent. Les éléments leur sont soumis en toute occasion. Les âmes des morts, bienheureuses ou souffrantes, apparaissent à leurs amis qu’elles protègent, à leurs ennemis qu’elles épouvantent. Sous ses diverses formes matérialisées, on retrouve la redoutable et sainte allégorie de la conscience qui tourmente le coupable et le condamne à périr par les remords. Soit qu’il se laisse entraîner par l’amour du merveilleux, soit qu’il accepte sans y croire et seulement comme moyen poétique, cette intervention des puissances surnaturelles, l’écrivain chinois tient peu à se montrer orthodoxe. Dans la chronique sérieuse, l’imagination se fait jour à chaque instant. En un coin du tableau apparaît, comme sur les habits de l’empereur, le dragon fantastique, la chimère, ou plutôt le symbole.

C’est là la poésie des Chinois ; poésie souvent compassée, traditionnelle, qui a bien ses échappées sur les lacs et les montagnes, sur les champs et la vie domestique, mais dont le mérite principal consiste à rendre par des expressions consacrées, les sentiments reçus, les vérités admises dans les écoles. En maniant le pinceau, l’écrivain, le poète ne perd pas de vue les lettrés qui savent par cœur les livres classiques, et il doit leur donner la satisfaction de rencontrer, dans le cours d’un roman, d’un drame, d’une nouvelle, dans la strophe d’une élégie, d’une chanson légère, la phrase figurée, l’image choisie, l’allusion historique qui leur a valu le prix aux examens de l’académie. Pareil au captif que la Péri d’Orient retient dans ses parterres de fleurs faites de perles et de diamants, la fantaisie chez l’écrivain chinois n’a point le vol plein et libre dans les hautes et lointaines régions.

Cet inconvénient, ou, si l’on veut, ce caractère spécial de la poésie en Chine, a pour cause le mécanisme même de la langue. C’est déjà une merveille que cet idiome, idéographique à son origine, borné d’abord à un petit nombre de radicaux représenté par des clefs, ait pu se développer, s’assouplir au point de faire face à toutes les exigences de la pensée si changeante et si multiple. Cette langue écrite a dû, plus qu’aucune autre, grandir lentement, avec précaution, n’admettre le néologisme qu’après mûr examen ; quand la parole avait revêtu une pensée remarquable, lui avait donné un corps, l’avait fait vivre, cette pensée traversait les siècles et se transmettait d’âge en âge, empreinte du sceau vénéré de l’antiquité. Qui donc eût osé manquer de respect à cette autre forme de la tradition ?

De là vient que les ouvrages les plus distingués de la littérature chinoise ont deux aspects, l’un qui nous repousse, l’autre qui nous attire. De même que pour pénétrer dans le céleste Empire, il faut se faire Chinois par le costume et la manière de vivre, ainsi, pour lire avec quelque agrément le San-Koué-Tchy ou tout autre livre, histoire ou roman, il faut s’initier à la connaissance des annales de ce pays traditionnel et se résoudre à subir les notes explicatives. Une fois ce sacrifice accompli, on n’étudiera pas sans intérêt, dans sa vie publique et intime, un peuple qui s’est développé plus qu’aucun autre en Orient, d’une façon analogue aux nations européennes. Relégué aux extrémités du monde, ferme dans sa marche, que n’interrompit ni la conquête pacifique de l’Évangile, ni l’invasion violente du Coran, il est arrivé, à force de persévérance et de lentes transformations, au point où nous le voyons aujourd’hui. Assez semblable à nous quant à la civilisation matérielle, et aux empires absolus d’Occident quant à l’organisation politique, il nous étonne par ses rapports inattendus, autant qu’il nous déconcerte par ses dissonances avec les sociétés modernes. Quel rang n’eût pas été assigné à cette immense monarchie parmi les nations les plus choisies, si les doctrines qui ont triomphé en Europe de la barbarie l’avaient aussi régénéré ?

Les questions politiques sont de tous les temps et de tous les pays ; cependant combien de peuples anciens ont subi les révolutions les plus complètes sans en avoir montré les causes expliquées dans leurs annales ! Les Chinois n’ont point écrit non plus, il est vrai, la philosophie de leur histoire ; mais ils se sont plu à tracer les fastes de leur nation sous une forme dramatique, à les mettre en action, de telle sorte que le lecteur européen n’a plus qu’à conclure. Ils ont un grand souci de l’histoire, parce que, pour eux, l’homme est tout. Les Hindous, leurs voisins, procédèrent d’une façon bien différente : à peine sortis des lieux où les deux grands cours d’eau, le Kiang et le Fleuve-Jaune prennent leurs sources, les Chinois constitués en monarchie ont obéi à des empereurs. Leur premier livre a été une chronique en prose. À peine établis aux pieds de l’Himalaya, sur le bord de leurs rivières divinisées, les Hindous ont courbé le front devant la caste sacerdotale ; leur premier monument écrit a été un recueil d’hymnes, le Véda. Au Véda correspond en quelque sorte le livre des vers, le Chi-King ; mais celui-ci, dans sa naïve et primitive poésie, toujours simple, souvent mélancolique, ne jette point aux populations émues, comme une nourriture spirituelle, des mythes obscurs pour la foule, transparents aux yeux des seuls initiés. L’ère hiératique manque donc à la Chine, à moins qu’elle n’ait entièrement disparu, sans laisser de traces, devant la froide raison de Confucius.

La seconde époque de l’empire chinois fut une suite de la première ; la langue, plus formée, produisit des monuments durables, sur lesquels devait s’appuyer dans l’avenir la société plus solidement constituée. Dans l’Inde, aux hymnes, au rituel, au code de Manou, plus religieux encore que civil, succédèrent les poèmes épiques, les chants qui saluaient l’avénement d’une dynastie ; mais l’histoire de cette dynastie elle-même disparaissait derrière l’idée, sous le développement du principe qui l’avait fait triompher. Les Brahmanes, pour qui la durée du monde ne représente qu’un âge, divisent les temps par phases héroïques ; ils voient la divinité parcourir successivement le cercle de ses incarnations, comme nous suivons la marche du soleil à travers les lignes célestes qui marquent les saisons. Les lettrés, au contraire, faisant du maître du ciel une abstraction, un être suprême, un roi absolu, mais inerte, dont l’empereur est l’image agissante, le laissent trôner dans les régions supérieures, pour ne s’occuper que du monarque à qui il a légué ses pouvoirs sur la terre. De là, aux bords du Gange et de la Jamouna, ces splendides épopées, où la poésie, descendue d’en haut, montre sans cesse les dieux assis sur des trônes étincelants, faisant pleuvoir sur les héros des pluies de fleurs divines, applaudissant aux actions surhumaines des guerriers leurs fils ; poésie au vol audacieux qui, pareille à l’aigle s’élançant par-delà les cimes les plus élevées, voit la terre à ses pieds comme un point dans l’espace. De là aussi, dans une contrée où la civilisation revêt une forme plus matérielle et plus régulière, ces chroniques, patientes dans leurs détails, morales dans leurs tendances, exactes dans les dates, précises dans les faits, qui ont pour but d’engager l’homme à rectifier ses penchants, à prendre ses modèles sur la terre, parmi les anciens sages, afin de vivre sans terreur d’un avenir inconnu, et de mourir sans remords du passé. Entre ces deux genres de littérature, il y a toute la différence qui sépare le langage du prêtre de celui du philosophe ; le brahmane et le lettré représentent, par leurs écrits, les deux sociétés dont ils sont la personnification.

Cependant, s’il manque d’ordinaire à l’écrivain chinois l’inspiration fougueuse, violente comme la tempête, terrible comme la foudre, solennelle et calme comme la forêt endormie, comme la mer apaisée, s’il lui manque l’anathème et la bénédiction, ces deux grands ressorts de la poésie indienne, on ne peut lui refuser, dans une certaine mesure, des qualités éminentes, bien que d’un autre ordre ; à savoir : un goût littéraire (qui n’est pas le nôtre), une faculté de critique et d’observation qui convient au roman, un talent d’analyse, souvent poussé à l’extrême, qui excelle à peindre le cœur humain sous ses aspects changeants, l’oiseau dans son vol fugitif, la fleur dans son éclat d’un jour. Par le seul fait de son éducation, l’habitant du céleste Empire est plus imitateur qu’inventif, plus peintre que créateur ; lancé dans le tourbillon des villes, loin de cette nature puissante au sein de laquelle les sages de l’Inde vivaient dans le recueillement, il se fait une solitude factice dans un jardin habilement dessiné, aux bords d’un bassin creusé par la main des hommes, où se jouent de beaux poissons couleur d’or, où s’épanouissent de jolies fleurs qui se développent par la culture. Il a bien conservé le souvenir de larges tableaux, de grands paysages, admirés dans sa province au sortir de l’enfance, que les études classiques n’ont pas effacés entièrement ; mais, contraint de vivre dans un horizon plus borné, il concentre sur les objets qui l’environnent, toute la vivacité, toute l’acuité de son regard ; ce qu’il compose d’ailleurs, ce qu’il cisèle avec tant d’art, est fait pour être vu de près, et s’adresse à une classe de connaisseurs émérites. Quand la rêverie le prend, quand son esprit se détend et s’assoupit, grâce à la fatigue, grâce aussi à ces petites coupes diaphanes qu’il vide goutte à goutte, tout ce qui l’entoure s’anime subitement, prend un corps, une forme gracieuse, fantastique, comme s’il plaçait un prisme devant ses yeux. Alors les images jaillissent de ce cerveau sur-excité ; le poète se sent épris de cette nature comprimée, souffrante comme lui ; après l’avoir évoqué, il s’échappe avec elle vers un idéal attrayant, dans la région des rêves, des chimères, de la fantaisie.

Certes il y a loin du lettré cultivant la poésie dans son pavillon, au centre de ses parterres, en robe de soie, au milieu des visites qu’il doit accueillir par trois saluts, trois fois répétés, au poète hindou nu sur sa peau d’antilope, établissant, au sein d’une forêt sauvage, les règles les règles du rhythme, les lois de la grammaire, les dogmes d’une philosophie tour à tour subtile et extravagante. Mais comme au fond de la société la plus policée, la plus circonscrite, la plus gênée dans ses mouvements naturels par les exigences de l’étiquette et du cérémonial, il y a toujours le peuple qui suit plus librement ses instincts, de même dans l’esprit le plus cultivé, le plus transformé par l’éducation classique, il reste encore, s’il est de bonne trempe, cette corde intime de l’imagination, qui sait vibrer en son temps. C’est la source cachée au flanc du roc qui s’échappe tout à coup et ranime la plaine par une fraîcheur inattendue.

Cette veine féconde ne fait point défaut dans le San-Koué-Tchy ; un travail d’aussi longue haleine exigeait des repos ; il fallait que l’auteur sût

Passer du grave au doux, du plaisant au sévère ;


l’écrivain chinois n’a pas méconnu cette loi d’une poétique qu’il ignorait. Il s’agissait de dérouler sans confusion les scènes multipliées d’un drame qui dura un siècle et eut pour théâtre le plus vaste empire de l’Orient ; de faire vivre une quantité effrayante de personnages historiques qui devaient conserver le caractère reçu de personnages fictifs qui, bien que secondaires, devaient, sans nuire à l’action, soutenir l’édifice du roman, en remplir les vides, graviter, à l’état de satellites, autour des principaux rôles. Les pièces capitales de la machine épique étant données, il restait à les faire mouvoir au moyen de rouages artistement combinés. L’auteur avait à fondre l’histoire dans le roman, à puiser dans les annales la réalité, dans son imagination la fiction poétique. Le thème, ainsi posé, a produit un ouvrage qui n’est ni le roman de chevalerie du moyen âge en Europe, ni le roman historique de nos jours, ni la chronique sérieuse, telle que l’entendaient les Romains, mais qui résume assez bien les éléments principaux de ces genres divers. Sans jamais tomber comme Ctésias dans la fable ignorante, l’auteur ne s’abstient pas de donner dans le merveilleux, dans les présages à la manière d’Hérodote. Les discours, les tirades oratoires, à la façon de Tite-Live, abondent dans le San-Koué-Tchy et lui impriment ce caractère de vérité, d’authenticité qui séduit chez les grands historiens.

Les intrigues du palais s’y déroulent surtout sous un aspect dramatique, saisissant. On voit le sanctuaire de cette monarchie absolue, enveloppée dans un labyrinthe ténébreux où les pouvoirs se tendent des piéges, où les empereurs peuvent s’anéantir, s’effacer sans que la nation soit jamais initiée à ces redoutables mystères. D’un autre côté, le peuple, séparé de son maître par un intervalle immense, se montre encore comme le réceptacle dans lequel se conservent les traditions de la fidélité, de la loyauté et de la vertu, inaltérées par les nécessités de la politique. Mieux que les grands, toujours prêts à arracher quelque lambeau de ce territoire trop étendu, le peuple respecte l’unité dans l’empire, et se rallie d’instinct à la cause dynastique. Enfin, la classe pauvre est réhabilitée et mise en honneur, ainsi que le principe d’hérédité, dans la personne du principal héros, Liéou-Pey qui, parent de la famille impériale, gagne sa vie à faire des nattes et que les sympathies populaires appellent, en toute occasion, au trône de ses aïeux.

Les guerres, il faut l’avouer, tiennent trop de place dans le San-Koué-Tchy ; toutefois on peut excuser cette surabondance de batailles, en songeant que la guerre est l’expression de l’anarchie, que les combats sont les pièces du procès quand plusieurs prétendants se disputent la couronne. Et puis, nous savons mieux que jamais aujourd’hui combien ces bravades, ces provocations de matamores, ces étranges injures entre héros sont naturelles aux Chinois. À en juger d’après les récits, les batailles, dans ces temps-là, se bornaient à un duel entre les deux chefs ; le vainqueur poursuivait son adversaire jusqu’au milieu des lignes, quand il ne lui coupait point la tête du premier coup, et semait le désordre à travers l’armée ennemie en y faisant de larges trouées. Les ruses de guerre, dont les conseillers gardent la tradition et expliquent l’emploi sous la tente des généraux, nous font assez connaître que les Chinois estiment le succès au-dessus de la gloire. Enfin, pour eux, la guerre a aussi ses traditions immuables ; raisonner sur les détails d’une attaque, c’est encore rendre hommage à l’antiquité.

Dans ces longues campagnes, par terre et par eau, il y a une étude assez curieuse à faire de l’art militaire en Chine. Ce que disent Hérodote, Thucydide, Plutarque, de la stratégie des Romains, des Grecs et des Perses, des sièges de villes, des combats en plaine, des batailles navales, peut servir de comparaison, et l’on s’étonne de voir que des peuples placés aux deux extrémités du monde aient inventé à peu près les mêmes moyens de défense et d’attaque. Il y a même certains faits d’armes fameux dans l’histoire ancienne, qui se trouvent accomplis d’une façon identique dans des circonstances analogues, par des héros chinois ; tant il est vrai que la guerre est un jeu dans lequel les mêmes chances reviennent souvent et provoquent les gens de cœur aux mêmes actes de témérité et de courage. Dans les grandes batailles, la disposition des armées est si parfaitement indiquée, les généraux établissent si distinctement leurs divisions, celui-ci sur une montagne, celui-là derrière un bois, cet autre aux bords d’une rivière, les camps sont si exactement décrits que le lecteur s’intéresse aux mouvements de ces masses plus ou moins belliqueuses dont les piques et les cimeterres reluisent au soleil, dont les bannières flottent au sommet des collines, portant les couleurs, le blason particulier de chacun des chefs. On les suit, on les reconnaît, on attend l’issue du combat avec une certaine anxiété ; et l’écrivain a gagné sa partie.

En marchant sur les pas des grands capitaines de cette époque, on apprend la topographie de la Chine ; on sent que la partie vitale de l’empire, ce sont les plaines, berceau de sa monarchie, qui s’étendent entre les deux fleuves, le Kiang et le Hwang. Et comme rien n’a changé dans ce pays immobile, l’histoire d’une guerre intestine, quelque reculée qu’elle soit, permet de lire bien avant dans le cœur de la nation chinoise. Aujourd’hui que des circonstances nouvelles se préparent, ce qu’il importe le plus de connaître, ce sont le caractère du peuple des provinces intérieures, les ressources du pays, les productions du sol, tout ce réseau de fleuves et de rivières qui, en tombant à la mer par deux bouches, semblent ouvrir deux routes aux navigateurs européens. Le San-Koué-Tchy, sous ce rapport, offre un intérêt véritable. Les Chinois, qui se cachent si bien chez eux, se trahissent à plaisir dans leurs écrits, et c’est peut-être à cause de cela qu’un édit impérial défend la sortie des livres.

Comme toutes les nations arrivées à un certain raffinement de civilisation, comme celles aussi chez qui le sentiment du passé est plus vif que l’instinct de l’avenir, la nation chinoise a, au plus haut degré, la passion des petites chroniques et de la littérature facile qui lui retracent son histoire sous une forme agréable à saisir. Les peintures répandues à profusion sur les vases, sur les coupes, sur les paravents, sur les éventails, et qui nous semblent tout simplement bizarres ou amusantes, sont, pour ainsi dire, les illustrations des nouvelles, des petits poëmes, des légendes les plus estimés et les plus populaires. Le peuple les comprend et les aime, mieux que chez nous il ne sent les beautés d’un art étranger inutilement exposées sous ses yeux. En Chine, il n’y a donc point entre l’artiste et l’homme de la foule cette barrière (qui n’existait pas non plus chez les Grecs) dont l’effet est d’intercepter les rayons du génie destinés à éclairer le peuple. Pourvu qu’un Chinois connaisse les points principaux de son histoire, soit un peu initié à sa propre littérature, il possède l’intelligence de tout ce que les arts peuvent reproduire autour de lui.

Quant aux ouvrages littéraires, l’imprimerie les a répandus en Chine sous tous les formats ; on y trouve des éditions académiques, impériales, revêtues du Dragon à cinq griffes, des éditions vulgaires faites à Kwang-Tong et à Nan-King, jusqu’à des éditions diamants que l’étudiant de mauvaise foi peut glisser dans sa manche aux jours de concours et d’examen. Le public, la masse des demi-lettrés ne s’élève guère dans ses lectures jusqu’aux textes qui sont le sujet des thèses pour le doctorat ; il s’en tient aux nouvelles, aux nombreux romans qui le flattent par des peintures de mœurs, par des récits historiques ou imaginaires. Entre toutes les productions de ce dernier genre, on en compte quatre que la Chine regarde comme ses chefs-d’œuvre littéraires ; après, toutefois, les livres classiques auxquels le premier rang est réservé. Or, en tête des quatre romans d’élite, se place le San-Koué-Tchy. Moins concis que les ouvrages anciens, moins diffus que les textes modernes, il représente le style moyen, sévère, soutenu, qui convient à l’histoire. S’il était permis de hasarder une comparaison, on pourrait dire que l’auteur du San-Koué-Tchy ressemble par sa diction aux écrivains français de la première moitié du XVIIe siècle, en ce sens surtout qu’il incline vers les formes anciennes. Il est nourri de la lecture des vieux maîtres ; les lettrés de nos jours l’ont accepté comme un classique. Son œuvre a été lue et relue si souvent, que les éditions vinssent-elles à périr, il vivrait encore dans la mémoire des étudiants et du peuple. À ce sujet on peut citer une aventure touchante.

Un missionnaire français (il serait facile de dire son nom), établi depuis longtemps en Chine, parcourait, sous le costume du pays, l’une des grandes villes de l’Empire. Derrière lui, une voix inconnue fait retentir le nom malsonnant d’étranger !… La foule s’assemble menaçante. Le prêtre est entouré à l’instant ; s’il tremble, s’il se trouble, il est perdu !… les supplices l’attendent. Animé d’un de ces instincts subits que fait naître l’imminence du péril, le missionnaire ose affronter la foule irritée. Tandis que le peuple répète en s’agitant qu’il faut conduire l’étranger devant le mandarin, lui il s’élance sur une table au milieu du marché. — Insensés, s’écrie-t-il avec calme, vous me prenez pour un barbare de l’Ouest ! Quelle folie ! Un barbare venu de la mer Occidentale réciterait-il comme moi ces belles pages du San-Koué-Tchy ? — Et aussitôt, sans s’arrêter, sans se trahir par une prononciation vicieuse ou incertaine, il débite tout un chapitre de ce livre cher au peuple. Bientôt la foule apaisée écoute en silence, les visages où ne se peint plus la colère sont tournés avec extase vers le prêtre qui récite des passages choisis de la chronique. Peu à peu des murmures approbateurs se font entendre et le missionnaire, menacé il y a quelques instants des tortures de la mort, a quelque peine à se dérober aux applaudissements de la populace émue. Apaiserait-on mieux les gondoliers de Venise, en les charmant avec les strophes harmonieuses de la Jérusalem délivrée ?

Tout homme instruit, dit le proverbe chinois, doit avoir lu San-Koué-Tchy au moins une fois. Le fait rapporté plus haut prouverait presque que l’adage a force de loi ; au moins démontre-t-il à quel point le goût et la connaissance de la littérature sont répandus en Chine. Mais un ouvrage qui fait les délices du céleste Empire a-t-il quelque chance de succès chez nous ? La grande popularité dont il jouit parmi toutes les classes de la société chinoise, à Kwang-Tong comme à Pé-King, n’indique-t-elle pas un genre de beautés approprié au goût local et peu en harmonie avec celui de l’Europe ? Cette question est difficile à résoudre ; cependant n’a-t-on pas le droit d’espérer qu’un ouvrage, qui fait l’admiration d’un peuple policé à sa manière, peut au moins piquer la curiosité, exciter l’intérêt d’un autre peuple plus avancé en civilisation et qui se plaît à comparer entre eux tous les monuments du génie humain ? Quand un cadre historique donne de la solidité à l’édifice littéraire, on peut accorder à l’ouvrage une certaine valeur intrinsèque, en dehors de l’influence secondaire des temps et des lieux. Le roman, la nouvelle, l’élégie même qui viennent çà et là se glisser dans le récit, sans nuire à l’action, et s’y incorporent de telle sorte qu’on arrive au bout du hors-d’œuvre avant d’avoir senti qu’on sortait du domaine de l’histoire ; les épisodes variés ne sont pas d’ordinaire ce qui rebute le lecteur. Sur tous les théâtres, la scène s’anime davantage aux endroits où les héros redevenus hommes sous le costume de convention, montrent mieux à travers la cuirasse et la pourpre, les mouvements de leurs cœurs. Quant aux noms propres, si peu harmonieux à nos oreilles, si peu différenciés quelquefois qu’il y a confusion par le nombre, il devient moins difficile de les appliquer à ces personnages dont le portrait peint en pied se grave dans l’esprit, grâce aux traits qui les caractérisent ; chacun d’eux ayant son attribut moral par lequel il se distingue aussitôt, comme les dieux du paganisme grec et indien, par l’emblème qui leur est propre.

La période de quatre-vingt-dix-sept années que retrace le San-Koué-Tchy, forme près d’un volume, c’est-à-dire la dixième partie environ de la collection complète des Annales Chinoises, rédigées en français par le père Mailla. Tout en rejetant la fiction pour ne s’attacher qu’à la réalité, le savant missionnaire a souvent reproduit des discours empruntés au roman ou plus tôt que le roman lui-même avait puisés dans les textes officiels. Quelle page dans l’histoire du céleste Empire que cette révolution d’un siècle ! et une pareille crise ne pouvait durer moins chez un peuple qui en était à son moyen âge, au premier siècle de l’ère chrétienne, et voyait déjà périr tant de nations anciennes, moins vieilles que lui !

En comparant la marche du roman avec celle des faits tels que les rapporte le père Mailla, on se convainc que le San-Koué-Tchy tient d’assez près à l’histoire ; puis il se présente une seconde réflexion ; c’est qu’on ne peut guère aborder un travail sérieux dans les études chinoises, sans rencontrer devant soi les missionnaires. Ces hommes de science et de dévouement, si versés dans la pratique de la langue du céleste Empire, dans la connaissance géographique de cette contrée dont ils dressaient des cartes, si bien au fait des mœurs et des habitudes d’une cour à laquelle plusieurs d’entre eux occupaient des emplois, d’un peuple avec lequel ils vivaient dans l’intimité, ces religieux si savants ont pénétré, il y a deux siècles, au cœur de cette région qui attire aujourd’hui les regards de l’Europe. D’où vient qu’on semble oublier ou presque méconnaître leurs travaux ; qu’on attende d’un prochain avenir la découverte de ce même pays, sur lequel les missionnaires nous ont communiqué tant de documents positifs d’une valeur certaine ? La Chine va s’ouvrir, dit-on ! mais, toute fermée qu’elle était, ne nous a-t-elle pas livré les secrets de sa longue existence, de son organisation, de ses révolutions multipliées, et cela, dans les monuments de sa littérature ? Parmi ces ouvrages précieux, il y en a de traduits par des hommes compétents ; il y en a d’autres qui, rangés en bon ordre et classés avec soin dans les salles de la Bibliothèque royale, attendent des traducteurs ; trésors précieux, dont un catalogue raisonné fera mieux estimer la valeur. Ce sont là les deux sources auxquelles on pourra longtemps encore puiser avec fruit, jusqu’à ce que les relations nouvelles prêtes à s’établir avec le céleste Empire, aient produit les résultats qu’on en attend.


IV.


Les observations générales que nous venons de présenter s’adressent au plus grand nombre des lecteurs, à ceux qui, ne connaissant pas la langue chinoise, doivent forcément s’en rapporter au traducteur. Il nous reste à donner quelques explications aux érudits, à leur faire connaître quelle version nous avons suivie, et pourquoi nous avons adopté dans notre ouvrage une marche qui pourrait sembler arbitraire.

Le San-Koué-Tchy, histoire des Trois Royaumes, a été rédigé sous la dynastie des Mongols, par le lettré Lou-Kouan-Tchong.

On en trouve à la Bibliothèque royale plusieurs éditions, mais notablement deux ; l’une, accompagnée de planches, imprimée avec soin en caractères élégants et ponctuée ; l’autre, moins soignée dans les détails d’exécution, non ponctuée, mais enrichie d’une version tartare-mandchou interlinéaire, c’est-à-dire d’une traduction en une langue phonétique, fidèle et précise. C’est à cette dernière que nous nous sommes attaché ; l’exemplaire, légèrement fatigué, prouve que bien des savants y ont lu ce mémorable ouvrage avant qu’il tombât entre les mains inhabiles qui essaient aujourd’hui de le façonner au gré du lecteur européen. De plus, la traduction tartare présente un si grand secours, qu’il n’y avait pas à hésiter un instant entre les deux éditions ; et, à ce propos, citons le passage qui se trouve dans la préface jointe à l’Art militaire des Chinois, sous le titre de discours du traducteur[4] : « On a un grand avantage lorsqu’on possède les deux langues, je veux dire la langue chinoise et celle des Tartares-Mandchoux. Lorsqu’on ne comprend pas le chinois, on a recours au tartare, et lorsqu’on est embarrassé de retrouver le vrai sens dans le tartare, on ouvre le livre chinois, ou, si l’on veut mieux faire, on les a continuellement l’un et l’autre sous les yeux… »

Cette phrase un peu naïve peut être commentée ainsi : la version tartare ne doit jamais avoir le pas sur la version chinoise, qui est originale ; on la consulte dans les passages difficiles, surtout dans le style ancien, avec beaucoup de profit. Puis, lorsque, embarrassé par la syntaxe un peu trop simple du mandchou, on a saisi les mots sans pouvoir se rendre compte du sens, on retourne au chinois ordinairement plus logique dans la construction de ses courtes périodes, et enfin, les deux textes sous les yeux, à force de comparer l’image de celui-ci avec la lettre de celui-là, on déchiffre. « La langue tartare, beaucoup plus claire, sans comparaison, dit le même traducteur, méthodique comme nos langues d’Europe, a néanmoins ses difficultés ; elle n’explique souvent certaines obscurités chinoises que par d’autres obscurités, parce que la plupart des traducteurs, fidèles à la lettre, ne s’embarrassent pas trop du sens… » Cela revient à dire que, d’abord, les Orientaux n’écrivant pas pour nous, ne songent guère à résoudre les difficultés qui nous arrêtent, et que, ensuite, une langue aussi peu travaillée que celle des Mandchoux, un idiome dénué de littérature propre et voué aux traductions, ne peut faire que calquer timidement, aveuglément même, un texte donné.

Quelque imparfaite que soit cette langue, elle est un secours, et dans les études orientales tout secours est une bonne fortune dont il faut se mettre en état de profiter. Il n’y a pas un ouvrage chinois, de quelque importance, qui n’ait été traduit en mandchou, depuis que la dynastie des Tay-Tsing occupe le trône ; la langue des conquérants, de l’armée, de la cour, est le mandchou, et c’est celle que les Russes étudient le plus volontiers, à cause de son utilité pratique ; eux qui abordent la Chine par la Tartarie. Autant la connaissance de cet idiome seul serait insuffisante à qui voudrait étudier les monuments littéraires du céleste Empire, autant elle est indispensable à qui veut comprendre à fond la langue chinoise, la décomposer dans toutes ses parties, en analyser la syntaxe, en deviner la grammaire ; car il n’y a pas de langage sans grammaire. Là où les flexions manquent pour indiquer l’action du verbe sur le régime, le rapport des mots entre eux, il y a nécessairement des règles de position qui en tiennent lieu ; ce que le raisonnement fait pressentir, la traduction fidèle et parfois servile des interprètes tartares le prouve d’une façon irrécusable.

Il nous semble donc que l’on s’est trop peu occupé en France de l’étude du mandchou, et nous ajouterons aussi qu’on ne doit pas s’en prendre à M. le professeur du Collége de France. Les auditeurs du cours de chinois ont longtemps témoigné une certaine répugnance à aborder cet idiome secondaire, et nous avons partagé nous-même cette prévention jusqu’à ce que l’expérience nous ait forcé à changer d’avis. De nos jours où les distances s’effacent, tout idiome pratique acquiert de l’importance. Klaproth, qui a publié une chrestomathie mandchou, n’était pas Français, et l’excellente grammaire dont on fait usage aujourd’hui est publiée à Altenbourg. L’auteur, M. Conon de la Gabelentz, a en quelque sorte travaillé pour la France, puisqu’il a écrit son ouvrage dans notre langue, et nous devons l’en remercier bien sincèrement. Le dictionnaire du P. Amiot, publié par M. Langlès, a des défauts trop essentiels, il est trop dénué d’exemples et d’explications grammaticales, pour qu’on y puisse trouver autre chose que la traduction des mots. Toutefois, il faut nous en tenir encore au lexique du savant missionnaire, et nous rappeler avec reconnaissance les admirables travaux qui honorent son zèle et son mérite ; s’il n’a pu tout achever également, que de routes il a ouvertes !

La version du San-Koué-Tchy que nous avons adoptée forme huit volumes in-8o et se compose de vingt-quatre livres renfermant chacun dix chapitres. Nous avons respecté la division principale en livres, sans nous astreindre à reproduire la division en chapitres, afin d’embrasser dans un même cadre toute une action, tout un épisode. Cependant nous avons eu soin d’indiquer en note la page du texte, chaque fois qu’il y a changement de chapitre.

On nous pardonnera sans doute d’avoir pris cette liberté ; mais le lecteur (de nos jours, un ouvrage chinois doit-il trouver des lecteurs ?) sera-t-il aussi indulgent pour les fautes nombreuses qui nous ont échappé, pour celles qui trahiront, aux yeux du sinologue exercé, notre insuffisance ? Absoudra-t-on le traducteur qui s’est condamné lui-même en corrigeant dans des notes les erreurs qu’il a reconnues après coup ? Ne s’étonnera-t-on pas qu’il ait audacieusement abordé le plus célèbre, le plus estimé des ouvrages littéraires de la Chine, ne lui reprochera-t-on pas d’avoir tenté imprudemment une œuvre au-dessus de ses forces ? Le bel épisode de la mort de Tong-Tcho traduit d’une façon si sûre et si ferme par M. Stanislas Julien, inséré tel quel à sa place, ne fera-t-il pas mieux ressortir l’infériorité de ce qui précède et de ce qui suit ? Si, d’une part, les sinologues improuvent ce travail, si, de l’autre, le public ne trouve point, dans l’ouvrage en lui-même, l’intérêt qu’il espérait y rencontrer, quelle récompense obtiendrons-nous de tant d’efforts ?

Telles sont les craintes fort naturelles qui nous assiègent au moment de faire paraître ce premier volume de la traduction du San-Koué-Tchy. Ce qui les augmente encore, c’est que nous avons été honoré, pour notre part, des encouragements que M. Villemain, ministre de l’instruction publique, a accordés généreusement aux diverses branches des études orientales. Cet ouvrage a été entrepris sous ses auspices ; voilà pourquoi nous l’avons choisi parmi les plus importants, et jusqu’à un certain point, les plus difficiles de la littérature chinoise.


Avertissement


Ce premier volume ne contient que la traduction des trois premiers livres, c’est-à-dire du premier volume du San-Koué-Tchy. Notre première idée avait été d’abréger le tout, de resserrer l’ouvrage uniformément, de manière à le concentrer, à le réduire dans ses proportions un peu moins extravagantes. Peut-être suivrons-nous ce plan dans la suite, mais il nous a semblé préférable de donner intégralement en français au moins tout ce volume ; la partie historique du San-Koué-Tchy étant reproduite aux tomes II et III du Père Mailla, que restait-il de nouveau si nous retranchions la partie romanesque ? C’est donc une traduction en cinq ou six volumes que nous avons entreprise, et nous la conduirons jusqu’au bout, si le public accueille avec indulgence l’essai que nous lui présentons aujourd’hui. Nous avons lieu d’espérer et de promettre même qu’en avançant dans ce grand poème en prose, nous serons plus maître de ce style serré et élevé, plus habitué à la marche de l’auteur chinois, et que peu à peu notre travail deviendra plus acceptable. C’est une rude besogne de traduire, sans s’arrêter, huit gros volumes d’un roman historique aussi compliqué ; personne peut-être n’aurait le courage de le lire dans son entier d’un seul coup. Nous devons supposer qu’il sera reçu moins défavorablement par volumes publiés successivement, sans trop de retard, avec soin, accompagnés, comme celui-ci, de notes, d’éclaircissements et de rectifications.


HISTOIRE
DES
TROIS ROYAUMES




LIVRE PREMIER.

________


CHAPITRE PREMIER.


Révolte des Bonnets-Jaunes.


I[5]


[Année 168 de J.-C] Hiao-Hiouan-Ty, empereur de la dynastie des Han-Postérieurs, étant mort, son fils, Hiao-Ling-Ty, âgé seulement de douze ans, monta sur le trône. À cette époque, le général en chef des armées, Téou-Wou, le tuteur du jeune monarque, Tchin-Fan et le général de l’infanterie, Hou-Kwang, remplissaient à la cour les fonctions de ministres. Au neuvième mois, à l’automne, deux eunuques, Tsao-Tsie et Wang-Fou, s’étant emparés du pouvoir, dirigèrent l’empire au gré de leurs caprices. Téou-Wou et Tchin-Fan formèrent le dessein de faire mourir les favoris, mais le secret de leur conspiration fut découvert et ils périrent eux-mêmes sous les coups de leurs adversaires ; alors toute l’autorité passa aux mains des eunuques.

[Année 169 de J.-C.] Le quinzième jour du quatrième mois de la seconde année Kien-Ning (de la tranquillité établie), l’empereur ayant assemblé les grands dans la salle d’audience dite Ouen-Te (de la vertu sincère), allait s’asseoir sur le trône, lorsqu’à l’angle de l’appartement il s’éleva un grand tourbillon et on vit un serpent bleu, long de vingt mesures de dix pieds, suivre en rampant le haut de la poutre principale, puis descendre comme s’il eût volé, et se glisser sur le siège impérial. Dans sa frayeur, le jeune prince tomba évanoui ; les officiers placés à ses côtés se précipitèrent pour lui porter secours ; les mandarins civils et les mandarins militaires furent si troublés, qu’ils s’entre-choquèrent et roulèrent pêle-mêle sur le parquet ; mais le serpent disparut à l’instant même.

Peu de temps après, le tonnerre gronda avec violence ; il tomba une grosse pluie mêlée de grêle qui ne cessa que vers le milieu de la nuit ; dans l’enceinte de la capitale orientale (à Lo-Yang) elle détruisit environ mille maisons.

[Année 171 de J.-C.] Le 2e mois de la 4e année Kien-Ning, on ressentit un tremblement de terre dans la province de Lo-Yang ; tous les murs de la capitale s’écroulèrent. Les eaux de la mer s’étant élevées envahirent quatre villes du littoral, Teng, Lay, Y et Ni ; cette inondation balaya les habitants et les entraîna dans l’océan. L’empereur discontinua de donner aux années de son règne le nom de Kien-Ning et y substitua celui de Hy-Ping (de la paix qui pénètre de tous côtés). Puis, comme il y eut des révoltes parmi les peuples des frontières, cinq ans après, la dénomination de Hy-Ping fut remplacée par celle de Kwang-Ho (de la concorde manifestée). Cette même année-là, les poules chantèrent comme des coqs.

[Année 178 de J.-C.] La première année Kwang-Ho, le 1er jour du 6e mois, un esprit de couleur noire, long de cent pieds, se glissa en volant dans la même salle dite Ouen-Te. Au 7e mois, un arc-en-ciel parut dans la chambre de l’empereur ; le sommet du mont Ou-Youen s’écroula, et des présages sinistres de toute espèce se manifestèrent. L’empereur, épouvanté, se hâta de convoquer, à la porte du palais dite Kin-Chang, tous les grands dignitaires, Yang-Sse et les autres. Il les interrogea sur les causes de ces calamités, de ces prodiges menaçants, et sur les moyens de les faire cesser.

Yang-Sse répondit par le discours suivant :

« Votre sujet a appris dans le Tchun-Tsieou cette vérité : Lorsque le Ciel envoie son arc lumineux, le monde s’inquiète ; entre les quatre mers, il y a des troubles. Voici de plus qu’une période de quatre cents ans est près de s’accomplir. Aujourd’hui, les femmes et les eunuques s’emparent à l’envi de la direction des affaires de l’État ; l’éclat du soleil et de la lune est obscurci. Au bas de la porte Hoang-Tou (dans l’intérieur du palais) les favoris ont appelé des gens sans mérite ; ils ont récompensé avec des places et des honneurs, ces flatteurs qui achètent ainsi leur protection par de riches présents. En moins d’un mois, ils ont distribué tous les emplois à leurs créatures. L’un, Yo-Song, est devenu président du conseil ; l’autre, Jin-Tchy, moniteur impérial. Hy-Kien, Liang-Kouo, tous ces grands personnages, recommandables par leurs talents et par les dignités dont ils étaient revêtus, n’ont plus part aux faveurs. Ceux qui occupaient un rang et un emploi dans l’État ont été relégués loin de la cour et réduits à labourer la terre. Ceux qui avaient toujours à la bouche les sentences des saints empereurs Yao et Chun, ceux qui marchaient dans la voie tracée par les anciens Sages, on les a rejetés dans la classe du peuple, on ne leur accorde plus aucun emploi. N’est-ce pas changer son bonnet pour ses souliers, mettre la vallée à la place de la colline !

« Aujourd’hui le Ciel auguste, dans sa bonté, manifeste ces présages à la terre pour lui donner un avertissement.

« Le livre des Tchéou dit aussi : Quand le Fils du Ciel voit des présages, il s’applique à renouveler sa vertu ; quand les princes feudataires voient des présages, ils s’appliquent à bien gouverner leurs royaumes ; quand les grands vassaux, qui ont sous leur dépendance douze mille familles, voient des présages, ils s’appliquent à bien régir leurs principautés ; quand les hommes du peuple voient des présages, ils s’appliquent à se corriger de leurs défauts. Sire, chassez ces serviteurs dépravés et artificieux ; appelez à vous tous les hommes recommandables. Déchirez ces ordonnances ; révoquez ces nominations ; coupez court à une vie d’inaction et de plaisir. En cherchant à faire briller au loin la majesté du Ciel, vous pourrez amener la cessation de ces fâcheux pronostics. »

À son tour, Tsay-Yong, membre du conseil impérial, prit la parole et dit :

« Après avoir médité avec la plus profonde attention, votre sujet expose humblement que tous ces présages annoncent la fin de la dynastie. Le Ciel a aimé et protégé d’une manière toute spéciale les grands Han. Aussi des présages, des signes extraordinaires ont été manifestés pour les avertir du châtiment qui se prépare. Le Ciel a voulu provoquer l’attention du prince des hommes, afin que, rentrant en lui-même, il évitât les dangers dont il est menacé et retrouvât le repos. L’arc-en-ciel s’abaissant sur la chambre impériale, les poules qui chantent comme des coqs, sont autant d’avertissements qui se rapportent à l’intrusion des femmes dans les affaires de l’État. Votre nourrice, Tchao-Yao, a le rang de princesse dans l’Empire ; l’intendant de votre palais Yang-Lo, Ho-Yu est un homme fourbe et artificieux. Réfléchissez bien à ces choses, car assurément elles sont un sujet de chagrin pour le royaume. Tchang-Hao, Wei-Tchang, Tchao-Hiuen, Kou-Cheng, voilà maintenant vos favoris ; réfléchissez que ces hommes sans mérite peuvent causer la perte de la dynastie. J’expose humblement encore que Kouo-Sy, Kiao-Hiuen, Liéou-Tchong, que tous ces mandarins pleins de droiture, ces vieillards sincèrement vertueux doivent diriger le conseil. Les grands mandarins, conseillers suprêmes, sont les bras et les jambes du souverain ; il ne convient pas de recevoir les ordres d’hommes méprisables, de maltraiter et d’opprimer les hauts dignitaires.

« Votre sujet espère que Votre Majesté supportera ces remontrances et mettra un terme à ces abus. Tous les mandarins qui approchent l’empereur doivent changer de conduite ; car, si les hommes sortent d’eux-mêmes de la mauvaise voie, les présages et les calamités cesseront d’eux-mêmes aussi. Lorsque la voie du ciel n’est pas suivie dans toute sa largeur, les génies et les esprits s’abstiennent d’accorder le bonheur à l’Empire.

« Quand le prince et le sujet agissent l’un et l’autre sans attention, l’un est empêché de faire connaître ses volontés aux inférieurs, l’autre est menacé du danger de se perdre. Votre sujet espère que vous pèserez attentivement les observations de sa requête, et que vous ferez en sorte que les mandarins pleins de fidélité ne soient pas en butte aux machinations des pervers…

« Requête respectueuse. »


En entendant cette requête, l’empereur poussa un profond soupir, et comme il se levait pour ôter ses habits de cour, l’eunuque Tsao-Tsie, qui s’était tenu dans un appartement retiré, épiant l’assemblée, alla secrètement avertir ses collègues de ce qui s’était dit ; l’affaire se divulgua bien vite, et tous les grands perdirent la vie. (Cent des plus éminents personnages de l’Empire et sept cents mandarins furent mis à mort.) Cependant un eunuque, nommé Liu-Kiang, qui aimait Tsay-Yong à cause de ses talents, obtint sa grâce de l’empereur et lui sauva la vie.

La cour était alors livrée aux intrigues de dix eunuques[6] ; tous les emplois, toutes les faveurs se distribuaient aux créatures de ces dix courtisans ; l’empereur, subjugué, voyait en eux les maîtres dont il devait suivre les conseils. Aussi, jouissant d’un libre accès près du monarque, ils ne redoutaient personne, et faisaient de leurs hôtels particuliers autant de petites cours.

[Année 184 de J.-C] Ling-Ty venait de changer une fois encore le nom des années de son règne ; on entrait dans un cycle nouveau ; ce fut alors que parurent, dans la petite ville de Kuu-Lou, trois frères, Tchang-Kio, Tchang-Liang et Tchang-Pao. L’aîné n’avait fait aucune étude, mais un jour (dit la légende) qu’il cueillait des plantes médicinales sur la montagne, il rencontra un vieillard aux yeux brillants, à la chevelure flottante comme celle d’un jeune homme, appuyé sur un bâton fait d’une tige de la plante ly, qui l’ayant invité à entrer dans une caverne, lui présenta les trois volumes d’un ouvrage de la secte des Tao-Sse, dont le titre était : Recettes magiques et Talismans pour arriver à la grande quiétude. Puis il dit à Tchang-Kio : « Appliquez-vous à l’étude de la doctrine de Lao-Tseu et recevez du Ciel la mission de convertir les hommes ; sauvez par toute la terre la génération présente ; les désirs multipliés et désordonnés du cœur sont la source positive de toutes les afflictions ! » Après s’être fait connaître sous le nom de l’immortel de Nan-Hoa (qui préside aux fleurs dans les régions du Sud), il disparut, emporté par le tourbillon léger d’une brise adoucie. Muni du livre mystérieux, Tchang-Kio l’étudia si bien jour et nuit que bientôt il put commander aux vents et à la pluie ; il prit alors le nom du Tao-Sse de la grande quiétude.

[Année 184 de J.-C] Dans les premiers jours de cette même année, une épidémie terrible étendit ses ravages partout l’Empire[7] ; à l’aide d’une eau sur laquelle il répétait des paroles magiques, Tchang l’illuminé guérissait les malades ; ses prodiges le firent surnommer le très-saint Docteur. Tous les affligés, il les appelait près de lui, et après qu’ils lui avaient avoué leurs fautes, il les ramenait au repentir et les convertissait à la vertu. Bientôt il compta cinq cents disciples, et leur nombre augmenta d’une manière extraordinaire, car il parcourait l’Empire à la manière des ascètes en guérissant sur son chemin. Alors Tchang établit ses adeptes dans trente-six endroits différents ; leurs plus grandes réunions étaient de dix mille, les plus petites de six à sept mille ; et dans chacune de ces écoles, il y avait des maîtres qui semaient, à l’instigation de Tchang, cette prophétie mensongère : « Le ciel gris est mort, le ciel jaune va paraître ; la dynastie des Han s’éteint, une autre va la remplacer ; le nouveau cycle sera pour le monde une ère de bonheur ! »

Tchang ordonna même au peuple de tracer sur les portes des maisons avec de la craie les deux mots Kia-Tseu (qui expriment la 1re division du cycle), et bientôt ils furent écrits dans les marchés des villes grandes et petites, sur les portes des tribunaux des districts, et sur celles des temples et monastères de la secte des Tao-Sse. La population entière de huit districts[8] le saluait du titre de très-saint Docteur qu’il s’arrogeait lui-même.

Désireux de se faire des partisans jusqu’à la cour, Tchang-Kio chercha à gagner l’amitié de l’eunuque Fong-Su au moyen de magnifiques présents en argent et étoffes précieuses qu’il lui envoya par Ma-Youen-Y, l’un de ses principaux adeptes ; cela fait, il délibéra avec ses deux frères : « Le plus difficile, c’est d’avoir pour soi l’affection du peuple, disait-il ; désormais, le peuple est pour moi ; si je ne profite pas d’une si belle occasion pour m’emparer du trône, j’aurai éternellement lieu de m’en repentir ! — Nous avons aussi la même pensée, répondit Liang ! » Et aussitôt ils firent une bannière aux couleurs impériales, et fixèrent aux cinq premiers jours du 3e mois le soulèvement général de tous les illuminés. Mais un disciple du nom de Tang-Chéou, chargé de remettre une lettre à l’eunuque complice, était allé tout dénoncer au tribunal de l’empereur ; le premier émissaire eut la tête tranchée, et Fong-Su fut jeté en prison[9].

Déjà le général en chef Ho-Tsin avait reçu l’ordre de rassembler les troupes ; de son côté Tchang-Kio se voyant découvert leva l’étendard de la révolte. Les trois frères eurent chacun un corps d’armée ; Tchang-Kio prit le titre de général du ciel ; Liang, celui de général de la terre ; et Pao, celui de général des hommes[10].

« Le temps accordé par le ciel à la dynastie des Han touche à sa fin, disait Tchang-Kio au peuple soulevé ; le grand saint a paru, obéissez tous à la volonté divine et suivez la vraie doctrine pour jouir des bienfaits de la grande quiétude ! » De toutes parts, la foule coiffée de bonnets jaunes se pressait sur ses pas et se révoltait à sa voix. Au nombre de quatre à cinq cent mille, les illuminés traversaient districts et provinces en mettant tout à feu et à sang ; devant ce fléau, les magistrats quittaient leurs postes et fuyaient de bien loin ; mais le général en chef, Ho-Tsin, insistait auprès de l’empereur pour que sa majesté envoyât rapidement l’ordre de se tenir sur tous les points prêt à la défense, afin de pouvoir remporter la victoire sur les rebelles. Déjà il avait dépêché Lou-Tchy, Hwang-Fou-Song et Tchu-Tsusen, commandants militaires, qui marchaient avec trois divisions de bonnes troupes.

Cependant le premier corps d’armée des rebelles, celui que commandait Tchang-Kio en personne, avait pénétré dans le district de Yen ; un des commandants subalternes du canton, nommé Tséou-Tsing, alla trouver Liéou-Yen, général de la province. Cet officier originaire de King-Ling dans le Kiang-Hia, surnommé Kun-Lang, descendait d’un ancien roi de Han (Lou-Kong-Wang), aïeul de la famille régnante. Les deux chefs délibèrent ; l’ennemi approche, comment faire pour le repousser ! — « Écoutez, dit Tséou, un ordre de Sa Majesté enjoint de détruire partout les rebelles ; pourquoi l’illustre général n’appellerait-il pas sous les drapeaux ceux qui peuvent servir la cause impériale ? » Cet avis plut à Liéou ; une proclamation fut immédiatement affichée dans tout le canton ; elle invitait les soldats fidèles à prêter aux commandants le secours de leurs bras.

Distribuée aussi dans le petit village de Léou-Sang (district de Tcho-Hien), cette proclamation en fit sortir un homme héroïque, Liéou-Pey (surnommé Hiuen-Té). Fort peu épris de l’étude des livres, mais passionné pour la chasse et les exercices du cheval ; plein de goût pour la musique ; aimant les beaux vêtements, parlant peu, poli envers tout le monde, ne manifestant jamais ni folle joie ni noir chagrin, recherchant l’affection des gens de bien, doué d’une haute portée d’esprit, Liéou-Pey joignait à ces qualités morales une stature gigantesque, des proportions athlétiques, un extérieur singulièrement remarquable. Il était arrière-petit-fils, à la neuvième génération, de l’empereur King-Ty, de la dynastie régnante. Ayant perdu fort jeune son père qui occupait une petite magistrature, sa mère lui restait, à laquelle il témoignait le respect filial prescrit par la loi ancienne. Désormais pauvre, Hiuen-Té gagnait sa vie à vendre des souliers, à confectionner des nattes[11].

Nous omettrons divers pronostics qui, dès son enfance, firent pressentir en lui un homme appelé à de hautes destinées. À l’époque où nous le voyons paraître, il avait vingt-huit ans. Cette proclamation, il la lut, soupira, et prit la route de sa maison ; mais derrière lui il entendit une voix qui disait : « Ô jeune homme ! si vous ne voulez pas employer vos forces au salut de l’Empire, pourquoi soupirer ainsi ! » Hiuen-Té se détourne, regarde, et voit un homme athlétique aussi, terrible dans tous ses traits, si extraordinaire qu’il le suivit. Cet inconnu avait la tête du léopard, les yeux ronds, le front de l’hirondelle, la barbe du tigre, la force du cheval lancé au galop ; il rentre avec lui dans le village, et il sait bientôt que son nom est Tchang-Fey, son surnom Y-Té ; ancien habitant du pays, cultivateur, marchand de vin et boucher, il aimait à se lier avec les gens robustes comme lui.

« Pourquoi soupiriez-vous devant cette pancarte ? demanda-t-il à Hiuen-Té. — Hélas ! répondit celui-ci, je descends de la famille impériale (et il déclina ses noms) ; j’apprends la révolte des Bonnets-Jaunes, leurs brigandages ; les balayer de la surface de la terre serait mon plus grand désir ; je raffermirais ainsi la dynastie chancelante ; mais, seul, que puis-je faire ? rien, et je soupire. — Unissons-nous, dit le paysan ; j’ai mes garçons de ferme, et avec eux nous pouvons faire quelque chose ; qu’en dites-vous ? »

Enchanté de l’idée, Hiuen-Té était entré dans une taverne avec son nouvel ami, lorsqu’il aperçut à la porte un homme de haute taille qui descendait d’un petit chariot : « Garçon, dit l’étranger en s’asseyant sur un banc de bois de mûrier, vite à boire, je vais aller me joindre aux troupes du district, et je n’ai que le temps. »

Hiuen-Té regardait cet homme fort grand, remarquable par sa barbe longue de près de deux pieds, par son visage rouge comme le bois du jujubier, par ses lèvres colorées comme le vermillon, par ses yeux semblables à ceux du phénix, par ses sourcils pareils à ceux du ver à soie endormi. Sa physionomie était extraordinaire, son aspect terrible. Il s’assied à ses côtés et apprend de lui que son nom est Kouan-Yu, son surnom Tchang-Seng, mais il l’avait changé en celui de Yun-Tchang. Kouan-Yu était né fort loin de là, à Kiay-Léang, à l’est du fleuve Jaune ; mais comme il avait tué dans son pays un homme violent qui tyrannisait ses voisins, il se trouvait réduit à mener depuis cinq ou six ans une vie errante. Ce jour-là, ayant eu connaissance de l’avis qui appelait aux armes les hommes de bonne volonté, pour détruire les Bonnets-Jaunes, il voulait y répondre.

Hiuen-Té se hâta de lui découvrir ses propres desseins ; et tous les trois, pleins de joie, ils allèrent de compagnie à la ferme de Tchang-Fey. Là, ils causèrent des affaires de l’Empire. Les deux nouveaux venus saluèrent Hiuen-Té du titre de frère aîné (ils étaient plus jeunes que lui), puis Fey fit cette proposition : « Derrière ma ferme il y a un petit jardin de pêchers, les fleurs sont épanouies ; allons-y demain immoler au ciel un cheval blanc, à la terre un bœuf noir, et jurons de rester comme trois frères, unis à la vie et à la mort ! Qu’en dites-vous ? »

Ce projet plut beaucoup aux trois nouveaux amis ; le sacrifice fut offert ainsi qu’ils en étaient convenus ; ils partagèrent des monnaies d’or et d’argent, immolèrent un bœuf noir et un cheval blanc, déposèrent les morceaux des victimes sur la terre ; puis, après avoir brûlé des parfums et s’être prosternés deux fois, ils firent le serment d’être frères, de se soutenir mutuellement, de se secourir dans le péril, de défendre l’empire et de protéger le peuple : quoiqu’ils ne fussent nés ni la même année ni le même jour, ni à la même heure, ils devaient mourir au même instant. Le ciel, roi des immortels, la terre, reine des esprits, avaient lu dans leurs cœurs ; celui qui trahirait son serment et la bonne cause s’engageait à périr sous les coups de la vengeance divine et humaine.

Après ce serment Hiuen-Té fut salué l’aîné, Kouan-Yu et Tchang-Fey, selon leur âge, devenaient l’un le cadet, l’autre le plus jeune des trois frères. Ces cérémonies et ces politesses achevées, ils allèrent ensemble (fidèles au respect que l’on doit à la vieillesse) faire une visite à la mère de Hiuen-Té.

Cependant trois cents jeunes gens de la contrée s’étaient joints à eux ; ils reçurent dans ce même jardin des pêchers une distribution de vin. Le lendemain on trouva de quoi s’armer ; mais les chevaux manquaient. Au milieu de cette perplexité, on vint annoncer que deux étrangers escortés de dix serviteurs arrivaient à la ferme, conduisant avec eux une belle troupe de chevaux. « Le ciel vient à notre aide, s’écria Hiuen-Té. accomplissons donc de grandes choses ! « C’étaient des marchands de Tchong-Chan que la révolte des Bonnets-Jaunes forçait à reprendre le chemin de leur pays, sans avoir pu aller dans le nord vendre leurs chevaux. Hiuen-Té les pria d’entrer dans la ferme, les traita fort bien, et leur fit part de la résolution prise en commun, de repousser la rébellion pour secourir la dynastie menacée, et d’arracher le peuple à tant de misères.

Enchantés de cette résolution, les deux marchands donnèrent à Hiuen-Té cinquante chevaux de choix, une grosse somme d’argent, et une grande quantité d’acier ; celui-ci, avec le secours d’ouvriers habiles, fit confectionner pour lui un sabre à deux tranchants, un cimeterre recourbé en forme de faux pour Kouan, et pour Fey une lourde lance. Chacun d’eux compléta son armure par un casque et une cuirasse ; ces préparatifs achevés, ils allèrent à la tête de cinq cents jeunes volontaires trouver l’officier Tséou-Tsing qui les conduisit près de Liéou-Yen le commandant du district. Celui-ci les accueillit avec transport, quand il sut et leurs noms et ce qui les amenait vers lui. « Voilà un descendant des Han, s’écria-t-il en entendant le nom de Liéou (c’était celui de la famille régnante que portait Hiuen) ; s’il a le moindre mérite, il devra être appelé à des emplois honorables ! » Après avoir reconnu que Hiuen-Té et lui descendaient de deux branches d’une même famille, il disposa ses cavaliers en bon ordre.

À ce moment, des éclaireurs vinrent annoncer qu’un corps de cinquante mille Bonnets-Jaunes ayant à leur tête Tching-Youen-Tchy (disciple et lieutenant de Tchang-Kio) s’approchait de la ville de Tcho-Tchéou. Le commandant de la garnison rassembla vite ses chevaux et son infanterie ; Tséou-Tsing eut ordre de se porter en avant pour engager le combat, et les trois chefs de volontaires, ivres de joie, s’élancèrent à cheval.


II[12].


[Année 184 de J.-C.] À la tête de ses cinq cents hommes, Hiuen-Té arrive au pied du mont Ta-Hing et se trouve en face des rebelles ; il range aussi son armée en bataille ; Kouan est à sa gauche, Fey à sa droite ; tous les trois ils s’élancent au galop et provoquent les Bonnets-Jaunes par des paroles injurieuses : « Brigand, qui portes les armes contre l’empereur, viens, rends-toi ! » — leur chef Tching-Youen, plein de fureur, envoie au-devant des volontaires son lieutenant Teng-Méou ; mais, Fey, l’œil enflammé, se jette sur lui avec sa lourde lance et lui perce le cœur ; le rebelle tombe mort. À cette vue, Tching lui-même fouette son cheval en brandissant son cimeterre ; il veut se saisir de Tchang-Fey, lorsque Kouan-Yu (fidèle à son serment) fait voltiger son sabre et se jette dans la mêlée. Dès qu’il l’aperçoit, le chef rebelle perd sa force et son courage ; il ne peut même pas même se défendre, et tombe à son tour coupé en deux par le glaive recourbé de son adversaire. À cette vue les Bonnets-Jaunes abandonnent leurs armes ; un grand nombre d’entre eux se rend à discrétion ; plusieurs milliers de vaincus sont décapités.

Les trois petits corps d’armée retournèrent après cet exploit près du chef de la garnison Liéou-Yen, qui vint à leur rencontre et leur distribua des récompenses. Mais déjà des éclaireurs, arrivés de Tsing-Tchéou, apportaient une lettre par laquelle le gouverneur de cette place donnait avis que les rebelles le tenaient assiégé ; il allait être obligé de se rendre, s’il n’était bientôt secouru.

« Que faire ? dit Liéou-Yen. — Courir le délivrer, répondit Hiuen-Té, » et le commandant de Yen-Tchéou fit partir cinq mille hommes sous les ordres du fidèle Tséou-Tsing son lieutenant ; alors aussi Hiuen-Té se mit en marche accompagné de ses deux frères d’adoption. Bientôt parurent les rebelles, les cheveux épars, le haut de la tête couverte d’une pièce de taffetas jaune ; ils avaient pris pour devise les huit kouas, comme symbole de la vertu divinatoire de leurs chefs. Dès que la petite armée libératrice se montra, ils se séparèrent et la chargèrent en désordre ; elle était trop faible pour lutter avec avantage ; aussi Hiuen-Té battit en retraite à la distance de trois milles, et là il établit son camp.

« Nous ne sommes pas assez forts, dit Hiuen-Té à ses deux amis, usons de stratagème ; prenez chacun mille hommes et allez vous embusquer des deux côtés de la montagne. » Le lendemain, Hiuen-Té et Tséou-Tsing s’avancèrent avec leur monde en battant la charge, et pareils à des flots débordés, les brigands se ruèrent sur eux à grand bruit. Hiuen-Té recula ; puis, quand l’ennemi se fut engagé jusqu’au de-là de la montagne, tout d’un coup il frappa le tambour d’airain, c’était le signal convenu ; les deux divisions sortirent à la fin de leur embuscade, et celle qui battait en retraite fit volte-face. Pris à l’improviste, attaqués de trois côtés, les Bonnets-Jaunes furent mis en pleine déroute, et s’enfuirent jusque sous les murs de la ville assiégée.

Le gouverneur militaire, Kong-King, qui y était enfermé, profita de l’occasion pour faire une sortie, et les rebelles, taillés en pièces, furent bientôt contraints de lever le siège. Des présents en vivres offerts par le commandant de la ville délivrée furent la récompense de cette victoire.

L’auxiliaire de Hiuen-Té, Tséou-Tsing, voyant sa mission terminée, voulut retourner près de son chef, le gouverneur de Yen-Tchéou, mais Lou-Tchy était aux prises avec le général en chef des révoltés Tchang-Kio lui-même, dans le pays de Kwang-Tsong. Dès qu’il le sut, Hiuen-Té voulut joindre ses troupes à celles de l’ancien maître dont il avait suivi les leçons en compagnie de Sun-Tsan, pour écraser l’ennemi. Cependant les cinq cents hommes de son village furent les seules forces dont il put disposer. Tséou se retira avec les cinq mille soldats de sa division ; d’abord, les vivres nécessaires n’étaient pas à sa disposition, et puis il ne voulait pas prendre sur lui de faire marcher son monde.

Arrivés au camp de Lou-Tchy, les trois amis devenus frères rangèrent leurs troupes en attendant qu’on avertît le général ; celui-ci les fit entrer dans sa tente où il les reçut avec politesse ; mais quelle fut sa joie, quand il apprit de leur bouche qui ils étaient, ce qu’ils avaient fait déjà, et ce qu’ils voulaient faire encore ! Il choisit Hiuen-Té pour inspecteur de ses propres gardes.

Cependant, le chef de la révolte était là avec cent cinquante mille hommes, et Lou-Tchy ne pouvait leur en opposer que cinquante mille ; quoique plusieurs fois victorieux, il était incertain du succès ; aussi appela-t-il Hiuen Té : « Je vois ici les rebelles rassemblés, lui dit-il ; mais Tchang-Kio n’est pas soutenu par ses deux frères ; ils sont dans le Yng-Tchouen, aux prises avec Hwang-Fou-Song et Tchu-Tsuen. Je vous donne mille hommes, allez à travers le pays recueillir des nouvelles, et, à jour nommé, nous tomberons sur les brigands ! » Hiuen-Té partit en compagnie de Kouan et de Fey, muni d’une lettre, et il s’achemina jour et nuit vers Yng-Tchouen, où se trouvaient Fou-Song et Tchu-Tsuen.

Or, ces deux commandants avaient déjà, à la tête des troupes impériales, livré aux Bonnets-Jaunes un glorieux combat. Ceux-ci, contraints de reculer jusqu’à Tchang-Che, étaient allés camper au milieu de grandes herbes. Hwang et Tchu les tenaient bloqués ; ils résolurent de profiter d’un grand vent pour incendier le camp ennemi : chaque soldat eut ordre d’apporter une charge d’herbe sèche, et le soir, la brise soufflant avec violence, Hwang fit partir en avant quelques hommes choisis qui purent, à la faveur des ténèbres, se glisser près des retranchements et y mettre à la fois le feu en dedans et en dehors ; à la seconde veille de la nuit, l’incendie étant allumé, les deux généraux sortirent avec leurs divisions en battant la charge et se précipitèrent sur les palissades. La flamme montait jusqu’au ciel ; les brigands étaient sans armes, leurs chevaux sans brides ni selles ; dans leur frayeur, ils se mirent à fuir éperdus, et on en fit un massacre qui dura jusqu’au jour.

Tchang-Liang et Tchang-Pao se retiraient avec les débris de leur armée, lorsqu’ils se trouvèrent face à face avec une troupe de cavaliers, portant une bannière rouge, qui leur barra le chemin. Au milieu de leurs rangs paraissait un guerrier haut de sept pieds ; il avait les yeux perçants et les cheveux longs, et remportait autant sur les autres hommes par sa force physique que par les ressources extraordinaires de son esprit. Son nom était Tsao-Tsao, son surnom Meng-Té[13].

Quand éclata la révolte des Bonnets-Jaunes, on le nomma chef d’une division de cavalerie. Cette fois, à la tête d’un corps de cinq mille hommes, cavaliers et fantassins, il venait au secours des généraux attaqués dans le Yng-Tchouen, et ce fut lui que rencontrèrent dans leur fuite les deux armées des rebelles ; il en fit un horrible carnage ; étendards, chevaux, tambours de cuivre, tout tomba en son pouvoir. Liang et Pao ne purent éviter d’être pris qu’en se battant comme des désespérés. Alors Tsao se rendit près des deux commandants impériaux, qui le récompensèrent de sa victoire par des présents ; puis il s’en retourna, joyeux de son succès, tandis que ceux-ci poursuivaient les fuyards.

Cependant, ignorant ce qui se passait, Hiuen-Té et ses deux amis arrivaient à Yng-Tchouen. De loin ils entendent le bruit du combat, ils voient la flamme de l’incendie illuminant les ténèbres ; en toute hâte ils font avancer leurs troupes ; déjà les brigands étaient en pleine déroute. Hiuen-Té se rend près des deux généraux victorieux et leur explique la position difficile de Lou-Tchy. « Liang et Pao n’ont plus ni crédit ni armée, dirent alors les commandants ; ils vont se jeter dans le Kwang-Tsong sur les traces de leur frère Tchang-Kio. Portez-vous sur ce point en grande hâte ; allez, Hiuen-Té, sans perdre un instant ! »

Et le chef des volontaires, prenant congé des généraux, conduit ses troupes sur le territoire de Kwang-Tsong ; mais au milieu du chemin voilà qu’il rencontre trois cents hommes escortant une litière fermée ; il regarde, c’est Lou-Tchy qu’il avait laissé naguère victorieux des rebelles ! Tout épouvanté, il saute à bas de son cheval, il court interroger Lou-Tchy. « Hélas ! répondit le général disgracié, je tenais Tchang-Kio bloqué ; pour la seconde fois, j’allais le battre, quand il a employé contre moi la magie, et je n’ai pu le vaincre. La cour, impatiente de nouvelles, m’avait envoyé un petit eunuque, qui d’abord m’a demandé des présents ; que pouvais-je donner aux favoris de l’empereur ? à l’armée nous manquons d’argent. L’envoyé m’a gardé rancune, il a prétendu dans ses rapports que l’ennemi était facile à écraser dans le Kwang-Tsong, que je suis resté campé sur une hauteur sans combattre, laissant au Ciel le soin de châtier les rebelles ; enfin, que je ne profite pas de l’ardeur des soldats ; bref, Tong-Tcho, général des troupes impériales, me remplace dans mon commandement et je vais rendre compte de ma conduite aux pieds de l’empereur. »

Ce récit indigna Tchang-Fey, le plus violent des trois amis, et il voulait, par un coup de main, délivrer le général sous lequel il avait combattu, mais Hiuen-Té l’arrêta ; la cour allait juger, comment oserait-il intervenir ? et Lou-Tchy continua sa route au milieu de son escorte.

« Puisque Lou-Tchy n’est plus à la tête de ses troupes, puisqu’elles sont commandées par des hommes nouveaux, dit Kouan, nous n’avons plus rien à faire de ce côté ; le mieux est de retourner dans notre canton. — Soit. » répondit Hiuen-Té. Et ils prirent tous les trois le chemin du pays de Yen. Mais depuis deux jours à peine ils étaient en marche, lorsque, derrière une montagne, ils entendent un grand bruit de voix ; la poussière de la mêlée s’élevait jusqu’au ciel. Tous les trois ils s’élancent au galop, gravissent les hauteurs… une division impériale est en pleine déroute, au loin, à travers les monts et les plaines, ils voient flotter la bannière du premier corps d’armée des rebelles. — C’est Tchang-Kio, c’est le général en chef des Bonnets-Jaunes, s’écrie Hiuen-Té ; courons le combattre, » et ils se précipitent, entraînant leurs soldats après eux.

En effet, vainqueur de Tong-Tcho, le généralissime des Bonnets-Jaunes profitait de son avantage et poursuivait les fuyards, lorsqu’il aperçoit un groupe de cavaliers se ruant sur lui à bride abattue de derrière la montagne. Hiuen-Té s’élance à leur tête ; il a ses amis à ses côtés ; Tchang-Kio est battu, refoulé à cinq lieues de là ; Tong-Tcho, dégagé, revient à son camp. « Qui êtes-vous ? demanda-t-il à ses libérateurs, quand ils vinrent le saluer. — Des hommes sans grade, ni titre, répondit Hiuen-Té ; » et là dessus, au lieu de les récompenser, il les traita avec tant de dédain, que Fey, plein de colère, indigné d’une pareille ingratitude après le service rendu, voulait se venger de cette insulte et la laver dans le sang du général impérial. Il ne pouvait, à moins que cela, apaiser sa fureur.


III[14].


Tong-Tcho (son surnom Tchong-Yng) avait acquis quelque gloire en battant les Mongols[15], gagnant ainsi le grade de gouverneur du Ho-Tong et de général ; mais c’était un homme hautain et méprisant. Dans son indignation, Fey voulait le tuer ; Kouan-Yu arrêta son bras, et cet emportement lui attira les reproches de Hiuen-Té. Qu’étaient-ils ? Des hommes sans grade, des volontaires, et Tong-Tcho tenait son rang de l’empereur, qui avait mis sous ses ordres tant d’hommes et de chevaux ! lever la main sur lui serait un acte de rébellion. Mais comme ils avaient juré de vivre et de mourir ensemble, si Fey était décidé à ne pas servir sous Tong-Tcho ils se retireraient tous les trois. Le héros irrité affirma que ce départ calmerait sa colère.

Cette même nuit ils partirent donc pour aller rejoindre Tchu-Tsuen, qui les reçut avec de grands égards ; et, réunissant leurs forces aux siennes, ils l’aidèrent à poursuivre Tchang-Pao, chef du troisième corps de rebelles. De son côté, Tsao-Tsao, déjà revenu de l’expédition dans laquelle nous l’avons rencontré, s’était mis sur les traces de Tchang-Liang avec Hwang-Fou, et il avait complétement battu les Bonnets-Jaunes à Kio-Yang.

Les quatre-vingt-dix mille rebelles commandés par Pao qu’il avait déjà défaits, Tchu les bloqua derrière une montagne à laquelle leur chef venait de les appuyer ; puis il ordonna à Hiuen-Té de se porter à l’avant-garde, et les trois volontaires s’élancèrent au galop. Tchang-Pao détacha contre eux son lieutenant, qui commença l’attaque en brandissant un énorme cimeterre ; mais Fey saisit sa lance, fouette son cheval, et au premier coup le rebelle tombe frappé à mort.

Déjà Hiuen-Té avait engagé le combat et traversé les rangs des rebelles, lorsque Tchang-Pao a recours à la magie ; sans descendre de cheval, il secoue ses cheveux, s’appuie sur son sabre, et tout à coup le vent mugit, le tonnerre gronde, le sable vole, les pierres roulent ; une vapeur noire enveloppe l’horizon, des hommes et des chevaux tombent du ciel. Hiuen-Té lui-même, en pleine déroute, harcelé par le chef rebelle, s’éloigne du champ de bataille, mais Tchu-Tsuen qui le voit venir lui crie : « C’est l’effet de la magie : demain nous aurons notre revanche ! » Et ils se préparent à déjouer les sortilèges des Bonnets-Jaunes.

Dès ce jour-là, Kouan et Fey prirent chacun mille hommes et s’en allèrent se cacher des deux côtés de la montagne, vers le sommet ; cinq cents soldats, arrivés sur la cime, y répandent du sang de porc et de mouton avec des immondices, et restent à leur poste. Le lendemain, Tchang-Pao déploie ses bannières, il bat la charge ; Hiuen-Té revêt sa cuirasse, monte à cheval et se précipite au-devant de lui ; tandis que les deux armées luttent avec courage, Pao emploie les mêmes moyens que la veille, et les mêmes effets commencent à se produire. Hiuen-Té fait semblant de fuir ; le chef ennemi le poursuit jusque derrière le sommet de la montagne ; mais là le canon de signal a retenti ; les cinq cents hommes embusqués avaient répandu sur la terre le sang des animaux immolés ; le charme était rompu, car on vit alors paraître dans les airs des hommes de papier, des chevaux de paille qui tombaient pêle-mêle ; les pierres cessèrent de rouler, le sable de voler.

Furieux de voir ses sortilèges victorieusement repoussés, Pao fit reculer ses troupes derrière la montagne ; mais, dans cette retraite, elles furent attaquées de deux côtés par celles que Kouan et Fey y avaient placées en embuscade. Pendant ce temps, Hiuen-Té et le général Tsuen chargèrent en queue ces rebelles qui furent complétement battus. La bannière que portait Tchang-Pao en fuyant au milieu de ses troupes dispersées (et sur laquelle était écrit le titre pompeux de général de la terre) le trahit de bien loin aux regards de Hiuen-Té ; cet intrépide volontaire le joignit d’assez près pour lui percer le bras gauche d’une flèche, et le brigand, emportant le trait dans la blessure, put se sauver jusque dans les murs de Yang-Tching pour n’en plus sortir. Parmi les vaincus, le nombre des morts s’éleva à trente mille, et on ne put compter ceux qui se rendirent.

Les troupes impériales assiégèrent Yang-Tching, et quelques semaines après Tchu-Tsuen envoya savoir des nouvelles de son collègue Hwang-Fou ; les émissaires rapportèrent qu’il avait obtenu sur le chef de la révolte un avantage signalé. Tchang-Kio avait été défait dans plusieurs rencontres successives. Quand l’ordre de la cour arriva qui ordonnait à Hwang-Fou de détruire entièrement les rebelles, leur généralissime n’existait déjà plus ; son second frère, Tchang-Liang, l’avait enterré avec les habits et le bonnet d’empereur.

Sept fois Hwang mit en déroute ce brigand qui commandait encore une forte armée ; après l’avoir enfin tué à Kio-Yang, il s’empressa d’exhumer le corps du chef des Bonnets-Jaunes, et d’envoyer sa tête à la cour. Un grand nombre d’insurgés était mort dans le combat et cinquante mille d’entre eux avaient déposé les armes. Après cette victoire, Hwang-Fou venait de recevoir le grade de général de cavalerie et le gouvernement la province de Ky-Tchéou. Tous les militaires employés dans cette campagne obtinrent de l’avancement. Tsao-Tsao, chef d’une des divisions impériales, fut nommé vice-gouverneur de la province de Tsy-Nan. Ces nouveaux mandarins étaient déjà partis pour le lieu de leur charge.

Ces nouvelles engagèrent Tchu-Tsuen à pousser le siége avec vigueur. Les deux chefs ennemis perdaient chaque jour de leur autorité depuis la mort de leur frère aîné. Tchang-Liang, serré de près dans la ville, fut assassiné par un des siens qui apporta sa tête au camp de Tchu. Celui-ci, voyant le pays pacifié, se hâta de faire partir un exprès pour la cour afin d’y annoncer le succès de la campagne. Déjà l’empereur délibérait sur le grade par lequel il récompenserait de si grands services, lorsque le bruit se répandit rapidement que dans la province de Nan-Yang, trois disciples de Tchang-Kio (Tchao-Hong, Han-Tchong et Sun-Tchong), sous prétexte de venger sa mort, s’étaient mis à la tête de cent mille hommes et commettaient toute sorte de brigandages.

Le grand conseil fit comprendre à l’empereur que Tchu-Tsuen ayant déjà soixante mille hommes sous ses ordres, il fallait le charger de châtier les rebelles. Le souverain suivit ce conseil, et bientôt, d’après ses instructions, le général victorieux ayant rassemblé tout son monde se portait vers Hiuen-Tching, centre de cette nouvelle insurrection. Han-Tchong, envoyé en avant par Tchao-Hong, était prêt à commencer l’attaque ; il attendait Tchu-Tsuen avec ses soldats rangés en bon ordre dans une plaine, ce qui détermina celui-ci à faire cerner la ville du côté du sud et de l’ouest par les trois chefs de volontaires. Ceux-ci chargèrent en battant le tambour, de sorte que Han-Tchong, resté dans la plaine, accourut sur le point menacé, avec ses meilleurs soldats ; depuis le matin jusqu’au milieu du jour Hiuen-Té lutta contre eux, mais les rebelles ne reculaient pas.

Alors, ce fut vers les côtés nord et est de la ville que Tchu se lança avec deux mille hommes de troupes réglées sur lesquelles il pouvait compter ; les brigands, forcés de se retirer, abandonnèrent précipitamment les deux points qu’ils avaient voulu secourir ; Hiuen-Té les prit à revers, les tailla en pièces, et à peine se furent-ils jetés en désordre dans la ville, que Tchu fit quatre divisions de ses troupes pour mieux les assiéger.

Les vivres manquaient dans la place ; un parlementaire vint au nom du chef des rebelles proposer une capitulation, qui fut rejetée malgré les conseils de Hiuen-Té. « Si Kao-Tsou, chef de la dynastie des Han (et c’était un de mes ancêtres), parvint à l’empire, disait-il, c’est qu’il savait tendre la main à ceux qui se rendaient, accueillir ceux qui faisaient leur soumission ; pourquoi ne pas l’imiter ? — L’exemple que vous citez s’applique mal à la circonstance présente, répondit Tchu ; le Ciel ne fait pas naître deux fois les mêmes événements ! À la fin du règne du dernier des Tsin, après l’usurpation de Pa-Wang, l’Empire était en proie à l’anarchie ; le peuple ne savait à qui obéir, on devait le gagner par la clémence en accueillant la soumission des vaincus. Mais aujourd’hui, l’Empire n’est pas divisé, les Bonnets-Jaunes sont seuls en révolte ; leur accorder une capitulation, ce n’est pas s’attirer les gens de bien ; c’est laisser tout l’avantage aux brigands, et ouvrir une nouvelle carrière à leurs excès ; tandis que s’ils succombent, ils n’ont plus qu’à déposer les armes ; croyez-moi, c’est une mauvaise idée que d’abonder ainsi dans leur manière de voir. — Prenez-y garde, reprit Hiuen-Té ; nous les tenons cernés dans cette ville comme dans un cercle de fer ; si on rejette leurs propositions ils combattront en désespérés ; rien ne peut résister à dix mille soldats se levant comme un seul homme, et dans ces murs il y en a bien des fois dix mille, résolus à vaincre ou à mourir ! Ne vaut-il pas mieux retirer nos troupes d’un côté de la ville, attaquer par l’autre ? les rebelles abandonneront la place ; le cœur leur manquera pour combattre, et nous pourrons les prendre au passage. »

Ce dernier avis fut adopté ; les assiégeants cessèrent de cerner la ville du côté de l’est et du sud, pour se porter tous vers la partie opposée ; l’un des trois chefs insurgés, Han-Tchong, se retira en fuyant ; Tchu le poursuivit avec ses trois divisions, le défit et le tua lui-même à coups de flèches : mais pendant que cette armée était en pleine déroute, survinrent les deux autres chefs rebelles qui assaillirent les troupes impériales ; Tchu battit même en retraite devant les forces supérieures de Tchao-Hong, et celui-ci profita de cet avantage pour rentrer dans la ville de Hiuen-Tching.

Campé à trois lieues des remparts, Tchu-Tsuen voulait retourner au combat, lorsque dans l’est il aperçut un groupe de cavaliers qui venait vers lui. À leur tête marchait un homme vigoureux, au visage large, nerveux comme un tigre et musculeux comme un ours. Il se nommait Sun-Kien[16].

À l’époque d’une précédente révolte suscitée par Hu-Tchang, de Oey-Ky (lequel prenait le titre de Hwang-Ty, empereur auguste), il avait, de concert avec le général de cavalerie du canton, rassemblé mille jeunes gens, rejoint les troupes de la province, attaqué le chef des insurgés et tué son fils. Cet exploit, mis sous les yeux de l’empereur par le vice-roi, lui avait mérité le grade plus important de sous-gouverneur de plusieurs districts. Cette fois, à l’apparition des Bonnets-Jaunes, il avait recueilli sous ses drapeaux les jeunes hommes des villages et les marchands ; cette levée, jointe aux troupes réglées de la province, formait un contingent de quinze cents hommes ; il les amenait précisément à Tchu-Tsuen, qui, trop heureux de la rencontre, le détacha vite avec l’ordre d’attaquer la porte sud de la ville : lui-même il devait menacer celle de l’ouest, et Hiuen-Té celle du nord, tandis que la quatrième resterait libre pour engager l’ennemi à fuir.

Dès ce jour là Sun-Kien, le premier à l’assaut, avait tué vingt brigands ; tout fuyait en désordre sous ses pas, quand l’un de leurs chefs, Tchao-Hong, se précipite sur lui au galop et le harcèle ; mais du haut des remparts Sun, d’une main robuste, lui arrache sa lance et le renverse ; puis monté sur le cheval de son ennemi vaincu, il retourne jeter l’épouvante au milieu des rebelles. Leur dernier chef, Sun-Tchong, sort par la porte du nord ; là, il rencontre les volontaires, et ses troupes découragées ne songent plus qu’à fuir : il tombe lui-même percé d’une flèche qu’a lancée Hiuen-Té ; le gros de l’armée impériale se jette sur ses pas et porte le carnage dans les rangs dispersés. Une multitude de rebelles fut massacrée par les troupes victorieuses ; ils jetaient bas les armes par milliers.

Du côté de Nan-Yang, une grande étendue de pays se trouvait pacifiée, et Tchu-Tsuen retourna dans la capitale. Pour prix de ses services l’empereur lui donna le rang de chef d’un corps de cavalerie, avec le titre de vice-roi du Ho-Nan (résidence importante par le siége d’une cour) ; il fit un rapport favorable sur la belle conduite de Sun-Kien et de Hiuen-Té ; mais le premier fut seul récompensé et élevé au grade de général de cavalerie ; il fit donc ses adieux à Hiuen-Té qui n’avait pas comme lui des amis particuliers à la cour.

Cependant, depuis des semaines, mécontents de ne rien obtenir, les trois frères, les trois chefs de volontaires se promenaient au hasard dans les rues de la capitale ; un des membres du grand conseil, Tchang-Kun, passait un jour dans son char ; ils l’accostent et lui exposent leurs griefs. Aussitôt, Kun va trouver l’empereur, et, dans son indignation, il s’écrie : « Sire, ce sont vos dix favoris qui ont causé l’insurrection des Bonnets-Jaunes ; ils vendent les places ; ils oppriment le peuple ; ils ne servent que leurs amis et ne punissent que leurs ennemis. Par eux, l’Empire est plein de troubles ; détruisez-les, Sire ; suspendez leurs têtes aux portes du palais, afin que tout le monde les voie. À ceux qui ont le plus mérité accordez les plus grandes récompenses, les plus importants emplois ; alors d’un bout à l’autre de l’Empire la paix sera rétablie ! »

« Tchang-Kun a menti en face de Votre Majesté, s’écrièrent les dix favoris ; Sire, ordonnez à vos gardes de le chasser de votre présence. » Dans son trouble le conseiller était tombé aux pieds de l’empereur ; mais le prince dit aux eunuques : « Ceux qui ont détruit les Bonnets-Jaunes ont assurément bien mérité, et ils n’ont rien obtenu ! c’est l’indignation causée par une pareille injustice qui a porté Tchang-Kun à s’oublier dans ses paroles. Donc, faites l’appel des familles ; compulsez les registres où les noms sont écrits, et que parmi ceux qui sont dignes de nos faveurs, aucun désormais n’en soit privé. » Hiuen-Té, nommé gouverneur militaire du district de Ngan-Hy (dans le Tchong-Chan, province de Ting-Tchéou), dut se rendre au plus vite au lieu de sa résidence.

Il licencia donc les troupes qui l’avaient accompagné, ne gardant près de lui que ses deux amis avec une vingtaine d’hommes. Un mois après son arrivée dans le district, les affaires étaient parfaitement réglées ; il administra ses subordonnés avec le plus strict désintéressement ; de bandits qu’ils étaient, les habitants devinrent des citoyens paisibles. Kouan et Fey ne quittaient pas le gouverneur ; il partageait avec eux sa table et son logement ; quand il assistait à quelque réunion, ils se tenaient debout à ses côtés, sans le quitter un instant.

Mais quatre mois à peine s’étaient écoulés, et déjà Hiuen-Té apprit que tous les militaires récompensés de leurs services récents, par des grades, venaient d’être rayés de la liste ; et se doutant bien qu’une pareille disgrâce le menaçait lui-même, il alla voir à son passage le magistrat chargé d’inspecter les gouverneurs. Mettant pied à terre avec une politesse empressée, il le salua ; mais pour toute réponse celui-ci, toujours à cheval, lui fit signe avec son fouet de retourner là d’où il était venu. Kouan-Kong étouffait de colère ; il voulait éclater, la crainte cependant l’arrêta, ainsi que Tchang-Fey, qui avait peine à se contenir.

L’inspecteur était descendu à l’Hôtel-des-Postes ; quand il fut assis sur son siége, Hiuen vint se placer humblement devant lui comme un suppliant ; mais le mandarin le laissa bien une heure dans cette posture, et lui dit : « Qui êtes-vous, commandant, quelle est votre famille ? — Je descends de Tsing-Wang de Tchong-Chan, répondit Hiuen ; j’ai gagné mon grade par trente combats contre les Bonnets-Jaunes. » Ces paroles irritèrent le mandarin : « Vous prétendez faussement être allié à la famille impériale, s’écria-t-il ; vous êtes un homme vain, vos services sont fort médiocres ; dès aujourd’hui j’adresse une requête à Sa Majesté ; je veux vous interroger, vous et vos pareils, afin de mettre hors d’emploi les mandarins prévaricateurs et les administrateurs infidèles. »

La réponse de Hiuen-Té fut pleine de modération ; de retour chez lui il consulta le greffier : « Des présents, disait celui-ci ; il faut des présents à l’inspecteur ; c’est un homme puissant ! — Mais, répondit Hiuen-Té, je n’ai pas détourné un taël des impôts, où trouverais-je de quoi faire des présents ? » Le lendemain, l’inspecteur appela les employés du tribunal et les força de rédiger une requête contre Hiuen-Té, l’accusant d’opprimer le peuple et de l’accabler d’exactions. En vain celui-ci demanda-t-il à s’expliquer devant l’inspecteur, la porte lui fut fermée ; il s’en retourna donc le cœur gros par les rues de la ville.

Cependant son frère adoptif, Tchang-Fey, après avoir un peu bu, se dirigeait à cheval du côté de l’Hôtel-des-Postes, quand il aperçut une soixantaine de vieillards qui sanglotaient, rangés tous devant la porte. « Qu’y a-t-il ? s’écrie Fey. » Et ils lui répondirent : « Le greffier a cédé aux menaces du grand mandarin qui veut perdre notre gouverneur, et nous pleurons ici parce qu’on nous refuse la permission d’entrer et de déposer en sa faveur ; les portiers nous ont même repoussés avec des coups ! »

Plein de colère, Fey roule des yeux terribles, grince des dents et saute à bas de son cheval en se précipitant vers l’hôtel ; à sa vue les sentinelles fuient épouvantées. Il court jusque dans la salle du fond, où le mandarin, dans l’exercice de sa charge, était assis sur son siége ; renversant les employés du tribunal, il interpelle l’inspecteur d’une voix terrible : « Brigand qui tyrannisez le peuple, me reconnaissez-vous ? » Celui-ci se lève précipitamment, appelle les gens de sa suite, mais déjà Fey, qui l’a saisi par les cheveux, l’entraîne hors du palais ; là il le lie au piquet qui sert à attacher les chevaux, et arrachant des branches de saule bien flexibles, il veut lui en appliquer au bas du dos deux cents coups.

Il avait déjà rompu dix baguettes sur le mandarin, quand par hasard Hiuen-Té, qui passait par là tout attristé, entend le tumulte à la porte de l’hôtel et en demande la cause : « C’est votre frère adoptif, lui répond-on, qui fustige un homme devant le palais. » Il y court, et voit Fey qui, éclatant en invectives contre l’inspecteur lié au poteau, le rouait de coups.

« Et pourquoi ce châtiment ? demanda Hiuen. — Parce que, répondit Fey, c’est un bandit ; il tyrannise le peuple, et je veux le frapper jusqu’à ce qu’il en meure. »

Tout meurtri, le mandarin suppliait Hiuen-Té de lui sauver la vie ; et celui-ci, plein d’humanité, ordonna bien vite à Fey d’arrêter son bras. Mais Kouan-Yu qui l’accompagnait s’écria : « Notre frère a acquis de grands mérites et on ne lui a accordé que le gouvernement d’un district : voilà que ce mandarin le traite avec le dernier mépris ! Il me semble pourtant que la ronce des bois n’est pas la branche sur laquelle il convient au phénix de se poser ! il faut tuer cet inspecteur arrogant, quitter l’emploi et retourner dans notre pays pour y méditer d’autres grandes entreprises. »

À ces mots, Hiuen-Té détachant de son cou le sceau, signe du pouvoir, le suspendit à celui du mandarin châtié, en lui disant avec reproche : « Bandit qui opprimez vos subordonnés, vous mériteriez d’avoir la tête tranchée, mais je vous fais grâce ; reprenez les insignes d’un pouvoir auquel je renonce ; je retourne sous mon toit. » Et le soir même, les trois amis se mettaient en route pour le Tcho-Kun ; le peuple de la ville avait délié le mandarin.

Averti par le magistrat flagellé de cette audacieuse incartade, le gouverneur de la province porta l’affaire devant le tribunal de la capitale, sans oublier d’envoyer des recors à la recherche de Hiuen, de Fey et de Kouan. Mais, dans cette circonstance difficile, les trois frères placèrent leurs familles sur un char et s’enfuirent jusque dans le Tay-Tchéou ; là ils se présentèrent à Liéou-Kouey qui, par égard pour un descendant des Han, accueillit Hiuen-Té et le cacha dans sa maison.


CHAPITRE II.


Mort de l’empereur Ling-Ty ; massacre des eunuques.


I.[17]


[Année 184 de J.-C.] Cependant le pouvoir des eunuques allait croissant ; quiconque ne pliait pas devant eux était sacrifié ; deux des plus influents, Tchao-Tchong et Tchang-Jang, envoyèrent demander des présents aux généraux qui avaient triomphé de la rébellion des Bonnets-Jaunes, et ceux qui refusèrent d’acheter leurs bonnes grâces furent accusés et perdus. Hwang-Fou et Tchu-Tsuen se trouvèrent dans ce cas ; pour n’avoir pas voulu se soumettre à ces exigences, ils se virent dénoncés comme des généraux sans mérite et d’effrontés imposteurs au jeune monarque qui les destitua et conféra leurs grades militaires au calomniateur Tchao-Tchong. Tchang-Jang et treize autres de ces favoris obtinrent le titre de princes de second rang. Tchang-Ouen, directeur des travaux publics de l’Empire, fut nommé chef des gardes ; Tsouy-Lie, général de l’infanterie. Ils durent aux liaisons qu’ils avaient avec les dix eunuques, d’occuper les trois principales charges de l’État. Aussi Tchang-Kiu se révolta-t-il dans le pays de Yu-Yang, et Tchang-Chun du côté de Tay-Chan. Le premier prit même le titre d’empereur, le second celui de général en chef des armées. Dans la province du Ho-Nan, Ngéou-Sing se souleva ; de toutes parts les mécontents se levaient comme des essaims d’abeilles ; et comme la neige pleuvaient les nouvelles dépêches qui annonçaient au prince les malheurs de l’État ; mais les dix favoris cachaient ces requêtes à l’empereur et lui faisaient croire que la Chine jouissait du repos le plus complet.

Un jour, cependant, ce souverain aveuglé, étant à se réjouir dans un parc retiré avec ses favoris, un grand du royaume, le moniteur impérial Liéou-Tao, pénétra jusqu’au milieu du groupe en poussant des gémissements, et quand l’empereur lui demanda la eau e de sa douleur, il répondit : « Sire, du matin au soir la dynastie des Han est entourée de périls, et vous restez à boire avec vos favoris ! — Mais, reprit le monarque, l’empire est depuis longtemps tranquille ; quel danger signalez-vous ? — Des révoltes qui éclatent de toutes parts et ruinent le pays : vos favoris en sont la cause, ils corrompent les magistrats et oppriment le peuple ; le souverain est circonvenu, son autorité anéantie ; les honnêtes gens désertent la cour, de grands malheurs se préparent ! »

La tête nue et pleurant, les eunuques s’étaient jetés aux pieds de l’empereur : « Sire, les grands mandarins en veulent à notre vie, dirent-ils, et nous devons tous périr ! permettez au moins qu’ayant sauvé nos jours, nous nous retirions dans nos terres, et nous sacrifierons nos revenus aux besoins de l’armée qui combattra vos ennemis. »

« Mais vous, dit alors l’empereur au moniteur Liéou-Tao, vous avez aussi des amis, pourquoi vous acharner contre ces pauvres courtisans qui me sont si chers ? » Et se retournant vers ses gardes : « Emmenez-le, cria-t-il, et qu’il soit décapité. » À ces mots, Liéou-Tao répondit : « Je sais mourir sans peur ! Hélas ! l’empire est resté quatre siècles aux mains des Han, et dans un jour la dynastie doit périr ! »


II.[18]


Les gardes allaient obéir, quand un grand dignitaire leur ordonna de lâcher Tao : « Ne mettez pas la main sur lui, leur cria-t-il ; attendez que j’aille parler à Sa Majesté. » Celui qui s’exprimait ainsi, c’était le général de l’infanterie Tchin-Tan ; il alla droit au prince lui demander quel crime avait commis le moniteur impérial.

« Son crime, reprit l’empereur, c’est d’avoir calomnié les officiers de mon palais, d’avoir parlé avec fierté et insolence devant le trône. — Sire, dit à son tour Tchin-Tan, tout le peuple a faim de la chair de ces dix courtisans, et vous leur témoignez un respect, un amour filial ! Cela est-il juste ? Ces vils eunuques sans talents ni mérites, vous les nommez princes ! L’un d’eux, d’ailleurs, n’avait-il pas eu des intrigues avec les rebelles ? ils aiment à voir des séditions dans l’empire ; prenez-y garde, la dynastie des Han s’écroule ! — Le crime de celui que vous accusez, de ce Fong-Su, n’a pas été clairement prouvé, reprit Ling-Ty, et sur le nombre n’y a-t-il pas de fidèles serviteurs ! »

Frappant la terre de son front, Tchin-Tan continuait ses remontrances, mais l’empereur irrité le fit jeter en prison avec Liéou-Tao. Les courtisans prirent leurs mesures pour les faire mourir cette même nuit.

L’eunuque Tchao-Tchong (devenu ministre de la guerre) envoya à Sun-Kien le grade de gouverneur militaire de Tchang-Cha avec l’ordre de châtier Ngéou-Sing, qui avait levé l’étendard de la révolte dans cette contrée. En moins de deux mois tout le Kiang-Hia étant pacifié, Sun-Kien fut nommé prince de Ou-Tching ; l’ancien gouverneur de Su-Yen, Liéou-Yen, vice-roi de Y-Tchéou, pour qu’il battît les rebelles du Sé-Tchéou. De son côté, Liéou-Yu, devenu vice-roi de Yeou-Tchéou, leva des troupes dans le Yu-Yang pour apaiser la révolte de Tchang-Kiu qui avait pris le titre d’empereur ; c’était un homme violent qui menait ses soldats à coups de fouet. Un complot fut formé dans sa tente par cinquante d’entre les siens ; les conjurés l’ayant assassiné, coupèrent sa tête et la portèrent au camp impérial. Le reste des insurgés fit sa soumission. Tchang-Chun, frère de l’usurpateur, se pendit, et les troubles cessèrent dans toute la contrée.

Liéou-Yen, à peine arrivé dans le Se-Tchouen, vit les rebelles mettre bas les armes ; il ouvrit les greniers publics et le trésor du chef-lieu pour faire d’abondantes aumônes au peuple, qui s’apaisa aussitôt. Dans cette campagne nous voyons reparaître Hiuen-Té qui, appelé par son ancien ami Liéou-Yu au grade de commandant du corps d’avant-garde, livra pendant plusieurs jours de grands combats aux insurgés, et finit par jeter au milieu d’eux un découragement qui causa le soulèvement des soldats et la mort des deux chefs. L’empereur, oubliant le châtiment public infligé par lui au mandarin inspecteur, daigna le récompenser de ses services en lui conférant divers grades successifs ; sur la recommandation pressante de Liéou-Yu, il lui accorda enfin celui de général de cavalerie, et de commandant militaire du district de Ping-Youen, dans lequel il y avait des vivres abondants ; de sorte que l’armée se remettant de ses fatigues, parut brillante comme aux anciens jours. Quant à Liéou-Yu, qui avait glorieusement rétabli l’ordre dans le pays confié à son autorité, l’empereur le fit ministre d’État. Ainsi, Liéou-Yen et lui accomplirent la mission dont on les avait chargés[19].

[Année 190 de J.-C.] Cependant la 6e année Tchong-Ping, au 4e mois, à l’été, l’empereur Ling-Ty se trouvant gravement malade, fit appeler le général en chef de ses armées, Ho-Tsin, pour régler avec lui les affaires de la succession au trône ; ce Ho-Tsin avait un jeune frère, Ho-Miao, qui était intendant du palais. Ils sortaient d’une pauvre famille de bouchers, mais leur sœur cadette, ayant été admise au harem en qualité de concubine de l’empereur, lui avait donné un fils nommé Pien, héritier présomptif, alors âgé de dix ans. La favorite devint par là impératrice, et Ho-Tsin, oncle maternel du futur empereur, jouissait du plus grand crédit. Wang-Mei, autre femme de Ling-Ty, lui ayant également donné un fils nommé Hie, Ho-Heou (sœur de Ho-Tsin), en fut jalouse, et l’empoisonna. L’enfant orphelin, adopté dès lors par Tong-Heou (autre femme du sérail), était particulièrement aimé de l’empereur, qui voulut le faire monter sur le trône après lui. Il n’avait que neuf ans. Les eunuques connaissaient les intentions du prince mourant, aussi lui conseillaient-ils (par la voix de Kien-Chy, l’un d’eux) de faire périr Ho-Tsin afin de couper court à bien des inquiétudes. L’empereur, trop faible pour résister, faisait appeler son général en lui tendant un piège, mais quand Ho-Tsin parut aux portes du palais, Py-Yn, commandant de la cavalerie, lui dit tout bas : — N’entrez pas, l’eunuque Kien-Chy veut vous tuer ! »

Tout épouvanté, Ho-Tsin retourne précipitamment dans sa maison, assemble les grands mandarins et veut anéantir les eunuques, mais un des assistants l’arrête : « Les eunuques sont puissants, depuis les temps de Tchong-Ty et de Tchy-Ty (21e et 22e empereurs de la dynastie des Han) ; leur autorité a poussé des racines solides et appuyées sur plus d’un point ; les détruire est une difficile entreprise. Si on dévoile ce projet, combien de familles vouées à une perte certaine ! il faut de la circonspection, de la prudence. » Ho-Tsin regarde, et apercevant Tsao-Tsao, l’intendant des armées, qui venait de prononcer ces paroles, il lui crie : « Et vous, homme de rien, est-ce que vous entendez quelque chose aux grandes affaires de l’État ? » Et pendant que l’assemblée discutait sans rien résoudre, Py-Yn entra ; il annonçait que l’empereur venait d’expirer dans la salle dite Kia-Té (de la vertu excellente). — Ling-Ty était mort à trente-quatre ans.

« Les eunuques délibèrent, ajouta Py-Yn, et Kien-Chy à leur tête ; ils cachent la mort du souverain ; ils feignent un ordre de sa part pour attirer Ho-Tsin dans le piége, et se débarrasser de lui, faisant ainsi cesser l’inquiétude qu’il leur inspirerait dans l’avenir ; c’est Hie qu’ils veulent mettre sur le trône. Il parlait encore quand l’ordre arriva qui appelait Ho-Tsin près du prince déjà mort. « Nommons d’abord un empereur, dès aujourd’hui, dit vivement Tsao-Tsao, et après nous songerons à exterminer ces bandits. — Et qui se joindra à nous dans cette difficile entreprise, demanda Ho-Tsin ? » Au même instant un officier proposa de forcer les portes du sérail avec cinq mille soldats d’élite. On choisirait le successeur de Ling-Ty, on massacrerait les eunuques, et une fois la cour purgée de ces dix favoris, la paix serait rétablie dans l’Empire !

Celui qui parlait ainsi était un personnage remarquable dont les gestes et l’allure respiraient un certain air d’autorité ; supérieur parmi les gens de guerre, il savait honorer le talent et la vertu chez les lettrés ; aussi beaucoup d’entre ces derniers étaient sous son patronage. Depuis quatre générations, les trois grandes dignités avaient été remplies par des membres de sa famille ; il comptait parmi ses clients d’anciens magistrats. Né dans le Jou-Yang (province de Jou-Nan), petit-fils de Youen-Ngan, général d’infanterie, son nom était Youen-Chao, son surnom Pen-Tsou ; il avait le rang d’ordonnateur du palais.

Cet avis plut à Ho-Tsin ; il demanda bien vite les cinq mille soldats de la garde du souverain que Chao fit entrer, armé lui-même du casque et de la cuirasse ; alors accompagné de son frère et d’une trentaine des principaux mandarins, Ho-Tsin pénétra dans le palais réservé. Là, devant le corps inanimé de l’empereur, l’héritier présomptif Heou-Pien est proclamé et reconnu par tous les dignitaires présents. Après cette cérémonie, Chao s’enfonce dans le harem pour se saisir de Kien-Chy ; mais l’eunuque rusé avait rassemblé des troupes. Acculé au fond du palais, il essaie en vain d’arrêter son adversaire qui, d’un coup d’épée, le blesse mortellement ; il veut fuir, Chao le poursuit jusque dans le jardin. Là un autre eunuque (Kao-Cheng), sortant de derrière l’enclos, achève Kien-Chy, lui coupe la tête et s’esquive ; les soldats du palais qui avaient suivi le courtisan se rendirent aussitôt.

« Tous ces eunuques conspirent ensemble, dit Youen-Chao à Ho-Tsin ; il faut les exterminer ! » Mais déjà Tchang-Jang (le plus habile d’entre eux) se voyant dans une position à peu près désespérée, était allé implorer Ho-Heou (la sœur du général en chef, la mère de celui qu’ils avaient tenté d’exclure du trône) : « Un seul de nous avait médité la perte de votre frère, dit-il, un seul, c’était Kien-Chy ! en quoi sommes-nous ses complices ? Et voilà que, cédant aux instances de Youen-Chao, Ho-Tsin veut nous faire périr ! ayez pitié de nous, princesse ! » Et il versait un torrent de larmes.

La princesse lui promit sa protection, et faisant appeler son frère, elle lui dit à voix basse, quand il entra : « Vous et moi nous n’étions rien ; sans Jang et ses collègues, serions-nous aujourd’hui élevés aux premiers rangs dans l’Empire ! Un d’entre eux s’est montré pervers, et il a expié son crime. Mais quoi ! vous cédez à ceux qui vous demandent la mort des autres eunuques ! non, ce serait commettre une faute qui ternirait votre mémoire, une mauvaise action qu’il faut vous garder d’accomplir ! » Et gagné par les paroles de sa sœur, Ho-Tsin chercha à entraîner les autres mandarins ; il voulait faire périr, non tous les eunuques, mais la famille de celui qui avait cherché à l’entraîner dans le piége ; quant aux autres, à quoi bon les détruire ? Mais Youen-Chao criait toujours : « Si vous ne coupez pas l’herbe jusqu’à sa racine, un jour nous-mêmes nous serons exterminés ! — Et moi, dit violemment Ho-Tsin, j’ai une résolution arrêtée ; si vous parlez encore, c’est votre tête que je ferai couper !… » L’assemblée fut bientôt dissoute ; le lendemain la princesse nomma son frère président des six cours suprêmes, et elle se chargea de nommer aux emplois et aux magistratures.

Cependant, l’autre veuve de Ling-Ty, Tong-Heou, délibérait avec Tchang-Jang et le reste des eunuques. « Cette petite sœur du général en chef, disait-elle, c’est moi qui l’ai faite ce qu’elle est ; aujourd’hui son fils est proclamé empereur, les grands et les mandarins du palais se déclarent pour elle corps et âme ! son autorité grandit outre mesure, et moi, que vais-je devenir ? — Madame, répondit l’eunuque Jang, il faut monter sur le trône, abaisser le paravent impérial, régner par vous-même. Faites votre fils empereur ; votre frère Tong-Tchong, devenu le plus proche parent du souverain (à la place de Ho-Tsin), sera le premier des mandarins ; il aura l’armée sous sa dépendance ; qu’il nous élève aux grandes dignités, avec l’armée sous nos ordres, nous sommes les maîtres dans l’Empire, et bientôt nous pouvons ruiner le crédit de nos rivaux ! »

Cette proposition fut adoptée avec empressement par Tong-Heou ; elle suivit en tous points les avis de l’eunuque ; éleva son fils à l’Empire sous le nom de Tchin-Liéou-Wang et mit sous le commandement de son frère Tong-Tchong la cavalerie des provinces. En moins de deux mois elle avait ressaisi l’autorité ; rien ne se faisait que par ses ordres. Mais la sœur de Ho-Tsin se voyant supplantée par sa rivale, fit préparer un grand festin ; Tong-Heou fut priée de sortir de la retraite dans laquelle sa dignité la retenait, et elle parut au banquet. Alors, vers le milieu du repas, Ho-Heou se leva, une coupe à la main, salua la princesse et dit : « Nous autres femmes, il ne nous appartient ni de trôner ni de gouverner ; jadis l’impératrice Liu-Heou s’empara du pouvoir, et trois mille personnes des grandes familles furent égorgées ; restons donc au fond du sérail, c’est notre place. Que les grandes affaires de l’État soient confiées aux mandarins respectables par l’âge et le rang ; que ce soient eux qui dirigent le conseil et agissent ; alors l’Empire sera heureux. Profitez de l’avis que je vous donne !

— « Vous avez empoisonné la mère de mon enfant adoptif, femme jalouse et envieuse ! répondit Tong-Heou avec colère ; aujourd’hui que votre fils est empereur, et que Ho-Tsin votre frère est au pouvoir, vous osez prononcer des paroles de haine et de discorde ! eh bien, je demanderai à mon frère, le chef des troupes provinciales, d’aller me chercher la tête de votre frère à vous, et je serai obéie aussi vite que la parole ! — Quoi ! reprit Ho-Heou furieuse, aux propos gracieux que je vous adresse, vous répondez par de grossières invectives ! — Femme de rien, fille d’un boucher, interrompit Tong-Heou, que savez-vous faire ?… »

Les deux femmes de l’empereur défunt se renvoyant les injures, les eunuques les exhortèrent à rentrer chacune dans leur demeure, au fond du harem. La nuit, Ho-Heou fit appeler son frère pour lui raconter les scènes qui avaient troublé le festin. Celui-ci s’entoura des trois grands dignitaires, et de concert avec eux, dès le lendemain, il déclara Tong-Heou rebelle aux lois de l’Empire, devant la cour réunie. Il exposa que la princesse avait envoyé des agents soutirer l’or et les richesses des provinces ; et plutôt que de gouverner, que de dicter des ordres à l’Empire, elle devait songer à se retirer paisiblement à Ho-Kien ; le jour de son départ fut même fixé. D’un côté on se mit en mesure de la faire sortir du palais pour la conduire au lieu de sa retraite forcée, et de l’autre on envoya cerner avec trois mille hommes la demeure de Tong-Tchong, chef des troupes provinciales, frère de la princesse, et le forcer à déposer le sceau qu’il portait au cou. Tong se voyant perdu alla se donner la mort au fond de son palais ; les gens de sa maison poussèrent de grands cris, et les soldats de sa suite se dispersèrent.

Le parti de la princesse Tong-Heou était désespéré ; les deux principaux eunuques, Tchang-Jang et Touan-Kouey, le sentirent et ils cherchèrent, à force de présents en or, en argent, en pierres précieuses, à se concilier le jeune frère et la mère de Ho-Tsin. Matin et soir, ils étaient auprès de Ho-Heou, la mère du prétendant, palliant avec de belles paroles leur astucieuse conduite, et ils firent si bien qu’ils rentrèrent dans ses bonnes grâces. Six mois après Ho-Tsin empoisonna la rivale de sa sœur, Tong-Heou, dans le pays de Ho-Kien, et son corps, transporté à la cour, fut enseveli à Wen-Liang, dans les sépultures impériales. Les dix eunuques étaient de nouveau maîtres du pouvoir.

Cependant, le général en chef, Ho-Tsin (qui prétextait une maladie pour ne pas sortir et ne pas assister aux cérémonies funèbres), reçut la visite de l’ordonnateur du palais, Youen-Chao, dont le cri était toujours : « Mort aux eunuques ! Car, disait-il, ils sèment au dehors des bruits dangereux, ils vous accusent d’avoir fait périr la rivale de votre sœur ; cherchant dans ce meurtre l’occasion et le prétexte de tenter un grand coup. Ne pas les exterminer, ce serait se préparer de sérieuses calamités pour l’avenir. La tentative faite dix ans auparavant par Téou-Wou et les autres a échoué, il est vrai, mais par l’effet d’une trahison ; cette fois vous avez sous vos ordres, sous les ordres de votre jeune frère, une troupe de héros ; il vous suffit de dire un mot et les eunuques vont périr ! voilà le moment favorable, profitons de l’occasion que le Ciel nous envoie ! »

Le général voulait réfléchir, et déjà des espions avaient rapporté toute cette conversation à l’eunuque Jang, qui courut vers Ho-Miao (frère de Ho-Tsin) et lui fit accepter les riches présents dont nous avons déjà parlé. À son tour, Miao intercéda pour les favoris près de sa sœur : « Notre frère, disait-il, général et ministre d’un empereur bien nouvellement élu, ne cherche guère à pacifier l’Empire par une conduite pleine d’humanité et de clémence, il ne pense qu’à tuer, et c’est là le moyen de mettre en péril la dynastie ; au moment où l’Empire est tranquille, il veut à toute force détruire les dix eunuques ; n’est-ce pas là susciter de grands troubles dans l’État ? »

La princesse approuva les représentations de son jeune frère ; aussi, quand l’aîné, Ho-Tsin, entra en s’écriant : « C’en est fait, je veux anéantir les eunuques ! » elle lui répondit : « Ces gens-là ont toujours administré l’intérieur du palais ; c’est un antique usage à la cour des Han. L’empereur défunt vient de vous laisser l’Empire à régir, et vous voulez la mort de ses anciens serviteurs ; est-ce là respecter les souverains qui nous ont précédés ! »

Malgré sa grande réputation, au fond, Ho-Tsin était d’un caractère faible et irrésolu ; il sortit sans avoir rien répondu. Youen-Chao l’aborda et lui dit : « Eh bien ! où en est la grande affaire ? — La princesse ne veut pas, je ne sais trop si je dois… répliqua Ho-Tsin. — Puisqu’il en est ainsi, interrompit Youen-Chao, je vais rassembler de toutes parts des hommes de cœur, amener des troupes dans la capitale, en finir moi-même avec ces brigands ; que la princesse y consente ou non, l’affaire sera faite, il n’y aura plus à y revenir ! — Tant mieux, dit alors Ho-Tsin, j’éviterai par là de me mettre en opposition directe avec ma sœur. »

L’ordre allait être donné d’appeler les troupes ; mais tout à coup parut le gardien des archives qui s’écria : « N’en faites rien, n’en faites rien ! — Et pourquoi ? — Parce que le proverbe dit : Si vous vous bouchez les yeux pour prendre un oiseau, vous vous prendrez vous-même au filet ; si dans les petites choses il ne faut pas s’embrouiller, à plus forte raison dans les grandes ; et dans le cas présent vous perdez la tête. En vous y prenant ainsi pour détruire les eunuques vous allumerez un immense incendie par lequel vous serez vous-même consumé. D’ailleurs, aujourd’hui, l’autorité est entre vos mains, vous êtes maître des troupes, et c’est le grand point. Gardez la majesté du dragon qui vole dans les airs, du tigre qui court dans la montagne. Au lieu de châtier, montrez seulement l’autorité foudroyante dont vous êtes revêtu, alors le Ciel secondera vos desseins, et les hommes obéiront. Si vous appelez aux armes les grands vassaux feudataires, si vous les tournez contre ce palais, quand tous ces héros animés d’un contraire esprit seront rassemblés, nous ressemblerons à celui qui présente un glaive par la poignée en tenant la lame dans sa main ; quelle gloire vous en reviendra-t-il ? Aucune, et vous aurez semé le germe d’interminables guerres civiles.

— « Ce sont là les paroles d’un lâche, répondit Ho-Tsin avec un sourire de mépris. — Mais c’est là une entreprise aussi facile que de tourner la main. À quoi bon tant réfléchir ! » s’écria avec un éclat de rire bruyant un homme qui se trouvait près du général. C’était Tsao-Tsao.


III.[20]


Il continua : « Les eunuques sont une calamité, ils l’ont été de tous temps ; les souverains leur ont accordé indignement une autorité sans bornes ; ils en ont fait leurs favoris et leurs conseillers. Peu à peu le mal est arrivé au comble, à ce degré où nous le voyons maintenant. Si vous voulez punir leurs crimes, chassez du palais les chefs de cette horde perverse, le bourreau suffira pour en faire justice. À quoi bon rassembler les troupes du dehors ! si vous voulez tous les détruire, certes le complot sera dévoilé, et je n’en puis douter un instant, dès lors tout est manqué. — Tsao, répliqua le général en chef avec amertume, l’ambition, l’intérêt personnel se trahissent dans ce que vous dites là. — Et celui qui trouble l’Empire, c’est vous, » reprit Tsao en se retirant.

Cependant Ho-Tsin faisait partout rassembler des troupes, et sur tous les points il envoya secrètement porter en hâte le manifeste suivant :

« Voici ce que j’ai entendu dire : Ceux qui ruinent les lois traditionnelles et troublent les usages anciens sont toujours dignes de mort ; toujours on a le droit de les frapper. Pourquoi souffrirait-on jusqu’au bout ceux qui causent la ruine de l’Empire et blessent les rites ! Or, maintenant, Tchang-Jang, Touan-Kouey et les autres eunuques, devenus maîtres du pouvoir par l’abus des faveurs, enfreignent toutes les lois au gré de leurs caprices, au lieu de songer à reconnaître les bienfaits dont la cour les a comblés. Loin de là, ils font tout pour attirer sur l’Empire la colère du ciel ; aussi, par leur conduite indigne, ont-ils appelé les fléaux divins ! Ceux qui flattent leurs volontés, ils les accablent d’honneurs, eux et leurs familles ; ceux qui résistent à leurs intentions, ils les font périr eux et leurs proches jusqu’au neuvième degré. Ils ont relégué hors des domaines impériaux tous les grands recommandables par leur naissance ; voilà pour l’extérieur. Au dedans, ils confinent le souverain au fond du harem ! Dans toutes les classes il n’y a qu’une voix pour demander leur destruction. Aussi, connaissant la loyauté et la justice qui animent vos cœurs, ô grands de l’Empire, j’ai formé le dessein d’exterminer les pervers. Rassemblez des soldats terribles comme des tigres, pour mettre au plus vite un terme aux malheurs qui pèsent sur le trône. Dès que vous aurez reçu ce manifeste, mettez-vous en route avec toute la rapidité possible, répondant ainsi à mon désir le plus ardent. »

À cet appel, en effet, répondirent les commandants militaires de première classe du Tong-Kun et du Ho-Neuy, Kiao-Mao et Wang-Kwang ; le général de seconde classe, Ting-Youen, chef militaire de Wou-Meng, gouverneur du Ping-Tchéou, et enfin ce guerrier colossal, athlétique, au visage carré, qui avec ses grands bras eût pris les oiseaux au vol, et avec ses longues jambes eût devancé un cheval à la course, ce Tong-Tcho (son petit nom Tchong-Yng), né à Lin-Tao (dans le Long-Sy), déjà arrivé aux grades de chef du premier corps d’armée, de gouverneur du Sy-Liang, et revêtu du titre de prince de Ngao-Hiang. Nous l’avons vu plus haut battu par les Bonnets-Jaunes ; mais à force de présents distribués aux eunuques, il avait échappé à la disgrâce qui le menaçait justement : plus tard, de nouveaux cadeaux en or et en pierres précieuses lui avaient valu l’amitié des courtisans, et les titres divers dont il était revêtu : l’armée qu’il commandait alors dans le Sy-Liang montait à deux cent mille hommes ; naturellement cruel, Tong-Tcho avait reçu avec plaisir le manifeste qui l’appelait vers la capitale ; il amenait avec lui quatre commandants[21] qui tous conduisaient une division avec eux, et son gendre Nieou-Fou, gouverneur militaire du Chan-Sy.

Ce dernier avait pour conseiller et assesseur un homme du nom de Ly-Fou, qui proposa de rédiger aussi une proclamation et de répandre un manifeste : « Car, disait-il, quoique nous agissions en vertu d’un ordre émané de la cour, dans l’esprit de beaucoup de gens mal informés, cette démarche laisserait des doutes. Que n’envoyons-nous des émissaires distribuer une proclamation qui explique notre conduite ? quand le prétexte est juste, le peuple obéit, et on peut accomplir de grandes choses. » Tong-Tcho approuva ce conseil, et Ly-Jou rédigea le manifeste suivant :

« Je vois l’Empire livré à d’incessants désordres, et ils sont causés par les eunuques. Les lois divines ont été méconnues par eux ; ils ont usurpé le pouvoir de l’empereur ; leurs pères et leurs enfants, leurs frères aînés et leurs frères cadets se partagent les provinces et les districts de l’Empire. Par un édit émané du palais, ils se sont fait concéder mille pièces d’or, tous les fiefs qui entourent la capitale et un million d’arpents des terres les plus riches et les plus fertiles ; tout cela appartient à Tchang-Jang et à ses collègues ; aussi la colère du peuple s’est élevée de terre comme une vapeur, et de toutes parts les brigands fourmillent. Rassemblés en vertu d’un ordre, nous sommes arrivés à Fou-Lo ; mais les troupes meurent de faim. Nous ne les laissons pas traverser le fleuve, et cependant les soldats demandent à marcher sur la capitale pour détruire d’abord les eunuques, débarrasser le peuple de ce fléau, et solliciter des vivres de l’empereur. Afin de les calmer et de les consoler, nous les conduisons jusqu’à Sy-Ngan.

« Quand l’eau bout trop fort, dit le proverbe, pour l’arrêter, éteignez le feu et retirez le bois ; quand un abcès fait souffrir de grandes douleurs, on le guérit avec des remèdes violents qui triomphent du mal : mais quand le navire sombre, dit aussi le proverbe, il n’est plus temps de se repentir de n’avoir pas songé à son salut ! Autrefois, Tchao-Yang leva des troupes dans le Tsin-Yang pour châtier les pervers qui se tenaient près de la personne de l’empereur. Ainsi entrerai-je à Lo-Yang (dans la capitale) en faisant retentir le gong et le tambour, afin de détruire les eunuques. Alors les sacrifices à la terre seront favorablement accueillis du Ciel ; alors l’Empire sera heureux ! »

Quand Ho-Tsin eut connaissance de ce manifeste, il le montra aux grands mandarins et tint conseil avec eux. « Tong-Tcho est redoutable par sa violence, dit le moniteur impérial Tching-Tay ; s’il amène ses troupes dans la capitale, il dévorera le peuple !

— « Quoi ! reprit Ho-Tsin, tant d’hommes de cœur sont ici assemblés sans pouvoir me donner un avis que je doive suivre !

— « Vous connaissez Tong-Tcho, dit à son tour Lou-Tchy (rentré en grâce et devenu président des six cours suprêmes), il a la face d’un honnête homme et l’âme d’un scélérat ; tous les sentiments d’humanité sont bannis de son cœur ; s’il pénètre dans la capitale, que de malheurs il va causer ! Quand il n’y a pas de justice dans le gouvernement, le peuple est opprimé. Le mieux est donc de lui signifier qu’il ait à retourner sur ses pas ; ainsi on évitera les calamités qu’attirerait une usurpation violente du pouvoir. »

Trop faible pour donner un pareil ordre, Ho-Tsin s’emportait contre les mandarins : « Ils étaient tous des magistrats infidèles, de déloyaux serviteurs, bons seulement à manger les revenus que leur accordait l’empereur. » Là-dessus Tching-Tay et Lou-Tchy se retirèrent.

« Où va-t-il ainsi ? » demanda le premier de ces deux grands dignitaires. — « Cessons de le seconder, lui répondit son collègue, car de terribles malheurs se préparent. » L’un des présidents des six cours, Sun-Yeou, donna aussi sa démission ; la moitié des mandarins quitta le palais. Ho-Tsin envoya un courrier au devant de Tong-Tcho, qui arrêta ses troupes à Min-Tchy.

Cependant, de leur côté, Tchang-Jang et les autres eunuques tenaient conseil. Ils savaient l’appel fait aux armées et le complot tramé contre eux par Ho-Tsin ; s’ils ne mettaient pas à profit ce court délai pour porter les premiers coups, c’en était fait d’eux et des leurs ! Ils cachèrent donc dans une salle du palais Tchang-Lo, cinquante hommes armés de poignards et de petites haches, et Jang se rendit une fois encore près de la sœur de Ho-Tsin, la mère du prétendant. Il se plaignit « d’avoir été la dupe des promesses de Ho-Tsin ; les soldats arrivaient dans la capitale pour détruire les eunuques et leurs familles ! Elle devait au moins sauver la vie de ses favoris, et du fond de leurs terres ils béniraient l’auguste princesse. — Allez vous-même aux pieds du général en chef implorer votre pardon, répondit Ho-Heou. — Si nous y allions, reprit l’eunuque, nous serions réduits en poussière ! Daignerez-vous faire venir votre frère au palais, afin de lui exposer vous-même notre demande ; s’il vous refuse, nous mourrons devant vous, ô mère de notre souverain, sans vous imputer notre trépas ! »

Ho-Heou se laissa toucher, et Ho-Tsin se rendait au sérail, quand le gardien des archives, Tchin-Lin, lui dit encore : « La princesse vous demande, c’est un piège que vous tendent les eunuques ! n’allez pas, n’allez pas, ou vous êtes perdu. — Ma sœur m’appelle, répondit le général en chef, quel danger me menace ?

« — Toutes leurs mesures sont prises depuis longtemps, interrompit Youen-Chao, et nos projets ont déjà transpiré. Général, si vous êtes résolu à entrer dans le palais, au moins décidez ce que nous ferons !… la face des choses peut changer ! — Je tiens tout dans ma main, quel changement peut survenir ? reprit Ho-Tsin. — Appelons-les d’abord hors du palais, dit Tsao-Tsao, et vous entrerez ensuite.

« — Propos d’enfant craintif, répliqua Ho-Tsin en souriant ; ne suis-je pas maître de l’Empire, et quelle révolution peuvent faire dix eunuques ! — Si vous êtes résolu d’entrer, ajouta Youen-Chao, nous allons prendre nos casques et nos cuirasses et vous suivre, accompagnés de quelques soldats qui puissent vous défendre ; Tsao lui-même se tiendra à vos côtés, prêt à vous secourir à tout événement. »

Ces deux chefs, en effet, armés de riches cimeterres, avaient rassemblé cinq cents soldats ; avec eux se trouvait Youen-Chu, frère de père de Youen-Chao, homme recommandable par son respect filial et sa droiture ; il était officier dans la garde de l’empereur et chargé de la police du palais pendant la nuit. Revêtu du casque et de la cuirasse, il amena les cinq cents soldats d’élite, qu’il déploya hors du palais devant l’une des portes (appelée Tsing-Sou-Men) ; Chao et Tsao étaient là pour prêter main forte avec cent hommes.

Quand le char de Ho-Tsin arriva devant le palais réservé appelé Tchang-Lo (de la Joie-Éternelle), où étaient placés en embuscade les sbires des eunuques, un serviteur de la princesse vint dire au général « que sa sœur l’attendait dans le harem ; elle voulait lui parler d’affaires de la plus haute importance ; les soldats de son escorte ne pouvaient être admis à entrer dans le palais réservé. » Les troupes commandées par Chao et Tsao restèrent donc en dehors des portes, et Ho-Tsin étourdiment, sans défiance, s’avança seul jusqu’à l’endroit où le piège était tendu. Tout à coup, les deux chefs du complot (Tchang-Jang et Touan-Kouey) paraissent devant lui, le pressent des deux côtés, et Jang, d’une voie insultante, lui crie : « Quel crime avait commis la princesse Tong-Heou, pour que tu la fisses périr par le poison ? Quand on a enterré la mère du prince, tu as prétexté une maladie pour ne pas paraître ! Qu’es-tu par toi-même ? un pauvre boucher ; c’est nous qui, par nos recommandations près de l’empereur, t’avons élevé au faîte des honneurs ! et, pour récompense, tu voulais nous perdre ! tu nous traitais d’êtres immondes ; est-ce là ta pureté, à toi ? »

Tout interdit, Ho-Tsin, au lieu de répondre, cherchait à fuir ; mais les portes étaient exactement fermées. « Amis, cria l’eunuque, pourquoi ne frappez-vous pas ? » Les hommes armés de couteaux et de haches, se jetant en foule sur Ho-Tsin, l’entraînèrent par les cheveux près de la porte du palais et le mirent en pièces. Après s’être ainsi vengés de leur ennemi, Jang et les siens appelèrent le commandant des gardes, Fan-Ling, au grade du général assassiné.

Youen-Chao attendait en vain Ho-Tsin au sortir, lorsque, hors de l’enceinte du palais réservé, une voix cria : « Le général en chef des armées impériales daignerait-il monter sur son char !… » et, en même temps, un eunuque subalterne lançait, par-dessus les Portes Jaunes, la tête sanglante de Ho-Tsin, ajoutant à haute voix : « Ho-Tsin avait formé le dessein de se révolter, il a péri ! Pardon pour tous ceux qui l’ont suivi ! »

A ces mots, Youen-Chao, transporté de fureur, s’écria : « Les eunuques ont assassiné un grand dignitaire, et cela au mépris de toute justice. Ils ont violé les premières lois de l’équité ! Que ceux qui veulent châtier les bandits se joignent à nous pour les attaquer. »

Aussitôt un commandant qui servait sous Ho-Tsin (nommé Ou-Kwang) mit le feu à la porte dite Tsing-Sou, tandis que Chao pénétrait dans le harem avec ses soldats. Tous les eunuques, grands et petits, devaient périr ! Youen-Chu et Tsao-Tsao, forcèrent les entrées. Fan-Ling (le général nommé par les esclaves) sortit en invoquant les lois ; il périt de la main de Chao. Tous les eunuques fuyaient ; quatre d’entre eux (Tchao-Tchong, Tching-Kwang, Hia-Youen et Kou-Cheng) s’étaient réfugiés dans une galerie dite Tsouy-Hoa (des Fleurs aux belles nuances), que les flammes commençaient à dévorer. Comme ils se jetaient en bas pour éviter le feu, ils reçurent, aux pieds des murs, tant de coups de sabre, que leur chair jonchait la cour comme une boue sanglante ; l’incendie se déroulait jusqu’au ciel, dans le milieu du palais.

Alors les quatre principaux eunuques, Jang, Tsie, Kouey et Lan, prenant par la main Ho-Heou et les deux petits princes, voulaient s’échapper hors de la capitale à travers le pays. Les autres serviteurs du harem couraient se retrancher dans le pavillon du nord ; Lou-Tchy, président des six grands tribunaux, allait sortir du palais quand il vit que quelque chose d’extraordinaire se passait du côté des appartements réservés. Il saisit sa cuirasse et son glaive, et comme il se tenait armé au rez-de-chaussée du pavillon, voilà que les eunuques entraînant la princesse et les héritiers présomptifs passent devant lui ; il les aperçoit et s’écrie : « Kouey, brigand, crois-tu échapper à la mort ! oses-tu bien enlever la sœur du général que tu as assassiné ! »

L’eunuque se retourne et fuit plus vite ; la princesse s’échappe de ses mains et saute dans le pavillon par une fenêtre basse. Lou-Tchy accourt vers elle et la sauve. Quant à Ho-Miao (frère de cette princesse et du général en chef égorgé par les eunuques), il sortait du palais armé de son glaive : le lieutenant de Ho-Tsin, Ou-Kwang, qui avait mis le feu au harem, pénètre, le sabre en main, dans les appartements intérieurs, lui reproche d’avoir été le complice des eunuques, d’avoir commis un fratricide. « En avant ceux qui veulent venger le général en chef, » s’écrie-t-il, et vingt voix répondent : « Mort à Miao qui a tué son frère ! » Miao essaya vainement d’échapper à la mort par la fuite ; cerné de toutes parts, il tomba percé de coups.

Tous les eunuques, grands et petits, tous ceux même qui appartenaient à cette race maudite, eurent la tête tranchée ; car les portes avaient été fermées par ordre de Youen-Chao, qui, dans sa colère, ordonna de faire main-basse, sans distinction d’âge ni de sexe, sur les parents les plus éloignés des dix courtisans proscrits, et il fut obéi rigoureusement. Dans cette journée, il périt plus de trente mille personnes ; bien des gens qui ne portaient pas de barbe furent, par méprise, impitoyablement égorgés. De son côté Tsao-Tsao s’occupait d’arrêter les progrès de l’incendie.


CHAPITRE III.


Le jeune empereur est déposé par Tong-Tcho.


I.[22]


[Année 190 de J.-C] Youen-Chao insistait auprès de Ho-Heou pour qu’elle se déclarât régente, et de tous côtés il envoyait des soldats à la recherche du petit empereur ; car, comme nous l’avons dit, les eunuques Jang et Kouey, au risque de périr dans les flammes, avaient entraîné les rejetons de la dynastie, par une porte dérobée. Accompagnés d’une vingtaine d’hommes, ils avaient fui vers le mont Pé-Mang, à une lieue au nord de la capitale, emmenant avec eux (comme gage de sûreté) le jeune prince, et Tchin-Liéou-Wang[23] son frère. Pendant cette fuite accompagnée de mille dangers, la nuit était venue, il faisait noir ; on ne se voyait plus dans les ténèbres, et les vingt hommes en profitèrent pour s’esquiver. Vers la deuxième veille de la nuit, un bruit de chevaux se fit entendre, et aussi une voix furieuse qui disait : « Jang, ne cours pas ainsi ! »

Kouey, monté sur un cheval, disparut dans la plaine déserte ; resté seul en arrière, Jang se vit perdu. Alors frappant la terre de son front devant le petit empereur, il lui fit ainsi ses adieux : « Prince, votre sujet n’a plus de moyen de salut ; veillez vous-même à votre conservation ! » Et il courut se noyer dans le fleuve, laissant ses jeunes maîtres muets et interdits. Celui dont la voix avait épouvanté l’eunuque, c’était un mandarin de la province de Ho-Nan, du nom de Min-Kong.

Qu’allaient devenir ces deux rejetons de la famille impériale ? ils l’ignoraient ; ils n’osaient parler haut, dans la crainte de se trahir. Les deux petits empereurs allèrent se blottir au bord du fleuve Ho, dans les grandes herbes. C’était le 24e jour du 8e mois de la 6e année Tchong-Ping que les eunuques avaient été massacrés dans la capitale.

[Année 190 de J.-C.] Les deux petits princes passèrent la nuit dans les herbes marécageuses, et les cavaliers envoyés de tous côtés pour les chercher ne purent découvrir le lieu de leur retraite. Vers la quatrième veille, l’humidité de la rosée ayant pénétré leurs vêtements, et la faim les pressant, ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et pleurèrent ; mais comme ils craignaient d’être découverts, ils étouffaient leurs sanglots. Les larmes coulaient silencieusement sur leurs joues comme des gouttes de pluie. Ce fut Tchin-Wang qui se décida le premier à sortir du milieu des herbes pour chercher une route.

« Nous ne pouvons rester plus longtemps ici, » dit-il à son frère. « Hélas ! répondit le petit empereur, il est bien difficile de trouver la route au milieu de la nuit ; qu’allons-nous devenir ! » Et tous deux, ayant lié ensemble le pan de leurs robes, pour ne pas se perdre dans l’obscurité, ils gravirent le bord escarpé du fleuve Ho. Mais partout le sol est couvert de buissons épineux ; aucune route ne se présente, et le petit empereur levait les yeux au ciel, en criant : « C’en est fait de moi ! »

Tout à coup des milliers de vers luisants brillèrent comme une lumière bienfaisante devant le petit empereur, et Tchin-Wang dit à son frère : « C’est le Ciel qui vient à notre secours ! » Conduits par ces feux, ils marchèrent se soutenant l’un l’autre. Peu à peu une route se montra plus distincte ; ils la suivirent jusqu’à la cinquième veille, mais leurs pieds étaient las, ils ne pouvaient aller plus loin. À côté de la montagne les deux enfants aperçurent un tas d’herbe sur lequel ils se couchèrent, et devant ce tas d’herbe il se trouvait une ferme. Le maître de cette ferme avait, cette même nuit, rêvé qu’il voyait deux soleils rouges s’abaisser derrière sa demeure ; tout agité, il s’habille à la hâte et sort ; derrière sa ferme, sur le monceau d’herbe, il voit en effet surgir une lumière ; plus troublé encore, il approche et découvre les deux petits princes endormis.

« Qui êtes-vous ? » leur demanda-t-il. Et le jeune empereur n’osait répondre. Mais Tchin-Wang dit : « Mon frère aîné que voici est l’auguste souverain de la grande dynastie des Han. Fuyant les scènes de désordre qu’ont causées les eunuques, nous nous sommes réfugiés ici tous les deux, cette nuit, pour échapper au danger. Des vers luisants nous ont montré la route et nous sommes arrivés en ce lieu. »

À ces mots le fermier ému de respect s’inclina et dit aux princes : « Votre sujet est Tsouy-Y (frère cadet de Tsouy-Lié, général de l’infanterie sous le défunt empereur) ; las de la tyrannie des dix eunuques qui vendaient les emplois et calomniaient les gens de bien, il est venu se retirer ici, et se livrer en paix aux travaux de l’agriculture. » Puis il conduisit l’empereur par la main jusqu’à sa ferme, et à genoux devant son jeune souverain, il lui offrit à boire et à manger.

Les petits princes se cachèrent donc dans la ferme. L’officier Min-Kong avait pu saisir l’eunuque Touan-Kouey, et il l’interrogeait en vain sur la route suivie par les princes. Kouey les ayant abandonnés dans le milieu de la nuit, était incapable de faire connaître le lieu de leur retraite ; Min-Kong, après avoir tué l’eunuque et suspendu sa tête au cou de son cheval, continuait de chercher le jeune empereur : il arriva jusqu’à la ferme pour y demander quelque nourriture. À la vue de cette tête sanglante, le maître du logis fit à l’officier des questions auxquelles celui-ci répondit en rendant compte des événements de la veille. Là-dessus le propriétaire de la ferme le conduisit près des illustres enfants ; le jeune souverain sanglotait, mais Min-Kong lui dit : « L’empire ne peut pas rester un seul jour sans empereur : daignez permettre que je ramène Votre Majesté dans la capitale. »

Il se trouvait à la ferme un cheval maigre sur lequel on fit monter le jeune empereur ; l’officier prit en croupe Tchin-Wang, et ils avaient fait un quart de lieue à peine, quand ils rencontrèrent tous les grands dignitaires de l’armée[24], tous les grands mandarins suivis d’une centaine de cavaliers qui venaient en grande pompe au-devant de leur empereur. Princes et sujets, tous versaient des larmes ! Un exprès envoyé à la capitale y avait porté, avec la tête de l’eunuque Touan-Kouey, la nouvelle de l’arrivée du prince, et l’ordre d’équiper de bons chevaux sur lesquels les deux illustres frères firent leur entrée dans les murs.

Cependant, comme s’ils eussent prévu les désordres qui éclatèrent plus tard, des enfants de la capitale avaient répété cette chanson qui devint une prophétie : « Le prince n’est plus prince, l’empereur n’est plus empereur ; mille chars, dix mille chevaux galopent vers le mont Pé-Mang. »

Le cortège n’avait pas fait encore beaucoup de chemin, lorsqu’à sa rencontre s’élève un nuage de poussière à obscurcir le ciel, flottent des bannières qui voilent la lumière du jour et arrive en trottant une troupe de cavaliers ; les mandarins pâlissent, le petit empereur se trouble ; Youen-Chao sort des rangs pour demander qui ose ainsi barrer le passage au souverain. C’était Tong-Tcho ; au-dessus de sa tête se déroule l’étendard brodé, et il s’écrie en s’élançant vers le cortège : « Où est l’empereur ? » Dans sa frayeur le jeune monarque n’osait répondre ; les mandarins eux-mêmes restaient stupéfaits de tant d’audace. « Eh bien, dit enfin le petit prince Tchin-Wang avec une certaine fierté, en arrêtant son cheval devant ce hardi personnage, quel est cet homme ? — Je suis Tong-Tcho, répondit celui-ci, vice-roi du Sy-Liang. — Êtes-vous venu pour protéger la marche de l’empereur ou pour enlever sa personne ! — Pour protéger le cortège. — Eh bien, si vous dites vrai, voici l’empereur devant vous ; pourquoi ne mettez-vous pas pied à terre ? »

Plein de trouble et de confusion, Tong-Tcho descendit de cheval et s’alla ranger au côté gauche du cortège, frappant la terre de son front. Alors le prince Tching-Wang calma par des paroles bienveillantes la colère que son interpellation sévère avait soulevée dans le cœur de Tong-Tcho. Dans toute cette circonstance il ne prononça pas une parole déplacée, et au fond l’audacieux général ne put s’empêcher d’admirer tant de dignité et de discrétion chez un enfant de neuf ans.

De retour au harem, dès ce même jour, le jeune souverain se rendit près de l’impératrice sa mère ; et là ils versèrent ensemble un torrent de larmes. Au milieu du désordre de la veille, le sceau de jade, héréditaire dans la famille impériale, avait été égaré.

Cependant Tong-Tcho avait rassemblé ses troupes hors des murs ; chaque jour des cavaliers armés et revêtus de cuirasses entraient par milliers dans la ville ; ils encombraient les rues et les marchés. Le peuple ressentait de grandes inquiétudes. D’un autre côté, deux des généraux, Wang-Kwang et Tchao-Mao, qui servaient sous les ordres de Ho-Tsin, instruits de la fin tragique de celui-ci, étaient retournés avec leurs divisions dans leur pays respectif. Alors Tong-Tcho, libre d’agir au gré de ses désirs, put aller et venir dans le palais, sans crainte et sans obstacle.

Quant à Pao-Sin, commandant du 4e corps d’armée, il alla voir Youen-Chao et lui dit combien il craignait que Tong-Tcho, cachant une arrière-pensée, n’entravât la marche du gouvernement établi ; mais l’ordre de choses était si peu consolidé encore, qu’on ne devait pas à la légère prendre les armes : tel était l’avis de Youen-Chao. Pao-Sin ne trouva pas Wang-Yun, général en chef de l’infanterie, mieux disposé ; et il se jeta dans les monts Tay-Chan avec les troupes amenées de sa province.

Les soldats commandés par Ho-Miao (frère de Ho-Tsin, et égorgé comme complice du meurtre de celui-ci) s’étaient facilement rendus aux sollicitations de Tong-Tcho ; alors ce dernier fit part à son affidé Ly-Jou du projet qu’il méditait de détrôner le jeune empereur pour mettre à sa place Tchin-Wang ; et Ly-Jou lui conseilla de saisir le moment où l’Empire se trouvait sans chef, pour accomplir ce grand dessein. Plus tard, il pouvait survenir des changements. Il fallait donc que dès le jour suivant, Tong-Tcho réunît les mandarins civils et militaires dans le jardin du palais, et là il se déferait immédiatement de tous ceux qui lui refuseraient leur adhésion. « Autrefois, ajoutait-il, sous le dernier empereur de la dynastie des Tsin, un eunuque arrivé au faîte du pouvoir, montra un cerf à tous les mandarins assemblés, en disant : C’est un cheval ; et ceux qui osèrent dire : Non, c’est un cerf, il les fit périr : voilà l’exemple que vous devez suivre pour parvenir à être le seul maître ! »

Ce conseil plut beaucoup à Tong-Tcho, et il le suivit en tous points. Le lendemain un banquet étant préparé dans le jardin (dit Ouen-Ming, du pur éclat), l’invitation fut vite portée par des courriers à tous les mandarins présents dans la capitale ; et qui d’entre eux eût osé n’y pas répondre ? Quand il sut que tous ses convives étaient réunis, Tong-Tcho arriva tout doucement à cheval aux portes du jardin, mit pied à terre, et entra le sabre au côté. Les mandarins le reçoivent avec politesse ; il ordonne à ses serviteurs de prendre les amphores et de verser le vin à la ronde : quand ceux-ci ont plusieurs fois fait le tour de la table, il lève sa coupe, et invite à boire les principaux mandarins. Alors, interrompant les libations et imposant silence à la musique, il annonce aux conviés qu’il s’agit d’une affaire importante, et qu’ils doivent prêter l’oreille.

Les mandarins se penchent pour mieux entendre ; Tong-Tcho dit :

« Le fils du Ciel gouverne les dix mille peuples. Si sur la terre confiée à sa puissance, il n’y a ni autorité ni justice, on ne peut offrir de sacrifices ni dans la salle des Ancêtres, ni dans le temple des Esprits qui président aux céréales ! L’empereur défunt avait, par un ordre secret, exclu du trône son fils Pien, comme indigne de régner par la faiblesse de son esprit et son manque de lumières ; son second fils, Hié (Tchin-Wang), doué de perspicacité, et déjà éclairé par l’étude, était destiné à lui succéder : mon intention est donc de déposer Liéou-Pien, d’en faire un empereur honoraire (Hong-Nong-Wang) et de mettre sur le trône à sa place Tchin-Wang, afin qu’il soutienne l’éclat de la dynastie des Han : qu’en pensent les mandarins ? »

Et les mandarins, fort embarrassés, ne faisaient aucune réponse ; ils baissaient les yeux, et regardaient la terre. Cependant un d’entre eux s’élança de dessus son siège, et s’écria avec colère : « Non, non, il n’en sera pas ainsi ! Qui êtes-vous pour oser soulever une pareille question ? Vous traitez la dynastie des Han avec une arrogance sans exemple, comme si elle n’était plus rien ! Il n’a pas démérité, ce fils légitime de Ling-Ty, et vous voulez le faire descendre du trône ! Nous connaissons les ambitieux desseins que depuis longtemps vous nourrissez dans votre cœur ! et nous nous y prêterions ! »


II.[25]


Ces paroles avaient effrayé les mandarins ; Tong-Tcho regarde l’homme qui l’apostrophait ainsi et reconnaît le vice-roi du King-Tchéou, Ting-Youen, surnommé Kien-Yang : Ho-Tsin l’avait appelé dans le Lo-Yang avec ses troupes, et voilà pourquoi, fort de l’appui de ses soldats, il avait osé braver Tong-Tcho. Celui-ci, plein de rage, furieux de ce qu’au milieu du silence général des plus considérables mandarins de l’Empire, Ting-Youen eût osé faire une pareille sortie, avait tiré son sabre et voulait lui trancher la tête ; mais Ly-Jou, son affidé, l’arrêta, parce qu’il venait de distinguer parmi les gens de la suite de Ting-Youen un homme grand de taille, robuste de corps, exercé à tirer de l’arc et à manier les chevaux ; des sourcils élégants s’arrondissaient au-dessus de ses yeux. Né au pays de Kiéou-Youen (dans le Ou-Tchouen), ce montagnard se nommait Liu-Pou (son surnom Fong-Sien). Chef de police dans la province administrée par Ting-Youen, il s’était attaché à celui-ci dès l’enfance et l’appelait son père ; aussi, debout derrière le siège de ce mandarin, il tenait à la main sa lance renommée. Ly-Jou le vit, et comprenant que ce héros serait prêt à défendre son maître, il se hâta de prendre la parole : « Ce n’était point ce jour-là, dit-il, au milieu d’un festin qu’on devait agiter les affaires d’État ; on s’assemblerait au palais, le plus tôt possible, dès le lendemain, pour régler cette grande question. »

Tous les mandarins engagèrent Ting-Youen à remonter à cheval ; suivi de Liu-Pou toujours armé de sa lance, le général sortit, non sans jeter un regard sur Tong-Tcho, qui, adressant de nouveau la parole à l’assemblée assise devant lui (car les grands étaient revenus après avoir conduit Ting-Youen jusqu’à la porte), demanda de nouveau ce qu’on pensait de sa proposition. Lou-Tchy se leva et dit : « Vos vues sont fausses ; autrefois, sous les Chang, Taï-Kia manquait de lumière, Y-Yn le confina au fond de son palais (appelé Tong-Kang) ; au temps des Han, Tchang-Y-Wang régnait depuis vingt-sept jours seulement, et il s’était déjà couvert de crimes ; Ho-Kwang convoqua les mandarins dans le grand temple des Ancêtres, et la déchéance du souverain fut proclamée. Le prince que nous avons choisi est jeune, il est vrai, mais il ne manque ni de vertu ni de sagesse, ni d’humanité ; peut-on lui reprocher la plus légère faute ? Vous êtes gouverneur d’une province située hors du territoire gouverné par le prince lui-même, et vous n’avez aucun titre pour régir les destinées de l’État. Vous n’êtes égal en talent à aucun des deux grands ministres que je viens de citer ; comment osez-vous vous arroger le droit de faire et de défaire des empereurs ? Les sages de l’antiquité ont dit : Déposer un prince d’après les sentiments de fidélité qui animaient Y-Yn, c’est bien ; mais déposer un prince sans être par les mêmes motifs, c’est usurper ! Eh bien, vous, que voulez-vous faire, sinon arracher l’Empire à la famille des Han ? »

Outré par ces paroles, Tong-Tcho se jetait sur Lou-Tchy l’épée à la main, mais Tsay-Yong (membre du conseil impérial, le même qui avait dénoncé à Ling-Ty les crimes des eunuques, douze ans auparavant) et le moniteur impérial Pong-Pé firent à haute voix l’éloge de Lou-Tchy. « Tout le peuple avait les regards tournés vers ce président des six Cours suprêmes, renommé entre les quatre mers par son savoir : commencer par tuer un si grand personnage ce serait soulever l’indignation générale ! » Tong-Tcho laissa donc partir son ennemi, qui alla chercher un asile au pays de Chang-Ko ; il se contenta de lui enlever son emploi. Là-dessus le commandant de l’infanterie, Wang-Yun fit encore observer qu’une question de déchéance ne pouvait s’agiter ainsi le verre à la main et qu’on devait ajourner la délibération.

Au moment où l’assemblée était dissoute, où chacun se retirait, l’ambitieux Tong-Tcho se tenait, armé de son sabre, aux portes de l’enclos, méditant toujours de se défaire des grands réunis sous sa main ; mais un cavalier arriva au même instant, brandissant sa lance. « Quel est cet homme ? » demanda Tong-Tcho à son affidé Ly-Jou. — Liu-Pou, le fils adoptif de Ting-Youen, contre qui personne n’ose lutter ! » Le projet de Tong-Tcho se trouvait manqué ; il se glissa furtivement dans quelque coin du jardin, et les mandarins purent sains et saufs regagner leurs demeures.

Dès le lendemain, Ting-Youen avait déployé ses troupes hors de la ville, et Tong-Tcho, averti de ces préparatifs de combat, sortit plein de rage avec les siennes. Les deux armées se trouvent en face l’une de l’autre ; Liu-Pou sort des rangs au galop, la tête ornée d’un bonnet étincelant d’or, vêtu d’une tunique de guerre aux broderies de mille couleurs, couvert d’une cuirasse dite Tang-Ny (cuirasse de lion du temps des Tang), le corps serré dans une étincelante ceinture faite de la peau d’un lion ; il est monté sur un cheval pesant, capable d’enfoncer les rangs ennemis ; dans sa main il tient sa lance redoutée ; il va et vient faisant caracoler son coursier, agitant ses armes, pareil à un esprit immortel. À sa vue Tong-Tcho est frappé de terreur ; Ting-Youen sort à son tour du milieu de ses escadrons, et montrant avec son fouet le chef ennemi, il l’accable d’injures. « L’Empire est en proie à de grandes calamités, lui crie-t-il. Les eunuques, maîtres du pouvoir, ont indignement foulé les peuples ; et toi, vice-roi d’une province du dehors, qui n’as pas acquis la moindre gloire en soutenant l’État, oses-tu bien t’arroger le droit de déposer et de nommer un empereur, mépriser les lois de l’Empire ! Va, tu n’es qu’un rebelle ! » Tong-Tcho ne répond rien ; Liu-Pou s’élance au galop et renverse tout sur son passage avec sa lance ; à la tête de ses troupes, Ting-Youen charge à son tour ; l’armée de l’usurpateur est en pleine déroute et fuit sans s’arrêter l’espace de trois milles.

Tong-Tcho alors délibère avec les siens sur les moyens de s’attacher Liu-Pou. « C’est un homme hors ligne, leur dit-il ; avec un pareil guerrier l’Empire est à moi ! — Et déjà un des officiers de sa suite flatte ses espérances ; il se charge d’aller enlever Liu-Pou au général qu’il sert ; il est du même pays que lui, il le connaît ; c’est un homme brave, mais sans règle de conduite bien arrêtée ; chez lui, l’intérêt l’emportera sur la fidélité ; qu’il ait seulement à lui faire quelque offre séduisante, et Liu-Pou se jettera dans son parti à bras ouverts. Cet avis dut plaire à Tong-Tcho ; l’homme qui le lui donnait, c’était Ly-Sou, commandant d’une division des gardes. Mais quel moyen emploiera-t-il pour arriver à son but ? Le voici : Tong-Tcho possède un cheval nommé le Lièvre-Rouge, capable de parcourir cent milles en un jour ; il faut qu’il le donne à Liu-Pou avec de l’or et des pierres précieuses. C’est là le présent capable de gagner son cœur, et de le porter à trahir le chef qu’il appelle son père !

« Qu’en pense Ly-Jou ? » demande Tong-Tcho. — « Que pour arriver à l’Empire, répond celui-ci, on ne doit pas regarder à un cheval ! »

Ces paroles décidèrent l’ambitieux partisan. L’animal, mille pièces d’or, des pierreries, une ceinture de jade, tels sont les présents que deux hommes conduisent et emportent sous la direction de Ly-Sou. Ils s’avancent vers le camp ; sur la route, des sentinelles les entourent ; Ly-Sou les prie d’aller avertir Liu-Pou, leur chef, qu’un de ses amis vient le voir, et les soldats le font entrer sous la tente.

« Mon respectable frère cadet, vous vous êtes toujours bien porté ? » s’écrie Ly-Sou. Et comme à demi éveillé, Liu-Pou cherchait en vain à se rappeler les traits de l’étranger. « Qui êtes-vous donc ? » demanda-t-il enfin. — « Un ancien ami, un compatriote ; quoi, vous m’avez oublié !… je suis Ly-Sou.

— « Mon vénérable frère aîné, répond Liu-Pou en le saluant avec politesse, il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus ! Et vous êtes maintenant ?… — Au service des Han, avec le grade de commandant d’une division dans les gardes du général. J’ai appris que mon jeune frère a mis son bras au service de l’Empire, et j’en ai ressenti une indicible joie. J’ai un cheval capable de faire cent milles par jour, qui traverse les fleuves, gravit les montagnes aussi facilement que s’il courait en plaine ; on le nomme le Lièvre-Rouge. Quant à moi, je n’ose monter un si rare animal, et je veux vous en faire cadeau afin qu’il rehausse encore votre allure martiale !

— « Amenez-le, dit aussitôt Liu-Pou, que je le voie. » En effet, c’est une bête superbe ; tout son corps est couleur de feu ; il a le poil pommelé, seulement par endroits ; haut de taille, remarquable par sa longueur, il hennit d’une manière terrible, on dirait qu’il va prendre son vol dans les airs et se précipiter au milieu des flots comme un dragon. Au comble de la joie, Liu-Pou remercie son compatriote. « C’est un dragon ailé que mon frère aîné me donne là ; comment pourrai-je lui en témoigner ma reconnaissance ?

— « Oh ! répond Ly-Sou, je le fais purement par amitié ; est-ce que j’attends une récompense ? « Liu-Pou fait venir du vin pour traiter son hôte ; ils se mettent à boire en causant. « Mon sage frère cadet, dit Ly-Sou, j’ai rarement le plaisir de vous voir, mais bien souvent je me rencontre avec votre respectable père ; n’allez pas lui parler de ce cheval. — Mais, mon frère, avez-vous trop bu ? — Non ; pourquoi cela ? — Parce que… parce que mon père est mort depuis longtemps, et vous disiez que… — Ah ! vous n’y êtes pas, reprit Ly-Sou ; je veux parler de celui que vous regardez comme votre père, le vice-roi Ting-Youen, le premier magistrat de votre province.

— « Ah ! répliqua Liu-Pou après un moment de trouble, vous parlez de Ting-Youen ; oui, c’est lui qui me retient dans la triste position où je suis. — Un homme comme vous, frère plein de sagesse, qui serait capable de porter le ciel et de soutenir la mer, un homme comme vous, si brave qu’il n’a jamais tremblé devant personne au monde, à qui la réputation, la gloire, la fortune tendent la main, vous parlez de triste position ! et à quel homme êtes-vous inférieur ? — Je voudrais bien pouvoir employer toutes mes facultés, répondit Liu-Pou, mais le difficile, c’est de rencontrer un maître qui m’en donne l’occasion. — Oui, mais les oiseaux sages choisissent la branche sur laquelle ils se posent, et un serviteur habile le maître sous lequel il s’enrôle ! le beau printemps ne brille qu’une fois dans l’année, on se repent de n’en avoir pas su jouir, et il est trop tard !

— « Vous, vous êtes à la cour à même de voir les premiers hommes de notre époque ; eh bien, quel est le plus grand de tous ? — J’ai beau regarder, les passer tous en revue, je n’en vois pas un comme Tong-Tcho ! Voilà un homme qui sait honorer les sages, traiter avec égard les lettrés ; un homme d’une magnanimité sans bornes, d’une vertu sans apprêt, qui distribue avec discernement les châtiments et les récompenses ! il ne peut manquer d’arriver un jour à une magnifique position ! — Je voudrais bien m’attacher à lui, reprit Liu-Pou, mais comment faire ? »

À ces mots, Ly-Sou étala devant lui argent, pierreries, ceinture de jade. « Qu’est-ce que cela ? » demanda Liu-Pou presque épouvanté. Le suborneur fit reculer tout le monde et dit : « Mon maître, le vice-roi Tong-Tcho, a depuis longtemps apprécié les qualités de mon jeune et vertueux frère ; et il a voulu que je lui offrisse ces choses comme un présent qu’il lui fait par politesse. Le cheval est aussi donné par Tong-Tcho. — Vraiment ! le grand vice-roi Tong-Tcho m’aime à ce point ! Comment puis-je le remercier de tant de riches présents ? — Moi qui suis sans moyen, me voilà arrivé au rang que j’occupe, celui d’officier dans les gardes ; mais vous, si vous vous attachez à mon maître, vous irez plus loin qu’on ne peut le dire. — Non, reprit Liu-Pou, jamais je ne pourrai reconnaître un pareil don par mes mérites. — Et pourtant il vous est aussi facile d’en acquérir que de tourner la main, frère, il n’y a qu’à vouloir. »

Après une sérieuse réflexion, Liu-Pou ajouta : « Eh bien, attendez un peu, laissez-moi aller au milieu de l’armée assassiner mon maître, et je conduirai tout son monde au camp de Tong-Tcho, voulez-vous ? — Oui, répondit Ly-Sou, mais je crains que vous ne puissiez accomplir cette double entreprise. »

Déjà Liu-Pou avait pris son sabre ; il court au camp du milieu ; Ting-Youen lisait une dépêche, à la lumière d’une lampe ; en voyant son fils adoptif ainsi armé, il lui demande ce qui l’amène. — « Je suis l’égal des plus grands hommes de notre siècle, répond celui-ci ; il me convient bien d’être à vos ordres comme un fils ! — Mon ami, dit Ting-Youen[26], pourquoi ton cœur est-il changé ? » — Mais l’assassin le frappe, lui coupe la tête, et crie à haute voix : « Ting-Youen était un pervers, je l’ai tué ! que ceux qui m’approuvent restent ici, que les autres se retirent… » Plus de la moitié de l’armée se dispersa.

Cependant Liu-Pou revint montrer la tête de son maître à Ly-Sou, qui s’empressa d’aller annoncer cette nouvelle à Tong-Tcho, afin qu’il vînt lui-même au-devant du nouveau chef de cette armée, gagnée par surprise. En effet, Tong-Tcho fit préparer un banquet et courut, à cheval, à la rencontre de l’assassin qui lui présenta son sanglant trophée ; il mit pied à terre pour faire entrer son hôte sous sa tente où il le conduisit par la main. « Général, lui dit-il après un humble salut, maintenant que je vous possède, je suis comme l’herbe sèche rafraîchie par une pluie bienfaisante. » À ce compliment, Liu-Pou s’inclina, pria Tong-Tcho de s’asseoir et lui répondit : «  Aujourd’hui j’ai quitté les ténèbres pour accourir à la lumière ; c’est vous désormais que je désire servir comme un fils ! » Ly-Sou reçut des présents considérables pour avoir si bien réussi dans sa mission.

Une cuirasse d’or, une tunique ornée de riches broderies, furent la récompense que, dans sa joie, Tong-Tcho donna encore le même jour à Liu-Pou ; après avoir bu ensemble, ils prirent congé l’un de l’autre. Maître de la demi-armée qui venait de suivre le traître, Tong-Tcho vit sa puissance grandement accrue ; il garda pour lui le commandement du premier corps des troupes, et nomma général de l’aile droite son frère Tong-Min, investi déjà du titre de prince de Hou. Liu-Pou devint général d’une division de cavalerie, et prince de Tou-Ting.

Parmi les lettrés qui s’obstinaient à rester indépendants, se trouvait Tsay-Yong ; bien que Ly-Jou lui fît sentir les avantages qu’un homme aussi distingué que lui retirerait à servir son maître, le mandarin refusait toujours d’embrasser un nouveau parti ; cependant quand Tong-Tcho, irrité de sa fermeté, joignit aux promesses d’avancement déjà faites par son affidé, la menace de l’exterminer lui et tous les siens, Tsay-Yong n’eut pas la force de résister plus longtemps. Élevé au plus haut rang, il se vit traité avec honneur et comblé de récompenses. En trois jours, Tong-Tcho le nomma moniteur impérial, maître des requêtes et président d’un des six grands tribunaux ; puis après conseiller intime.

Cependant Ly-Jou pressait Tong-Tcho de remettre en délibération la question de déchéance ; les mandarins de la capitale furent donc de nouveau convoqués, pour le lendemain, à une grande assemblée dans la salle d’audience ; Liu-Pou reçut l’ordre d’amener mille soldats qu’il disposa par groupes aux deux côtés de l’enceinte. Le jour suivant, les mandarins se présentèrent, conduits par le président du grand conseil, Youen-Kouey ; le vin ayant été servi à la ronde, Tong-Tcho, le sabre en main, prit la parole, et dit : « Ce qu’il y a de plus auguste, ce sont le ciel et la terre ; ensuite l’empereur et les mandarins qui dictent les lois au monde. Nous avons un souverain imbécile qui ne peut offrir les sacrifices dans le temple des Aïeux, ainsi qu’il convient au fils du ciel. À l’exemple de deux célèbres ministres de l’antiquité (Y-Yn et Ho-Kwang), nous proclamons la déchéance de ce prince ! Il aura le titre d’empereur honoraire ; Tchin-Liéou-Wang montera sur le trône à sa place. » Qu’en pensent les grands mandarins ?

Comme à la première réunion, les mandarins interdits gardaient le silence ; une seule voix se fit entendre pour exprimer la différence qui existait entre les empereurs déposés par les ministres auxquels Tong-Tcho faisait allusion, et le petit prince récemment choisi. Il lui reprochait d’élever le fils naturel de Ling-Ty aux dépens de l’héritier légitime ; tous les regards se tournèrent vers celui qui parlait ainsi : c’était Youen-Chao, chef du premier corps d’armée.

Tong-Tcho s’écria avec rage : « C’est moi que cette grande question regarde, et c’est moi qui veux la régler, quelqu’un oserait-il me tenir tête ? Ce glaive que je tiens, croyez-vous qu’il ne soit pas tranchant ? — Eh bien, reprit Youen-Chao, en tirant le sien hors du fourreau, si votre lame est acérée, pensez-vous que la mienne ne l’est pas ? »


III.[27]


Et tous les deux ils se défièrent au milieu du banquet. Tong-Tcho voulait, selon sa coutume, tuer ce dangereux rival, et ce fut Tsay-Yong (nouvellement rallié à son parti) qui l’arrêta : « son autorité n’était pas encore assez solidement établie pour qu’il risquât de la compromettre par ce meurtre ! » De son côté, Youen-Chao, tenant à la main son précieux cimeterre, salua l’assemblée, se retira, et suspendit le sceau du commandement à la porte orientale, en signe de démission ; puis, remontant à cheval, il s’enfuit dans le pays de Ky-Tchéou.

Le silence continuait, mais Tong-Tcho, apostrophant le ministre d’état Youen-Kouey, lui dit : « Votre neveu est un grossier personnage. Si ce n’était par égard pour vous, je le tuerais !… Quel est votre avis sur la question de la déchéance ? — Les vues de Votre Excellence sont parfaitement justes, » répondit le ministre Youen-Kouey, et Tong-Tcho ajouta : « Quiconque osera ne pas obéir aux décisions de cette auguste assemblée sera puni selon la rigueur des lois militaires ! » Tous les mandarins, à la fois, répondirent : « Nous avons entendu vos ordres révérés ! » Là-dessus ils se retirèrent.

Le banquet à peine fini, Tong-Tcho interrogea le conseiller Tchéou-Py, le commandant Ou-Kiong et le moniteur Ho-Yong, sur les résultats probables de la fuite de Youen-Chao. Le premier répliqua « que la question de déchéance étant au-dessus de la portée humaine, Youen-Chao, qui ignorait les usages en une si grave circonstance, avait craint de se tromper ; tel était le vrai motif de sa retraite. Aujourd’hui, ajouta-t-il, trop de précipitation de votre part amènerait certainement une révolution. Les Youen, par une suite de bienfaits répandus durant quatre siècles, se sont acquis beaucoup de partisans parmi les anciennes familles de mandarins, dans toutes les parties de l’empire ; si Chao, poussé à bout, rassemble çà et là les hommes recommandables et distingués, sur le nombre, il se trouvera peut-être un héros que l’occasion fera paraître, et la province de Chan-Tong vous échappe. Oubliez la faute de votre ennemi ; c’est le meilleur parti ; donnez-lui une ville à commander et vous le verrez, trop heureux d’avoir la vie sauve, venir demander son pardon. Dès-lors, plus d’inquiétude de ce côté ! »

« Quant à moi, répondit Tsay-Yong, je ne conseille point non plus de faire mourir Youen-Chao ; il aime à conspirer, il s’agite sans cesse, mais devons-nous le craindre ? lui donner le gouvernement d’une province, ce sera vous concilier l’affection du peuple. » Ce jour-là même Tong-Tcho, acceptant ces avis avec plaisir, envoya saluer son ennemi du titre de gouverneur de Pou-Hay.

Désormais, toute l’autorité résidait entre les mains de Tong-Tcho ; tous les grands tremblaient devant lui. Le premier jour du neuvième mois, il fit appeler dans la salle, dite Hia-Té, le petit empereur. Les mandarins civils et militaires étaient convoqués aussi ; ceux qui manquèrent à l’appel eurent la tête tranchée. Au jour marqué, les dignitaires s’étant placés sur deux rangs, Tong-Tcho, le sabre à la main, déclara le jeune souverain privé de raison et de force d’esprit, incapable de faire respecter les lois, et par conséquent indigne de tenir les rênes de l’empire : « Voici, dit-il, un ordre émané d’en haut ; qu’il en soit fait lecture ! » et son affidé Ly-Jou lut ce qui suit :

« L’empereur Hiao-Ling-Ty n’a pas pu, comme son aïeul Kao-Tsong, jouir d’une longue vie ; de bonne heure il a quitté les mandarins, ses enfants. Tous les hommes de la terre tournent leurs regards sur le successeur du prince défunt, et nous avons un souverain d’un esprit faible, léger, sans dignité, sans respect pour les lois anciennes. Il a accompli, comme à regret, les cérémonies funèbres ; a-t-il gardé le deuil comme le prescrivent les anciens rites ? Ses mauvaises passions se sont trahies ; des instincts de vice et de débauche se montrent en lui. Il ne peut que déshonorer les sacrifices, repousser les esprits de nos temples, souiller la salle des Ancêtres. En ne donnant point à son fils les bons principes que lui doit une mère, en usurpant le pouvoir, la princesse Ho-Heou a jeté l’État dans l’anarchie ; quand mourut l’impératrice mère, objet de nos regrets, quels soupçons se sont trahis dans le peuple ! les trois devoirs envers son prince, son fils et son époux, cette triple loi humaine et divine, est-il un plus grand crime que de la violer ?

« Tchin-Liéou-Wang est sage, vertueux, intelligent, malgré son jeune âge ; grave et réfléchi dans ses actions ; il est, comme Yao, doué de toutes les vertus d’un sujet et d’un prince ; il a su porter le deuil et se retirer loin du bruit pour pleurer ses proches ! Aucune parole contraire à la morale ne sort de sa bouche ; il a de la fermeté, de la dignité dans les manières comme Tchéou-Kong et Tching-Wang. Sa réputation est belle et glorieuse par toute la terre ; continuant, d’une manière convenable, les traditions de sa sainte doctrine, après un règne de dix mille ans, il sera digne d’être honoré dans le temple des Aïeux.

« Le prince déposé aura le titre de roi de Hong-Nong (empereur honoraire) ; la princesse, sa mère, cessera de s’occuper des affaires du gouvernement ; en nous conformant aux volontés du ciel et en obéissant aux lois humaines, nous consolerons le peuple dans sa douleur et calmerons son inquiétude ! »

Après cette lecture, Tong-Tcho cria d’une voix rude aux gens de sa suite de faire descendre le petit empereur ; il lui enleva le sceau impérial, qu’il portait suspendu au cou, le força à se tourner et à s’agenouiller en disant : « Sujet, écoute les ordres de ton empereur ! » ; le jeune prince sanglotait ; les grands mandarins souffraient aussi, mais en silence. L’impératrice reçut, à son tour, l’injonction injurieuse de se dépouiller de ses habits de cour ; elle étouffait de rage, et dans cette assemblée, que l’indignation suffoquait, un seul homme osa éclater en invectives : « Ministre pervers, s’écria-t-il, du pied des marches du trône, tu oses conspirer contre le ciel, déposer un jeune prince plein de sagesse et d’intelligence ! j’aimerais mieux mourir avec toi ! » et il lança contre Tong-Tcho la tablette d’ivoire qu’il tenait à la main.

Dans sa fureur, celui-ci ordonna aux soldats de saisir le mandarin et de l’emmener pour lui trancher la tête ; c’était un des présidents des six grandes cours, Ting-Kouan ; il ne cessa d’injurier l’usurpateur et reçut le coup mortel sans pâlir.

Après cette interruption, Tong-Tcho pria Tchin-Liéou-Wang de prendre la place de son frère, qui fut unanimement proclamé empereur. À peine la cérémonie était-elle achevée, que Tong-Tcho séquestra dans un harem particulier (nommé Yong-Ngan, palais de l’éternel repos), l’empereur détrôné, avec sa mère ; l’épouse du prince et deux jeunes servantes les accompagnèrent dans leur captivité ; chaque mois on leur faisait passer des vivres ; aucun des magistrats ne put pénétrer dans leur retraite ; ceux qui voulurent enfreindre cet ordre sévère furent punis de mort, eux et leurs parents jusqu’au troisième degré.

Pauvre petit prince ! il avait régné quatre mois, quand il fut déposé par Tong-Tcho[28].


CHAPITRE IV.


Ligue des grands contre Tong-Tcho.[29]


I.


Année 190 de J.-C. — Tchin-Liéou-Wang-Hié (son petit nom Pé-Ho), connu dans l’histoire sous le nom de l’empereur Hien-Ty, avait neuf ans quand il monta sur le trône ; il était le second fils de Ling-Ty. Tong-Tcho, qui venait de déposer son frère pour le mettre à sa place, dut être premier ministre et régent ; il s’agenouillait simplement devant le prince sans le saluer par les titres d’usage, il entrait au palais sans montrer aucun empressement d’approcher du trône, et paraissait à l’audience le sabre en main. Les grandes charges et les grades militaires[30], il les distribua à ses partisans.

Hien-Ty donna aux années de son règne le nom de Tsou-Ping (de la tranquillité qui renaît) ; la première de cette série répond à la septième du cycle.

Captive avec son fils et la princesse Tang-Heou, la veuve de Ling-Ty, Ho-Heou passait les jours et les nuits dans les larmes au fond du palais Yong-Ngan (de l’éternel repos) ; on la laissait manquer de vêtements et de nourriture. De son côté, le petit empereur déchu ne pouvait sécher ses pleurs. Un jour ayant vu un couple d’hirondelles entrer dans sa triste demeure, il composa les vers suivants :

« Les hirondelles volent gaiement ; la rivière Lo coule en liberté ; les hommes qui passent se réjouissent à l’aspect du printemps !

« Je promène mes regards au loin ; partout je vois des nuages transparents ! Telle était autrefois ma tranquille destinée !

« Quel homme loyal et sincère aura au fond de son cœur de la pitié pour moi ! »

Des femmes du harem, chargées par Tong-Tcho d’espionner et de surveiller les captifs, lui rapportèrent à l’instant les paroles du jeune prince, et lui mirent sous les yeux une copie de ces lignes ; le régent résolut aussitôt de faire périr l’illustre prisonnier. Ces vers étaient pour lui comme une menace lointaine ; le motif paraissait suffisant pour en finir avec Liéou-Pien. Cette cruelle mission fut confiée à Ly-Jou, qui prit avec lui dix hommes armés.

L’enfant était dans l’étage supérieur du palais à gémir avec sa mère. Les femmes annoncèrent Ly-Jou ; à ce nom le jeune prince trembla. L’assassin lui présenta une coupe en disant : « Le printemps est l’époque où tout germe dans la nature ; ce vin vous est envoyé par Tong-Tcho pour fêter l’anniversaire de votre naissance ! — Pourquoi venir me tourmenter ainsi ? répondit le captif en pleurant. — Buvez sans crainte ce vin destiné à célébrer un jour si heureux, reprit Ly-Jou. — S’il en est ainsi, interrompit vivement la mère du prince, buvez le premier !

— Vous ne voulez boire ni l’un ni l’autre, eh bien, choisissez, s’écria Ly-Jou avec colère ! » Et il avait fait avancer les assassins qui tenaient des poignards et des cordons de soie blanche.

L’épouse du prince implorait à genoux le meurtrier : — « Laissez-moi plutôt vider cette coupe pour lui, disait-elle ; Tong-Tcho voudrait-il sans pitié faire périr la mère et le fils ! — Quoi ! répondit Ly-Jou, avec dureté, une femme comme vous mourir à la place d’un empereur ! » Et prenant la coupe, il la présenta de nouveau à Ho-Heou en disant : — « Buvez la première. »

À ces mots, la princesse se frappa le sein avec désespoir :

« C’est Ho-Tsin, s’écria-t-elle, c’est mon frère, c’est ce stupide brigand qui a montré le chemin de la capitale au premier ministre Tong-Tcho ! c’est lui qui a attiré sur ma tête de si cruels malheurs ! » Une fois encore Ly-Jou pressa le prince détrôné d’avaler le poison. « Au moins, disait l’enfant, permettez que ma mère ne partage pas mon sort ! » Et dans cette douloureuse extrémité, il répéta les vers suivants :

« Le ciel nous conduit dans des voies changeantes, devais-je espérer un bonheur stable ! J’ai quitté les dix mille chars (la cour et son luxe) pour m’en aller en exil garder les frontières ; c’est un de mes sujets qui m’a réduit à cette extrémité ; mais la vie est courte ! devant la mort qui s’approche, vainement on verse des larmes ! »

Et tenant le petit empereur serré dans ses bras, la princesse Tang-Heou répondit à ses vers par ceux-ci :

« Si le ciel souverain s’affaisse, la terre reine aussi doit s’écrouler ; moi, femme d’un empereur, dois-je lui survivre ! La vie et la mort, ces deux voies opposées, nous auraient séparés, si nous les eussions suivies jusqu’au bout ; mais, dans la solitude où je devais marcher, mon cœur se fût consumé de tristesse. »

L’impératrice Ho-Heou et le jeune souverain pleuraient dans les bras l’un de l’autre. « Le régent attend que je lui rende compte de ma mission, interrompit Ly-Jou ; à quoi bon ces retards ? de qui espérez-vous des secours ? — Le tyran en veut au fils et à la mère, répondit Ho-Heou transportée de colère ; le ciel auguste pourrait-il lui prêter son appui ! Et montrant du doigt le meurtrier, elle ajouta : — Et vous qui vous associez à ses crimes pour partager sa fortune, vous périrez aussi avec tous les vôtres ! »

Hors de lui, Ly-Jou saisit l’impératrice, et dans sa rage, il la lança en bas du pavillon. Le petit empereur s’accrochait aux habits de l’assassin, et la jeune princesse Tang-Heou se jetait entre eux deux.

« Étranglez la femme, criait Ly-Jou aux soldats ; faites avaler le poison à l’enfant ! » Et il alla porter la nouvelle attendue à Tong-Tcho, qui fit enterrer ses victimes hors de la ville. Depuis lors, le régent entrait chaque nuit dans le palais réservé ; il couchait dans la chambre impériale, et toutes les femmes de la cour, suivantes ou princesses, furent victimes de sa brutalité.

Un jour il emmena ses troupes jusqu’à Yang-Tching, et comme c’était l’époque où les jeunes garçons et les jeunes filles du village vont, au deuxième mois, offrir des sacrifices pour la prospérité des récoltes, il les fit tous cerner et massacrer par ses soldats ; beaucoup de femmes et bien des objets précieux furent enlevés. Mille et mille chariots revinrent chargés de ces riches dépouilles ; on suspendit à l’entour les têtes des gens égorgés, et dans les villes où il passait, Tong-Tcho faisait dire qu’il revenait d’une expédition brillante contre des rebelles. Aux portes de chacune de ces villes, il brûlait quelques-unes des têtes, et distribuait le butin, ainsi que les femmes, aux officiers de sa suite.

Un officier de cavalerie légère nommé Ou-Fou (son surnom Té-Yu) voyant que Tong-Tcho était le fléau de la Chine, osa seul, tandis que les mandarins dévoraient tous leur chagrin en silence, se rendre au palais armé d’un petit poignard, caché sous sa cuirasse, que recouvraient ses vêtements de cérémonie. Mais au moment où, arrivé au bas du pavillon, il allait porter le coup, Tong-Tcho, doué d’une force peu commune, saisit son adversaire à deux mains ; Liu-Pou, qui survint à temps, se rendit maître de l’officier et le renversa.

« Qui t’a appris à te révolter contre moi ! demanda Tong-Tcho. Et Ou-Fou répondit à haute voix sans baisser les yeux : — Tu n’es pas mon prince, je ne suis pas ton sujet ! en quoi me suis-je révolté ? tu bouleverses l’empire, tu disposes du trône à ton gré ; tes crimes s’élèvent jusqu’au ciel ; ce jour devait être celui où je périrais ; j’étais venu pour châtier un infâme tyran. Plût à Dieu qu’un char roulant sur ton corps t’eût brisé en morceaux sur le chemin qui mène à la cour et que l’empire fut délivré de toi !

— Emmenez-le, qu’il soit coupé en pièces, s’écria Tong-Tcho plein de rage, et l’officier expira en vomissant des injures contre le régent. Depuis lors, celui-ci ne sortait plus sans être accompagné d’une escorte de soldats munis de cuirasses, qui marchaient devant et derrière sa personne pour la protéger.

Mais nous avons laissé Youen-Chao, son rival, retiré dans la province de Pou-Hay ; quand il vit le premier ministre maître absolu du pouvoir, il fit parvenir secrètement au général de l’infanterie Wang-Yun la lettre suivante :

« Le pervers Tong-Tcho a détrôné le prince légitime au mépris des lois divines ; les hommes incapables de se contenir plus longtemps parlent enfin. L’anarchie a pénétré dans le palais impérial, les esprits d’en haut ne favorisent plus l’empire. Et vous, cependant, vous restez en repos, comme si vous ne deviez vos services à personne ; est-ce ainsi qu’un fidèle mandarin épuise son zèle pour s’acquitter envers l’État ? Aujourd’hui j’ai levé une armée pour purger entièrement la cour des Han des pervers qui la souillent. Je n’ai point osé encore faire avancer les soldats. Vous, songez que vous avez vécu de la libéralité des empereurs, et profitez de l’occasion que je vous offre de leur en témoigner votre reconnaissance.

« Si je reçois de vous un courrier, je m’empresserai d’obéir à vos ordres. On ne peut pas tout dire dans une lettre. Je vous en prie, réfléchissez bien à ces choses ! »

Quand il eut lu cette lettre, Wang-Yun chercha, mais sans le trouver encore, le moyen d’entrer dans les vues de Youen-Chao. Un jour cependant il rencontra dans le jardin du palais un certain nombre d’anciens mandarins employés par les Han ; ils y étaient par hasard assemblés. Yun les prie poliment à un petit souper chez lui, ce même soir, afin de célébrer l’anniversaire de sa naissance ; il les presse de ne pas refuser son invitation, et tous, ils promettent de s’y rendre. Or, le repas était préparé dans la salle du fond, les flambeaux brillaient et les conviés arrivent. Avec une secrète joie, Yun reconnaît en eux autant de serviteurs de la famille impériale. Quand on a bu largement l’amphitryon lève la coupe ; mais un torrent de larmes inonde son visage.

« Noble seigneur, disent les conviés, à pareille fête il ne convient pas de montrer tant de douleur. — Hélas ! répond Yun, ce n’est point aujourd’hui l’anniversaire du pauvre vieillard ! il a voulu, sous ce prétexte, réunir autour de lui tant de nobles hôtes, sans exciter les soupçons du tyran. S’il pleure, c’est sur l’empire des Han ! La puissance de Tong-Tcho est désormais semblable aux monts Taï-Chan ; nuit et jour notre vie est menacée ! Hélas ! je songe qu’autrefois l’aïeul des Han, Kao-Tsou, tira son glaive pour trancher en deux le serpent blanc ; il leva des soldats fidèles à leur prince ; et ses descendants ont régné durant quatre siècles. Qui aurait cru qu’un jour ils périraient de la main de Tong-Tcho, et que nous, nous mourrions sans avoir servi l’empire ! »

Les mandarins fidèles baissaient les yeux et fondaient tous en larmes ; lorsque l’un d’eux frappant dans ses mains et partant d’un grand éclat de rire, s’écria : « Du matin au soir, du soir au matin, les grands ne font que pleurer dans le palais ; dites-moi, toutes ces larmes feront-elles mourir Tong-Tcho ? » Celui qui parlait ainsi, c’était le commandant de cavalerie, Tsao-Tsao, que nous avons déjà rencontré dans cette histoire. « Et vous, reprit Wang-Yun d’un ton de reproche, vous qui avez depuis quatre générations vécu des appointements et des titres accordés par les Han, voulez-vous, dans votre ingratitude, faire cause commune avec les pervers ? Eh bien, allez nous dénoncer, et même, après notre mort, nous serons sous la forme d’esprits les serviteurs des Han !

— Ce qui me fait rire, répondit Tsao, c’est tout simplement de voir que sur tant de loyaux mandarins, il n’y en a pas un qui trouve le moyen de se défaire de Tong-Tcho ; sans être plus habile qu’un autre, moi, j’ai déjà un plan arrêté ; c’est de couper la tête du tyran et de la suspendre aux portes de la capitale, afin de réjouir l’empire par la mort de ce monstre. — Tsao, s’écria Wang-Yun en se levant de table, vos vues sont nobles ! mais comment vous y prendrez-vous pour rétablir ainsi les Han sur leur trône ébranlé ? »


II.[31]


— « Écoutez, dit Tsao (car ils étaient sortis de la salle du festin) : ces jours derniers je suis allé offrir mes services à Tong-Tcho, et voilà quelle était au fond ma pensée : me défaire de lui ! Aujourd’hui, il m’affectionne beaucoup, et s’il a quelque affaire à traiter, il me fait venir pour s’entendre avec moi. Eh bien, vous, général, vous avez un sabre magnifique, prêtez-le-moi, et je jure d’accomplir mon projet, dussé-je souffrir mille morts.

— « Quel bonheur pour la dynastie, si telle est votre résolution ! » reprit Wang-Yun. Et Tsao fait serment d’assassiner le premier ministre ; il reçoit des mains du général ce sabre magnifique à la lame acérée, longue d’un pied, orné à sa poignée de sept pierres précieuses, le suspend à sa ceinture, et quand les convives se sont retirés depuis plusieurs heures, cette même nuit, au matin, il s’en va tenter l’entreprise.

Arrivé aux portes du palais, Tsao demande le premier ministre ; on lui répond que Son Excellence s’est retirée dans son cabinet depuis longtemps ; alors, pénétrant jusque dans la chambre, le héros trouve Tong-Tcho couché sur son lit ; à ses côtés se tient son affidé Liu-Pou. « Pourquoi venez-vous si tard ? dit le premier ministre. — Mon cheval est malade, répondit Tsao ; je n’ai pu arriver plus vite, — J’en ai amené d’excellents du pays de Sy-Liang, dit Tong-Tcho, et mon fils adoptif Liu-Pou ira vous en choisir un dont je vous fais le cadeau. » Là-dessus, Liu-Pou sortit pour aller chercher le cheval.

« Tyran, tu vas mourir ! » se dit Tsao-Tsao ; et il allait porter le coup ; mais Tong-Tcho est robuste, il serait téméraire de frapper. Cependant, comme, grâce à sa corpulence, il était déjà las de rester assis pendant cette visite, le premier ministre s’allonge de nouveau sur son lit en tournant le dos à Tsao. « Brigand ! se dit alors le fidèle mandarin, ta dernière heure est venue ! » D’une main rapide il saisit le sabre précieux… mais Tong-Tcho a regardé en dessous, il a vu, à travers ses habits de soie, le glaive sortir du fourreau, et se tournant avec vivacité vers Tsao — « Que faites-vous ! » lui cria-t-il.

L’arrivée de Liu-Pou, qui amenait le cheval, les interrompit tous les deux ; le sabre était tiré déjà ; Tsao le présente par la poignée en l’offrant au ministre. « C’est une arme précieuse que je vous donne en témoignage de reconnaissance, » dit-il en s’agenouillant auprès du lit. Tong-Tcho trouva en effet le sabre admirable et le remit entre les mains de Liu-Pou ; puis, après avoir reçu aussi le fourreau de Tsao lui-même, il le conduisit près du cheval attaché à la porte. Le mandarin témoigna au premier ministre toute sa reconnaissance d’un si beau présent, auquel celui-ci daigna joindre la selle et la bride ; il sauta sur le cheval, et sortit du palais au galop, en se dirigeant par la Porte de l’est.

« Tsao m’avait tout l’air d’être venu pour vous assassiner, fit observer Liu-Pou ; son projet s’est trahi, et il vous a fait cadeau de l’arme… — Je m’en suis douté, » reprit Tong-Tcho. Et ils s’exposaient mutuellement leurs soupçons, quand Ly-Jou entra. Son avis à lui fut qu’il fallait mettre quelqu’un sur les traces de Tsao. « Il n’a pas de famille dans la capitale, dit-il, mais il doit loger quelque part : envoyez-le chercher ; s’il arrive sans hésiter, c’est qu’il n’avait d’autre dessein que de vous offrir ce glaive précieux ; mais s’il balance, s’il s’excuse de ne pas répondre à votre appel, la chose est claire, il faut l’arrêter et lui donner la question. »

Cinq gardiens des prisons furent mis à la poursuite de Tsao-Tsao ; mais, sans s’arrêter dans la capitale, il avait déjà franchi la Porte de l’est au galop sur un cheval jaune, en répondant aux sentinelles qu’il était chargé par le ministre d’une mission pressante. « Le brigand méditait un crime, et il a pris la fuite ! dit Ly-Jou. — Quoi ! s’écria Tong-Tcho furieux ; quand je mettais en lui toute ma confiance, le traître en voulait à ma vie ! Écrivez partout qu’on l’arrête ; faites répandre au loin son signalement ; mille pièces d’or et une principauté de dix mille familles à qui mettra la main sur ce brigand ! — S’il a des complices, son arrestation les fera connaître, » reprit Ly-Jou.

Cependant Tsao-Tsao fuyait au plus vite ; mais quand il voulut traverser la ville de Tchong-Méou (district de Tsiao-Kiun), les gardes l’arrêtèrent à la porte. En vain prit-il un faux nom ; son costume, ses traits se rapportaient trop bien au signalement ; les soldats n’hésitèrent pas à reconnaître en lui l’homme qu’ils avaient ordre de saisir, et ils le conduisirent près du commandant du district. Celui-ci reconnut le prisonnier (quoiqu’il cherchât à se faire passer pour un marchand) ; il l’avait vu dans un voyage fait à Lo-Yang dans le but d’y solliciter sa nomination. « Je vous reconnais, rendez le cheval que vous avez volé, » dit le mandarin, et il ajouta d’une voix plus dure : « C’est en vain que vous cherchez à me tromper ! En prison !… Demain j’irai à la capitale réclamer la principauté que j’ai gagnée ; elle sera pour moi, et je partagerai avec ces soldats les mille pièces d’or. » En attendant il fit distribuer à ceux qui avaient arrêté Tsao, du vin et de la viande.

Le soir, le mandarin, accompagné de ses deux assesseurs, alla tirer Tsao de sa prison et l’emmena dans ses appartements pour l’interroger : « Le bruit court que le premier ministre vous traite avec de grands égards, lui dit-il ; qui donc a pu vous mettre dans le mauvais pas où vous vous trouvez ? — L’hirondelle et le moineau ne peuvent connaître les pensées de l’aigle, répondit Tsao ; vous m’avez arrêté, allez chercher votre récompense, et ne me faites pas d’autres questions… — Et vous, ne me méprisez pas trop, répliqua le petit mandarin, car moi aussi j’ai des pensées qui s’élèvent bien haut ! mais que peut-on faire tant qu’on n’a pas trouvé le véritable maître qu’il faut servir ?

— « Écoutez, reprit Tsao, je descends de Tsao-San, qui fut ministre ; pendant quatre cents ans mes aïeux ont reçu des Han de gros appointements ; si je ne leur témoignais pas ma reconnaissance, en quoi différerais-je des quadrupèdes et des oiseaux qui reçoivent leur nourriture sans s’attacher à la main qui les nourrit ? Si j’ai servi Tong-Tcho, c’était dans l’espoir de délivrer la dynastie des maux qui pèsent sur elle ; je n’ai pu réussir, mais c’est le ciel qui l’a voulu…

— « Et quelle serait votre intention, maintenant ? — Retourner dans mon pays, et de là répandre aux quatre coins de l’Empire une proclamation qui engageât les grands à lever des troupes pour marcher contre le tyran ; est-ce que cette fois le Ciel ne me secondera pas ? »

À ces mots le petit mandarin délie les cordes qui entourent Tsao, le fait asseoir, lui verse du vin et s’écrie, après s’être incliné deux fois devant lui : « Vous avez des sentiments de loyauté et de justice ! j’abandonne mon poste pour vous suivre. — Vos noms ? demanda Tsao. — Tchin-Kong (mon surnom, Kong-Tay) ; ma mère, ma femme et mes enfants sont aussi dans le Tong-Kiun, je suis prêt à m’attacher à vos pas. Allez changer d’habits, prenez un autre cheval, et nous délibérerons sur la grande affaire qui nous occupe ; au milieu de la nuit mes dispositions seront entièrement prises. »

Et tous les deux, bien armés, bien montés, ils se mettent en campagne, faisant route vers leur patrie. Le troisième jour ils arrivent à Tching-Kao ; la nuit venait ; Tsao montre avec son fouet un hameau caché sous les forêts où vivait, disait-il, un certain Liu-Pa-Ché, frère adoptif de son père ; là il saurait des nouvelles de ce dernier, et il fut résolu qu’ils iraient demander l’hospitalité à cet ancien ami. Celui-ci, fort étonné de voir Tsao qu’il savait avoir été mis hors la loi, lui apprend que l’accusation portée contre lui a obligé son vieux père à fuir du village de Tchin-Liéou.

À son tour, Tsao raconte à son parent comment, sans le mandarin Tchin-Kong, il eût été mis en pièces. Liu-Pa-Ché salue celui-ci et le remercie du service rendu non seulement à Tsao, mais à toute la famille, qui eût péri avec lui ; puis il pria les fugitifs de vouloir bien s’arrêter une nuit sous son humble toit. « Malheureusement, leur dit-il, je n’ai pas chez moi de bon vin, permettez que j’en aille acheter au village, afin de vous traiter de mon mieux. » Le voilà qui s’éloigne, monté sur son âne ; mais bientôt Tsao entend repasser un couteau sur une meule. « Cet homme n’est pas mon parent[32], dit-il au mandarin Tchin-Kong ; son départ me laisse quelque doute ; mettons-nous aux aguets… » Tous les deux, à pas de loup, ils se glissent derrière la cabane ; des voix disaient : « Lions-le d’abord, nous l’égorgerons ensuite. — Si nous ne frappons pas les premiers, nous sommes perdus, fit Tsao-Tsao ! » Et, se précipitant le sabre en main, ils massacrent les huit personnes présentes, sans distinction d’âge ni de sexe ; mais en entrant dans la cuisine, que voient-ils ? un porc lié et prêt à être égorgé par le couteau.

« Vos soupçons vous ont fait tuer huit personnes innocentes ! dit Tchin-Kong… — À cheval, vite à cheval, » répliqua Tsao, et à peine avaient-ils fait un demi-mille, qu’ils aperçurent Liu-Pa-Ché trottant sur son âne avec deux cruches de vin pendues à la selle, et une charge de fruits à la main. « Mon sage neveu, cria-t-il à Tsao, pourquoi partir si vite ! — On veut nous arrêter, reprit celui-ci, et nous n’osons nous reposer ici plus longtemps. — Et moi qui ai fait tuer un animal de ma basse-cour pour ranimer vos forces par un bon repas ! dit Liu-Pa-Ché ; de grâce, restez au moins jusqu’au souper. »

Sans porter ses regards en arrière, Tsao marchait droit devant lui, à la rencontre de son hôte ; à quelques pas de là, il tire son glaive, et se détourne en disant à celui-ci : « Mon oncle, qui vient là ? » — Liu-Pa-Ché se détourne à son tour, et d’un coup de sabre Tsao le fait rouler aux pieds de son âne !… — « La première fois, s’écria Tchin-Kong, vous avez commis un meurtre par erreur ; mais maintenant qui vous a poussé à tuer un parent ? — Rendu chez lui, dit Tsao, il eût vu les siens égorgés, et l’affaire aurait eu des suites ; dans quels malheurs eussions-nous été enveloppés ! — Et vous l’avez tué exprès, de propos délibéré ; c’est le comble de l’iniquité ! » Tsao répliqua froidement : « J’aime mieux être ingrat envers les hommes de l’Empire que de leur apprendre à me tourner le dos. » Tchin ne répondit rien ; Tsao venait d’énoncer là une pensée qui le déshonorait dans toutes les générations futures ! Le soir, les deux fugitifs cherchèrent un gîte. Tsao s’endormit le premier, et Tchin, qui soignait les chevaux, se dit à lui-même : « J’avais pris ce Tsao pour un homme de bien, j’ai quitté mon poste pour le suivre, et je vois en lui la ruse du renard jointe à la cruauté du loup. Je l’abandonne à l’instant, car dans la suite, j’aurais à me repentir d’une pareille compagnie. »


III.[33]


Déjà même il tenait son sabre en main pour assassiner son compagnon ; mais il pensa qu’après l’avoir suivi au nom de la fidélité due au prince, le tuer serait commettre une déloyauté envers le souverain lui-même ; il valait mieux l’abandonner ! Remettant le sabre dans le fourreau, Tchin monta à cheval ; avant l’aurore il était arrivé à Tong-Kiun.

Ne trouvant plus à son réveil le petit mandarin près de lui, Tsao se rappela qu’à l’occasion de ce meurtre inutile, il avait prononcé des paroles capables de le faire prendre plutôt pour un bandit que pour un honnête homme ; comprenant que son compagnon l’avait abandonné, il ne voulut pas s’arrêter davantage. Cette même nuit, il se dirigea donc vers Tchin-Liéou, pour se concerter avec son père, dont il venait d’avoir des nouvelles. Il voulait vendre tout son bien pour en employer l’argent à lever des troupes, mais son père lui objecta que cette fortune ainsi sacrifiée eût été bien insuffisante.

Dans ce même temps, Tsao-Tsao entendit parler d’un certain Wei-Hong, homme vertueux et probe, plus attaché à la loyauté qu’à ses richesses qui étaient considérables ; avec le secours de ce fidèle sujet il pouvait faire quelque chose. Tsao l’invite à un petit repas, lui expose la tyrannie de Tong-Tcho qui opprime l’empire et foule le peuple ; il lui montre le trône sans maître, la guerre civile prête à éclater, et lui communique ses projets qu’il ne peut accomplir seul ; il a besoin de l’aide et de l’appui des gens loyaux et fidèles comme Wei lui-même. De son côté, le riche cultivateur avait les mêmes idées, les mêmes désirs ; la crainte d’être incapable de mener à bien une pareille entreprise l’arrêtait seule ; mais Tsao est doué d’un esprit vaste, voilà l’homme qui dirigera les affaires ; il met tous ses biens à sa disposition.

Transporté de joie, Tsao-Tsao envoie, par des courriers, dans toutes les provinces un ordre, un manifeste, dans lequel il appelle aux armes les soldats du pays. La bannière blanche est celle qu’il adopte avec cette devise : « Loyauté, Fidélité ! » Aussitôt, les gens dévoués répondent à son appel ; les volontaires arrivent par nuées. Du milieu de ces nouveaux guerriers, il y en a un qui s’écrie : « Seigneur, je veux être officier sous vos ordres, pour anéantir le tyran ! » C’était un villageois (de Hoei-Koue, dans le Yang-Ping), nommé Yo-Tsin, petit de corps, mais doué d’une force extraordinaire ; Tsao l’enrôla dans ses gardes. Alors arrivèrent aussi, conduisant avec eux chacun trois mille jeunes gens robustes (deux descendants de Hia-Heou-Hing), deux frères, Hia-Heou-Tun et Hia-Heou-Youen, parents de Tsao-Tsao[34]. L’aîné excellait dans l’art de manier la courte lance. Il avait quarante ans ; et comme il apprenait à combattre avec la pique, un homme grossier vint injurier son maître. Heou-Tun le tua d’un coup de poignard, et ce meurtre le força à s’expatrier. Ce fut dans ce même temps qu’il apprit que Tsao levait une armée pour sauver la dynastie ; il accourut donc en grossir les rangs avec son frère. On vit paraître aussi deux cousins du chef de parti, Tsao-Jin et Tsao-Hong, à la tête de mille hommes ; les deux frères étaient fort exercés à tirer de l’arc et à monter à cheval, très versés dans la connaissance de l’art militaire. Tandis que Tsao-Tsao, plein de joie, passait en revue son armée dans le village, un homme arrive la lance au poing, se place devant lui, et s’écrie : « Général, je me rallie à vous pour exterminer les rebelles ! » Ce vaillant personnage s’appelait Ly-Tien ; il manœuvre sa lance devant les lignes et s’exprime avec une étonnante rapidité ; la satisfaction de Tsao-Tsao est au comble.

Le riche Wei-Hong sacrifie sa fortune à l’équipement de cette petite armée ; casques, cuirasses, étendards, il fournit tout ; les vivres, en abondance, sont rassemblés de toutes parts. Cinq mille hommes réunis, au village de Tchin-Liéou, répondent à la voix de Tsao, qui s’empresse de publier le manifeste suivant :

« Tsao-Tsao, au nom de la fidélité due au souverain, fait à la terre la proclamation suivante :

« Au mépris des lois divines et humaines, Tong-Tcho a ruiné l’empire, et assassiné le prince ; il souille le palais par ses désordres ; il tyrannise et opprime les créatures vivantes ! Monstre de cruauté, il a comblé la mesure de tous les crimes. Au nom de l’empereur, nous avons secrètement rassemblé une troupe de loyaux soldats. Nous avons juré de purger l’empire des brigands qui l’infestent, et d’immoler les méchants. À la tête des troupes loyales et humaines, venez à ce rendez-vous de la fidélité. Soutenez la race de vos empereurs, volez au secours d’un peuple opprimé ; au reçu de cette proclamation, hâtez-vous de vous mettre en chemin. »

À cet appel répondirent tous les grands vassaux, tous les princes feudataires ; ils levèrent des troupes, dont le nombre fut bientôt considérable. Tous étaient animés du désir de venger la dynastie et de secourir l’empereur. Les uns commandaient dix mille hommes, les autres vingt mille ; d’autres enfin de véritables armées de trente mille combattants. On donna l’ordre à tous les mandarins civils et militaires de se porter dans le Lo-Yang, au pays qu’occupait Tong-Tcho, où se trouvait la capitale.[35]

Cependant, tout en faisant route vers le lieu du rendez-vous, à la tête de quinze mille hommes, le général en chef de Pé-Ping, Kong-Sun-Tsan (il commandait le Yeou-Tchéou, et avait le titre de prince de Y), traversait le district de Ping-Youen (dans le Té-Tchouen), lorsque sous un bois de mûriers, il voit flotter la bannière aux couleurs impériales ; un grand nombre de cavaliers marchaient à sa rencontre. Leur chef descend de cheval pour venir le saluer, et il en fait autant de son côté ; car c’était Hiuen-Té (si célèbre par sa belle conduite, lors de la révolte des Bonnets Jaunes), gouverneur de ce même district ; ils se félicitent mutuellement d’une si heureuse rencontre. Deux hommes accompagnaient Hiuen-Té, ses deux inséparables amis, ses deux frères d’adoption, Kouan-Mo et Tchang-Fey ; le premier, chef d’une compagnie d’archers à cheval ; le second, chef d’une compagnie d’archers à pied, et ils causaient des affaires publiques, tout en continuant leur chemin. Kong-Tsan accablait Hiuen-Té de questions ; Fey, toujours entreprenant, avait eu le premier l’idée de marcher contre l’usurpateur ; il lui en voulait déjà pour l’avoir autrefois mal reçu dans son camp. D’après leur serment de vivre ou de mourir ensemble, Kouan s’était décidé à le suivre, et malgré son emploi qu’il fallait quitter, Hiuen s’était joint aux mécontents et à ses amis[36]. La petite troupe de cavaliers qu’ils conduisaient tous les trois, suivit dans sa marche l’armée de Kong-Sun-Tsan.

En tête de cette confédération des dix-huit grands vassaux, marchait un homme de haute taille, le modèle des héros, respecté de tout l’empire ; il a déjà figuré dans cette histoire[37], son nom est Sun-Kien (son surnom Wen-Tay) ; Tsao vint au-devant de lui, et bientôt les grands vassaux arrivèrent sur ses pas. Chacun dressa son camp ; l’ensemble de ces tentes occupait un espace de vingt milles.

Après avoir immolé des bœufs et des chevaux, Tsao-Tsao convoqua un grand conseil pour délibérer sur l’entrée en campagne. Wang-Kwang fut d’avis qu’il fallait d’abord nommer un chef de la confédération, dans cette guerre entreprise au nom de la fidélité due au souverain. Ce généralissime dicterait ses ordres aux seigneurs réunis, et ensuite on ferait marcher les troupes. Chacun déjà déclinait cet honneur, mais Tsao lui-même désigna Youen-Chao, qui comptait dans sa famille, depuis quatre générations, les trois grands dignitaires de l’empire, et sous son patronage, beaucoup d’anciennes maisons de mandarins ; petit-fils d’un général renommé sous les Han, il pouvait être dignement à la tête de la ligue. Trois fois Youen-Chao refusa, mais tous les confédérés insistèrent si fortement qu’il finit par accepter.

Le lendemain, on éleva une plate-forme, à trois gradins, faite de terre battue ; on y planta à l’entour cinq bannières, et sur le sommet, l’étendard blanc avec la hache jaune, la moitié du sceau de la confédération et le sceau de général. Alors Youen-Chao, invité à monter sur l’estrade, y parut en beaux habits de guerre, ceint du glaive. Là, il brûla des parfums, s’agenouilla deux fois, et prononça la formule du serment que voici :

« La dynastie est plongée dans le malheur ; les devoirs envers le souverain cessent d’être remplis ; un ministre pervers, Tong-Tcho, profitant des circonstances, s’abandonne à ses caprices violents ; il opprime l’empereur et tyrannise le peuple. Dans la crainte que les sacrifices à la terre ne soient détruits, et que le peuple de l’empire ne soit en proie à des révolutions désastreuses, Youen-Chao et les autres chefs ont rassemblé des soldats au nom de la fidélité, et s’avancent pour délivrer l’État d’un si pressant péril. Tous, nous jurons d’unir nos cœurs et nos bras pour nous dévouer à l’accomplissement des devoirs de loyaux sujets ; tous, nous nous ferons trancher la tête plutôt que d’avoir la pensée d’une trahison ! Celui qui violerait sa promesse consent à être puni de mort, lui et tous les siens. Le ciel et la terre, roi et reine des créatures, les âmes glorieuses de nos aïeux sont les témoins du serment ! »

On brûla les tablettes sur lesquelles était écrite cette formule ; on but à la ronde le sang des victimes ; l’assemblée émue éclata en sanglots, et donna un libre cours à ses larmes ; aussi pouvait-on dire que parmi tous les soldats, sortis des campagnes, et voués aux travaux domestiques, il n’y en avait pas un seul qui, pareil au lion et au taureau, n’eût employé ses dents et ses cornes contre l’usurpateur !

Après la cérémonie, Youen-Chao descendit de la plate-forme ; les chefs confédérés le reconduisirent processionnellement à sa tente, le firent asseoir à la place d’honneur et lui adressèrent leurs félicitations ; puis ils se rangèrent, d’après leur âge et leur grade, sur deux lignes, autour du généralissime. Alors Tsao fit verser du vin à la ronde, et dit : « Maintenant que nous avons élu un généralissime de la confédération, chacun de nous doit lui obéir et concourir au salut de la dynastie, avec un entier dévouement. — Et moi, dit à son tour Youen-Chao, je ne veux point imposer ma volonté à ceux qui m’obéissent ; mais puisque vous m’avez honoré du titre de chef de la ligue, je saurai récompenser le mérite et châtier les fautes ! Dans l’empire, il y a des lois invariables ; dans l’armée, il y a une discipline constante : que personne n’ose l’enfreindre ! »

Tous jurèrent d’obéir, et Youen-Chao fit connaître qu’il avait chargé son frère Youen-Chu de veiller aux approvisionnements de l’armée. « Qui veut marcher en avant-garde et commencer l’attaque, demanda-t-il ensuite ; aller tâter le passage de Ky-Chouy, y attirer les troupes ennemies au combat ? Nous nous porterons tous sur d’autres points difficiles, pour soutenir ce premier effort. »

Ce fut Sun-Kien qui se présenta ; le généralissime le jugea capable d’occuper ce poste périlleux, et lui offrit une coupe de vin comme gage de son estime ; le guerrier courut droit au passage désigné avec ses propres troupes.

Arrivé au faîte du pouvoir, Tong-Tcho passait les jours et les nuits en orgies et en débauches ; les gardes du passage menacé vinrent en hâte donner avis de l’attaque à Ly-Jou, qui le transmit au premier ministre. Celui-ci, tout épouvanté, assemble ses généraux ; il leur annonce que les confédérés sont au pied du passage, et les consulte sur le parti à prendre. Liu-Pou (revêtu du titre de prince en récompense de sa trahison) calme les inquiétudes de son maître ; c’est lui qui se charge d’aller en reconnaissance au-devant des grands vassaux, misérable horde de poltrons ! il prendra avec lui ses tigres et ses lions, et rapportera leurs têtes à tous, qu’il suspendra aux portes de la capitale. « Avec un pareil chef d’avant-garde, je ne crains plus rien, » s’écrie Tong-Tcho tout joyeux.

« Pour tuer des poules, dit une voix derrière Liu-Pou, il n’est pas besoin d’un coutelas à égorger les bœufs ; il faut ici moins que la puissante valeur du noble prince ; c’est moi qui vais aller chercher les têtes de ces seigneurs rebelles, aussi facilement que je plongerais ma main dans un sac pour en tirer une chose quelconque ! » Tong-Tcho regarde, et voit un homme colossal, au visage rouge et enflammé, élancé et robuste ; il a le front du léopard, les longs bras du singe. Son nom est Hoa-Hiong, il commande les gardes particulières du premier ministre.

Ses paroles avaient plu à Tong-Tcho ; il le nomme général de cavalerie légère, et met sous ses ordres un corps de cinquante mille hommes, chevaux et fantassins ; en même temps, trois autres chefs (Ly-Sou, Hou-Tchen et Tchao-Tsin) partent vers le passage de Ky-Chouy, dès la tombée de la nuit.

Cependant, au camp des confédérés, le petit seigneur de Tsy-Pé, Pao-Sin, craignant que la gloire d’un premier succès ne rejaillît sur le chef de l’avant-garde, aux dépens de tous les commandants de l’armée, s’avança furtivement avec son frère Pao-Tchong, et une division de trois mille hommes. Arrivé au passage, il attaque ; déjà Hoa-Hiong s’y trouvait avec cinq cents lances ; il le provoque ; son frère, serré de près, veut fuir ; mais Hoa le désarçonne, le renverse mort, et beaucoup d’entre les siens tombent au pouvoir des vainqueurs. Hoa rapporte la tête de Pao-Tchong au premier ministre, qui lui prodigue les éloges et met sous ses ordres mille cavaliers, avec lesquels celui-ci retourne hors des murs camper au passage de Ky-Chouy. Tong-Tcho lui envoya là même, le titre de général en chef, en lui recommandant d’avoir de la prudence et de ne point engager témérairement le combat.

Déjà Sun-Kien s’avançait vers le passage disputé avec quatre officiers, commandant chacun une division ; le premier, Tching-Pou, portait une lance appelée le serpent d’acier ; le deuxième, Hwang-Kay, un fléau de fer lié à la poignée par des lanières de cuir ; le troisième, Han-Tang, se faisait remarquer par son long cimeterre ; le quatrième, Tsou-Méou, par ses deux sabres renfermés dans une même gaîne. Revêtu lui-même d’une cuirasse étincelante, coiffé d’un bonnet de toile rouge (fabriqué au pays de Sé-Tchouen), Sun-Kien paraît sur un cheval pommelé ; à ses côtés pend un sabre de cuivre blanc ; il va jusqu’au passage provoquer l’ennemi. Le lieutenant de Hoa-Hiong s’offre d’aller répondre à ces injures. Son général lui donne trois mille hommes, avec lesquels il se met en mouvement. Kien le voit s’élancer en avant, il veut combattre en personne ; son compagnon Tching-Pou le devance d’un élan rapide, et, avec sa lance, il a bientôt renversé le chef ennemi. Les troupes du vainqueur se fraient un chemin à travers le passage, l’épée à la main ; les flèches pleuvent dans le lieu de ce combat acharné, et Kien revient avec son monde camper à Liang-Tong. De là il écrit au généralissime pour lui annoncer son succès et prier le frère de celui-ci, Youen-Chu, l’ordonnateur de l’armée, de lui envoyer des vivres. Mais de mauvais conseillers firent sentir à ce dernier que si Kien, déjà trop redoutable sur la rive orientale du fleuve, pénétrait dans le Lo-Yang, sur le territoire de la capitale, s’il tuait lui-même l’usurpateur, au lieu d’un loup on aurait un tigre ; tout le pouvoir serait entre ses mains. Il valait donc mieux ne pas lui envoyer de vivres ; alors ses troupes se disperseraient : cet avis fut écouté par Youen-Chu ; la petite armée, privée de vivres et de fourrages, se souleva.

Quand cette nouvelle se répandit dans le camp opposé, Ly-Sou et Hoa-Hiong résolurent de faire une double attaque. Le premier tournerait les retranchements de Kien ; le second viendrait l’assaillir au milieu de la nuit ; il ne pourrait leur échapper. Dès le soir, Hoa, plein de joie, fait distribuer à ses troupes un repas solide, et descend en armes dans la plaine. La lune brille, l’heure est calculée pour arriver aux retranchements à minuit ; tout à coup le tambour bat, les soldats poussent des cris en s’avançant ; Kien, surpris, prend sa cuirasse et monte à cheval ; il rencontre Hoa-Hiong, mais le combat ne dure pas longtemps ; Ly-Sou a mis le feu au camp, incendié les provisions qui restent ; la petite armée fuit dans le plus grand désordre, et son chef lui-même se retire au galop, complètement battu.

De tous côtés, ce sont des cris qui ne cessent pas. Les quatre officiers, compagnons de Sun-Kien, perdent la tête, excepté Tsou-Méou qui le suit avec quelques cavaliers ; il perce la mêlée, toujours assailli par Hoa-Hiong qui, après dix attaques successives contre Kien, assez hardi pour avoir fait volte face, s’acharne à le poursuivre. Deux fois Sun-Kien a lancé ses flèches, mais en vain, sur le chef ennemi ; il en décoche une troisième avec tant de force que l’arc se brise à la poignée, et désormais sans arme offensive, il pénètre dans un bois pour s’y cacher.

« Votre bonnet rouge vous désigne comme un but à tous les traits, lui dit Méou ; le général ennemi ne l’a pas perdu de vue un instant ; prenez mon casque, changeons, et fuyons par des routes opposées ! » ainsi firent-ils. Hoa-Hiong reprit sa poursuite dans la direction du bonnet rouge ; et, tandis que Kien se sauvait par un petit chemin, Méou, sans relâche poursuivi, suspendit au passage sa fatale coiffure sur le poteau d’une maison à moitié brûlée ; puis il pénétra dans le fond d’une forêt qui lui prêtait un asile. Attiré par le bonnet rouge, Hoa-Hiong fait cerner la cabane ; ses troupes n’osent attaquer de près et lancent des flèches ; alors seulement l’erreur est reconnue. Hoa ramasse le bonnet, fouette son cheval, et s’acharne de nouveau contre Méou qui sort de derrière la forêt pour attaquer son ennemi, mais il tombe lui-même frappé à mort ; Hoa lui coupe la tête et reconduit ses soldats au passage de Ky-Chouy. Les trois autres chefs, après avoir retrouvé leur général, campèrent avec les restes de l’armée. Kien était inconsolable de la mort du fidèle Méou.

Cependant, quand Youen-Chao apprit, par des courriers, la défaite de Sun-Kien et la mort de Tsou-Méou, il ne put contenir son effroi. « Hélas, disait-il, aurais-je cru que ce brave guerrier serait battu par Hoa-Hiong ! Cette division isolée aura bien du mal à se fortifier hors de nos retranchements. Je crains que l’ennemi ne vienne l’enlever dans son petit camp. » Il ordonna donc à ces soldats vaincus de rentrer dans l’intérieur des palissades qui protégeaient la grande armée. Puis il assembla un conseil général de tous les chefs confédérés et leur dit : « Ces jours derniers, Pao est allé combattre sans ordre, il a perdu la vie et causé la mort d’un grand nombre de soldats : aujourd’hui Sun-Kien est battu ; nos forces s’épuisent, l’enthousiasme s’éteint. » Personne ne répondit. Les chefs étaient assis en rang, et Kong-Tsan, arrivé le dernier, se tenait à l’extrémité ; derrière lui trois hommes restaient debout ; leur physionomie n’avait rien de commun, et sur leurs traits on distinguait un froid sourire.

Chao demande au général qui sont ces trois personnages : « Mon ami, mon frère adoptif depuis l’enfance, dit Kong-Tsan en faisant signe à celui-ci d’avancer, le chef du district de Ping-Youen, Liéou-Pey ! — Ah ! s’écria Tsao, le brave Hiuen-Té (c’était son petit nom), celui qui a battu les Bonnets-Jaunes, n’est-ce pas ? — Lui-même ! » Hiuen-Té alla saluer le général en chef, qui vanta ses glorieux exploits racontés en détail par Kong-Tsan. « Puisque vous descendez de la famille des Han, prenez un siége, » lui dit le généralissime. — « Moi, m’asseoir ! je ne suis qu’un petit gouverneur de district, » répondit Hiuen-Té. — « Ce n’est pas le rang que j’honore en vous, répliqua Chao, c’est la race des empereurs, et l’homme qui s’est couvert de gloire ! » Hiuen s’inclina de nouveau et prit un siége ; derrière lui, ses deux amis dévoués, Kouan et Fey, demeuraient debout, les mains croisées sur la poitrine.

La délibération avait repris son cours, quand arriva la nouvelle que Hoa-Hiong, ayant franchi le passage avec ses cavaliers armés de lances, tenait à la pointe d’un bambou le bonnet rouge de Sun-Kien, et venait demander le combat au pied des retranchements, en insultant les confédérés.

« Qui veut aller répondre aux provocations de l’ennemi ? » demanda le chef de la ligue. Derrière lui un chef répond : « Moi ! » C’est Yu-Ché ; il s’élance, mais à la seconde attaque, il tombe mort, et tous les grands vassaux sont consternés. À son tour un autre héros se présente ; il rapportera la tête du chef invincible ; Youen-Chao l’encourage, il part brandissant une énorme hache ; mais il est aussi décapité par Hoa-Hiong. Cette fois les grands vassaux ont pâli ; parmi tant de chefs réunis sous leurs ordres, aucun n’osera affronter Hoa-Hiong ! Un troisième se propose ; c’est un colosse, sa barbe est longue et flottante ; sa prunelle brille comme celle du phénix ; ses sourcils sont épais, son visage rouge, sa voix sonore comme le gong sur lequel on frappe les veilles ; c’est Kouan-Mo, le frère adoptif de Hiuen-Té. « Quel est son grade ? — Chef d’une compagnie d’archers à cheval… — Et pour qui nous prends-tu, nous autres grands vassaux, pour te mettre si arrogamment de la partie ! » répliqua Youen-Chao. Cependant Tsao insiste pour qu’on le laisse attaquer un ennemi qu’il aura peut-être bientôt châtié. « Et pour qui nous prendrait Hoa-Hiong lui-même si nous envoyions un archer contre lui ! » ajouta le généralissime. — « Il n’a rien de grossier dans son allure, répliqua Tsao ; l’ennemi saura-t-il ce qu’il est ! — Et si je ne rapporte pas sa tête, interrompit Kouan, je vous livre la mienne ! »

Tsao lui prépare une coupe de vin chaud ; le héros monte à cheval et répond : « Versez, je cours à l’ennemi ! » Il part… et tout à coup, les grands vassaux entendent des cris perçants dans la plaine comme si le ciel se fut ébranlé et que la terre eût tremblé ! À la première attaque Kouan a tranché la tête du chef redouté ; le vin n’avait pas eu le temps de froidir ! Les confédérés sont au comble de la joie.

Derrière Hiuen-Té, Tchang-Fey s’élance et crie : « Frère, puisque le chef des rebelles est décapité, courons au passage ; le tyran tombera entre nos mains, l’occasion est bonne !… Ils partent au galop.


IV.[38]


Mais Youen-Chu (frère du généralissime) laissa éclater l’indignation d’un orgueil blessé. « Dans cette ligue où les grands dignitaires de l’empire se témoignaient un respect mutuel, devait-on faire tant de cas d’un officier subalterne aux ordres d’un pauvre petit chef de district ? Voyez comme ils s’avancent hors des lignes ! — C’est le mérite qu’il faut apprécier, répondit Tsao, sans s’attacher au rang ! — Eh bien ! répliqua Chu, si vous voulez vous servir de pareilles gens, nous n’avons plus qu’à nous retirer. — Quoi ! à cause d’un mot, dit Tsao, nous irions compromettre une si grande entreprise ! » Et pour faire cesser cette querelle, il pria Kong-Tsan d’emmener Hiuen-Té et ses deux amis. Quand le conseil se fut séparé il leur envoya secrètement des présents en vivres, cherchant ainsi à leur faire oublier d’injurieuses paroles.

Hoa-Hiong tué, le passage forcé par Hiuen et ses deux frères adoptifs, telles étaient les mauvaises nouvelles qu’on apporta à Tong-Tcho, et il consulta ses conseillers. « Seigneur, dit Ly-Jou, la mort d’un aussi brave général augmente la force de l’ennemi ; le chef de tous les confédérés, Youen-Chao, a ici son oncle, le ministre Youen-Kouey, qui peut-être entretient des intelligences avec les rebelles ; ce serait là un grand péril ! Commencez par mettre à mort ce personnage suspect, puis, à la tête de vos troupes, écrasez vous-même ce ramassis de brigands ! » Ce perfide conseil fut adopté par Tong-Tcho ; il envoya Ly-Kio et Kouo-Tsé cerner la demeure de Youen-Kouey ; après avoir massacré tous ceux qui se trouvaient dans la maison, sans distinction d’âges, les deux bandits allèrent montrer à Youen-Chao, généralissime de la ligue, la tête sanglante du vieillard, son oncle.

Les forces de Tong-Tcho montaient à deux cent mille hommes ; cinquante mille sous les ordres de Ly-Kio et de Kouo-Tsé allèrent en avant-garde occuper le passage de Ky-Chouy ; à la tête de cent cinquante mille soldats, le ministre lui-même se rendit, avec ses deux affidés (Liu-Pou et Ly-Jou) et d’autres bons officiers, au passage de Hou-Méou, éloigné de la capitale seulement de cinq milles. Liu-Pou eut ordre de se retrancher au-delà du passage même, avec une division de trente mille hommes, tandis que Tong-Tcho s’y portait en personne à la tête du principal corps d’armée.

Des éclaireurs ayant apporté cette nouvelle au grand camp de Youen-Chao, il convoqua tous les chefs et Tsao vint proposer au conseil des confédérés de se séparer en deux corps, pour diviser ainsi sur deux points les forces qui marchaient contre eux. Le généralissime Youen-Chao et les huit grands vassaux devaient faire sur Ho-Méou une attaque soutenue par Tsao-Tsao lui-même, tandis que Wang-Kwang irait menacer Liu-Pou, retranché au-delà du passage. Déjà, à la nouvelle de leur approche Liu-Pou s’était dirigé en avant avec trois milles lances, et Wang-Kwang, suivi des cavaliers de sa division, se rangeait en bataille.

Alors parut, devant ce dernier, Liu-Pou, à la tête de ses escadrons ; sur la tête, il a un bonnet à trois glands ; il porte une tunique brodée de mille couleurs, teinte en rouge, faite au pays de Sy-Tchouen. Sa cuirasse est une cotte de mailles ; sa ceinture aux nuances brillantes est faite de la peau luisante d’un lion ; l’étui qui renferme le carquois s’ajuste à son côté ; il tient à la main sa lance redoutée ; il monte le cheval rouge, prix de sa trahison ; cet animal est parmi ses semblables, ce qu’est son maître parmi les hommes : l’un et l’autre sont uniques dans l’Empire. Le héros fait caracoler son coursier. À sa vue, Wang se trouble. « Qui veut attaquer ? » crie-t-il aux siens en se retournant vers ses escadrons. Un officier se présente, mais après avoir lutté cinq fois il tombe mort. Wang-Kwang rentre dans les lignes, et bientôt il est réduit à fuir en désordre avec ses troupes, que Liu-Pou traverse comme une ligne fictive de combattants. Une seconde division se présente ; le vainqueur se retire enfin. De part et d’autre on abandonne le champ de bataille ; les soldats de la ligue, trois fois battus, viennent camper à trois milles en arrière.

Cependant les huit grands vassaux arrivent avec leurs forces combinées ; que feront-ils ? personne ne peut tenir tête à Liu-Pou. Ils se retranchent séparément en huit camps distincts, suivis de leurs armées respectives, mais déjà on leur annonce que le redoutable ennemi demande le combat. Liu-Pou agite sa bannière comme un appel à ses soldats ; à la tête d’une poignée d’hommes, il vole à l’attaque. Deux chefs assez hardis pour lui présenter le combat tombent sous ses coups. Les princes ligués sont dans la consternation. Un troisième, Ngan-Kouey, se présente en brandissant une lourde masse d’armes, mais Liu-Pou lui coupe le poignet ; la masse échappe de ses mains et il s’enfuit.

Tous les généraux alors s’ébranlent pour voler à son secours, et le vainqueur retourne vers les siens. Tsao est d’avis qu’on réunisse les dix-huit divisions ; ce n’est pas trop pour abattre un si puissant ennemi, et une fois Liu-Pou renversé, on aura bon marché de Tong-Tcho.

Liu-Pou s’est avancé ; on l’annonce aux confédérés qui délibèrent, et Chao leur crie de marcher. Cette fois c’est Kong-Tsan qui veut se mesurer avec lui, mais bientôt il est en fuite ; son adversaire le poursuit avec son cheval célèbre, qui semble avoir des ailes. Tsan est serré de près ; l’ennemi cherche à le frapper, quand une voix l’arrête ; c’est Tchang-Fey, le frère adoptif de Hiuen-Té, qui le provoque à son tour, et il abandonne Tsan pour charger ce nouvel adversaire. En se préparant à la lutte, Fey a la majesté d’un esprit céleste ; il s’y précipite avec joie. Durant ce combat singulier, les grands vassaux se retirent pêle-mêle ; l’un rassemble toutes ses forces ; l’autre jette un cri de colère ; le chef au grand cimeterre recourbé, Kouan, arrive au galop en brandissant son énorme glaive, il veut avoir sa part de la victoire ; les trois chevaux se rencontrent ; trente assauts ne font pas reculer Liu-Pou.

Hiuen-Té les a vus ; c’est une occasion qu’il doit saisir ; il s’élance sur son cheval aux crins jaunes ; mais, pareil à un phare tournant, Liu-Pou, cerné de trois côtés, lance le feu tout autour de lui. Les huit divisions l’assaillent à la fois ; incapable de faire face à cette triple attaque, il veut frapper Hiuen-Té, qui évite le coup, et, profitant de ce mouvement fait en arrière par son adversaire, Liu-Pou s’esquive à son tour.

Il fuit ; les trois chefs s’acharnent sur ses pas ; l’armée entière pousse de grands cris ; la mêlée s’engage ; Liu-Pou trouve enfin un asile au milieu du passage que défendent ses troupes, mais Hiuen-Té va l’y attendre ; arrivé là, Fey regarde et voit au-dessus de lui un parasol de soie bleue ; c’est Tong-Tcho ; s’il pouvait tuer le premier ministre lui-même, ce serait couper le mal à sa racine ; il fouette son cheval et veut tenter de se rendre maître de la personne de l’usurpateur[39].


LIVRE DEUXIÈME

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CHAPITRE PREMIER.[40]


Guerre des grands contre Tong-Tcho.


[Année 190 de J.-C.] Tchang-Fey était donc arrivé au galop jusqu’au pied du passage, mais on faisait pleuvoir d’en haut tant de flèches et de pierres qu’il revint sur ses pas. Au camp, Hiuen-Té, Kouan-Yu et lui reçurent les félicitations de tous les confédérés au milieu d’un festin d’honneur. La nouvelle de cette victoire fut portée au généralissime Youen-Chao, qui, plein de joie, écrivit bien vite à Sun-Kien de marcher ; celui-ci se mit en route la nuit avec ses troupes et deux de ses fidèles compagnons (Tching-Pou et Hwang-Kay).

Cependant l’ordonnateur de l’armée, Youen-Chu, s’avança au milieu du camp pour le saluer ; mais, tout en traçant des lignes sur la terre avec son bâton, Kien lui dit : « Je n’ai avec Tong-Tcho aucune inimitié personnelle, et voilà que je vais encore, sans me ménager, exposer ma vie à travers une grêle de traits et de pierres ; celui qui brave ainsi la mort sert l’État dont il attaque les ennemis, et aussi l’ambition particulière du général sous lequel il combat : or, le général, écoutant de perfides conseils, m’a refusé les vivres, les provisions dont j’avais besoin, et j’ai été battu par sa faute ! pourquoi a-t-il agi ainsi ? » Troublé par ces paroles, Youen-Chu ne répondit rien ; mais, pour se remettre avec Sun-Kien, il fit décapiter l’homme qui lui avait donné ce conseil.

Ils buvaient donc ensemble, quand on vint dire à Sun-Kien que deux cavaliers, arrivés au camp, désiraient lui parler. Sun-Kien prend congé de Youen-Chu. C’était Ly-Kio, l’un des favoris de Tong-Tcho, qui venait de la part de son maître. « Le premier ministre, dit-il à Sun-Kien[41], plein d’estime pour vous, est attristé du chagrin qu’a pu vous causer la défaite essuyée à Ky-Chouy. Il voudrait vous attacher à lui par des liens de parenté : il s’agit donc de marier sa propre fille avec votre fils aîné ; vos autres fils, vos jeunes frères ne seront pas oubliés ; chacun d’eux aura le gouvernement d’un canton. Donnez vous-même leurs noms ; le premier ministre veut étendre les récompenses à tous ceux qui les méritent. » Mais Sun-Kien l’interrompit avec colère en se répandant en injures contre Tong-Tcho. « C’est un rebelle qui viole les lois divines, qui usurpe la puissance impériale. Je voudrais exterminer sa famille, ajouta-t-il, et que la tête du tyran, coupée de ma main, fut promenée dans tout l’Empire pour réjouir le peuple. Si je ne puis réussir dans ce dessein, j’accepte la mort sans regret… Et je pourrais me lier ainsi avec les pervers ! Je ne vous fais pas décapiter vous-même, mais allez vite me livrer le passage que vous gardez : à cette condition, je vous laisse la vie sauve, et ne me trompez pas, car vous seriez coupé en morceaux ! »

L’envoyé s’esquiva furtivement sa tête dans ses deux mains ; et Tong-Tcho, fort irrité du mauvais succès de sa mission, consulta Ly-Jou : ce dernier fut d’avis de ramener les troupes à Lo-Yang : la défaite de Liu-Pou les avait découragées. Il valait mieux transférer l’empereur à Tchang-Ngan, pour accomplir les paroles énigmatiques prononcées vers ce même temps par un jeune garçon qui disait en chantant par la ville : « À l’ouest un Han, à l’est un autre Han ! le cerf s’est enfui dans Tchang-Ngan, aucun danger prochain ne l’y menace. » Le sens de ces paroles, que Ly-Jou rapportait à Tong-Tcho, était que douze empereurs (de Kao-Tsou à Kwang-Wou), appartenant à cette dynastie des Han, avaient régné heureux à Tchang-Ngan ; puis douze autres, de Kwang-Wou à Hien-Ty (prince régnant), avaient habité Lo-Yang ; cette succession d’empereurs, cette révolution d’années ainsi égalisées, Tong-Tcho, en se retirant à Tchang-Ngan, évitait tout péril prochain, c’est-à-dire recommençait une nouvelle série de princes auxquels était promis un avenir prospère. Il remercia donc Ly-Jou de lui avoir expliqué le sens de ces paroles qu’il n’avait pas comprises, et revint en hâte à Lo-Yang avec Liu-Pou pour régler dans le conseil cette grande question.

Là, devant les mandarins civils et militaires assemblés dans la salle d’audience, il annonça que la veine de bonheur dont, pendant deux cents ans, avaient joui les Han dans l’est, étant épuisée, il voulait la renouveler en transférant la cour dans l’ouest. « Je veux donc, disait-il, prier l’empereur de se mettre en route ; préparez tout pour le départ. — Après de grandes pertes éprouvées à la défense des passages, objecta le général de l’infanterie, Yang-Piéou, nous allons, sans motif, abandonner les temples des Aïeux, les sépultures de nos empereurs. J’ai peur que le peuple, agité par l’inquiétude, ne se soulève ; il est facile de l’exciter, mais difficile de le calmer ensuite ; j’espère que Votre Excellence réfléchira ! »

Mais Tong-Tcho, dans sa colère, accusa le mandarin d’entraver la marche des grandes affaires de l’État. « Ce qu’a dit le général de l’infanterie est juste, « répliqua le commandant des gardes Hwang-Ouan. Après avoir rappelé les désastres que causa l’incendie de Tchang-Ngan (par les Keng-Ky et les Tchy-Mei, l’an 23 de l’ère chrétienne), lors de l’usurpation de Wang-Mang ; après avoir fait allusion à cette époque où la capitale était restée un amas de ruines, où, sur cent personnes, une ou deux seulement avaient pu se sauver, il ajouta que, quitter la cour pour habiter un pareil désert, ce serait une folie !

« Non, répondit Tong-Tcho ; à l’est des passages, il y a des rebelles, des troubles qui agitent l’Empire. Dans la capitale de l’ouest (à Tchang-Ngan) on est protégé par les défilés Hiao et Han ; on est près du mont Long-Yeou, où abondent le bois et la pierre, où l’on trouve de quoi fabriquer des tuiles. Le palais peut y être bâti, et la cour installée en moins d’un mois. Donc, trêve de paroles inutiles.

— « Hélas ! que de maux vont accabler le peuple de Lo-Yang, reprit le mandarin préposé aux impôts des terres, Sun-Choang. — Je pense à l’Empire, s’écria rudement Tong-Tcho : et qu’importe le petit peuple ! — Le peuple est la base des États, répliqua le mandarin civil : quand la racine est solide, l’État prospère. Si nous transférons ailleurs le gouvernement, le peuple de Lo-Yang mourra de misère ; alors l’Empire sera en danger !

— « Folles raisons ! » interrompit Tong-Tcho. Et, ce même jour, après avoir destitué les deux mandarins opposés à son projet, il les fit rentrer dans la classe du peuple. Comme il sortait sur son char, deux grands personnages, le président des six Cours suprêmes, Tchéou-My et le chef militaire du palais, Ou-Kiong se jetèrent à genoux sur son passage pour le supplier de ne pas émigrer à Tchang-Ngan. « Ah ! s’écria Tcho hors de lui, si j’écoute ces deux mandarins, tous mes subordonnés vont se tourner aujourd’hui contre moi ! vous êtes tous d’accord pour me désobéir ; si je ne commence pas par faire tomber vos têtes, je me prépare de grandes inquiétudes ! » Aussitôt, à sa voix, les soldats entraînèrent les deux mandarins pour les décapiter aux portes de la ville.

Le peuple en masse versait des larmes ; mais insensible à la douleur publique, Tong-Tcho fixa le départ au lendemain. « Seigneur, lui dit alors Ly-Jou, l’argent est rare, mais les hommes riches ne manquent pas dans la capitale. Pourquoi ne pas faire entrer au trésor ce qu’ils possèdent ? Accusez-les d’être complices de Youen-Chao et des autres confédérés ; qu’ils soient mis à mort, et leurs biens confisqués rapporteront à l’État des sommes immenses. » Le conseil plut à Tong-Tcho ; il envoya cinq mille cavaliers arrêter dans la ville les gens les plus connus pour leur grande fortune. On leur attacha au-dessus de la tête un petit étendard avec cette inscription : « Traître et rebelle ! » Et par milliers on les décapita hors des murs. Les femmes, les enfants, ainsi que les richesses des suppliciés furent distribués aux soldats.

Deux officiers, Kouo-Tsé et Ly-Kio (qui jouèrent plus tard un si grand rôle), chassaient devant eux, vers Tchang-Ngan, l’immense population de la capitale : il y avait une compagnie de soldats par troupe d’émigrants, et la foule ainsi pressée s’en allait comblant de morts les profondes vallées. Les soldats traitaient les femmes et les filles avec la dernière brutalité et arrachaient aux hommes leurs provisions. Les cadavres de ceux qui avaient péri par la famine couvraient la plaine. C’était un concert de larmes et de gémissements à émouvoir le ciel et la terre. Il ne fallait pas rester en arrière, car un corps de trois mille soldats, l’épée nue, fermait la marche et massacrait les traînards.

Au moment du départ, Tong-Tcho incendia les portes de la ville, les maisons des habitants ; quand le jeune empereur et les femmes furent montés sur leurs chars, il fit mettre aussi le feu au temple des Ancêtres et au palais des souverains ; les deux harems du nord et du sud, le palais de Tchang-Lo, tout fut consumé jusqu’aux fondements. Déjà Liu-Pou était allé, par ordre de Tong-Tcho, fouiller les sépultures des empereurs et des princesses, en extraire l’or et les pierreries, tandis que les soldats, profitant de ces exemples, violaient celles des mandarins et des particuliers : aucun tombeau ne fut respecté. Les perles, l’or, les étoffes de soie, les étoffes peintes, toutes les choses de quelque valeur, Tong-Tcho les fit charger sur un millier de chars et se dirigea vers Tchang-Ngan avec son butin.

Pendant ce temps, l’un de ses généraux, Tchao-Tsin, livra (ainsi qu’il l’avait promis) le passage de Ky-Chouy aux confédérés ; Sun-Kien y poussa ses soldats, tandis que Hiuen-Té et ses deux compagnons enlevaient de vive force celui de Hou-Méou ; les seigneurs ligués entrèrent après eux, successivement, avec leurs divisions. Le premier dans la ville, Sun-Kien s’avançait au galop, quand il voit les tourbillons de flamme s’élever jusqu’au ciel, et la fumée couvrir la terre. À dix milles, à vingt milles à la ronde on n’entend pas un cri d’oiseau, pas un aboiement de chien, pas une voix d’homme ! Sun-Kien précipite ses troupes en avant pour sauver le palais déjà en proie à l’incendie ; les chefs ligués font faire halte à leurs troupes sur une terre désolée.

« Tong-Tcho est parti pour la capitale de l’ouest, dit Tsao-Tsao au généralissime ; profitons du moment pour l’attaquer à l’improviste dans sa retraite ; pourquoi restez-vous ainsi sans agir ? — Les troupes sont épuisées, dit Youen-Chao ; la poursuite serait inutile. — Quoi ! repartit Tsao, l’usurpateur a incendié le palais, enlevé de force notre jeune empereur, toute la population de l’Empire est bouleversée et ne sait que devenir ; au milieu de tant de calamités, quand un seul combat peut tout rétablir, vous, vassaux héréditaires, vous hésitez, vous restez immobiles ! » Les seigneurs répondirent tous qu’il serait téméraire de se jeter sur les traces de Tong-Tcho ; et Tsao reprit avec colère : « Eh bien, je ne veux plus délibérer avec vous ! » Et, là-dessus, prenant un corps de dix mille hommes, il se lança à la poursuite de Tong-Tcho, suivi de six autres généraux[42].

Cependant, lorsque Tong-Tcho parut devant Hing-Yang, le commandant de ce chef-lieu, Su-Yong, vint à sa rencontre, et Ly-Jou lui ordonna d’arrêter la marche de ceux qui pourraient les poursuivre dans leur retraite. « Placez vos troupes, en embuscade hors de la ville, lui dit-il, de chaque côté des chemins tortueux de la montagne ; quand vous verrez des soldats accourir sur nos traces, laissez-les s’engager dans les défilés jusqu’à ce que nous puissions les y battre, et ils seront écrasés dans le piége ; ceux qui viendront après agiront avec plus de réserve et n’oseront s’aventurer jusqu’à Tchang-Ngan. » Tong-Tcho récompensa le commandant de sa soumission ; et les soldats ayant été placés en embuscade, ce fut Liu-Pou qu’il chargea d’arrêter l’ennemi avec des troupes de choix. « Je ne ferai pas échouer les plans de Ly-Jou, » répondit celui-ci en riant ; et déjà Tsao arrivait dans le chemin, suivi de son armée. Liu-Pou l’attend et ils se provoquent par des injures, préludes ordinaires des combats. « Brigand, criait Tsao, tu arraches l’empereur à son palais, le peuple à ses foyers ; tu fuis nos coups ! — Homme lâche et pusillanime, répondit Liu-Pou, tu tournes le dos à ton maître, voilà ce que tu fais de bien ! »

Tout à coup l’un des seigneurs confédérés court sur Liu-Pou au galop, la lance en arrêt ; celui-ci vient à sa rencontre, et à peine ils ont croisé le fer que Ly-Kio, avec toutes ses forces, attaque en flanc. Tsao appelle un second général à la tête des siens, et vers l’ouest des cris de guerre se font entendre ; c’est l’autre lieutenant de Tong-Tcho, c’est Kouo-Tsé qui arrive ; déjà Tsao lui oppose une autre division aux ordres de Tsao-Jin ; mais ces trois corps d’armée ne peuvent faire reculer les trois corps ennemis. Liu-Pou décide encore de la victoire ; Tsao essuie une grande défaite qui l’oblige à se replier sur la ville de Yng-Yang ; c’est à peine si sur tous ses soldats qui fuyaient pour échapper à la mort, il en rassemble trois ou quatre mille. Heureusement Liu-Pou s’abstenant de le poursuivre, il réunit sa petite troupe au coin d’une montagne déserte où elle peut respirer et prendre quelque nourriture.

Vers la deuxième veille, la lune éclairait comme s’il eût fait jour ; les soldats mangeaient encore, quand des cris tumultueux retentissent tout autour de la montagne ; c’étaient le commandant de Yng-Yang (rallié à Tong-Tcho) et les siens qui sortaient de leur embuscade. Tsao monte précipitamment à cheval ; se jetant au galop dans les sentiers de la montagne, il se trouve en face du chef ennemi, qui lui lance une flèche et l’atteint à l’épaule ; alors il se sauve avec le trait dans la blessure et gravit une colline couverte d’herbes. Dans cette herbe, à droite et à gauche, sont cachés les soldats de la ville ; dès que le cheval paraît, deux lances se dressent et l’animal tombe mort ; renversé lui-même, Tsao est saisi par deux soldats qui l’entraînent au bas de la colline. À la clarté de la lune un cavalier reconnaît Tsao ; de deux coups de sabre il tue les deux fantassins, saute à bas de son cheval ; mais, tandis qu’il aide Tsao à monter à sa place, ce général, que sa blessure fait souffrir, tombe à terre évanoui.

En revenant à lui, il reconnaît qu’il doit la vie à un de ses parents, à Tsao-Hong, qui servait dans sa division. « Je vais mourir ici, lui dit-il, mais vous, fuyez. — Restez à cheval, répond Tsao-Hong, je veux aller à pied. — Mais les brigands vont nous poursuivre, et qu’allez-vous devenir ? — L’Empire peut se passer de moi, répliqua Tsao-Hong, mais non d’un homme comme vous ! — Si je me sauve, je vous devrai la vie, » ajouta Tsao-Tsao. Déjà Hong a ôté sa cuirasse ; le sabre sur l’épaule, il suit le cheval en courant à pied. À la quatrième veille d’autres cris se font entendre derrière les fugitifs ; des cavaliers sont sur leurs traces, ils hâtent le pas. Devant eux se présente un fleuve large et profond ; derrière eux l’ennemi s’approche. « Ma dernière heure est venue, s’écrie Tsao ; je n’échapperai pas ! — Descendez de cheval, répond Hong ; débarrassez-vous de votre armure, et je vous ferai traverser le fleuve sur mes épaules. »


II.[43]


Ils passèrent ainsi ; dès qu’ils gravissent la rive opposée, les soldats, arrivés sur le bord qu’ils viennent de quitter, lancent des flèches au-delà de la rivière qui les arrête à leur tour ; Tsao, tout mouillé, fuit encore. Quand le jour parut, ils avaient fait deux lieues ; à peine ont-ils pris quelque repos au pied d’un monticule, que de nouveaux cris arrivent jusqu’à eux. C’étaient le commandant de Yng-Yang et les siens qui recommençaient la poursuite, après avoir traversé le fleuve plus près de sa source. Par bonheur aussi, les deux chefs alliés, Heou-Youen et Heou-Tun arrivent avec quelques cavaliers : « Ne tue pas notre général, » crient-ils au commandant ennemi ! Celui-ci prend la fuite ; Heou-Tun s’élance sur ses pas ; ils se heurtent, se chargent ; et bientôt après avoir renversé son adversaire d’un coup de lance, Tun sème le désordre et la mort dans les rangs de cette division privée de son chef.

Trois autres officiers du corps de Tsao-Tsao (Tsao-Jin, Ly-Tien et Yo-Tsin) paraissent aussi sur le lieu du combat avec leurs troupes : à peine l’ont-ils aperçu qu’ils se rassemblent autour de lui, heureux de l’avoir trouvé, et affligé de sa blessure. Cinq cents cavaliers environ se sont ralliés à Tsao ; il monte à cheval et rentre dans la province du Ho-Neuy (en dedans du fleuve) ; là, il rassemble les siens, impatient de venger cette défaite.

Pendant la retraite de Tong-Tcho (que Tsao a seul poursuivi avec sa division), les chefs ligués campèrent au milieu des débris de la capitale incendiée. Après avoir préservé des flammes l’intérieur du palais, Sun-Kien s’était établi sur l’emplacement qu’occupait la partie appelée Kien-Tchang-Tien, et il avait ordonné à ses soldats de déblayer ces amas de briques et de pierres brisées. Comme aussi les tombeaux avaient été ouverts et violés par Tong-Tcho et par les siens, il les fit refermer et éleva sur les ruines du temple des Ancêtres une maison de paille à trois salles dans laquelle il invita les confédérés à offrir aux mânes des empereurs un bœuf et un mouton en sacrifice. Après la cérémonie, Sun-Kien revint à son camp ; cette même nuit, la lune brillait, une brise caressante traversait les airs ; le général prend son sabre et va s’asseoir sur les degrés du palais en ruines ; les yeux tournés vers le firmament, il regarde et voit en face de l’étoile polaire une vapeur blanche qui couvre la lumière de l’astre. « L’étoile des empereurs a pâli ! se dit Kien en soupirant ; un ministre pervers a mis l’anarchie dans l’Empire ; le peuple a péri dans des calamités, comme s’il eût été attaqué par l’eau et par le feu ; dans la capitale il règne un silence de mort ! » Et il versait des larmes abondantes en parlant ainsi, quand un soldat placé à ses côtés lui fit remarquer une petite lumière étincelante, qui s’élevait du milieu d’un puits, dans la partie méridionale du palais en ruines. Kien fait allumer un flambeau, et dit au soldat de descendre dans la citerne, en y promenant sa lumière.

Ce que le soldat en retira, ce fut un cadavre de femme qu’un assez long séjour dans les eaux n’avait point décomposé ; il semblait être celui de l’une des servantes du harem. À son cou était attaché un petit sac de soie brodée ; dans ses deux mains elle tenait serré un morceau d’une étoffe précieuse de couleur violette, aux armes impériales. Cette étoffe cache un coffret de bois rouge fermé avec un cadenas d’or ; Sun-Kien l’ouvre ; il y trouve un sceau de jade carré, de l’épaisseur d’un peu plus d’un pouce, sur la poignée duquel sont gravés cinq dragons enlacés ; l’un des coins, brisé jadis, a été réparé avec de l’or, et on y lit les mots suivants écrits en caractères antiques, pareils à ceux qui sont tracés sur les cachets : « La mission confiée par le Ciel durera éternellement. »

C’était le sceau impérial que le jeune souverain avait perdu en revenant du palais, après avoir fui vers le mont Pé-Mang, lors du massacre des eunuques. Puisque le Ciel l’avait donné à Sun-Kien, c’était pour qu’il arrivât à l’Empire ; il devait donc s’éloigner de Lo-Yang au plus vite et retourner à l’est du fleuve Kiang, afin d’y préparer de grandes entreprises ; tel était l’avis de son fidèle compagnon Tching-Pou, qui lui raconta toute l’histoire de ce merveilleux cachet[44].

« La seule vue de ce précieux joyau avait fait naître en moi la même pensée, répondit Sun-Kien ; demain, sous prétexte d’une maladie, j’irai prendre congé du chef de la confédération, et je retirerai mes troupes. » Lorsque ce projet de fuite fut bien arrêté, il défendit, sous peine de mort, à ses soldats de rien faire connaître de ce qui s’était passé ; mais il y en eut un qui s’esquiva la nuit par dessus les retranchements et alla tout dévoiler à Youen-Chao. Ce traître était un militaire qui n’avait point de raison pour espérer de l’avancement, un soldat né au même village que le généralissime ; celui-ci le récompense, le cache près de lui, et le lendemain, lorsque Sun-Kien vient demander la permission de se retirer pour se rétablir de ses fatigues. « Je connais parfaitement votre maladie, lui répondit-il, c’est que vous avez détourné le sceau impérial ! »

Sun-Kien pâlit, veut s’excuser… Youen-Chao l’accable de reproches. « Aujourd’hui il s’agit de grandes choses, lui dit-il ; des soldats sont sous vos ordres pour châtier les rebelles au nom du prince légitime ; ce sceau, c’est celui de l’empereur ! si vous le possédez, déposez-le, devant tous les seigneurs assemblés, entre les mains du chef de la confédération. Après qu’on aura tué Tong-Tcho, nous le restituerons au souverain ; mais le dérober ainsi dans une retraite clandestine, c’est méditer une rébellion ! » En vain Sun-Kien essaie de nier ; Youen-Chao lui fait voir qu’il sait tout. « Je ne possède pas ce sceau, reprit enfin le général infidèle, et si vous le demandez avec tant d’instances, c’est que vous songez à tourner vos armes contre l’empereur ! — Montrez-le, s’écria Youen-Chao, donnez-le vite, si vous voulez éviter de bien grands malheurs ! »

Alors, prenant le Ciel à témoin de son innocence, Sun-Kien dit devant tous les grands vassaux assemblés : « Si j’ai en ma possession ce sceau précieux, et que je le garde pour moi, je veux mourir de la mort des traîtres, périr percé de flèches et de coups de poignards ! — Après un pareil serment sorti de votre bouche, répondirent les chefs ligués, nous croyons que le cachet des empereurs n’est pas entre vos mains ! »

Youen-Chao fait paraître le soldat qui a tout dévoilé. « Quand vous avez retiré le sceau du puits, dit le généralissime, cet homme n’était-il pas avec vous ? » Transporté de fureur, Sun-Kien se jette sur le transfuge pour lui trancher la tête. « En tuant un soldat, dit Chao, vous usurpez mes droits ! » Et, le sabre en main, il allait décapiter Sun-Kien lui-même, qui le menaçait à son tour. Deux généraux s’avancent derrière le chef de la confédération, et les trois fidèles compagnons du parjure (ses trois lieutenants, Tching-Pou, Hwang-Kay et Han-Tang qui ont si bien combattu à ses côtés) sortent du milieu de l’assemblée ; leurs cimeterres brillent, mais tous les grands vassaux se mettent entre eux pour empêcher l’effusion du sang. « Après avoir juré d’être unis, après avoir teint leurs lèvres du sang de la même victime, après avoir ainsi scellé le lien de fidélité qui leur a fait prendre les armes, iraient-ils se dévorer les uns les autres ? »

À ces mots les chefs irrités se séparent ; Sun-Kien monte à cheval, emmène ses soldats et s’éloigne de Lo-Yang. « Il emporte le cachet impérial, s’écria le généralissime en colère, quand il le vit partir ; il veut être le premier parmi les vassaux ! ordonnons à Liéou-Piéou (gouverneur de Hing-Tchéou) de l’arrêter au passage ; envoyons-lui, par des hommes dévoués, l’injonction de barrer la route à ce parjure ! »

Au même instant on annonça dans le camp des confédérés la défaite essuyée par Tsao-Tsao dans sa poursuite imprudente ; le généralissime envoya des hommes au-devant de lui, et, dans un grand banquet, auquel se réunirent les seigneurs de l’armée, les deux amis se firent part de leurs chagrins.

« Au commencement, dit Tsao, nous étions pleins d’une fidèle ardeur pour détruire les ennemis de la dynastie ; le même zèle a rassemblé les grands vassaux, et voilà qu’on ne suit pas mes plans ! Écoutez mon projet pour l’avenir : Vous, prince de Pou-Hay (titre honorifique de Youen-Chao), conduisez les gens du Ho-Neuy de l’autre côté du fleuve, et approchez-vous de Meng-Tsin ; les officiers du Soen-Tsao garderont le pays de Tching-Kéou, et s’établiront à Ngao-Tsang ; Ouan-Youen et Tay-Kou sont les deux principaux points de toute la contrée ; conservons-les. Vous, Chao, avec les troupes de Nan-Yang, occupez le Tan-Sy, et pénétrez dans le passage de Wou-Kouan, tenant ainsi en respect les trois districts de San-Fou ; c’est un pays de gorges et de collines ; retranchés là, au lieu de combattre, nous inquiéterons l’ennemi, et, en déployant ainsi notre puissance aux yeux du monde, en domptant les rebelles avec ceux qui sont fidèles aux lois, nous rétablirons la paix. Aujourd’hui l’esprit des soldats est ébranlé, il ne faut pas les mener au combat, car nous avons commis de grandes fautes à la face de tous, et j’en rougis pour les chefs de cette armée ! »

Les grands vassaux, les chefs et Youen-Chao lui-même ne répondirent rien ; pendant le banquet, Tsao-Tsao comprit que tous ils avaient des desseins particuliers, et qu’à cause de cela rien de grand ne pouvait être accompli. Il se retira donc avec ses troupes dans le Yang-Tchéou. De son côté Kong-Sun-Tsan disait à Hiuen-Té : « Youen-Chao est un homme sans moyens ; à la fin il y aura quelque révolution ; allons-nous-en dans nos districts, » et après avoir enlevé leurs tentes, ils prirent la route du nord. Arrivé à Ping-Youen, Sun-Tsan choisit Hiuen-Té pour gouverneur de la ville ; il lui confia l’administration du pays, et s’en alla lui-même du côté de Ty-Yang. Un autre chef, Liéou-Tay, marcha contre un des principaux généraux de la ligue, Kiao-Mao, qui ne lui avait pas rendu des vivres prêtés par lui ; il l’attaqua de nuit dans son camp, le tua et fit déposer les armes à ses soldats. La confédération était presque dissoute ; le généralissime, voyant ces défections, dut s’éloigner de Lo-Yang et se retirer à Kouan-Tong.

Mais revenons à Liéou-Piéou (gouverneur du Hing-Tchéou) chargé d’arrêter Sun-Kien. Né au pays de Kao-Ping (dans le Chan-Yang), lié dès l’enfance avec les sept plus célèbres personnages de la fin des Han[45] (on les appelait les huit lettrés de Kiang-Hia), doué d’une haute taille, remarquable par la majesté de son visage, ce grand homme, arrière-petit-fils de Liéou-Ching de la famille régnante, était arrivé au grade où nous le trouvons parvenu. Trois assesseurs, Kouay-Lang, Kouay-Youe et Tsay-Mao, le secondaient dans les affaires de son gouvernement. Quand il reçut du généralissime, avec lequel il était uni par les liens de l’amitié, la lettre qui dénonçait la trahison de Sun-Kien, et lui enjoignait de l’arrêter dans sa fuite, Liéou envoya dix mille hommes sur sa route, aux ordres des deux derniers assesseurs que nous venons de nommer.

La petite armée de Sun-Kien approchait du chef-lieu, et bientôt il apprit de la bouche des deux commandants qui, à la tête de dix mille soldats, se préparaient à le combattre, la cause de cette rencontre menaçante. « Qui êtes-vous donc pour m’accuser ainsi ? » cria-t-il à ces généraux qui lui reprochaient son parjure ; un combat se livre entre l’un des lieutenants de Sun-Kien et Tsay-Mao. Ce dernier est blessé à l’épaule ; sa cuirasse se brise par la moitié ; il fuit ; Sun-Kien profite du succès pour rompre les ennemis qui l’arrêtent, et il entre sur le territoire de la ville qui lui fermait ses portes. Au soir, derrière la montagne, une troupe de soldats se démasque tout à coup ; leur chef s’avance, c’est Liéou-Piéou en personne. En vain Sun-Kien l’aborde poliment, le prie de ne pas croire aux paroles du généralissime ; en vain il répète le terrible serment prononcé déjà devant l’armée. « Si vous voulez que j’ajoute foi à vos paroles, répond Liéou-Piéou, laissez-moi fouiller vos bagages. » Mais Sun-Kien, loin d’y consentir, s’élance au galop en injuriant Liéou, qu’il accuse de le couvrir de mépris ; celui-ci recule, l’attire derrière la montagne où sont embusqués des soldats ; Sun-Kien se trouve cerné au fond d’un ravin par les trois commandants ennemis qui se réunissent.


III.[46]


Les trois amis[47] qui se sont associés à la fortune de Sun-Kien le dégagent de ce péril, et ils se fraient un chemin en semant la mort autour d’eux. Ses troupes étant réduites de plus de moitié, Sun-Kien profita de la nuit pour se jeter avec elles dans le Kiang-Tong (à l’est du fleuve Kiang) ; telle fut la cause de l’inimitié qui s’éleva entre Liéou-Piéou et Sun-Kien.

Lorsque Liéou, cessant de poursuivre le fugitif, écrivit à Youen-Chao, généralissime des confédérés, pour lui rendre compte de la manière dont il avait obéi à ses ordres, celui-ci, retiré dans le Ho-Neuy après tant de défections, voyait son armée manquer de vivres et de fourrages. Heureusement, Han-Fou (petit prince de Ky-Tchéou) lui envoya des provisions ; mais l’un des chefs, Fong-Ky, fit sentir à Youen-Chao combien il était inconvenant qu’un héros comme lui, désormais le premier dans l’Empire, le généralissime des confédérés, fût à la merci de ceux qui voulaient bien lui fournir des vivres. La province de Ky-Tchéou suffirait, par ses richesses et sa fertilité, à tous ses besoins ; que ne s’en emparait-il ? « Hélas ! répliqua Youen-Chao, je n’ai point encore de plan bien arrêté ! — Écoutez, répliqua Fong-Ky ; envoyez secrètement à Sun-Tsan l’ordre de s’emparer de ce pays si abondant ; promettez-lui, à tout hasard, de le seconder ; il marchera, j’en suis sûr. Han-Fou lui-même cédera volontiers au général la direction de la province ; c’est un pauvre homme sans moyens. Jetez-vous à la traverse, et voilà une conquête bien facile à faire. »

Le conseil plut à Youen-Chao ; de son côté Kong-Sun-Tsan, en recevant l’ordre d’occuper le Ky-Tchéou, se promit bien d’avoir sa part dans le résultat de l’entreprise, et il assembla gaiement ses troupes le jour même. Déjà Youen-Chao avait envoyé prévenir Han-Fou du danger (feignant ainsi de lui donner un avis charitable), et le pauvre gouverneur, tout effrayé, consulta ses deux assesseurs, Sun-Tchin et Kouo-To. Le premier fit observer que Sun-Tsan approchait à la tête des troupes du Yen-Tay ; ses forces étaient considérables ; on ne pouvait lutter contre une pareille armée ; d’ailleurs il avait avec lui Hiuen-Té, le vainqueur des Bonnets-Jaunes, et ses deux compagnons. Le Ky-Tchéou devait donc se rendre à jour nommé ! « Le chef de l’expédition, Youen-Chao, ajouta-t-il, est un héros supérieur à tous par sa capacité ; il a sous lui des chefs renommés ; d’un bout à l’autre de l’Empire il a répandu ses bienfaits ; la terre entière le respecte ; il est le modèle des grands hommes du siècle. Partagez avec lui le gouvernement de la province ; certainement il vous traitera avec égard, et regardera cet ambitieux Kong-Sun-Tsan comme un enfant étourdi. »

Déjà le gouverneur avait dépêché un commandant de cavalerie, Kouan-Ky, à Youen-Chao pour lui offrir l’investiture de la principauté. Mais Keng-Wou, le gardien des archives, s’opposait à cette démarche. « Ce chef, abandonné de ses alliés, cette armée épuisée, qui se jette entre nos bras, ne peut-on pas, disait-il, les comparer à des enfants qui meurent de faim après avoir tari le sein qui les nourrit ? et c’est à de pareilles gens qu’on veut abandonner le gouvernement de la province ! Ce serait ouvrir au tigre la porte de la bergerie ! » En vain Han-Fou se déclara le client de Youen-Chao et fit un éloge pompeux de ses qualités ; en vain il cita l’exemple des anciens, par lesquels il apprenait à abdiquer entre les mains d’un plus digne, et accusa d’envie le fidèle mandarin. Celui-ci résista toujours, et s’écria avec un soupir : « C’en est fait du pays ! » Tout le conseil partagea ses alarmes ; et, au nombre de trente, les mandarins donnèrent leur démission.

Cependant l’opiniâtre dignitaire Keng-Wou, associant à ses idées le général de cavalerie Kouan-Chun, cacha des troupes hors des murs de la ville, et ils attendirent l’arrivée de Youen-Chao, qui parut bientôt : les deux mandarins, comme s’ils fussent allés prier celui-ci de répondre aux vœux de leur maître, sortirent en armes à sa rencontre pour l’assassiner ; mais ils furent tués eux-mêmes ; le premier, par le chef des gardes, le second, par un officier de celui qu’ils venaient attaquer.

Devenu maître du pays, Youen-Chao laissa à l’ancien gouverneur un titre militaire. Après avoir tranquillisé le peuple, il appela les gens de bien aux emplois, et confia l’administration de la province à quatre des siens (Tien-Fong, Tsou-Chéou, Hu-Yeou et Fong-Ky). Privé de son autorité, indigné contre Chao, Han-Fou quitta sa famille et son pays ; il monta à cheval et alla se réfugier près de Tchang-Miao, commandant du Tchin-Liéou. De son côté, Sun-Tsan ayant appris ce qui se passait, envoya son jeune frère (Sun-Youe) près du généralissime pour réclamer sa part de la province occupée. — « Qu’il vienne lui-même conférer avec moi sur cette affaire, » répondit Youen-Chao ; et comme Sun-Youe retournait porter cet ordre à son frère, à quelques lieues de là, il fut arrêté par une troupe de cavaliers qui le percèrent de flèches, en se faisant passer pour des soldats de Tong-Tcho. Les hommes de sa suite accoururent vers Sun-Tsan lui faire part de la trahison dont son frère avait été victime. — « Quoi ! s’écria celui-ci dans sa colère, on me dit de lever des troupes pour soumettre une province que l’on occupe, dont on distribue les emplois à mon insu, et voilà qu’on égorge mon frère en se couvrant du nom de notre ennemi ! et je ne me vengerais pas ! » Avec toutes ses troupes il partit pour saccager cette ville de Ky-Tchéou.

Averti de sa rébellion, Youen-Chao marcha contre lui. Les deux armées se rencontrèrent près du fleuve Pan-Ho ; celle de Tsan était rangée à l’ouest, l’autre à l’est du pont jeté sur la rivière. Le chef rebelle, à cheval aux abords de ce pont, adressa à son ancien général des reproches sanglants : il l’accusa d’avoir agi contre toute justice. Youen-Chao, resté sur la rive opposée, prétendait n’avoir pas mal acquis une ville qui s’était donnée à lui. — « Vous que naguères, dit enfin Sun-Tsan, on avait, à Lo-Yang, choisi pour chef d’une confédération, à cause de votre loyauté, de votre fidélité, vous n’êtes au fond qu’un chien hypocrite, un loup voleur ! Rougissez donc à la face du ciel et de la terre. — Qui veut me l’arrêter ? cria Youen-Chao plein de rage. » À ces mots, Wen-Tchéou s’élance sur le pont, la lance au poing. Sun-Tsan croise le fer avec lui ; mais, au dixième assaut, il a déjà vu que son adversaire est trop redoutable ; il fuit au milieu des siens. Wen-Tchéou l’y poursuit, enfonce les rangs comme si sa lance n’eût rencontré aucun obstacle, sème la mort à ses côtés. Quatre officiers qui entourent Sun-Tsan le défendent avec courage : l’un tombe percé de coups, trois autres fuient ; Wen-Tchéou va trouver enfin l’ennemi qu’il cherche, mais le chef rebelle a quitté ses troupes pour se sauver au galop de monts en collines. Il se précipite à sa poursuite, l’interpelle avec colère et lui crie : « Saute à bas de ton cheval, rends-toi ! » Sun-Tsan se trouble ; son arc, ses flèches lui échappent des mains ; son casque tombe ; les cheveux épars, il fuit vers les hauteurs lorsque son cheval manque des pieds de devant et il roule à terre au pied d’une colline. La lance en main, Wen-Tchéou va le frapper, quand un des trois officiers qui ont fui sort de derrière un monticule ; lui-même, sans casque ni cuirasse, il veut percer Wen-Tchéou de sa lance. Pendant que Sun-Tsan a gravi la hauteur, les deux adversaires s’abordent ; mais celui qui s’est jeté si inopinément dans la mêlée est un jeune officier inconnu ; il lutte sans reculer pendant longtemps, jusqu’à ce que Sun-Tsan étant secouru par ses troupes, l’ennemi se retire. Wen-Tchéou fuit en paix ; le vainqueur ne le poursuit pas.

Descendu de la hauteur sur laquelle il avait cherché un refuge, Sun-Tsan demande le nom de ce libérateur inattendu. C’est un jeune homme aux sourcils épais, aux yeux larges, au visage carré, au menton double, à l’aspect imposant et majestueux, un guerrier athlétique nommé Tchao-Yun (son surnom Tseu-Long), né au pays de Tchin-Ting, dans la province actuelle de Pé-King. — « Pourquoi es-tu venu à mon secours, lui demanda Sun-Tsan, et qui es-tu ? — Je suis, répondit l’officier, un des hommes de la suite de Youen-Chao, ton ennemi ; j’ai vu que mon maître ne songeait plus ni à soutenir la dynastie ni à sauver le peuple. Je venais pour me donner à vous et j’ai pu vous trouver dans ce moment heureux. — Tous les habitants de votre ville, répondit Sun-Tsan en lui serrant la main, se rallient avec empressement autour de Youen-Chao, comment vous êtes-vous seul tourné vers moi ? — L’Empire est livré à l’anarchie, répliqua Tseu-Long ; le peuple environné de dangers est dans l’inquiétude : général, vous qui brillez par des sentiments humains et loyaux, veuillez pacifier l’Empire, et je ne serai plus seul à déserter la cause de Youen-Chao pour suivre la vôtre. »

Plein de joie, Sun-Tsan retourne à son camp pour remettre l’ordre parmi ses soldats ; et le lendemain, il déploie à l’entrée du pont une division menaçante de deux mille hommes, tous montés sur des chevaux blancs ; ensuite il partage son armée en deux ailes ; à droite et à gauche de son infanterie il développe une ligne de cinq mille cavaliers, dont la plus grande partie monte aussi des chevaux de la même couleur[48]. À la voix de Youen-Chao, leur chef, Wen-Tchéou et Yen-Liang commencent l’attaque avec chacun mille archers qui harcèlent les deux ailes ; au centre se tient Kio-Y avec huit cents autres archers et quinze mille fantassins, qui forment au milieu de l’armée un cercle parfait ; Youen-Chao les soutient en personne avec environ dix mille hommes. Ne sachant trop jusqu’à quel point il doit compter sur le jeune officier passé sous ses drapeaux, Sun-Tsan le met à l’arrière-garde ; l’avant-garde est commandée par Yen-Kang, son premier lieutenant ; lui-même il est au centre, en tête du pont, à cheval. Un étendard de soie rouge, sur lequel sont inscrits ses noms en caractères d’or, flotte devant lui. Toute la matinée, il fait résonner les tambours, mais les soldats ennemis n’ont pas fait un mouvement.

Les huit cents archers du centre avaient eu l’ordre de se cacher derrière de grands boucliers qui parent les flèches, et de ne pas remuer. Le lieutenant de Sun-Tsan se jette sur eux au bruit du tambour ; mais leur chef le laisse venir sans démasquer le piège : seulement, quand ceux-ci ne sont plus qu’à dix pas, un canon donne le signal ; les huit cents arcs lancent tout à coup leurs flèches, et le lieutenant de Sun-Tsan bat précipitamment en retraite ; puis il tombe sous les coups de Kio-Y, qui s’est lancé à sa poursuite. La déroute est complète du côté de Sun-Tsan ; les deux ailes de son armée sont attaquées par les deux ailes de celle de Youen-Chao ; la division du centre arrive près du pont en masse le sabre à la main ; l’officier qui portait l’étendard rouge est tué par le chef des archers, Kio-Y. La mort de son porte-enseigne est pour Sun-Tsan le signal d’une nouvelle attaque ; mais ses efforts sont vains ; il redescend sur le pont et prend la fuite ; son arrière-garde est culbutée. Tout à coup, un de ses lieutenants se tient ferme dans la mêlée avec cinq cents hommes. À son tour Kio-Y se trouve harcelé, serré de près par ce chef, qui n’est autre que Tseu-Long. Le jeune héros l’attaque à plusieurs reprises, le renverse mort de dessus son cheval, et va seul porter le carnage dans l’armée de Youen-Chao. Il sème la mort autour de lui, traverse les rangs ennemis comme des lignes fictives de combattants ; et, pendant ce temps, Sun-Tsan, qui a conduit de nouveau ses troupes au combat, demeure à la fin victorieux. C’est lui alors qui se lance à la poursuite de Chao, dont les soldats se dispersent de toutes parts.

Instruit du premier succès remporté par ses archers et de la mort du porte-étendard ennemi, Youen-Chao, loin de s’attendre à ce revers, était accompagné d’une centaine de fantassins de ses gardes et d’une dizaine de cavaliers ; il s’amusait avec Tien-Fong, l’un de ses officiers supérieurs, à rire et à causer de la défaite certaine de Sun-Tsan, quand parut Tseu-Long, culbutant ses lignes. Les flèches pleuvent, l’armée ennemie les enveloppe de plus en plus. » Il ne fait pas bon ici, dit Tien-Fong, allons nous cacher dans cette maison déserte. — Non, répondit Chao en jetant son casque ; un héros doit affronter l’ennemi et combattre jusqu’à la mort, plutôt que de se sauver ainsi ! » Ranimées par sa présence, ses troupes se défendent avec désespoir ; Tseu-Long ne peut plus rompre leurs rangs, il revient sur ses pas avec Sun-Tsan. Les phalanges de Youen-Chao se sont rassemblées, les deux ailes se replient, elles luttent sur trois points contre Sun-Tsan, contre le vaillant capitaine qui accompagne celui-ci, et l’aide à s’ouvrir enfin un passage au plus épais de la mêlée. C’est au milieu du pont que les deux armées se confondent ; combien de soldats périrent dans les eaux !

Youen-Chao a poursuivi les fuyards un demi-mille au-delà du fleuve ; et de derrière la montagne sort une troupe de cavaliers que conduisent trois chefs accourant au galop : celui du milieu brandit une double épée, c’est Hiuen-Té ; en tête du premier corps brille le cimeterre de Kouan-Yun ; en tête du troisième, la lance redoutée de Tchang-Fey. La nouvelle de cette guerre entre les deux généraux alliés était parvenue au district de Ping-Youen, et les trois héros arrivaient pour prendre part à la bataille en faveur de Kong-Tsan, leur ami.

Dès qu’il se voit attaqué par eux, Youen-Chao troublé sent ses forces qui l’abandonnent ; il laisse tomber son glaive, fouette son cheval à outrance et fuit au plus vite.


CHAPITRE II.


Guerre civile, mort de Sun-Kien.


I.[49]


Heureusement les officiers de Youen-Chao sauvèrent leur chef en se battant avec courage, et se retirèrent avec lui derrière le pont. De son côté, Sun-Tsan rassembla ses troupes et retourna à son camp. Hiuen-Té vint présenter ses respects à son ancien général, qui le remercia de l’avoir fait échapper à un si pressant péril ; il lui amena le jeune Tseu-Long, à qui Hiuen-Té témoigna beaucoup d’estime, et bientôt une amitié qui devint chaque jour plus intime (comme on le verra par la suite). Après ce premier combat, Youen-Chao s’affermit dans la province sans songer à reprendre l’offensive. De part et d’autre, on s’observa pendant un mois.

Cependant, établi à Tchang-Ngan, où il prenait le titre de premier ministre, Tong-Tcho se plaçait au-dessus de tous les princes de second rang, et il paraissait en public monté sur un char orné d’une couverture brune semée de dessins en or. Il fut averti que Youen-Chao, voyant son armée épuisée, se fortifiait et n’osait plus se battre. Pendant bien des semaines, Sun-Tsan et lui s’étaient attaqués sur les bords du Pan-Ho. Ly-Jou conseilla au régent de demander à l’empereur un ordre qui enjoignît à ces deux généraux les plus distingués de leur temps de se présenter à la cour ; touchés de cette grâce, ils ne manqueraient pas de se soumettre. Dès le lendemain, en effet, Tong-Tcho, qui approuvait le conseil, obtint du jeune souverain qu’on envoyât vers eux deux grands personnages du palais, le ministre Ma-Jy-Ty et l’intendant Tchao-Ky. Le généralissime de l’ancienne confédération, Youen-Chao, fit dix milles pour recevoir dignement les commissaires impériaux ; et tandis que ceux-ci étaient dans le camp, Sun-Tsan, instruit des volontés du souverain, fit parvenir à son compétiteur la lettre suivante :

« Les deux commissaires impériaux, imitant les vertus de Tchéou et de Tchao, sont venus nous apporter un ordre qui fait connaître les faveurs dont nous honore le souverain, et nous enseigne la réconciliation. Lorsque dans le ciel les nuages s’entr’ouvrent et laissent voir le soleil, quelle joie dans le monde ! Telle est celle que j’éprouve. Jadis, au temps de Kwang-Wou, Kia-Fou et Kieou-Siun, qui, tous les deux à la tête d’un parti, cherchaient à se perdre, se soumirent à ce grand empereur, vaincus par sa clémence ; et quand ils parurent, montés sur le même char, le peuple les glorifia. Moi qui suis bien peu de chose, si j’obtiens avec vous un pareil bonheur, il sera bien grand pour moi et je croirai vous être redevable d’un bienfait ! »

Cette lettre fit grand plaisir à Youen-Chao. Le lendemain les deux commissaires se rendirent au camp de Sun-Tsan, qui, après les avoir festoyés pendant un jour, les mit poliment sur la route de la capitale. D’après la recommandation de son protecteur Sun-Tsan, Hiuen-Té fut confirmé par l’empereur dans la place de gouverneur du district de Ping-Youen ; et, serrant la main de son jeune ami Tseu-Long, il lui dit un adieu qui fut de part et d’autre mêlé de larmes abondantes. « Hélas ! disait Tseu-Long, j’avais cru voir dans Sun-Tsan le héros de notre époque, et je comprends aujourd’hui que c’est un homme de la trempe de Youen-Chao. — Servez-le avec courage, général, reprit Hiuen-Té, nous nous reverrons un jour ! » Et ils se quittèrent en pleurant : l’un retourna à son poste, l’autre suivit le chef dont il avait embrassé le parti.

Cependant le frère du généralissime de l’armée désormais dissoute, Youen-Chu (retiré alors à Nan-Yang), averti que celui-ci venait de se rendre maître de la ville de Ky-Tchéou, lui avait fait demander un renfort de mille chevaux ; et comme Youen-Chao ne lui envoya pas un cheval, furieux de cette indifférence, il se tourna vers le gouverneur de Hing-Tchéou, vers Liéou-Piéou, pour lui demander des vivres ; celui-ci ne lui donna pas un grain de blé. Dans sa colère, Youen-Chu écrivit secrètement à Sun-Kien (qui venait de se déclarer indépendant, et à qui lui-même il avait, au commencement de cette guerre, refusé des provisions), la lettre suivante :

« Naguères, mon frère Youen-Chao a voulu vous enlever le sceau impéral et empêcher votre retraite. Aujourd’hui, il a levé des troupes avec Piéou et envahi une province à l’est du fleuve Kiang. Cette conduite m’a révolté. Rendez-vous maître de Hing-Tchéou, et je vous aiderai à battre mon frère ; vengeons nos injures mutuelles. Vous garderez cette ville, moi je prendrai celle de Ky-Tchéou. Hâtons-nous d’accomplir cette entreprise. »

Sun-Kien trouva l’occasion excellente de se venger du gouverneur Liéou-Piéou, qui lui avait barré le chemin quand il songeait à passer dans le Kiang-Tong. Avec ses trois amis dévoués (Tching-Pou, Hwang-Kay et Han-Tang), réunis en conseil, il délibéra sur le parti à prendre. Le premier disait qu’il fallait se défier des paroles d’un homme artificieux comme Youen-Chu ; mais Sun-Kien, songeant bien qu’il pouvait, sans le secours de cet allié, tirer vengeance de Youen-Chao, envoya Hwang-Kay en avant, rassembler sur les bords du fleuve Kiang cinq cents bateaux. Il devait aussi faire des provisions d’armes, de vivres et de fourrages. Les grandes barques étaient destinées au transport des chevaux, et l’on n’attendait qu’un jour favorable pour entrer en campagne. Ce fut alors que des espions vinrent annoncer à Liéou-Piéou, en dedans du Kiang, le danger dont il était menacé.

Celui-ci, dans sa frayeur, réunit ses mandarins civils et militaires pour avoir leurs avis. L’un des conseillers, Kouay-Léang, pensa que le gouverneur devait calmer ses alarmes, envoyer en avant les troupes du Kiang-Hia, sous les ordres de Hwang-Tsou, et les soutenir lui-même en marchant à la tête des soldats de sa province ; l’ennemi venu de loin, embarrassé par les fleuves et les lacs, ne pourrait déployer ses forces ni tirer parti de son brillant courage. Liéou-Piéou adopta ce plan.

Or, Sun-Kien avait cinq fils et une fille, et aussi un jeune frère, Sun-Tsing (surnommé Yeou-Tay[50]), qui, au moment où il allait partir à la tête des troupes, vint le saluer avec tous ses enfants, et il lui donna ce conseil : « Le pouvoir est aux mains de Tong-Tcho, notre empereur est faible, l’Empire est dans l’anarchie, chacun s’en partage les lambeaux ; le pays à l’est du Kiang conserve seul une apparence, un reste de tranquillité, et, pour une petite vengeance, vous y conduisez des troupes nombreuses ! Cela n’est pas bien, mon frère, songez-y. — Vous n’entendez rien à ces choses, répliqua Sun-Kien ; j’en ai fait le serment, je veux être le maître dans l’Empire, dominer mon siècle, pacifier le peuple. J’ai un ennemi, et je me vengerai de son insulte. Faut-il que je croise les bras et que j’attende la mort ! Je ne suivrai pas un pareil conseil. — Et moi, interrompit l’aîné des cinq fils, Sun-Tsé, je veux suivre mon père ! — Cet enfant, dès son jeune âge, a montré une rare valeur, dit Sun-Kien, il me suivra à la tête de mes troupes. » Tandis que son second frère Sun-Kuen restait avec leur oncle à garder la rive orientale du fleuve, l’enfant intrépide monta sur un bateau et se rendit devant la ville de Fan-Tching. Le chef de l’avant-garde ennemie, Hwang-Tsou, s’était embusqué sur l’autre rive avec une compagnie d’archers, appuyés par d’excellents soldats d’infanterie. Dès qu’il voit les bateaux toucher le bord, il fait pleuvoir sur eux une grêle de flèches ; Sun-Kien ordonne aux siens de ne pas répondre à cette attaque, de rester en bon ordre cachés au fond des barques, et de tenir l’ennemi en alerte par divers mouvements. Au bout de trois jours, Hwang-Tsou avait épuisé toutes ses flèches, et Sun-Kien fit arracher par milliers celles qui s’étaient enfoncées dans le bois des bateaux ; puis, profitant d’un vent favorable, il s’approcha, et ses troupes à leur tour lancèrent leurs traits en masse. Tsou ne put tenir sur le rivage, les siens se retirèrent en désordre ; ainsi les trois corps d’armée, ayant à leur tête chacun un des trois lieutenants de Sun-Kien[51], débarquèrent et chargèrent tous ensemble, si bien que Tsou éprouva une déroute complète. Il abandonna la ville forte qu’il défendait pour se réfugier dans celle de Teng-Tching. Sun-Kien, laissant ses bateaux sous la garde de la troisième division, courait lui-même à la poursuite des fuyards jusqu’auprès de Teng-Tching ; mais Tsou vint lui présenter la bataille dans une plaine inculte. Aussitôt Sun-Kien déploie son armée : il est debout avec ses chefs, au pied de son étendard ; le casque en tête, la lance au poing, couvert de sa cuirasse, le jeune Sun-Tsé paraît à cheval auprès de son père. Hwang-Tsou s’avance avec deux de ses lieutenants, Tchang-Hou et Tchin-Seng, anciens rebelles du pays de Kiang-Hia, soumis depuis à Liéou-Piéou.

« Vils bandits de la rive orientale, crie Hwang-Tsou en provoquant l’ennemi, osez-vous bien attaquer un parent de l’empereur et envahir son territoire ! » Aussitôt Tchang-Hou, brandissant son trident de cuivre jaune, lance son cheval… à la voix de Sun-Kien, qui s’est écrié : « Quel homme de cœur me tuera ce brigand ? » Han-Tang vole à la rencontre du chef ennemi ; la lutte est longue et le succès douteux ; cependant Tchin-Seng voit que les forces de son compagnon s’épuisent ; la lance au poing, il se précipite hors des rangs pour le secourir, espérant venir à bout de Han-Tang par cette double attaque. Mais le jeune Sun-Tsé, debout derrière son père, l’a vu venir ; il dépose sa pique, tend son arc, et lance une flèche qui perce le visage de Tchin-Seng. Le guerrier blessé tombe à terre, son compagnon tremblant ne peut plus combattre, et Han-Tang lui fend le crâne d’un coup de sabre.

Hwang-Tsou, à son tour serré de près par Tching-Pou, est forcé de se débarrasser de son casque ; il abandonne son cheval et se réfugie à pied au milieu des bataillons de son infanterie. L’armée vaincue est poursuivie par Sun-Kien, qui la décime, jusque sur les bords du fleuve Han. Les bateaux confiés à la garde de Hwang-Kay distribuent les troupes victorieuses le long des deux fleuves[52].

Hwang-Tsou vint rendre compte de sa défaite à Piéou, qui délibéra de nouveau avec ses conseillers. « Puisqu’on ne peut résister à Sun-Kien, dit Kouay-Léang, puisque les troupes battues, découragées, n’ont plus la force de combattre, il faut se mettre à l’abri au milieu des vallées, des collines, éviter la bataille et demander secrètement des renforts à Youen-Chao, c’est le seul moyen de salut. » Un autre, Tsay-Mao, blâmait ce lâche conseil : fallait-il, quand l’ennemi était prêt à bloquer les murailles, se croiser les bras et attendre la mort ?

Cet avis plut à Liéou-Piéou ; Tsay-Mao, qui l’avait donné en s’offrant de le mettre à exécution, sortit avec dix mille hommes sous les murs de Siang-Yang, et les rangea en bataille près du mont Sien-Chan, situé devant la ville. Chef d’une armée triomphante, Sun-Kien arrivait au galop, et dès qu’il vit paraître Tsay-Mao, frère aîné d’une des concubines de Piéou, il s’écria : « Qui va me le prendre ? » Tching-Pou répond à l’appel. Après une courte attaque, Mao est forcé de fuir jusque dans les murs de la ville ; la plaine est jonchée des débris de ses troupes. Sa défaite lui fut amèrement reprochée par Kouay-Léang, qui, lui-même ayant conseillé la prudence, demandait qu’on tranchât la tête au vaincu ; mais Piéou, par amour pour la sœur du coupable, refusa de lui infliger un pareil châtiment.

Cependant la nouvelle arriva bientôt que l’ennemi cernait la ville. Kouay-Léang fut chargé de défendre les fossés avec un corps de troupes, pendant qu’on envoyait un courrier à Youen-Chao pour lui demander des renforts. Depuis plusieurs jours les assiégés résistaient, lorsqu’un tourbillon brisa le bâton de l’étendard de la division du centre de l’armée de Sun-Kien ; Tching-Pou vit dans cet incident un augure fâcheux ; il fallait rappeler les soldats. « Ah ! répondit Sun-Kien, après tant de victoires la ville sera bientôt à nous : doit-on, pour une bannière renversée, retirer ses soldats ! — C’est la bannière du principal corps d’armée, la vôtre, dit Han-Tang ; le présage est grave ! — Le vent n’est qu’une exhalaison du ciel et de la terre, interrompit Sun-Kien, et parce qu’une brise des premiers jours d’hiver a abattu l’étendard, faut-il perdre courage ! Toute ma vie j’ai commandé des soldats, et jamais de pareilles folies ne m’ont occupé ; au contraire, c’est le cas de donner un assaut général et d’emporter la ville ! »

Pendant ce temps-là, dans les rangs opposés, Kouay-Léang racontait au gouverneur assiégé qu’il avait vu, dans la nuit, l’étoile d’un général tomber à terre, et que c’était infailliblement celle qui présidait aux destinées du chef ennemi. Le dépêche pour Youen-Chao est prête, il faut qu’elle parte, mais qui osera traverser les lignes des assiégeants ? « Moi, » répondit un brave officier du nom de Liu-Kong. — « Eh bien ! dit Kouay-Léang, si vous êtes assez hardi pour cela, écoutez mes avis : prenez avec vous cinq cents archers d’élite ; une fois les lignes passées, gagnez la montagne. L’ennemi vous poursuivra ; laissez alors cent hommes sur les hauteurs pour qu’ils puissent attaquer avec des pierres ; jetez cent archers dans les bois, mais qu’ils laissent approcher ceux qui vous poursuivront, sans bouger ; ils ne devront lancer leurs flèches que quand l’ennemi, engagé dans la montagne, sera ainsi tombé dans le piége. Si vous tuez un chef et que l’ennemi se rende, faites un signal auquel on vous répondra dans la ville en venant à votre secours. Mais si vous sortez sans être attaqué, franchissez plutôt les lignes sans tirer le canon d’alarme. Cette nuit, la lune ne brille guère ; vous devrez partir au crépuscule. »

Kouay-Léang disposa des troupes aux quatre portes de la ville, pour qu’elles fussent prêtes à répondre au signal ; au soir, Liu-Kong était sorti avec ses cavaliers. Du haut des murs, on regarda du côté de l’est, on n’apercevait pas un soldat, pas un cheval ; ce fut par cette porte que Liu-Kong s’échappa furtivement à la tête de sa petite troupe. Il traversait sans bruit les retranchements de Sun-Kien, quand celui-ci entendit, du milieu de sa tente, des voix d’hommes ; vite il saute à cheval avec une trentaine de cavaliers, se dirige vers la partie orientale du camp, et apprend de la bouche des gardes qu’un groupe d’ennemis, déjà en marche vers la montagne, a franchi les lignes. Sans demander plus de détails, Sun-Kien se lance à leur poursuite avec ses trente cavaliers, et crie : « Arrêtez, fuyards ! » Liu-Kong, qui avait déjà placé son monde en embuscade dans la montagne et dans la forêt, se retourne, engage la lutte, et se remet à galoper vers les hauteurs, toujours harcelé par Sun-Kien, qui ne sait où son ennemi veut l’entraîner. À peine arrive-t-il sur la montagne, qu’il est assailli d’en haut par une grêle de pierres ; les flèches pleuvent d’en bas, du côté de la forêt ; les soldats en embuscade se démasquent et criblent Sun-Kien de traits et de cailloux. Le crâne fracassé, il tombe… Le maître et le cheval avaient péri tous les deux sur le mont Sien-Chan ! Sun-Kien était âgé de trente-sept ans ; il mourut la 3e année du règne de Hiao-Hien-Ty, le 7e jour du 11e mois.

[Année 193 de J.-C] Les trente cavaliers, arrêtés dans la route, tombèrent sous les coups de Liu-Kong ; il donna le signal. Les trois lieutenants du gouverneur (Hwang-Tsou, Kouay-Youe, Tsay-Mao) font une sortie, et les troupes du Kiang-Tong sont en pleine déroute. Au bruit de cette armée se précipitant en désordre, Hwang-Kay amena les troupes qui étaient sur les bateaux pour défendre le camp ; il attaqua et fit prisonnier Hwang-Tsou lui-même. Tching-Pou, qui gardait près de lui le fils de son général (dont il ignorait la mort) cherchait la route ; il rencontre Liu-Kong, et, après une courte lutte, le tue d’un coup de lance. Ce fut bientôt une mêlée complète ; on s’égorgea jusqu’au jour. Alors chacun rallia ses soldats, et Liéou-Piéou rentra dans la ville.

Cependant Sun-Tsé, revenant aux bords du fleuve Han, apprit la mort de son père ; il courut avec des larmes et des sanglots à la recherche de son corps. Les troupes de Piéou l’avaient emporté ; et à travers le camp ce furent des cris et des larmes sans fin. « Si le cadavre de mon père est aux mains des ennemis, dit l’enfant, comment retournerais-je dans ma famille ? — Il y a un moyen, dit Hwang-Kay, c’est de l’échanger avec le général Hwang-Tsou, fait prisonnier cette même nuit. » Un officier, Hiuen-Kay, se chargea d’aller porter ces propositions à Liéou-Piéou. Celui-ci offrit de remettre le cercueil dans lequel le général mort était déjà enfermé ; Hwang-Tsou serait rendu en échange, et, de part et d’autre, on retirerait ses troupes : la paix serait conclue.

Au moment où le parlementaire allait se retirer, une voix cria : « Non, n’en faites rien ! J’ai un autre projet. Que les troupes ennemies ne se retirent pas ainsi ; commençons par décapiter l’envoyé, ensuite nous verrons. — Aujourd’hui Sun-Kien est mort, les gens du Kiang-Tong n’ont plus de chef, Sun-Tsé est jeune, ses frères ne sont que des enfants, reprit Kouay-Léang, l’occasion est bonne ; pendant que rien ne nous menace de ce côté, pendant que tout est affaibli à l’est du fleuve, jetons des soldats dans cette contrée, et à la première attaque elle est à nous. Si le corps est rendu au fils, si on lui permet de remporter dans les provinces méridionales le cercueil de son père, cette vue nourrira le zèle, excitera l’enthousiasme des populations, et que de malheurs pour notre province ! — Et mon lieutenant Tsou, prisonnier dans le camp ennemi, répondit Piéou, dois-je l’abandonner ? — Cela peut-il vous arrêter ? répliqua Léang ; qu’importe un homme sans talent ; le perdre pour gagner cent lieues de pays, voilà la vraie conduite d’un homme supérieur ! — Non, reprit Piéou, Tsou est mon ami de cœur, je ne manquerai pas ainsi à un devoir sacré ! »

L’envoyé retourna au camp ; Hwang-Tsou délivré alla prendre congé du jeune Sun-Tsé, qui vint au-devant du cercueil de son père ; la guerre était finie. Sun transporta le cadavre dans sa bière à l’est du fleuve, et, après avoir accompli toutes les cérémonies funèbres, il l’ensevelit à Kio-Ho. Retiré avec ses troupes à Kiang-Tou, le jeune prince, devenu indépendant, appela à lui les hommes instruits et sages ; de tous côtés, les gens recommandables par leurs talents et leurs rares qualités vinrent grossir son parti.


CHAPITRE III.


Mort de Tong-Tcho.


I.[53]


Or Tong-Tcho se trouvait dans la ville de Tchang-Ngan lorsqu’il apprit la mort du général Sun-Kien. « Enfin, s’écria-t-il, me voilà délivré du poids qui m’accablait. » Il demanda alors l’âge de son fils Sun-Tsé. « Dix-sept ans, » lui répondirent ceux qui l’entouraient. « Dix-sept ans ! ce n’est pas la peine d’en parler. »

Dès ce moment Tong-Tcho prit le titre de régent ; et, pour imiter l’empereur, dont il usurpait les droits, il ne sortait jamais sans se faire accompagner d’une escorte nombreuse. Il nomma Tong-Min, son jeune frère, prince de Kho, et général de l’armée de gauche, et donna à son frère aîné, Tong-Hwang, le titre d’intendant du palais et le commandement de la garde impériale. Il faisait des princes suivant son caprice, sans se donner la peine de demander quel était leur âge ni leur famille ; et il conférait à des enfants des deux sexes, que berçaient encore leurs nourrices, les rangs et les dignités que distinguent la robe écarlate et la ceinture d’or. Il envoya deux cent cinquante mille hommes de corvée pour construire la ville de Meï-Ou. Il voulut que ses murs embrassassent une circonférence de plus de vingt milles, et qu’ils eussent la même hauteur et la même épaisseur que ceux de la capitale, qui en était éloignée de sept à huit lieues. Il éleva dans l’intérieur de la ville des palais somptueux et des greniers d’abondance où il rassembla des provisions de grain pour vingt ans. Il choisit parmi le peuple huit cents des plus belles filles entre quinze et dix-huit ans, pour être ses servantes et ses concubines, et accumula dans cette ville une quantité immense d’or et d’argent, de perles, d’étoffes de soie et de pierres précieuses.

Tong-Tcho avait coutume de dire : « Si je réussis dans mes projets, je veux m’emparer de l’Empire ; si je ne réussis pas, je garderai cette ville, et j’y passerai le reste de mes jours. »

Toutes les fois que Tong-Tcho sortait, les présidents des tribunaux suprêmes et les ministres étaient obligés de s’agenouiller au bas de son char, et les magistrats qui avaient rendu d’anciens services à l’État ne pouvaient obtenir d’emplois s’ils n’étaient présentés par Tsay-Yong devenu son favori.

Un jour un moniteur impérial, nommé Hwang-Fou-Song, s’étant prosterné devant le char de Tong-Tcho : « Eh bien ! s’écria-t-il, voilà donc Hwang-Fou-Song qui s’incline devant moi ! — Qui aurait pu prévoir que Votre Excellence arriverait au faîte des grandeurs ?

— « L’aigle est né pour prendre un sublime essor ; le passereau qui s’élève à peine au-dessus de la terre ne peut comprendre sa noble destinée.

— « Jadis, seigneur, nous passions pour deux aigles. Aurais-je pu penser que Votre Excellence se changerait en phénix ? »

Tong-Tcho, riant aux éclats répliqua : « Fou-Song, me crains-tu ?

— « Seigneur, si vous honorez les sages, si vous les traitez avec une noble générosité, quel est l’homme qui ne s’empressera pas de vous rendre hommage ! Mais si vous faites des édits cruels, si vous infligez des supplices qui révoltent l’humanité, non seulement Fou-Song, mais même tout l’Empire tremblera devant vous. » Tong-Tcho sourit une seconde fois.

Le tyran résidait avec toute sa maison dans la ville de Meï-Ou. Il en revenait tantôt au bout de quinze jours, tantôt au bout d’un mois. Les grands dignitaires allaient tous le recevoir en dehors de la porte de la capitale appelée Kwang-Men, et se prosternaient devant son char ; et sur toute la route qu’il devait parcourir on étendait par terre de riches tapisseries. À cette occasion, Tong-Tcho avait coutume d’admettre à sa table les grands dignitaires de l’État. Un jour, on lui annonça l’arrivée de quelques centaines de soldats du nord, qui étaient rentrés dans le devoir. Tong-Tcho alla au-devant d’eux jusqu’à la porte appelée Kwang-Men, et tous les magistrats de la capitale se joignirent à son cortège. Tong-Tcho les ayant retenus à dîner, fit amener devant lui tous les soldats, et exerça sur eux les plus horribles cruautés : les uns eurent les mains et les pieds coupés ; on creva les yeux aux autres. On arracha la langue à ceux-ci ; ceux-là furent jetés dans des chaudières remplies d’eau bouillante. Ces malheureux, sanglants et mutilés, demandaient grâce en luttant contre la mort.

Les magistrats palpitent de crainte et d’horreur ; ils laissent tomber les bâtonnets[54], et oublient les mets qui sont servis devant eux. Tong-Tcho continua de boire et de manger, en riant aux éclats, et comme les magistrats voulaient quitter la salle du festin. « J’ai tué ces révoltés, leur dit froidement Tong-Tcho ; pourquoi avez-vous peur ? — J’ai aperçu une vapeur noire qui s’élevait au ciel, dit le conservateur des archives Tsay-Hong ; c’est un sinistre présage pour les grands officiers de l’État. »

Un jour Tong-Tcho avait réuni dans son hôtel tous les magistrats, et les avait fait asseoir sur deux rangs. Quand le vin eut fait plusieurs fois le tour de l’assemblée, Liu-Pou s’approcha de Tong-Tcho et lui dit quelques mots à l’oreille. « Quoi ! est-ce bien vrai ? » lui dit Tong-Tcho en riant. Sur-le-champ il ordonna à Liu-Pou de prendre par les cheveux Tchang-Wen, le ministre des travaux publics, et de l’entraîner hors de la salle. Tous les magistrats changèrent de visage.

Hier, dit Tong-Tcho, le conservateur des archives a annoncé un malheur aux grands officiers de l’État, et c’est à cet homme que se rapportait cette prédiction. » Quelques instants après, un domestique vint lui présenter, dans un plat rouge, la tête de Tchang-Wen. Tong-Tcho ordonna à Liu-Pou de servir du vin aux convives, et de présenter à chacun cette tête sanglante, à mesure qu’il passerait devant eux.

Les magistrats sont remplis d’effroi ; ils n’osent se regarder, de peur de trahir l’horreur dont ils sont glacés. « Messieurs, dit en riant Tong-Tcho, ne craignez rien. Tchan-Wen s’était ligué avec Youen-Chao pour m’ôter la vie. Il envoya un homme porter une lettre qui tomba par hasard entre les mains de mon fils Liu-Pou. C’est pourquoi je l’ai tué, et j’exterminerai toute sa famille. Mais vous, qui me montrez une obéissance et une affection sans bornes, je ne vous tuerai point. J’ai pour moi la protection du Ciel. Quiconque en veut à mes jours est un homme mort. » Les magistrats gardèrent le silence ; un signe de tête fut toute leur réponse. Quand le soir vint, ils se retirèrent sans mot dire.

Le ministre Wang-Yun, étant rentré chez lui, réfléchit aux scènes sanglantes qui s’étaient passées au milieu du festin. Il s’assit sur une natte, mais il ne put trouver le repos. Il prit son bâton et alla à pied dans le jardin situé derrière sa maison. Comme il regardait le ciel en versant des larmes, et l’âme en proie aux pensées les plus déchirantes, tout à coup il entendit des soupirs et des sanglots qui partaient d’un pavillon voisin, appelé Meou-Tan-Ting. Wang-Yun se glisse furtivement ; il aperçoit une femme de sa maison : c’était une musicienne d’une beauté accomplie, nommée Tiao-Tchan. Dès son enfance, elle avait été admise parmi ses comédiennes. Wang-Yun, voyant qu’elle était douée d’une rare pénétration, lui avait fait apprendre le chant, la danse, la flûte et la guitare. Il lui suffisait de savoir une chose pour en comprendre cent. Les trois religions, les neuf sciences, n’avaient rien de caché pour elle. Elle avait reçu de la nature cette beauté qui fait tomber les villes et subjugue les États. Elle avait alors vingt-huit ans. Wang-Yun l’aimait et la choyait comme sa propre fille.

Cette nuit-là, Wang-Yun, après l’avoir longtemps écoutée, rompit le silence, et lui dit d’une voix courroucée : « Misérable ! c’est sans doute quelque intrigue qui t’a conduite ici ? » Tiao-Tchan tomba toute tremblante à ses pieds.

« Seigneur, lui dit-elle, comment votre servante oserait-elle nourrir un amour coupable ? — Si tu n’avais pas quelque intrigue secrète, comment viendrais-tu la nuit pleurer et soupirer dans ce pavillon ? — Permettez-moi de vous découvrir le fond de mon cœur. — Ne me cache rien, je veux savoir toute la vérité.

— « Seigneur, votre humble servante a été comblée de vos bontés ; vous l’avez élevée avec toute la tendresse d’un père ; vous lui avez fait apprendre le chant, la danse, la flûte et la guitare, et jamais vous ne l’avez traitée comme une esclave ; vous la regardez au contraire comme votre propre fille. Quand même, pour vous servir, mes os seraient réduits en poudre, quand toute ma chair serait déchirée en lambeaux, je ne pourrais pas encore payer la dix-millième partie de vos bienfaits. J’ai vu vos sourcils froncés par la tristesse, et j’ai pensé que vous étiez tourmenté par les grands intérêts de l’État. J’aurais voulu, seigneur, dissiper vos ennuis, mais j’ai craint de vous interroger. Ce soir encore j’ai été témoin de vos inquiétudes ; j’ai vu que vous ne pouviez ni marcher, ni rester un instant en repos. Voilà, seigneur, la cause de mes larmes. Je ne pensais pas que Votre Excellence viendrait épier ma douleur et m’arracher mon secret. Si votre servante peut vous être utile à quelque chose, dussé-je souffrir dix mille morts, je suis prête à vous obéir. »

Wang-Yun, frappant la terre avec son bâton, s’écria : « Qui aurait pensé que le salut de l’Empire fût entre vos mains ? Suivez-moi dans la salle peinte. » Et elle suivit Wang-Yun, qui fit retirer toutes ses concubines. Quand il fut seul avec Tiao-Tchan, il la fit asseoir au milieu de la salle, et se prosterna devant elle en frappant la terre de son front.

Tiao-Tchan fut remplie d’effroi. « Seigneur, lui dit-elle en se précipitant à ses genoux, pourquoi vous prosterner ainsi devant votre humble servante ? — Prenez pitié de l’Empire des Han et de ses malheureux sujets ! » s’écria-t-il ; et deux torrents de larmes ruissellent le long de ses joues. « Je vous le répète, reprit-elle, si vous avez quelque ordre à me donner, quand il faudrait subir dix mille morts, je suis prête à vous obéir. » Wang-Yun se prosterna de nouveau à ses genoux et lui dit : « Le peuple est dans un danger qui ne se peut comparer qu’à celui d’un homme suspendu la tête en bas. L’empereur et les ministres de la dynastie des Han sont sur le bord d’un précipice, et il n’y a que vous au monde qui puissiez les sauver. »

Tiao-Tchan se prosterna trois fois devant lui, et le pria de lui révéler ce secret. Wang-Yun lui dit : « Tong-Tcho veut s’emparer du trône ; et, parmi les officiers civils ou militaires qui entourent l’empereur, il n’en est pas un seul qui puisse trouver un stratagème pour se défaire de lui. Tong-Tcho a près de lui un fils adoptif nommé Liu-Pou ; il est doué d’un courage qui résisterait à dix mille soldats. Je pense que ces deux hommes sont amis du vin et de la volupté. Je désire vous offrir d’abord en mariage à Liu-Pou, et ensuite à Tong-Tcho. Profitez de cette occasion pour exciter de la jalousie entre le père et le fils, et les armer l’un contre ; tâchez que Liu-Pou tue TongTcho. Vous nous aurez délivrés du fléau qui pèse sur l’Empire, vous aurez relevé le trône chancelant des Han, et vous l’aurez protégé comme si on l’entourait d’une ceinture de mers et de montagnes. J’ignore quelles sont vos dispositions.

« Seigneur, votre servante est prête à vous obéir. Conduisez-moi promptement auprès de lui : mon plan est tout arrêté. — Si cette affaire venait à transpirer, Tong-Tcho exterminerait toute ma famille. — N’ayez aucune inquiétude. Si votre servante oublie les devoirs que lui imposent la justice et la reconnaissance, puisse-t-elle mourir sous le tranchant de dix mille glaives ! puisse-t-elle, de siècles en siècles, ne jamais transmigrer dans un corps humain ! » Wang-Yun la remercia en se prosternant devant elle, et garda un profond silence sur le projet qu’il méditait.

Le lendemain Wang-Yun prit une escarboucle d’un prix inestimable, et la fit enchâsser au haut d’un bonnet tout rayonnant d’or, qu’il envoya secrètement au fils adoptif de Tong-Tcho. Liu-Pou, transporté de joie, alla droit à l’hôtel de Wang-Yun pour le remercier de ce riche présent. Celui-ci, qui s’attendait à la visite de Liu-Pou, avait préparé un repas magnifique, où étaient étalés avec profusion les fruits les plus rares, les mets les plus exquis, et les vins les plus délicieux. Quand on eut annoncé l’arrivée de Liu-Pou, il franchit le seuil de la porte, pour aller le recevoir lui-même, et le conduisit dans la salle du festin. Il lui céda courtoisement sa place, et lui offrit un siège élevé.

« Seigneur, lui dit Liu-Pou, je ne suis qu’un des derniers chefs qui obéissent à Votre Excellence ; mais vous, qui avez la dignité de ministre d’État, vous êtes un des plus anciens et des plus puissants ministres de l’Empire. Pourquoi vous abaisser ainsi et me rendre des honneurs qui ne me sont pas dus ? — Aujourd’hui, vous êtes le premier et le seul héros de l’Empire. Ce n’est point votre charge que j’honore ; mais, par vos vertus et votre courage sublime, vous avez conquis mes hommages et mon respect. » Liu-Pou était dans le ravissement.

Wang-Yun s’empressait autour de Liu-Pou, auquel il semblait rendre une espèce de culte. À chaque instant il portait sa santé, et ne tarissait point sur ses louanges et sur celles de Tong-Tcho. « J’ose espérer, lui dit Liu-Pou, déjà échauffé par les fumées du vin, qu’au premier jour Votre Excellence me recommandera à l’empereur. — Vous vous trompez, général, vous n’en avez pas besoin. C’est moi, au contraire, qui ose espérer que vous voudrez bien m’appuyer auprès du premier ministre ; de toute ma vie je n’oublierai cet immense bienfait. » Liu-Pou continua de boire, en riant et en faisant éclater les transports de sa joie. Wang-Yun congédia toutes les personnes de sa suite, et ne garda que quelques jeunes servantes pour faire l’office d’échansons.

« Qu’on appelle ma fille, dit alors Wang-Yun, afin qu’elle boive à la santé du général. » Quelques instants après, deux servantes vêtues de bleu amenèrent Tiao-Tchan devant les convives. Liu-Pou demanda qui elle était. « C’est ma fille Tiao-Tchan. Comme je n’ai rien à vous offrir pour vous témoigner tout mon respect, j’ai voulu vous la présenter. »

Tiao-Tchan but avec Liu-Pou et ne cessa de porter sur lui des yeux passionnés. « Ma fille, dit Wang-Yun en feignant un air d’ivresse, je te prie de boire quelques coupes avec le général. Il est le protecteur et l’appui de toute ma maison. Liu-Pou invita Tiao-Tchan à s’asseoir ; mais elle voulut se retirer. « Ma fille, lui dit Wang-Yun, le général m’a comblé de bienfaits ; rien n’empêche que tu t’asseyes un instant auprès de lui. »

Tiao-Tchan obéit, et offrit encore quelques coupes au général. Wang-Yun était tout étourdi par le vin et pouvait à peine se soutenir. Tout à coup il lève la tête d’un air exalté : « Général, dit-il en riant aux éclats, je veux vous offrir ma fille en mariage : daignerez-vous l’accepter ? — Si cette offre est sincère, répondit Liu-Pou en le remerciant, je veux dans la vie suivante passer dans le corps d’un chien ou d’un cheval, pour vous servir et vous témoigner ma reconnaissance. — À la première occasion, je choisirai un jour heureux et je vous conduirai ma fille dans votre hôtel. » répondit Wang-Yun.

Liu-Pou n’était plus maître de sa joie, et dévorait des yeux Tiao-Tchan. De son côté, Tiao-Tchan lui répondait par de gracieux sourires, et se plaisait à allumer sa passion, en fixant sur lui deux prunelles ardentes. « J’aurais voulu, lui dit Wang-Yun, prier le général de passer la nuit dans mon hôtel ; mais je crains que le premier ministre ne conçoive quelques soupçons. En vérité, je n’ose vous faire cette invitation. »

Wang-Yun fit retirer Tiao-Tchan, et accompagna Liu-Pou jusqu’à l’endroit où il monta à cheval. Liu-Pou le remercia. Quand il fut parti Wang-Yun dit à Tiao-Tchan : « Cette entrevue est le salut de l’Empire. Au premier jour, j’inviterai le premier ministre. Tu éveilleras ses désirs par des chants passionnés et par une danse voluptueuse. » Tiao-Tchan le lui promit. Le lendemain, comme Wang-Yun se trouvait dans la salle d’audience de l’empereur, il aperçut Tong-Tcho qui, contre sa coutume, n’avait point Liu-Pou à ses côtés.

« Seigneur, lui dit Wang-Yun en se prosternant à ses genoux, je désirerais que Votre Excellence voulût bien s’abaisser jusqu’à venir dîner dans mon humble maison, mais j’ignore quelles sont ses nobles dispositions. — Seigneur, vous êtes vous-même, reprit Tong-Tcho, un des plus anciens ministres de l’Empire ; puisque vous m’invitez pour demain, comment pourrais-je vous refuser ? »

Wang-Yun le remercia humblement. Dès qu’il fut rentré dans son hôtel, il fit décorer le premier salon avec un luxe éblouissant, placer au milieu un siège étincelant d’or et de pierreries, et étendre par terre, au dedans et au dehors de la salle, des tapis de soie, ornés des plus riches broderies. Le lendemain, vers la sixième heure, on vint annoncer l’arrivée du premier ministre. Wang-Yun alla le recevoir revêtu de ses habits de cérémonie, et se prosterna deux fois devant lui. Quand Tong-Tcho fut descendu de son char, une centaine de soldats armés de lances et de cuirasses l’escortèrent jusque dans la salle et se rangèrent sur deux lignes. Leur armure était blanche comme la neige et brillante comme la gelée du printemps. Wang-Yun se prosterna deux fois devant Tong-Tcho qui lui présenta la main pour le relever et le fit asseoir à sa droite. « Seigneur, lui dit Wang-Yun, la vertu de Votre Excellence est si grande et si sublime, qu’elle efface celle de Y-Yn et de Tcheou-Kong, ces héros de l’antiquité. » Tong-Tcho fut ravi de joie ; il prit une tasse remplie de vin et donna lui-même le signal de la musique. Wang-Yun lui prodigua toutes sortes de marques de déférence et de dévoûment, il lui témoigna plus de respect que s’il eût été l’empereur.

Peu à peu le ciel devint sombre. Wang-Yun, voyant que Tong-Tcho commençait déjà à être étourdi par les fumées du vin, l’invita à passer dans un salon retiré. Tong-Tcho ordonna à ses soldats de rester en l’attendant dans l’intérieur du palais.

Wang-Yun présenta une coupe au premier ministre et lui dit en le félicitant : « Depuis mon enfance, j’ai étudié les lois de l’astronomie ; d’après l’aspect que présentent ce soir les astres qui brillent au ciel, je vois que la dynastie de Han a achevé sa destinée. Tout l’Empire retentit du bruit de vos exploits : vous remplacerez l’empereur des Han comme Chun succéda à Yao, comme Yao lui-même succéda à Chun. Telle est la volonté du Ciel, tel est le vœu de tous les hommes de l’Empire. — Comment pourrais-je concevoir de si hautes espérances ? » répondit Tong-Tcho. — « L’Empire n’appartient pas à un seul individu, il appartient à tous les hommes de l’Empire. De tout temps les hommes vertueux ont renversé les princes corrompus ; de tout temps les souverains ineptes ont cédé leur place aux hommes de mérite. Qui empêche que Votre Excellence ne prenne la succession de l’Empire ? — Vous avez raison, dit Tong-Tcho en souriant, c’est à moi que revient la couronne impériale ; je vous donne le titre de Youan-Hiun » (c’est-à-dire le premier de ceux qui ont rendu de grands services à l’État). Wang-Yun le remercia en se prosternant à ses pieds.

Quand les lampes furent allumées, ils ne gardèrent que les servantes pour présenter le vin et les mets dont la table était couverte. « La musique vulgaire, dit alors Wang-Yun, n’est pas digne de captiver votre noble attention. Daigneriez-vous écouter la musique des comédiennes de ma maison ? — Avec plaisir, » répondit Tong-Tcho. Wang-Yun renvoya les premiers musiciens, et ordonna d’aller chercher Tiao-Tchan, afin qu’elle dansât aux sons de la flûte de bambou[55], devant les fenêtres de la salle.

Quand elle eut fini de danser, Tong-Tcho lui ordonna de s’approcher de lui. Tiao-Tchan vint dans la salle, et le salua deux fois en se prosternant jusqu’à terre. « Quelle est cette jeune fille ? » demanda Tong-Tcho. — Une jeune musicienne nommée Tiao-Tchan. — Sait-elle chanter ? « Wang-Yun ordonna à Tiao-Tchan de prendre ses castagnettes de santal, et de chanter à demi-voix.

Voici les paroles de sa chanson :

 
« Mes lèvres vermeilles ont l’incarnat de la cerise ;
« Mes dents ressemblent à deux rangées de perles ;
« Ma voix résonne comme la douce mélodie du printemps ;
« Ma langue parfumée darde une épée d’acier ;

« Je voudrais tuer les ministres pervers qui bouleversent l’Empire. »


Quand elle eut fini de chanter, Tong-Tcho ne put se lasser de faire son éloge et d’exalter sa grâce et ses talents. Wang-Yun lui ordonna de présenter une coupe au premier ministre.

« Combien avez-vous de printemps ? » lui demanda Tong-Tcho en prenant la coupe. — « J’en compte vingt — En vérité, vous avez l’air d’une jeune immortelle, » s’écria Tong-Tcho.

— « Seigneur, lui dit Wang-Yun, après l’avoir salué deux fois, votre vieux serviteur désire offrir cette jeune fille à Votre Excellence ; mais daignerez-vous l’accepter ? — Si vous daignez me donner cette beauté divine, comment vous témoignerai-je ma reconnaissance ? — Obtenir la faveur de vous servir, serait pour elle le comble du bonheur. — Permettez-moi de vous remercier une seconde fois, » reprit le premier ministre. — « Le ciel commence à s’obscurcir, dit Wang-Yun ; je vais faire apprêter un char mollement suspendu, pour conduire Tiao-Tchan à votre hôtel. »

Tong-Tcho se leva et lui adressa ses remerciements. Dès que le char fut prêt, Wang-Yun, précédant le char de Tiao-Tchan, accompagna jusqu’à la porte de son hôtel Tong-Tcho qui lui ordonna alors de se retirer. Wang-Yun montait un cheval blanc, et devant lui marchaient cinq ou six hommes qui lui servaient d’escorte. À peine s’était-il éloigné de cent pas de l’hôtel du premier ministre, qu’il découvrit de loin deux files de lanternes qui éclairaient la route. À la faveur de cette lumière, il aperçut un homme à cheval et armé d’une longue lance. C’était Liu-Pou, qui passait à moitié ivre. Ayant tout à coup rencontré Wang-Yun, il alla droit à lui, le saisit d’un bras vigoureux, tira sa riche épée, et, arrondissant des yeux flamboyants : « Vieux scélérat, lui dit-il, tu t’étais donc moqué de moi ! Quoi ! tu m’offrais Tiao-Tchan, et voilà que tu la livres au premier ministre ? »

Wang-Yun l’interrompit brusquement : « Nous ne sommes point ici dans un lieu propre à converser. Venez chez moi, je vous ferai connaître les motifs qui justifient ma conduite. » Liu-Pou suivit Wang-Yun. Arrivé à sa maison, il descend de cheval, et entre avec lui dans un appartement retiré. « Général, lui dit Wang-Yun, pourquoi avez-vous adressé à un vieillard comme moi d’aussi cruels reproches ! — On est venu m’annoncer que vous aviez conduit une jeune femme dans l’hôtel du premier ministre. Si ce n’est pas Tiao-Tchan, qui est-ce ? — Général, vous ignorez ce qui s’est passé. — Comment puis-je savoir le secret de vos affaires ? » répliqua Liu-Pou.

Wang-Yun reprit : « Hier, le premier ministre, se trouvant à l’audience impériale, s’approcha de moi et me dit : « J’ai quelque chose à vous demander ; demain j’irai vous trouver chez vous. » Aussitôt je prépare un petit repas et j’attends son arrivée. Aujourd’hui le premier ministre vient chez moi. « J’ai appris, me dit-il au milieu du repas, que vous êtes père d’une fille nommé Tiao-Tchan, et que vous l’avez promise à mon fils Liu-Pou. Craignant que vous ne pussiez vous décider à ce sacrifice, je suis venu exprès pour vous demander si vous daignerez encore la lui accorder. » Voyant que le premier ministre était venu en personne, je ne pouvais différer un instant de lui obéir. Sur-le-champ je fis appeler Tiao-Tchan, afin qu’elle vînt présenter ses hommages à Son Excellence. « Nous voici dans un jour heureux, me dit le premier ministre ; je désire emmener aujourd’hui ma bru, faire préparer un grand festin, et la marier avec mon fils adoptif. » Réfléchissez vous-même, général. Son Excellence le premier ministre étant venue en personne, comment aurais-je osé repousser sa demande !

— « Seigneur, excusez mon crime, dit Liu-Pou : j’avais mal vu. Je veux venir demain recevoir mon châtiment. » Et Wang-Yun répondit : « Ma fille ne manque pas de robes et d’ornements de tête ; dès qu’elle sera passée dans l’hôtel du général, je me ferai un devoir de vous les envoyer. » Liu-Pou le remercia et prit congé de lui.

Quand la nuit fut venue, Tong-Tcho reçut Tiao-Tchan dans son appartement, et le lendemain à midi il était encore à ses côtés. Liu-Pou vint à l’hôtel du premier ministre pour obtenir quelques éclaircissements ; ce fut chose impossible. Il alla droit à l’appartement du milieu, et demanda à une servante où était le premier ministre. « Le premier ministre est avec sa nouvelle femme ; il n’a pas encore paru. »

Liu-Pou se glissa à la dérobée auprès de la chambre à coucher de Tong-Tcho, afin de l’épier furtivement. Tiao-Tchan venait de se lever, et elle était occupée à se coiffer devant la fenêtre. Tout à coup, ayant regardé au dehors, elle aperçoit l’ombre d’un homme d’une taille élevée, qui se réfléchissait dans une pièce d’eau. Elle lance un œil furtif, et voit Liu-Pou qui se tenait debout au bord du bassin ; aussitôt elle prend un air triste et inquiet, et place un mouchoir devant ses yeux, comme pour cacher ses larmes.

Liu-Pou l’observa longtemps à la dérobée, puis il s’éloigna pour réfléchir en silence, sans être encore sûr de la vérité. Il rentra quelque temps après ; Tong-Tcho déjeunait dans la salle du milieu. En voyant venir Liu-Pou il lui demanda ce qu’il y avait de nouveau.

« Rien, » répondit celui-ci ; et il resta debout à côté de la table. Et, regardant à la dérobée, il aperçut derrière un rideau brodé une personne qui allait et venait, et semblait l’épier avec curiosité. Un instant après, elle laissa voir la moitié de son visage, et fixa sur lui des yeux passionnés.

Liu-Pou reconnaît Tiao-Tchan ; il se trouble et n’est plus maître de son émotion. Frappé de l’incohérence de ses paroles, Tong-Tcho l’observe et voit qu’il ne songe qu’à plonger ses regards dans l’intérieur de l’appartement. « Mon fils, lui dit-il, puisque aucune affaire ne t’amène ici, retire-toi. » Liu-Pou revint chez lui, l’âme en proie aux plus cruels soupçons. Sa femme, voyant la tristesse et la douleur peintes sur son visage : « Qu’avez-vous ? lui dit-elle ; est-ce que le premier ministre vous aurait grondé ? — Comment le premier ministre pourrait-il me faire la loi ? » répondit-il ; et sa femme n’osa pousser plus loin ses questions.

Depuis ce moment Tiao-Tchan absorbait toutes les pensées de Liu-Pou. Chaque jour il allait à l’hôtel du premier ministre, mais il ne put la voir une seule fois.

Dès que Tong-Tcho fut en possession de Tiao-Tchan, il s’abandonna tout entier à l’aveugle passion qu’elle avait su lui inspirer ; et il y avait déjà plus d’un mois qu’il n’était sorti de son palais pour s’occuper des affaires publiques. On était alors à la fin du printemps. Tong-Tcho ayant eu une légère indisposition, Tiao-Tchan ne déliait point sa ceinture, et se refusait le repos pour lui prodiguer les soins les plus tendres et les plus assidus. Ses attentions délicates, son dévouement de tous les instants, ne firent qu’enflammer davantage la passion de TongTcho. Un jour qu’il dormait sur son lit, Liu-Pou vint se placer à côté de son chevet. Tiao-Tchan se trouvait derrière le lit. Elle avance la moitié de son corps pour regarder Liu-Pou, et, mettant la main sur son cœur, elle attache sur lui des yeux pleins d’amour. Liu-Pou lui répond par des signes de tête. Tiao-Tchan montre de la main Tong-Tcho, et ses joues se baignent de larmes.

Quoique les yeux de Tong-Tcho fussent à moitié obscurcis par le sommeil, il distingua les gestes de Liu-Pou. Il se retourne avec émotion, et voyant Tiao-Tchan placée derrière un paravent, il ne peut contenir sa colère. « Quoi ! dit-il à Liu-Pou, d’une voix foudroyante, tu oses faire la cour à la femme que j’aime ! » À ces mots il appelle ses officiers et le fait chasser de son palais, en lui défendant d’y jamais rentrer.

Liu-Pou s’en revint chez lui bouillant de colère et d’indignation. Son collègue Ly-Jou, ayant appris ce qui venait de se passer, courut en toute hâte à l’hôtel de Tong-Tcho. « Seigneur, lui dit-il, pourquoi avez-vous grondé Liu-Pou ? — Il regardait furtivement une femme que j’aime ; voilà pourquoi je l’ai chassé. — Si vous désirez, seigneur, devenir maître de l’Empire, devez-vous le gronder pour de légères fautes ? Si vous perdez l’affection d’un héros comme Liu-Pou, c’en est fait de vos grands desseins. — Comment faire ? » demanda Tong-Tcho. — « Invitez-le à venir vous voir demain, donnez-lui de l’or et des étoffes précieuses, et consolez-le, en lui parlant avec votre bonté accoutumée. »

Le lendemain Tong-Tcho appela auprès de lui Liu-Pou. « Avant-hier, lui dit-il, la maladie avait troublé mes esprits ; je ne sentais point la portée de mes paroles. Je t’ai adressé des reproches ; promets-moi de les oublier. Dès ce jour, je veux que tu ne me quittes pas d’un instant. » Aussitôt il lui donna dix livres d’or, et vingt pièces de soie brodée. « Seigneur, lui répondit Liu-Pou, comment oserais-je me formaliser des reproches que Votre Excellence a daigné m’adresser ? » Et dès ce moment Liu-Pou fréquenta de nouveau l’hôtel du premier ministre, sans témoigner de crainte ni de haine. Tong-Tcho se trouva bientôt en convalescence ; mais, comme il avait près de lui Tiao-Tchan, il ne revint pas à la ville de Meï-Ou.

Toutes les fois que Tong-Tcho se rendait à la cour, Liu-Pou, la lance en main, marchait à cheval devant son char. Quand Tong-Tcho était descendu devant le palais impérial, et qu’il montait les degrés, avec le glaive à son côté, Liu-Pou, toujours armé de sa lance, restait debout au bas du grand escalier. Tous les magistrats se prosternaient dans le vestibule rouge, le front appuyé contre terre, et ils recevaient les ordres suprêmes de l’empereur. Quand l’audience était levée, Liu-Pou remontait à cheval, et précédait de nouveau le char de Tong-Tcho.

Un jour Liu-Pou avait conduit Tong-Tcho dans l’intérieur du palais, où il s’arrêta quelque temps pour converser avec l’empereur Hien-Ty. Liu-Pou saisit promptement sa lance, sortit de la porte intérieure, sauta sur son cheval et courut tout droit à l’hôtel du premier ministre. Il attacha son cheval dans le voisinage, et entra, la lance à la main, dans l’arrière-salle, pour chercher Tiao-Tchan. La jeune fille, voyant que Liu-Pou la cherchait, sortit avec précipitation, et lui dit : « Allez m’attendre dans le pavillon du Phénix, qui est dans le jardin du fond ; je vais venir vous trouver. » Liu-Pou se rendit au lieu désigné, et se tint debout à côté de la balustrade qui était au bas du pavillon du Phénix. Quelques instants après, il vit venir Tiao-Tchan, belle comme une déesse du palais de la Lune.

« Général, lui dit-elle en pleurant, quoique je ne sois point la propre fille du ministre Wang-Yun, il me chérit comme une perle, comme un diamant qui serait tombé du ciel. Dès que je vous ai vu, dès que vous avez daigné promettre de m’épouser, j’ai cru voir s’accomplir le bonheur que je rêvais. Aurais-je pu penser que le premier ministre concevrait un passion criminelle, et qu’il déshonorerait votre épouse ! Toute ma douleur était de n’avoir pu trouver la mort. Mais puisque j’ai été assez heureuse pour vous rencontrer aujourd’hui, je veux vous prouver la vérité de mes sentiments. Mon corps a été souillé, il ne mérite plus d’appartenir à un héros. Il faut que je meure devant vous, pour éteindre les feux inutiles dont vous paraissez consumé. » Elle dit et saisit la balustrade, comme pour s’élancer dans l’étang des Nymphæas.

Liu-Pou l’arrête avec émotion, et l’embrassant en pleurant : « Il y a longtemps que je connais vos sentiments, lui dit-il ; tout ce qui m’afflige, c’est de ne pouvoir m’entretenir davantage avec vous. — Seigneur, répondit Tiao-Tchan, en saisissant sa main d’un air passionné, si votre servante ne peut, dans cette vie, devenir votre épouse, son unique vœu est de jouir de ce bonheur dans la vie suivante. — Et moi, si je ne puis maintenant vous avoir pour épouse, je ne mérite pas d’être appelé le héros du siècle.

— « Les jours que je passe loin de vous sont comme de longues années, reprit la jeune fille ; je vous en supplie, seigneur, ayez pitié de mon sort, et délivrez celle qui vous a voué son existence. — J’étais dans le palais impérial, et j’ai profité d’un moment favorable pour venir vous voir ; mais je crains que ce vieux brigand ne conçoive des soupçons. Il faut que je parte en toute hâte… » Et en parlant ainsi, Liu-Pou prend sa lance ; comme il se préparait à sortir : « Seigneur, lui dit Tiao-Tchan, en le retenant par ses vêtements, si vous craignez ainsi ce vieux scélérat, votre servante ne verra jamais luire le jour du bonheur ! — Permettez-moi de réfléchir un instant, pour trouver un moyen de vous posséder toute ma vie, » répliqua Liu-Pou en s’arrêtant. — « Dès mon enfance, j’aimais à entendre raconter vos exploits, dont la renommée croissante étonnait mon oreille, comme le bruit du tonnerre que propagent et agrandissent les échos. J’étais remplie de vous, je ne voyais que vous au monde ! Aurais-je pu penser qu’un jour vous vous laisseriez mener par un autre homme ! »

Après avoir prononcé ces paroles, la jeune danseuse verse une pluie de larmes. Les deux amants s’embrassent étroitement, ils confondent leurs pleurs et leurs soupirs et ne peuvent se détacher l’un de l’autre. Cependant Tong-Tcho, qui se trouvait dans le palais, se retourna tout à coup, et, ne voyant plus Liu-Pou, il conçut, au fond de son cœur, les plus cruels soupçons. Il monte sur son char, et retourne à son hôtel ; le cheval de Liu-Pou est attaché à la porte.

Le gardien, interrogé par lui, répond que le général Liu-Pou vient de pénétrer dans l’intérieur du palais.

Tong-Tcho fait retirer les officiers de sa suite, et entre seul dans l’appartement le plus reculé. Il cherche, et ne trouve ni Liu-Pou, ni Tiao-Tchan. Il interroge une servante, qui lui dit : « Tout à l’heure le général est passé par ici, armé de sa lance peinte ; mais j’ignore où il est allé. » Tong-Tcho, poursuivant ses recherches, arrive enfin dans le jardin situé derrière le palais, et voit Liu-Pou appuyé sur sa lance, conversant avec Tiao-Tchan, au bas du pavillon du Phénix. Il court jusqu’à lui et pousse un cri effrayant. Liu-Pou retourne la tête, et, apercevant Tong-Tcho, il est saisi de terreur. Tong-Tcho lui arrache la lance qu’il tenait à la main, mais Liu-Pou s’échappe en fuyant. Tong-Tcho veut le poursuivre et le percer ; mais comme il était chargé d’embonpoint, et que Liu-Pou avait le pied agile, il lui fut impossible de l’atteindre. Frappant du poing la hampe de la lance, Liu-Pou la fait tomber sur l’herbe ; Tong-Tcho ramasse la lance et se met de nouveau à poursuivre Liu-Pou, qui prit bientôt sur lui une avance de cinquante pas. Tong-Tcho sortit du jardin en courant après lui ; mais un homme qui marchait précipitamment dans une direction opposée vint heurter contre la poitrine de Tong-Tcho, et le renversa par terre.

Ly-Jou, étant allé à l’hôtel du premier ministre, vit une personne de sa suite qui lui dit : « Son Excellence est allée chercher Liu-Pou, dont la conduite a allumé sa colère. » Ly-Jou entra précipitamment ; il vit Liu-Pou qui courait d’un air effaré, en criant : « Le premier ministre veut m’assassiner. » Ly-Jou s’élança dans l’intérieur du palais, et ayant heurté contre Tong-Tcho, qui courait dans une direction opposée, il l’avait renversé par terre.

Ly-Jou s’empresse de relever Tong-Tcho, et l’ayant conduit dans sa bibliothèque : « Seigneur, lui dit-il après l’avoir salué deux fois, j’étais emporté par l’ardeur bouillante que m’inspire l’intérêt de l’État, lorsque j’ai renversé Votre Excellence. Je mérite la mort, je mérite la mort. — Ce brigand faisait la cour à la femme que j’aime, j’ai juré de le tuer, » cria Tong-Tcho. — « Excellent seigneur, vous avez tort. Jadis Tchwang-Wang, roi de Tsou, avait invité les vassaux à un festin nocturne ; il ordonna à sa concubine favorite de présenter le vin aux convives. Tout à coup s’éleva un vent impétueux qui éteignit toutes les lampes. Un des convives profita de l’obscurité pour embrasser la favorite. Celle-ci saisit la houppe du bonnet de cet audacieux mandarin et dénonça au roi de Tsou l’injure qu’on venait de lui faire. — « Bah ! s’écria Tchwang-Wang, c’est un badinage sans conséquence, qu’il faut imputer à la folie du vin ! » Sur-le-champ il ordonna à un officier d’apporter un plat d’or et d’ôter les houppes de tous les bonnets, de sorte que personne ne put reconnaître celui qui avait insulté la favorite. Ce festin fut appelé Tsioué-Ing-Hoeï c’est-à-dire le festin des houppes enlevées. Dans la suite, Tchwang-Wang, roi de Tsou, se trouvant étroitement cerné par les troupes du roi de Tsin, un général se précipita au milieu des rangs ennemis, et le délivra. Le roi, voyant qu’il avait reçu une profonde blessure, lui demanda son nom. « Seigneur, lui répondit le guerrier, je m’appelle Tsiang-Hiong. Jadis, à certain festin nocturne, le grand roi qui me parle a daigné me faire grâce de la mort que j’avais méritée. Voilà pourquoi je suis venu aujourd’hui pour lui témoigner ma reconnaissance. » Seigneur, ajouta Ly-Jou, imitez la grandeur d’âme de Tchwang-Wang dans cette fête, et profitez de cette occasion pour donner Tiao-Tchan à Liu-Pou ; Liu-Pou sera pénétré de reconnaissance, et en tout temps il sera prêt à mourir pour vous. »

Un sourire de joie brilla dans les yeux de Tong-Tcho, et remplaça la colère qui avait contracté les traits de sa figure. « Allez trouver Liu-Pou, lui dit-il, et annoncez-lui que je lui donne Tiao-Tchan. — Kao-Tsou, de la dynastie des Han, donna vingt mille livres d’or à Tching-Ping, dans une circonstance analogue, reprit Ly-Jou, et son règne s’éleva au plus haut degré de splendeur. Votre Excellence imite aujourd’hui le noble désintéressement de Kao-Tsou. » À ces mots, Ly-Jou le remercia et partit.

Tong-Tcho entra dans l’appartement retiré où était Tiao-Tchan et l’appela. « Pourquoi avez-vous eu des relations secrètes avec Liu-Pou ? — Comme je savais, lui dit Tiao-Tchan, en fondant en larmes, que ce général était le fils de Votre Excellence, j’ai voulu me dérober à ses sollicitations ; mais ce scélérat m’a poursuivie, la lance au poing, jusqu’au pavillon du Phénix. Votre servante voulut se précipiter dans l’étang des Nymphæas ; il m’a retenue et s’est emparé de moi. J’étais entre la vie et la mort, quand Votre Excellence est venue me délivrer. — Je veux vous offrir à Liu-Pou, » interrompit Tong-Tcho. — « Votre servante s’est déjà donnée à vous. Si vous la livrez à un esclave, elle aime mieux mourir que de se déshonorer, » reprit vivement la jeune fille.

Aussitôt elle saisit une épée suspendue à la muraille, comme pour se percer le sein. Tong-Tcho se précipite au-devant d’elle, lui arrache l’épée, et, la serrant tendrement sur son cœur : « Je voulais seulement badiner avec vous ! » lui dit-il. Et Tiao-Tchan tombe en sanglotant dans les bras de Tong-Tcho. « Je suis sûre que c’est un stratagème de Ly-Jou, qui est l’intime ami de Liu-Pou, » reprit la danseuse. — « Comment pourrais-je vous donner à un autre ! » s’écria Tong-Tcho. — « Je ne crains qu’une chose, c’est d’être abandonnée de Votre Excellence. — Je vous défendrai, même au péril de ma vie. — Il n’est pas prudent de rester ici. Tout est à craindre de la part de Liu-Pou. — Demain je retourne avec vous dans la ville de Meï-Ou. Vous y trouverez le bonheur. — Ce séjour offre-t-il une entière sécurité ? — La ville de Meï-Ou renferme des vivres pour vingt ans, et en dehors sont rangés plusieurs millions de soldats. Si je réussis à m’emparer du trône, vous serez impératrice ; si je n’y réussis pas, vous serez la femme de l’homme le plus riche et le plus puissant de l’Empire. Je vous en supplie, bannissez toutes vos inquiétudes. »

Tel fut le dialogue qui eut lieu entre le premier ministre et la danseuse rusée. Le lendemain Ly-Jou se présenta à Tong-Tcho et lui dit : « Nous voici dans un jour heureux ; profitez-en pour conduire Tiao-Tchan à Liu-Pou. »

« Donneriez-vous votre femme à Liu-Pou ? » lui répondit Tong-Tcho changeant de couleur. — « Seigneur, vous ne devez pas vous laisser égarer par une femme. — Quelle femme pourrait égarer mon cœur ? ne me reparlez point de Tiao-Tchan. Si vous en ouvrez la bouche, je vous fais trancher la tête. » Ly-Jou leva les yeux au ciel en soupirant et s’écria : « Nous périrons tous deux de la main d’une femme ! »

Tong-Tcho appela ses officiers et fit chasser Ly-Jou ; puis il réunit ses troupes et retourna dans la ville de Meï-Ou, accompagné de tous les magistrats. Tiao-Tchan était montée sur un char. En plongeant ses regards dans la foule des guerriers, elle aperçoit Liu-Pou qui la cherchait des yeux et cache son visage comme pour dissimuler sa douleur et ses larmes. Liu-Pou lâche les rênes et se dirige rapidement vers un petit tertre qui était devant lui. Comme il était occupé à regarder Tiao-Tchan : « Général, lui dit un cavalier qui le suivait, pourquoi pleurez-vous en regardant dans le lointain ? »

Liu-Pou se retourne et reconnaissant Wang-Yun : « C’est à cause de votre fille que je pleure, » répondit-il ; et Wang-Yun reprit avec un étonnement simulé : « Ce n’est pas d’hier que je vous l’ai donnée en mariage : quoi ! général, elle n’est pas encore votre épouse ! — Hélas ! ce vieux scélérat de Tong-Tcho la possède depuis longtemps. — C’est se conduire comme une bête brute ! » répliqua Wang-Yun en se cachant la figure.

Liu-Pou raconta en détail à Wang-Yun tout ce qui s’était passé. « Venez chez moi, lui dit Wang-Yun, afin que nous causions à loisir. »

Liu-Pou le suivit. Wang-Yun pria Liu-Pou de passer dans un appartement retiré, fit apporter du vin, et traita son hôte avec la plus grande distinction. « Général, lui dit-il ensuite, le premier ministre a déshonoré ma fille ; il a ravi votre femme : voilà de quoi exciter la risée et les sarcasmes de tout l’Empire. Et ce n’est point sur le premier ministre, mais sur moi et sur vous, général, que tomberont ces sarcasmes et ces railleries ! Mais moi, vieillard faible et débile, je suis de ces hommes qu’on ne compte plus pour rien. Que n’ai-je, hélas ! votre jeunesse, votre ardeur bouillante, et ce courage sublime qui vous a fait nommer le héros du siècle ! »

Liu-Pou frémit de rage, ses esprits se troublent et il tombe à la renverse. Wang-Yun s’empresse de le relever et de le rappeler à l’usage de ses sens.

« Général, j’ai laissé échapper des paroles imprudentes ; je vous en supplie, apaisez votre colère. — Je jure que je tuerai ce monstre pour laver mon déshonneur, » répondit Liu-Pou.

Wang-Yun lui ferma la bouche avec sa main. « Taisez-vous, général ! vous allez compromettre un vieillard, et vous exposez toute sa famille à être exterminée ! — Un homme de cœur vit à la face du ciel et de la terre : pourrait-il ramper honteusement sous le joug des autres ? — Avec vos talents, avec votre héroïque courage, vous l’emportez cent fois sur Han-Sin, et cependant Han-Sin s’éleva au pouvoir suprême. Pourriez-vous, général, rester plus longtemps avec le titre obscur de prince de Wen ? — Je suis décidé à tuer ce vieux brigand. Mais pourtant c’est mon père ! et je crains d’appeler sur moi la haine de la postérité. »

Wang-Yun, riant aux éclats : « Général, votre nom de famille est Liu, et celui de Tcho est Tong. Le jour où il a voulu vous percer de sa lance, il a rompu lui-même tous les liens qui attachent un fils à son père. — Seigneur, reprit vivement Liu-Pou, dont la colère s’accroissait par degrés, sans vos excellents avis, j’aurais péri moi-même sous les coups de ce vieux scélérat. — Si vous relevez le trône chancelant des Han, vous agirez comme un fidèle et loyal sujet ; votre nom sera gravé dans les annales de l’Empire, et il traversera dix mille générations, entouré d’une auréole de gloire qui ne s’effacera jamais. Mais, si vous soutenez Tong-Tcho, vous agirez comme un sujet révolté. D’un coup de pinceau, l’inflexible histoire imprimera à votre nom une tache flétrissante, et le conservera jusqu’aux derniers âges du monde, souillé d’un éternel déshonneur ! »

Liu-Pou se prosterna à ses pieds en s’écriant : « Mon parti est pris ; seigneur, gardez-vous d’en douter. — Je crains seulement que, si vous ne réussissez point, vous ne vous attiriez les plus grands malheurs, » répondit Wang-Yun.

Liu-Pou tire son épée, l’enfonce dans son bras, en fait jaillir le sang et jure de se venger. Wang-Yun se précipite à ses genoux, et, après l’avoir remercié : « Puisque tel est votre courage, la dynastie des Han peut se promettre encore un avenir de quatre cents ans, et c’est à vous seul qu’elle devra ce bonheur inespéré. Tenez, général, voici un ordre secret de l’empereur ; gardez-le soigneusement et n’en laissez rien transpirer. Quand le temps sera venu d’accomplir ce dessein, je viendrai vous avertir. » Liu-Pou prend vivement le décret, en donnant sa parole à Wang-Yun, et se retire en silence. Wang-Yun invite le ministre d’état Ssé-Sun-Jouï, l’inspecteur général Hwang-Ouan, et Ssé-Li l’intendant de la cavalerie, à venir délibérer avec lui.

— « Maintenant, dit Sun-Jouï, l’empereur commence à entrer en convalescence ; il faut envoyer à la ville de Meï-Ou un homme habile dans l’art de parler, et inviter Tong-Tcho à venir au conseil. Nous placerons des troupes en embuscade dans l’intérieur du palais, et en arrivant il tombera sous leurs coups. Voilà, je crois, un plan excellent. — Quel homme osera y aller ? reprit Hwang-Ouan.

— Je connais un homme du même pays que Liu-Pou, un intendant de cavalerie nommé Ly-Sou. Ces jours derniers, il était furieux contre Tong-Tcho de ce qu’il ne lui avait pas donné de l’avancement. Ordonnez à Liu-Pou d’envoyer chercher cet officier ; Tong-Tcho, qui ignore sa colère, ne concevra aucun doute. — À merveille ! s’écria Wang-Yun, » et le surlendemain il invita Liu-Pou à venir délibérer avec eux.

— « Lorsque autrefois je tuai Ting-Kien-Yang, leur dit Liu-Pou, ce fut ce même homme qui lui porta la parole. S’il n’y va pas aujourd’hui, je lui fais trancher la tête. » Et là-dessus il fait appeler Ly-Sou. « Autrefois, lui dit-il, grâce à votre éloquence, j’ai tué Ting-Kien-Yang, et je me suis rangé sous les ordres de Tong-Tcho. Mais, aujourd’hui, il a étouffé tout sentiment d’humanité et de justice, il a violé toutes les lois de l’État. Il insulte l’empereur, il tyrannise le peuple, il a comblé la mesure de ses crimes, il a allumé la haine des hommes et le courroux des dieux. Portez ce décret impérial dans la ville de Meï-Ou, et annoncez à Tong-Tcho que l’empereur l’attend au palais. Quand il arrivera, vous fondrez sur lui avec tous vos soldats, et vous le tuerez. Vous aurez relevé l’Empire chancelant des Han, et vous vous serez conduit comme un fidèle et loyal sujet. Quelles sont vos dispositions ? — Il y a déjà longtemps que je voulais exterminer ce monstre, reprit Ly-Sou ; mais jusqu’ici je n’ai pu en trouver l’occasion. Cette circonstance m’est offerte par le ciel ! »

À ces mots, il fit serment en brisant une flèche. « Si vous pouvez accomplir ce grand dessein, lui dit Wang-Yun, les charges et les honneurs n’exciteront plus vos regrets. »

Le lendemain Ly-Sou prit quelques dizaines de cavaliers et arriva avec eux dans la ville de Meï-Ou. Tout à coup on annonça à Tong-Tcho que l’empereur lui envoyait un décret. « Qu’on fasse entrer le messager impérial, s’écria Tong-Tcho. » Quand Ly-Sou eut fini sa double salutation, « quel ordre apportez-vous ? lui demanda Tong-Tcho. — L’empereur commence à entrer en convalescence ; il désire réunir tous les chefs civils et militaires dans le palais de Weï-Yng-Tien, et remettre sa couronne à Son Excellence le premier ministre. C’est là l’objet du décret que voici. Des que j’en ai eu connaissance, j’ai volé vers Votre Excellence pour la féliciter. — Que fait maintenant Wang-Yun ! — Le ministre Wang-Yun a déjà envoyé des hommes pour décorer la salle où vous devez recevoir solennellement la puissance suprême. Le ministre Sun-Jouï a transcrit ce décret dans les archives impériales, et l’on n’attend plus que l’arrivée de Votre Excellence.

— Ah ! s’écria Tong-Tcho riant aux éclats, j’ai rêvé cette nuit qu’un dragon[56] m’entourait de ses replis. Puisque aujourd’hui je reçois cette heureuse nouvelle, il n’y a pas de temps à perdre. » Sur-le-champ il ordonna de préparer les chevaux et les chars avec lesquels il devait retourner dans la capitale. « Seigneur, lui dit Ly-Sou, je souhaite que votre dynastie fleurisse pendant dix mille ans ; les descendants de Ly-Sou trouveront en elle leur appui et leur bonheur. — Si je monte sur le trône, je vous nomme gouverneur du palais et de la capitale. Ly-Sou le remercia en se prosternant devant lui.

Tong-Tcho étant sur le point de partir, « je vous avais promis, dit-il à Tiao-Tchan, de vous faire un jour impératrice ; cette promesse va s’accomplir aujourd’hui. »

Tiao-Tchan le remercia, et il alla faire ses adieux à sa mère, qui était âgée de quatre-vingt-dix ans. « Où allez-vous, mon fils ! lui dit-elle. — Votre fils part pour Tchang-Ngan, où il doit recevoir solennellement l’héritage de la puissance suprême. Au premier jour, vous porterez le titre de mère de l’empereur. — Depuis quelques jours mon cœur est agité, tout mon corps palpite de crainte ; mon fils, ce n’est pas d’un bon augure… — Votre émotion n’a rien de surprenant, reprit Ly-Sou, elle annonce que vous serez la mère d’une dynastie qui doit fleurir pendant dix mille générations. — Ce que dit mon ami est parfaitement juste, répliqua Tong-Tcho. »

Après avoir fait ses adieux à sa mère, Tong-Tcho monta sur son char, qui était précédé et suivi de plusieurs milliers de soldats ; il sortit de la ville de Meï-Ou et se dirigea vers la capitale. Il n’avait pas fait trois milles, qu’une roue de son char se brisa ; mais les personnes qui l’entouraient le soutinrent et l’empêchèrent de tomber. Tong-Tcho répara le désordre de ses vêtements et s’élança sur un cheval ; mais à peine avait-il parcouru un mille, que son cheval poussa des hennissements furieux et rompit sa bride.

« Que veulent dire ces accidents, que présagent-ils ? demanda le premier ministre à son affidé Ly-Sou ; » et celui-ci répondit : « Votre Excellence doit hériter de l’empire des Han ; un nouveau maître va remplacer l’ancien. » Cette interprétation plut beaucoup à Tong-Tcho, qui vanta la sagacité de son fidèle serviteur.

Le lendemain s’éleva tout à coup un vent impétueux, et le ciel se couvrit de nuages. « Que veulent dire ces présages ? demanda Tong-Tcho. — Votre Excellence monte aujourd’hui sur le trône du dragon (le trône impérial), répliqua le courtisan ; ces nuages rouges, ces vapeurs pourprées, annoncent que le ciel va vous entourer d’une majesté imposante. »

Tong-Tcho étant arrivé aux portes de Tchang-Ngan, tous les magistrats vinrent à sa rencontre. Wang-Yun, Hwang-Ouan, Yang-Tsan, Chun-Yu-Kiong et Hwang-Fou-Song, se prosternèrent devant lui sur le bord du chemin, et se proclamèrent ses sujets. Ils lui dirent que l’empereur devait réunir tous les magistrats dans le palais appelé Weï-Yng-Tien, et qu’il avait l’intention de lui céder sa couronne. Tong-Tcho leur ordonna de se retirer. Le lendemain, dès la pointe du jour, tous les grands dignitaires vinrent le recevoir. Liu-Pou fut un des premiers à le féliciter.

« Seigneur, lui dit-il, demain vous devez n’entrer dans la ville qu’après vous être baigné et avoir pratiqué une abstinence sévère, si vous voulez recevoir la succession d’une dynastie qui est destinée à fleurir pendant dix mille générations. — Mon fils, répondit le tyran, il paraît certain que je vais monter sur le trône ; je vous nommerai commandant de toutes les troupes de l’Empire. « Liu-Pou le remercia, et s’endormit devant sa tente.

Pendant la nuit, il y eut une troupe d’enfants qui chantaient au dehors de la ville, et le vent apporta jusque sous la tente de Tong-Tcho leur chanson, dont voici les paroles :


« À la distance de cent milles, l’herbe est fraîche et verdoyante ;
« Mais dans dix jours elle ne poussera plus. »


Le ton de cette chanson était triste et plaintif. Tong-Tcho interrogea Ly-Sou. « Que veulent dire ces chants ! Sont-ils d’un présage heureux ou malheureux ? — Ils annoncent simplement que le nom de Liéou s’éteint et que celui de Tong va fleurir à sa place, répondit Ly-Sou. » Et l’usurpateur applaudit à cette interprétation.

Le lendemain matin, Tong-Tcho fit ranger ses troupes sur deux lignes, et entra dans la ville monté sur son char. Il aperçut un Tao-Ssé qui portait un manteau bleu et un bonnet d’étoffe blanche, et tenait dans sa main une longue perche d’où pendait une pièce de toile de dix pieds de long, sur laquelle était écrit en gros caractère le mot Liu. Il demanda à Ly-Sou ce que voulait dire cet homme. « C’est un fou, répondit Ly-Sou ; » et à ces mots il ordonna aux soldats de le faire éloigner. Le Tao-Ssé étant tombé par terre, Li-Sou le fit traîner au bord du chemin.

Comme Tong-Tcho entrait dans l’intérieur du palais, tous les magistrats vinrent à sa rencontre, vêtus de leurs habits de cérémonie. Ly-Sou, tenant dans sa main une épée d’un grand prix, marchait en soutenant le char. Quand on fut arrivé à la porte dite Pié-Yé-Men, toutes les troupes de Tong-Tcho restèrent en dehors, et il entra sur son char, accompagné seulement d’une vingtaine d’hommes. En voyant que Wan-Yun et ses amis gardaient, l’épée à la main, les portes du palais, il fut glacé de crainte et interrogea Ly-Sou. « Que veulent tous ces hommes armés ? » Ly-Sou ne répondit point.

Tout à coup les roues du char furent enlevées. « Le brigand est ici ! s’écria Wan-Yun ; où sont mes soldats ? »

Des deux côtés sortirent une centaine d’hommes qui s’élancèrent sur Tong-Tcho et le frappèrent à coups de lance ; mais sa cuirasse le préserva. Ce tyran, qui craignait toujours d’être assassiné, avait coutume de porter sous ses habits une cuirasse de mailles serrées. À la fin, il est blessé au bras, tombe de son char et appelle Liu-Pou. Celui-ci sort de derrière le char, et s’écrie d’une voix formidable : « Un décret de l’empereur m’ordonne de tuer ce monstre. »

Et aussitôt il lui enfonce sa lance dans la gorge. Ly-Sou lui tranche la tête et l’élève en la tenant par les cheveux.


CHAPITRE IV.


Nouveaux troubles à la mort de Tong-Tcho.


I.[57]


[Année 192 de J.-C.] Tenant sa lance dans la main gauche, Liu-Pou prend de la main droite l’ordre secret de l’empereur, qu’il portait plié dans sa robe, et dit à haute voix : « Sa Majesté m’a donné l’ordre de châtier le brigand Tong-Tcho ; que personne n’en demande davantage. » Tous les mandarins et les officiers du palais tombèrent à genoux en criant : « Vive l’empereur ! » Tong-Tcho était âgé de cinquante-quatre ans lorsqu’il mourut, le 22e jour du 4e mois de la 9e année du 48e cycle, la 3e du règne de Hiao-Hien-Ty.

« Il y a encore Ly-Jou qui aidait Tong-Tcho à opprimer l’empereur, dit alors Liu-Pou, qui de vous ira me le prendre ? — Moi, répondit Ly-Sou en s’avançant. » Et comme il sortait pour accomplir sa mission, il est arrêté hors de l’enceinte du palais par de grands cris ; c’était Ly-Jou que les gens de sa maison amenaient garrotté.

« Tous les parents, toute la famille du traître ministre sont à Meï-Ou ; qui veut aller les massacrer ? » demanda à son tour Wang-Yun. Et Liu-Pou s’étant chargé de cette expédition sanglante, il lui adjoignit Hwang-Fou-Song et Ly-Sou ; tous les trois ils partirent avec cinquante mille hommes.

Parmi les partisans de Tong-Tcho, on comptait surtout quatre généraux qui lui étaient dévoués corps et âme : Ly-Kio, Kouo-Ssé, Tchang-Tsy et Fan-Tchéou. Ils recevaient de riches traitements, et gardaient, avec trois mille soldats d’élite, la ville dont le ministre avait fait sa place forte ; mais dès que leur arriva la nouvelle du meurtre de leur maître et de l’approche de Liu-Pou, ils abandonnèrent la ville et s’enfuirent dans le Liang-Tchéou.

La première chose que fit Liu-Pou en arrivant, ce fut de reprendre en sa possession la danseuse Tiao-Tchan, qu’il ramena à la capitale. À l’instigation de Hwang-Fou-Song, les huit cents concubines de Tong-Tcho, choisies par lui dans des familles honorables, furent assassinées, ainsi que toutes les personnes de sa maison qui se trouvaient enfermées dans cette même ville. Sa vieille mère, âgée de quatre-vingt-dix ans, courut se jeter au-devant des meurtriers en leur demandant grâce ; mais elle les suppliait encore que déjà sa tête roulait à terre. On mit à mort quinze cents personnes, hommes et femmes, attachés au service ou à la famille de Tong-Tcho. Les objets précieux, les immenses trésors, l’or amassé dans cette ville de Meï-Ou, l’argent[58], les étoffes, les pierreries ; toutes ces richesses formaient un amas gros comme une montagne. Il s’y trouvait aussi huit millions de mesures de grains ; Wang-Yun en fit entrer une moitié dans les greniers publics, et distribua l’autre aux soldats.

Quand expira Tong-Tcho, le soleil et la lune brillaient avec éclat, on ne ressentait pas la plus légère brise. Son corps fut jeté, par ordre supérieur, sur la grande route ; comme il était fort gras, les soldats de service placèrent du feu sur son ventre, et allumèrent ainsi une lumière qui éclaira comme une lampe. La graisse du cadavre coulait sur la terre ; le peuple qui passait frappait avec plaisir cette tête abhorrée, jusqu’à ce qu’enfin elle fut réduite en bouillie. Quant à Ly-Jou, on le pendit sur le marché, et la populace qui allait et venait déchirait sa chair à coups de dents. Hors de la ville et dans la ville, jeunes et vieux, tous les habitants chantaient et sautaient par les rues, le long des chemins. Les jeunes filles et les jeunes garçons qui étaient pauvres vendirent leurs vêtements pour acheter de quoi faire un repas de fête ; chacun se félicitait en disant : « Au moins cette nuit nous pourrons tous reposer tranquilles ! »

Le frère et le fils aîné de Tong-Tcho moururent suspendus sur la place du marché par les pieds et par les mains. Tous ceux qui étaient au service du premier ministre furent jetés dans des cachots où ils périrent.

Wang-Yun avait convoqué dans le palais tous les grands mandarins à un banquet solennel pour célébrer le retour de la tranquillité, lorsqu’on vint lui annoncer qu’un homme avait osé embrasser en pleurant le cadavre de Tong-Tcho. « Quand tout le peuple de la capitale se réjouit publiquement de la mort du monstre, dit Wang-Yun, qui donc est assez téméraire pour manifester sa douleur ! » Et il ordonna aux gardes d’aller saisir cet homme.


II.[59]


Bientôt les gardes amenèrent le coupable, et tous les mandarins surpris reconnurent en lui l’historien Tsay-Yong. Wang-Yun l’apostropha avec colère : « Le tyran avait mis la dynastie à deux doigts de sa perte, s’écria-t-il, et vous ancien serviteur des Han, qui vous ont comblé de leurs bienfaits pendant des générations, vous ne songez pas à reconnaître leurs bontés par votre zèle ! Au lieu de vous unir à ceux qui exterminent les rebelles, c’est sur Tong-Tcho que vous pleurez. » Et Tsay-Yong s’excusait en avouant ses fautes. « Je ne suis qu’un insensé, dit-il, mais je connais les devoirs d’un sujet fidèle ! Je ne vois pas sans douleur les révolutions qui jadis et aujourd’hui, ont agité l’Empire ; est-ce donc là renier la dynastie pour embrasser le parti de Tong-Tcho ! S’il m’est échappé des paroles criminelles, dignes d’un fou ou d’un imposteur, si vous me regardez comme un sujet déloyal, coupez-moi les pieds, mais laissez-moi la vie, pour que je puisse écrire jusqu’au bout l’histoire de la dynastie des Han ! »

Tous les grands mandarins appréciaient les talents de Tsay-Yong, et ils tentèrent de le sauver. Le secrétaire d’État Ma-Jy-Tay répondit à Wang-Yun : « Celui que vous accusez ainsi est un homme plus que supérieur, et il connaît à merveille les faits et gestes de la dynastie des Han ; lui laisser écrire l’histoire de cette famille, c’est accomplir le premier devoir envers le siècle où nous vivons. D’ailleurs la loyauté, la droiture de sentiments, sont des vertus naturelles en lui ; punir par la peine de mort des fautes qui ne méritent point un châtiment si sévère, n’est-ce pas tromper l’attente même des plus sages ? — Non, reprit Wang-Yun ; autrefois Wou-Ty des Han n’a pas voulu punir de mort Ssé-Ma-Tsien, il en fit son historien, et celui-ci a glissé dans ses écrits des calomnies qui traversent les siècles. Maintenant les lois de l’Empire sont sans force, le despotisme militaire règne à leur place ; aucun historien habile, mais malintentionné, ne doit prendre ses pinceaux et se tenir en qualité de chroniqueur auprès du jeune souverain ; car, sans être d’aucun avantage à l’empereur lui-même, un pareil écrivain mettrait çà et là sur notre compte à tous des imputations déshonorantes ! »

Le ministre Ma-Jy se retira sans rien répondre à Wang-Yun, mais il dit aux mandarins en se tournant vers eux : « Ne l’écoutez pas ; les hommes habiles sont la base de l’Empire, mais l’histoire en est la règle. Si on renverse la base, si on brise la règle, où ira-t-on ? » Mais Wang-Yun fit jeter Tsay-Yong dans une prison où il mourut étranglé ; et tous les lettrés, tous les grands, ceux qui le connaissaient et ceux qui ne le connaissaient pas, tous les contemporains, en un mot, pleurèrent sa mort.

On se rappelle les quatre partisans de Tong-Tcho qui avaient fui dans le Chen-Sy : c’étaient Ly-Kio, Kouo-Ssé, Tchang-Sy et Fan-Tchéou ; ils envoyèrent à la capitale proposer leur soumission. Wang-Yun, toujours inflexible, voyait en eux les séides de Tong-Tcho, ceux qui l’avaient aidé dans tous ses crimes, et il s’écria : « Que l’on proclame une amnistie générale, j’y consens ; mais pour le peuple seulement, et qu’on ne reçoive les propositions d’aucun général de ces bandes armées ! » Ly-Kio apprit cette réponse : « Puisqu’on ne reçoit pas notre soumission, dit-il, fuyons pour éviter la mort — Non, interrompit , un de ses conseillers militaires, nommé Kia-Hu, si vous quittez les troupes pour fuir seul, le premier chef de village aura assez de puissance pour vous arrêter ; marchons plutôt sur la capitale avec les forces réunies dans cette province, et faisons le serment de venger Tong-Tcho. Si nous réussissons, nous gouvernerons l’Empire au nom du jeune prince, captif entre nos mains ; si nous sommes vaincus, alors il sera temps de se sauver ! »

Ly-Kio adopta cet avis et fit circuler dans le Sy-Liang la fausse nouvelle que Wang-Yun voulait exterminer tout le peuple de la province. Ce bruit s’accrédita, et en moins de quinze jours il y eut cent mille hommes rassemblés sous les ordres de Ly-Kio, qui les divisa en quatre corps. Sur la route de la capitale qu’ils allaient saccager, les rebelles furent rejoints par le général Niéou-Fou, gendre de Tong-Tcho ; il amenait cinq mille hommes et voulait aussi venger l’assassinat du régent son beau-père. Ly-Kio lui donna l’avant-garde à commander. Derrière ce premier corps marchaient l’une après l’autre les quatre grandes divisions.

Inquiet de cette levée de boucliers dans le Sy-Liang, Wang-Yun consulta Liu-Pou ; celui-ci le rassura : « Ce n’était qu’un vil ramassis sans importance malgré le nombre ; il allait marcher à leur rencontre avec Ly-Sou qui, lui-même, se chargeait de les battre tout d’abord. » Les troupes furent donc mises en mouvement par ordre de Liu-Pou ; Ly-Sou partit en avant-garde et se trouva en face du corps d’attaque commandé par Niéou-Fou. Celui-ci recula ; puis, au milieu de la nuit, ses soldats, ramenés à la charge, forcèrent les retranchements de Ly-Sou, dont l’armée, surprise, battit en retraite l’espace de trois milles : dans cette déroute il perdit la moitié des siens, et quand il parut devant Liu-Pou, ce général, fort en colère, lui reprocha d’avoir compromis leur cause, abattu l’élan de l’armée ; et, l’ayant fait décapiter, il suspendit sa tête aux portes du camp.

Par son excessive sévérité Liu-Pou s’aliéna bientôt toute l’armée : fier de son courage, comptant sur sa force, il menait les soldats à coups de fouet ; aussi il perdit toute leur affection, et quand le lendemain il se mit à leur tête pour marcher contre le gendre de Tong-Tcho, loin de remporter la victoire, il fut mis en déroute de la façon la plus complète.

Cette même nuit, Niéou-Fou appela un officier dévoué à sa personne (du nom de Hou-Ky-Eul), et s’entretint du dessein qu’il méditait de séduire Liu-Pou par des présents. « C’est un brave, disait-il, un champion qu’on ne peut vaincre, je le sais, mais c’est aussi un homme d’un caractère faible ; nous en avons pour preuve ses deux trahisons précédentes. Il faut que je lui envoie de riches présents, de l’argent, de l’or, des pierreries, afin de l’arracher à ses troupes vaincues et d’obtenir de lui qu’il se retire. » Hou-Ky se charge de la mission ; au milieu des ténèbres, il sort avec trois hommes portant chacun une partie des cadeaux et s’éloigne du camp. Avant d’arriver sur le bord opposé du fleuve, ces richesses le tentent. « Si j’assassinais plutôt mon chef, si je portais sa tête au général ennemi ? » se dit-il à lui-même, et il commit ce meurtre odieux. Mais quand les détails en furent connus de Liu-Pou, il fit punir de mort le traître et ses trois complices, puis se remit en marche avec ses troupes.

Cette fois, il rencontre Ly-Kio ; les deux armées sont en présence. Faisant peu de cas de l’adversaire qu’il a devant les yeux, Liu-Pou prend sa lance et se présente au galop, pour enfoncer les bataillons ennemis. Qui eût pu lui résister dans l’armée de Ly-Kio ? personne ; aussi les soldats, vivement attaqués, reculèrent-ils en grand désordre à plus de cinq milles du champ de bataille, à l’entrée d’une gorge dont ils gardèrent les passages. Il fut convenu que les quatre chefs coalisés (Ly-Kio, Kouo-Ssé, Tchang-Tsy et Fan-Tchéou) resteraient maîtres des abords de la vallée. « Quoique Liu-Pou soit un héros auquel on ne peut résister dans le combat, dit Ly-Kio, il manque de prévoyance et de tactique. Je vais conduire ma division à l’entrée du défilé et, à force de le provoquer, je l’amènerai à livrer bataille. Vous, Kouo, retirez-vous hors du chemin dans un lieu d’où vous puissiez harceler nuit et jour les derrières de l’ennemi. Fidèle à la vieille règle de Ping-Youen, du royaume de Tsou, battez la charge avec le tambour de cuivre, battez la retraite avec le tambour de peau. Tandis que Liu-Pou négligera de surveiller ses deux flancs, Tsy et Tchéou fileront par deux routes sur la capitale ; attaqué en tête et en queue, l’ennemi ne pourra se défendre et certainement nous le taillerons en pièces. »

Cet avis fut adopté par tous les chefs ; aussi, quand Liu-Pou marcha vers la montagne, Ly-Kio descendit à sa rencontre, le reçut assez mollement et recula à mesure que le guerrier invincible se lançait comme un furieux à travers ses lignes. Bientôt sa fougue l’avait entraîné jusqu’au haut de la montagne d’où les pierres et les flèches commencèrent à pleuvoir sur lui ; il ne put aller plus loin, et Kouo-Ssé l’attaqua en queue avec avantage. En vain voulut-il faire volte-face et combattre encore, Kouo-Ssé battit la retraite sur le tambour et fit revenir ses troupes. Celles de Liu-Pou n’étaient pas encore ralliées, quand Ly-Kio sonna la charge et attaqua à son tour. C’est lui que Liu-Pou veut combattre alors, mais Kouo-Ssé se rejette sur ses derrières, le harcèle et se retire comme la première fois, au son du tambour de peau. Ainsi, chacun à leur tour, celui-ci en avant, celui-là en arrière, le jour, la nuit, le soir, le matin, ils lui livrent bataille en tombant sur lui inopinément, en lui faisant tourner la tête à force de l’irriter. La fureur de Liu-Pou est à son comble. Tout un jour se passe ainsi ; il ne peut ni combattre ni se reposer ; et tandis qu’il se consume de rage, des éclaireurs viennent lui annoncer que les divisions de Tchang-Tsy et de Fan-Tchéou ont marché sur la capitale, et que la ville est fortement menacée.

Dans cette circonstance critique, Liu-Pou donne l’ordre de retourner en arrière ; déjà ses deux adversaires le serrent de près, mais il ne songe pas à combattre, il ne veut que se frayer un passage et fuir, renversant autour de lui hommes et chevaux, il galope jusque sous les murs de la capitale ; les deux corps des rebelles cernaient déjà les fossés ; il les attaque mais sans succès, car les soldats n’obéissent qu’avec répugnance à un chef si barbare, et beaucoup d’entre eux déposent les armes.

Liu-Pou était dévoré de chagrin : après quelques jours, deux des principaux partisans de Tong-Tcho, restés dans les murs (c’étaient Ly-Mong et Wang-Fang), entrèrent en rapport avec les assiégeants et leur ouvrirent les portes. Cette quadruple armée de brigands se précipita à la fois dans la capitale ; bien qu’il attaquât à droite et fît des trouées à gauche, Liu-Pou ne put arrêter les rebelles. Alors avec une centaine de cavaliers il vint se présenter au pied d’une des portes sur laquelle se tenait Wang-Yun et lui cria : « Nous sommes perdus, montez à cheval, emmenez votre famille et venez avec moi hors des passages ; nous y chercherons quelque moyen de réparer nos pertes. — Non, répondit Wang-Yun, si l’âme de l’État passait en moi et que je pusse maintenir la dynastie sur un trône tranquille, j’accepterais vos offres et fuirais avec vous ; mais si je ne puis accomplir cette grande entreprise au moins me sacrifierai-je jusqu’à la mort. Fuir au moment du danger, telle n’est pas la conduite qui me convient. Saluez pour moi tous les grands qui sont à l’est des passages ; et dites-leur de ma part qu’ils se dévouent à la cause des empereurs ! »

Liu-Pou exhortait toujours le mandarin à quitter la ville, et Wang-Yun refusait opiniâtrement, quand tout à coup, aux quatre portes, se déclare un immense incendie. Réduit à abandonner sa famille et tous les siens, Liu-Pou s’en alla avec ses quelques cavaliers, par-delà les passages, se jeter dans le camp de Youen-Chu.

Cependant les deux principaux chefs des insurgés, Ly-Kio et Kouo-Ssé, laissaient leurs soldats brûler la ville, piller les maisons, massacrer les habitants et se livrer à mille désordres. Tchong-Fo, l’un des mandarins du palais, voulut faire une sortie avec les gens de sa suite, mais il tomba bientôt percé de traits à l’une des portes latérales du palais du sud. Un des grands officiers et le maître des cérémonies, Lo-Kouey et Tchéou-Houan, périrent l’un et l’autre en défendant l’État, ainsi que le chef de la garnison et le général de cavalerie Tsouy-Lie et Wang-Ky.

Déjà les rebelles avaient enveloppé le palais et menaçaient la partie intérieure ; les grands de service auprès du jeune souverain le prièrent de se montrer au-dessus du portail (dit Hiuen-Ping). À la vue du parasol jaune, Ly-Kio et les siens firent entendre les cris de vive l’empereur !… Et le petit prince, appuyé sur le balcon, demanda à ses mandarins que voulaient tous ces gens. « Je ne les ai point appelés ; que veulent-ils donc qu’ils font entrer tout à coup tant de troupes dans la capitale ? — Sire, répondirent Ly-Kio et Kouo-Ssé en levant la tête vers le balcon, le ministre de Votre Majesté, Tong-Tcho, a péri victime des intrigues ourdies par Wang-Yun, et nous venons tout exprès venger sa mort ! nous ne sommes pas des rebelles, Sire ; dès qu’on nous aura livré le meurtrier, nous nous retirerons avec nos troupes. »

Wang-Yun était auprès de l’empereur ; en entendant ces paroles terribles, il dit à son maître : « Sire, votre sujet n’avait d’autre but que de sauver la dynastie ; puisque les choses ont ainsi tourné, il ne faut pas, par amitié pour lui, causer vous-même votre ruine. Permettez à votre sujet de descendre, de se montrer de plus près aux deux chefs de ces bandits, afin qu’il détourne de Votre Majesté les maux qui la menacent ! »

Le jeune prince hésitait, il se refusait à permettre le sacrifice ; mais Wang-Yun s’était déjà précipité en bas de la galerie régnant au-dessus de la porte, et il s’écria à haute voix : « Me voici ! » Ly-Kio se jeta au-devant de lui le sabre à la main, en disant : « Quel crime avait commis Tong-Tcho pour que tu le fisses périr ? — Ses crimes, répondit Wang-Yun avec calme, remplissaient le ciel et couvraient la terre, il a fallu parler enfin ! Au jour de la vengeance, tout le peuple de la capitale a fait éclater sa joie ; est-ce une preuve qu’il fut innocent ?

— « Si Tong-Tcho était coupable, reprit à son tour Kouo-Ssé bouillant de colère, qu’avions-nous fait nous autres pour que tu refusasses de nous amnistier ? » Et là-dessus les deux chefs rebelles l’égorgèrent au pied du pavillon. Dix personnes de sa famille furent décapitées en plein marché. Tous ceux qui connaissaient Wang-Yun, jeunes et vieux, le pleurèrent dans Tchang-Ngan.


III.[60]


Les deux chefs des rebelles étaient d’avis de tuer l’empereur et de s’emparer de l’héritage des Han ; à quoi bon attendre quand l’occasion était si belle ! Ils pénétrèrent donc plus avant dans le palais, le sabre en main. « N’en faites rien, disaient les deux autres chefs, Tchang-Tsy et Fan-Tchéou ; si vous tuez l’empereur, aucun des grands vassaux ne se soumettra à vous, tandis que si vous le laissez sur le trône, tous les grands reparaîtront à la capitale ; nous retrancherons d’abord ces dignitaires qui sont les membres du souverain, puis nous nous déferons de l’empereur lui-même ; alors, il en sera temps, nous nous emparerons à loisir de toute l’autorité ! »

Ly-Kio et Kouo-Ssé adoptèrent ce conseil ; ils firent camper leurs soldats et les laissèrent se livrer à tous les excès. Du haut de la galerie, le jeune prince disait aux deux chefs : « Puisque Wang-Yun a reçu son châtiment, pourquoi ne pas faire retirer vos troupes ? — C’est que, répondirent les rebelles, si nous sommes vengés, vous n’avez pas encore fait les conditions de paix avec nous.

— Eh bien, quelles sont-elles ? reprit l’empereur. — Nous avons combattu pour le salut de la dynastie, et nous n’avons reçu ni argent ni principautés pour récompense ! — Exposez-moi vos demandes, répondit le jeune prince, et je vous les accorderai. » Ils écrivirent donc, en forme de requête, la liste des grades qu’ils exigeaient et la présentèrent au palais ; comme déjà, par la force, ils s’en trouvaient investis, l’empereur consentit à tout. Il nomma même Ly-Kio général d’un corps de cavalerie, prince de Tchy-Yang, inspecteur général à la cour et dans les provinces ; Kouo-Ssé eut le titre de prince de Mey-Tchang et le commandement du dernier corps d’armée ; l’un et l’autre ils reçurent la hache et la moitié du sceau, emblèmes de leurs dignités.

Ainsi, maîtres des postes qu’ils voulaient occuper, les deux chefs rebelles dominaient les affaires de l’État. Fan-Tchéou eut le commandement de l’armée de droite avec le rang de prince de Wan-Nien ; Tchang-Tsy celui de la cavalerie irrégulière et le titre de prince de Ping-Yang. D’autres grades furent accordés aux chefs secondaires, et chacun se trouvant satisfait, les troupes se retirèrent à Hong-Nong. Alors aussi cessèrent le pillage et les violences exercées contre les habitants.

Ly-Kio et Kouo-Ssé envoyèrent chercher les restes de Tong-Tcho ; on ne put apporter que quelques ossements. Avec du bois odorant, les deux généraux firent sculpter l’image du ministre défunt, et lui adressèrent de solennels sacrifices, sans oublier d’y joindre un éloge aussi pompeux que vain des vertus de ce monstre de cruauté ; puis ils l’ensevelirent avec le bonnet et les habits d’un empereur. Enfin, après de très longues cérémonies, ayant choisi un jour heureux, une heure propice, ils allèrent l’inhumer à Meï-Ou, dans la ville qu’il avait fait fortifier. Cette même nuit, le ciel versa une pluie violente qui pénétra la terre à une assez grande profondeur ; la foudre ouvrit la tombe, mit à nu le cercueil au point que les restes du ministre pervers furent réduits en morceaux. Le lendemain, Ly-Kio le fit inhumer de nouveau à la même place, et le même prodige se renouvela ; enfin, une troisième fois, il s’opiniâtra à ensevelir son ancien maître, et pour la troisième fois aussi un déluge de pluie détruisit ce qu’il avait fait. N’étaient-ce pas visiblement les esprits du ciel et de la terre qui opéraient ce miracle !

Cependant, arrivés au faîte du pouvoir, Kio et Ssé ruinaient et décimaient le peuple par leurs exactions et leurs cruautés ; ils avaient placé auprès du jeune empereur, en qualité d’officiers du palais, des hommes dévoués à leur service, et chargés de surveiller tous ses mouvements ; quiconque refusait obéissance à leurs ordres était décapité. Le jeune prince coulait donc des jours qui lui semblaient longs comme des années. Tous les mandarins de la cour étaient, bon gré mal gré, à la merci de Ly-Kio et de Kouo-Ssé. Dans ce même temps, ces deux généraux ayant appelé près d’eux l’ancien commandant vainqueur des Bonnets-Jaunes, Tchu-Tsuen, en firent l’intendant supérieur du palais, et avec son aide ils administrèrent les affaires de l’État.

Un jour arriva la nouvelle qu’un corps de cent mille hommes marchait rapidement sur la capitale par la route de l’ouest ; les lances et les sabres bien aiguisés reluisaient comme le givre ; on voyait flotter des bannières aux couleurs étincelantes. Les deux tyrans devinèrent que ce devait être Ma-Teng (son surnom Chéou-Tching, descendant de Ma-Youen, ancien général), gouverneur militaire de Sy-Liang. Le vice-roi du Ping-Tchéou, Han-Souy, s’était joint à lui, et tous deux ils venaient, avec leurs armées combinées, châtier les rebelles. Déjà ils avaient entretenu des intelligences dans la ville avec trois personnages distingués : le membre du grand conseil, Ma-Yu, le moniteur impérial, Tchong-Chao, et le commandant en second de l’armée de la droite, Liéou-Fan ; ces trois loyaux mandarins conspiraient la perte des deux généraux, et comme ils s’étaient empressés d’avertir l’empereur de leur conjuration, celui-ci avait secrètement nommé commandants de provinces les deux chefs qui marchaient pour le délivrer, Ma-Teng et Han-Souy, en leur accordant l’autorisation de détruire les ennemis du trône.

« Quoi faire ? » se demandaient les rebelles, et ils ne savaient quel parti prendre ; mais l’un des conseillers militaires, Kia-Hu, leur fit observer que l’ennemi venant de loin devait avoir intérêt à combattre à l’instant même ; le mieux était donc de se retrancher au fond des gorges, dans les montagnes, et de s’y tenir sur la défensive ; en moins de cent jours les vivres manqueraient aux troupes de Sy-Liang, et elles se retireraient d’elles-mêmes ; alors, en les attaquant par derrière, on serait sûr de prendre les chefs.

Deux des lieutenants de Ly-Kio, Ly-Mong et Wang-Fang, méprisant cette tactique, demandèrent à marcher avec dix mille hommes de bonnes troupes ; ils promettaient d’apporter au pied de l’étendard la tête des deux généraux. « Si vous attaquez, vous serez certainement battus, dit Kia-Hu. — Si nous sommes battus, s’écrièrent-ils, nous donnons nos têtes à couper. — Et moi, si vous êtes victorieux, reprit Kia-Hu, je donne la mienne en échange des vôtres ! » La gageure fut établie d’après la loi militaire. Le conseiller proposa encore de rassembler les troupes à vingt milles à l’ouest de la capitale, à Tchéou-Ky, lieu entouré de montagnes difficiles à franchir et de routes escarpées. Les deux généraux, si empressés de combattre, rangeraient leurs soldats à l’entrée du défilé et recevraient de la capitale les provisions et l’argent dont leur armée aurait besoin.

Enchantés de cette idée, Ly-Kio et Kouo-Ssé mirent sous les ordres de Mong et de Fang quinze mille hommes, avec lesquels ceux-ci marchèrent gaiement au-devant de l’ennemi. À vingt-huit milles de la ville, ils établirent un grand camp devant lequel se présentèrent bientôt les troupes de Sy-Liang, qu’ils s’empressèrent d’attaquer. Elles barraient le chemin en déployant un front formidable ; leurs chefs, Ma-Teng et Han-Souy s’élancèrent au galop au-devant des lignes. Wang et Mong, du pied de la bannière, provoquaient leurs adversaires par des injures : « Qui êtes-vous donc pour venir ainsi attaquer les officiers de Sa Majesté ? — Rebelle à ton prince, oses-tu bien prononcer ces paroles dignes d’un traître ? Qui de vous va me saisir l’insolent ? » Ainsi répliqua Ma-Teng, le général des armées du Sy-Liang, et déjà un jeune officier sort précipitamment du milieu des bataillons ; sa figure est pareille au jade poli, ses yeux brillent comme l’étoile scintillante, il a les membres souples du tigre et les longs bras du singe, la taille élancée de la panthère, le ventre maigre du loup ; né dans le pays de Fou-Fong, à Meou-Ling, il se nomme Ma-Tchao ; âgé de dix-sept ans à peine, il manie une longue lance et se précipite en avant ; ce héros est le fils de Ma-Teng lui-même. Dès que Wang a vu le jeune guerrier qui sort impétueusement des lignes, monté sur un cheval rapide, il s’élance à sa rencontre, plein de mépris pour un si jeune adversaire ; il tient sa lance en travers sur la selle et l’aborde. Tous les deux bien armés, ils s’attaquent à plusieurs reprises ; bientôt Wang est renversé par Ma-Tchao, qui retourne victorieux vers les siens. Ly-Mong, furieux de la chute de son collègue, se précipite sur les pas du vainqueur, qui l’aperçoit et ralentit sa course à dessein. « Mon fils, crie Ma-Teng, un homme se glisse sur tes pas, le vois-tu ? » Et il parlait encore que la lance de Ly-Mong était près d’atteindre Ma-Tchao ; mais celui-ci a esquivé le coup par un mouvement de la tête, il s’est retourné, tandis que le fer ne perçait plus que l’espace, assez à temps pour faire prisonnier celui qui le menaçait. Désormais privés de leur chef, les soldats de Ly-Mong prennent la fuite ; Han-Souy les disperse en semant la mort au milieu d’eux, puis il fait sauter la tête du captif. Après ce brillant combat, où le jeune Tchao avait remporté la victoire, les troupes de Sy-Liang, animées par le succès, s’en allèrent bravement camper à l’entrée des gorges de la montagne.

Déjà Ly-Kio et Kouo-Ssé, instruits de la défaite et de la mort de leurs deux lieutenants, reconnaissaient la vérité des prédictions de Kia-Hu, ils suivirent donc ses conseils avec la plus grande exactitude, résolus à se tenir fermes à l’entrée du défilé, et restèrent dans leurs retranchements sans répondre aux provocations du vainqueur. En moins de deux mois, les troupes du Sy-Liang, ayant épuisé vivres et fourrages, ne songeaient plus qu’à se retirer.

Alors un serviteur de Ma-Yu, l’un des trois conjurés qui avaient appelé l’armée du Sy-Liang, vint dénoncer son maître et ses amis aux deux généraux. Ly-Kio et Kouo-Ssé, animés contre eux, firent décapiter au milieu du marché Ma-Yu et ses deux complices, avec tout ce qui se trouvait dans leurs maisons, enfants et vieillards ; puis ils envoyèrent accrocher les trois têtes devant le camp de Han-Souy et de Ma-Teng. Ceux-ci, manquant de vivres et voyant qu’ils étaient trahis dans la ville, pensèrent que le mieux était de se retirer au plus vite avec tout leur monde. Mais chacun d’eux fut, dans sa retraite, harcelé par une division de l’armée ennemie ; et Ma-Teng, pour aller plus vite, s’étant avancé trop loin avec son avant-garde, ce qui restait de troupes en arrière n’eut pas le temps de se mettre en bataille. Poursuivis avec acharnement par les soldats tout frais que Tchang-Tsy et Wan-Tchéou jetaient sur leurs pas, les gens de Sy-Liang essuyèrent donc une grande défaite.

Le jeune Ma-Tchao combattait en désespéré dans cette arrière-garde, et Tchang-Tsy n’osa le harceler plus longtemps ; mais après avoir été poursuivi jusqu’à un endroit nommé Tchin-Seng, Han-Souy se retourna vers Wan-Tchéou qui ne lui donnait aucun relâche, et lui dit : « Comment deux compatriotes peuvent-ils avoir l’un envers l’autre les sentiments d’un ennemi ? — Pourquoi résister aux volontés d’en haut ? répondit Tchéou en tirant aussi la bride de son cheval. — Lequel de nous deux se révolte contre le ciel et contre la terre, répliqua Han-Souy, personne ne peut le dire ; je me bats, moi, pour la dynastie ; après tout, nous sommes, vous et moi, du même district ; aujourd’hui, il est vrai, je me trouve un peu battu, mais bientôt je reparaîtrai à la tête d’une nouvelle et grande armée ; qui sait ? peut-être par l’effet d’un hasard inattendu, vous pourrez essuyer un revers et vous retrouver devant moi… »

Ces paroles changèrent le cours des idées de Tchéou ; fouettant son cheval pour rejoindre en ami celui qu’il harcelait auparavant, il échangea avec son compatriote quelques mots d’adieu et le laissa fuir. Tandis qu’il ramenait ses troupes au camp, Ma-Teng et Han-Souy purent continuer leur retraite vers le Sy-Liang.

Mais le fils du frère aîné de Ly-Kio, Ly-Pie, qui en voulait déjà à Tchéou, l’ayant vu converser avec l’ennemi, le dénonça à son oncle : « Je ne sais trop ce qu’ils se sont dit, raconta le jeune Ly-Pie, mais le général vaincu l’ayant appelé son compatriote, il a ralenti son cheval pour échanger avec lui une parole d’adieu, et ils ont eu l’air de s’entendre parfaitement. »

Déjà, dans sa colère, Ly-Kio voulait courir avec ses troupes au-devant de celui qu’il regardait comme un traître, et Kia-Hu lui conseilla de ne pas faire pour l’instant une pareille démonstration, car l’esprit des troupes n’était pas encore bien assuré ; il valait mieux inviter à un banquet Tchéou et son complice Tchang-Tsy, sous prétexte de les féliciter de leurs succès ; puis, au milieu du festin, il n’y avait qu’à les prendre et à les faire décapiter. L’avis plut beaucoup à Ly-Kio, et il le suivit en tous points. Les deux convives arrivèrent gaiement, et au milieu du repas Ly-Kio dit : « J’ai une lettre de Han-Souy qui prétend que Tchéou a voulu trahir, car pourquoi ne l’a-t-il pas fait prisonnier ? » Pâle et tremblant, Tchéou n’avait pas eu le temps d’articuler un mot d’excuses quand il fut saisi par une troupe d’hommes armés, et sa tête roula aux pieds des assistants. Tchang-Tsy s’était prosterné à terre ; Ly-Kio le releva : « Celui que je viens de punir était un traître, lui dit-il ; mais vous, dévoué et fidèle, qu’avez-vous à craindre ? » Là-dessus, il lui donna le commandement des troupes du général mis à mort. Ravi de cet avancement inattendu, Tchang-Tsy retourna à Hong-Nong, d’où il était venu ; le conseiller militaire Kia-Hu fut élevé au rang de président des six cours suprêmes et d’intendant du palais[61].

Après cette défaite des troupes du Sy-Liang, aucun des grands n’osa se soulever. Kia-Hu conseilla aux deux chefs devenus si puissants de se concilier les gens de bien par une conduite humaine et équitable. Les deux généraux se rangèrent à son avis ; dès lors les mandarins respirèrent, le jeune empereur commença à jouir de quelque tranquillité. Des Bonnets-Jaunes reparurent dans le Tsing-Tchéou par troupes désordonnées ; le vice-roi de Yen-Tchéou, Liéou-Tay, fut mis à mort par eux ; ils exerçaient mille cruautés sur la population paisible et honnête. Le général Tchu-Tsuen protesta qu’un seul homme était capable de les exterminer. « Hélas ! disaient Ly-Kio et Kouo-Ssé, dans ce pays menacé, il nous faut un héros, sinon tout est perdu ! Voilà les Bonnets-Jaunes en ébullition, qui pourra les calmer ? »


CHAPITRE V.


Campagnes de Tsao-Tsao.


I.[62]


[Année 194 de J.-C.] « L’homme qui exterminera les Bonnets-Jaunes, révoltés dans le Chan-Tong, reprit Tchu-Tsuen, c’est Tsao-Tsao. — Mais où est-il ! demanda Ly-Kio. — De lui-même il a réuni des troupes dans le Yang-Tchéou, continua le général, et détruit les rebelles à Pou-Yang ; il a défait Yu-Pou sous les murs de Wou-Yang, et on l’a vu aussi remporter une victoire sur les tartares Hiong-Nou à Neuy-Hwang ; jamais il n’a été battu ! Maintenant il a conduit ses soldats dans le Tong-Kiun pour y rétablir l’ordre. Envoyez-lui le titre de seigneur feudataire de Yen-Tchéou, puisque le prince de ce pays a été tué par les rebelles, et après cela, à jour fixe, il aura exterminé les bandits qui infestent le Chan-Tong. » Ce conseil plut beaucoup à Ly-Kio ; à l’instant même il dépêcha vers Tsao un courrier pour lui dire de marcher contre les Bonnets-Jaunes avec Pao-Sin, le vice-roi du Tsy-Pé.

Tsao obéit ; bientôt, avec leurs troupes combinées, les deux généraux eurent repoussé les rebelles dans Chéou-Yang. Cependant Pao-Sin s’étant trop avancé dans le pays insurgé, il périt sous les coups des Bonnets-Jaunes sans que son cadavre pût être retrouvé. De son côté, Tsao poursuivit les rebelles jusqu’à Tsy-Pé, où un grand nombre d’entre eux mit bas les armes ; de ces ennemis vaincus il fit une troupe de cavaliers d’avant-garde. Partout où il portait ses pas, il n’y avait personne qui ne le reçût à bras ouverts. En moins de trois mois, il eut discipliné ces rebelles soumis, au nombre de trois cent mille ; avec leurs femmes et leurs enfants, ils formaient une population immense, parmi laquelle Tsao choisit et enrôla les jeunes gens : ce fut là l’année du Tsing-Tchéou. Chaque famille de cette colonie militaire eut des terres à cultiver.

Depuis lors, l’autorité de Tsao ne fit qu’accroître chaque jour ; de tous côtés, les gens distingués se rallièrent autour de lui.

[Année 194 de J.-C.] On était à la fin de la troisième année du règne de Hien-Ty lorsque Ly-Kio, en réponse à la lettre que lui adressait Tsao pour lui annoncer ses succès, envoya à celui-ci le titre de général en chef des provinces orientales.

Toujours retiré à Yen-Tchéou, Tsao remercia le ministre de cette faveur ; il continua à attirer autour de lui et à placer dans les emplois les gens vertueux et instruits. Deux hommes remarquables vinrent grossir son parti, c’étaient l’oncle et le neveu ; le premier, nommé Sun-Yo (son surnom Wen-Jo), avait la réputation d’être assez habile pour prendre rang parmi les ministres. À l’âge de vingt-huit ans, il s’était rallié à la cause représentée par Youen-Chao, celle de la légitimité. Mais, convaincu de l’incapacité de ce chef, il s’était rapproché de Tsao. Ce grand homme, dès la première rencontre, s’entretint avec lui sur les livres traitant de l’art militaire, sur les ruses de guerre, sur les grandes affaires du temps ; charmé de sa conversation, il résolut d’en faire son conseiller intime, et le nomma général de cavalerie. Le neveu devint célèbre durant les dernières années des Han ; Ho-Tsin (assassiné par les eunuques) l’ayant nommé d’abord membre du grand conseil, il se retira dans ses terres dès le commencement de l’usurpation de Tong-Tcho. Cette fois, il passa à Tsao, qui le nomma ordonnateur de l’armée ; il s’appelait Sun-Yeou, son surnom Kong-Ta.

En campagne, ces deux hommes discutaient sans cesse avec Tsao-Tsao sur la morale et la justice ; Sun-Yo l’encourageait à appeler auprès de lui les lettrés et les sages, à mettre de côté tout sentiment d’orgueil, à répandre partout ses libéralités. Un jour il dit à Tsao : « J’ai entendu parler d’un véritable sage, qui valait dix fois mieux que moi, qui vivait près de Liéou-Tay ; mais, depuis la mort de celui-ci, où est-il allé ? C’était un homme du Tong-Ho, dans le Tong-Kiun, à la taille colossale, à la barbe longue, aux gracieux sourcils, aux yeux brillants ; on l’appelait Tching-Yo (son surnom Tchong-Té). »

« Depuis longtemps je le connais de réputation, répliqua Tsao. » Et des courriers envoyés aussitôt dans le pays de cet homme apprirent qu’il était retiré dans la montagne pour s’y livrer à l’étude. Tchong-Yo répondit à l’appel de Tsao, qui le reçut avec une bien grande joie. « En vérité, dit-il à Sun-Yo, il ne convient guère à un pauvre lettré sans talent comme moi de recommander à un illustre seigneur comme vous les gens de mérite. Cependant permettez-moi de vous donner un avis : dans votre province même il y a un homme très-distingué ; pourquoi ne pas l’envoyer chercher, afin qu’il prête aussi son secours à notre chef ! C’est Kouo-Kia (son surnom Fong-Hiao), il est né à Yang-Sy, dans le Yng-Tchouen. — Je l’avais oublié, répondit Sun-Yo ; bien vite je vais recommander à Tsao de l’appeler à la ville pour conférer avec lui sur les affaires de l’État. »

« Si quelqu’un me porte à faire de grandes choses, dit Tsao en le voyant, ce sera vous ! — Je suis à vos ordres, répondit Kouo en s’inclinant ; » et à son tour il recommanda un descendant de l’empereur Hwang-Wou, Liéou-Hié (surnommé Tseu-Yang). C’était un homme sage, habile et intègre, capable de s’asseoir parmi les mandarins civils et militaires ; à l’âge de treize ans, il avait juré à sa mère d’immoler un de ses ennemis sur sa tombe, et il avait tenu son serment. Sept ans plus tard, au milieu d’un festin, un homme redouté de tous par ses violences était tombé sous ses coups ; ces exploits avaient fait connaître dans tout l’Empire le nom de Liéou-Hié.

Son arrivée causa une grande joie à Tsao. Il recommanda à son tour Man-Tchong (surnommé Pé-Ning), ainsi que Lou-Kien (surnommé Tseu-Ko). À tous les deux, Tsao donna des emplois dans les affaires militaires, sur leur bonne renommée ; Mao-Kiay (surnommé Hiao-Tsien) fut présenté aussi par eux ; ancien officier de Liéou-Piéou, chargé d’arrêter Sun-Kien dans sa fuite, il avait quitté ce chef sans talent pour se réfugier à Lou-Yang ; un grade dans l’armée récompensa son zèle. Après lui, Yu-Kin (surnommé Wen-Tsé) amena une centaine de soldats. Frappé de son allure martiale, de la facilité avec laquelle il maniait l’arc et montait à cheval, Tsao le fit commandant de cavalerie, et chaque jour il apprécia davantage ses capacités. Hia-Heou-Tun (de l’ancienne confédération) lui présenta aussi un général qui vint demander à le saluer ; les cérémonieuses politesses une fois achevées, Tsao et sa petite cour restèrent stupéfaits de la terrible figure du nouveau venu, de sa stature robuste et athlétique. C’était Tien-Wei ; dans une dispute avec les gardes du général Tchang-Liao, il avait tué dix de ceux-ci ; cette action violente le força de fuir dans les montagnes. Heou-Tun découvrit cet homme étrange dans une chasse, au moment où celui-ci poursuivait un tigre en traversant une rivière ; il le questionna, lui demanda ses noms, et le garda sous ses drapeaux pendant longtemps. Au moment où Tsao accueillait les hommes supérieurs qu’on lui recommandait, il s’empressait à son tour de lui présenter ce colosse. En le voyant, Tsao avoua qu’un pareil homme était chose rare, et que ce devait être un héros. — « Dans sa jeunesse, dit alors Heou-Tun, il avait juré de tuer toute une famille pour venger un de ses amis, de la race des Liéou ; il tint sa parole, promena les têtes en pleine rue, et des centaines de gens qui se trouvaient là n’osèrent le regarder de près. Au combat, son arme est une lance faite de deux solides tiges de fer, du poids énorme de quatre-vingts livres ; il l’appuie sur son avant-bras, se précipite au galop avec cette masse qui ne pèse rien pour lui, et renverse tout ce qui se présente, comme s’il avait des fantômes à attaquer. »

Ceci paraissait incroyable ; et Tsao voulut qu’il maniât son arme en sa présence. Ferme sur sa selle, Tien-Wei la faisait voltiger avec la plus extrême légèreté. « Ce n’est pas un homme, c’est un esprit, s’écria Tsao ; je le vois, il faut un grade à un pareil héros, rien ne peut résister à une telle force. » Devant sa tente, il y avait une lourde bannière, roulée et attachée par des cordes de soie en haut et en bas, et dont un homme très-grand tenait le bâton à deux mains ; à ce moment le vent soufflait avec force, et l’étendard pliait comme s’il eût été prêt à tomber. Tien-Wei fit reculer toute l’armée, déploya la bannière, et d’une main il la maintint immobile et droite malgré la violence du vent. « Voilà une vigueur égale à celle de Ngo-Lay, si célèbre du temps de Tchéou, dit Tsao tout surpris ; » et il choisit cet athlétique soldat pour chef de ses gardes ; puis il se dépouilla de sa propre tunique blanche, de fine soie bien brodée, pour la lui donner ; à ce présent il ajouta un bon cheval et la selle couverte d’ornements sculptés.

Ainsi de jour en jour croissait dans le Chan-Tong l’influence de Tsao-Tsao ; il avait près de lui de très-habiles conseillers, de très-braves mandarins militaires ; tous ils se pressaient autour de leur chef pour l’aider et le servir[63].

Maître d’une si grande armée, Tsao la réunit dans un camp formé à Yen-Tchéou, et lorsque tous ses préparatifs furent complétés, il envoya Yng-Chao (gouverneur militaire du Tay-Chan) chercher son père, Tsao-Song, à Lang-Youe, où il s’était réfugié et caché en quittant Tchin-Liéou son pays, par suite des troubles. Le vieillard voulut amener avec lui son jeune frère Tsao-Té et sa famille qui se composait de quarante personnes ; accompagné d’une centaine d’hommes attachés à son service, suivi d’une troupe de chevaux et de mules, il s’achemina bien vite vers la ville de Yen-Tchéou. Le commandant militaire de Su-Tchéou, Tao-Kien (son surnom Kong-Tsou), dont il traversa le territoire, homme plein de probité et de candeur, estimé de tous, connaissait les talents supérieurs de Tsao-Tsao et l’importance que ce général venait d’acquérir dans les provinces ; il désirait se lier avec lui, seulement l’occasion ne s’était pas présentée encore. Instruit du passage de Tsao-Song, il sortit de sa ville pour aller au-devant du vieillard, et lui témoigna les mêmes égards qu’à un père. Durant deux jours, il le fêta et lui donna par honneur à son départ du chef-lieu une escorte de cinq cents hommes, aux ordres de Tchang-Kay, commandant de la garnison. Cette petite troupe accompagnait la famille du vieillard, partie en avant. Le gouverneur en personne, se tenant à côté du char qui portait Tsao-Song, le conduisit hors de la ville, et là lui dit adieu.

Le père de Tsao-Tsao se trouvant entre les deux chefs-lieux des districts de Hoa et de Fey, au commencement de l’automne, des pluies abondantes, survenues tout à coup, l’obligèrent à s’abriter dans un vieux temple de bonzes ; les religieux, au nombre de quatre ou cinq, le reçurent avec politesse et le conduisirent dans la cellule du supérieur. Les troupes qui l’escortaient se réfugièrent avec leur chef dans les deux ailes du monastère ; complètement mouillés par ces torrents de pluie, les soldats murmuraient, et Tchang-Kay convoqua les officiers dans un lieu retiré pour se consulter avec eux. « De partisans des Bonnets-Jaunes que nous étions naguères, dit-il, nous voilà devenus serviteurs de Tao-Kien ; là il n’y a pas à espérer grande fortune ; mais, tenez, dans ces chars que nous escortons, quel butin riche et facile ! Cette nuit, à la troisième veille, tuons le vieillard et les siens ; enlevons ses richesses, fuyons dans les montagnes ; on croira que des voleurs ont fait le coup ! »

Cet avis plut aux soldats ; cette même nuit, pendant que la pluie continuait de tomber et le vent de souffler, tandis que le vieillard reposait dans la cellule du religieux, tout à coup on entendit des quatre côtés du monastère de grands cris. Tsao-Té se lève et s’élance dehors le sabre en main ; il tombe au milieu des brigands qui l’égorgent. Malgré son grand âge, Tsao-Song fuit avec sa femme derrière la cellule ; il veut se sauver par-dessus la muraille, mais la vieille n’était pas assez agile pour franchir la clôture, et tous deux ils sont massacrée dans le couvent même où ils cherchaient à se cacher. L’officier envoyé par Tsao pour chercher son père[64] parvint à sortir du monastère avec une dizaine d’hommes ; et, n’osant reparaître devant son maître, alla se rallier à Youen-Chao, l’ancien chef de la confédération ; tandis que Tchang, après avoir accompli son crime, pillé les chars et incendié le couvent, se retirait avec ses cinq cents soldats dans le Hoay-Nan[65].

Quelques-uns d’entre les cavaliers de Yng purent se sauver jusque auprès de Tsao-Tsao, et ils lui portèrent la nouvelle de la destruction de sa famille ; la douleur du héros fut si grande qu’il en tomba par terre sans connaissance. Heou-Tun le releva : « Ce sont les gens de Tao-Kien et non des voleurs qui ont commis ce crime, lui dit-il, il faut lancer contre lui des troupes qui aillent le punir ! » Et Tsao, grinçant des dents, jurait de venger le vieillard, dût-il être obligé d’escalader le ciel et de fouiller les entrailles de la terre. « Ma grande armée, s’écria-t-il, donnez-moi ma grande armée, et je vais ravager le Su-Tchéou de telle sorte qu’il n’y reste ni un arbre ni un brin d’herbe ; j’en fais le vœu !… »

Et laissant trente mille hommes à ses lieutenants, Sun-Yo et Tching-Yo, pour garder les trois villes de Youen-Tching, Fan-Hien et Tong-Ho, il partit avec le reste de ses troupes. L’avant-garde était commandée par Heou-Youen, Yu-Kin et le colosse Tien-Wei. « Allez, leur dit-il, rendez-vous maîtres de la ville, massacrez, égorgez-en toute la population pour laver dans le sang l’affront qu’ils m’ont fait en assassinant mon père ! »

Cependant Tchin-Kong[66], intime ami de Tao-Kien, commandait la ville de Tong-Kiun. Instruit de la vengeance terrible que méditait Tsao, il courut lui-même en toute hâte au-devant du général irrité, qui, ayant jadis reçu de lui des bienfaits, l’admit dans sa tente, mais sans le faire asseoir. Tchin lui expliqua le motif de sa visite ; il venait pour tâcher d’arrêter les effets de sa colère. « Tao-Kien, disait-il, est un homme plein d’humanité, la violence n’a jamais été son défaut, l’appât du gain ne peut rien sur lui ; certainement il a des excuses valables à alléguer. D’ailleurs le peuple de cette province est de longue date soumis aux Han ; en quoi peut-il être l’ennemi de l’illustre général ! L’égorger serait une mauvaise action ; réfléchissez trois fois avant d’agir, je vous en conjure dans l’intérêt de tous ! »

« Vous-même, répondit Tsao d’un accent irrité, vous m’avez abandonné naguère ; de quel front osez-vous paraître devant moi ! Ce gouverneur a fait périr ma famille, et moi j’ai juré de lui arracher le cœur pour donner un exemple au monde. Vous êtes un ami intime de ce Tao-Kien, et vous espérez arrêter mon bras ? » Tchin-Kong ne chercha plus à combattre les dessins de Tsao, il se retira en disant : « Hélas ! puis-je désormais me présenter devant les serviteurs de la dynastie des Han ! » Au lieu de retourner vers celui au nom de qui il était venu, Tchin s’enfuit au galop près de Tchang-Miao (gouverneur militaire de Tchin-Liéou), qui le reçut avec tous les égards dus à un hôte de qualité.

Partout où passait l’armée de Tsao, il ne restait ni animaux domestiques autour des maisons, ni arbres dans la campagne, ni hommes sur les routes. Averti de l’approche de ces forces irrésistibles, le gouverneur Tao-Kien, retiré dans la ville, adressait au ciel ses soupirs et ses larmes ; il s’accusait d’avoir lui-même, par ses propres fautes, attiré cette calamité sur son peuple. Quand il apprit que Tsao égorgeait déjà tous les habitants du Su-Tchéou et s’emparait des autres places de la province, afin d’affaiblir le chef-lieu, il éclata en imprécations contre le traître Tchang-Kay, auteur de tous ces maux. « C’est ce brigand, dit-il, qui, emporté par la passion des richesses, fait commettre tant de meurtres. »

Cependant le pauvre gouverneur assembla tous ses subordonnés pour délibérer avec eux. Dans le conseil, il y eut un mandarin nommé Tsao-Pao qui proposa de combattre plutôt que d’attendre ainsi la mort. « Je suis prêt, disait-il, à courir au-devant de l’ennemi pour défendre notre maître ! » Et les autres mandarins s’écrièrent : « Nous adoptons tous ce courageux dessein ! » Aussitôt Tao-Kien marcha avec ses troupes à la rencontre de Tsao, dont l’armée nombreuse, paraissant déjà devant la ville, faisait étinceler comme une neige brillante ses glaives et ses lances acérés.

Au milieu des rangs on voyait deux bannières pareilles à celles qu’on porte aux pompes funèbres : sur l’une Tsao avait fait peindre le titre et les noms de son père, sur l’autre l’image de son oncle Tsao-Té. Après avoir déployé ces deux étendards, qui annonçaient hautement la vengeance qu’il méditait ; après avoir disposé ses troupes en lignes menaçantes, Tsao, couvert d’une cuirasse d’argent et d’une blanche tunique de deuil, les yeux mouillés de larmes, s’avança au galop ; il injuria l’ennemi en lui reprochant sa trahison et le meurtre de son père. Le vieux gouverneur était aussi sorti jusqu’au pied de la grande bannière ; se dressant sur sa selle, il salua l’étendard de Tsao, et répondit : « Seigneur, nous étions unis par les liens de l’amitié ! Cet officier que j’envoyais pour escorter votre famille, pouvais-je supposer qu’il se rendrait coupable d’une telle perfidie ? Voilà toute ma faute, suis-je vraiment l’auteur de ces maux ? J’espère donc que l’illustre seigneur reviendra à des sentiments plus doux, qu’il admettra cette excuse et qu’il se montrera miséricordieux. — Vieux brigand, s’écria Tsao avec rage, tu as tué mon père et tu oses proférer ces stupides paroles ! Qui de vous va me prendre cet odieux vieillard, pour que je l’immole aux mânes de ceux qu’il a assassinés ? »

À sa voix, Heou-Tun alla attaquer le gouverneur, qui rentra bientôt dans les rangs. Le lieutenant de Tao-Kien, Fao, voulut le remplacer ; il se précipita la lance en arrêt. Les deux champions s’abordent, les deux chevaux se heurtent, quand tout à coup il s’élève un tourbillon furieux. Le sable vole, les pierres roulent, les branches des arbres tombent brisées ; toutes les bannières qui flottent dans les deux armées sont renversées, la lutte entre les deux lieutenants des généraux en chef est interrompue ; les deux adversaires se retirent, car le désordre se met dans les deux camps.

Le gouverneur Tao-Kien rentra dans la ville ; Tsao rallia ses troupes ; il était visible que toute résistance de la part des assiégés était inutile. « Quoi faire ! disait le vieux gouverneur à son conseil, l’ennemi a des forces supérieures, notre perte est certaine, la fuite impossible. Je me livre pieds et poings liés à la vengeance de Tsao, je sauverai mon peuple en me sacrifiant moi-même ! »

« Non, dit une voix en l’interrompant, il y a longtemps, seigneur, que vous gouvernez le Su-Tchéou ; le peuple n’oubliera pas vos bienfaits. Malgré sa supériorité, l’armée ennemie n’est pas encore dans la ville. Restez à vous défendre dans les murs avec les habitants, sans risquer de sortie ; et, quoique inhabile moi-même, je trouverai peut-être le moyen de faire périr Tsao, si bien que son corps restera sans sépulture ! »

L’assemblée restait immobile de surprise !


LIVRE TROISIÈME

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CHAPITRE PREMIER.


Kong-Yong et Hiuen-Té viennent au secours de Tao-Kien.


I.[67]


[Année 194 de J.-C.] Celui qui ouvrait cet avis, c’était My-Tcho (son surnom Tseu-Tchong) ; il appartenait à une famille puissamment riche (de la ville de Kiu-Hien, dans le Tong-Hay), qui comptait bien dix mille serviteurs. Cet homme étant allé faire du commerce à la capitale s’en retournait sur son char, quand près de lui, dans le chemin, se présenta une femme très-jolie, qui lui demanda une place à ses côtés. Aussitôt My-Tcho descendit pour céder son siége à la femme inconnue ; mais celle-ci le supplia de s’asseoir près d’elle, et cet homme vertueux, remonté à sa place, n’osa fixer les yeux sur sa compagne de voyage ; il se garda bien de lui adresser aucun propos frivole. À quelque distance de là, cette personne étrangère dit à My-Tcho, au moment de le quitter : « Je suis une envoyée céleste ; par ordre du maître du ciel, je vais mettre le feu à votre maison[68]. Mais votre conduite pleine d’égards m’a touchée, et je vous donne secrètement cet avis qui vous intéresse. — Quoi, s’écria My-Tcho, vous êtes un esprit ! — Je suis l’esprit qui préside au feu dans la partie du sud. » Et comme My-Tcho s’inclinait pour lui témoigner un respect voisin de l’adoration, l’être surnaturel reprit : « Le ciel l’a ordonné, je ne puis m’empêcher d’incendier votre maison ; mais allez vite, courez, sauvez vos effets les plus précieux, car cette nuit j’obéirai aux volontés d’en haut ! » Ce même jour, le feu prit par hasard dans la cuisine de son hôtel ; l’édifice entier fut consumé[69].

Depuis lors My-Tcho se plaisait à secourir les pauvres, à soulager les malheureux, à sauver et à aider ceux qui se trouvaient dans des circonstances difficiles ou périlleuses. Plus tard, Tao-Kien, le gouverneur de la province, le nomma à l’emploi d’assesseur. Dans ce moment critique My-Tcho, pour venir en aide au vieillard, se chargea d’aller implorer le secours de Kong-Yong, dans le Pé-Hay ; en même temps un courrier irait solliciter l’appui de Tien-Kay, dans le Tsing-Tchéou. Ce double renfort, attaquant Tsao sur deux points, le forcerait à lever le siége.

L’avis fut adopté, les deux lettres écrites ; le conseiller militaire Tchin-Teng (son surnom Youen-Long) se chargea de la mission dans le Tsing-Tchéou, tandis que My-Tcho se rendrait dans le Pé-Hay. Ils partirent donc chacun de son côté ; ce dernier se mit en route peu après Tchin-Teng, et Tao-Kien, entouré de ses troupes, garda bien les murailles en attendant que l’arrivée des renforts lui offrît l’occasion de tenter la double attaque. D’un autre côté Tsao, comptant sur ses forces, serrait déjà le siége de très-près. Ce général avait même élevé autour de la ville un mur de terre pour la réduire peu à peu.

Le gouverneur de Pé-Hay, Kong-Yong (son surnom Wen-Kuu), était originaire de Kio-Fou, au pays de Lou, comme Confucius, son aïeul à la vingtième génération[70]. Par la supériorité de son esprit, de bonne heure développé, il s’était attiré le respect général.

Voici ce qu’on raconte de lui : à l’âge de dix ans, il alla voir Ly-Yng, gouverneur de Ho-Nan. Celui-ci, qui portait un nom célèbre sous les Han, ne daignait pas recevoir d’ordinaire les visiteurs, à moins qu’ils ne fussent des gens distingués de l’époque, des descendants de familles anciennes et liées avec ses ancêtres ; dans ce cas, il les accueillait chez lui. Or, le jour que le jeune Kong-Yong se présenta à sa porte et déclina les noms de ses aïeux, amis de ceux du maître de la maison, le portier le fit entrer, et Ly-Yng lui demanda :

« Vos ancêtres et les miens étaient-ils amis ? — Mon aïeul Confucius et le chef de votre race Ly-Lao étaient égaux en vertus et en talents ; ils ont dû se donner mutuellement des leçons et avoir des liaisons ensemble. Ainsi, je puis dire que nos deux familles sont liées depuis des siècles. » Cette réponse si sage étonna beaucoup le gouverneur ; là-dessus Tching-Oey, l’un des grands du pays, conseiller impérial, étant arrivé, Ly-Yng lui montra le jeune Kong-Yong en disant : « Voilà un enfant d’un rare mérite. — Tant de perspicacité dans un âge si tendre, répondit le conseiller, n’annonce pas pour l’âge mûr un esprit supérieur. — Bien, répliqua Kong-Yong, d’après ce que dit votre seigneurie, elle n’était elle-même dans son enfance rien moins que spirituelle ! » Le conseiller et tous les assistants reprirent avec un sourire : « Cet enfant, avec l’âge, arrivera aux premiers emplois parmi les hommes de son temps. » Depuis lors, le descendant de Confucius acquit de la renommée ; il n’y avait pas de livre qu’il ne lût et ne comprît, et il n’eut pas d’égal dans tout l’Empire. Avec le temps, il devint un officier supérieur, et plus tard gouverneur militaire de Pé-Hay. Son plus grand plaisir était de recevoir les amis qui venaient le visiter, et il avait coutume de dire : « Que ma maison soit toujours pleine d’honnêtes convives, que la coupe de l’hospitalité ne soit jamais vide, tel est mon vœu ! »

Depuis six ans, il gouvernait le Pé-Hay, et on l’aimait beaucoup dans sa province. Ce jour-là même, il s’entretenait avec ses hôtes de la nouvelle expédition de Tsao et du serment fait par celui-ci de venger son père, quand on lui annonça l’arrivée de My-Tcho : « Cet ancien ami doit avoir une affaire importante à me communiquer, dit-il en le faisant entrer dans la salle du festin. » Là-dessus le mandarin, présentant la lettre à Kong-Yong, lui apprit le danger que courait la ville de Su-Tchéou, et le besoin qu’elle avait de son secours.

« Votre gouverneur a des droits à mon amitié, je dois le secourir, répondit Yong ; mais je n’ai non plus aucun motif d’inimitié contre Tsao ; laissez-moi chercher par une lettre à rétablir la paix ; si mes efforts sont vains, je suis prêt à envoyer mes troupes. — Tsao compte trop sur la force de ses armes pour céder à des motifs puisés dans la justice, répliqua My-Tcho. »

À peine la lettre était-elle écrite et l’entretien terminé, que se montrèrent tout à coup devant la ville cent mille Bonnets-Jaunes, commandés par Kouan-Hay.

Dans sa frayeur, Kong-Yong s’est porté hors des murs à leur rencontre avec ses troupes, et le chef des rebelles vient lui demander une contribution de cent mille boisseaux de grain, moyennant laquelle il se retirerait. « Votre ville, disait-il, regorge de provisions ; donnez, ou tous les habitants, sans distinction d’âge ni de sexe, seront passés au fil de l’épée. — Fidèle représentant de l’empereur, répondit Yong avec indignation, je garde la ville qu’il m’a confiée, et ce n’est pas aux bandits que se livrent les richesses de nos greniers ! » Les deux généraux s’attaquent ; le commandant de la cavalerie de Kong-Yong, le général Tsong-Pao, s’élance au-devant du rebelle, qui brandissait un grand sabre, et tombe bientôt en défendant son maître. Alors les troupes se replient en désordre vers la ville et les Bonnets-Jaunes, se séparant en plusieurs divisions sous les ordres de leur chef, l’assiègent de toutes parts. Kong-Yong avait le cœur navré de la mort de son lieutenant ; My-Tcho étouffait de rage et de douleur.

Du haut des murs, Kong-Yong regardait l’immense armée des Bonnets-Jaunes, et son chagrin redoublait encore, lorsqu’il aperçoit dans la campagne un homme qui, la lance au poing, traverse au galop les lignes ennemies. Semant la mort autour de lui, frappant à gauche, tuant à droite, cet étranger se fraie un passage comme s’il dissipait des fantômes, arrive au pied des murs, et demande qu’on lui ouvre les portes. Kong-Yong ne connaît pas cet homme, et il n’ose lui accorder l’entrée. Déjà un des chefs rebelles s’est mis à sa poursuite, il le serre de près au bord des fossés, et l’inconnu se rejetant sur ceux qui le poursuivent en a renversé une douzaine, lorsque Yong fait ouvrir la porte et ordonne aux siens d’aller à sa rencontre. Laissant dehors son cheval et sa lance, l’officier monte sur les murs de la ville et va saluer Kong-Yong.

Ce héros est remarquable par sa haute taille, sa longue barbe, ses grands bras ; il excelle à tirer de l’arc. Quand Kong-Yong lui demanda ses noms, il répondit : « Ma vieille mère a reçu de votre seigneurie des bienfaits signalés. Hier, en sortant de Liao-Tong, j’allais lui rendre mes devoirs, dans notre petite maison, lorsque j’ai entendu le tambour d’airain retentir près de la ville, je l’ai vue assiégée par des brigands ; alors ma mère m’a dit : « Sa seigneurie m’a comblée de ses dons généreux, et jusqu’ici je ne te l’avais pas fait connaître. Mon bienfaiteur est en péril, va, mon fils, va le secourir… — Je me précipite seul, et j’accours remercier votre seigneurie de ce qu’elle a daigné nourrir ma vieille mère. Je suis de la ville de Hwang-Hien, dans le Tong-Lay ; je me nomme Tay-Ssé-Tsé (mon surnom Tseu-Y). » Kong-Yong fut rempli de joie ; il savait que ce Tseu-Y était véritablement un homme héroïque. Sa mère demeurait à quelque distance du chef-lieu, à Tou-Tchang ; elle recevait des étoffes de soie et du riz, que le gouverneur lui envoyait pour soulager sa misère, et voilà ce qui l’avait portée à faire partir son fils.

Une cuirasse et un cheval tout équipé, telle fut la récompense que donna le gouverneur à Tseu-Y ; et celui-ci, comblé d’honneurs, demande un corps de mille hommes d’élite pour aller au-devant des rebelles, car il n’y avait pas d’autre moyen de leur faire lever le siége que de les mettre en fuite. « Malgré votre valeur, répondit Kong-Yong, vous ne devez pas risquer une telle sortie, les brigands sont en grand nombre. — Seigneur, répliqua Tseu-Y d’une voix suppliante, ma mère m’a envoyé vers vous pour acquitter sa dette de reconnaissance, et tant que je n’aurai pas fait lever le siége, je n’ose reparaître devant elle. Laissez-moi, de grâce, risquer ma vie, et tenter l’entreprise !

— Non loin d’ici, reprit le gouverneur, habite Liéou-Hiuen-Té. le héros de notre siècle ; si j’obtenais qu’il vînt à mon secours, ses forces, réunies aux nôtres, en opérant une double attaque au dedans et au dehors, contraindraient l’ennemi à se retirer. — Eh bien, donnez-moi une lettre pour lui, et à l’instant je cours… dit Tseu-Y. » La lettre fut bientôt écrite, et le jeune officier se chargea d’aller la porter.

Armé de pied en cap, la lance au poing, deux arcs au côté, lesté d’un bon repas, il entr’ouvre la porte de la ville et part au galop. Cent cavaliers du côté des rebelles s’acharnent aussitôt à sa poursuite ; plus de trente sont culbutés par le héros, les autres se retirent.

Tseu-Y s’est frayé une route au plus serré du camp ennemi, et déjà il a dépassé les lignes des assiégeants. « Un homme est sorti de la ville, il va demander des secours, pensa le chef des rebelles. » Il jette sur les pas de l’officier une centaine de cavaliers qui le cernent de toutes parts. Serré de près, celui-ci quitte sa lance, tire son arc de l’étui et décoche ses flèches sur tous les points de ce cercle d’ennemis qui le harcèlent ; ils tombent par centaines sous les traits qui les renversent ; tous reculent, et Tseu-Y s’est échappé. Sans se reposer, il fait route vers Ping-Youen, où commande Hiuen-Té. Cet illustre personnage accueille le message, salue l’envoyé, écoute les détails de sa mission, l’interroge sur ses noms, sur sa famille, comme aussi sur Kong-Yong, dont il a lu la lettre.

« Êtes-vous au service de Kong-Yong, êtes-vous de sa famille ? demanda Hiuen-Té. — Non, répliqua Tseu-Y, je ne suis ni son parent ni son compatriote ; sa réputation et sa bonté m’ont attaché à lui, voilà le seul lien qui existe entre nous. J’ai eu le désir de partager ses maux, de m’associer à ses périls. Les Bonnets-Jaunes se sont soulevés ; la ville de Pé-Hay est assiégée ; Kong-Yong se trouve serré de près ; seul, ne sachant de qui attendre du secours, vivement attaqué jour et nuit, il a cru rencontrer dans un homme comme votre seigneurie, plein d’humanité et de justice, celui qui pourra et voudra le secourir dans un si pressant danger. Voilà ce qui l’a décidé à m’envoyer vers vous avec ce message. À la pointe de mon sabre, bravant mille morts, je me suis frayé un passage au milieu des assiégeants, et cela pour parler à votre seigneurie, et la supplier de prendre ma demande en considération.

— Kong-Yong a su qu’il y avait un Hiuen-Té au monde, répondit celui-ci avec gravité et vivement ému du discours de Tseu-Y. Aussitôt il ordonne à ses deux frères d’adoption, Yun-Tchang et Tchang-Fey, de réunir trois mille hommes d’élite pour marcher au secours de la ville menacée.

De son côté, le chef des rebelles, Kouan-Hay, instruit de l’approche de cette armée libératrice, voulut s’opposer à son passage avec ses meilleurs soldats qu’il rangea en bataille. Hiuen-Té n’avait pas des forces bien imposantes ; et, loin de le craindre, Kouan-Hay, bien armé, court au-devant de lui hors des lignes. À cette provocation répondent Tseu-Y et Hiuen-Té, ainsi que ses deux amis. « Brigand, rebelle à ton prince, renonce à tes desseins pervers, viens te soumettre, qu’attends-tu ? » Ainsi dit Hiuen-Té. À ces mots, le chef des Bonnets-Jaunes s’élance plein de rage ; Tseu-Y se précipite à sa rencontre ; mais derrière lui un cavalier de Kiay-Leang (dans le Pou-Tchéou) se jette en avant comme s’il eût eu des ailes ; en temps de paix, il lit le Tchun-Tsiéou, la chronique de Confucius ; à la guerre, il est armé du glaive recourbé comme la faux, c’est Yun-Tchang. Pendant le combat singulier qui s’engage entre lui et le chef des rebelles, les deux armées poussent de grands cris ; tels des moineaux et des hirondelles s’agitent dans l’espace, tels les chiens et les brebis courent à la rencontre du soleil ! Mais comment Kouan-Hay résisterait-il au héros qui l’attaque ? Après dix assauts, le glaive recourbé de Yun-Tchang a renversé de son cheval le chef des brigands. Tseu-Y et Tchang-Fey se précipitent la lance au poing et rompent les lignes ennemies. À la tête de toutes ses troupes, Hiuen-Té bat la charge et s’avance à son tour.

Du haut des remparts, Kong-Yong voit Tseu-Y qui entraîne les deux héros à la poursuite des rebelles, et arrive jusqu’au pied des murailles ; on eût dit des tigres se ruant au milieu d’un troupeau de brebis. Rien ne peut résister à leur attaque impétueuse. À son tour, le gouverneur ouvre les portes et fait une sortie avec tous ses cavaliers. Les Bonnets-Jaunes sont en pleine déroute, ils déposent les armes par milliers ; le reste se disperse.

Après cet exploit, Kong-Yong va au-devant de Hiuen-Té, le reçoit avec les plus grands égards, et célèbre son arrivée par un festin. Il conduisit près de son libérateur My-Tcho, qui lui raconta tout ce qu’on sait déjà de Tsao, le meurtre de son père et la vengeance qu’il voulait en tirer. « La ville de Su-Tchéou est assiégée, ajouta-t-il, je veux aller la secourir… — Je connais le gouverneur Tao-Kien, répondit Hiuen-Té, et je le tiens pour un mandarin plein d’humanité. Faut-il qu’il expie de la sorte un crime dont il n’est pas coupable ! — Hélas, dit Kong-Yong, vous êtes allié aux Han ; Tsao-Tsao est cruel, il opprime le peuple ; s’appuyant sur les forts, méprisant les faibles, il met le pied sur la gorge de ce pauvre gouverneur. Mon aïeul Confucius disait : Là où je vois la justice, je crois aussi trouver l’héroïsme… Seigneur, que ne vous joignez-vous à moi pour venir délivrer cette ville de Su-Tchéou ? »

Hiuen-Té ne refusait pas, seulement il comptait trop peu de soldats, trop peu de généraux pour tenter une pareille entreprise. « Tao-Kien est mon ancien ami, disait Yong, je veux lui envoyer des vivres et de l’argent, le secourir dans cet imminent péril. Vous, seigneur, qui êtes le héros de notre époque, balancerez-vous à servir une cause aussi juste ? — Partez le premier ; moi, j’emprunterai quelques milliers d’hommes à Kong-Sun-Tsan, et je marcherai sur vos traces. — Ne manquez pas à votre parole, dit Yong. — Manquer à ma parole, répondit Hiuen-Té, qui suis-je donc à vos yeux ? Les anciens disaient : — Tous les hommes doivent mourir un jour ; mais ceux-là n’ont jamais réussi dans leur entreprise, qui violaient un serment ! — Ou j’obtiendrai le secours que je demande, ou je reviendrai seul près de vous. »

Là-dessus, il prit congé de Kong-Yong et de My-Tcho ; celui-ci fut chargé de porter une si heureuse nouvelle au gouverneur assiégé. Tandis que Kong-Yong passait en revue ses troupes, ralliées après la bataille, Tseu-Y se prosterna devant lui en disant : « Ainsi que l’ordonnait ma mère, je suis venu vous délivrer d’un grand péril. Aujourd’hui, par bonheur, vos inquiétudes sont dissipées. Le gouverneur de Yang-Tchéou, mon compatriote, Liéou-Yu, me rappelle par une lettre si pressante que je ne puis rester ici. J’espère que nous nous reverrons un jour. » Alors Tseu-Y, refusant l’argent et les étoffes précieuses que le gouverneur le sollicitait d’accepter, alla voir sa mère qui lui dit : « Je suis heureuse que tu aies acquitté la dette de la reconnaissance en sauvant la ville. » Et elle le pressa de partir.

Cependant Hiuen-Té était arrivé à Pé-Ty, près de Kong-Sun-Tsan ; celui-ci hésitait à lui fournir des troupes. « Tsao, disait-il, n’est point votre ennemi ; pourquoi embrasser la cause d’un étranger et tirer l’épée contre un ami ? — J’irai avec de bonnes paroles l’exhorter à déposer les armes. — Ah ! reprit Sun-Tsan, il est trop enorgueilli de sa puissance, ce Tsao, pour consentir à vous écouter. — Mais, c’est ce que j’ai promis à Kong-Yong, dit Hiuen-Té, oserais-je manquer à ma parole ? — Eh bien, prenez deux mille hommes, cavaliers et fantassins. — J’ai encore une chose à vous demander, c’est que le jeune héros Tseu-Long vienne avec ce renfort. — Prenez-le donc, dit Sun-Tsan. »

Hiuen-Té se mit à l’avant-garde avec ses deux frères adoptifs ; Tseu-Long commandait l’arrière-garde, formée par les deux mille auxiliaires ; la petite armée, ainsi établie, marcha vers Su-Tchéou.

Déjà My-Tcho, revenu près de Tao-Kien, lui avait annoncé l’arrivée de ces renforts ; d’un autre côté, Tchin-Teng vint dire que Tien-Kay de Tsing-Tchéou amenait des troupes. Le vieux gouverneur reprit courage ; Kong-Yong et Tien-Kay se présentant à la fois avec leurs armées, Tsao épouvanté se décida à s’aller retrancher dans les montagnes sans plus risquer de combat. À la vue de ces deux corps auxiliaires, il partagea ses troupes et n’osa plus envelopper la ville de si près. Hiuen-Té, arrivé au camp, alla saluer Kong-Yong, qui, dans sa prudence, voulait qu’on se défiât du repos de l’ennemi, de cette immobilité qui cachait sans doute quelque piège. « Épions d’abord ses mouvements, disait-il, et nous agirons ensuite. »

Mais Hiuen-Té craignait que la ville ne manquât de vivres ; il voyait dans ce retard une nouvelle cause de péril : « Marchez, disait-il, Yun-Tchang et Tseu-Long vous soutiendront avec quatre mille hommes ; moi-même, suivi de Tchang-Fey, j’irai assaillir le camp de Tsao, et, après avoir pénétré dans la ville, nous nous entendrons avec le gouverneur assiégé. »

Cet avis fut adopté par Kong-Yong ; il se concerta avec Tien-Kay pour la disposition des troupes, qui devaient faire une double attaque et prendre l’ennemi en tête et en queue. À la gauche étaient les soldats de Kong-Yong, à la droite ceux de Tien-Kay, au centre Yun-Tchang et Tseu-Long avec leurs quatre mille combattants. Les deux corps devaient marcher en même temps et se prêter un appui mutuel. Ce même jour, Hiuen-Té, accompagné de Tchang-Fey, s’avança à la tête de mille cavaliers jusqu’auprès du camp du général ennemi ; il était à cheval, revêtu de sa cuirasse. Dans son principal corps d’armée, Tsao ne comptait pas moins de deux cent mille hommes, campés sur divers points.

La lance au poing, Tchang-Fey galope en avant ; il examine les forces imposantes de Tsao, sa position sur les hauteurs, et se retire au plus vite. Dans les retranchements, le tambour résonne, fantassins et cavaliers s’agitent comme les flots de l’Océan et sortent en masse. À leur tête se précipite un général de première classe, qui s’écrie d’une voix terrible : « Qui es-tu ? ou vas-tu ? « Celui qui parlait ainsi, c’était Yu-Kin (son surnom Wen-Tsé, de Kiu-Ping dans le Tay-Chan) ; sans lui répondre, Tchang-Fey se jette à sa rencontre ; les deux champions se heurtent ; les armées poussent de grands cris ; Hiuen-Té arrête son cheval et regarde.


II.[71]


Pendant que les deux champions luttent ainsi, Hiuen-Té crie à ses soldats d’avancer, et bientôt Yu-Kin mis en déroute est harcelé par son terrible adversaire, par Tchang-Fey, qui arrive en le poursuivant jusqu’au pied des murailles. Du haut des remparts, les assiégés ont vu la bannière rouge sur laquelle se détachent en caractères blancs ces mots : Hiuen-Té de Ping-Youen. Aussitôt Tao-Kien envoya un de ses officiers ouvrir la porte au héros et à l’armée libératrice. Il accueillit Hiuen-Té dans son palais, lui témoigna les plus grands égards, et, pendant le banquet qui suivit l’entrevue, il fut frappé de l’air distingué de son hôte, de sa voix retentissante comme une cloche. Dans sa joie, Tao-Kien chargea son conseiller My-Tcho d’aller lui offrir le gouvernement de sa province.

« Seigneur, à quoi pensez-vous ? répondit Hiuen-Té. — Aujourd’hui, répondit le vieux Tao-Kien, l’Empire est en proie à l’anarchie, l’empereur n’est qu’un faible enfant, le pouvoir reste aux mains de ministres pervers. Vous, seigneur, vous descendez des Han, votre devoir est de soutenir la dynastie chancelante. Quant à moi, vieillard âgé de plus de soixante ans, sans vertus, sans capacité, je ne puis résister aux périls qui me menacent jour et nuit. Votre nom, seigneur, est grand dans tout l’Empire, on vous regarde comme le modèle des héros de votre temps ; gouvernez le Su-Tchéou, je vous le cède. J’en donnerai avis à l’empereur ; non, vous ne me refuserez pas. — Bien que descendant des Han, répondit Hiuen-Té en se prosternant avec modestie, je n’ai ni mérite ni talents supérieurs. Le grade de commandant du district de Ping-Youen m’est échu, je n’en veux pas d’autre ; je ne suis venu près de vous que pour vous porter secours au nom de la justice ; cessez de me parler ainsi, car chacun penserait que je suis un ambitieux avide à vous dépouiller. L’acceptation d’une pareille offre m’attirerait la colère du ciel ! »

Cependant Tao-Kien désirait ardemment céder sa province à Hiuen, et il insista si bien que celui-ci devait accepter. Mais il voulait tenter à l’égard de Tsao un dernier moyen de conciliation : « Personne ne peut le forcer à lever le siége ; laissez-moi lui adresser un message ; s’il refuse la paix, je l’extermine sans plus tarder. » La lettre écrite par Hiuen-Té fut remise à Tsao au milieu de son camp, tandis qu’il cherchait avec ses officiers un moyen de réduire la ville. Quand on lui annonça l’arrivée d’un message des assiégés, l’orgueilleux général se prit à rire ; puis il ouvrit la missive et reconnut qu’elle était de la main de Hiuen-Té. En voici le contenu :

« Liéou-Hiuen-Té a eu jadis l’honneur de voir votre seigneurie pendant la guerre des confédérés contre Tong-Tcho, et à chaque endroit de la terre où l’occasion s’est offerte, il n’a pas manqué de lui présenter ses respects. Naguères, l’illustre père de votre seigneurie, ainsi que toute sa famille, ont péri de la main de Tchang-Kay, homme pervers et criminel. Quant au gouverneur Tao-Kien, c’est un vieillard plein de loyauté, de justice ; la nouvelle de ce désastre lui a fendu le cœur !

« Liéou-Hiuen-Té espère que votre seigneurie voudra bien prendre ces choses en considération, et éloigner les innombrables soldats qui menacent la ville. En mettant un terme aux calamités qui ruinent l’Empire, en prêtant à l’empereur le secours de son bras, en retirant le peuple de l’abîme dans lequel il gémit, votre seigneurie fera le bonheur du prince et des sujets ! Liéou-Hiuen-Té souhaite ardemment que votre seigneurie réfléchisse à ses paroles. »

Cette lettre indisposa beaucoup Tsao-Tsao. « Qu’était donc Hiuen-Té pour oser lui écrire des paroles de reproches, lui dicter sa conduite ? Cette lettre n’avait pas d’autre but que de l’injurier en face ! » Il voulait faire décapiter le messager et ordonner l’assaut. Le conseiller militaire Kouo-Kia l’en détourna par de sages conseils. « Réprimez votre colère, lui dit-il ; Hiuen-Té, venu de si loin au secours des assiégés, veut tenter les voies de conciliation avant de combattre ; répondez-lui par de belles paroles, endormez-le, et puis faites marcher vos troupes ; attaquez la ville et elle est prise ! » Tsao calma son irritation et sourit même à l’idée de tromper Hiuen-Té et de le prier de venir lui faire une visite dans son camp. Il écrivit donc et garda l’envoyé près de lui.

Comme il délibérait sur les moyens de faire parvenir cette réponse, des éclaireurs arrivèrent au galop ; ils annonçaient ceci : Le général Liu-Pou, battu sous les murs de la capitale par les deux rebelles successeurs de Tong-Tcho, était allé au delà du passage de Wou-Kouan se réfugier près de Youen. Celui-ci ne l’avait pas employé, par défiance à l’égard d’un homme coupable déjà de deux trahisons. Alors l’aventurier avait pris du service dans les armées de Yuen-Chao (frère du précédent, ancien chef de la confédération), qui était allé avec lui battre Tchang-Yen à Tchang-Chan. Mais Liu-Pou, par la fierté de son caractère, par sa dureté envers ses subordonnés, indisposa Youen-Chao, et celui-ci l’eût fait périr, s’il ne se fût enfui avec des troupes près de Tchang-Yang qui l’accueillit. Un certain Pang-Chu, qui avait caché dans la capitale la famille entière de Liu-Pou, la lui renvoya saine et sauve. Les deux généraux tout-puissants, Ly-Kio et Kouo-Tsé, en ayant été instruits, firent décapiter Pang-Chu et écrivirent à Tchang-Yang qu’il eût à se défaire de Liu-Pou. Celui-ci, averti à temps, se réfugia près de Tchang-Miao. Le jeune frère de ce dernier, Tchang-Tchao, lui ayant amené le conseiller militaire Tchin-Kong[72], ce mandarin dit : « De toutes parts il se lève des héros ; l’Empire se divise, se fractionne de tous côtés. Vous-même, seigneur, qui avez sous vos ordres une grande province, de nombreux soldats, fortifiez-vous dans un pays en proie aux guerres civiles ; le sabre en main, l’œil ouvert sur ce qui se passe, vous pouvez aussi prendre rang parmi les généraux qui cherchent l’indépendance. N’auriez-vous pas honte, au contraire, de subir la domination des autres ? Voyez, Tsao-Tsao s’efforce de soumettre les provinces de l’orient ; tout ce pays attend un maître. Vous avez avec vous ce Liu-Pou, l’un des héros de notre époque, un guerrier sans rival ; retenez-le au passage et employez-le à conquérir le Yen-Tchéou. Regardez bien l’aspect des événements pour connaître le moment propice, et il ne tiendra qu’à vous d’être le premier parmi les grands vassaux ! »

Dans la joie que lui causait une perspective si attrayante, Tchang-Miao arrêta Liu-Pou au passage, et le regarda comme un auxiliaire que le ciel même lui envoyait ; il le fit gouverneur de Yen-Tchéou. Tchang-Miao se rendit aussi maître de Po-Yang ; mais, dans cette province qu’il enlevait à Tsao, trois villes, défendues par Sun-Yo et par Tching-Yo, les deux meilleurs conseillers militaires de ce général, résistèrent opiniâtrement. Ces trois villes étaient Yen-Tching, Tong-Ho et Ouan-Hien, tout le reste de la province fut pris. Tsao-Jin, battu dans plus d’une rencontre, se vit bientôt sur le point de succomber.

« Si je perds le Yen-Tchéou, dit Tsao-Tsao, il ne me reste plus aucun lieu de refuge ! » Et le conseiller militaire Kouo-Kia vit dans cet incident fâcheux l’occasion de montrer à Hiuen-Té de grands dehors de justice. « Retirez, comme si vous agissiez au nom de l’humanité, vos troupes de devant Su-Tchéou, dit-il à Tsao ; retournez vers le pays de Yen pour effacer le déshonneur qu’une défaite imprimerait à votre nom !… » Et Tsao, goûtant ce conseil, répondit à la lettre de Hiuen-Té par les lignes suivantes :

« Après le malheur dont mon père, l’honneur d’une famille illustre depuis tant de siècles, a été victime, pouvais-je ne pas le venger ? non ; j’avais donc levé des troupes pour faire expier à Tao-Kien un crime odieux ; je voulais laver cette insulte dans le sang de sa famille tout entière. Mais en recevant la lettre de Hiuen-Té, du rejeton de la famille impériale, si orné de vertus et de talents, doué de tant de justice, je me suis senti grandement honoré et consolé. Ainsi, je fais défiler mes troupes par le chemin qui conduit à mon gouvernement ; tenez-vous-en pour averti ; après avoir été séparés, nous serons unis un jour. »

La joie du vieux gouverneur Tao-Kien fut grande quand un courrier, en lui apportant cette lettre, lui apprit le départ de Tsao-Tsao et de toute sa formidable armée. Il appela dans la ville Kong-Yong, Tien-Kay, Yun-Tchang, tous ces chefs qui étaient venus à son secours, et logea leurs soldats dans ses murs. Ensuite, il prépara un banquet solennel, dans lequel on le vit insister vainement près de Hiuen-Té pour lui faire accepter la place d’honneur.

Au milieu du repas, le vieux mandarin lui dit encore : « L’âge m’accable, la force m’abandonne ; j’ai deux fils dénués de mérite, incapables de rendre à la dynastie de grands services. Vous, seigneur, vous parent des Han, doué d’une immense vertu, d’un talent élevé, prenez la charge que je vous laisse, et que je puisse aller dans la retraite soigner les infirmités de ma vieillesse ! »

Hiuen-Té restait inébranlable dans son refus. « Je suis venu, sur l’invitation de Kong-Yong, pour délivrer votre ville assiégée, répondit-il, pour vous secourir vous-même, au nom de la justice. Et, si j’acceptais votre offre, ceux qui ne me connaissent pas m’accuseraient d’avoir commis une action contraire à cette même vertu ! — Les Han sont tombés, s’écria alors My-Tcho, l’anarchie règne d’un bout à l’autre de l’Empire ; si le mérite doit conduire aux honneurs, aux rangs élevés, c’est dans ces temps de crise. Le Su-Tchéou est un pays riche et florissant, qui renferme une population d’un million d’âmes. Seigneur, vous ne pouvez plus longtemps résister à nos prières. » Ces instances demeuraient sans effet ; Tchin-Teng y joignit inutilement les siennes, en exposant les infirmités et l’âge du vieux gouverneur.

Enfin, ce haut rang dont on voulait l’honorer, Hiuen-Té proposa de le conférer au chef de l’ancienne confédération, à Youen-Chao, qui réunissait dans sa famille les trois premières dignités de l’État, occupées successivement par lui et par ses ancêtres pendant quatre générations. Le peuple de l’Empire affectionnait beaucoup ce grand personnage ; il était là, non loin, à Chéou-Tchun ; que ne le mettait-on à la tête de la province ? « Youen-Chao est un homme vain et orgueilleux, dit Tchin-Teng, incapable de gouverner un pays au milieu des guerres civiles. Vous avez là, sous votre main, dans le Su-Tchéou, une armée de cent mille hommes ; avec elle vous devez sauver l’empereur et délivrer le peuple du fléau de l’anarchie, tout en gouvernant les terres de l’Empire et en défendant les frontières. Si vous ne vous laissez pas gagner par ces considérations, moi-même je n’ai plus foi en vous. — Youen-Chao est comme un vieil os pourri dans une tombe, ajouta Kong-Yong ; que sait-il faire ? Est-il homme à sacrifier les intérêts de sa famille à ceux de l’État ? Non ; alors peut-on compter sur lui ? Dans le cas présent, seigneur, c’est le ciel qui vous donne cette province ; acceptez-la, ou vous vous repentirez, trop tard, hélas ! »

Voyant Hiuen-Té toujours fermement résolu à rejeter ses offres, le vieux Tao-Kien le prit dans ses bras et lui dit en fondant en larmes : « Si vous m’abandonnez, seigneur, je mourrai et le chagrin me privera au delà de la vie de l’éternel repos. — Acceptez, mon frère, dit aussi Kouan-Kong[73], puisque Tao lui-même vous cède sa place ; » et Tchang-Fey (non moins dévoué mais plus violent) s’écria : « Il ne s’agit pas de le contraindre d’accepter des villes et des districts ; prenez cette tablette, insigne du pouvoir, donnez-la-moi à garder, et il ne dépendra plus de mon frère aîné de vous refuser plus longtemps. — Eh bien ! vous me poussez à bout, dit Hiuen-Té, vous me forcez à commettre un acte illégal, mais j’aime mieux mourir. » Il avait tiré son glaive pour se frapper au cœur ; Tchao-Yun détourna à la fois le bras et l’arme.

« Puisque rien ne peut vaincre l’obstination de Hiuen-Té, reprit le vieux gouverneur, voici ce que je propose. Près d’ici se trouve une place forte nommée Siao-Pey ; s’il a quelque considération pour moi, qu’il y réunisse son armée, qu’il occupe cette ville et s’y maintienne, prêt à me seconder dans le péril. Que pense-t-il de ma proposition ? » Et comme tous les assistants le pressaient de se fixer à Siao-Pey, Hiuen-Té céda à leurs prières.

Les deux commandants (Kong-Yong et Tien-Kay) appelés par Tao-Kien dans son chef-lieu pour en défendre les murs contre Tsao-Tsao retournèrent à leurs postes après le banquet. Quant à Tseu-Long[74], ce fut avec bien de la peine que Hiuen-Té se sépara de lui ; il le retint encore deux jours et lui serra affectueusement la main au moment du départ avec une extrême douleur. « Seigneur, dit le jeune guerrier en s’agenouillant, jamais je n’oublierai la tendre affection dont vous m’honorez ! » Et il monta à cheval, les larmes aux yeux, emmenant avec lui les deux mille hommes empruntés à Kong-Sun-Tsan.

Alors aussi Hiuen-Té se retira avec ses deux frères d’adoption, Kouan et Fey, dans la place forte de Siao-Pey, dont il fit réparer les murailles ; bientôt il se fut attiré l’affection de tous les habitants, qui s’empressèrent de se rallier autour de lui. Tao-Kien avait généreusement récompensé les soldats des divers corps d’armée.

En marchant vers Yen-Tchéou, Tsao apprit de la bouche de son parent Tsao-Jin que Liu-Pou, aidé de Tchin-Kong, de Kao-Chun et de six autres généraux expérimentés, avait enlevé à la tête d’une forte armée toute la province de Pou-Yang, à l’exception de trois villes (Yen-Tching, Tong-Ho et Ouan-Hien), défendues par Sun-Yo et par Tching-Yo, qui étaient résolus à se défendre jusqu’à la fin. Cet événement n’inquiéta pas beaucoup Tsao-Tsao ; il savait que Liu-Pou, fort brave de sa personne, manquait de tactique et de prudence. Au lieu de se fatiguer à le combattre, il préféra, sur l’avis de son conseiller Kouo-Kia, se tenir en repos dans ses retranchements. De son côté, Liu-Pou, informé de la retraite de Tsao qui déjà traversait le Teng-Hien, appela à lui les généraux de seconde classe, Ly-Fong et Sie-Lan (les mêmes qui avaient trahi l’empereur après s’être déclarés pour lui dans sa retraite à Hong-Nong) ; il les assura du désir qu’il avait depuis longtemps de les prendre à son service, et leur proposa de garder le Yen-Tchéou avec dix mille hommes, tandis qu’il se mettrait lui-même en campagne contre Tsao.

Ce projet était déjà adopté par les deux officiers quand Tchin-Kong, plus prudent, demanda à Liu-Pou dans quel lieu il irait s’établir en quittant Yen-Tchéou ? « À Pou-Yang, répondit celui-ci ; je veux y réunir mes troupes, en faire le centre de ma puissance ! — Gardez-vous-en bien, reprit Kong ; Sie-Lan ne pourra se maintenir à Yen-Tchéou ; à dix-huit milles d’ici, les monts Tay-Chan vous offrent des défilés où vous ferez bien de cacher dix mille soldats choisis. Instruit de la prise de Yen-Tchéou, Tsao ne manquera pas de se mettre en marche ; et, quand une fois il se sera engagé au milieu des gorges où le piége l’attend, rien qu’en allongeant la main vous vous rendrez maître de lui et de son armée. » Cet avis fort sage était appuyé par un exemple tiré de l’histoire des guerres civiles au temps de Liéou-Pang.

« Autrefois Han-Sin, voulant battre les troupes du pays de Tchao, s’engagea dans le défilé de Hing-Tching. Ly-Tso-Che, petit prince de Kwang-Wou, donna à Tching-Yu, prince de Tching-Ngan, l’avis suivant : « Aujourd’hui les troupes ennemies s’approchent des passages qui leur sont ouverts ; leurs forces sont considérables, irrésistibles, mais le défilé où elles s’engagent n’offre ni route pour la manœuvre des chars ni espace pour le déploiement de la cavalerie. Je calcule que ces troupes doivent avoir des vivres à leur suite. Laissez-moi prendre trente mille hommes d’élite, je les suivrai dans ce défilé et j’intercepterai leurs provisions ; vous, posté dans les vallées et sur les hauteurs, ne les attaquez pas. L’ennemi ne trouvera de facilité ni pour combattre s’il avance, ni pour reculer s’il bat en retraite ; d’où tirera-t-il des vivres ? En moins de dix jours la tête des deux généraux sera coupée et suspendue à la bannière, sinon les deux fils du roi seront faits prisonniers. — Non, non, répondit Tching-Yu ; j’ai avec moi deux cent mille soldats fidèles, qu’est-il besoin de recourir à ces ruses ? » Et il méprisa les sages conseils de Ly-Tso-Tché. Han-Sin, en ayant été secrètement instruit, se réjouit de cette heureuse circonstance, et il osa même marcher à l’instant. Arrivé à l’entrée du défilé il fait halte, et au milieu de la nuit ordonne à ses soldats d’avancer. Là, suivi de deux mille hommes sur lesquels il peut compter, armés à la légère, portant chacun un drapeau rouge, il s’enfonce par le sentier et s’adosse à la montagne. « Quand toute l’armée de Tchao se précipitera en masse sur nos pas, dit-il, observez-la bien ; dès qu’elle quittera ses murs, entrons-y nous-mêmes au plus vite, arrachez les étendards qui s’y trouveront et plantez-y les vôtres. » Là-dessus, il envoya ses lieutenants répéter dans les rangs à tous les soldats : « Mangez un peu maintenant, et après avoir vaincu les gens de Tchao vous recommencerez votre repas. » D’abord, il fit partir dix mille hommes et rangea en bataille les troupes embarquées ; en apercevant cette division ennemie, les gens de Tchao se prirent à rire. Mais le lendemain Han-Sin, déployant sa grande bannière, battit la charge, sortit des défilés. Ceux de Tchao s’avancèrent à leur tour et combattirent longtemps ; Han-Sin et Tchang-Eul abandonnèrent la moitié de leurs étendards et de leurs tambours, et s’enfuirent vers les troupes embarquées sur le fleuve. Aussitôt celles de Tchao quittent leurs murailles en masse pour harceler les fuyards ; mais les cavaliers de Han-Sin ont saisi l’occasion. Ils entrent dans la ville déserte, enlèvent les étendards qui s y trouvent et y plantent la bannière de Han. Les troupes embarquées combattirent avec désespoir ; l’armée de Tchao était en déroute. Quand les soldats vaincus voulurent, sous les ordres de Tchin-Yu, retourner à leurs remparts, ils y virent flotter la bannière du vainqueur. Tchin-Yu lui-même, frappé d’épouvante et de surprise, se sauva sans savoir où il allait ; les gens de Han l’attaquèrent avec leurs forces réunies, le défirent et lui coupèrent la tête. Plus de deux cent mille hommes se soumirent à Han-Sin, et le roi de Tchao, Wang-Hie, fut fait prisonnier à l’instant même. — Aujourd’hui, général, des circonstances analogues nous engagent à imiter ce plan d’attaque, songez-y bien ! »

Liu-Pou ne voulut rien écouter ; il persista dans son intention de marcher au-devant de Tsao : « En rassemblant mes forces à Pou-Yang, répliqua-t-il, j’ai un autre projet que vous ignorez. «  Cela dit, il partit, laissant la ville de Yen-Tchéou sous la garde de Sie-Lan.

Quand l’armée de Tsao arriva aux passages difficiles, Kouo-Kia recommanda la prudence : « S’il y avait là une embuscade ? — Ah ! répondit Tsao en souriant, Liu-Pou est un étourdi ; je devine parfaitement les dispositions qu’il a prises, et, j’en suis sûr, il n’y a aucun piége à craindre ! Tandis que Tsao-Jin ira assiéger Yen-Tchéou, je marcherai moi-même sur Pou-Yang ; j’en aurai bientôt fini avec cet adversaire ! » De son côté, Tchin-Kong disait à Liu-Pou, dès qu’il apprit la marche de Tsao : « Les soldats ennemis sont las et harassés, votre intérêt est de les attaquer au plus vite sans leur laisser le temps de se remettre. Avant qu’ils aient pu manger et prendre haleine, marchez et ils reculeront ! » Mais Liu-Pou s’écria : « Je puis traverser tout l’Empire avec mon cheval renommé sans trouver de rival ! Comment craindrai-je Tsao ! Laissons-le camper et je le tiens ! »

Tsao campa en effet près de Pou-Yang et déploya son armée le lendemain dans une plaine unie. À cheval auprès de sa bannière, entouré de ses généraux, il voit Liu-Pou qui range ses troupes en bataille et s’élance au galop, ayant Tchin-Kong à sa gauche, à sa droite Kao-Chun. De chaque côté se développent ses huit divisions ; en tête des lignes paraît un chef de cavalerie irrégulière, un héros de vingt ans, Tchang-Léao[75], dont le visage brille comme le jade violet et les yeux comme des étoiles ; il se tient immobile au premier rang. Un second général, du même grade, se fait aussi remarquer, c’est Tsang-Pa[76] ; doué d’un caractère ardent, agile comme un loup, il part au galop la lance en travers, portant deux bâtons à sa ceinture. L’un et l’autre ils s’avancent, suivi chacun de trois généraux[77] ; le nombre des soldats de ces divisions monte à cinquante mille. Le tambour retentit avec bruit, et Tsao peut voir Liu-Pou pareil à un immortel, monté sur son cheval qu’on prendrait à ses crins jaunissants pour un lion ; à ses côtés sont les autres chefs à la démarche noble et terrible qu’on vient de nommer.

« Je n’étais point ton ennemi, lui crie Tsao en le montrant du doigt, pourquoi m’as-tu enlevé une province ? » Et Liu-Pou répond : « Les murs et les fossés des villes impériales appartiennent désormais à tout le monde ; serais-tu donc le seul à te faire ta part ? »

Ces provocations furent le signal de l’attaque. Les généraux se précipitent les uns contre les autres, et après bien des combats singuliers qui ne peuvent décider la victoire, Liu-Pou, hors de lui, se lance à travers les lignes ennemies, met en déroute d’abord les chefs qui s’aventuraient hors des rangs, puis bientôt les bataillons eux-mêmes. L’armée de Tsao, complètement battue, va camper à trois ou quatre milles du champ de bataille. De son côté, Liu-Pou sonne la retraite.

Vaincu dans ce premier combat, Tsao consulte ses généraux ; Yu-Kin propose de faire une attaque nocturne sur le camp de Liu-Pou qu’il a examiné du haut de la montagne ; ce camp, établi à l’ouest de la ville de Pou-Yang, est gardé par peu de troupes : « Le vainqueur, disait-il, fier de nous avoir battus, ne sera point sur ses gardes ; attaquons-le avec la moitié de nos troupes. Si son camp tombe en notre pouvoir, Liu-Pou perdra la tête, alors nous fondrons sur lui avec toutes nos forces à la fois. Voilà, si je ne me trompe, un excellent projet. » Tsao approuva ce conseil et donna à Yu-King cinq généraux[78] avec vingt mille hommes, infanterie et cavalerie ; cette division se mit en route la nuit par un chemin détourné. Pendant ce temps-là Liu-Pou avait festoyé ses troupes.

Tchin-Kong, dans sa prévoyance, avertit Liu-Pou du danger qui le menaçait infailliblement de ce côté. « La partie occidentale du camp, disait-il, a besoin d’être particulièrement défendue ; si Tsao l’attaque, que deviendrons-nous ? » Mais Liu-Pou ne supposait même pas qu’une armée vaincue et à peine ralliée osât tenter un pareil coup. « Tsao excelle dans l’art de tirer parti de ses troupes, reprit Tchin-Kong, et s’il vient prendre sa revanche, sommes-nous prêts à le recevoir ? non. »

Cette observation finit par convaincre Liu-Pou, qui se décida à envoyer trois de ses généraux[79] défendre ce point vulnérable. Déjà, en effet, Tsao-Tsao avait pénétré dans cette partie du camp qu’il savait mal gardée ; il avait même dispersé le petit nombre de soldats qui s’y trouvaient ; mais au milieu de la nuit survint le lieutenant de Liu-Pou, Kao-Chun, avec sa division ; il se jette dans les retranchements du côté de l’ouest sur les pas des troupes de Tsao et culbute les dernières lignes. Celui-ci, sentant ses divisions plier, s’avance à la tête de ses cavaliers pour soutenir le choc. Là il se trouve aux prises avec Kao-Chun ; le combat dura jusqu’au jour. Le bruit des tambours a retenti du côté de l’ouest, voilà Liu-Pou qui arrive pour secourir son camp menacé. Tsao est contraint d’abandonner le point qu’il attaque et de tourner le dos : les trois généraux ennemis le poursuivent de près, ils sont sur ses talons ; Liu-Pou lui-même se précipite en avant, pénètre jusqu’au lieu du combat et met en fuite les deux généraux ennemis, Yu-Kin et Yao-Tsin.

Dans sa retraite, Tsao se dirigeait vers le nord ; bientôt il est attaqué par un grand corps d’armée qui sort de derrière la montagne ; Tchang-Liao et Tsang-Pa le commandent. Voyant que deux de ses lieutenants ne peuvent repousser cette division, Tsao fuit du côté de l’ouest. Tout à coup des cris tumultueux se font entendre ; un autre corps de troupes ennemies se présente ; à leur tête se montrent quatre généraux de Liu-Pou. Ils barrent le chemin à Tsao qui ne sait plus où donner de la tête et se voit partout entouré. Derrière lui, ses officiers combattent en désespérés. Au moment où il veut se frayer une route en avant, le tambour de nuit résonne ; les flèches pleuvent comme une averse. En vain il veut rétrograder, il ne lui reste aucune issue : « À moi, s’écrie-t-il, au secours ! »

Tout à coup, du milieu des cavaliers qui se pressent sur ses talons, un officier se fait jour ; c’est Tien-Wey[80] qui répond en brandissant deux lances d’un poids énorme : « Prince, n’ayez pas peur ! » Sautant à bas de son cheval, il enfonce en terre la plus longue de ses deux piques, et prenant la plus courte à la main : « Avertissez-moi, dit-il à ses soldats, quand l’ennemi ne sera plus qu’à dix pas de nous. »

Tête baissée, à pied, Tien-Wey se fraie une route au milieu d’une grêle de traits qui ne cessent de pleuvoir, et les troupes de Liu-Pou s’approchent au galop. « Ils ne sont plus qu’à dix pas, » s’écrient les soldats de Tien, et il répond : « Laissez-les venir à cinq. — Ils sont sur vous, » crient bientôt les mêmes voix. Alors, faisant voltiger sa lance, le héros frappe et tue à chaque coup quelqu’un des cavaliers qui le menacent ; d’un bras rapide il les renverse sans interruption, et déjà dix d’entre eux sont étendus à ses pieds. Toute la division ennemie est repoussée ; Tien-Wey revient sur ses pas, remonte à cheval, et armé cette fois de ses deux lances, il fait au milieu des fuyards une trouée sanglante. En vain les quatre lieutenants de Liu-Pou veulent arrêter sa marche, ils sont forcés de fuir ; à leur tour ils se retirent en déroute et Tsao-Tsao est sauvé.

Tous les généraux arrivent sur ses pas et reprennent la route en la cherchant dans les ténèbres, car il faisait déjà nuit. Derrière eux de nouveaux cris s’élèvent ; c’est Liu-Pou, monté sur son cheval célèbre, brandissant sa lance redoutée ; il apostrophe Tsao en le priant de ralentir sa fuite. Mais les troupes de ce dernier étaient épuisées de fatigues ; leurs chevaux harassés lançaient la fumée par les naseaux ; les fuyards se regardent, et chacun, ne songeant qu’à sauver sa vie, est loin de témoigner à son voisin le désir de combattre.


CHAPITRE II.


Tao-Kien offre trois fois sa province à Hiuen-Té.


I.[81]


[Année 194 de J.-C] Tsao-Tsao fuyant toujours vit arriver vers lui, du côté du sud, une troupe de combattants qu’il reconnut bientôt pour la division de son lieutenant, Hia-Héou-Tun ; ce général venait à son secours avec des troupes fraîches. Pendant que se livraient ces grands combats, le ciel s’était obscurci et il tomba une pluie abondante. Chaque chef rallia ses cohortes ; Tsao, de retour à son camp, gratifia Tien-Wey, à qui il devait la vie, du grade d’inspecteur dans l’armée et lui fit des présents.

Cependant, revenu aussi au milieu de ses retranchements, Liu-Pou tenait conseil avec Tchin-Kong. « Écoutez, dit celui-ci ; dans la ville de Pou-Yang il y a une famille riche du nom de Tien, laquelle compte bien mille serviteurs. Faites en sorte que le chef de cette famille envoie dans le camp de Tsao-Tsao un billet ainsi conçu : Liu-Pou est un homme violent, cruel ; le peuple l’a pris en horreur. Le voilà qui part pour prendre la ville de Ly-Yang sans laisser ici d’autres troupes que la division de Kao-Chun. Attaquez cette ville au milieu de la nuit et je vous seconderai à l’intérieur en soulevant la population. Or, si Tsao répond à cette fausse invitation, mettez le feu aux quatre portes, embusquez des troupes hors des murs. En dépit de sa haute capacité, de ses talents extraordinaires, Tsao ne pourra nous échapper une fois qu’il aura donné dans le piége. »

Le stratagème plaisait à Liu-Pou ; il fit secrètement prier l’individu nommé Tien d’écrire la lettre convenue. Honteux de sa défaite, Tsao osait à peine regarder en face la ville de Pou-Yang, perdue pour lui, et ne savait quel parti prendre. On lui annonce un messager qu’il reçoit et une lettre dont voici la teneur :

« Liu-Pou est parti pour Ly-Yang ; la ville est déserte, nous vous attendons avec une vive impatience. Nous agirons de concert avec vous ; le signal sera une bannière blanche arborée sur les murs et portant cette devise : Fidélité ! écrite en gros caractères. »

« C’est le ciel qui veut me livrer Pou-Yang, » s’écria Tsao, et dans sa joie il combla de présents le messager. Déjà même il rassemblait ses troupes, mais un des conseillers militaires nommé Liéou-Ye l’arrêta : « Si Liu-Pou n’a pas de grandes ressources d’esprit, il les trouve dans Tchin-Kong ; ce Tien se prête à une trahison. — Avec de pareilles craintes, reprit Tsao, on fait avorter toutes les belles entreprises. — Au moins ayez de la prudence, reprit le conseiller ; séparez vos forces en trois divisions, deux resteront en embuscade hors des murs pour prêter main forte, l’autre entrera dans la ville ; une fois ces précautions prises, vous pourrez agir. » Tsao approuva ce plan qui, disait-il, était d’accord avec ses propres idées.

[Année 194 de J.-C] On était alors au 21e jour du 9e mois de la 1re année Hing-Ping, la 11e du 48e cycle. Arrivé au pied des murailles avec ses troupes, Tsao s’avance pour faire une reconnaissance. Tout autour des remparts il voit flotter de petits drapeaux ; mais à l’angle occidental se déroule la bannière blanche avec la devise : Fidélité. Une joie secrète fait battre son cœur. Ce même jour, à la septième heure, les portes s’ouvrent, et deux divisions sortent pour s’opposer à son approche. En tête marche Heou-Tching ; derrière lui vient Kao-Chun. Mais Tsao envoie contre ces deux généraux Tien-Wey qui, armé de ses deux lances, attaque le premier des deux chefs ennemis. Celui-ci ayant sur les bras un trop rude adversaire tourne bride et rentre dans la ville. Tien-Wey le poursuit jusqu’au pont qui traverse le fossé. À son tour Kao-Chun, hors d’état de résister, court s’enfermer dans les murs de la place.

Aussitôt un des soldats de la garnison profite du moment pour sortir de la ville et vient secrètement remettre à Tsao un billet ainsi conçu : « Cette nuit, à la première veille, quand résonnera le tambour de cuivre, ce sera le signal. Faites marcher vos troupes, les portes vous seront livrées. » Là-dessus, Tsao choisit quatre de ses lieutenants, Heou-Youen, Ly-Tien, Yo-Tsin et Tien-Wey, qui doivent avec lui pénétrer dans la ville à l’heure dite. Il donne à Heou-Tun le commandement de l’aile gauche, et celui de l’aile droite à son parent Tsao-Hong. Dès qu’il fait nuit, après le repas du soir, tous sont à cheval.

Ly-Tien pria Tsao de rester hors des murs, tandis qu’il s’aventurait le premier dans la ville, mais celui-ci repoussa ce conseil : « Si je ne me montre pas en personne, répondit-il, qui osera venir au-devant de nous ? » Aussitôt il prend ses troupes et marche. La lune ne montrait pas encore sa lumière ; quand la première veille retentit sur les murs, au moment où frappe le tambour, un bruit confus, auquel se mêle celui de voix nombreuses, se fait entendre dans la ville du côté de l’ouest. Là aussi montent les flammes d’un incendie ; les portes s’ouvrent toutes grandes, le pont-levis s’abaisse. Afin d’entrer le premier, Tsao fouette son cheval ; le voilà en dedans des murailles.

Arrivé jusque dans la rue principale où il ne voit personne venir au-devant de lui, Tsao a deviné le piége ; il tourne bride, crie à ses soldats de reculer ; mais à un signal convenu, au bruit du canon d’alarme, le feu se déclare aux quatre portes comme s’il fût tombé du ciel : devant le cheval de Tsao marchait Tien-Wey, armé de ses deux lances.

On entend retentir de toutes parts les tambours de cuivre ; c’est un vacarme pareil au bruit d’un fleuve débordé, d’une mer en courroux. Par les rues principales de l’est et de l’ouest s’avancent deux divisions qui, avec leurs forces réunies, assaillent Tsao ; il veut fuir par la porte du nord, deux autres divisions le prennent à la fois en flanc et achèvent de détruire les troupes qui l’accompagnent ; en vain se jette-t-il du côté du sud, là encore deux généraux lui barrent le chemin. Alors Tien-Wey, l’œil enflammé, les dents serrées, se fraie une issue jusqu’au delà des portes, et refoule hors des murailles les deux chefs ennemis qui ont fondu sur lui. Il a pu nettoyer le passage, et debout sur le pont il se retourne, mais Tsao ne paraît pas[82].

Semant la mort autour de lui, Tien-Wey se rejette dans la ville : « Où est notre maître ? demande-t-il à Ly-Tien qui se présente à lui par hasard au pied des remparts. — Je le cherche en vain, répond celui-ci. — Eh bien ! courez vite hors des murs, appelez du secours, et moi je rentre pour savoir ce qu’est devenu notre chef. »

Là-dessus, renversant tout sur son passage, il pénètre au milieu de la ville sans apercevoir Tsao. Une seconde fois il va gagner la plaine, et près des fossés il se trouve face à face avec un autre général (Yo-Tsin) qui lui adresse la même question : « Où est Tsao ? — Je le cherche partout, mais en vain, répond Tien. — Allons ensemble le sauver à la pointe de nos lances, s’écrie Tsin. » Tous les deux ils arrivent aux portes de la ville, mais une bombe[83] lancée du haut des murs tombe à leurs pieds en éclatant. Le cheval de Tsin est rejeté en arrière, et Tien-Wey seul, bravant le feu et la fumée, se fraie pour la troisième fois une route dans la ville. Ainsi, trois fois il renouvela cette prouesse dont peu de héros ont été capables depuis !

Que devenait Tsao ? Quand il vit Tien se précipiter hors de la ville, rassemblant ses hommes, il voulut sortir aussi ; aucune porte ne lui livrait passage, et à la lueur des flammes il reconnut devant lui Liu-Pou qui faisait un grand carnage parmi ses soldats. Il fouette son cheval à tour de bras et cherche à traverser la mêlée ; mais le redoutable Liu-Pou est sur ses talons qui d’un coup de lance fait sauter son casque en criant : « Où est Tsao ! — Devant vous, répond Tsao lui-même en lui indiquant du doigt, par-dessus son épaule, quelqu’un au hasard ; le voilà qui galope sur un cheval jaune. » Et il s’esquive ventre à terre en changeant de route, tandis que Liu-Pou l’abandonne et poursuit cet autre cavalier.

Or, comme il arrivait près de la porte de l’est, Tsao rencontre Tien-Wey qui lui crie : « Général, la porte du sud s’est écroulée, passez par celle-ci. » Et ils l’atteignirent à la longue en suivant une rue que le fidèle Tien marqua d’une trace sanglante. De toutes parts les flammes se répandent à travers les rues ; du haut des murailles on lance des tas d’herbes en feu, des fascines incandescentes ; la terre entière paraît enveloppée d’un étincelant réseau.

Avec sa lance, Tien disperse ces matières brûlantes ; il traverse au galop les nuages de fumée, les tourbillons de flammes, Il gagne la plaine après avoir ouvert une route à son général, et Tsao allait franchir la porte quand la galerie s’ébranle ; une poutre enflammée tombe sur la croupe de son cheval et l’abat. Tsao rejette loin de lui le brandon fumant, puis arrive au bord extérieur du fossé, la barbe brûlée jusqu’à la peau. À ce moment Tien-Wey, qui marchait en avant, se trouvait hors des murs ; là il rencontre Heou-Youen, et tous les deux ils se précipitent de nouveau dans la ville pour y chercher leur chef à travers les flammes. Heou-Youen aperçoit Tsao ; il le prend dans ses bras, l’emporte sur son cheval et le sauve, grâce à Tien-Wey qui leur fraie un passage avec sa lance. Les autres divisions avaient à lutter contre les troupes de Liu-Pou qui les attaquaient vigoureusement ; le combat dura jusqu’au jour.

Tsao rentre dans son camp ; ses officiers tombent à genoux autour de lui et le félicitent de sa délivrance. « J’ai donné dans le piége du brigand, leur répondit-il avec un sourire, mais j’aurai ma revanche. » Et il eut recours au stratagème suivant qu’il développa lui-même à Kouo-Kia, son conseiller.

Toute l’armée fit des démonstrations de deuil, et on répandit le bruit de la mort de Tsao-Tsao. Dès le matin on fit semer dans Pou-Yang la nouvelle qu’il venait d’expirer sous sa tente après avoir été cruellement maltraité par les flammes. Aussitôt Liu-Pou assemble ses troupes, franchit les monts Ma-Ling[84] et arrive près des retranchements de Tsao-Tsao. Mais les tambours se font entendre ; les soldats embusqués dans la montagne l’enveloppent et l’attaquent de toutes parts ; c’est à peine si Liu-Pou, combattant en désespéré, put échapper à la mort et rentrer dans la ville. Désormais de part et d’autre on demeura tranquille sans sortir des retranchements ni des murailles.

Cette même année, des nuées d’insectes dévorèrent toutes les récoltes ; à l’est des passages, hors du territoire gouverné par l’empereur lui-même, le boisseau de grain se vendait cinquante enfilades de cuivre ; la famine fut si affreuse que les habitants de ce pays désolé se dévoraient les uns les autres. Quand il vit ses vivres épuisés, Tsao-Tsao se retira avec ses troupes dans la ville de Yen-Tching (l’une des trois qui lui restaient fidèles de la province conquise par Liu-Pou), pour y passer cette année de disette.

De son côté, Liu-Pou alla, à la tête de son armée, ramasser de force des provisions dans le Chan-Yang. Ainsi finit (momentanément du moins) cette lutte entre les deux généraux.

Cependant le vieux gouverneur de Su-Tchéou, Tao-Kien, voyant ses infirmités s’aggraver chaque jour, consulta ses deux conseillers, Tchin-Teng et My-Tcho. « Si Tsao s’est retiré, dit celui-ci, c’est que Liu-Pou reste maître de Yen-Tchéou. Maintenant la disette a amené une suspension d’armes ; au printemps, soyez-en sûr, la guerre recommencera. Croyez-moi, cédez votre gouvernement à Hiuen-Té. Déjà il a refusé deux fois, c’est vrai, mais votre santé n’était pas altérée comme elle l’est aujourd’hui. Dans l’état d’accablement où vous vous trouvez, il n’y a plus à balancer ; cédez, seigneur, cédez votre place au héros. »

Aussitôt un exprès envoyé par Tao-Kien alla à Siao-Pey prier Huien-Té de venir au chef-lieu pour délibérer sur les affaires de la guerre ; celui-ci partit emmenant à sa suite Kouan-Yun et Tchang-Fey, ainsi qu’une dizaine de cavaliers. Le vieux gouverneur l’ayant fait approcher de son lit, lui dit : « Seigneur, en vous appelant ici, mon intention a été de vous avertir que la maladie a fait en moi de grands ravages ; ma fin approche, mille et mille fois, seigneur, je vous en supplie, ayez pitié de cette ville qui appartient aux Han ; elle mérite par conséquent que vous la preniez en considération ; acceptez ce sceau, au moins le vieillard pourra-t-il mourir en paix ! — Et vos enfants, objectait Hiuen-Té, ne vous succéderont-ils pas ? — Tous les deux, répondit Tao, ils sont plus propres à labourer leurs champs qu’à gouverner une province ; après ma mort, j’espère que vous daignerez prendre soin de leur éducation, mais surtout veillez à ce qu’ils ne se mêlent en rien aux affaires de l’État. »

Hiuen-Té allégua encore, par modestie, les difficultés qu’entraîne le gouvernement d’une grande province ; mais pour toute réponse Tao-Kien lui désigna comme très-capable de l’aider dans la direction des affaires son assesseur Sun-Kan de Pé-Hay (surnommé Kong-Yeou), et, se tournant vers My-Tcho, il ajouta : « Hiuen-Té est un des grands hommes de notre siècle ; efforcez-vous de le bien servir. » Il s’en fallait beaucoup que Hiuen-Té consentît encore à accepter ce gouvernement tant de fois offert ; mais le vieillard, montrant son cœur avec sa main défaillante, expira.

À peine les premières cérémonies funèbres furent-elles accomplies que tous les mandarins de la principauté pressèrent de nouveau Hiuen-Té de se mettre à la tête des affaires ; et comme il persistait dans ses refus, il fallut que le peuple vînt se prosterner à ses pieds en gémissant : « Si vous ne daignez pas prendre la direction de la province, disaient ces braves gens, nous périrons tous de la main des bandits ! »

Ainsi Hiuen-Té devint gouverneur et seigneur de Su-Tchéou ; My-Tcho et Sun-Kan lui servaient de ministres, et Tchin-Teng était son conseiller intime. D’une part, les troupes restées à Siao-Pey rentrèrent dans le chef-lieu, et des proclamations furent affichées pour tranquilliser l’esprit du peuple. De l’autre, Hiuen-Té rendit à Tsao-Kien les derniers devoirs et prit le deuil ainsi que toute l’armée. Après avoir accompli toutes les cérémonies d’usage avec une grande solennité, il offrit avec le sacrifice aux mânes du vieillard un écrit qui disait :

« Hélas ! dans le service de l’empereur, dans le gouvernement de sa principauté, dans le commandement des troupes, quelles grandes vertus il déploya ! Il fut accompli dans tout ce qui fait l’homme de guerre et le mandarin de lettres ! À la plus stricte équité il savait unir la bonté la plus tendre ! Plein de douceur dans le commandement, doué de profondeur dans la réflexion, il a laissé un souvenir cher à son peuple. Gouverneur du Yeou et du Su-Tchéou, il partagea également ses bienfaits. Les peuples étrangers, pareils à des tigres, se civilisent et s’améliorent si le prince leur donne exemple ; les rebelles, plus nombreux que les fourmis, ne rentrent point dans le devoir tant qu’ils n’ont pas un prince à qui obéir. Sa Majesté, qui aime le mérite, accorda un rang élevé à ceux qui en sont doués pour les mettre en lumière ; aussi appela-t-elle Tao-Kien qui vivait retiré à Ly-Yang. On lui conféra à l’instant le grade de général et le titre honorifique de Ngan-Tong (celui qui pacifie les provinces orientales.) Après avoir rétabli la paix dans l’Empire troublé et ramené l’observance des lois anciennes, Tao-Kien ne tarda pas à mourir ; il ne devait pas vivre éternellement. Privé de son soutien, le peuple a senti que des dangers et la pauvreté le menaçaient. En moins de deux mois cinq districts ont été perdus, et nous tous, ses subordonnés, sur qui nous appuierons-nous ? Nos regrets ne peuvent nous rendre celui que nous pleurons, il ne nous reste plus qu’à implorer le ciel. Hélas ! hélas ! »

Tao-Kien était mort à l’âge de soixante-trois ans.

Après la cérémonie funèbre, Hiuen-Té fit inhumer le défunt sur les bords du fleuve Jaune. Ensuite il transmit à l’empereur le testament par lequel Tao-Kien l’instituait son successeur dans le gouvernement de sa province. Pendant ce temps, Tsao-Tsao, retiré à Yen-Tching, apprit ces événements qui n’étaient pas sans importance. La double nouvelle de la mort de Tao-Kien et de l’élévation de Hiuen-Té lui causa un grand déplaisir ; il se trouvait frustré dans sa vengeance, et un autre que lui obtenait sans effort cette principauté. Sa colère allait jusqu’à vouloir tuer le nouveau vice-roi et anéantir le cadavre de l’ancien pour assouvir sa rage ; il ordonna, en conséquence, que l’on se tînt prêt à marcher. Tout cela causait de vives inquiétudes à Hiuen-Té, qui prévoyait de grands malheurs.


II.[85]


Tsao allait donc partir avec ses troupes pour s’emparer de Su-Tchéou lorsque Sun-Yo l’en dissuada. « Autrefois, lui dit-il, Kao-Tsou, fondateur de la dynastie des Han, et Kwang-Wou, qui en était comme le rénovateur, ont gardé le Kouan-Tchong et occupé le Ho-Neuy[86]. Tous les deux, ils ont fait de ces contrées le point central de l’Empire, la base sur laquelle ils s’appuyaient pour gouverner la terre. Soit que marchant en avant ils obtinssent la victoire sur leurs ennemis, soit que battant en retraite ils fussent réduits à rester sur la défensive, à la fin ils purent, malgré bien des revers et des échecs, arriver à de grands résultats en possédant ces contrées. Seigneur, faites de Yen-Tchéou la base de vos opérations, votre capitale. Les deux fleuves Ho et Tsy enferment dans leur cours le pays le plus important de l’Empire ; il équivaut à ce que les anciens appelaient Kouan-Tchong et Ho-Neuy. Si vous prenez la ville de Su-Tchéou, il faudra y laisser beaucoup de troupes, et alors vous vous priverez d’une forte partie de votre armée ; si vous y mettez une faible garnison, Liu-Pou profitera de cette faute pour s’emparer d’un chef-lieu si utile à posséder. Si nous perdons Yen-Tchéou que nous occupons aujourd’hui sans pouvoir prendre cette autre place trop convoitée, je vous le demande, seigneur, quel refuge vous restera ? Tao-Kien est mort, mais la ville est gardée par Hiuen-Té que le peuple aime avec une affection pareille à celle que témoignaient, dans les anciens jours, les enfants à leurs pères, et il l’aiderait à défendre ses murs jusqu’à la dernière extrémité. Quitter la ville où nous sommes pour prendre Su-Tchéou, c’est abandonner beaucoup pour avoir peu ; risquer la racine pour sauver la branche, changer la paix en périls de guerre ; tout cela vaut la peine d’être pesé ! »

« Mais que faire ? je manque de vivres, dit Tsao. — Seigneur, répliqua Sun-Yo, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est d’envoyer votre armée fourrager à l’est, au pays de Tchin-Ty. Depuis Jou-Nan jusqu’à Yng-Tchouen, des bandits de l’espèce des Bonnets-Jaunes, Ho-Y et Hwang-Chao, pillent toute la contrée. Ils ont amassé beaucoup d’or, d’étoffes précieuses et de vivres. Les vaincre n’est pas pour vous une entreprise difficile ; par là vous gagnerez de quoi solder et nourrir vos trois corps d’armée. Et ce sera bien mériter de l’empereur, soulager le peuple dans ses maux, obéir aux volontés du ciel. »

Tsao-Tsao, fort empressé de suivre cet excellent conseil, laissa les villes occupées sous la garde de Hia-Heou-Tun et de Tsao-Jin ; lui-même, au douzième mois il se dirigea vers Tchin-Ty. Ensuite, il arriva à Jou-Nan, et les chefs des Bonnets-Jaunes, Ho-Y et Hwang-Chao, instruits de son approche, marchèrent à sa rencontre. C’était dans les monts Yang-Chan qu’ils avaient rassemblé leur immense armée de cent mille hommes. Elle s’avançait comme un troupeau de loups et de renards, couvrant la campagne sans ordre, sans discipline. Les archers et les arbalétriers lancèrent contre ces bandes leurs flèches et leurs pierres pour les arrêter. Tsao dit aussi à Tien-Wey de sortir des rangs. Celui-ci, armé de sa double lance, paraît sur le front de la ligne, et bientôt il a renversé de cheval le lieutenant de Ho-Y, envoyé pour le combattre.

Tsao profita du moment, et put repousser l’ennemi au-delà des monts, au pied desquels il établit lui-même son camp. Le lendemain eut lieu une nouvelle attaque des brigands, commandés par Hwang-Chao. Un général (du nom de Ho-Man) sort à pied des rangs ; il est de haute taille, sur sa tête brille un casque doré, sur ses épaules une tunique verte de fine soie brochée ; dans sa main il porte une lourde masse de fer, avec laquelle il commence l’attaque. Ly-Tien est envoyé contre lui ; mais Tsao-Hong, qui veut avoir tout l’honneur de la victoire, descend de cheval et s’avance le cimeterre au poing. Le combat est longtemps douteux ; la lutte dure plus de deux heures. Enfin Hong, faisant semblant de fuir, attire l’ennemi sur ses pas, puis se détourne brusquement, le frappe de son glaive et lui coupe une jambe. Le rebelle tombe mort.

Ly-Tien, qui s’est précipité au galop sur les lignes des Bonnets-Jaunes, fait leur chef, Hwang-Chao, prisonnier, et les met dans la plus complète déroute. Beaucoup d’entre eux se rendirent ; les armes, les étoffes précieuses, les vivres, tout le butin des rebelles fut la proie du vainqueur. Ho-Y put se sauver avec quelques cavaliers ; entièrement perdu, il voulait se retirer à Kou-Po, quand il fut arrêté derrière les monts par un chef de partisans, homme athlétique et colossal, à la figure martiale, doué d’une force surhumaine. Ho-Y veut tenir tête à cet étranger qui lui barre le chemin ; mais bientôt il est enlevé vivant de dessus son cheval par ce rude adversaire et fait prisonnier. Ceux qui l’accompagnent tombent entre les mains du chef de partisans, qui les charge de liens et les pousse devant lui dans ce village de Kou-Po où ils cherchaient un asile.

Cependant, Tien-Wey qui poursuivait les fuyards, arrive au hameau ; il entend de grandes clameurs, et voyant paraître ce robuste campagnard, il lui crie : « N’es-tu point toi-même un de ces Bonnets-Jaunes ? — Les cent Bonnets-Jaunes qui fuyaient de ce côté, je les ai tous pris vivants et enfermés ici, répond l’inconnu. — Pourquoi ne me les livres-tu pas ? — Si tu veux m’arracher des mains ce précieux cimeterre, reprit le campagnard, je te donnerai mes prisonniers ! » Cette proposition fut mal accueillie par le général victorieux ; il y répondit par une attaque, à laquelle cet homme athlétique opposa une vive résistance. Ce petit combat ayant duré plusieurs heures, les deux adversaires se trouvaient un peu las ; toutefois ils le recommencèrent pour ne le finir qu’avec le jour. Alors, épuisés de fatigue, eux et leurs chevaux, ils se séparèrent.

Les soldats de Tien allèrent bien vite porter la nouvelle de ce qui se passait à Tsao-Tsao ; le général, étonné et mécontent, arrive avec ses troupes pour s’assurer par ses yeux de la vérité du récit qu’on lui a fait. Le lendemain, le chef de partisans n’hésita pas à marcher contre Tsao lui-même. Frappé de sa physionomie presque surhumaine, de son allure imposante et terrible, Tsao ne put s’empêcher d’admirer cet homme ; il conseilla à Tien de feindre une retraite pour l’attirer dans un piége. Celui-ci sort pour combattre et croise longtemps le fer avec le campagnard, qui le poursuit jusqu’aux portes du camp dès qu’il le voit reculer. Les archers et les arbalétriers se retirent en lançant des flèches ; Tsao lui-même emmène ses troupes à près d’un mille en arrière du champ de bataille, et fait creuser un fossé dans lequel il cache ses soldats.

Le lendemain, provoqué par une fausse attaque, le chef de partisans poursuit Tien jusqu’au lieu où quatre généraux se tiennent en embuscade avec des soldats armés de crocs, qui le font rouler dans le fossé, lui et son cheval, le saisissent et le conduisent à la tente de Tsao. Celui-ci, ayant ordonné aux siens de se retirer, dénoua de ses mains les liens du prisonnier, le fit changer d’habits, le pria de s’asseoir et l’interrogea.

« Je me nomme Hu-Tchu (mon surnom Tchong-Kang), je suis de Tchao-Hien, dans le Tchao-Koue, répondit l’inconnu. Au milieu des troubles qui déchiraient l’Empire, j’ai réuni environ mille hommes de ma famille pour me défendre contre les brigands. Un jour, dix mille Bonnets-Jaunes se présentèrent ; ma petite troupe éleva un grand tas de pierres, avec lesquelles j’attaquai moi-même l’ennemi, et le forçai à se retirer ; une autre fois, le village manquait de grains, et les brigands firent un traité avec nous par lequel ils nous donneraient du blé en échange de nos bœufs. Ils vinrent apporter les vivres promis et emmenèrent les bœufs ; mais ces animaux, qui ne tardèrent pas à s’échapper, retournèrent aussitôt à leurs étables. Alors je pris deux queues de bœuf dans ma main et je fis quelques pas en avant ; mais les brigands épouvantés n’osèrent redemander le prix de leurs grains et disparurent. C’est ainsi que j’ai sauvé ce hameau de leurs dévastations. »

« Il y a longtemps que votre réputation est arrivée jusqu’à moi, répondit Tsao ; voulez-vous vous ranger sous mes drapeaux ? — Volontiers, dit le chef de partisans, je me mets à vos ordres, seigneur, avec mes mille hommes ! » Tsao lui témoignant beaucoup d’égards, le nomma à l’instant même inspecteur dans son armée, et récompensa son courage par de riches présents. Le général des Bonnets-Jaunes, Ho-Y, eut la tête tranchée. Les pays de Jou-Nan et de Yng-Tchouen étant pacifiés, Tsao retourna dans le Chan-Tong. On était alors au 4e mois de la 2e année Hing-Ping.

[Année 195 de J.-C.] Tsao-Jin, que Tsao-Tsao avait laissé dans le pays occupé, envoya Heou-Tun à sa rencontre, et le chargea de lui annoncer qu’il tenait de source certaine que les deux chefs ennemis, lieutenants de Liu-Pou, enfermés dans Yen-Tchéou (Sie-Lan et Ly-Fong) se trouvaient presque sans troupes, leur maître les ayant emmenées pour fourrager au loin. La ville pourrait être prise à la première attaque. À cette nouvelle, Tsao se porta en hâte sur Yen-Tchéou. Les deux généraux, Sie-Lan et Ly-Fong, avec fort peu de monde, osèrent l’attendre hors des murs, et les deux armées se trouvant en présence, le nouveau commandant Hu-Tchu demanda la permission de commencer le combat, pour remercier son général de lui avoir laissé la vie sauve.

Tsao lui accorda cette faveur avec plaisir, et l’ancien chef de partisans eut bientôt, dans un combat singulier, renversé et tué Ly-Fong. L’autre lieutenant de Liu-Pou, Sie-Lan, fuyait au plus vite vers la ville ; mais Ly-Tien lui ayant barré le chemin comme il arrivait au pont, il fut contraint de chercher un refuge du côté de Kuu-Ye. Serré de près, vigoureusement poursuivi, il tomba percé d’une flèche, et ses soldats se débandèrent. Celui qui lança ce trait, ce fut un officier natif de Wou-Tching, nommé Liu-Kien.

La ville de Yen-Tchéou fut donc au pouvoir de Tsao. Tchang-Yo lui conseilla de mener son armée vers Pou-Yang ; ce furent le nouveau commandant Hu-Tchu et l’héroïque Tien-Wey qui conduisirent l’avant-garde. Les deux frères Heou-Tun et Heou-Youen étaient à l’aile gauche ; Ly-Tïen et Yo-Tsin à la droite ; Tsao en personne au centre. Yu-Kin et Liu-Kien (celui qui venait de tuer dans sa fuite Sie-Lan) commandaient ensemble l’arrière-garde.

Comme ils approchaient de Pou-Yang, Liu-Pou s’avança au-devant d’eux, malgré les observations de son conseiller Tchin-Kong, qui voulait attendre que toutes les troupes fussent réunies. Mais dans son orgueil Liu-Pou supposait que personne ne serait assez hardi pour lui tenir tête. Il rangea donc ses soldats en bataille, et, la lance au poing, il vint injurier Tsao : « Brigand, disait-il, tu m’as tué les deux généraux que j’aimais le plus ! » Hu-Tchu s’est élancé à sa rencontre, mais la lutte se prolonge sans succès de part et d’autre. « Liu-Pou ne peut être vaincu par un seul homme, » dit Tsao, et il envoie Tien-Wey contre ce guerrier, afin qu’une double attaque l’accable malgré sa valeur. Les quatre autres généraux qui commandaient les deux ailes se précipitent à leur tour, et Liu-Pou, attaqué par six adversaires, lâche pied sans résister plus longtemps.

Alors ce même homme riche dont on s’était servi pour attirer Tsao dans un piège (il se nommait Tien), voyant Liu-Pou battre en retraite, fait lever le pont ; en vain celui-ci crie qu’on lui ouvre les portes, on lui répond que la ville est livrée. Liu-Pou, furieux, conduit ses troupes vers Ting-Tao, tandis que son fidèle conseiller Tchin-Kong protège la retraite de toute sa famille qu’il fait sortir par la porte de l’est. Tsao, devenu maître de la ville, pardonna à celui qui la lui livrait, la trahison à laquelle il avait pris part lors de la première attaque.

« Aujourd’hui, Liu-Pou est comme un tigre traqué et à demi forcé, il ne faut lui laisser aucun repos, » dit le conseiller Liéou-Ye ; et Tsao, lui confiant la garde de la ville conquise, poursuivit son ennemi jusqu’à Ting-Tao. Déjà Liu-Pou avec deux de ses lieutenants (Tchang-Miao et Tchang-Tchao) s’était jeté dans cette place, tandis que les autres généraux (Kao-Chun, Tchang-Leao, Tsang-Pa et Heou-Tching) se trouvaient encore loin de là occupés à enlever des vivres de tous côtés ; car on était au temps de la récolte dans les districts que baigne la rivière Tsy. Au lieu d’attaquer, Tsao se retira à quatre milles de la ville et resta tout un jour campé. Il envoya ses troupes couper le blé pour se nourrir. Ce fut une occasion favorable dont profita Liu-Pou ; instruit de cette inaction, il s’approche des retranchements ennemis et s’assure qu’à la gauche du camp se déploie une forêt impénétrable. Il craint d’abord que cette forêt ne cache un piége, car de son côté Tsao, connaissant le chemin par lequel celui-ci devait s’en retourner, avait dit aux siens d’attacher une bannière à un arbre du bois, afin de le confirmer dans les soupçons qu’il pourrait avoir. En même temps, au fond d’un ruisseau à sec qui régnait tout le long du camp du côté de l’ouest, une division devait être placée en embuscade. Sans aucun doute, Liu-Pou mettrait le feu à la forêt dès le lendemain, et les soldats cachés dans le lit du torrent venant à lui couper la retraite, il serait pris. Une cinquantaine d’hommes seraient laissés par Tsao dans le camp, ils y battraient le tambour à grand bruit, tandis que les enfants faits prisonniers par les soldats, garçons et filles, pousseraient tous des cris tumultueux ; Liu-Pou aurait peur et n’oserait avancer.

En effet, celui-ci consultait Tchin-Kong qui recommandait la prudence avec un ennemi aussi habile que Tsao : « Eh bien ! reprit Liu-Pou, je détruirai par le feu les soldats embusqués ! » Laissant donc la ville sous la garde de ses deux meilleurs officiers (Tchin-Kong et Kao-Chun), il s’avance le lendemain avec toute son armée. La bannière attachée à un arbre l’attire sur ce point, il met le feu aux quatre coins du bois ; mais il n’y avait là personne ! Alors Liu-Pou se tourne contre le camp ; les tambours, les clameurs des enfants, tout ce tapage l’étonne, le laisse indécis ; derrière les retranchements une troupe de soldats se présente ; Liu-Pou les chasse devant lui. Mais, au signal donné par le canon, les soldats cachés derrière le bord du ruisseau se démasquent, et tous les généraux de Tsao se lancent au galop contre Liu-Pou qui les voit en se retournant. Triompher de tant d’ennemis est chose impossible, et il se jette en fuyant à travers la campagne. Un de ses meilleurs officiers (Tching-Lien) tombe près de lui percé d’une flèche que lui lance Yo-Tsin ; sur ses trois corps d’armée deux sont presque détruits.

Tchin-Kong apprend ce désastre de la bouche des fuyards qui se réfugient dans les murs. « Une ville sans soldats ne peut se défendre, dit-il à Kao-Chun ; sortons avec les vieillards et les enfants en protégeant leur retraite. » Cette même nuit, les troupes victorieuses entrèrent l’épée à la main dans Ting-Tao, saccageant et tuant comme si elles eussent coupé des bamboux. Le chef de la garnison, Tchang-Chao, se donna la mort ; sa famille fut massacrée jusqu’au troisième degré, Tchang-Miao alla chercher un refuge près de Youen-Chu. Tout le pays compris sous la dénomination de Chan-Tong fut au pouvoir de Tsao qui tranquillisa le peuple et répara les villes. On était alors au 4e mois de la 2e année Hing-Ping.


CHAPITRE III.


Les deux généraux Ly-Kio et Kouo-Ssé suscitent de nouveaux troubles dans la capitale. Fuite et arrestation de l’empereur.


I.[87]


[Année 195 de J.-C.] Les généraux de Liu-Pou l’ayant rejoint dans sa fuite, il rassembla les débris de son armée et alla camper sur les bords de la mer. À peine vit-il tous ses officiers autour de lui qu’il parla d’entreprendre une nouvelle campagne contre Tsao-Tsao. « Notre ennemi est triomphant, dit Tchin-Kong, il n’est pas temps encore d’aller l’attaquer. Cherchons d’abord un lieu de refuge où nous puissions nous rétablir après ce revers. Une fois reposés, et alors seulement, nous songerons à reprendre les armes. — Mais où aller ? demanda Liu-Pou. — Auprès de Hiuen-Té ; depuis peu il est, dit-on, gouverneur de Su-Tchéou ; allons sous sa protection réparer nos forces abattues, plus tard nous tenterons de nouvelles entreprises avec des chances meilleures. » Liu-Pou suivit ce conseil ; à peine arrivait-il près de Su-Tchéou que des courriers annoncèrent son approche.

Déjà Hiuen-Té, qui le considérait comme un héros, voulait, par honneur, marcher au-devant de lui, mais My-Tcho s’opposait à ce que l’on accueillît le fugitif. « Ce Liu-Pou est un tigre, une panthère, disait-il ; si vous le recevez, il dévorera les habitants. » Toujours doux et humble, Hiuen-Té répondit : « Si Liu-Pou ne s’était pas rendu maître de Yen-Tchéou, comment ce pays aurait-il évité les malheurs qui le menaçaient ! C’est à son bras que je dois indirectement la possession de cette ville ; s’il me la demande, je suis obligé de la lui céder. Comment donc pourrais-je ne pas lui témoigner des égards et de l’attention ? — Frère, reprit Tchang (l’un des deux guerriers qui s’étaient attachés à sa personne), votre cœur est toujours bon à l’excès ; au moins tenez-vous sur vos gardes. »

Ce fut donc avec mille soldats environ que Hiuen-Té se porta au-devant de Liu-Pou à une lieue des murs, et ils firent ensemble leur entrée dans la ville. À cheval tous les deux, ils marchèrent jusqu’au palais du gouverneur, et là, après les cérémonies d’usage, ils prirent des siéges. Liu-Pou dit à son hôte : « J’ai tué Tong-Tcho ; mais voilà que Ly-Kio et Kouo-Ssé viennent de faire une révolution, et je me trouvais errant dans les pays à l’est des passages quand j’ai appris que vous aviez sauvé le Su-Tchéou. De mon côté, je m’emparais de Yen-Tchéou, afin de former ainsi deux puissances qui pussent attaquer en même temps ces deux généraux orgueilleux. Malheureusement, je me suis laissé prendre au piége que me tendait Tsao, et j’ai entraîné dans mes malheurs vos deux frères adoptifs, Yun-Tchang et Tchang-Fey[88]. Par suite, me voici en butte à la haine des vassaux indépendants. Unissons-nous donc pour soutenir la dynastie et ramener de nouveau la paix dans l’Empire ; qu’en pense mon hôte illustre ? »

« Le seigneur de ce pays étant retourné au Ciel il y a peu de temps, répondit Hiuen-Té, sans laisser personne digne de lui succéder, je me trouve chargé de la direction des affaires ; mais trop heureux de voir l’illustre général arrivé près de moi, je lui cède les insignes du pouvoir, à lui, doué de toutes les vertus qui me manquent ; daignera-t-il les accepter ? » Déjà Liu-Pou s’avançait pour prendre le sceau, mais derrière Hiuen-Té il vit Tchang et Yun qui faisaient mine de tirer leurs sabres. « Je suis un héros, leur dit-il avec un sourire forcé, et par conséquent digne de gouverner cette province. »

Hiuen-Té allait abdiquer ; Tchin, conseiller de Liu-Pou, dit en s’interposant : « N’abusez pas de vos forces pour dépouiller votre hôte, et vous, seigneur Hiuen, calmez vos inquiétudes, je vous en prie ! » Mais Hiuen-Té lui fit signe de se taire ; il prépara un splendide festin pour honorer son hôte, qu’il logea dans son propre hôtel disposé à cet effet. Le lendemain, Liu-Pou invita le généreux gouverneur à un banquet pour lui rendre ses politesses ; mais Tchang-Fey et Kouan-Yun conseillaient à leur frère adoptif de n’y point aller. « Ce n’est pas d’aujourd’hui que Liu-Pou convoite cette principauté, lui dirent-ils ; prenez garde, restez. — Je traite de mon mieux les gens de cœur, répondit Hiuen-Té ; dois-je m’attendre à être récompensé de ma bienveillance par l’ingratitude ? non. » Et il se rendit au banquet avec ses deux amis.

Au milieu du festin, Liu-Pou pria son hôte de l’accompagner dans les appartements réservés, le fit asseoir sur un lit, et appela une jeune fille qui vint s’agenouiller humblement devant lui. Deux fois Hiuen-Té s’inclina tout confus, et Liu-Pou le relevant lui dit : « Mon sage frère cadet, c’est un présent que je vous fais. »

Kouan-Kong et Tchang-Fey, qui étaient présents, lancèrent sur lui des regards de colère. « Notre frère aîné est un rejeton de l’arbre d’or, une fleur de la tige de jade, un descendant de l’empereur, s’écria Fey avec indignation en tirant son sabre, et tu oses, toi, fils d’une esclave, l’appeler sans façon ton frère cadet ! Viens, viens te mesurer avec moi ; viens, que nous croisions trois cents fois le fer de nos lances ! — La paix, la paix, cria Hiuen-Té. » Et Kouan entraîna hors de l’appartement le guerrier furieux. « Il a trop bu, dit Hiuen-Té à Liu-Pou en souriant ; le vin lui a mis à la bouche ces grossières paroles ! Mon frère aîné, pardonnez-lui ce propos ! » Liu-Pou garda un morne silence ; et comme il reconduisait son hôte après le repas, il vit hors du palais Tchang-Fey, à cheval, la lance au poing, qui accourait sur lui et le provoquait de nouveau. Cette fois ce fut Hiuen-Té qui, galopant au-devant de Tchang-Fey, l’arrêta dans sa colère.

Le lendemain, Liu-Pou allant visiter Hiuen-Té, celui-ci eut soin d’écarter son redoutable ami pendant l’entrevue. « Dans la ville de Siao-Pey, dit-il à Liu-Pou, il y a des vivres en abondance ; c’est là que je rassemblais mes troupes ; là vous ne manquerez de rien. Faites reposer vos chevaux dans cette place forte, que vos soldats y prennent un peu haleine ; quant à moi, je serai toujours prêt à vous seconder. » Liu-Pou se retira et ne tarda pas à conduire son armée à Siao-Pey. De son côté, Hiuen-Té réprimanda fortement Tchang-Fey de ce qu’il avait montré un zèle trop indiscret.

Mais revenons à Tsao-Tsao. Après avoir pacifié les provinces de Yng-Tchouen, de Ho-Nan et de Chan-Tong, il avait rendu compte de ses succès à l’empereur, qui venait de l’en récompenser par le grade de commandant général de première classe et le titre de prince de Fey-Ting. À cette époque, Ly-Kio s’était nommé lui-même général en chef de la cavalerie, et son collègue Kouo-Ssé avait pris le titre de général de première classe ; ils dirigeaient ensemble les affaires du gouvernement, et personne à la cour n’osait élever la voix contre eux. Seulement le commandant des gardes, Yong-Piéou et le directeur de l’agriculture, Tchu-Tsuen (gouverneur de district lors de la première révolte des Bonnets-Jaunes), avaient fait secrètement à l’empereur Hiao-Hien-Ty les représentations suivantes : « Tsao-Tsao se trouve à la tête d’une armée régulière de quatre cent mille hommes ; autour de lui se sont ralliés cent conseillers militaires et généraux capables ; si Sa Majesté avait à son service un pareil héros, elle pourrait sauver la dynastie et chasser les traîtres ; le bonheur reparaîtrait sur la terre.

« Depuis longtemps, répondit en pleurant le jeune empereur, je suis à la merci de deux ministres qui m’oppriment ; leur conduite est plus odieuse encore que celle de Tong-Tcho ! Mes jours se passent dans une anxiété incessante ! Mais comment faire pour me débarrasser de ce joug ? » Et le petit souverain sanglotait.

« Sire, répliqua Yang-Piéou, votre sujet vous donne un moyen ; armez l’un contre l’autre les deux généraux qui vous oppriment, et appelez Tsao avec ses troupes pour qu’il vous en délivre, pour qu’il purge la cour de ces traîtres et de leurs complices. Ainsi la paix renaîtra dans l’Empire. — Mais comment nous y prendrons-nous ? » demanda cet empereur de quinze ans. « Sire, le voici, » dit le mandarin, et il développa devant le prince les projets que nous allons suivre.

D’abord Yang-Piéou obtint du jeune souverain un ordre secret en vertu duquel il aborda l’entreprise. De son côté, Tchu-Tsuen chargea sa femme d’aller trouver furtivement l’épouse de Kouo-Ssé et de lui dire ceci : « Madame, le général, votre mari, entretient avec la femme de son collègue, le commandant de la cavalerie, Ly-Kio, des intrigues, des relations fort mystérieuses. — Hélas ! s’écria la femme qui se crut trompée, je m’étonnais de ne point voir rentrer mon mari le soir ; je sais maintenant la cause de ces absences prolongées ! « À quelques jours de là, comme son mari allait à un banquet chez Ly-Kio, elle lui dit : « Votre collègue a un esprit au fond duquel on ne voit pas très-clair ; d’ailleurs, le proverbe est connu : deux héros ne peuvent se maintenir au pouvoir l’un en face de l’autre. Si vous alliez périr empoisonné à la suite d’un de ces festins, que deviendrait votre pauvre femme ? »

Kouo-Ssé ne prit pas trop garde à ces paroles, et le même soir, comme il avait fait rapporter quelques mets du banquet, une petite esclave, envoyée par la femme jalouse, glissa du poison dans l’un des plats. Ce plat n’en fut pas moins servi ; mais quand Kouo-Ssé voulut porter à sa bouche ce mets empoisonné, sa femme l’arrêta : « Ces aliments sont préparés au dehors, il n’est guère prudent de les goûter. Voyons, faisons-en l’essai sur un chien ; si le chien meurt, mes soupçons ne seront-ils pas justifiés ? » L’animal auquel on donna ce mets expira à l’instant, et Kouo-Ssé se trouva convaincu. Une autre fois, après une invitation acceptée chez Ly-Kio, au sortir du palais, il souffrit, la nuit, d’une violente colique. « Vous êtes empoisonné, lui dit sa femme, prenez un remède. » Et elle lui donna un vomitif qui le guérit immédiatement, car il n’était malade que d’avoir un peu trop bu.

Cependant une grande colère s’empara de lui. « Quoi, s’écria-t-il en maudissant son collègue, nous avons travaillé de concert à conquérir le premier rang dans l’Empire, et, à présent que tu es au faîte de la puissance, tu veux te défaire de moi ! Si je ne frappe pas le premier, je périrai victime de tes iniques desseins ! » Déjà, il avait armé ses soldats et voulait attaquer Ly-Kio ; mais celui-ci fut averti du péril par quelques espions. Un peu surpris de l’audace de son rival et transporté de fureur, Ly-Kio rassembla ses propres troupes pour prendre l’offensive. Bientôt, au pied des remparts, on vit des milliers d’hommes, divisés en deux camps, se battre, s’égorger, tout en pillant et égorgeant les citoyens.

Ly-Sien (fils aîné de Ly-Kio) courut avec mille soldats cerner le palais impérial, et il enleva sur trois chars, dans lesquels on les fit monter de force, l’empereur lui-même, l’impératrice et deux grands dignitaires, le conseiller Kia-Hu et le précepteur du prince Tso-Ling. Une troupe d’hommes armés gardait à vue la personne du souverain ; tous les officiers du palais suivaient à pied. Ce triste cortège sortait par la porte dite Heou-Tsay ; Kouo-Ssé le fit attaquer à droite et à gauche ; ses archers tuèrent beaucoup de monde ; mais les troupes que Ly-Kio lança sur eux, en se montrant derrière les chars, forcèrent ceux-ci à se retirer.

Ce fut au milieu des flammes et de la fumée que le jeune souverain, enfermé dans son char, sortit de la capitale ; à peine était-il arrivé au camp de Ly-Kio, que Kouo-Ssé, à la tête de ses troupes, se précipitant au milieu du palais, s’empara de toutes les femmes du harem, mit le feu à l’édifice, pilla le trésor. Alors il comprit que l’empereur avait été enlevé par son rival, et, le lendemain, il se hâta d’aller devant le camp de ce dernier lui présenter le combat. Alors aussi Ly-Kio dirigea immédiatement le char impérial sur la ville de Meï-Ou, si bien fortifiée par Tong-Tcho.

Au sifflement des flèches, le jeune souverain tremblait de tous ses membres ; l’impératrice Fou-Hwang-Heou versait tant de larmes que ses vêtements en étaient mouillés. Ly-Kio, tenant en respect l’armée de Kouo-Ssé et la forçant à reculer, faisait évacuer la cour vers la place forte qu’il s’était choisie pour asile. Son fils Ly-Sien, chargé du commandement des gardes, entraînait, pendant ce temps, la personne de l’empereur jusque dans cette fameuse ville de Meï-Ou. Les officiers, compagnons fidèles du prince, les employés de la cour, qui se pressaient pèle mêle dans cette place, y mouraient de faim ; et l’empereur ayant fait demander pour sa suite cinq boisseaux de blé et cinq mesures d’os de bœuf, Ly-Kio lui répondit avec colère : « Qu’ont-ils besoin de ces provisions ? on leur sert du riz le matin et le soir. » Et il accorda quelques os, mais dont personne ne voulut manger après les avoir sentis.

« Est-ce ainsi qu’on me traite ! s’écria avec amertume le petit empereur. — Sire, reprit un des conseillers nommé Yang-Ky, Ly-Kio est né sur les frontières, il est habitué aux usages des Mongols ; les malheurs d’aujourd’hui lui ont presque perdu la tête ; son intention est de conduire Votre Majesté à Hwang-Pé pour adoucir sa triste position. Supportez donc avec patience ses paroles un peu vives, sire ; est-ce le cas de faire ressortir ainsi sa faute ? » L’empereur baissa la tête et ne dit rien, mais les larmes coulaient en abondance sur sa manche aux armes du dragon.

Tout à coup on vient annoncer l’approche d’un corps de cavaliers armés de lances et de sabres qui étincellent au soleil. Le roulement des tambours ébranle les cieux ; ces troupes s’avancent pour délivrer l’empereur ; ce sont celles de Kouo-Ssé. Cette nouvelle a un peu calmé les angoisses du prince Déjà, de grands cris s’élèvent hors des murs de la ville ; les deux armées sont en présence. Les deux rivaux s’élancent hors des lignes et se provoquent par des reproches sanglants. « J’avais mis en toi toute ma confiance, s’écrie Ly-Kio, pourquoi donc songeais-tu à me faire périr ? — Toi, tu n’es qu’un rebelle, répliqua Kou-Ssé, pourquoi ne me serais-je pas mis en devoir de t’attaquer ? — Je n’ai fait que protéger la personne du prince, reprit Ly-Kio, est-ce là porter les armes contre le souverain ? — Non, tu as enlevé l’empereur, ton assertion est fausse, répondit Kouo-Ssé, est-ce là ce que tu appelles protéger le prince ? »

« À quoi bon tant de paroles ; nous n’avons pas besoin de nos troupes ; vidons le différend à nous deux, s’écria Ly-Kio avec colère ; la personne de l’empereur appartiendra à celui qui vaincra l’autre. » Kouo-Ssé s’est précipité la lance au poing ; Ly-Kio court à sa rencontre armé d’un cimeterre. Vingt fois ils s’attaquent sans pouvoir se vaincre ; et le commandant des gardes, Yang-Piéou, fouettant son cheval, se jette entre les deux combattants. « Ly-Kio, s’écrie-t-il, arrêtez ! Laissez le vieux mandarin prier les grands de la cour de rétablir la paix entre vous ! »

Aussitôt les deux rivaux se retirent sous leurs tentes ; Yang-Piéou et son collègue Tchu-Tsuen rassemblent soixante mandarins de la cour ; c’est près de Kouo qu’ils se rendent d’abord pour l’exhorter à la paix ; et, quand ils sont tous sous sa main, celui-ci les enferme. « Que voulez-vous faire ? demanda Piéou. — Ly-Kio a enlevé l’empereur, répond le général, ne puis-je donc enlever la cour ? — Quoi, s’écria Piéou, l’un s’empare du prince, l’autre des magistrats, quelle conduite est-ce là ! » et Ly-Kio, irrité, voulait le tuer à l’instant. Un officier (du nom de Yang-My) le calma ; il y eut une délibération dont le résultat fut la mise en liberté de Yang-Piéou et de Tchu-Tsuen ; les autres mandarins restèrent en otage dans le camp.

« Nous, magistrats de l’empereur, dit Piéou à Tsuen, nous ne pourrons aider et sauver le prince notre maître ! C’est en vain que nous avons été mis sur la terre. » Ils se jetèrent en pleurant dans les bras l’un de l’autre, et s’évanouirent par l’excès de leur douleur. Rentré chez lui, Tsuen fut saisi d’un tel chagrin qu’il mourut. Dès lors, les deux adversaires s’attaquèrent journellement ; dans ces combats, livrés pendant cinquante jours consécutifs, combien de soldats périrent ! On ne peut en savoir le nombre. Ly-Kio passait sa vie dans les plaisirs, au milieu des pratiques déshonnêtes et superstitieuses d’une fausse religion ; sans cesse il employait des magiciennes qui battaient le tambour pour faire descendre au milieu de l’armée les esprits célestes. Le petit empereur coulait ses jours dans les larmes.

Cependant Yang-Ky, un de ses conseillers, lui exposa que Kia-Hu, quoique dévoué à Ly-Kio, n’avait pas oublié son empereur. Le petit prince le fit donc appeler, éloigna les gens de sa suite, et le salua les larmes aux yeux. « J’ai mérité la mort, dit Kia-Hu en se prosternant. — Si vous aimez votre empereur, sauvez-lui la vie, répondit le jeune prince. — Telle est, sire, la pensée qui m’occupe uniquement ; mais que Votre Majesté garde le silence, et je mettrai mon plan à exécution. »

L’empereur le remercia de son zèle, et aussitôt entra Ly-Kio, armé d’un poignard à trois tranchants passé dans sa ceinture, d’un sabre suspendu au poignet, et d’un fléau de fer qu’il tenait à la main. Le prince avait pâli, ses officiers se tenaient debout à ses côtés, le cimeterre au poing. « Kouo-Ssé est un homme sans humanité, dit Ly-Kio, il veut s’emparer de Votre Majesté, car déjà il a séquestré les magistrats ; sans moi, vous seriez déjà en son pouvoir comme un captif ! » Pour toute réponse, le jeune prince joignait les mains et s’inclinait. Ly-Kio continua : « Sire, vous êtes un maître sage et vertueux, venez, sortons d’ici. » Et s’adressant aux officiers : « Vous qui vous tenez près du prince le sabre à la main, dit-il, tous jusqu’au dernier vous désirez ma mort. — À l’armée, répondit Kia-Hu, n’est-ce pas l’usage de porter un glaive ?… » Et Ly-Kio rentra en souriant dans sa tente.

Sur ces entrefaites, un mandarin du nom de Hwang-Fou-Ly étant venu faire sa cour, l’empereur, qui connaissait son éloquence persuasive, le chargea de régler les conditions d’un accommodement entre les deux rivaux ; mais Kouo-Ssé, à qui furent faites les premières propositions, répondit : « Que mon rival relâche le prince, et moi, après avoir mis les mandarins en liberté, je les reconduirai à la capitale. »

De là, le commissaire impérial se rendit près de Ly-Kio. « Je suis votre compatriote, dit-il, le Sy-Liang est notre pays à tous les deux ; Sa Majesté m’envoie vous proposer des moyens de conciliation ; Kouo-Ssé a accueilli déjà les ouvertures faites au nom du souverain, et j’attends votre réponse. » Ly-Kio répliqua : « Moi, j’ai acquis de grands mérites en battant Liu-Pou ; pendant quatre ans que j’ai dirigé l’Empire, on y a vu régner le plus grand repos et la plus parfaite union. Mais Kouo-Ssé, quel homme est-ce ? Un voleur de chevaux, un esclave, et il voudrait s’égaler à moi ! J’exige qu’il soit châtié, et puisque vous êtes, comme vous le dites, un de mes compatriotes, vous voyez que j’ai pour moi les troupes de Sy-Liang, notre pays commun, et c’est assez pour triompher de mon rival. Il a enlevé les mandarins, et à cause de cela, vous avez été tout d’abord lui faire des avances. Mais Ly-Kio a un grand courage, il sait ce qu’il vaut. »

« Vos idées sont fausses, reprit le commissaire Hwang-Ly ; jadis Heou-Hy, prince du petit royaume de Yu-Kiun, comptant sur son habileté à tirer de l’arc, se crut à l’abri de tout revers de fortune, et cependant il a vu sa puissance détruite. Vous avez sous vos yeux l’exemple récent de Tong-Tcho, le premier ministre. Liu-Pou, qu’il a aimé comme un fils, se révolte, conspire contre lui ; sa tête est portée à la pointe d’un bambou. À quoi lui a servi sa brillante valeur ? Vous, général en chef du premier corps d’armée, qui avez reçu la hache et le sceau du commandement, si vous prenez les lois et la modération pour base de votre conduite, vos fils et vos petits-fils, maîtres du pouvoir, seront à jamais comblés des faveurs impériales ; ils recevront de la cour des dignités et des fiefs, tout le peuple recherchera leur patronage ; maintenant Kouo-Ssé s’est saisi des magistrats, et vous, vous avez enlevé le souverain. Lequel des deux est plus coupable que l’autre ? »


II.[89]


À ces mots, Ly-Kio, plein de rage, porta la main à son glaive et s’écria : « C’est l’empereur qui t’a envoyé pour m’outrager, moi, le premier parmi les grands ; j’abattrai ta tête et je tuerai ton prince : ce sera là un coup de maître digne d’un héros. » Et il voulait le faire périr ; mais un général de cavalerie, Yang-Fong, fit observer que Kouo-Ssé n’était pas soumis encore ; si Ly-Kio massacrait un envoyé de l’empereur, ce serait donner à son rival un prétexte pour lever des troupes auxquelles se rallieraient tous les grands. Kia-Hu exhorta aussi Ly-Kio à se calmer et la colère de celui-ci s’apaisa un peu.

Entraîné hors de l’assemblée par Kia-Hu, Hwang-Ly lui dit avec l’accent de l’indignation : « Ly-Kio refuse d’écouter les ordres de Sa Majesté ; il veut faire périr le successeur des Han pour monter sur le trône. — Mais vous, interrompit un conseiller du palais (nommé Hou-Miao), qui avez toujours été bien traité par Ly-Kio, pourquoi donc proférez-vous de semblables paroles ? Prenez garde d’attirer sur votre tête de grands malheurs. — Miao, répondit Hwang-Ly avec amertume, vous jouez à la cour un rôle important, pourquoi ce langage digne d’un courtisan qui flatte le pouvoir ? J’ai par mes ancêtres et par moi-même reçu de grands bienfaits des Han ; je suis admis dans l’intimité du souverain. L’empereur est opprimé, et moi, son serviteur, je dois, jusqu’à la mort, me tenir prêt à le secourir ; quand même ma tête serait mise à prix par Ly-Kio, je l’injurierais encore et toujours. »

Quand il sut le résultat de la mission de Hwang-Fou-Ly et la conversation qu’il avait eue avec Hou-Miao, l’empereur le renvoya au pays de Sy-Liang. La moitié au moins des soldats de Ly-Kio venait de cette contrée ; il s’y trouvait aussi beaucoup de Mongols. Hwang-Ly décria si bien ce général rebelle qu’il traitait de pervers et de traître, que les meilleurs d’entre ses soldats désertèrent sa cause pour se rallier à celle de l’empereur. D’un autre côté, Kia-Hu disait à ces Mongols : « Sa Majesté connaît maintenant votre loyauté, et voilà pourquoi elle vous renvoie dans vos districts ; mais un jour vous serez récompensés richement. » Ces Tartares étaient d’ailleurs fort mécontents de Ly-Kio qui les menait toujours au combat sans leur donner aucun avancement.

Le départ de cet émissaire de la cour avait irrité Ly-Kio ; il dépêcha contre lui (Wang-Tchang) le commandant des gardes qui, connaissant les motifs de fidélité et de reconnaissance envers l’empereur au nom desquels ce mandarin agissait, feignit de ne l’avoir pu rencontrer. Ly-Kio n’y pensa plus.

Cependant, d’après les conseils de Kia-Hu, l’empereur venait de donner à cet ambitieux général dont il était le captif, le grade qu’il avait usurpé déjà, celui de commandant en chef de la cavalerie, et Ly-Kio, tout joyeux de ce nouvel honneur, pensa qu’il devait un pareil surcroît de fortune aux opérations magiques des sorcières ; il les combla de bienfaits au préjudice des officiers de l’armée. L’inspecteur de la cavalerie, Yang-Fong, ne put taire son mécontentement, et il dit à un autre officier du nom de Song-Kou : « Nous risquons bravement notre vie ; nous l’exposons chaque jour au milieu des pierres et des flèches, et voilà que des sorcières obtiennent plus de récompenses que nous ! »

« Pourquoi ne pas tuer ce brigand lui-même pour sauver l’empereur ? » répondit l’autre, et ils convinrent tous les deux qu’un feu allumé dans un lieu désigné serait le signal d’une attaque sur le camp de Ly-Kio ; Song-Kou ferait à l’intérieur des retranchements un mouvement auquel Yang-Fong répondrait du dehors. Cette nuit-là, donc, à la seconde veille, ils tentèrent l’entreprise ; mais, hélas ! ils n’avaient pas prévu qu’ils seraient trahis. Le soir même, Ly-Kio fit arrêter et décapiter immédiatement Fong-Kou. Son complice ne vit pas briller le feu attendu ; ce fut le général en chef lui-même qui vint à sa rencontre et l’attaqua au milieu du camp ; la bataille dura jusqu’à la quatrième veille. Song, ne pouvant vaincre, prit le parti de se retirer avec un groupe de soldats. Ly-Kio, cependant, voyait ses troupes s’affaiblir graduellement par les combats que Kouo-Ssé lui livrait chaque jour. Cette guerre faisait périr tant de monde, que les cadavres s’élevaient çà et là comme des montagnes.

À cette époque, Tchang-Tsy arriva du Chen-Sy à la tête d’une grande armée ; il annonça aux deux chefs rivaux que s’ils ne faisaient pas la paix, s’ils refusaient de lui obéir, il allait les écraser l’un après l’autre. Ly-Kio et Kouo-Ssé déposèrent donc les armes, et Tchang-Sy pria l’empereur de se laisser conduire à Hong-Nong. Tout joyeux de cet événement inattendu, le petit prince témoigna le bonheur que lui causait ce retour dans la capitale de l’est où il avait depuis si longtemps désiré de s’établir. Il nomma son libérateur commandant de la cavalerie irrégulière et trésorier. Aussitôt celui-ci envoya du vin et des vivres aux aux mandarins. Kouo-Ssé ouvrit les portes de son camp aux dignitaires et aux grands qu’il retenait comme otages ; Ly-Kio ne fit plus qu’escorter les chars de la cour sur la route de la capitale de l’est.

Quelques centaines de soldats armés de longues lances formaient le cortège impérial. La nuit on traversa Sin-Fong, et au soir on arriva près du pont de Pa-Ling. On était alors en pleine automne, il soufflait un vent froid. Au bruit des voix, les gardes du passage se présentent assez nombreux ; ils arrêtent la marche du prince et demandent qui est dans le char ? « L’empereur, » répond le conseiller du palais, Yang-Ky, en s’élançant au galop à la tête du pont ; qui êtes-vous pour manquer ainsi aux devoirs d’une respectueuse obéissance ? » Mais deux commandants du poste s’avancèrent à sa rencontre et dirent qu’étant chargés par Kouo-Ssé, leur général, de garder ce pont pour empêcher les rebelles de passer, ils devaient au moins s’assurer de la vérité de la réponse, car il était difficile de supposer que l’empereur fut là dans ce char.

À ces mots, Yang-Ky souleva l’écran de la portière, et Sa Majesté elle-même dit aux chefs du poste : « C’est moi, c’est l’empereur, officiers ; pourquoi ne vous retirez-vous pas ? » Toute la troupe, répondant par des cris de vive l’empereur, se mit sur deux rangs pour laisser défiler le cortège.

Quand les chefs de la garde du pont eurent averti Kouo-Ssé de la fuite du souverain, il leur fit des reproches de ce qu’ils n’avaient pas barré le chemin aux chars de la cour. Son désir était d’arrêter l’empereur, de le conduire de nouveau à Meï-Ou pour donner suite à ses projets. En vain essayaient-ils de se disculper, prétextant qu’ils ignoraient ses intentions. Kouo-Ssé répétait toujours : « Je voulais tromper Tchang-Tsy par cette ruse d’où dépendait tout le succès de mes desseins. Pourquoi l’avoir laissé passer ? » Aussitôt il fit décapiter les deux officiers et se jeta de nouveau sur les traces de l’empereur avec ses troupes.

Comme il arrivait dans la ville cantonale de Hoa-Yn, le prince entendit derrière lui les voix tumultueuses des soldats qui se précipitaient à sa poursuite et criaient aux chars de s’arrêter. « À peine sorti de l’antre du loup, me voilà tombé dans la gueule du tigre, » dit-il à ses mandarins quand il comprit ce que signifiaient ces clameurs menaçantes ; toute la cour éclatait en sanglots.

Déjà l’armée de Kouo-Ssé approchait ; un tambour retentit ; de derrière la montagne sort un général précédé d’une grande bannière sur laquelle on lisait ces mots écrits en gros caractères : « Yang-Fong de l’Empire des grands Han. » Mille hommes le suivaient, marchant au secours du cortège impérial. Par leur arrivée au-devant de Sa Majesté, ils firent reculer les troupes qui la poursuivaient, et les deux armées se trouvèrent en présence. Un lieutenant de Kouo-Ssé s’élance pour provoquer Yang-Fong.

« Rebelle, brigand, homme sans humanité, guerrier déloyal, lui crie-t-il, oses-tu bien m’attaquer ? — Kong-Ming[90], où es-tu ? » répliqua Yang-Fong en se tournant vers les siens. À cet appel répond un général qui se précipite en avant armé d’une hache ; il se jette au galop sur le lieutenant du chef ennemi, et au premier choc le renverse mort aux pieds de son cheval ; puis il rompt les lignes des rebelles et en fait un horrible carnage.

Complètement battu, Kouo-Ssé se retira à deux milles du champ de bataille, tandis que Yang-Fong, ralliant ses troupes, vint se présenter à l’empereur. Sa Majesté mit pied à terre et tendit la main à son général en lui disant : « Vous m’avez sauvé, c’est un service qui restera gravé au fond de mon cœur. » Fong s’était prosterné auprès du char ; l’empereur lui adressa quelques questions sur celui qui venait de tuer le lieutenant du général rebelle, sur Kong-Ming ; Fong l’amena avec lui pour qu’il s’agenouillât aux pieds du souverain. Des paroles flatteuses et encourageantes furent adressées par Sa Majesté au vainqueur, et Fong continua d’escorter la marche de son prince jusqu’à Hoa-Yn.

Touan-Oey, gouverneur de Ning-Tsy, fournit à Sa Majesté les habits de cour dont elle avait besoin et des vivres excellents ; cette même nuit, l’empereur coucha au camp de Yang-Fong, et Kouo-Ssé, qui avait fui avec son armée, reparut dès le lendemain aux avant-postes à la tête d’une nouvelle division. Kong-Ming étant sorti à cheval pour le repousser, bientôt les troupes rebelles le cernèrent de toutes parts. L’empereur et Yang-Fong se trouvaient au centre du camp enveloppé par l’ennemi. « Cette fois nous sommes perdus sans ressource, » disait le prince aux mandarins.

Au milieu de ce péril, voilà que vers le sud-est retentissent des cris épouvantables ; les rebelles se dispersent en désordre comme les flots d’une mer agitée. Kong-Ming a profité du moment ; il se fraie une route sanglante hors des portes du camp, reprend l’offensive sur les troupes de Kouo-Ssé, en fait un grand carnage et les met en déroute ; alors aussi un autre général apporte du secours et se présente devant le char ; c’était Tong-Tching, oncle maternel de Sa Majesté. Ce loyal personnage avait rejoint son empereur avec mille cavaliers pour l’arracher aux mains de ses ennemis.

Sa Majesté pleurait encore au souvenir du péril passé. « Sire, rassurez-vous, lui dit Tong-Tching ; Yang-Fong et moi, nous faisons le serment de débarrasser l’Empire des deux rebelles qui vous oppriment, et de rendre la paix à l’Empire. — Allons, allons vite vers la capitale de l’est, » répondit l’empereur ; et au milieu de la nuit la cour fugitive arrivait à Hong-Nong.

Cependant, après cette défaite, Kouo-Ssé, ralliant ses troupes vaincues, revint auprès de son rival Ly-Kio, et lui donna des détails sur les événements dont il venait d’être témoin. « Si l’empereur arrive dans le Chan-Tong, s’il s’y établit, disait-t-il, assurément il fera un appel à tout l’Empire. Les grands vassaux se rallieront au prince, et nous serons exterminés nous et les nôtres. — Les troupes de Tchang-Tsy, maîtresses de la capitale, n’osent encore attaquer, répondit Ly-Kio ; réunissons nos forces, marchons de concert sur Hong-Nong, tuons le souverain et ensuite nous partagerons l’Empire ; voulez-vous ? — Si mon frère aîné seconde les faibles forces de son jeune frère, reprit Ly-Kio (avec une humilité hypocrite), s’il le dirige, la terre entière est à nous. » Et avec leurs troupes réunies ils se mirent à piller, à saccager les campagnes, laissant un désert derrière eux.

De leur côté, Yang-Fong et Tong-Tching, avertis de l’approche des rebelles, s’avancèrent à leur rencontre, et un grand combat fut livré à Tong-Kien. Kouo-Ssé et Ly-Kio se dirent : « Cessons nos querelles et combattons à outrance. L’ennemi a peu de troupes, nous en avons beaucoup ; la victoire est assurée pour nous. » Le premier commandait la division de droite, le second celle de gauche ; leur armée remplissait la montagne, couvrait la plaine. Les deux généraux de l’empereur se battirent vigoureusement sur les deux côtés à la fois. Pour mieux défendre Sa Majesté et l’impératrice, ils les avaient fait sortir avec leurs chars. Les mandarins, les gens du palais, le sceau impérial, les archives, ce qui faisait partie du service de l’empereur, tout cela, hommes et choses, fut abandonné et tomba au pouvoir des rebelles.

Le carnage fut effroyable ; les soldats de Ly-Kio et de Kouo-Ssé mirent la ville de Hong-Nong au pillage après l’avoir prise de vive force ; ensuite ils poursuivirent l’empereur que ses deux généraux emmenaient, en le défendant encore, vers le Chen-Pé.

Cependant Yang-Fong et Tong-Tching envoyèrent deux émissaires, l’un auprès des chefs rebelles pour entamer avec eux des négociations, l’autre dans le Ho-Tong (à l’est du fleuve Ho) pour y demander secrètement des secours. Cette dernière mission s’adressait à l’ancien commandant de Pé-Pou, Ly-Yo, ainsi qu’à Han-Sien et à Hou-Tsay ; ils accoururent avec trois divisions pour délivrer l’empereur. Les gens de Ly-Yo étaient tous des bandits des bois et des montagnes ; faute d’autres, il les avait enrôlés. Quand les soldats des trois districts entendirent la voix de l’empereur qui les appelait, en promettant le pardon du passé et des grades pour l’avenir, comment ne seraient-ils pas venus ? Ils arrivèrent donc, et se réunirent aux divisions de Tong-Tching pour reprendre la ville de Hong-Nong. Dans ce temps-là, les deux chefs rebelles, Kouo et Ly, lorsqu’ils arrivaient dans un village massacraient les vieillards et les enfants, et faisaient de force prendre les armes à la population valide. Au combat, ils plaçaient en avant ces troupes improvisées, qu’ils appelaient l’armée qui ose mourir (Kan-Ssê-Kiun) ; voilà comment ils avaient grossi leurs divisions.

Quand Kouo-Ssé entendit les cris tumultueux des soldats de Ly-Yo[91], arrivant sur le champ de bataille, il dit à ses officiers : « Semez sur la route les dépouilles des vaincus, habits précieux, or et argent. » Lorsque Ly-Yo s’approcha de Fey-Yang, ses troupes, habituées au pillage, se débandèrent pour ramasser ce riche butin. Kouo-Ssé les attaqua de tous côtés, et leur fit essuyer une déroute complète ; les cadavres des morts jonchaient la plaine, le sang coulait par torrents. Voyant qu’ils ne pouvaient rétablir le combat, Fong et Tching escortèrent l’empereur dans sa retraite vers les provinces du nord. Le souverain était poursuivi de si près par les rebelles, que Ly-Yo, ne conservant aucun espoir de le sauver, le pria de fuir à cheval devant eux. « Non, répondit le petit prince, comment pourrais-je abandonner mes mandarins ? »

Les rebelles, sans se ralentir, sans se disperser, continuaient leur poursuite. L’éclat des flammes ravageant la plaine illuminait tout le ciel ; Hou-Tsay (l’un des commandants des trois districts) périt de la main de ses soldats révoltés ; les cris des combattants ébranlaient la terre. Cette retraite avait duré l’espace de dix milles ; Fong et Tching, ne voyant aucun moyen de salut, engagèrent l’empereur à abandonner son char et à gravir à pied les bords du fleuve Jaune, tandis que les généraux fidèles, et Ly-Yo avec eux, cherchaient un petit bateau pour le faire passer sur la rive opposée.

Ce jour-là, il faisait très-froid ; le jeune souverain soutenait l’impératrice et l’aidait à marcher sur le rivage ; mais les bords du fleuve, trop escarpés, ne leur permettaient pas de descendre. Le ciel était froid, l’air glacial ; derrière eux s’élevaient les flammes et retentissaient les tambours des rebelles. Lier le prince par le milieu du corps avec le licou d’un cheval et le descendre ainsi dans un bateau, tel fut le moyen que proposa Yang-Fong ; le frère aîné de l’impératrice, Fo-Té, qui se trouvait dans la foule, avait sur lui quelques brasses de cordes, ramassées dans la déroute ; un des officiers, Shang-Hong, en fit un lien solide, avec lequel le prince et l’impératrice, bien attachés ensemble, furent descendus jusque dans le bateau.

Ly-Yo, le sabre à la main, se plaça à la proue, et le frère aîné de la princesse, soutenant avec précaution le précieux fardeau que l’on faisait glisser du haut du rivage, fit asseoir sa sœur près de lui. Ceux des mandarins qui n’avaient pas de place dans la nacelle s’accrochaient à l’envi aux deux bords ; mais Ly-Yo, craignant que l’esquif ne fût submergé, les força de lâcher prise ; ils tombèrent dans l’eau et traversèrent le fleuve à la nage. On fit un second voyage pour sauver les fuyards ; ceux qui restaient sur les bords ne cessaient de pousser des cris lamentables. On se disputait à qui s’embarquerait sur la nacelle, et combien de pauvres fugitifs, qui s’accrochaient à ses bords, eurent les doigts et les mains coupés !

Dès qu’ils furent arrivés sur la rive septentrionale du fleuve, Yang-Fong et les autres généraux trouvèrent un char et y firent monter l’empereur, qui, ce soir-là, arriva mourant de faim à Ta-Yang. Il dut passer la nuit dans une maison de briques. Un vieux habitant de la plaine apporta à Sa Majesté du riz si grossier qu’elle ne put le goûter. Le lendemain, Ly-Yo et Han-Sien furent nommés, le premier, général de l’armée du nord, le second, général de l’armée de l’est. L’empereur, après les avoir ainsi récompensés, continua sa route sur un char traîné par des bœufs. Les deux généraux accoururent auprès du prince pour lui exprimer leur reconnaissance ; le ministre d’État, Yang-Piéou, l’intendant du palais, Han-Yong, le prince et l’impératrice éclataient en sanglots. Dans cette petite cour, réduite à vingt personnes, il n’y en avait pas une qui ne versât des larmes.

« Hélas ! disait l’intendant du palais, Han-Yong, si les deux chefs rebelles voulaient m’écouter, j’irais, au risque de ma vie, les supplier de licencier leurs troupes ; au moins Sa Majesté pourrait sauver sa personne auguste. » Et tandis qu’il s’en allait accomplir cette périlleuse mission, Ly-Yo pria l’empereur de venir prendre quelques jours de repos au camp de Yang-Fong ; puis, Yan-Piéou le conduisit à Ngan-Y, aujourd’hui Kiay-Tchéou.

Dans cette petite ville, il n’y avait pas de maisons à étages ; le souverain et sa cour furent réduits à habiter une chaumière qui n’avait pas de porte que l’on pût fermer ; on l’entoura d’une palissade faite avec des branches épineuses. C’est dans cette chaumière que le successeur des Han, Hiao-Hien-Ty, avec ses grands dignitaires, tenait sa cour et réglait les affaires de l’État. Les deux généraux en chef de cette armée, Ly-Yo et Han-Sien, se tenaient en dehors de l’enclos avec leurs troupes, et gardaient la personne du souverain ; ils le gouvernaient et se faisaient craindre ; et les chefs de l’armée voyaient avec joie toute l’autorité passer entre leurs mains. Les mandarins civils qui osaient les calomnier ou mal parler d’eux à l’empereur étaient punis de mort. Le malheureux prince ne recevait de ces généraux, pour ses repas, autre chose que du vin trouble et de mauvais riz ; mais il se soumettait à ces humiliations avec une résignation forcée.

Il arriva aussi que Ly-Yo et Han-Sien accueillirent des sorciers bons à rien, des empiriques vagabonds ; leur nombre s’élevait à deux cents ; ils en firent des officiers de l’armée, des conseillers dans les affaires civiles. Les sceaux gravés ne pouvaient suffire à tant de nominations ; on en traça les caractères avec une alêne, tant il y avait de négligence et de désordre dans cette petite cour.

Cependant Han-Sien alla trouver Ly-Kio et Kouo-Ssé ; il obtint d’eux la mise en liberté des mandarins et des officiers du palais, faits prisonniers au sortir de la capitale. Cette année là, l’Empire fut en proie à une horrible famine ; le peuple n’avait à manger que les fruits du jujubier et des plantes potagères ; les cadavres des gens morts de faim couvraient la plaine. Tchang-Yang et Wang-Y (gouverneurs du Ho-Neuy et du HoTong, provinces en dedans et à l’est du fleuve Ho) envoyèrent à l’empereur, celui-ci des étoffes de soie, celui-là des grains. Ce fut à leurs dons généreux que le souverain dut de ne pas mourir.

Enfin, comme il n’y avait plus à craindre pour les jours de Sa Majesté, Tong-Tching et Yang-Fong détachèrent de leur armée des travailleurs chargés de rebâtir le palais incendié de Lo-Yang. Ramener la cour à la capitale de l’est, était le vœu de ces deux généraux ; et comme Ly-Yo s’opposait à ce dessein, Tching lui dit : « Lo-Yang, la capitale de l’est, est le véritable siège d’un empereur ; Ngan-Y (Kiay-Tchéou) est une ville trop petite pour abriter le souverain et la cour ; je vais prier Sa Majesté de retourner à Lo-Yang, il le faut. — Allez, si bon vous semble, faire cette demande, répondit Ly-Yo, mais je persiste à rester ici. » Chacun s’obstina dans son opinion.

Déterminé par les raisons qu’alléguait Fong-Tching, l’empereur se mit en route pour la capitale de l’est. Mais Ly-Yo appela à lui les deux généraux rebelles (dont la soumission n’était guère sincère), et, de concert avec eux, il résolut d’enlever encore la personne du prince. De leur côté, les trois chefs restés fidèles (Tong-Tching, Yang-Fong et Han-Sien), instruits de ces dispositions, mirent leur armée en mouvement durant la nuit, et dirigèrent le souverain, en l’escortant dans sa marche clandestine, vers le passage de Ky-Kouan. Déjà Ly-Yo s’était précipitamment jeté sur leurs traces. À la quatrième veille, arrivé au pied du mont Ky-Chan, à gauche du passage, il criait au cortège : « Arrêtez, Ly-Kio et Kouo-Ssé sont ici ! »

Quand l’empereur entendit cet ordre, il frissonna de tous ses membres. Sur la montagne brillaient de grands feux ; les troupes impériales demeuraient interdites.


CHAPITRE IV.


Tsao-Tsao sauve l’empereur et s’empare du pouvoir.


I.[92]


[Année 196 de J.-C.] « C’est Ly-Yo qui a trahi, » s’écria Yang-Fong, et il envoya contre lui l’officier dont le courage avait déjà triomphé d’un chef rebelle, Hu-Hwang (son surnom Kong-Ming). À la première rencontre, Ly-Yo fut renversé mort aux pieds de son cheval ; les siens se dispersèrent devant un ennemi trop redoutable, et le cortège impérial, sauvé une fois encore, traversa le passage Ky-Kouan. Là, Sa Majesté reçut de Tchang-Yang (gouverneur du Ho-Neuy, sur le territoire duquel elle se trouvait alors), des présents en vivres et en étoffes que ce mandarin vint lui offrir sur la route. Le prince lui accorda le titre de général en chef de la cavalerie, et il dut prendre congé de la cour fugitive pour aller occuper Ye-Wang.

Enfin l’empereur Hiao-Hien-Ty rentre dans la capitale ; il voit son palais consumé par les flammes ; dans les rues désertes l’œil, partout où il se porte, ne rencontre que de grandes et hautes herbes. Les édifices somptueux, habités jadis par les souverains, ne sont plus qu’un amas de ruines. Avec les débris, on construisit une petite maison qui servit de logement à l’empereur et à l’impératrice ; quand les mandarins venaient faire leur cour, ils restaient debout au milieu des touffes d’herbes, dans les plantes épineuses dont le sol était recouvert.

[Année 196 de J.-C] Cette année-là, la famine fut terrible ; l’empereur, changeant le nom des années de son règne, substitua au nom de Hing-Ping (tranquillité croissante), celui de Kien-Ngan (repos de la cour). À Lo-Yang, il ne restait pas plus de cent familles, et, comme il n’y avait rien à manger pour personne, comme dans les murs la population affamée avait enlevé l’écorce des arbres et arraché les herbes, tige et racine, pour s’en nourrir, tous les mandarins, depuis le président des six grandes cours et les membres du conseil jusqu’aux employés inférieurs étaient réduits à aller chercher hors des murs ces aliments insuffisants et grossiers ; on les voyait eux-mêmes faucher l’herbe qui servait à allumer le feu ; il y en eut qui moururent de faim. Telles étaient les calamités extraordinaires qui marquaient la fin de la dynastie des Han.

Cependant, le ministre d’État Yang-Piéou représenta à Sa Majesté qu’il était bien temps de faire appeler Tsao-Tsao. Ce général se trouvait dans le Chan-Tong à la tête de cent mille hommes ; on devait le faire venir à la cour pour qu’il prêtât au souverain son appui et soutînt la dynastie chancelante. « Déjà, répondît l’empereur, je lui ai envoyé un pareil ordre, il faut donc le faire appeler de nouveau ? » Et aussitôt des courriers furent expédiés vers Tsao-Tsao. Or, Tsao ayant appris dans le Chan-Tong le retour de Sa Majesté à Lo-Yang, s’était mis à délibérer avec ses officiers sur la conduite qu’il devait tenir. Sun-Yo, prenant la parole, avait dit : « Jadis le roi de Tsin, Wen-Kong, fit sa soumission à Siang-Wang de Tchéou, et tous les vassaux prêtèrent serment de fidélité. Le fondateur de la dynastie des Han, Kao-Tsou, étant parvenu au trône, gagna l’affection du peuple en prenant le deuil à la mort de Y-Ty. Maintenant que notre empereur gémit opprimé par des rebelles, vous marchez à la tête de soldats dévoués à la dynastie ; les troubles survenus dans le Chan-Tong vous ont retenu loin de la cour, vous ont empêché de secourir la personne du souverain. Voici que l’empereur rentre dans la capitale de l’est, mais cette capitale est un amas de ruines. Le moment semble être venu de soutenir le prince et de répondre à l’espérance du peuple. Ce sera un bel exemple de fidélité. En agissant avec droiture, vous verrez l’Empire se soumettre à vous ; ce sera l’entreprise d’un homme de génie. Prendre en main la cause de l’humanité et de la justice et rallier autour de soi les héros du siècle, c’est faire briller sa vertu. Ces trois grands résultats, vous pouvez les atteindre. Les personnages distingués de notre époque, disséminés sur toute la surface de l’Empire, ne peuvent rien faire ; quels que soient leurs projets de soumission ou de révolte, si l’ordre n’est pas rétabli au plus vite, les plus braves, les plus éminents d’entre eux sentiront l’ambition s’éveiller dans leurs cœurs ; un jour ils vous causeront de graves inquiétudes et il sera trop tard pour les arrêter. »

Tsao accueillit avec joie ce conseil, et il voulait déjà se mettre en marche avec ses troupes quand arriva la lettre de l’empereur. Il reçut l’envoyé à l’hôtel des postes, l’y traita avec égards, et ils firent route de compagnie. Une multitude d’affaires accablait le souverain dans la capitale. Les murs tombaient en ruines ; il voulait les relever, mais les moyens lui manquaient, et à ces perplexités vint se joindre la nouvelle de l’arrivée des deux chefs rebelles, Ly-Kio et Kouo-Ssé. En proie à de nouvelles frayeurs, le prince demandait conseil à Yang-Fong. » Dans quelles inextricables difficultés me suis-je plongé ! disait-il ; le mandarin envoyé dans le Chan-Tong ne revient pas. Ne vaudrait-il pas mieux aller nous jeter dans les bras de Tsao que de l’attendre ici ! »

Yang-Fong et Han-Sien allaient marcher au-devant de l’ennemi, mais Tong-Tching (oncle maternel de l’empereur) faisait remarquer le peu de solidité des remparts, et avec un si petit nombre de soldats armés de cuirasses, la victoire était plus que douteuse. Dans le cas présumable d’une défaite, où irait-on se réfugier ? Et comme on annonçait l’approche de l’ennemi, l’empereur et l’impératrice furent obligés de remonter sur les chars. Tching les escorta sur la route de Chan-Tong. Faute de chevaux, la cour suivait à pied ; mais à une petite portée de trait au delà des murs, tout l’horizon parut rempli d’une poussière qui obscurcissait le ciel. Le bruit des tambours et des gongs ébranlait les airs, une innombrable armée s’avançait. Frappés de terreur, l’empereur et l’impératrice ne pouvaient articuler une parole ; tout à coup un homme arrivant au grand galop se prosterna près du char ; c’était l’envoyé qui revenait de Chan-Tong.

« À qui sont ces soldats ? demanda le prince. — Sire, répondit le mandarin, ce sont ceux que Tsao amène avec lui de sa province ; il accourt pour défendre Votre Majesté. Instruit de la nouvelle attaque des deux généraux rebelles, il a détaché en avant-garde Heou-Tun a la tête de dix divisions formant ensemble une armée de cinquante mille soldats choisis ; ce premier corps a pris les devants pour protéger votre auguste personne. »

Ces nouvelles ramenèrent le calme dans l’âme de l’empereur ; aussitôt parut à ses yeux Heou-Tun, suivi de deux généraux, Hu-Tchu et Tien-Wei. Ils accoururent vers le souverain pour lui présenter leurs respects, et, s’excusant de ce que leur armure ne leur permettait pas de s’agenouiller devant son auguste personne, ils se mirent à crier : Vive l’empereur ! tout debout, selon l’usage des armées. « Vos chevaux sont harassés, répondit le prince, mais je n’en ai pas d’autres à vous donner.

— Sire, dit Heou-Tun, Tsao, instruit de l’attaque des deux chefs rebelles, nous a envoyés en avant pour vous arracher de leurs mains. » Et tout à coup les mandarins de la suite ayant annoncé qu’une armée débouchait par la route de l’est, le prince tomba dans une terreur qui le rendit immobile comme une statue. Heou-Tun partit au galop pour reconnaître ces troupes si subitement arrivées, et, revenant près de l’empereur : « Que Votre Majesté se rassure, lui dit-il, c’est Tsao qui paraît avec son infanterie. »

Aussitôt d’autres officiers, d’autres généraux parurent qui vinrent saluer le prince, et il demanda leurs noms. « Ce sont le cousin de Tsao, Tsao-Hong et les deux lieutenants Ly-Tien et Yo-Tsin, répondit Heou-Tun. — Mais votre général lui-même vient-il ? » reprit l’empereur en s’adressant aux nouveaux venus. Hong expliqua à Sa Majesté que Tsao-Tsao, dans la crainte que l’avant-garde ne pût résister seule aux forces des rebelles, l’avait envoyé, lui et sa division, soutenir ce premier corps.

« Votre général est le sauveur de son souverain et de l’Empire, répliqua Hien-Ty ; voici les rebelles qui s’avancent avec une foule de fantassins et de cavaliers ; allez à leur rencontre avec vos deux divisions. — Nous sommes prêts, — répondit Tun ; suivi de Tsao-Hong, il s’élança avec sa cavalerie ; l’infanterie le soutenait. Au premier choc, les rebelles furent culbutés et les vainqueurs coupèrent des têtes par milliers. Après ce premier succès, ils firent reprendre à l’empereur la route de la capitale.

La division de Heou-Tun s’établit hors des murs ; le lendemain, Tsao, conduisant une grande troupe d’hommes et de chevaux, fit son entrée avec trois mille cavaliers armés de lances et de cuirasses. Il les rangea dans la ville, et les grands mandarins vinrent le prendre pour le conduire à la cour. Là, il se prosterna aux pieds du trône. Le souverain lui ayant permis de se relever, le fit monter à ses côtés sur l’estrade et lui adressa sur ses victoires des questions flatteuses.

« Sire, répondit Tsao, grâce au bonheur que Sa Majesté répand autour d’elle comme le Ciel, j’ai pu lever des troupes dans le Chan-Tong. Naguères, l’Empereur a daigné répandre sur moi ses bienfaits, et l’occasion ne s’était pas offerte encore d’en témoigner ma reconnaissance. Mais les rebelles ayant comblé la mesure de leurs forfaits, je suis venu à la tête de quatre cent mille hommes pour répondre à l’appel de Votre Majesté et punir les traîtres. Il n’y a pas d’effort que je ne sois prêt à faire. Puisse Votre Majesté, délivrée de tout péril, rendue au repos, agrandir encore son autorité et sa gloire ! » Aussitôt l’empereur nomma Tsao-Tsao inspecteur-général à la cour et dans les provinces et premier ministre. Il prit congé du souverain en lui exprimant sa gratitude.

Le lendemain, Tsao emmena ses soldats camper à cinq milles de Lo-Yang. Les deux chefs rebelles, Ly-Kio et Kouo-Ssé, voulaient livrer bataille à Tsao, las d’une longue marche, mais ils en furent dissuadés par Kia-Hu (qui s’était rallié à eux au passage du fleuve Jaune). « Tsao est à la tête d’une nombreuse et excellente armée, leur dit-il ; il a avec lui une multitude de mandarins civils et militaires ; le mieux serait de déposer la lance, de délier la cuirasse et de se soumettre en implorant le pardon du passé. »

« Insolent qui osez éteindre mon ardeur, s’écria Ly-Kio avec colère ! » Et il ordonna à ses officiers de décapiter Kia-Hu. Mais tous les généraux supplièrent leur chef de se calmer ; cette même nuit, Kia-Hu se sauva à cheval loin du camp où sa vie était menacée.

Le jour suivant, Ly-Kio risqua la bataille ; trois cents cavaliers commandés par Hu-Tchu, Tsao-Jin et Tien-Wei enfoncèrent les lignes des rebelles en trois endroits, et bientôt les deux armées furent en présence. Les deux fils aînés de Ly-Kio (Ly-Sien et Ly-Pié) s’avancèrent pour commencer l’attaque ; Tsao avait à peine demandé le nom de ces chefs inconnus que Hu-Tchu, volant à leur rencontre, avait décapité Ly-Sien d’un coup de sabre. Son frère Ly-Pié fut si épouvanté qu’il tomba de cheval en sortant des lignes, et il eut le même sort. Le vainqueur rapporta dans les rangs les têtes des deux frères ; personne du côté des rebelles n’osa le poursuivre.

« Vous êtes le héros du siècle, s’écria Tsao en lui frappant sur l’épaule. » Et à la tête de la division du centre il chargea l’ennemi. Heou-Tien commandait l’aile gauche, Tsao-Jin l’aile droite ; au bruit du tambour, les trois corps de l’armée impériale donnant à la fois, les rebelles furent mis en pleine déroute. Tsao lui-même, le glaive en main, guidait ses soldats. Au milieu de la nuit, la lance du vainqueur poursuivant les fuyards brillait, rapide comme l’étoile filante, comme la flamme de l’incendie.

Pareils au chien qui a perdu son maître, au poisson sorti du filet rompu, les deux chefs rebelles, avec les débris d’une armée réduite des deux tiers, se sauvèrent du côté de l’ouest. Cette fois aucune maison ne se fut ouverte pour les recevoir, et ils se cachèrent dans les montagnes.

Tsao-Tsao tenait ses troupes rassemblées hors des murs ; le service éminent qu’il venait de rendre à l’empereur par sa victoire inquiétait Yang-Fong et Han-Sien. « Tout le pouvoir passera entre ses mains, disait le premier ; quel cas fera-t-il de nous ! Aucun ; allons, cela vaudra mieux, allons demander à l’empereur la permission de poursuivre plus loin les rebelles ; ce nous sera un prétexte de fuir nous-mêmes avec nos troupes dans le Ta-Liang ; là nous attendrons la tournure que prendront les événements. »

Comme ils voulaient se retirer, l’empereur ne put mettre obstacle à leurs projets, mais il appela Tsao dans le palais.

Quand il reçut cet ordre, Tsao fit asseoir l’envoyé qui en était porteur, et il vit un homme aux sourcils gracieux, à la démarche grave, imposante comme celle d’un immortel. » Hélas ! pensa-t-il tristement, après cette grande famine pendant laquelle les mandarins, l’armée et le peuple ont eu tant à souffrir dans la capitale de l’est, on ne trouverait pas deux visages aussi florissants que celui-ci ! » Il lui demanda d’où lui venait cette bonne mine, son nom, son âge, le rang qu’il occupait.

« J’ai à peine trente ans, répondit l’envoyé ; quant à mon rang, le voici : ma bonne conduite et ma probité m’ont fait connaître, quand on a donné des emplois. D’abord, j’ai servi sous le chef des confédérés, puis sous Tchang-Yang ; mais voyant que Youen-Chao (le chef de la ligue) et ce dernier étaient impuissants à triompher de l’anarchie, je me suis rallié à l’empereur dès son retour dans la capitale. Sa Majesté m’a fait entrer dans le conseil ; mon nom est Tong-Tchao, mon surnom Kong-Jin, je suis de Ting-Tao dans le Tsy-Yn. »

« Depuis longtemps votre réputation m’est connue, reprit Tsao se levant pour lui faire un salut ; je suis heureux de vous rencontrer. » Et après l’avoir fait entrer dans sa tente afin de l’y traiter en hôte distingué, il lui présenta Sun-Yo, son ami. Mais tout à coup on vint avertir Tsao qu’une armée inconnue s’avançait vers le camp.

« Ce doivent être Yang-Fong, l’ancien lieutenant de Ly-Kio, dit Kong-Jin à Tsao qui envoyait des hommes en reconnaissance, et l’ancien commandant de Pé-Pou, Han-Sien ; voyant avec dépit votre autorité croissante, ils retournent dans le Ta-Liang. — Quoi ! je leur porte ombrage ? demanda Tsao. — Ce sont des insensés, reprit Kong-Jin, n’y prenez pas garde. — Mais où sont les rebelles Ly-Kio et Kouo-Ssé ? — En quelque endroit qu’ils se trouvent, tigres sans griffes, oiseaux sans ailes, ils ne peuvent vous échapper, illustre général, et ne doivent vous donner aucun souci. » Alors, voyant que les paroles de Kong-Jin semblaient s’accorder avec ses propres pensées, Tsao lui adressa des questions sur l’état présent des affaires.

Celui-ci répondit : « Vainqueur des insurgés avec les troupes fidèles levées dans votre province, placé à la cour comme ministre, vous voilà au faîte de la puissance, et comme l’égal des cinq grands vassaux de l’antiquité. Mais, parmi les généraux subalternes, chacun a son ambition, et certainement tous ne se soumettront pas. Aujourd’hui donc, si vous restez ici à occuper près du prince la charge de ministre, les troubles ne s’apaiseront pas dans le reste de l’Empire ; il y a un moyen, c’est de transférer la cour à Hu-Tou. Répandez la nouvelle d’un prochain départ, et tout le peuple attendra avec bonheur cette époque comme celle du retour de la tranquillité. Cette réintégration du prince à Lo-Yang n’a pas apaisé les discordes ; c’est en faisant des choses extraordinaires que l’on acquiert des mérites extraordinaires aussi. Général, c’est à vous de méditer de grandes choses et de les accomplir. »

« Telle est aussi ma pensée, répondit Tsao en serrant les mains de Kong-Jin avec un sourire ; mais Yang-Fong est à Ta-Liang et je suis à la cour : comment entamer des négociations à la fois au dedans et au dehors, conduire mon entreprise ici et là ? — Rien de plus facile, reprit Kong-Jin ; écrivez à Yang-Fong une lettre pour le rassurer, et quand les grands demanderont quels sont vos motifs pour émigrer encore, vous répondrez que la capitale manque de vivres, qu’il faut transférer la cour à Hu-Tou, plus près du Lou-Yang, d’où l’on peut tirer des approvisionnements ; qu’avec la disette disparaîtra le mécontentement des peuples. Dites cela aux grands, et cette nouvelle les réjouira tous. »

« Je promets de suivre au plus tôt votre avis, répondit Tsao avec empressement ; si je me trompe dans ma conduite, remettez-moi sur la voie, et soyez assuré de ma profonde reconnaissance. — Je suis prêt à vous obéir, reprit Kong-Jin. » Et il se retira en s’inclinant avec respect.

Dès lors, l’unique pensée de Tsao fut de transférer l’empereur et la cour à Hu-Tou.

Dans ce même temps, le secrétaire du grand conseil, Wang-Ly, dit à Liéou-Ngay, astrologue de la cour : « En examinant le ciel pour y lire la destinée des Han, j’ai vu que depuis le printemps la planète Tay-Pé (Vénus) est en opposition avec l’étoile Tchin-Sing dans la grande ourse ; puis elle a traversé la voie lactée. Yng-Hoe {Mars) suit une route qui n’est pas naturelle et se rencontre avec Vénus dans la ligne du taureau : si le métal et le feu sont d’accord, donc il surgira bientôt un nouvel empereur, et la dynastie des Han touche à sa fin ! Dans les pays de Tsin et de Goei, il surgira quelque chose. »

Wang-Ly alla rapporter ces paroles à l’empereur, et lui dit : « Il y a des changements dans la marche des astres ; les cinq éléments ne suivent pas leurs voies accoutumées ; la terre remplace le feu (symbole de votre dynastie) ; c’est Goei qui héritera de l’Empire des Han ; et c’est un Tsao qui pacifiera cet Empire. Il faut donc confier la direction des affaires à celui qui porte le nom de Tsao. »

Ces paroles furent répétées au ministre lui-même, et il envoya dire au mandarin de ne plus parler ainsi. « Je sais, ajouta-t-il, que vous êtes un fidèle et loyal mandarin, mais les secrets du ciel sont difficiles à connaître. » Cependant, il instruisit Sun-Yo, son conseiller intime, de cette prédiction, et celui-ci répondit : « Le nom de famille des Han est Liéou, c’est par la vertu du feu (Mars) qu’ils se sont saisis de l’Empire, et que cette dynastie s’est élevée dans deux capitales. Vous, vous êtes sous l’influence de la terre (Vénus) ; la ville de Hu-Tou dépend de la terre ; en vous y établissant, vous vous élèverez. Le feu peut produire la terre, la terre peut faire pousser le bois (cinquième élément) ; ainsi les prophéties de Wang-Ly et les paroles de Kong-Jin sont d’accord, et ils disent tous les deux qu’un nouvel empereur doit venir ! »

Les idées de Tsao furent dès lors arrêtées ; le lendemain, il fit entrer ses troupes dans la ville, et alla trouver l’empereur : « Sire, lui dit-il, la capitale de l’est est un pays depuis longtemps abandonné, où il ne faut pas songer à s’établir de nouveau ; de plus, il est difficile d’y faire arriver des vivres ; votre sujet se décide à transférer la cour à Hu-Tou, près de Lou-Yang. Cette ville a des murailles, des édifices publics, des vivres, des provisions abondantes ; y transporter le siége de l’Empire, telle est la résolution irrévocablement prise par votre sujet. »

Quand ils entendirent ces mots : « Votre Majesté est priée de monter sur son char, » les magistrats gardèrent le silence, tant la puissance de Tsao leur inspirait de crainte. Le départ s’effectua ce même jour, et on fit un peu de chemin ; mais, à peine arrivé devant Kao-Lin, le cortège fut arrêté par les cris que poussaient les troupes de Yang-Fong et de Han-Sien, prêtes à lui barrer la route.

« Où conduisez-vous l’empereur ! cria Hu-Hwang. » Et Tsao s’élança au-devant de lui ; en voyant ce guerrier à la taille noble et imposante, il demeura frappé d’une secrète admiration, et détacha Hu-Tchu pour le combattre. La lutte commence, le glaive et la hache se heurtent dans cinquante attaques successives. Mais Tsao a sonné la retraite pour faire cesser ce combat à forces égales, et rallier ses soldats ; chacun rentre dans ses retranchements. Là, il assemble le conseil et demande un moyen d’attirer dans son parti le redoutable champion qui fait sans doute la force de ses deux adversaires. Un homme se présente, c’est Man-Tchong, ancien ami de Hu-Hwang ; il répond d’amener celui-ci sous les tentes.

Aussitôt, déguisé en simple soldat, il se glisse dans le camp ennemi, traverse les lignes et arrive devant la tête de celui qu’il cherche ; il le trouve couvert de son armure complète. Étonné de la visite, Hwang regarde l’étranger qui, le saluant avec la plus grande politesse, demande comment se porte son ancien ami.

L’officier réfléchit longtemps ; il regarde et répond enfin : « N’êtes-vous pas Man-Tchong (surnommé Pé-Ning), du Chan-Yang ? — Lui-même. — Et quel objet vous amène ? — Écoutez : lors de l’occupation de Yen-Tchéou, Tsao m’a nommé à un emploi de son armée ; aujourd’hui, en vous voyant à la tête des troupes, j’ai été bien frappé de votre aspect martial, et tout joyeux de vous retrouver ainsi, je suis venu, au risque de mes jours, vous donner quelques avis. Que peut gagner un héros de votre trempe à servir un Yang-Fong, un Han-Sien ! Tsao est bien un autre général et le premier homme de guerre de nos temps. Par sa valeur il a soutenu la dynastie et sauvé le peuple opprimé ; maintenant l’idée de vous faire attaquer, de vous tuer peut-être à la tête de vos rangs lui répugne trop, et il m’envoie vers vous. Ne tournerez-vous pas le dos aux ténèbres pour suivre la lumière !

— Je sais, répondit Hwang avec un long soupir, que mes chefs n’ont pas d’avenir ; mais il y a longtemps que je suis leur parti faute de mieux, et il m’en coûte de les quitter.

— Vous ignorez donc le proverbe : L’oiseau intelligent choisit le bois sur lequel il se pose, le serviteur éclairé choisit le maître auquel il se donne. Tous les gens de quelque valeur connaissent cet adage ; celui qui ne le met pas en pratique n’est qu’un homme médiocre.

— Eh bien ! reprit Hu-Hwang en se levant, me voilà prêt ; que voulez-vous de moi ?

— Que ne tuez-vous vos deux généraux ? ce serait acquérir tout d’abord un grand mérite.

— Quoi ! reprit l’officier, assassiner mes chefs, ce serait une déloyauté dont je suis incapable.

— Très-bien, voilà une vertu à toute épreuve, » reprit Tchong un peu déconcerté, et tous les deux ils firent route vers le camp de Tsao avec les quelques hommes que Hwang entraîna dans sa défection.

Instruit de son départ, Yang-Fong se jeta sur ses traces avec mille chevaux d’élite. Des torches éclairaient la montagne du haut en bas. « Voilà l’occasion d’en finir avec ces brigands que nous poursuivons depuis si longtemps, cria Tsao, ne les laissons pas échapper. » Et plaçant de chaque côté des soldats en embuscade, il fit marcher toute son armée à la rencontre des rebelles.


II.[93]


Bientôt, au signal convenu, Yang-Fong fut entouré, et Han-Sien étant accouru pour le dégager, les rebelles réunis livrèrent un grand combat ; Yang-Fong parvint à s’échapper, mais Tsao mit les deux corps d’armée en désordre et bientôt en pleine déroute, tant il sut profiter d’un instant favorable. Les vaincus se soumirent pour la plupart. Les deux chefs, désormais sans autorité, allèrent chercher un refuge près de Youen-Chu.

Tsao était enchanté d’avoir gagné Hu-Hwang à son parti. Il conduisit donc sans obstacle le char impérial jusqu’à Hu-Tou. Là il fit disposer un palais complet avec les salles d’audience et les appartements réservés ; un temple des aïeux et un temple où l’empereur pût offrir les sacrifices à la terre furent également construits, ainsi que des édifices pour les examens, pour les cours suprêmes, des hôtels pour les trois dignitaires (le percepteur des impôts, le juge criminel et l’inspecteur des salines), et des tribunaux. Tsao fit aussi construire des greniers publics et achever les murs de la ville destinée à devenir la capitale. Tong-Tching, oncle maternel de l’empereur, et treize grands personnages furent faits princes de second rang ; Tsao lui-même se conféra le titre de premier grand général des armées et de prince de Wou-Ping. Tous les grades, il les distribua aux officiers qui avaient servi sous ses drapeaux, car c’était lui qui décidait des récompenses et des châtiments[94].

Dès lors l’autorité fut tout entière entre ses mains, comme jadis entre celles de Tong-Cho. Il sortait toujours avec une escorte de cent cavaliers couverts de leurs cuirasses, et entrait au palais dans le même équipage. Tous les grands magistrats de la cour qui avaient quelque affaire à traiter s’adressaient à Tsao avant de présenter leur requête à l’empereur ; mais pour régler définitivement des questions d’état d’une haute importance, il invita à un banquet, dans la partie réservée du palais, tous les grands du conseil et leur dit : « Aujourd’hui, si secourant l’empereur menacé par les rebelles, je l’ai entouré de ministres, de grands dignitaires, vous devez tous m’aider de vos conseils, me prêter votre appui. Il y a des grands dans l’Empire qui me causent de graves inquiétudes : Youen-Chu et son frère Youen-Chao (l’ancien chef de la confédération) qui se sont emparés de quelques provinces et n’ont pu être ralliés encore. Liéou-Hiuen-Té, investi depuis quelque temps de la souveraineté de Su-Tchéou, gouverne cette province ; Liu-Pou, vaincu par mes troupes dans le Chan-Tong, s’étant réfugié près de lui, a obtenu en apanage la ville forte de Siao-Pey. Si ces deux généraux réunissaient leurs troupes pour marcher contre moi, ce serait un cas embarrassant ; quels sont les remèdes que vous proposez à ces difficultés ?


CHAPITRE V.


Loyauté et résignation de Hiuen-Té.


I.[95]


[Année 196 de J.-C.] Hu-Tchu prit la parole et dit : « Je demande cinquante mille hommes de bonnes troupes pour aller couper la tête de Hiuen-Té et celle de Liu-Pou. » Sun-Yo convint qu’un héros comme Hu-Tchu devait proposer des moyens énergiques, mais il valait mieux recourir à la ruse. « La nouvelle capitale, dit-il, est à peine établie, on ne peut pas songer à une seconde campagne. J’ai un projet, c’est d’employer la ruse qui fait que deux tigres se dévorent.

« Voyons, expliquez-vous, dit Tsao. — Je compare ces deux ennemis, reprit le conseiller, à deux tigres affamés qui cherchant une proie, descendent en même temps de la montagne ; ils se rencontrent et s’attaquent infailliblement. Dans cette lutte, l’un des deux périt et celui qui reste est facilement exterminé. Aucun appel direct n’a été fait encore à Hiuen-Té, bien qu’il soit de fait seigneur de Su-Tchéou. Que notre général lui fasse au nom de l’empereur une invitation de se rallier à sa cause et le confirme en même temps dans sa principauté ; à cette déclaration que l’on joigne l’ordre secret d’assassiner Liu-Pou. S’il réussit, Hiuen-Té, resté seul, sera bientôt entre nos mains ; s’il échoue, ce sera Liu-Pou au contraire qui le tuera. Voilà ce qu’on appelle les deux tigres qui s’entre-dévorent. »

Ce projet fut adopté par Tsao, qui envoya à Hiuen-Té le grade de commandant militaire des provinces orientales avec le titre de prince de Y-Tching-Ting et de vice-roi de Su-Tchéou ; une note secrète lui dictait ce qu’il avait à faire ensuite.

Mais déjà Hiuen-Té, instruit du nouvel établissement de la cour à Hu-Tou, faisait ses dispositions pour envoyer complimenter l’empereur lorsqu’on lui annonça un courrier du palais. Il sort de son hôtel pour le recevoir, le fait entrer poliment dans la ville, et prend de ses mains, avec respect, la missive impériale. Après ce cérémonieux accueil, Hiuen-Té fait préparer un banquet pour traiter dignement l’envoyé de la cour.

« Tsao-Tsao, le premier ministre, dit celui-ci, vous a chaudement recommandé à Sa Majesté, et voilà pourquoi vous avez tout d’abord obtenu ces hauts grades. » Et comme Hiuen-Té lui témoignait toute la reconnaissance dont il était pénétré, le mandarin lui communiqua la note secrète sans quitter son siège.

« Voilà une affaire qui demande à être mûrement examinée, » répondit Hiueu-Té après en avoir pris connaissance. À la suite du banquet, quand l’envoyé se fut retiré dans, l’hôtel des postes où un logement lui avait été assigné, il assembla son conseil[96]. « Liu-Pou est un ingrat, dit Tchang-Fey, on peut le tuer sans scrupule. — Il est venu se jeter dans mes bras, répondit Hiuen-Té ; le tuer serait une indigne trahison. »

Et il congédia son ami qui se retira en répétant : « Les hommes de bien réussissent rarement. »

Le lendemain, de bonne heure, on annonça l’arrivée de Liu-Pou ; Hiuen-Té l’ayant fait entrer, celui-ci dit qu’il était venu pour le féliciter des nouvelles faveurs dont l’empereur l’avait comblé. « Je viens d’en être instruit, ajouta-t-il, et je me suis empressé de vous présenter mes hommages. » Mais Tchang-Fey était descendu dans la salle, le sabre en main, avec le désir d’assassiner Liu-Pou, qui, voyant Hiuen-Té se précipiter sur son frère adoptif pour le retenir, s’écria tout épouvanté : « Pourquoi en voulez-vous à mes jours ? — Parce que, répondit Fey, Tsao a dit que tu es un traître, et il a ordonné à notre frère aîné de te mettre à mort.

— Je ne vous ai rien fait, » répliqua Liu-Pou ; d’une part Hiuen-Té renvoya Tchang-Fey, de l’autre il emmena Liu-Pou au fond de son hôtel pour lui expliquer tout ce qui venait de se passer. « Tsao est un monstre qui sème la discorde entre les frères, s’écria Liu-Pou en pleurant. — Calmez-vous, mon frère aîné, répondit Hiuen-Té, je ne veux pas suivre ses conseils ; j’ai dans mon district quelques provisions pour les soldats et les chevaux, tout cela, je vous le donne. »

Liu-Pou s’inclina pour remercier cet homme de bien qui lui servit un excellent déjeuner et l’accompagna jusqu’en dehors de ville. Là ils se séparèrent ; après avoir poliment salué son hôte, Liu-Pou retourna dans la ville de Siao-Pey.

Tchang-Fey témoigna son mécontentement de ce que Hiuen-Té l’avait empêché d’accomplir son dessein meurtrier, mais celui-ci répondit : « Tsao a conçu quelque ombrage de nous voir, Liu-Pou et moi, dans le même lieu ; il a voulu nous détruire l’un par l’autre, afin de triompher plus complètement de celui qui survivrait ; mettant en pratique cet adage que deux pouvoirs ne peuvent s’élever l’un devant l’autre. — C’est vrai, répondit Kouan-Kong. — Mais, ajouta Tchang-Fey, je voulais tuer le traître pour couper court à bien des inquiétudes. — Ce serait une action indigne d’un grand homme, » répondit Hiuen-Té, et il alla trouver à l’hôtel des postes l’envoyé de la cour, auquel il remit, après lui avoir témoigné sa reconnaissance pour les bienfaits de l’empereur, une lettre de remerciements adressée à Tsao. Dans cette lettre, il lui demandait le temps de réfléchir sur sa conduite ultérieure.

Quand Tsao apprit par l’envoyé le mauvais succès de cette mission, il pria Sun-Yo de lui suggérer un autre moyen. « Je l’ai trouvé, répondit le conseiller ; c’est la ruse qui consiste à lancer le tigre sur le loup pour qu’il le dévore. » Et quand il eut développé son plan à Tsao, celui-ci l’adopta et songea à le mettre à exécution.

Un exprès fut dépêché près de Youen-Chu pour lui demander la paix ; un second se rendit près de Hiuen-Té pour lui porter l’ordre de s’emparer de Nan-Yang (soumis à Youen-Chu) ; celui-ci lèverait des troupes pour résister à cette attaque inattendue. Une seconde missive enjoindrait à Hiuen-Té de détruire Youen-Chu, et pendant ce temps-là, Liu-Pou trahirait son allié en cherchant à profiter de sa ruine. Voilà comment on lancerait le tigre sur le loup pour qu’il le dévore ! »

Dès qu’il fut averti de l’arrivée d’un second envoyé de la cour, Hiuen-Té ne manqua pas d’aller à sa rencontre, et il le laissa retourner près de Tsao après lui avoir promis de se mettre en marche pour attaquer Youen-Chu.

Le conseiller My-Tcho devinait bien là-dessous quelque ruse, mais Hiuen-Té disait : « Quand ce serait un piége, il y a un ordre de Sa Majesté auquel je dois obéir, et je vais marcher. — Non sans avoir songé d’abord à la défense de la ville, interrompit Sun-Kien. » Et Hiuen-Té demanda lequel de ses deux frères d’adoption voudrait rester dans les murs pour les garder.

Kouan-Kong se proposa. « Non, reprit Hiuen-Té, car j’ai besoin de me consulter avec vous à chaque instant ; il vaut mieux ne pas nous séparer. — Eh bien ! moi. » dit Tchang-Fey. — Je doute que vous gardiez bien la ville, reprit Hiuen-Té ; après avoir bu, vous êtes emporté et violent, vous maltraitez les soldats ; et puis, habitué à ne vous inquiéter de rien, à trancher facilement les questions, vous n’aimez pas à suivre les conseils des autres ; comment serai-je tranquille ?

— Je promets de ne plus boire, de ne plus frapper les soldats et d’obéir aux avis des hommes sages, reprit Tchang-Fey. — Si vous le jurez, répondit Hiuen-Té, je n’ai plus rien à craindre.

— Pour moi, interrompit My-Tcho, j’ai peur que la bouche ne promette plus que le cœur ne peut tenir. — Quoi ! s’écria Fey s’oubliant déjà ; depuis que j’accompagne mon frère aîné, et il y a longtemps, ai-je jamais manqué à ma parole ? Oses-tu bien ainsi me mal juger par avance ? »

« Eh bien ! mon jeune frère, dit Hiuen-Té, si vous vous emportez de la sorte, puis-je être tranquille ! » Après avoir choisi Tchin-Youen[97] pour ordonnateur de son armée, il recommanda à Tchang-Fey d’être sobre et de ne pas négliger le soin des affaires ; et quand il lui eut donné bien de bons avis, il s’éloigna de Su-Tchéou avec trente mille hommes, infanterie et cavalerie, se dirigeant vers Nan-Yang.

De son côté, Youen-Chu, instruit de l’ordre en vertu duquel marchait Hiuen-Té, supposait ce général animé par l’espoir de s’emparer du pays, et, dans sa colère, il s’écriait : « Oh ! vous, héros, fabricant de nattes et vendeur de pantoufles[98], vous osez songer à envahir les grandes villes, aller de pair avec les grands de l’Empire. Moi j’ai raison de marcher contre vous, et vous, vous n’êtes qu’un pervers, un rebelle, en méditant ma ruine. » Et il ordonna à son général Ky-Ling de mettre sur pied cent mille hommes pour attaquer Su-Tchéou.

Ce fut à Hu-Y que les deux armées se rencontrèrent ; Hiuen-Té, à cause de l’infériorité numérique de la sienne, adossait son camp aux montagnes et à la rivière. Ky-Ling, né dans le Chan-Tong, portait un lourd cimeterre à trois pointes ; bien des généraux combattaient sous ses ordres. Ce jour-là il sortit des rangs pour provoquer Hiuen-Té.

« Grossier paysan, disait-il, oses-tu bien envahir notre territoire ? — J’obéis aux ordres de l’empereur, qui m’enjoint de punir les rebelles, répondit celui-ci, et pour un rebelle, il n’y a pas d’autre châtiment que la mort ! » Déjà Kouan-Kong s’est écrié : « Me voilà ! » Et il s’élance furieux contre Ky-Ling, qui brandissait son sabre en menaçant Hiuen-Té.

Après un combat assez long, Ky-Ling s’arrête pour prendre haleine ; Kouan rentre dans les rangs et l’attend, toujours à cheval ; mais le général ennemi ne reparaît plus, il envoie à sa place son lieutenant Sun-Tching. — Dis à ton chef de venir, lui crie Kouan, c’est lui que je veux vaincre. — Toi-même, tu n’es qu’un officier sans renom, répliqua Tching, indigne de te mesurer avec mon général. » À ces mots Kouan, transporté de fureur, attaque son adversaire et le renverse du premier coup. Les troupes de Hiuen-Té remportent une victoire éclatante, et l’ennemi, n’osant plus prendre l’offensive, garde l’embouchure du fleuve Hoay-Yn, vers laquelle il a été contraint de se replier. Pour se venger, il envoya ses soldats attaquer les retranchements ennemis ; mais les gens de Su-Tchéou les repoussèrent victorieusement. Après ces divers engagements de part et d’autre, on s’observa sans risquer de combat décisif.

Revenons à Tchang-Fey ; depuis le départ de Hiuen-Té, il avait remis à Tchin-Long tout le soin des affaires civiles, et réglait lui-même toutes celles qui se rapportaient aux troupes. Pour mieux entretenir l’amitié, la bonne intelligence entre les principaux personnages de la ville, il invita tous les mandarins à un banquet, et leur dit : « Mon frère aîné m’a recommandé à son départ d’être sobre, et de ne pas négliger le service qu’il m’a confié. Aujourd’hui, voici que j’ai rassemblé tous mes collègues à ce banquet. À partir de demain, je m’abstiens de goûter du vin ; donc aujourd’hui buvons à plein verre ; en toute occasion je compte sur votre appui pour m’aider à protéger les remparts de la ville. » Et il se leva, une coupe pleine à la main.

Un ancien employé du gouverneur défunt (Tao-Kien), nommé Tsao-Pao, voyant passer la coupe devant lui, répondit que, par répugnance pour les liqueurs enivrantes, il ne buvait jamais de vin. « Un soldat doit boire, s’écria Tchang-Fey ; voyons, videz cette coupe, cette seule coupe que je vous offre. » Et l’officier, n’osant refuser cette invitation, avala le vin.

Toute l’assemblée à la ronde fut obligée aussi de boire un grand coup ; une seconde fois Fey présenta la coupe pleine, et alors Pao refusa formellement de la porter à ses lèvres. « Quand j’ai versé, moi-même, s’écria Fey, tu ne veux pas vider la coupe. » Et Pao persista obstinément dans son refus.

Cette fois, transporté de colère, Tchang-Fey le traita de rebelle aux ordres de son chef, le menaça de le faire battre à outrance, et dit à ses soldats d’entraîner le mandarin récalcitrant.

« Fey, s’écria Tchin-Long, est-ce là ce que vous avait fait promettre Hiuen-Té à son départ ? — Vous, lettré, magistrat civil, répondit celui-ci, mêlez-vous des affaires qui sont de votre compétence, et laissez-moi tranquille.

— Au moins par égards pour mon gendre, épargnez-moi ce cruel châtiment, reprit le vieux Pao. — Et qui est ton gendre ? demanda Fey.

— Liu-Pou, répondit le vieillard. — Je t’aurais fait grâce, s’écria Fey hors de lui ; mais, puisque tu me parles de Liu-Pou comme pour m’intimider, je vais te faire battre ; ce sera comme si je châtiais le général lui-même. »

Sourd aux instances des convives, Fey fit saisir le vieux Pao et lui appliqua cinquante coups de bâton. Les assistants, ayant obtenu à force de prières que le châtiment s’arrêtât là, se dispersèrent hors de la salle du banquet.

On conçoit quelle haine profonde Pao voua à cet homme violent ; ce fut comme une maladie qui le pénétrait jusqu’à la moelle des os. Dans la nuit il envoya dire à Liu-Pou qu’il ferait bien de profiter de l’absence de Hiuen-Té et de l’ivresse de Tchang-Fey pour s’emparer de Su-Tchéou ; occasion excellente qu’il se repentirait d’avoir laissé échapper.

Liu-Pou était alors à Siao-Pey ; Tchin-Kong, immédiatement consulté par lui, fut d’avis qu’il fallait s’emparer du chef-lieu. « Dans une petite place comme Siao-Pey, quand pourrez-vous jamais vous élever ? ajoutait-il ; marchez, ou je me retire. »

Aussitôt, prenant sa cuirasse, sa lance redoutée, son cheval incomparable, Liu-Pou se met en route avec cinq cents cavaliers. Derrière lui venaient Tchin-Kong et le gros de l’armée, puis l’arrière-garde commandée par Kao-Chun. Liu-Pou, ne se trouvant plus qu’à quatre ou cinq milles de Su-Tchéou, s’avança à cheval jusqu’au pied des remparts. Il était minuit, la lune brillait à plein horizon, personne ne paraissait sur les murailles. Se glissant auprès de l’une des portes, Liu-Pou dit : « Je suis un envoyé de Hiuen-Té, j’apporte un ordre de sa main. »

Un soldat de Pao qui se trouvait en faction sur les remparts courut l’avertir ; celui-ci monta pour reconnaître son gendre et lui fit ouvrir la porte.

Les troupes de Liu-Pou pénètrent dans la ville, de grands cris s’élèvent ; complètement ivre, Fey dormait dans le palais. Ses serviteurs s’empressaient de le secouer pour le tirer de son assoupissement. « Liu-Pou s’est fait ouvrir les portes par trahison ! » criaient-ils. Tchang-Fey ordonne de préparer son cheval ; il s’arme à la hâte, part au galop avec sa pique énorme ; mais les soldats ennemis arrivent, et, comme il sortait de son hôtel, il se rencontre face à face avec Liu-Pou lui-même. Encore assoupi par l’ivresse, il ne peut soutenir le combat ; Liu-Pou, qui a reconnu ce guerrier redoutable, n’ose le poursuivre. Il le laisse sortir par la porte de l’est, entouré d’une dizaine d’officiers de son pays qui protègent sa fuite.

Le vieux Pao l’a vu passer suivi de ses quelques cavaliers ; il se lance à sa poursuite avec une centaine de soldats, mais il est battu et repoussé jusqu’au bord du fleuve par Fey qui, ayant distingué ses traits, se retourne sur lui, l’attaque avec fureur, et d’un coup de lance précipite dans les eaux le cavalier et le cheval. Alors il appelle ses soldats restés dans la ville ; ceux qui répondent à sa voix se retirent avec lui dans le Hoay-Nan.

Maître de la ville, Liu-Pou cherche à rassurer les habitants ; il met cent hommes autour de la demeure de Hiuen-Té pour la garder contre toute violence[99] ; personne ne put désormais y entrer. Pendant ce temps Fey, avec les quelques cavaliers qu’il avait ralliés, arrive à Hu-Y et se présente devant Hiuen-Té ; il annonce que Pao a livré les portes et que Liu-Pou s’est emparé de la ville.

Tout le monde pâlit dans le camp, mais Hiuen-Té dit avec un soupir : « Faut-il se réjouir de posséder et s’affliger de perdre ! — Où est la femme de notre frère aîné ? demanda Kouan-Kong. — Dans la ville, avec tout le reste de sa famille, « répond Fey abattu ; et comme Hiuen-Té gardait un morne silence, Kouan s’écria : « Que vous a-t-on dit quand vous avez voulu garder la ville ? quelles recommandations vous a faites notre frère ? Sa famille est captive, la capitale de sa province perdue. Votre mort ne peut expier un crime qui vous rend odieux au delà de la vie ; de quel front osez-vous reparaître devant Hiuen-Té ! »


II.[100]


Tchang-Fey, tout honteux, voulut se donner la mort, mais Hiuen-Té se jeta devant lui, le prit dans ses bras et lui arracha son glaive, en disant : « Vous connaissez l’ancien proverbe : les frères sont comme les mains et les pieds, les femmes et les enfants sont comme les vêtements ; on change ses vêtements quand le temps les a gâtés ; mais si on a perdu ses mains et ses pieds, comment les remplacera-t-on ? Unis tous les trois par un serment inviolable dans le jardin des Pêchers[101], nous avons juré de mourir ensemble, bien que nous ne soyons pas nés le même jour. Ce n’est ni la perte de ma ville ni la captivité de ma famille qui me fera oublier le lien qui doit unir des frères. Liu-Pou a enlevé mes femmes et mes enfants, mais il ne les fera pas périr ; il nous laissera le moyen de les lui arracher. »

Et dans tout ce camp profondément affligé on délibéra de nouveau sur la campagne entreprise contre Ky-Ling.

Déjà Youen-Chu, averti que Liu-Pou venait d’entrer dans la ville de Su-Tchéou par surprise, lui fit promettre cinq cent mille boisseaux de grains, cinq cents chevaux, dix mille pièces d’or et d’argent et mille pièces d’étoffes brochées s’il voulait attaquer Hiuen-Té de son côté. Enchanté de ces offres, Liu-Pou mit sous les ordres de son lieutenant Kao-Chun cinquante mille hommes, en lui recommandant d’attaquer Hiuen à revers. Mais son plan fut déjoué ; Hiuen-Té, instruit de cette trahison, profita d’une pluie assez abondante pour dérober sa fuite et se retirer à Kwang-Ling, vers l’est.

Cependant Kao-Chun alla saluer Ky-Ling et lui annoncer qu’il venait de la part de Liu-Pou, prince de Ouan, se joindre à son armée, et demander ce qui avait été promis. Mais il reçut pour toute réponse l’invitation de se retirer à Hia-Pey jusqu’à ce que Ling en personne allât voir son chef. Après cette entrevue, Kao vint rendre compte à Liu-Pou de ce qui s’était passé, et au même instant on apporta une note de Youen-Chu ainsi conçue : « Hiuen-Té n’est pas soumis encore, laissez-moi en finir avec lui, et ensuite nous réglerons notre affaire. »

« Il manque à sa parole, s’écria Liu-Pou fort en colère ; je veux marcher contre lui et le châtier. » Mais Tchin-Kong lui conseilla prudemment de ne pas risquer une guerre contre Youen-Chu, maître de la province de Chéou-Tchun, abondamment pourvu de provisions, chef d’une belle armée. « Vous ne gagneriez rien contre lui, ajouta-t-il ; le mieux, c’est de rappeler Hiuen-Té à Siao-Pey, d’attendre que vos forces soient en proportion avec cette grande entreprise ; mettez votre allié à l’avant-garde, battez Youen-Chu tout d’abord, puis vous vous déferez de Youen-Chao, son frère, et l’Empire n’aura plus d’adversaire à vous opposer. » Liu-Pou suivit ce conseil.

Un courrier fut secrètement dépêché vers Hiuen-Té ; mais son camp venait d’être enlevé par Youen-Chu, dès l’arrivée de ses troupes à Kwang-Ling. Il revenait sur ses pas avec une armée à moitié détruite quand l’exprès de Liu-Pou le rencontra. Cet appel lui causa bien de la joie, et il rentra dans Su-Tchéou. « Liu-Pou n’a guère de générosité, disaient Kouan et Fey ; ne vous fiez pas à ses promesses. — Eh ! répondit Hiuen-Té, quand on m’accueille avec tant de bonté, quel soupçon puis-je avoir ? »

Il alla donc droit à Su-Tchéou, et Liu-Pou, doutant qu’il pût avoir tant de confiance, lui avait envoyé sa femme et ses enfants pour le mieux engager à rentrer. Il apprit de ses deux femmes (Kan et My) que sa maison avait été strictement gardée par ordre de Liu-Pou, qu’aucun homme n’y avait pénétré, enfin qu’elles y avaient été parfaitement traitées et abondamment pourvues des choses nécessaires.

« Vous le voyez, dit Hiuen-Té en se tournant vers ses deux amis, cet homme n’est rien moins qu’un méchant. » Et à peine de retour dans la ville, il alla remercier Liu-Pou ; malgré tout, Tchang-Fey nourrissait contre ce dernier une haine implacable ; il se retira aussitôt à Siao-Pey avec les femmes de son frère adoptif.

Pendant la première entrevue, Liu-Pou raconta tout ce qui s’était passé dans le banquet. « Je n’ai point enlevé votre ville par force, lui dit-il ; votre jeune frère, Tchang-Fey, pris de vin, y commettait des meurtres, et je suis venu tout exprès pour secourir les habitants. — Je vous crois, répondit Hiuen-Té ; d’ailleurs, il y a longtemps que je voulais vous céder la possession de Su-Tchéou. »

Il s’éleva entre eux une lutte de générosité plus sincère du côté de Hiuen-Té que de celui de Liu-Pou. Enfin, après le repas, ils se séparèrent, et Hiuen-Té retourna à Siao-Pey où sa famille était rendue déjà.

Liu-Pou lui envoya des vivres et des étoffes précieuses en présents et le nomma premier magistrat de Yu-Tchéou. Dès lors le passé étant oublié, la plus grande harmonie régna entre eux, malgré l’inimitié que Kouan et Fey nourrissaient encore contre Liu-Pou ; mais Hiuen-Té leur disait : « Je dois rester dans la ligne du devoir, je dois m’humilier, attendre l’heure marquée par le ciel, et ne pas me mettre en désaccord avec ses décrets. »


CHAPITRE VI.


Sun-Tsé fonde un état indépendant.


I.[102]


[Année 196 de J.-C] Cependant Youen-Chu se trouvait à Chéou-Tchun, au milieu d’un banquet offert aux officiers de son armée, quand on lui annonça que Sun-Tsé revenait victorieux d’une expédition contre Lou-Kang (gouverneur de Lou-Kiang). Le jeune héros fut immédiatement admis à présenter ses hommages à Youen-Chu qui l’interrogea sur ses succès et le fit asseoir auprès de lui.

Après la mort de son père (tué sur les bords du fleuve Han), Sun-Tsé s’était retiré à Kiang-Nan. Là, mettant de côté tout orgueil, il avait honoré les sages et tendu la main aux lettrés. Des raisons particulières l’ayant ensuite forcé de quitter cette résidence[103], il s’en alla habiter Kio-Ho avec sa mère, ses frères et toute sa famille ; plus tard, il se rallia à Youen-Chu, qui l’aimait beaucoup, et disait souvent : « Si j’avais un fils comme lui, je mourrais content. » Commandant des troupes de Hoai-Y, il battit d’abord le général en chef du King-Hien, appelé Tsou-Leang. À son retour de cette expédition, Youen-Chu, distinguant ses mérites, l’avait envoyé contre Lou-Kang, et il venait de remporter encore une glorieuse victoire.

Ce jour-là, après le festin, il retourna à son camp, douloureusement affecté de ce que Youen-Chu ne l’eût pas logé dans son palais. Des pensées de tristesse assiégeaient son cœur. La lune brillait cette nuit-là ; Sun pensa à la gloire que son père s’était acquise, aux conquêtes qu’il avait faites seul et sans appui sur la rive orientale du fleuve Kiang. « Maintenant, songeait-il, c’est mon tour ; mais il y a dix à parier contre un que je ne réussirai pas à m’élever si haut. » Et il se mit à sangloter.

Tout à coup un homme qui venait de dehors apparaît et lui dit en riant : « Sun, quel chagrin vous agite ? Jadis votre père m’a consulté, et bien souvent ; si quelque grave pensée vous occupe, pourquoi n’avez-vous pas recours à moi ? Voyons, délibérons ensemble ; quelle est la cause de vos larmes ? » Et Sun-Tsé reconnut dans celui qui lui parlait ainsi Tchu-Tchy (son surnom Kiun-Ly), l’ancien assesseur de son père[104].

« Ce qui me fait gémir, répondit Sun-Tsé en faisant asseoir le mandarin à ses côtés, c’est la crainte de ne pas continuer la carrière glorieuse que m’a tracée mon père. — Empruntez des soldats à Youen-Chu, répliqua Tchu-Tchy, allez dans le Kiang-Tong (à l’orient du fleuve), et là, sous prétexte de secourir le frère de notre mère (Ou-Tching), fondez un état indépendant ; car combattre sous un autre ce n’est pas là la carrière qui convient à un héros.

Tandis qu’ils s’entretenaient ainsi, un homme s’avança et dit : « Je sais ce que vous méditez ; j’ai sous moi une centaine de bons soldats, et me voilà prêt à vous donner un coup de collier. — Asseyez-vous ici, et dites-moi vos noms, » interrompit Sun-Tsé plein de joie. Cet homme se nommait Liu-Fan (son surnom Tseu-Hong). Né à Sy-Yang dans le Jou-Nan, il se faisait remarquer par la fraîcheur de son visage autant que par la grâce parfaite de toute sa personne. Sun-Tsé délibéra avec enthousiasme en compagnie de ces deux personnages distingués. « Quant à des troupes, dit Liu-Fan, je doute que Youen-Chu consente à vous en céder. — Oh ! s’écria Sun-Tsé, je possède le sceau héréditaire des empereurs, le cachet de jade que mon père m’a légué[105] ; je le lui laisserai en gage. — Et depuis longtemps celui-ci le convoite, répliqua Liu-Fan.

Le lendemain, Sun-Tsé va trouver Youen-Chu. « Pourquoi ces larmes ? » lui demanda Youen-Chu en le voyant pleurer ; et le jeune ambitieux répondit : « La mort de mon père n’est pas vengée encore. Le frère cadet de ma mère, poursuivi par Liéou-Yao, gouverneur de Yang-Tchéou, se trouve dans une position bien critique. Ma mère, mes jeunes frères, toute ma famille retirée à Kio-Ho, est exposée à la vengeance de notre ennemi ; vous, mon père adoptif, me prêteriez-vous volontiers un secours de mille soldats avec lesquels je pourrais traverser le Kiang, rejoindre ma vieille mère et aller délivrer son frère à Yang-Tchéou ?… Me croirez-vous si je vous promets de vous les ramener ? Je crains que non… Tenez, voici le sceau des empereurs que je vous laisse en dépôt. »

À ce mot de sceau des empereurs, Youen-Chu avança la main, saisit le joyau précieux, le regarda, et répondit transporté de joie : « Je ne vous le prends pas ; laissez-le-moi ici, en dépôt, je vous prête trois mille fantassins, cinq cents chevaux. Après l’expédition, revenez au plus vite avec ces troupes auxiliaires. Votre réputation n’est pas assez faite encore pour que je vous confie une grande armée, mais recevez le titre d’inspecteur des troupes et de général. »

Au jour fixé, Youen-Chu fit tenir prêts les trois mille hommes qu’il prêtait à Sun-Tsé ; le jeune héros prend congé de son chef en le remerciant, et aussitôt, désignant pour le suivre les deux officiers dévoués à sa fortune, Tchu-Tchy et Liu-Fan, les anciens lieutenants de son père, Tchang-Pou, Hwang-Kay et Han-Tang, il choisit un jour heureux et se mit en campagne.

À peine la petite troupe était-elle arrivée à Ly-Yang, qu’à la tête d’un corps armé se présente un personnage qui met pied à terre devant Sun-Tsé. Celui-ci voit un guerrier au visage éclatant comme le jade, aux lèvres brillantes comme le vermillon ; son air est imposant, distingué ; dans son esprit il y a assez de capacité pour embrasser à la fois le ciel et la terre. Dans sa pensée, il y a toutes les ressources dont un héros a besoin pour pacifier l’Empire et établir l’ordre parmi le peuple. Né à Chu-Tching dans le Lou-Kiang, cet homme s’appelle Tchéou-Yu (son surnom Kong-Tsin). Il descendait de Tchéou-King, ministre sous les Han ; son père, Tchéou-Y, avait été gouverneur de Lo-Yang. Au temps où Sun-Kien attaqua le tyran Tong-Tcho, il s’était retiré à Chu-Tching : Tchéou-Yu étant du même âge que Sun-Tsé, ils se traitaient tous les deux comme frères ; seulement ce dernier, plus vieux de deux mois, avait sur son ami le droit d’aînesse. La famille de Yu habitait près de la grande route, du côté du midi, dans une grande maison ; là, Sun-Tsé et lui vivaient sous le même toit ; celui-ci venait régulièrement rendre ses devoirs à la mère de son ami. Ce n’était, à vrai dire, qu’une même maison ; une intimité fraternelle unissait les deux jeunes gens. L’oncle de Yu, Tchéou-Chang, étant gouverneur de Tan-Yang, il allait lui faire une visite quand Sun-Tsé le rencontra.

Après s’être salués amicalement et interrogés réciproquement sur leurs familles, Tchéou-Yu dit à Sun-Tsé : « Mon plus grand désir est de me dévouer à votre service, de me joindre à vous dans une si importante entreprise (265). — Avec un homme comme vous, répliqua Sun-Tsé, je ne puis manquer de réussir dans mes projets. »

Aussitôt Sun-Tsé présente son ami à Tchu-Tchy et à Liu-Fan ; ils délibèrent ensemble ; Tchu et Fan sont au comble de la joie. « Écoutez, dit Yu, vous voulez fonder un état indépendant ; pour réussir, il faut que vous connaissiez deux sages qui habitent à l’est du fleuve Kiang. — Et quels sont ces hommes si nouveaux pour moi ? demanda Sun-Tsé.

— L’un est Tchang-Tchao (son surnom Tseu-Pou) ; éminent par son savoir, habile écrivain, il excelle dans l’art de connaître le langage des astres et les mystères de la terre ; il a refusé de se rendre près de Tao-Kien (l’ancien vice-roi de Su-Tchéou) qui l’appelait dans sa petite cour ; voilà pourquoi il est allé vivre en paix à l’est du Kiang. L’autre, Tchang-Hong (son surnom Tseu-Kang), versé dans l’intelligence des quatre livres de Kong-Fou-Tseu et des cinq ouvrages classiques, profondément instruit dans toute espèce de littérature, s’est réfugié aux mêmes lieux pour fuir les troubles du siècle. Pourquoi ne pas les inviter à se rallier au parti que vous voulez former[106] ? »

Un messager fut envoyé vers ces deux sages, et comme ils se refusaient à quitter leur solitude, Sun-Tsé lui-même se rendit près d’eux. Il passa tout le jour à s’entretenir avec ces hommes supérieurs dont les paroles coulaient comme la source qui sort du flanc d’un rocher. Au premier, Sun-Tsé accorda les titres de premier secrétaire et de conseiller supérieur chargé de veiller à la direction de l’armée ; au second, il donna le rang de conseiller militaire et de moniteur en chef de sa cour future.

La résolution fut prise immédiatement dans une première assemblée d’aller déposséder Liéou-Yao[107] (son surnom Tching-Ly) ; chassé de sa province par Youen-Chu, il occupait à l’est du Kiang la ville de Kio-Ho. Déjà deux commandants (Hoai-Ly de Fang-Tching et Tso-Yong de Hia-Pey) venaient à son secours. Averti que Sun-Tsé, après avoir traversé le fleuve, rassemblait ses forces à Ly-Yang, Liéou-Yao réunit son conseil ; là se trouvaient Fan-Neng, Tchin-Hong, Kan-My et Tchang-Yng.

« Sun-Tsé est un général de cavalerie légère dangereux à affronter, dit Fan-Neng. — Laissez-moi conduire ma division à Niéou-Tchu, répliqua Tchang-Yng ; notre armée comptera un million de soldats. Ne craignez donc pas que l’ennemi nous aborde. »

Et tout à coup une voix l’interrompit en criant : « Donnez-moi l’avant-garde à commander ! » Celui qui parlait ainsi était un officier du nom de Tay-Ssé (son surnom Tseu-Y, de Hwang-Hien dans le Tong-Lay). Après avoir fait lever le siége de Pé-Hay, il était venu offrir ses services à Liéou-Yao qui l’accueillit fort bien. Mais quand il manifesta le désir de commander l’avant-garde, le gouverneur lui répondit : « Cela ne se peut, vous n’êtes pas général de première classe, vous devez rester dans les rangs à mes côtés. » Là-dessus, Tay-Ssé se retira très-mécontent.

La division commandée par Tchang-Yng s’établit donc à Niéou-Tchu ; un million de boisseaux de grains était accumulé dans les greniers de la ville de Té-Kou. Dès que Sun-Tsé s’approcha, Tchang marcha à sa rencontre ; les deux armées se trouvèrent en présence près de cette même ville de Niéou-Tchu. Tchang sortit des rangs pour provoquer les généraux ennemis ; mais un lieutenant de Sun-Tsé (Hwang-Kay) le mit bientôt en fuite lui et les siens. Alors aussi le feu se déclara dans son camp, et tout fut consumé. En revenant vers les tentes, Yng rencontra Sun-Tsé, qui profitant de ce désordre tomba sur lui et acheva la déroute. Tchang, forcé d’abandonner la ville de Niéou-Tchu, se sauva vers les montagnes. On ne savait quels étaient les auteurs de l’incendie qui s’était déclaré derrière le camp.

Deux officiers, suivis d’environ trois cents cavaliers, vinrent encore saluer Sun-Tsé. L’un avait le visage noir, les cheveux roux, le corps robuste ; c’était Tsiang-Kin (son surnom Kong-Y, de Chéou-Tchun dans le Kiéou-Kiang). L’autre se nommait Tchéou-Tay (son surnom Yeou-Ping) ; il était de Hia-Tsay dans le Kiéou-Kiang) ; terrible comme un tigre, il se faisait remarquer par ses yeux brillants et ses sourcils épais. Ces deux officiers, au milieu des désordres d’un temps d’anarchie, avaient rassemblé quelques soldats à Yang-Tseu-Kiang. Après s’être procuré des vivres à main armée dans ce pays, ils résolurent de se joindre à Sun-Tsé, dès qu’ils apprirent que ce général était le plus important personnage des provinces situées à l’est du Kiang, dès qu’ils connurent que ce jeune ambitieux appelait à lui les sages et donnait de l’emploi aux hommes recommandables.

De son côté, Sun-Tsé, heureux de les avoir rencontrés, leur donna le rang de généraux dans l’avant-garde ; maître de toutes les provisions et de tous les objets d’équipement entassés tant à Niéou-Tchu qu’à Té-Kou, il se vit à la tête de quatre mille hommes et marcha en hâte sur Chen-Ting.

Cependant, furieux de la défaite de son général Tchang-Yng, Liéou-Yao l’eut fait décapiter sans les remontrances de ses deux conseillers. Pour arrêter l’ennemi qui le menace, il va camper au pied de la colline de Chen-Ting, du côté du midi. Au versant septentrional de cette même colline s’élèvent les retranchements de Sun-Tsé. Celui-ci apprit d’un homme du voisinage que le temple élevé à la mémoire du grand empereur Kwang-Wou (le treizième de la dynastie des Han) se trouvait bien, comme il le croyait, sur le sommet de la petite montagne ; mais l’édifice tombait en ruines et personne n’y offrait plus de sacrifices.

« Cette nuit, dit aussitôt le jeune héros, le défunt empereur m’est apparu en songe ; il faut que j’aille le prier dans le temple. — N’en faites rien, répliqua son premier secrétaire Tchang-Tchao ; l’ennemi campe de l’autre côté de la colline ; si vous alliez donner dans une embuscade ? — L’âme de l’empereur Kwang-Wou m’est apparue ; c’est un heureux augure ; que pourrais-je craindre ? »

Après cette réponse, Sun-Tsé revêt sa cuirasse, prend son casque, ceint son glaive et s’élance à cheval, la lance au poing. Ses généraux le suivent au galop ; ce sont Tching-Pou, Hwang-Kay, Han-Tong, anciens lieutenants de son père Sun-Kien ; Tsiang-Kin et Tchéou-Tan, ses fidèles compagnons ; derrière eux marchent douze à treize cavaliers. Sorti du camp, Sun-Tsé gravit la colline ; arrivé au temple, il met pied à terre, brûle des parfums et s’incline à plusieurs reprises. Après ces cérémonies, il s’agenouille et fait la prière suivante : « Si je puis, moi, Sun-Tsé, fonder un royaume indépendant à l’est du Kiang, continuer la glorieuse carrière que mon père m’a tracée, je jure de relever ce temple détruit et d’y offrir des sacrifices aux quatre saisons de l’année. »

Cette prière achevée, ce vœu prononcé, il sort du temple et remonte à cheval, et, se tournant vers ses généraux, il leur exprima le désir d’aller de l’autre côté de la montagne observer le camp et la position de l’ennemi. Tous s’empressent de le suivre, car leurs avis n’ont pu le détourner de cette course téméraire, et du haut de la petite montagne ils voient la partie méridionale de la vallée couverte de villages et de forêts.

Quelques éclaireurs vont avertir Liéou-Yao que le chef de l’armée opposée vient de s’aventurer avec une faible escorte jusqu’au sommet de la colline d’où il observe le camp. Celui-ci craint un piége, il se défie de l’esprit prudent et rusé qu’il suppose au jeune héros et hésite à le faire poursuivre. Mais Tay-Ssé, hors de lui, s’écrie : « L’occasion est favorable, ne la laissez pas échapper ; en retrouverons-nous jamais une pareille ? »

Et à ces mots il monte à cheval, armé de pied en cap, la lance au poing, en disant à haute voix : « Qui a du cœur me suive ! » Ses généraux restent immobiles, à l’exception d’un officier, commandant d’une petite division. « Tay-Ssé est un héros, dit-il hardiment, et je veux m’associer à ses exploits. » Et il lança son cheval au milieu des rires de tous les chefs de l’armée.

Cependant Sun-Tsé avait examiné longtemps, du haut de la colline, le camp ennemi, et Tching-Pou lui conseillait de revenir à ses retranchements. Comme ils doublaient la petite montagne, une voix qui partait du sommet leur crie : « Sun, arrête, arrête ! » Sun-Tsé se retourne et aperçoit deux cavaliers qui descendent vers lui à bride abattue. Avec ses treize hommes d’escorte, il leur barre la route, et la lance en arrêt, il attend ses adversaires au pied de la colline. »

« Tu es bien Sun-Tsé, lui crie le chef ennemi. — Et toi, qui es-tu ? demande le jeune héros. — Je suis Tay-Ssé de Tong-Lay, et je viens pour te tuer. — Oh ! répond Sun avec un sourire de mépris, vous êtes deux ; me voici, attaquez-moi ensemble, car je ne vous crains guère. Si j’avais peur je ne serais pas un héros digne de renommée.

— Prends avec toi tout ton monde, répliqua Tay-Ssé, je n’aurai pas peur non plus. » Et lançant son cheval, il se jette, la lance au poing, sur Sun-Tsé.

Celui-ci se précipite à sa rencontre. Les deux chevaux se heurtent ; cinquante fois les deux champions s’attaquent sans pouvoir se vaincre. Tching-Pou et les autres généraux s’émerveillent de la bravoure du chef ennemi et l’applaudissent intérieurement.

Le combat durait toujours ; voyant que Sun ne se lasse point de manœuvrer sa lance, Tay-Ssé a recours à la ruse ; il feint de prendre la fuite et gagne le cœur de la montagne, puis tout à coup tourne bride ; Sun le poursuit, et Tay-Ssé triomphe du succès de son stratagème. Au lieu de suivre la route par laquelle il est venu, il fait le tour derrière la montagne. À peine Sun-Tsé s’est-il jeté sur ses traces qu’il lui crie : « Si tu es vraiment un héros, battons-nous à outrance. — Tu as fui, répliqua Sun, ce n’est pas là se conduire en brave. » Et trente fois ils se choquent de nouveau.

« Il a treize hommes avec lui, se dit enfin Tay-Ssé, et je suis seul. Si je le prends vivant, ils me l’arracheront d’entre les mains. Essayons une nouvelle ruse pour l’entraîner loin de son escorte et le tuer à mon aise. » Et il s’enfuit encore en criant : « Sun, ne me poursuis pas ! — Et toi, ne t’esquive pas ainsi, répond Sun-Tsé, viens me trouver en rase campagne. »

Tay-Ssé a fait volte face ; le combat recommence avec la même fureur. À chaque coup de lance que lui porte son adversaire, chacun d’eux se dérobe habilement. L’un après l’autre, ils saisissent par le fer la pique dont ils ont paré la pointe, et tous les deux ils se battent avec tant de force que, dans une de ces attaques, ils tombent de dessus leur selle, et leurs chevaux effrayés galopent à travers la plaine. Démontés tous les deux, ils quittent la lance et se battent corps à corps.

Tay-Ssé avait trente ans et Sun-Tsé atteignait sa vingt-unième année ; dans cette lutte, ils se saisissent si fortement que leur tunique est en lambeaux. D’une main rapide, celui-ci arrache la pique suspendue aux épaules de son adversaire, celui-là enlève le casque dont son ennemi se couvre la tête ; au moment où Sun-Tsé va percer Tay-Ssé, celui-ci se fait un bouclier du casque enlevé au héros. Mais tout à coup des cris retentissent derrière les deux champions. Ce sont les troupes de Liéou-Yao qui arrivent au secours de Tay-Ssé, et soutenu par mille hommes il redouble ses attaques. Des deux côtés des divisions arrivent ; Sun-Tsé se sent perdu. Son lieutenant Tching-Pou se précipite avec douze cavaliers et se fait jour à travers les rangs.

Forcé d’abandonner l’ennemi qui lui échappe, Tay-Ssé va dans les lignes prendre un cheval, il reparaît armé d’une lance ; Sun, à qui son lieutenant a présenté un cheval, se jette en avant muni d’une pertuisane ; il décime les soldats accourus au secours de son adversaire. Mille hommes d’un côté, de l’autre douze cavaliers se battent avec acharnement. Mais bientôt, au pied du mont Chen-Ting, de nouveaux cris s’élèvent ; ce sont cette fois des renforts pour Sun ; c’est Tchéou-Yu qui arrive.


II.[108]


Dès que les troupes auxiliaires de Tchéou-Yu s’étaient montrées, Liéou-Yao avait fait un mouvement avec le gros de l’armée ; il descendait donc la montagne comme un furieux. Mais le jour baisse, le vent et la pluie troublent la sérénité du ciel ; de part et d’autre on se retire dans ses retranchements.

Le lendemain, Sun-Tsé se présente avec toutes ses forces devant le camp de Liéou-Yao. Quand les deux armées sont rangées en bataille, il suspend à une lance la pique enlevée la veille à Tay-Ssé et la montre devant les lignes en faisant dire par un hérault : « Tay-Ssé, si tu n’es pas las de fuir, viens de nouveau te mesurer avec moi. » Alors aussi Liéou-Yao suspend devant ses lignes le casque perdu la veille par Sun-Tsé, et fait crier par un soldat : « La tête de Sun-Tsé est là dedans[109]. »

Des deux côtés, les combattants poussent des cris de victoire ; aussitôt Tay-Ssé s’avance au galop, décidé à lutter jusqu’à la fin avec Sun. Celui-ci se jette en avant pour lui tenir tête, mais Tching-Pou le retient. « Il n’est pas nécessaire que vous preniez la peine de le vaincre, lui dit-il, laissez-moi cet honneur, général. » Et il sort des lignes. « Tu n’es point mon égal, lui crie Tay-Ssé, tu n’es pas un digne adversaire pour moi ; dis à ton maître qu’il vienne. »

Transporté de colère, Tching se précipite sur lui la lance en arrêt ; la lutte se prolonge… Mais Liéou-Yao fait sonner la retraite.

Ce rappel exaspéra Tay-Ssé. « J’allais prendre ce brigand, s’écria-t-il ; pourquoi faire cesser le combat ? » Liéou-Yao lui apprit qu’une nouvelle lui était arrivée, et la voici : « Tchéou-Yu est parti avec ses troupes pour se rendre maître de Kio-Ho. Un homme de cette ville, nommé Tchin-Wou (de Song-Tsé dans le Lou-Kiang, son surnom Tseu-Lie), lui en a livré les portes. Ainsi, toute ma propre famille est prisonnière. Il faut en grande hâte aller à Ling-Ling prendre les troupes de Hoai-Ly et de Tso-Yong pour tâcher de ressaisir la place. »

Tay-Ssé se retira avec les soldats de Liéou-Yao, sans que Sun le poursuivît ; et comme il tenait son monde renfermé dans le camp, son premier secrétaire, Tchang-Tchao, lui dit : « Tchéou-Yu est maître de Kio-Ho ; Liéou n’a plus de cœur à combattre, il recule, cette nuit faites une attaque et enlevez-lui son camp. » Le conseil plut à Sun-Tsé ; cette nuit-là, avec son armée divisée en cinq corps, il envahit les retranchements de Liéou-Yao et met ses soldats en déroute, si bien qu’ils fuyaient au hasard.

Après avoir fait des prodiges de valeur, Tay-Ssé, resté à peu près seul, s’enfuit avec une dizaine de cavaliers et se jeta, à la faveur des ténèbres, dans la ville de King-Hien. Pendant ce temps, Liéou-Yao allait se réfugier dans Mo-Ling, en compagnie d’un conseiller militaire du nom de Hu-Tseu-Tsiang. Un général de première classe, du nom de Tchin-Wou, passa encore dans les rangs de Sun-Tsé ; c’était un guerrier de haute taille, au visage jaune, aux yeux rouges ; tout son aspect causait la surprise. Rempli d’admiration à la vue de ce personnage extraordinaire, Sun-Tsé le nomma général et lui donna l’avant-garde à commander. Quand son armée attaqua Hoay-Ly, Tchin-Wou se précipita avec dix cavaliers dans les lignes et coupa une cinquantaine de têtes. Dès lors les portes de la ville ne s’ouvrirent plus, les assiégés n’osèrent plus faire de sorties.

Tandis que Sun-Tsé serrait la place de près, il apprit par des éclaireurs que Liéou-Yao, réuni à Tseu-Yong, marchait sur la ville de Niéou-Tchu. Cette nouvelle le transporta de colère, et aussitôt, à la tête de sa grande division, il courut au-devant de l’ennemi. Les deux armées se rencontrèrent près de la ville. « Me voici, crie Sun-Tsé à Liéou-Yao et à Tsou-Yong qui s’élancent hors des rangs ; me voici, rendez-vous ! » De derrière Liéou-Yao, il voit un guerrier du nom de Kan-My galoper vers lui la lance au poing. Après une courte lutte, Sun l’enlève et l’entraîne vivant, sur son cheval, vers ses bataillons. Un autre guerrier, Fan-Neng[110], se précipite avec sa pique contre le général qui se retire emmenant son prisonnier, et menace de le percer par derrière. « Prenez garde, crie une voix du milieu des rangs, Sun-Tsé, une lance va vous frapper, détournez-vous ! » Sun se détourne, il voit Fan-Neng sur ses talons et l’épouvante tellement avec sa voix de tonnerre, que celui-ci tombe à bas de son cheval et roule mort dans la poussière.

Arrivé sous les murs de la ville, Sun-Tsé lâche Kan-My qu’il avait fait prisonnier ; mais celui-ci était mort pendant que le vainqueur l’entraînait. Tuer un général en l’entraînant ainsi, tuer un autre général rien que par le bruit de sa voix, c’est renouveler les exploits de Pa-Wang lui-même ! Liéou-Yao et Tseu-Yong éprouvèrent une grande défaite ; plus de la moitié de leurs soldats déposa les armes ; les vainqueurs coupèrent des têtes par milliers.

Les deux chefs vaincus s’enfuirent près de Liéou-Piao, gouverneur de Yu-Tchang ; plus tard, s’étant réfugiés dans des montagnes où ils vivaient de brigandages, la population se souleva contre eux et les massacra.

Sun-Tsé étant allé ensuite attaquer la ville de Mo-Ling, s’approcha des fossés, et cria à Youay-Ly de venir se soumettre ; du haut des murs Tchang-Yng lui lança une flèche qui le blessa légèrement au pied gauche et le fit tomber de cheval. Ses généraux le transportèrent dans sa tente pour lui prodiguer des soins ; on arracha la flèche et on versa dans la plaie quelque chose qui en hâta la guérison.

Cet incident fit naître dans l’esprit de Sun-Tsé l’idée de répandre le bruit de sa mort ; ses troupes poussèrent des cris lamentables. « Levons notre camp, dit-il aux généraux, retirons-nous en ordre ; l’ennemi nous poursuivra, et des troupes embusquées sur la route s’empareront de la personne même de Youay-Ly. » Ce plan fut adopté ; au milieu de la nuit, on décampa ; les deux chefs assiégés, Youay-Ly et Tchang-Yng, croyant à ce faux bruit de la mort du jeune héros, mirent en mouvement, cette nuit-là même, les troupes enfermées dans la ville, et se lancèrent dehors avec elles à la poursuite de l’armée qui se retirait. Les divisions embusquées derrière le camp se démasquèrent en masse, et le général blessé cria lui-même à haute voix : « Sun-Tsé n’est pas mort ! » Ce cri sema l’épouvante parmi les soldats qui le poursuivaient ; tous ils jetèrent bas les armes en demandant grâce ; ils se prosternaient aux pieds du vainqueur ; celui-ci ordonna de leur laisser la vie sauve.

Arrêté dans sa fuite, Tchang-Yng, qui avait lui-même blessé Sun, fut renversé et tué par Tchin-Wou ; un autre général, Tchin-Hong, périt d’une flèche que lui lança Tsiang-Kin, et Youay-Ly mourut au milieu de ses troupes révoltées. Tout le long du chemin, Sun-Tsé encourageait le peuple à se soumettre et à reprendre ses travaux. Les troupes victorieuses arrivèrent jusqu’à King-Hien et y attaquèrent l’intrépide général Tay-Ssé, qui, faisant un appel aux plus braves, réunit bientôt deux mille hommes avec lesquels il résolut de venger la défaite de Liéou-Yao.

Ce que voulait Sun-Tsé, c’était prendre vivant ce formidable adversaire, et il s’entendit avec son lieutenant Tchéou-Yu. Celui-ci enveloppa la ville de trois côtés, laissant aux assiégés la porte de l’est pour qu’ils pussent se retirer. Sur les trois routes qui conduisaient à la ville, il y eut des soldats embusqués à la distance de quelques milles ; on espérait que Tay-Ssé, arrivé là avec des hommes harassés et des chevaux hors d’haleine, serait pris infailliblement.

Or, parmi les gens appelés dans la ville par cet officier réduit aux abois, il y avait un très-grand nombre de montagnards. Épouvantés à l’approche du vainqueur, ils s’étaient jetés tout tremblants entre ces murs que Sun-Tsé bloquait par trois côtés. Dès que le siège commença, Tay-Ssé, en se retirant, fit pleuvoir des flèches sur ceux qui le tenaient assiégé ; mais cette même nuit, Tchin-Wou, armé à la légère, escalada les murs et mit le feu à la ville. Tay-Ssé n’eut plus qu’à se sauver au galop par la porte de l’est, restée ouverte, avec toute son armée. Sun-Tsé se lança à sa poursuite et le harcela pendant trois milles sans pouvoir l’atteindre ; lui, il courut l’espace de deux milles encore, mais le cavalier et le cheval ne purent aller au delà.

Dans ce pressant péril, Tay-Ssé entend des cris et il fuit de nouveau ; des deux côtés des soldats font tomber son cheval avec des cordes, le prennent vivant lui-même et le conduisent vers Sun-Tsé qui, instruit de cette importante capture, sort de sa tente. Aussitôt il crie à ses gens de se retirer, détache de ses mains les liens du prisonnier, le revêt de sa propre tunique brodée et l’introduit au milieu de son camp.

« Le général vaincu attend la mort, dit Tay-Ssé. — Je sais que vous êtes un héros plein de droiture et de loyauté, répondit Sun ; votre ancien chef est un étourdi qui n’a pas su tirer parti de vous en vous mettant à la tête de toutes ses troupes, et il a été battu. » Alors Tay-Ssé se voyant traité en frère aîné, avec égard et respect, demanda à servir sous le vainqueur. Celui-ci lui prit la main et dit : « L’autre jour, sur le mont Chen-Ting, si je fusse tombé en votre pouvoir, m’eussiez-vous fait périr ?

« Non, assurément. — Eh bien ! ajouta-t-il avec un sourire, dans la circonstance présente, je dois vous traiter comme vous eussiez fait vous-même ! » Et l’ayant prié de s’asseoir sous sa tente à la place d’honneur, il lui fit servir un excellent repas.

« Maintenant que nous sommes amis, reprit Sun-Tsé, consolez-vous du malheur de cette journée, et dites-moi, je vous prie, par quels moyens je puis arriver à fonder un royaume indépendant. — À quoi peuvent servir les avis d’un général vaincu ? répondit Tay-Ssé.

— Jadis Han-Sin a interrogé Kwang-Wou dans des circonstances analogues, dit Sun-Tsé ; je demande les conseils dictés par l’humanité, me les refuserez-vous ? — Liéou-Yao vient d’être ruiné, dit Tay-Ssé ; ses troupes n’ont pas d’affection pour lui. Si elles se dispersent, il ne peut guère en rassembler d’autres ; laissez-moi aller près de lui pour le rallier à vous, ce sera un faible service rendu à Votre Excellence, et j’attends sa réponse. »

— Cet avis est le mien, » répondit Sun-Tsé en s’agenouillant, et il fit promettre au prisonnier de revenir près de lui avec la réponse de Liéou-Yao.

« Il ne reviendra pas, » disaient les généraux quand le captif fut parti, et Sun-Tsé leur parlait en vain de la réputation d’équité et de bonne foi dont jouissait le prisonnier dans la province de Tsing-Tchéou ; ils ne voulaient pas y croire. Le lendemain ils furent convaincus, lorsque Tay-Ssé reparut devant les retranchements avec mille hommes : son arrivée fut un triomphe pour Sun, et tous les officiers avouèrent qu’ils avaient mal jugé cet homme loyal.

Dès lors, se voyant à la tête de dix mille soldats, Sun-Tsé arrive à l’est du fleuve Kiang, tranquillise et console le peuple et la multitude ; de toutes parts on se soumet à lui. La population de la contrée le nomma désormais Sun-Lang.

Il est vrai que son armée n’était pas là, et, quand elle parut, tous les habitants furent épouvantés ; tous les magistrats abandonnant les villes s’enfuirent dans les montagnes. Mais ces soldats, soumis à une bonne discipline, n’osèrent sortir du camp pour aller piller ; rien ne fut volé dans les maisons ; aussi bientôt la population se montra de nouveau ; chacun s’empressait d’emmener et d’apporter en présents, à l’armée victorieuse, des bestiaux et du vin. En échange, Sun-Lang donna de l’argent et des étoffes ; le peuple enchanté, abandonna le désert où il était allé chercher un asile.

Parmi les vieux soldats de Liéou-Yao, ceux qui reprirent du service furent bien accueillis et ils restèrent au camp ; ceux qui voulurent retourner dans leurs foyers reçurent des grains en gratification, et, rentrés chacun chez eux, ils continuèrent leurs travaux. Le peuple qui habitait au sud du fleuve Kiang ne tarda pas à accourir au bruit d’une si généreuse conduite, et ainsi s’accrut l’autorité du nouveau chef devenu indépendant.

Sun-Lang alla chercher et amena dans Kio-Ho sa mère, son oncle et ses jeunes frères ; le plus âgé des trois, Sun-Kiuen, fut chargé, avec Tchéou-Tay, de garder la ville de Hiuen-Tching, et Sun-Lang lui-même marcha vers Ou-Kiun, place située au sud, pour s’en emparer. Dans ce temps, elle était occupée par Yen-Pé-Hou, qui se faisait appeler le roi du Ou oriental. Celui-ci, confiant à deux de ses lieutenants, Tchéou-Tay et Wang-Tching, la défense des villes de Ou et de Kia-Hing, envoya son jeune frère Yen-Yu à la tête du pont de Fong-Kiao avec toutes les troupes. Il s’y tenait donc à cheval, le sabre en main, tandis que des éclaireurs venaient dans le camp de Sun avertir leur maître de son approche.

Déjà Sun-Tsé voulait combattre, mais Tchang-Hong mit pied à terre et lui donna quelques avis. « Ce n’était pas à lui qui méditait de si grandes choses, à lui général de trois corps d’armée dont le sort dépendait de sa propre existence, d’aller s’exposer en attaquant un petit chef de rebelles ; il devait songer au grand rôle que lui réservait le ciel, répondre à l’attente de la terre entière, et ne pas alarmer le cœur du peuple en courant un danger inutile. »

« Vos paroles, noble conseiller, dit Sun-Tsé, me pénètrent comme le métal et la pierre ; seulement je crains que les généraux et les soldats soient moins prompts à se dévouer. »

Il ordonna donc à Han-Tang de partir avec sa cavalerie vers le pont, et il y arriva lorsque Tsiang-Kin et Tchen-Wou descendant le fleuve chacun dans un petit bateau, le traversaient en face de ce même point. De là, ils accablèrent de traits l’armée déployée sur le rivage, et tous les deux gravirent le bord à la course, renversant tout sur leur passage, si bien que Yen-Yu recula et s’enfuit battu, avec les siens, jusque dans la ville de Ou-Tching, que Han-Tang, vainqueur, menaçait déjà. Sun-Tsé la cernait par eau et par terre. Enfin, après trois jours de siège, il mena ses troupes près des portes et fit signe qu’il voulait parlementer.

Du haut des murs, un des lieutenants de Yen-Pé-Hou prit de la main gauche un bouclier, et de la droite il montra par raillerie le pied des remparts. Aussitôt Tay-Ssé, qui était là à cheval, prit une flèche, la plaça sur la corde de l’arc en criant : « Regardez, je vise la main gauche de ce bandit ! » Et la flèche, traversant la main gauche de l’officier, alla se fixer dans le bouclier.

Sur le mur et au pied des murs, dans les deux armées, ce furent des cris désordonnés. Tous les assiégés emmenèrent dans la ville leur chef blessé pour le secourir. « En vérité, s’écria Yen-Pé-Hou frappé d’épouvante, il y a dans cette armée qui nous assiège un archer d’une habileté surnaturelle ! » Et aussitôt il songea à sauver sa vie en faisant la paix. Le lendemain, il envoya son autre frère Yen-Yu au camp de Sun-Tsé, qui le fit entrer sous sa tente et le régala de son mieux.

Au milieu du festin il tira son sabre, et d’un coup vigoureusement appliqué, fendit du haut en bas le siège sur lequel Yen-Yu était assis ; celui-ci tomba de frayeur. « C’est une plaisanterie, dit Sun-Tsé, n’ayez pas peur. » Et il lui demanda quelles étaient les intentions de son frère. « Le partage des provinces à l’est du Kiang, répondit Yu ; voilà ce qu’il veut. »

Ces propositions exaspérèrent Sun-Tsé. « Quoi ! s’écria-t-il, ce stupide animal qui ne sait où fuir ose m’offrir de pareilles conditions ! »

Yen-Yu se leva tout effrayé de la colère de Sun-Tsé ; mais celui-ci le frappa si rudement de son sabre qu’il l’abattit au moment où il voulait sortir, et sa tête, coupée d’un second coup, fut envoyée dans la ville.

Pé-Hou, ne sachant que devenir, quitta les remparts et prit la fuite. Sun le poursuivit ; son lieutenant Hwang-Kay fit Wang-Tchang prisonnier. L’intrépide Tay-Ssé, se jetant dans la ville, monta le premier sur les remparts et y tua à coups de flèches le chef de la garnison ; dès lors tout le canton fut pacifié. Dans sa retraite vers Yu-Hang, Yen-Pé-Hou, qui se frayait la route le sabre à la main, se vit serré de près par un chef de village nommé Ling-Tsao et contraint de se sauver à Oey-Ky. Ling-Tsao vint avec son père se présenter au vainqueur. Sa physionomie avait une expression distinguée ; Sun leur donna à tous les deux un grade dans son armée.

À la tête de ses troupes, Sun-Tsé traversa le fleuve ; Pé-Hou, qui avait rassemblé les rebelles des deux côtés d’un gué, à l’ouest, essuya une seconde défaite à la suite d’une rencontre avec Tchang-Pou, et n’échappa qu’à la faveur des ténèbres en fuyant vers Oey-Ky. Le commandant de cette place, Wang-Lang, avait voulu le secourir, mais quelqu’un lui fit observer que d’une part l’équité et l’humanité régnaient dans l’armée victorieuse, tandis que Pé-Hou n’avait avec lui que des brigands indisciplinés ; il valait donc mieux qu’il s’emparât du fugitif pour le livrer à Sun-Tsé, obéissant ainsi aux volontés d’en haut. Lang refusa de suivre ce conseil peu généreux, et celui qui l’avait donné, Yu-Fan[111], voyant cette détermination, retourna chez lui en soupirant.

Le fugitif et son allié réunirent leurs troupes à Chan-Yn ; là, attaqués par toute l’année de Sun-Tsé divisée en deux corps, ils furent complètement battus. Wang-Lang se sauva du côté de la mer et Pé-Hou dans Yu-Hang. Un soldat, nommé Tong-Sy[112], qu’il avait trouvé dans sa route et accueilli de grand cœur sous sa tente, le tua pendant qu’ils buvaient ensemble, et mit à mort une dizaine des siens ; après cet exploit il vint trouver Sun-Tsé. Cet homme se faisait remarquer par sa haute taille, sa figure était large et sa bouche énorme ; il reçut le grade de commandant de cavalerie.

Tout le pays à l’est du Kiang se trouvant pacifié, Sun-Tsé en confia la garde à son oncle Sun-Tsing. Lui-même revint avec ses troupes à Ou-Kiun, dont il nomma Tchu-Tchy gouverneur militaire. À peine était-il de retour dans les provinces orientales qu’on lui apprit que son frère Sun-Kiuen et Tchéou-Tay, chargés de garder la ville de Hiuen-Tching, venaient d’être surpris par les brigands de la montagne. Au milieu de la nuit, Tay avait enlevé Sun-Kiuen sur son cheval dans ses bras ; mais serré de près par dix soldats ennemis, il s’était vu contraint de mettre pied à terre. Sans cuirasse, sans armes défensives, rien qu’avec le secours de son sabre, il avait pu renverser les rebelles. Un de ceux qui le poursuivaient à cheval, l’ayant harcelé à coups de lance, allait mettre la main sur lui ; mais Tchéou-Tay l’avait à son tour renversé, et devenu maître de l’arme et du coursier, semant sur sa route une longue trace de sang, il venait enfin d’enlever Sun-Kiuen. Les bandits fuyaient de tous côtés ; couvert de vingt blessures, Tchéou-Tay arrivait au camp de Sun-Tsé, prêt à rendre l’âme par suite des coups dont il était criblé.

Sun-Tsé se troubla à la vue du héros expirant, et l’un de ses officiers, Tong-Sy (qui venait de se rallier à sa cause), lui dit : « Je n’ai aucun talent, mais dans le temps où je combattais contre les pirates, je fus blessé de plusieurs coups de flèches, et un mandarin de Oey-Ky, Yu-Fan, me procura un médecin qui me guérit en quinze jours. — Cet homme, n’est-ce pas celui qu’on appelle Yu-Tchong-Kiang ? — C’est lui-même. » Aussitôt Sun le fit appeler, lui donna le grade de promoteur aux emplois et le pria d’amener son médecin pour soigner les blessures de Tchéou-Tay ; lui-même, à la tête de ses troupes, il alla rendre visite à ce brave officier qui avait sauvé son frère.

Enfin, le mandarin Yu-Fan, amené par Tong-Sy, vint dans la ville de Hiuen-Tching se présenter à Sun-Tsé, qui lui dit : « Je n’oserais traiter un habile docteur comme un petit mandarin, et je désire aujourd’hui même me trouver avec lui. »

Yu-Fan introduisit le médecin ; il avait les cheveux longs comme un adolescent, mais d’une entière blancheur ; sa démarche était majestueuse comme celle d’un homme qui s’est élevé au-dessus des passions humaines. Né dans le Pey-Koué, à Tsiao-Kiun, il exerçait la médecine à l’est du fleuve Kiang et se nommait Hoa-To (son surnom Youen-Hoa). Ce docteur, traité avec égards par Sun-Tsé, et prié par lui d’aller voir le malade, dit, en voyant les blessures nombreuses : « Ce n’est rien, dans un mois je l’aurai guéri. »

Déjà Sun-Tsé, content de voir son ami hors de danger, avait envoyé des soldats châtier les rebelles des montagnes, et toute la rive méridionale du fleuve fut bientôt pacifiée. À chaque défilé il plaça des troupes ; car déjà il comptait sous les drapeaux, dans la contrée soumise, environ cent mille hommes aguerris. Les magistrats civils, les plus distingués d’entre les généraux, se rallièrent tous fidèlement à sa cause. Alors, il pensa à ceux qui étaient contemporains de son père, et il les fit tous avancer de deux grades. D’un côté il écrivit une lettre à l’empereur, et de l’autre il fit alliance avec Tsao. Un courrier fut expédié aussi à Youen-Chu pour lui redemander le sceau impérial ; mais celui-ci, qui songeait intérieurement à prendre le titre d’empereur, ne donna que des réponses évasives et se garda bien de rendre ce précieux gage ; au lieu de cela, il se mit à délibérer avec ses trente mandarins et généraux. Parmi ses conseillers, on comptait son premier secrétaire, Yang-Ta-Tsiang ; les inspecteurs des provinces, Tchang-Siun, Ky-Ling et Kiao-Souy ; les généraux de première classe, Louy-Pou, Tchin-Lan et d’autres.

« C’est avec les soldats empruntés à ma propre armée que Sun-Tsé a conquis tout le pays au sud du Kiang, leur dit-il ; il compte cent mille hommes sous ses drapeaux ; je voudrais le détruire, mais comment faire ? » Le premier secrétaire, Yang, répondit : « Le jeune ambitieux s’appuie sur un fleuve profond, il a trop de soldats, il est trop bien approvisionné pour qu’il y ait moyen de rien entreprendre contre lui. » Et Youen-Tchu s’écria : « J’en veux à Hiuen-Té pour m’avoir attaqué sans motif, et je me vengerai. — Eh bien ! répliqua Yang, si vous voulez vous défaire de cet ennemi, je vous en donnerai le moyen ; seulement, je ne sais si vos nobles intentions seront d’accord avec ce que je propose. »


fin du tome premier



NOTES.




NOTES.

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LIVRE PREMIER.


Téou-Wou était le père de l’impératrice Téou-Tchy, mère du jeune empereur Hiao-Ling-Ty. Tchin-Fan, président du tribunal des censeurs, avait été en butte aux persécutions des eunuques dans les dernières années du règne de Hiao-Hiouan-Ty ; rappelé à la cour par l’impératrice Téou-Tchy qu’il avait aidée à élever son fils sur le trône, il s’associa Hou-Kwang. Ce dernier prit le titre de Ssé-Tou, commandant de l’infanterie, qui correspondait à celui de ministre d’état. (Morrison, Diction. ch., partie anglaise.) Voici, en peu de mots, les détails de la conjuration dont ces trois grands dignitaires périrent victimes ; nous l’empruntons à l’Histoire générale de la Chine du père Mailla.

Tchin-Fan et Téou-Wou étaient liés d’une étroite amitié : tout leur désir était de rétablir l’ancien gouvernement, altéré par les désordres qui s’y étaient introduits, et pour y parvenir, ils firent donner les places les plus importantes aux académiciens les plus éclairés. Pendant qu’on s’occupait à prendre ces mesures pour rendre au gouvernement son premier lustre et sa première vigueur, Tchao-Yao, nourrice de l’empereur, et toutes les filles du palais, se joignirent aux eunuques Tsao-Tsié, Ouang-Fou et autres, pour captiver les bonnes grâces de l’impératrice et s’insinuer dans sa confiance ; ils y réussirent… Tchin-Fan et Téou-Wou virent avec peine l’ascendant que les favoris prenaient sur l’esprit de la régente. Résolus à arrêter les progrès du mal, ils voulurent procéder dans les formes et présentèrent à l’impératrice le placet suivant :

« D’après les lois de la dynastie régnante et d’après l’usage ancien, les eunuques ne doivent être employés qu’au service intérieur du palais… Les élever, de même que leurs parents, à des postes qui leur donnent de l’autorité dans le gouvernement, c’est exposer l’état à des troubles, c’est les exposer eux-mêmes, avec leurs familles, à se perdre. N’avons-nous pas des exemples récents des murmures qu’ils ont excités et du désordre qui en est résulté ? Pour prévenir ces maux avant qu’il soit impossible d’y remédier, il est absolument nécessaire de les exterminer tous. C’est le moyen de procurer la paix au peuple, qui sera toujours dans l’inquiétude de retomber sous leur tyrannie et dans la volonté de se révolter pour s’y soustraire. »

L’impératrice répondit que de tout temps il y avait eu des eunuques dans le palais, et s’étonna qu’on voulût changer une si ancienne coutume. Elle ajouta que s’il y avait des eunuques coupables il fallait les punir, mais qu’il n’était pas juste de confondre avec eux ceux qui étaient innocents.

Téou-Wou jugea par cette réponse que l’impératrice ne le seconderait pas ; cependant, comme elle avait dit qu’il fallait faire mourir les coupables, il fit arrêter l’eunuque Kouan-Pa, qui était l’âme de leur cabale, comme ayant le plus de souplesse et de ressource dans l’esprit. Il fit aussi mettre en prison Kou-Kan ; le tribunal des crimes, chargé d’instruire leur procès à tous les deux, les ayant condamnés à mort, la sentence fut exécutée. Téou-Wou voulut faire subir le même sort à l’eunuque Tsao-Tsié, mais l’impératrice refusa d’y consentir. Tchin-Fan lui présenta à cette occasion un placet dans lequel il accusait les eunuques et la nourrice de l’empereur de s’être ligués ensemble pour bouleverser le gouvernement. Il avertissait cette princesse qu’elle avait tout à craindre de leur part, et que, si elle voulait avoir une certitude de ce dont il la prévenait, elle n’avait qu’à rendre public son placet, et qu’il ne doutait pas que tout le monde, même ceux qui approchaient de sa personne, ne lui rendissent témoignage que le seul zèle pour le bien de l’état l’animait, en cherchant à écarter du gouvernement ceux dont une expérience funeste n’avait que trop fait connaître les mauvaises intentions. Liéou-Yu (autre académicien de la famille impériale) présenta aussi un placet dans lequel il exposait les mêmes griefs contre les eunuques et demandait, comme Tchin-Fan, qu’on en fît un exemple. La régente ne voulut jamais abandonner ses favoris aux rigueurs de la justice ni entrer dans le plan de les détruire entièrement. Cependant, peu de temps après, Tchin-Fan et Téou-Wou firent arrêter l’eunuque Tching-Ly, accusé de concussion… Celui-ci, dans ses réponses, chargea ses collègues Tsao-Tsié et Ouang-Wou, que les juges décrétèrent de prise de corps, et ils en donnèrent avis à l’impératrice… De son côté, Téou-Wou lui présenta un nouveau placet par lequel il la sollicitait de prévenir les troubles que les eunuques étaient sur le point d’exciter.

Un des gardes de la porte, ayant découvert qu’il se tramait quelque chose contre eux, en donna avis à Tchu-Yu qui était de ses amis. Cet eunuque ayant été sur-le-champ dans l’appartement de l’impératrice, y vit le placet de Téou-Wou qu’il saisit adroitement, et, après l’avoir lu, il le remit à sa place sans que cette princesse s’en aperçût. Tchu-Yu, furieux contre Tchin-Fan et Téou-Wou, jura leur perte, et dans le trouble où la lecture de ce placet l’avait jeté, il disait… que ces grands dignitaires avaient formé avec l’impératrice le complot de détrôner l’empereur. Kong-Pou, un de ses amis, lui fit sentir l’imprudence de ces propos, et lui dit qu’il fallait prendre des mesures pour parer le coup terrible qu’on voulait leur porter. Dès la même nuit, ils s’assemblèrent, au nombre de dix-sept, dans un endroit écarté du palais. Là, après s’être juré de se soutenir mutuellement, ils en firent le serment le plus solennel en buvant du sang, suivant l’ancienne coutume. Ils déterminèrent encore, dans cette assemblée nocturne, de supposer un ordre de l’empereur qui déclarerait Tchin-Fan, Téou-Wou et leurs adhérents coupables de trahison et qui les condamnerait à mourir. Pour l’exécution de ce complot, ils devaient avoir des troupes prêtes à les secourir en cas de besoin.

Dès le lendemain matin, Tsao-Tsié proposa à l’empereur de venir dans la salle du trône pour lui voir faire l’exercice du sabre dans lequel il excellait. Ce jeune prince, qui aimait beaucoup ces sortes de divertissements, s’y rendit avec sa nourrice et les autres femmes du palais. Les eunuques avaient eu soin de fermer toutes les portes et de faire entrer dans l’intérieur des gens armés. Après avoir fait asseoir l’empereur sur son trône, ils firent écrire sur une tablette un ordre supposé qui donnait le commandement de la garde du palais à Ouang-Fou… et portait qu’il irait au tribunal des crimes arrêter les académiciens inculpés pour les mettre à mort sur-le-champ.

Les eunuques coururent en tumulte à l’appartement de l’impératrice et lui enlevèrent le sceau de la régence ; ils conduisirent ensuite cette princesse au palais du midi, où ils l’enfermèrent. Ce complot fut exécuté avec tant de promptitude, que tous ceux à qui on en voulait furent arrêtés, à l’exception de Tchin-Fan et de Téou-Wou qui firent quelque résistance. Cette scène se passa, tandis que Tsao-Tsié amusait le petit empereur en jouant du sabre… Téou-Wou, se voyant presque abandonné des siens, se donna lui-même la mort pour ne pas tomber entre les mains de ses ennemis.

L’eunuque Tsao-Tsié et Tchao-Yao, nourrice de l’empereur, firent entendre à ce prince que Tchin-Fan et Téou-Wou, Téou-Yu et Fong-Sou (qu’on venait d’immoler avec toute leur famille) avaient comploté avec l’impératrice de le détrôner, et que, si on n’y eût apporté la plus grande diligence, il était à craindre qu’ils n’eussent réussi. L’empereur, encore trop jeune pour avoir de l’expérience, ajouta foi à ce récit : il fut si irrité, qu’il donna les ordres les plus rigoureux contre les auteurs de cette prétendue conspiration et contre leurs complices. Une infinité de gens vertueux et irréprochables furent enveloppés dans cette proscription. — Histoire générale de la Chine, tome III, pages 483 et suiv.

Tel est, en abrégé, le drame sanglant auquel les premières phrases du San-Koué-Tchy font allusion.


Il faudrait traduire plus littéralement : « Ils périrent sous les coups des deux eunuques Tsao-Tsié et Wang-Fou. » La lutte n’existait cette fois qu’entre les trois ministres et les deux principaux officiers du palais.


L’Histoire générale de la Chine mentionne aussi ces présages surnaturels qui ne sont point une fiction du romancier. De plus, elle parle d’une éclipse de soleil qui eut lieu le trentième jour de la dixième lune de l’an 168. À la douzième lune de cette même année, les historiens placent une invasion des Sien-Pi (peuple de la famille coréenne, d’après Klaproth : Tableau ethnographique de l’Asie intérieure et moyenne). Ils ravagèrent les départements de Yeou-Tchéou et de Ping-Tchéou et se retirèrent chargés de butin ; tant que dura l’anarchie, ils continuèrent leurs brigandages. Deux autres éclipses de soleil eurent lieu vers ce même temps ; l’une l’an 171, l’autre 178 de notre ère.

Ces pronostics étranges, placés au commencement du San-Koué-Tchy, peuvent déplaire au lecteur et le mal disposer à l’égard d’un livre qui n’est pas une chronique, mais où l’histoire suivie en tous points passe avant les fantaisies du romancier. On nous permettra de rappeler ici que tous les peuples anciens, sans exception, ont cru aux présages. « Quand une nation ou une ville doit éprouver quelque grand malheur, dit Hérodote, ce malheur est ordinairement précédé de quelques signes. » Nous ajouterons même que quand les nations plus éclairées ont cessé de croire en masse à ces prodiges, les hommes en particulier et parfois les plus grands n’ont pu se défendre tout à fait de ces faiblesses.


On sait que les requêtes, les discours remplis d’allusions historiques ou d’expressions empruntées au style ancien sont toujours plus difficiles que le reste du texte dans les ouvrages chinois. C’est donc avec une extrême timidité, un embarras réel que nous avons abordé ces passages, dans lesquels la version mandchou nous a été d’un grand secours. Au lieu de « ces flatteurs qui achètent ainsi leur protection par de riches présents », nous croyons qu’il faut dire, en coupant la phrase : « Ils élèvent bien haut ceux qui leur font des présents, et se les recommandent les uns aux autres. »


Au lieu de « Hy-Kien, Liang-Ko, tous ces grands personnages, recommandables par leurs talents et les dignités dont ils étaient revêtus, n’ont plus part aux faveurs », il faut lire : « Un Hy-Kien, un Liang-Ko, et tant d’autres sont appelés aux charges, élevés aux dignités ; cet avancement, ils le doivent à la faveur et non au mérite. » On voit qu’il s’agit ici de rectifier un véritable contre-sens.


Ou plus littéralement : « Ont été rejetés avec mépris et laissés sans emploi ».


Cette manière de mesurer le temps (les cycles) est très-ancienne à la Chine. Quelques-uns en attribuent l’invention à Fou-Hy ; d’autres, en plus grand nombre, en font honneur à Hwang-Ty. Le cycle de soixante se forme par la combinaison de deux autres cycles, l’un de dix, l’autre de douze. Les deux caractères du premier s’appellent kan ou troncs ; les douze caractères du second sont nommés tché ou branches. Si l’on joint successivement un des caractères du cycle de dix avec un des caractères du cycle de douze, il se trouve que les mêmes caractères ne reviennent ensemble qu’après que le nombre de soixante est accompli. Ainsi, dans cette période, les dix kan sont chacun réunis six fois à quelqu’un des tché, et chaque tché est réuni cinq fois à quelqu’un des kan. Le cycle s’applique aux jours, aux mois et aux années. On se sert aussi des douze tché pour compter les heures. Afin d’aider la mémoire à retenir l’arrangement de ces derniers caractères, on a donné à chacun d’eux le nom d’un animal — Description de la Chine, livre XIII. — Hérodote, en parlant de la division du jour en douze parties, usitée chez les Grecs, dit qu’il la tenait des Babyloniens. — Euterpe, § 109. Les Hindous employaient aussi un cycle formé par la révolution de la planète Jupiter dans l’espace de soixante ans. Cette planète se nomme, en sanscrit, Vrihaspati ; voilà pourquoi ils ont donné le nom de Vrihaspati Tchakra, révolution de vrihaspati, à ce cycle de soixante années. Dans ce cycle, chacune des soixante années porte un nom particulier, afin d’être plus facilement distingué. (Voir les Tables de Prinsep, et pour de plus amples explications, les Fragments arabes et persans inédits, relatifs à l’Inde, recueillis et publiés par M. Reinaud, page 140, à la note.)


Ou plutôt : « Ce n’était qu’un simple bachelier ».


Le texte mandchou dit simplement : « Il tenait à la main un bâton ». Le dictionnaire de Kang-Hy dit que cette plante, semblable à celle que l’on nomme pong (Bas. 9127), sert à faire des bâtons. Il cite cet exemple tiré du livre intitulé : Tsin-Chou-Chan-Tao-Fou. « Wen-Ty fit présent à Tao-Mou-Lao d’un bâton fait d’une tige de la plante appelée Ly. » Il est à croire que le personnage dont le dictionnaire donne le nom dans cet exemple était un Tao-Ssé. L’empereur Wen-Ty des Han eut un certain penchant pour les Tao-Ssé ; il alla (163 avant notre ère) visiter dans sa retraite un docteur de la secte, Lo-Tchin-Kong, qui lui présenta son commentaire sur le Tao-Té-King. Peut-être même s’agit-il de ce même commentateur qui est connu dans l’histoire littéraire sous divers noms et surnoms. (Voir la traduction du Tao-Té-King, de M. Stanislas Julien.)


Les Tao-Ssé, ou disciples du philosophe Lao-Tseu, jouent un grand rôle dans le San-Koué-Tchy. Le Tao-Té-King, dont on doit la traduction à M. le professeur Stanislas Julien, contient tout l’exposé de la doctrine du maître ; c’est à ce précieux ouvrage qu’il convient de renvoyer le lecteur désireux de connaître à fond le système philosophique du saint docteur qui vint au monde six siècles avant notre ère. Quant aux pratiques de ses disciples, voici ce qu’en dit l’abbé Grosier dans sa description de la Chine :

« Les disciples de Lao-Tseu altérèrent dans la suite la doctrine qu’il leur avait laissée. Comme l’état passif, le calme parfait de l’âme auquel ils voulaient parvenir était sans cesse troublé par la crainte de la mort, ils publièrent qu’il était possible de trouver la composition d’un breuvage qui rendît l’homme immortel. Cette idée folle les conduisit d’abord à l’étude de la chimie, ensuite à la recherche de la pierre philosophale, et bientôt ils se livrèrent à toutes les extravagances de la magie. Le désir et l’espérance d’éviter la mort par la découverte de ce précieux breuvage attirèrent une foule de partisans à la nouvelle secte ; les grands, les particuliers riches, les femmes surtout, naturellement plus curieuses et plus attachées à la vie, furent les plus empressées à s’instruire de la doctrine des disciples de Lao-Tseu. La pratique des sortiléges, l’invocation des esprits, l’art de prédire l’avenir en consultant les sorts firent des progrès rapides dans toutes les provinces. Les empereurs eux-mêmes accréditèrent l’erreur par leur crédulité, et bientôt la cour fut remplie d’une foule innombrable de ces faux docteurs auxquels on avait décerné le titre honorable de tien-ssé, docteurs célestes.

« Les Tao-Ssé actuels sacrifient à l’esprit qu’ils invoquent trois sortes de victimes ; un cochon, une volaille et un poisson. Les cérémonies dont ils font usage dans leurs sortiléges varient selon l’imagination et l’adresse de l’imposteur qui les opère. Ceux-ci enfoncent un pieu en terre, ceux-là tracent sur le papier des caractères bizarres… Un grand nombre de ces Tao-Ssé font le métier de devins. Quoiqu’ils n’aient jamais vu celui qui vient les consulter, ils l’appellent d’abord par son nom, lui font le détail de toute sa famille, lui disent comment sa maison est située, combien il a d’enfants, leur nom, leur âge, et d’autres particularités qu’ils ont l’adresse de savoir d’ailleurs. Quelques-uns de ces devins, maîtres dans l’art des prestiges et des tours de subtilités, font apparaître en l’air, au milieu de leurs invocations, la figure du chef de leur secte ou celles de leurs divinités. D’autres ordonnent à leur pinceau d’écrire de lui-même, et ce pinceau, sans qu’on y touche, trace aussitôt sur le papier la réponse aux demandes et aux consultations qui ont été faites. Tantôt ils font paraître successivement, sur la surface d’un bassin rempli d’eau, toutes les personnes d’une maison ; ils y font remarquer, comme dans un tableau magique, les dignités futures auxquelles seront élevés ceux qui embrasseront leur secte.

« Le chef des Tao-Ssé est toujours décoré par le gouvernement de la dignité de grand mandarin, et réside dans un bourg de la province de Kian-Sy, où il habite un riche palais. La confiance superstitieuse des peuples y entretient un grand concours ; on s’y rend de toutes les provinces. Les uns y viennent pour solliciter des remèdes à leurs maux, les autres pour pénétrer dans l’avenir et faire consulter les sorts sur leurs futures destinées. Le docteur céleste distribue à tous des billets remplis de caractères magiques, et ils s’en retournent satisfaits, sans regretter ni la fatigue ni les dépenses qui sont la suite de ce pieux pèlerinage. »

Dans ces prestiges des Tsao-Ssé, on retrouve en grande partie ceux qui sont en usage chez les Samoyèdes, en Laponie, au Japon ; on y reconnaît aussi les évocations auxquelles se livrent les harvis de l’Égypte, et les jongleries célèbres des sorciers de l’Inde.

La véritable doctrine de Lao-Tseu est clairement exposée dans la traduction savante du Tao-Té-King, de M. Stanislas Julien, et dans le livre des Récompenses et des Peines, dont on doit la version française à cet habile professeur.


Les mages se vantaient aussi de calmer les tempêtes et d’apaiser les orages en offrant à la mer et aux vents des sacrifices accompagnés de cérémonies magiques. Dans ce passage, le texte mandchou, plus explicite que le texte chinois, dit : « S’il parlait aux vents et à la pluie, les vents et la pluie lui obéissaient aussitôt en soufflant et en tombant. »


Le texte mandchou développe encore cette phrase et dit : « Tchang-Kio n’avait qu’à coller (le long des maisons) des papiers sur lesquels il avait écrit des paroles magiques, faire boire de l’eau (consacrée), lire les formules tracées sur les papiers, la maladie cédait aussitôt. »


L’éditeur de L’Histoire générale de la Chine fait, à propos de ces trois pouvoirs, la remarque suivante :

« Le ciel, la terre et l’homme sont ce que les Chinois appellent San-Tsay, ou les trois bases de l’univers, qui ont un rapport direct avec les trois puissances, Tien-Hoang, Ti-Hoang et Gin-Hoang, ou les trois monarques du ciel, de la terre et de l’homme, dont plusieurs historiens très-postérieurs ont voulu faire trois monarques qui auraient gouverné la Chine pendant quatre cent trente-deux mille ans. Ce sont des idées mystagogiques des Tao-Ssé qui n’ont aucun fondement. Mais comme, tout extravagantes qu’elles soient, ces idées doivent leur origine à un certain Po-Chy qui fleurissait sous la dynastie des Tsin dans le IIIe siècle avant l’ère chrétienne, il est tout probable que Tchang-Kio et ses deux frères avaient en vue ces trois puissances imaginaires lorsqu’ils en prirent les dénominations, et qu’ils se regardaient déjà comme les maîtres de toute la Chine. » — Tome III, page 540.

Voir pour plus de détails la préface du père Mailla, au même ouvrage, page 21 à 25, et aussi Mémoires sur les Chinois, tome II, pages 12 et suiv.


Au lieu de « avait pénétré, » il faut lire « allait pénétrer… » Et plus loin, rectifier la phrase ainsi : « Le commandant militaire du district de Yen, nommé Tséou-Ting, alla trouver le gouverneur de la province, nommé Liéou-Yen. »


Il faut ajouter qu’après avoir perdu son titre de prince (Heou), Liéou-Ching se retira à Tcho-Tchéou. Ce vin du sacrifice s’appelait, comme nous l’apprend en note l’éditeur chinois, Tchéou-Tsieou ; on le versait dans le sacrifice qui se célébrait au grand temple des ancêtres. Les vassaux l’achetaient de leurs deniers.


Pour bien exprimer ce que les Chinois entendent par la piété filiale, il faut reproduire ici les premières lignes du Mémoire des missionnaires (tome IV) sur cette vertu si honorée à la Chine. « La piété filiale est à la Chine, depuis trente-cinq siècles, ce que fut à Lacédémone l’amour de la liberté, à Rome l’amour de la patrie. Il faudrait écrire l’histoire entière de ce grand empire pour faire voir jusqu’où la piété filiale y a perpétué de génération en génération ce respect universel pour l’antiquité, cette beauté de morale, cet ascendant irrésistible de l’autorité légitime, cette noblesse d’administration, ce zèle pour la chose publique, enfin ces vertus sociales et patriotiques qui l’ont conservé au milieu des ruines de tous les autres empires, et l’ont conduit à ce haut degré de grandeur, de puissance et de richesse où nous le voyons aujourd’hui. » D’où il faut conclure que, par le mot piété filiale, les Chinois entendent l’ensemble des vertus privées et publiques qui reposent toutes sur le respect de la tradition, dans l’état et dans la famille.


Il vaut mieux traduire : « Comme la couverture d’un char. » Et plus bas, au lieu de « si j’étais empereur, » on peut entendre, pour plus de précision « quand je serai empereur. »


Il faut lire : « Qui poussait devant lui une charrette à bras ; » arrivé devant la porte, il y laisse sa petite charrette, entre dans la taverne, s’assied sur un banc fait de bois de mûrier, et dit : « Garçon, à boire… de bon vin ! J’arrive tout exprès pour aller dans la ville me joindre aux troupes du district ; versez, je n’ai pas de temps à perdre ! »


Les missionnaires qui discutent si savamment sur la religion des Chinois, sur l’esprit de leurs sectes diverses, donnent très-peu de détails sur les sacrifices. On trouve incidemment, tome I, page 261 des mémoires, que Chun, ainsi qu’il est dit dans le Chou-King, offrait un sacrifice toutes les fois qu’il sortait pour faire la visite de l’Empire, et à son retour il immolait dans le temple de Y-Tsou un taureau.


Après « ils déposèrent les morceaux des victimes sur la terre », il faut sous-entendre « par ordre, par rang d’âge ».


Les armes des deux amis de Liéou-Hiuen-Té sont décrites dans le texte avec des détails que nous avons cru devoir omettre dans la traduction ; nous les plaçons ici : « Le sabre recourbé de Kouan-Mo, pesant quatre-vingt-deux livres, s’appelait Ling-Yen-Kin, la scie froide et brillante, ou bien la faux du pur dragon. La pique de Tchang-Fey avait un large tranchant d’acier de la longueur de près d’un pied. »


Ces provocations, ces combats singuliers étaient défendus dans l’article 7 de Sun-Tsé. « Si quelque brave veut sortir des rangs pour aller provoquer l’ennemi, ne le permettez pas ; il arrive rarement qu’un tel homme puisse réussir. Il périt d’ordinaire ou par trahison ou accablé par le grand nombre. » Mémoires sur les Chinois, vol. VII, page 97. Mais le traducteur ajoute cette note qui peut convenir parfaitement au San-Koué-Tchy. « Il était permis, autrefois, dans les armées chinoises, à quiconque voulait se faire un nom, de sortir du camp, armé de pied en cap, et d’aller se présenter devant l’armée ennemie. Lorsqu’il était à portée de se faire entendre, il défiait à un combat corps à corps. Les deux champions se battaient en présence des deux armées qui restaient spectatrices. » Il fallait, dans ces luttes particulières, que le rang fût à peu près égal entre les deux héros.


Pour les Kouas, nous renvoyons le lecteur à l’explication donnée par les missionnaires, vol. I des Mémoires sur les Chinois.


Il faut lire plutôt en prenant le discours direct : « Je viens d’apprendre que le commandant Lou-Tchy est aux prises à Kwang-Tsong avec le chef de l’insurrection, avec Tchang-Kio lui-même. Autrefois, Kong-Sun-Tsan et moi nous honorions ce commandant comme un maître : allons vite, courons l’aider à battre les brigands ! » Et plus loin, ligne dernière, il y a un contre-sens à rectifier. Tséou-Tsing répondit : « Envoyons-lui des vivres et des provisions, voilà le secours que je peux lui fournir ; quant à faire marcher mes soldats sans ordre, sans utilité pressante, je n’ose ! »


À propos de cette ruse de guerre, l’éditeur de L’Histoire générale de la Chine fait, en note, l’observation suivante : « Ce stratagème a souvent été employé par les Tartares, qui, prenant l’avantage du vent, allumaient des tourbes et des herbages, dont la fumée épaisse, couvrant l’armée ennemie, leur donnait la liberté de manœuvrer sans être aperçus. Ils s’en servirent dans leurs expéditions en Europe et se firent passer pour des sorciers qui avaient le pouvoir d’élever des brouillards. » Tome III, page 512.


Sun-Tsé a écrit sur l’art militaire un ouvrage en quatre-vingt-deux chapitres ; il n’en reste que treize. L’empereur Wou-Ty, de la dynastie des Wey, qui vivait l’an 424 de J.-C., en a fait un commentaire très-estimé.

Ou-Tsé, appelé aussi Ou-Ky, vécut vers l’an 425 avant J.-C. Il a laissé un traité en six articles, traduit, ainsi que le précédent, au vol. VII des Mémoires sur les Chinois.

Les ouvrages intitulés : San-Lio et Lou-Tao (c’est par erreur que nous avons dit les ouvrages de Lou-Tao et de San-Lio) sont le sixième et le dernier des sept ouvrages fondamentaux sur l’art militaire des Chinois. Le premier a été composé par Hwang-Ché-Kong, qui vivait sous les Tsin, avant notre ère ; le second est attribué à Liu-Wang, le même qu’on nomme aussi Tay-Kong, et qui vivait 1122 ans avant notre ère, au commencement de la dynastie des Tchéou. Le Lou-Tao est traduit également au vol. VII des Mémoires sur les Chinois.


Nous voyons dans la suite que les Hia-Heou sont alliés de Tsao-Tsao, et qu’ils gardent leurs noms, ce qui prouve que nous nous sommes trompé ici ; il faut lire : « Un fils adoptif de Tsao-Teng, qui portait d’abord le nom de Hia-Heou, et c’était celui de sa famille, le changea en celui de Tsao-Tsong, lorsqu’il passa dans la maison de son second père. Ce fut là Tsao-Tsong lui-même, père de Tsao-Tsao. » Plus bas , ligne 23, pour plus de précision, il faudrait dire : « Il aimait le chant, la danse, la flûte et la guitare ». Les mots tchong et tan du texte signifiant musicis instrumentis canere et instrumenta musica pulsare, représentent les deux espèces d’instruments.


Il y a deux espèces de tambour ; le lo, ou tambour de métal, est un grand bassin d’airain d’environ trois pieds de diamètre sur six pouces de profondeur. On le frappe avec un bâton de bois. Le bruit de cet instrument s’entend de très-loin ; on l’emploie à battre les veilles qui divisent la nuit en cinq parties. La première veille se bat au coucher du soleil, la dernière à l’aurore. Le tambour de peau, kou, est assez semblable aux nôtres.


Les mots que nous avons traduits par « litière fermée » semblent exprimer plutôt une cage roulante, un char fermé par des barreaux à travers lesquels on peut reconnaître la personne qui y est assise.


Le ly chinois est une mesure de distance qui équivaut à peu près à un dixième de lieue. Peut-être sera-t-on étonné que nous ayons traduit ce mot tantôt par lieue, tantôt par mille ; nous l’avons fait ainsi, selon qu’il nous a paru vraisemblable de prendre au propre ou au figuré l’expression chinoise. Les Orientaux, sujets à l’exagération, ne savent guère compter ; ainsi, plus bas, il est question d’un cheval qui fait mille lys en un jour, ce qui donnerait cent lieues ; cent milles est déjà une distance raisonnable.


Il s’agit ici des Tartares Kiang-Hou qui parurent à l’est de la Chine vers l’an 450 avant notre ère. Voici ce qu’en dit Klaproth, Tableaux historiques de l’Asie, page 131. « Les descendants des San-Miao reçurent plus tard le nom de Kiang, qui devint chez les Chinois la dénomination générale de toutes les peuplades tibétaines. Ils menaient la vie nomade et avaient des troupeaux nombreux ; ils cultivaient aussi quelques champs. Leurs mœurs et leurs usages étaient les mêmes que ceux des Barbares du nord. Leur pays portait également chez les anciens Chinois le nom de Sy-Jong, Barbares occidentaux, et celui de Koue-Fang, région des démons. » Les Tartares Mongols ne furent connus sous cette dénomination qu’au XIe siècle de notre ère ; en traduisant ainsi, nous avions suivi la version mandchou qui donne mongou. Ce mot paraît désigner en général les Tartares ou Barbares occidentaux, et se rapproche assez par le sens du Sy-Fang des Chinois.


Au lieu de « s’appuie sur son sabre, » il faut lire, en suivant la version tartare : « Il agite, il fait voltiger son glaive. » Le mandarin dit : Loho elkimé, ayant fait les évolutions, l’exercice du sabre. Le Chinois donne simplement : Tchang-Kien, expression qui ne semble pas impliquer l’idée d’un maniement d’arme.


Remarquons en passant que le mot chinois jin-ma, hommes et chevaux, est toujours rendu en mandchou par l’expression simple tchouoha, troupes, c’est-à-dire troupes à cheval ; ces Tartares ne connaissaient que la cavalerie, ainsi que les autres hordes ennemies de la Chine qui désolèrent si souvent ce pays par leurs incursions.


Les Chinois ont encore recours au sang des animaux pour rompre le charme magique dont ils redoutent l’influence, et cela, dans des circonstances qui intéressent l’Europe à un assez haut degré. Quand un missionnaire catholique, déjà brisé par la torture, est amené devant le juge pour subir un interrogatoire, celui-ci, ne pouvant attribuer le courage du confesseur qu’à la magie, craint sur son tribunal les effets de la puissance occulte de la victime gisante à ses pieds. Dans ces cas-là, il fait avaler au patient le sang chaud d’un chien qui vient d’être mis à mort. Ceci s’est passé dans les plus récentes persécutions dont les lettres écrites de Chine nous aient donné les détails.


Voir plus bas, la note de la page 114 sur l’usage du canon.


Il faut lire : « Il attendait Tchu-Tsuen avec des soldats d’élite rangés en bon ordre à l’ouest et au sud de la ville. »


Littéralement : « Les instants du ciel ne se ressemblent pas ; les événements que fait naître le ciel ne se présentent pas deux fois sous un même aspect, » ou plus simplement : « La circonstance actuelle n’est pas semblable à celle à laquelle vous faites allusion. » Il est souvent très-difficile en chinois de savoir si certaines phrases doivent être regardées comme des sentences absolues ou si elles se rattachent à ce qui précède et à ce qui suit.


Il faut lire : « Il gravit le rivage en poussant des cris, en faisant signe à droite et à gauche, comme s’il eût appelé des soldats à sa suite. »


Il faut, pour comprendre ce siége, se figurer une place forte chinoise sous la forme d’un carré de murailles dont les côtés correspondent aux quatre points cardinaux. Au milieu de chacune de ces faces est une porte surmontée d’un pavillon, d’une galerie propre à contenir des combattants, chaque porte ouvre intérieurement sur une grande rue qui se prolonge jusqu’à la porte opposée en traversant une place où elle coupe à angle droit une rue pareille qui partage la ville dans l’autre sens.


Littéralement : « Tchu-Tsuen mit sous les yeux de l’empereur, dans un rapport, les belles actions de Sun-Kien et de Liéou-Hiuen-Té. Sun-Kien, qui avait des antécédents (et non des amis à la cour), qui s’était déjà fait connaître, avait occupé des grades, fut promu à celui de chef de la cavalerie d’un district autre que celui qu’il habitait. » Hiuen-Té n’avait encore aucun rang dans l’armée ; il servait en qualité de volontaire, ainsi que ses deux frères adoptifs ; aussi le voit-on aller où il lui plaît, combattre ou se retirer, selon qu’il lui convient de se mettre aux ordres d’un général ou de l’abandonner.


Le mandchou dit : « En dehors de la porte du sud ; » le texte chinois met « à Nan-Kiao. » Nan-Kiao est, d’après le dictionnaire de Kang-Hy, le lieu où l’on offrait en hiver des sacrifices au ciel ; en été, on sacrifiait à la terre, à Pé-Kiao. De là l’expression Kiao (Bazile, 11214) sacrifier au ciel et à la terre.


Au lieu de « faites l’appel des familles, » il vaut mieux lire : « Refaites à l’instant même une enquête et passez en revue tous les noms ; voyez quels sont les titres de ceux à qui vous avez accordé des récompenses, et si, parmi ceux qui les méritent, il n’y en a pas eu d’oubliés. »


L’expression chu-tay, en chinois, veut dire littéralement : laver le sable pour en retirer les parcelles d’argent qu’il renferme ; par suite, épurer, élaguer, enlever ce qui est de trop ; enfin, effacer, retrancher de la liste, comme le comprend le mandchou, qui traduit par : Nakaboumbi, casser quelqu’un de son emploi, lui enlever sa place.


Au lieu de « lui fit signe avec son fouet de retourner là d’où il était venu, » il faut lire : « Se contenta de lui faire avec son fouet un léger salut. »


Avec la différence qu’ils sont dans les villes, ces hôtels des postes rappellent les stathmes, ou maisons royales des rois de Perse qui servaient à loger les envoyés du souverain.


Après « quelle est votre famille », il faut lire : « Quels sont vos titres ? »


Littéralement : « Je n’ai pas fait tort au peuple de l’épaisseur d’un cheveu, » comme l’explique le texte mandchou ; le chinois dit : « Je n’ai pas fait le plus léger tort au peuple à l’époque des moissons ; je ne lui ai rien extorqué. » Il s’agirait donc plutôt ici d’un mandarin qui commet des exactions que d’un administrateur infidèle.


Au lieu de « je vous fais grâce, » on pourrait entendre en coupant la phrase : « Je n’y tiens plus, » le mot chinois pou-jin voulant dire, d’après les dictionnaires : Suarum calamitatum impatiens, etiam aliorum et sic misericors ; on peut l’appliquer à la personne qui parle.


On pourrait ajouter après « par égard pour un descendant des Han, » à la famille desquels il appartenait lui-même. Le texte dit : « Voyant que Hiuen-Té était aussi allié à la famille des Han. »


Il est assez difficile de déterminer au juste le sens des diverses dignités qui se trouvent mentionnées dans le San-Koué-Tchy ; les mandchoux, au lieu de les traduire, se contentent de les reproduire par la transcription phonétique. Ces charges, d’ailleurs, ont changé de noms, et les noms mêmes ont changé d’acceptions selon les dignités. Ici, le chef des gardes et le général de l’infanterie sont des ministres d’état. Les trois grandes dignités dont il est question, et que le texte désigne par le mot san-kong, étaient sous les Tchéou : Le Tay-Ssé, premier ministre ; le Tay-Fou, intendant général ; le Tay-Pao, le conservateur en chef. Sous les premiers Han, ce furent : Le général de l’infanterie, le général de la cavalerie et le directeur des travaux publics. Sous les Han orientaux on leur donna les titres qui se trouvent ici ; à savoir les mêmes, sauf celui de Ssé-Ma, général de la cavalerie, remplacé par celui de Tay-Oey, commandant des gardes. (Voir le Dictionnaire chinois de Kang-Hy, au caractère Kong.) Au tome Ier de l’Histoire générale de Chine, page 181, on lit en note : « Ssé-Pao était le nom d’une dignité qui ne s’accordait qu’à l’un des trois grands de la première classe, dont l’office était de veiller à ce que l’empereur ne commît aucune faute dans le gouvernement ; ce mot signifie au propre maître gardien ou protecteur ; magister custos. Tay-Ssé, signifie grand maître, et Tay-Fou, grand précepteur. Dans le chapitre Tchéou-Kouan (des dignités sous les Tchéou), du Chou-King, ces trois grands officiers sont encore appelés les trois kong, et on dit : « ils traitent de la loi, gèrent les affaires du royaume, et établissent un parfait accord entre les deux principes ; ce n’est qu’à ceux qui ont de grands talents qu’on doit accorder des postes si élevés. »


L’an 153 de notre ère, c’est-à-dire trente et un ans auparavant, ce même mandarin, Liéou-Tao, s’était rendu à la cour, suivi de plusieurs mille habitants, près de l’empereur Hiouan-Ty, pour obtenir de ce faible monarque la mise en liberté du ministre Tchu-Mou ; voici à quelle occasion : Le père de l’eunuque Tché-Tchang était au nombre des mandarins prévaricateurs qui se donnèrent la mort pour échapper au châtiment qui les menaçait par suite de leur mauvaise gestion. L’eunuque célébra ses funérailles avec un luxe inouï, au point qu’il se servit de boîtes en pierres précieuses qu’il n’était permis d’employer qu’aux obsèques des princes du premier ordre. Le ministre Tchu-Mou avait lui-même dénoncé les prévaricateurs ; indigné de voir Tché-Tchang insulter par ce faste à la misère publique, il fit ouvrir le tombeau du père de l’eunuque et en tira les richesses que celui-ci y avait enfermées, pour les employer à soulager le peuple. Tché-Tchang en porta plainte à l’empereur, qui donna ordre d’arrêter Tchu-Mou et de le conduire en prison. Ce fut alors que Liéou-Tao vint intercéder en faveur du ministre intègre, et il présenta un placet si digne, si noblement écrit, que l’empereur non seulement fit mettre Tchu-Mou en liberté, mais encore le rétablit dans tous ses emplois. C’était le même service que Tchin-Tan cherchait à rendre à Liéou-Tao.


Cet usage de mener les soldats à coups de fouet ou de bâton, dont on trouve tant de traces dans le San-Koué-Tchy, n’était pas inconnu au reste de l’Asie. Hérodote et Xénophon parlent de ce moyen de discipline militaire employé chez les Perses ; c’est de là sans doute qu’il s’est introduit dans les pays les plus septentrionaux de l’Europe. Il est à remarquer cependant que les Chinois blâment cet usage barbare.


L’auteur de la description de la Chine s’étend beaucoup sur la construction des greniers publics dans le Céleste Empire, au chapitre XV de son ouvrage si habilement compilé. Sous les trois premières dynasties, l’état percevait le dixième du produit des terres, et, selon le père Cibot, ces grains étaient déposés dans des greniers publics ; on en comptait de cinq espèces : 1o Les greniers de l’empereur, destinés à l’entretien de sa famille et des officiers de sa maison ; 2o les greniers des princes feudataires, qui régnaient dans leurs principautés à la charge de rendre hommage au souverain et de lui payer le tribut ; 3o les greniers du gouvernement pour fournir aux dépenses ordinaires et extraordinaires de l’empire ; 4o les greniers de piété en faveur des vieillards, des malades, des pauvres et des orphelins ; 5o les greniers économiques réservés pour les années de stérilité et de famine.

Les greniers de la cinquième espèce s’alimentaient de la manière suivante. Les mandarins qui présidaient à la culture des terres tenaient un registre exact de l’état des moissons. Selon que l’année était abondante, bonne, médiocre ou mauvaise, ils obligeaient les colons de leurs districts à mettre en dépôt dans les greniers publics une partie plus ou moins considérable de leurs récoltes. Ces grains restaient en réserve. Lorsque les moissons avaient manqué, on dressait un état des besoins des familles, et on leur assignait sur le grenier économique un supplément en grains proportionné au nombre de personnes qu’elles avaient à nourrir et à la quantité de terres qu’elles devaient ensemencer. Quand les greniers d’un district ne suffisaient pas, on recourait à ceux des districts voisins.

Voici ce que dit l’ancien ouvrage canonique Ly-Ky (livre des rites), sur l’usage de mettre en réserve une partie des récoltes : « Un champ de cent arpents suffit pour la subsistance et l’entretien d’une famille de neuf personnes quand la terre est bonne et fertile. Lorsqu’elle est médiocre, elle ne suffit que pour sept à huit, et pour cinq à six lorsqu’elle est maigre et appauvrie. Un état qui n’a de blé en réserve que pour neuf ans est mal fourni ; s’il n’en a pas pour six ans, il est pauvre et en péril ; il est comme ruiné et à la veille de s’écrouler quand ses provisions ne suffisent pas pour trois ans. Dans trois années de bonne récolte, il doit y en avoir une de réserve. On ne doit jamais souffrir qu’aucune terre demeure inculte ni aucune famille oisive. Les mandarins préposés à l’agriculture doivent rester à la campagne pour diriger les labours et les semailles, déterminer les grains qui conviennent à chaque canton, présider aux façons des terres, ordonner les arrosements, fixer les limites des champs, et instruire les colons de tout ce qu’ils doivent faire. Le ministre doit régler les dépenses de l’état d’après la récolte de l’année et les provisions actuelles des greniers publics. » On reconnaît là le code d’un peuple agriculteur ; si l’on veut voir jusqu’où les Chinois ont porté l’art de cultiver les terres, on trouvera les plus intéressants détails sur cette matière dans le voyage de lord Macartney.


Nous avons fondu deux phrases en une seule et commencé le chapitre un peu plus tôt que le texte chinois. Il faudrait dire : « Les gardes arrêtent ce mandarin, mais c’était le ministre d’état Tchin-Tan ; il entre aussitôt et demande au prince… »


« L’impératrice, épouse de l’empereur, ne doit pas être vue et ne paraît dans aucune cérémonie publique. Son couronnement consiste : 1o dans l’enregistrement et la promulgation solennelle de l’édit (Tchy-Y) qui la déclare impératrice et lui en confère tous les droits ; 2o dans la cérémonie de lui présenter les sceaux d’or et de jade (yu) dont elle doit se servir pour rendre authentiques et exécutoires le peu d’ordres juridiques qu’elle est dans le cas de donner ; 3o dans les hommages solennels que viennent lui rendre les princesses du sang et les princesses étrangères, les femmes de la cour, et toutes celles qui résident dans l’intérieur du palais. L’impératrice est la première femme de l’Empire, la première et légitime épouse, celle dont les enfants sont, avant tous les autres, désignés par les lois pour succéder au trône. Elle ne doit son respect qu’à l’impératrice-mère. » Description de la Chine, livre X. Si l’impératrice ne donne pas d’enfant mâle au souverain, celui-ci choisit pour héritier présomptif (Tay-Tseu), de son vivant, un fils aîné d’une de ses femmes de second rang (Fou-Jin), qu’il ne faut pas confondre avec les concubines d’un rang inférieur rangées en trois classes d’après le Ly-Ky. On les nomme Pin, Chy-Fou et Yu-Tsy ; les premières peuvent être au nombre de neuf, les secondes au nombre de trente-sept, et les troisièmes au nombre de quatre-vingt-une. Ce qui, avec les trois Fou-Jin et l’impératrice, fait un total de cent trente-trois femmes que l’ancien livre des rites accorde à l’empereur.

Ho-Heou et Tong-Heou avaient le titre et le rang de Fou-Jin ; par conséquent, leurs enfants étaient légitimes et aptes à régner, dans le cas où l’impératrice n’en eût pas elle-même. Wang-Mey-Jin (Wang, la belle femme), désignée dans le texte mandchou par le mot de héhé, femme en général, peut être considérée comme une simple concubine de Ling-Ty. Nous donnons cette explication ici, parce que ces nuances n’ont pas été rendues dans le passage cité.


L’empereur Tchong-Ty, qui monta sur le trône à l’âge de deux ans, mourut dès le premier mois de son règne. Son successeur, Tchy-Ty, commença à régner à l’âge de neuf ans ; il mourut la même année, empoisonné par Leang-Ky, frère de l’impératrice (145-146 de notre ère). Ce Leang-Ky donna une grande autorité aux eunuques et prépara ainsi la chute de la dynastie des Han.


Ou plutôt : « Aux exhortations amicales que je vous adresse… »


Il faut rectifier la phrase de la manière suivante : « Vous avez sous vos ordres, sous les ordres de votre jeune frère, des héros, des officiers de renom ; qu’ils fassent un effort, qu’ils prodiguent leur vie, et cette grande entreprise n’offre aucune difficulté… »


Tout ce passage est fort difficile ; nous essaierons de le traduire plus exactement : « Aujourd’hui, général, vous résumez en vous l’autorité impériale, vous avez en main l’autorité militaire. Le dragon qui vole dans les airs, le tigre qui court sur la terre, tout ce qu’il y a d’élevé et d’inférieur est attentif à vos actions. Si vous voulez exterminer les eunuques, vous donnerez le signal d’un incendie qui vous consumera vous-même. Au lieu de châtier les eunuques, montrez seulement la puissance foudroyante dont vous êtes revêtu ; par le seul emploi de l’autorité, coupez court à ces embarras, alors le ciel secondera vos desseins, les hommes vous obéiront… »


Au lieu de « blessent les rites, » il faut sans doute entendre : « Intervertissent l’ordre des temps, dérangent les calculs du ciel en hâtant la ruine de la dynastie. »


Il faut lire : « Ils se font payer mille pièces d’or la recommandation écrite qu’ils accordent à leurs clients ; tous les fiefs, etc… »


Lisez : « Sin-Ngan, c’est-à-dire la nouvelle capitale, Lo-Yang. »


C’est-à-dire « abandonnèrent leurs emplois et se retirèrent du conseil. »


Mot à mot, il se mit à crier « Peut-on à ce point méconnaître les rites, les devoirs, les lois ? »


Il faut lire : « Lou-Tchy, président des six grands tribunaux, avait donné sa démission, mais n’était pas encore sorti du palais ; ce fut alors qu’il… »


Les eunuques adoptaient des enfants et se faisaient ainsi des familles puissantes ; ils avaient de nombreux clients à la cour, dans la capitale, dans les provinces. « Les Annales de la Chine (histoire générale, tome l, page 81) font mention de ces officiers du palais de l’empereur Yao, qui mourut l’an 2258 avant J.-C., et elles nous apprennent que l’état de ces hommes dégradés fut d’abord la peine du crime. Ce genre de mutilation était le quatrième des supplices qu’on établit alors, et cette peine était celle dont on punissait le calomniateur, le traître et l’impudique. Ces coupables, devenus inutiles à la société, en furent séparés, relégués dans les domaines des empereurs ou renfermés dans l’intérieur des palais pour y exercer les emplois les plus vils et les plus pénibles. On en fit ensuite les portiers de l’appartement des femmes.

« Cet état d’humiliation dans lequel vivaient les eunuques subsista pendant plusieurs siècles. L’intrigue les en fit sortir sous le règne de l’empereur Youen-Ouan, qui monta sur le trône l’an 781 avant l’ère chrétienne. Une de ses concubines, la fameuse Pao-Ssé, que les annales chinoises appellent la peste de l’empire, se servit des artifices d’un eunuque pour déterminer ce prince à répudier l’impératrice et à l’élever elle-même sur le trône. Parvenue au faîte du pouvoir, elle récompensa l’eunuque par la première charge du palais et confia aux autres les principaux emplois. Depuis ce moment leur faveur s’est toujours accrue.

« L’état d’eunuque cessa d’être un supplice vers le commencement de l’ère chrétienne, sous la dynastie des Han. Leur crédit et leur autorité avaient alors tellement prévalu, que la mutilation ne fut plus considérée que comme un moyen favorable à l’ambition. Plusieurs prenaient cette voie pour arriver plus promptement à la fortune. Des pères mêmes, dans les familles distinguées, dévouaient quelques-uns de leurs enfants à cet état pour s’en faire des protecteurs à la cour. Les eunuques acquirent des richesses immenses… Sous des princes inhabiles, faibles et voluptueux, les eunuques eurent en main toute la puissance ; du fond du palais ils gouvernaient l’empire. Tous les ordres émanaient d’eux ; ils étaient les arbitres de toutes les grâces, et il fallait que les grands fussent ou leurs créatures ou leurs victimes. L’injustice, la violence, les exactions, les abus d’autorité soulevèrent les peuples et provoquèrent ces révolutions terribles qui causèrent la ruine d’un grand nombre de familles impériales.

« Ces exemples apprirent à la dynastie régnante des Tartares à craindre les eunuques. Lorsque Kang-Hy (mort en 1723) monta sur le trône encore enfant, la régence, après avoir fait faire le procès pour ses malversations au chef des eunuques, en expulsa du palais plusieurs milliers qui eurent ordre de retourner dans leurs familles. Elle fit graver sur une plaque de fer du poids de plus de mille livres, qui subsiste encore aujourd’hui, une loi par laquelle la nation mandchou s’engage à ne plus élever d’eunuques aux charges et aux dignités. Lorsque Kang-Hy gouverna par lui-même, il ratifia cette loi, diminua encore le nombre des eunuques, réduisit ceux qui furent conservés à balayer les cours du palais, et recommanda à ses enfants de ne jamais les tirer de l’état d’abaissement où il les avait mis. » Description de la Chine, livre X. Le massacre des eunuques, raconté par le San-Koué-Tchy, ne fit cesser le mal que pour un temps ; on les détruisit une seconde fois à la fin de la dynastie des Tchang, dont ils avaient hâté la ruine dans les premières années du xe siècle de notre ère. Cette page sanglante de l’histoire de la Chine rappelle assez bien, dans tous ses détails, la conjuration de Darius et de Gobryas, qui fut suivie de la destruction des mages. — Hérodote, Thalie, § 71 et suiv.

On sait que c’est un crime de lèse-majesté, à la Chine, et par conséquent un crime digne de mort, d’aborder l’empereur en face, de marcher droit à lui, de ne pas mettre pied à terre en sa présence sur une route, de ne pas s’agenouiller devant sa personne sacrée. C’est un crime digne de mort d’entrer en armes dans la salle d’audience, comme le faisait toujours le premier ministre Tong-Tcho.


Ce sceau précieux dont il sera question plus loin est d’environ huit doigts carrés et d’un jaspe fin, sorte de pierre précieuse fort estimée à la Chine. Aucun acte n’a force de loi ni de jugement sans l’apposition du sceau de l’empereur ; c’était donc pour le jeune prince une perte presque irréparable. Outre ce cachet de jaspe fin, qui est l’attribut particulier et exclusif du souverain, il en est accordé aux grands personnages de l’empire. Ceux des princes sont d’or ; ceux des vice-rois et des grands mandarins sont d’argent ; ceux des mandarins ou magistrats d’un ordre inférieur ne peuvent être que de cuivre ou de plomb. La forme en est plus ou moins grande, selon le rang qu’ils tiennent dans l’ordre des mandarins et dans les tribunaux. Lorsque le sceau d’un de ces officiers est usé, il doit en avertir le tribunal supérieur ; alors on lui en fait parvenir un neuf, et l’on exige qu’il remette l’ancien. — Description de la Chine, livre X.


Il vaut mieux lire : « Il venait d’apercevoir debout, derrière Ting-Youen… » Les chefs militaires du San-Koué-Tchy ont toujours avec eux un ou deux officiers qui les accompagnent même dans le conseil et les suivent partout, comme l’écuyer du moyen âge le chevalier qu’il avait adopté pour maître.


L’eunuque cité dans ce passage est Tchao-Kao. Il joua un grand rôle sous le règne de Tsin-Chy-Hwang-Ty, dont il s’acquit les bonnes grâces, et sut à propos seconder les vues de ce grand empereur si abhorré en Chine à cause de ses édits de proscription contre les livres et les lettrés. L’eunuque rusé fut premier ministre sous le successeur de Chy-Hwang-Ty, sous le faible Eul-Chy-Hwang-Ty, le dernier des Tsin. Une fois maître du pouvoir absolu, il s’en servit contre les princes mêmes de la famille régnante qu’il trouva bientôt le prétexte de faire périr, ainsi que la plupart des grands de la cour. Plus tard, il osa élever ses regards jusqu’au trône et forma le projet de sacrifier l’empereur à son ambition. Ce fut à cette époque qu’eut lieu cet incident raconté dans le San-Koué-Tchy ; Tong-Tcho se préparait à marcher sur les traces de l’eunuque, et son conseiller Ly-Jou l’y poussait par ses conseils.

Tchao-Kao fit enfin assassiner son prince ou plutôt il le força à se poignarder lui-même. Le successeur désigné de Eul-Chy, Tsé-Yng, que l’eunuque voulait abaisser au simple rang de prince, attira celui-ci dans un piége et le tua. La mort de ce ministre sanguinaire causa une joie universelle et fut célébrée par tout le peuple.


Un des anciens empereurs déposés ayant conservé le titre de roi de Hang-Nong, petite principauté fondée par Wou-Ty des premiers Han (l’an 112 ou 4e année Youen-Ting du règne de ce souverain). Le mot Hong-Nong-Wang prit à peu près la signification d’empereur honoraire, empereur déchu.


Cette lance se nomme dans le texte : Fan-Tien-Hoa-Ky ; nous ferons comme le traducteur mandchou qui a répété ces caractères sous la forme phonétique sans chercher à les interpréter.


Tay-Kia, de la dynastie des Chang, monta sur le trône l’an 1757 avant notre ère ; son ministre Y-Yn entreprit de le corriger des vices qui le rendaient odieux aux gens de bien. Voici comment ce fait est rapporté dans l’Histoire générale de la Chine, tome l, page 180. « Le vice avait jeté de trop profondes racines dans le cœur de Tay-Kia ; Y-Yng vit bien que ses exhortations étaient insuffisantes et qu’il fallait un remède plus efficace pour l’engager à changer de conduite. Pour éloigner le prince des sociétés qui l’entretenaient dans le mal, il fit bâtir un petit palais près du tombeau de Tching-Tang (grand-père de Tay-Kia et fondateur de la dynastie), et résolut d’y tenir le jeune souverain afin de l’obliger à écouter ses instructions. Voici comment Y-Yn s’y prit : il annonça au jeune empereur qu’il fallait aller au tombeau de son aïeul faire des cérémonies funèbres ; Tay-Kia ne fit aucune difficulté de s’y rendre, persuadé qu’il reviendrait bientôt. Mais les premières cérémonies achevées, Y-Yn lui fit entendre que, suivant la coutume des anciens, le deuil devait durer trois ans, et qu’il ne pouvait se dispenser de suivre cette loi. Tay-Kia y consentit. Y-Yn commença par interdire tout commerce entre Tay-Kia et les sociétés qui le perdaient. Alors il lui donna des leçons sur les obligations d’un prince à l’égard de son peuple et à l’égard de lui-même. Le ministre continua ses instructions, chaque jour, pendant trois années ; il réussit à changer entièrement le jeune empereur et à le rappeler à la vertu. » — Voir la biographie de Y-Yn au vol. III des Mémoires sur les Chinois.

L’empereur, nommé ici Tchang-Y-Wang (le roi de la ville de Tchang, du nom de l’endroit où il se retira), est Liéou-Ho, le huitième des Han, qui monta sur le trône l’an 74 avant notre ère. Son ministre Ho-Hwang s’appuya, pour le déposer, sur l’exemple de Y-Yn.


Le texte dit : « Mais un cavalier, brandissant sa lance, se mit à caracoler à l’entrée du jardin, hors de la porte. »


Cette cuirasse paraît être celle qui est représentée en regard de la page 373 du vol. VIII des Mémoires sur les Chinois, sous le no 133. L’explication la désigne ainsi : Cuirasse à l’imitation de la peau de l’animal appelé ny (et qui ressemble, dit-on, au lion). Suit un grand détail des procédés qui servent à la fabrication de ce genre de cuirasse fort légère et à l’épreuve du trait. L’époque des Tang étant très-postérieure à celle des faits rapportés dans le San-Koué-Tchy, peut-être faut-il traduire Tang-Ny comme un nom propre de deux caractères.


Une province du dehors doit s’entendre ici d’une province située au delà du territoire que l’on considérait comme le domaine de l’empereur. Ce domaine impérial était censé de mille lys carrés, environ cent lieues. — Voir la figure qu’en a donnée M. Pauthier dans la Chine, page 52.


Il semble que les camps des Chinois étaient, sous certains rapports, organisés comme ceux des Grecs. On peut s’en convaincre par le passage suivant d’Hérodote, Calliope, § 43. « Après que Mardonius eut interrogé les officiers de son armée sur les oracles… la nuit vint et l’on posa des sentinelles. Elle était déjà bien avancée, un profond silence régnait dans les deux camps, lorsque Alexandre, fils d’Amyntas, général et roi des Macédoniens, se rendit à cheval vers la garde avancée des Athéniens et demanda à parler à leurs généraux. Les sentinelles coururent avertir ceux-ci qu’il venait d’arriver au camp des Perses un homme à cheval… »


Le dragon, adopté comme emblème par les empereurs de la Chine, est un animal fabuleux dont le Dictionnaire de l’Académie, rédigé sous le règne de Kang-Hy, donne la description suivante : Il est le plus grand des reptiles à pieds et à écailles ; il peut se rendre obscur ou lumineux, subtil et mince ou lourd et gros ; se raccourcir, s’allonger, comme il lui plaît. Au printemps, il s’élève vers les cieux ; à l’automne, il se plonge dans les eaux. Il y a le dragon à écailles, le dragon ailé, le dragon cornu, le dragon sans cornes ; enfin le dragon roulé sur lui-même, qui n’a point encore pris son vol dans les régions supérieures. — Kang-Hy, au caractère Long ; et aussi le tome I des Mémoires sur les Chinois.


Le sens précis de ce passage, suivant la version mandchou, est celui-ci : « C’est à cause de Ting-Youen que je suis resserré dans une position sans issue. »


Une armée chinoise se compose ou de trois corps, celui de droite, celui de gauche et celui du centre, ou de cinq corps, c’est-à-dire des trois que nous venons de désigner auxquels s’ajoutent l’avant-garde et l’arrière-garde. Dans les deux cas, le général en chef commande la division du centre, appelée souvent la grande division, et c’est là que se trouve sa tente.


Il faut ajouter : » Ting-Tcho avait rassemblé ses troupes pour attendre le résultat de la mission de Ly-Sou. »


Tchéou-Kong était frère de Wou-Wang, fondateur de la dynastie des Tchéou (1122 avant notre ère) ; nommé par celui-ci gouverneur de l’Empire pendant la minorité de son neveu Tching-Wang, il mit toute son ambition à préparer pour la Chine un règne glorieux. Après les obsèques de Wou-Wang, il fit prendre le bonnet à Tching, alors âgé de quatorze ans, le conduisit dans la salle des ancêtres, l’invita à monter sur le trône et lui adressa les conseils que voici : « Un souverain doit, autant qu’il peut, donner un libre accès au peuple auprès de sa personne, et en éloigner tous les flatteurs. Souvenez-vous, prince, de bien employer votre temps, de mépriser les richesses, de n’avoir près de vous que des gens vertueux et sages, de n’accorder des emplois qu’aux gens de talent et de mérite. »

Tching-Wang régna trente-sept ans et fut un grand prince ; les auteurs chinois aiment à citer son nom à côté de celui de Tchéou-Kong.


Le texte mandchou dit avec plus de justesse : « Élever le second fils de Ling-Ty aux dépens de l’ainé, » qui était véritablement l’héritier présomptif.


Il faut lire : « Ceux qui manqueraient à l’appel auraient la tête tranchée. »


Tong-Tcho ayant fait descendre le jeune prince de dessus l’estrade, le fit se retourner vers celui qui s’y était assis à sa place et le força de s’agenouiller comme un sujet, le contraignant ainsi à rendre hommage le premier au nouveau souverain.


Il faut joindre les deux membres de phrase : « Ceux qui voudraient enfreindre cet ordre sévère seraient punis de mort, etc… »


Comme nous l’avons fait observer plus haut, il faut lire femme de second rang, au lieu de concubine. Ces femmes de second rang, en chinois Fou-Jin, avaient le titre de Héou, princesses.


Ces vers du jeune empereur captif sont rapportés par les annalistes ; on les trouve cités dans l’Histoire générale de la Chine, qui reproduit aussi toute cette scène tragique à laquelle l’auteur du San-Koué-Tchy n’a pas eu beaucoup à ajouter. Quant à l’épouse du prince (ligne 29), il nous aurait paru plus logique d’en faire une suivante de l’impératrice déposée, comme les traducteurs de L’Histoire générale (tome III, page 536). Le jeune souverain avait à peine quinze ans, âge légal pour le mariage des princes. Mais le texte chinois désigna cette femme par le caractère fey (bas. 1853), dont le sens est : Principis hœredis regni legitima uxor, et aussi : Secondariæ uxores seu concubinæ imperatoris. La version mandchou confirme cette dernière interprétation, en traduisant par le mot chinois Fou-Jin. D’ailleurs, la suite du récit ne laisse guère de doute sur le véritable caractère de ce personnage qu’on ne peut pas admettre comme historique.


Au lieu de « des femmes du harem », il faut lire, « des officiers du palais et des femmes du harem. »


Le mot anniversaire peut s’entendre ici, comme en français d’ailleurs, du jour qui correspond à la mort aussi bien que du jour qui correspond à la naissance ; aussi, dans l’Histoire générale de la Chine (tome III, page 536), ce passage a été traduit dans ce dernier sens : « Tong-Tcho… m’envoie vous annoncer que, dans un an, à pareil jour, sera votre anniversaire. » Bien que les deux textes chinois et mandchou ne semblent pas autoriser cette interprétation (et sans doute les missionnaires ont puisé à une source différente), nous serions tentés de la préférer et de nous soumettre très-humblement à l’avis de ces savants sinologues.


Ces petits vers sont assez difficiles ; le texte mandchou conduirait à traduire plus littéralement : « Quittant le royaume de dix mille chars, j’étais retourné veiller à la garde des frontières. Menacé par un de mes sujets, hélas ! je vois ma vie prête à finir… » Cette interprétation aurait l’avantage de faire sentir la position d’un prince qui, déjà détrôné, exilé, se voit condamné à mourir par un ministre ambitieux.


On doit traduire plus fidèlement : « Vous qui secourez les projets barbares de Tchéou-Sin ( ledernier souverain de la dynastie des Yn), vous qui vous associez servilement à ses crimes... » L’éditeur chinois fait même une note à ce sujet et on doit lui en savoir gré, car c’est une complaisance bien rare chez les éditeurs et chez les copistes orientaux ; il dit : « Le mot Tchéou est pris pour exemple et signifie cruel comme ee prince abhorré. La princesse emploie cette comparaison pour injurier l’assassin. »


Au lieu de quatre générations, il faut lire quatre siècles. Il y avait quatre siècles, comme on l’a vu plus haut, que les Han occupaient le trône. Les Chinois expriment les deux idées de siècle et de génération par le même caractère.


Il y a dans le texte : « Son Excellence s’est retirée dans sa bibliothèque depuis longtemps. Alors Tsao entra et vit le premier ministre assis sur son lit. » La bibliothèque est la chambre à coucher des Chinois ; les lettrés aiment à dormir au milieu de leurs livres.


On doit lire plus exactement : « Tong-Tcho, baissant son visage, a regardé dans le miroir qui lui sert à s’habiller, et il a vu le glaive sortir du fourreau... »


Ce passage ayant été un peu abrégé, la traduction que nous en avons faite pourrait ne pas satisfaire ceux qui liraient le texte ; nous la reprenons sous la forme du discours direct : « Le chef du district dit : Lorsque je suis allé à la capitale solliciter un emploi, j’ai appris à vous reconnaître, car je vous y ai vu. — Puis il lui fit enlever le cheval (que Tsao avait volé), et il reprit d’un ton plus rude : Pourquoi cherchez-vous à me tromper ?... »


Il vaut mieux traduire comme le mandchou : « Pourquoi vous êtes-vous mis volontairement, de gaieté de cœur, dans ce mauvais pas ? »


Les illustres personnages que l’auteur présente ici comme des héros doués de courage, de désintéressement, de toutes les vertus publiques et privées, nous les voyons plus loin reparaître sous des couleurs beaucoup moins favorables, et presque tous ils finissent par se montrer d’ambitieux partisans, plus préoccupés de se déclarer indépendants et libres dans des principautés et des royaumes isolés, que de veiller au salut de l’empire.


Liéou-Hiuen-Té était allié à la famille impériale, voilà pourquoi il arborait la bannière jaune. Il ne faut pas oublier que le nom propre des Han est Liéou ; ils le tiennent de leur aïeul Liéou-Pang.


Cette scène assez solennelle de la nomination d’un chef des confédérés et de la prestation du serment se trouve dans l’histoire de la Chine à des époques antérieures et dans des circonstances analogues. L’an 23 de l’ère chrétienne, quand de fidèles sujets se levèrent en masse contre l’usurpateur Wang-Mang, on éleva un théâtre sur lequel on fit monter Liéou-Hiuen ( de la famille des Han ) comme sur un trône ; là, tous les officiers généraux saluèrent leur chef. Plus tard , quand un autre parti dévoué aussi à la légitimité fut assez considérable, les chefs (Wey-Tsouy, Wey-Y et Wey-Ngao) élevèrent un vaste pavillon dans lequel on sacrifia en l’honneur du fondateur de la dynastie des Han et des plus célèbres empereurs de cette famille. Ensuite les généraux assemblés tuèrent un cheval dont ils burent le sang suivant l’ancienne coutume, et firent le serment de sacrifier leur vie pour punir le perfide Wang-Mang et rendre aux Han le trône usurpé par celui-ci.


Les cinq bannières (appelées en chinois Ky, en mandchu To), doivent être regardées ici comme des étendards sur lesquels étaient représentés deux dragons enlacés. La grande bannière blanche (en chinois Pé-Mao, en mandchou Changguian-Mâo), est un étendard orné de la queue d’un bœuf sauvage. Quant à la hache, voici l’explication qu’on en donne au vol. VII des Mémoires sur les Chinois, article 1er du Lou-Tao :

« Le roi, prenant entre ses mains la petite hache, en séparera le fer d’avec le manche, et remettra le manche au général, en lui disant : D’ici-bas jusqu’au ciel, donnez des ordres et faites-les exécuter. Il prendra alors la grande hache, en séparera également le manche d’avec le fer, et remettra le fer entre les mains du général, en lui disant : Du lieu que vous foulez aux pieds jusqu’au centre de la terre, donnez des ordres et faites-les exécuter... » Ici il n’est question que de la grande hache ; les dictionnaires expliquent ainsi le caractère Youe (3169 et 11431 ) : « Hache militaire dont le fer est large et le manche long... »

Nous avons parlé plus haut des sceaux remis aux officiers civils et militaires ; nous y ajouterons ces lignes empruntées aussi au vol. VIII des Mémoires sur les Chinois : « Les généraux avaient entre les mains la moitié d’un des sceaux de l’empire, dont l’autre moitié restait entre les mains du souverain ou de ses ministres. Quand ils recevaient des ordres, ces ordres n’étaient scellés que d’une moitié du sceau, laquelle ils joignaient avec la leur pour s’assurer qu’ils n’étaient pas trompés ; mais quand une fois cette moitié du sceau était déchirée ou rompue, ils n’avaient plus d’ordre à recevoir. » Or, une fois hors des frontières, le général n’ayant plus d’ordres à recevoir de la capitale trop éloignée du théâtre de l’expédition, devait déchirer la partie du sceau restée entre ses mains, se déclarant ainsi maître d’agir à son gré.

Ce que nous avons traduit par « le sceau de la confédération, » en chinois Ping-Fou, le sceau militaire, en mandchou Hontoho-Toron, le sceau dont on a une moitié, doit s’entendre par le sceau de Youen-Chao lui-même, chef suprême de ligue ; les mots Tsiang-Yn, cachet du général , exprimeraient le sceau que le généralissime était censé recevoir de l’empereur.


Littéralement : « On brûla le papier. » On affirme que le papier a été connu en Chine sous Wey-Ty (qui régna de 180 à 157 avant notre ère) ; il nous a paru plus naturel de mettre « des tablettes de bambou » entre les mains de ces guerriers réunis en rase campagne. On doit entendre qu’ils brûlèrent cette formule écrite sur des planchettes ou sur du papier, afin de l’envoyer ainsi vers ciel pris à témoin de leur serment.


Ces passages, dont il est souvent question, étaient des défilés défendus par un mur, par une porte solide, surmontée, comme celles des villes, d’une galerie propre à renfermer des combattants, garnie de plates-formes du haut desquelles les archers et les arbalétriers faisaient pleuvoir sur les assaillants les flèches et les pierres. Au reste, on trouve la mention de pareils passages dans l’Histoire de la Grèce ; à l’ouest des Thermopyles, près de l’autel consacré à Hercule, le défilé était fermé d’une muraille dans laquelle on avait anciennement pratiqué des portes. Au sortir de la Phrygie et pour entrer en Cappadoce, on rencontrait l’Halys, sur lequel il y avait des portes qu’il fallait nécessairement passer pour traverser ce fleuve et un fort considérable pour la sûreté du passage. Sur la frontière de la Cilicie se trouvaient encore deux défilés et deux forts qui les défendaient.


Cette arme, fort ancienne à la Chine, a aussi été en usage par toute l’Europe au moyen âge chez les Sarrasins, dans l’Inde même ; elle a joué un grand rôle dans les guerres des croisades. Les Chinois s’en servaient également à la chasse, comme on peut le voir dans la planche 2, Chasse en été, de la Chine, par M. Pauthier.


Il faut traduire plus littéralement : « Tsao-Tsao ayant fait préparer une tasse de vin chaud, la donne à Kouan-Mo, en lui disant : Buvez et montez à cheval ! Le héros répond : Versez, je cours à l’ennemi... » C’est-à-dire qu’il ne boit pas cette coupe ; et il a si vite triomphé de son adversaire, qu’il est de retour avant que le vin ne soit refroidi. Nous insistons sur le sens de cette phrase, parce que le texte est assez obscur ; à moins qu’on ne traduise : « Il fait préparer le vin, afin qu’après avoir bu il monte à cheval ; mais celui-ci... »


C’est-à-dire : « Voyez comme avec arrogance ils se permettent de faire des exploits ; comme, sans ordre, chacun sort des lignes et court au combat. »


L’expression « les huit grands vassaux » n’est peut-être pas exacte ; alors il faudrait entendre huit généraux, chefs de division : Wang-Kwang, Kiao-Mao, Pao-Sin, Youen-Y, Kong-Yong, Tchang-Yang, Tao-Kien, Kong-Sun-Tsan, tous commandants de provinces. L’armée des confédérés se composait de huit divisions en tout.


Nous redonnons ici, pour ceux qui n’aiment pas les traductions abrégées, ce passage un peu long et qui nous semblait ralentir le récit : « Cependant les huit commandants supérieurs rassemblent leurs troupes et délibèrent. Liu-Pou est un héros à qui personne ne peut tenir tête… Et déjà on vient annoncer que ce général victorieux redemande le combat. A la tête d’un groupe de cavaliers, la bannière au vent, il se précipite sur les lignes. Un officier aux ordres de Tchang-Yang s’élance au galop pour le combattre ; à la première attaque, Liu-Pou le renverse mort à bas de son cheval.

« Les huit généraux sont frappés de terreur ; un officier aux ordres de Kong-Yong s’avance et dit : Voilà dix ans que je suis comblé des bienfaits de mon maître, pourquoi ne risquerais-je pas ma vie pour acquitter la dette de la reconnaissance ? Kong regarde et reconnaît un de ses clients, un héros de sa division, nommé Wou-Ngan-Koué. Armé d’une masse de fer du poids de cinquante livres, ce guerrier vole au-devant de l’ennemi. Dix fois il croise le fer avec Liu-Pou, qui lui coupe l'avant-bras d’un coup de son cimeterre. Ngan-Koue laisse tomber sa masse et s’enfuit… Les huit grands chefs s’ébranlent à la fois et marchent au secours du héros blessé. Liu-Pou tourne bride et abandonne le champ de bataille.

« Tant de combats inutiles et même funestes livrés par les huit grands généraux sont enfin annoncés à Youen-Chao. Tsao-Tsao vient le trouver et lui dit : Liu-Pou est un brave, un guerrier sans rival dans l’empire. Réunissons les dix-huit corps d’armée et attaquons-le en masse. Avisons au moyen de nous débarrasser de cet adversaire trop dangereux ; une fois qu’il sera anéanti, nous aurons bon marché de Tong-Tcho.

« Ils parlaient encore quand on les vint avertir que Liu-Pou revenait à la charge. En avant les huit divisions, crie Youen-Chao… Déjà Liu-Pou a attaqué vigoureusement Kong-Sun-Tsan qui s’élance hors des rangs, en personne, et le menace de sa massue de fer. — Prends ta pique, lui crie Liu-Pou, viens, je t’attends… Ils luttent, et bientôt Sun-Tsan, tournant bride, revient précipitamment sur ses pas. Monté sur son cheval rouge qui semble avoir des ailes, sur son coursier rapide comme le vent, capable de parcourir cent milles dans un jour, Liu-Pou le poursuit, le presse de plus en plus… Déjà il va lui enfoncer sa pique dans le dos ; mais à côté de Sun-Tsan parait un chef aux yeux ronds, aux prunelles ardentes, à la barbe hérissée comme le tigre ; la lance en arrêt, il se précipite et crie d’une voix méprisante : Vil esclave, trois fois traître, ne fuis pas ainsi ! Je suis Tchang-Fey, du pays de Yen.

« Liu-Pou le voit, et, cessant de poursuivre Kong-Sun-Tsan, il s’attache à ce nouvel adversaire. Tchang-Fey brille de tout son courage surnaturel en se préparant à cette lutte terrible ; les grands généraux l’admirent et restent immobiles. D’un cité, Tchang-Fey en manœuvrant sa pique déploie une vigueur incroyable, une force désordonnée ; de l’autre, LiuPou s’anime peu à peu.

« Enfin, transporté de colère, le bouillant Tchang-Fey pousse un cri, Kouan-Mo lance son cheval en avant, brandit son lourd cimeterre recourbé comme une faux ; Liu-Pou est assailli de deux côtés : les trois chevaux se heurtent, les trois cavaliers s’attaquent trente fois. À cette vue, Hiuen-Té éprouve une secrète joie. — Si je ne frappe pas maintenant, se dit-il, quelle meilleure occasion puis-je attendre ? Armé de son cimeterre à deux tranchants, il fouette son cheval aux crins jaunes et se jette sur Liu-Pou. Les trois amis, les trois frères adoptifs, entourent le terrible guerrier, qui résiste sur tous les points comme un phare tournant.

« Les huit chefs confédérés sont éblouis de tant d’audace ; Liu-Pou, cependant, ne peut tenir tête à cette triple attaque. Visant droit à la face de Hiuen-Té, il lui porte un coup de lance que celui-ci évite, et tandis que son ennemi a fait un mouvement pour parer le fer, il profite du moment pour s’esquiver ; la lance inclinée, il fouette son cheval rapide et se sauve. Les trois guerriers le poursuivent sans relâche ; alors aussi, avec de grandes clameurs, marchent les huit divisions. Les troupes de Liu-Pou fuient précipitamment vers les passages ; serré de près par ses trois redoutables adversaires, le héros arrive au pied du rempart ; là, Tchang-Fey lève la tête et voit… »


LIVRE II.


Bien que le texte parle de deux cavaliers envoyés près de Sun-Kien, il n’en nomme qu’un, Ly-Kio. L’autre doit être Tchao-Tsin, qui livra aux confédérés le passage de Ky-Chong, comme il est dit plus bas, page 99, ligne 29.


Courir le cerf signifie, dans les anciens auteurs, obtenir le pouvoir ; par les mots : « Le cerf s’est enfui dans Tchang-Ngan, » on peut entendre : L’autorité, la puissance impériale s’est retirée dans Tchan-Ngan...


La capitale des Han était d’abord Sy-Ngan-Fou (appelé aussi Tchang-Ngan, le repos durable, dans le Chen-Sy). L’an 25 de notre ère, l’empereur Kwang-Wou-Hwang-Ty alla s’établir à Ho-Nan-Fou (autrement Lo-Yang) dans le Ho-Nan.


Il est fait allusion, dans ce passage, à l’usurpation de Wang-Mang et aux guerres civiles qui désolèrent la Chine à cette époque. Lorsque Wang-Mang se fut rendu maître du pouvoir, le mécontentement du peuple et la misère à laquelle on n’apportait aucun soulagement, réunirent un grand nombre de sujets fidèles autour d’un chef partisan nommé Fan-Tchong. Wang-Mang fit marcher contre lui des forces considérables ; Fan-Tchong, averti que les troupes impériales venaient l’attaquer, ordonna à tous ses soldats de se peindre en rouge les sourcils, voulant faire entendre par là qu’ils étaient prêts à se défendre jusqu’à la dernière goutte de leur sang. Ce sont là les fameux Sourcils Rouges, en chinois Ky-Mey, qui prirent parti d’abord simplement contre l’usurpateur Wang-Mang, puis bientôt aussi pour les princes légitimes de la famille Liéou, des Han. Lorsque Liéou-Hiuen monta sur le trône, le corps puissant des Sourcils Rouges, qu’il songeait à désarmer, lui causa bien des inquiétudes.

Les Sourcils Rouges, sous Kwang-Wou-Ty, l’an 26 de notre ère « abandonnèrent la ville de Tchang-Ngan, après en avoir dévasté les environs. Le jour marqué pour leur départ, ils chargèrent sur des chariots tout l’or et l’argent avec les meubles précieux qu’ils avaient pillés, et firent main basse sur ceux dont ils avaient à se plaindre. Après avoir mis le feu à plusieurs endroits de cette capitale et au palais des empereurs, ils sortirent... » Histoire générale de la Chine, vol. III, page 284, on voit que Tong-Tcho imita en tous points ces bandes indisciplinées.

Quant aux Keng-Chy du texte, nous croyons que c’est le célèbre corps de cavalerie aux ordres du rebelle Ouan-Lang, qui se fit un parti assez considérable l’année suivante sous Liéou-Hiuen. Ces Keng-Ky décidèrent plusieurs fois du sort des batailles.


Les passages de Hiao et de Han sont des défilés qui commandent l’entrée des vallées. Hiao est aussi le nom d’une rivière. Au lieu de « on est près du mont Long-Yeou , etc., » il faudrait entendre : « On est près du lieu appelé Long-Yeou » (dans les montagnes), pour se conformer au sens du texte mandchou. Cependant il semblerait plus naturel, sinon plus correct, de traduire : « On a à sa portée le versant méridional des monts Long, où l’on trouve tout ce qui peut servir à bâtir une ville. »


C’est-à-dire que, dans cette émigration violente, on faisait escorter une troupe de gens du peuple, désarmés, traînant leurs vivres et leurs bagages, par un détachement de soldats ; et toute la population sortit ainsi, régulièrement entremêlée de soldats.


Déjà les tombeaux des empereurs avaient été violés, l’an 206 avant notre ère, par Hiang-Yu, qui disputait l’empire à Liéou-Pang, aïeul des Han : « Hiang-Yu prit le chemin de Hien-Yang dans le dessein de détruire cette capitale, afin que Liéou-Pang ne pût profiter des richesses qui y étaient accumulées. Ce général cruel et vindicatif donna ordre de passer au fil de l’épée tous les habitants, sans distinction d’âge ni de sexe : le prince Tsé-Yng, le dernier des Tsin, y périt avec toute sa famille. Peu satisfait de ce massacre horrible, Hiang-Yu livra la ville au pillage, et après avoir enlevé les richesses du magnifique palais bâti par Tsin-Chy-Hwang-Ty, il y fit mettre le feu, qui fut trois mois entiers à consumer cet édifice immense. La vengeance de Hiang-Yu se porta jusque sur les morts ; il profana les tombeaux des Tsin. Il en fit tirer les cadavres des princes de cette famille pour les réduire en cendres qui furent jetées au vent. »


Cette phrase présente quelque difficulté ; le mandchou traduit : « Je ne sortirai pas du plan qu’a tracé Ly-You. » Si ce n’était la particule mandchou tchy, ex, de, on pourrait entendre : « Je n’exécuterai pas, je ne mettrai pas en action, en lumière, le plan proposé par un autre… »


Mot à mot n tu abandonnes furtivement la partie, tu fuis du lieu où tu devais nous attendre. »


Au vol. VIII des Mémoires sur les Chinois, à la planche XXVI, on voit le dessin de quatre sortes de flèches ainsi nommées : flèche en sourcils, flèche en ciseaux, flèche à percer la cuirasse, flèche à diviser les épaules. Cette dernière est longue, tranchante, effilée ; rien n’empêche de supposer que le trait qui s’enfonça dans l’épaule de Tsao-Tsao appartenait à cette quatrième espèce.


Au lieu de traduire : « Les yeux tournés vers le firmament, il regarde, » on rentrerait mieux dans l’idée de l’écrivain, en disant : « Il examine l’aspect du ciel, il cherche à lire dans l’avenir en observant les astres… »


Il y a littéralement : « Il dit au soldat de prendre un flambeau, de descendre dans le puits et d’en retirer ce qu’il y trouvera. »


La légende inscrite sur le sceau se composait de huit caractères, dont le sens doit être rectifié ainsi : « La mission de gouverner la terre qui m’a été confiée par le ciel durera éternellement, c’est-à-dire je jouirai éternellement de cette délégation du pouvoir... »


Il vaut mieux entendre dans un sens plus général : « Sont sous nos ordres... »


La traduction littérale de ce passage serait : « Au commencement, nous avons levé une armée fidèle pour détruire les rebelles dans l’intérêt de la dynastie ; les grands vassaux sont accourus pleins de zèle pour la cause des empereurs... »


Les trois districts du nom de Fou (en chinois San-Fou), sont trois divisions de la province actuelle du Chen-Sy.


Liéou-Tay, vice-roi de Yen-Tchéou, avait envoyé demander des vivres à Kiao-Mao, commandant militaire de Tong-Kiun ; celui-ci refusa de lui en prêter ; de là la querelle. Il s’agissait donc de vivres refusés et non de vivres empruntés que Kiao-Mao n’aurait pas voulu rendre, comme nous l’avons dit par erreur.


On lit au vol. III de l’Histoire générale de la Chine, page 492 : « Les académiciens avaient donné lieu de suspecter leur fidélité, surtout à des esprits malintentionnés et prévenus contre eux. Tchin-Fan, Teou-Wou (voir page 1 du San-Koué-Tchy) et Liéou-Chou se faisaient appeler les trois sages (San-Kiun) ; on les nommait encore les trois chefs ou les trois maîtres. Ly-Yng, Siun-Y, Tou-My, Wang-Tchang, Liéou-Yu, Oey-Lang, Tchao-Tien et Tchu-Yu, se nommaient les huit hommes d’un mérite extraordinaire et supérieur aux autres (Pa-Tsiun). Kouo-Tay, Fan-Pong, Yn-Hiun, Pa-Sou, Tsong-Tsé, Hia-Fou, Tsay-Yen et Yang-Tsy avaient le nom de Pa-Kou, les huit attentifs aspirant au plus haut degré de sagesse. » Enfin, les huit autres dont les noms sont mis en note de la page 108 (ainsi que leurs surnoms ; nous avons jugé inutile d’y joindre ceux des pays où ils sont nés) avaient pris le titre de Pa-Ky, « voulant faire entendre par là qu’ils étaient capables tous les huit de devenir un jour les chefs de l’académie. »


Pour détruire ce qu’il y a de confus dans cette phrase, il faudrait lire : « Han-Fou lui-même vous cédera volontiers, général, la direction, le gouvernement de sa province... »


Ces Barbares, que nous avons désignés par les mots de « peuples pasteurs du nord-ouest de la Chine, » sont les Kiang-Hou. Ils s’étaient révoltés l’an 160 de notre ère, sous le règne de Hiouan-Ty ; à plusieurs reprises, ils désolèrent par leurs dévastations l’empire des Han, menacé à l’est par les Sien-Py de race coréenne ; à l’ouest par les Ou-Sun, que Klaproth range parmi les peuples Alano-Goths de l’Asie centrale. Les Kiang, de race tibetaine, s’allièrent, l’an 155 de notre ère, avec les Hiong-Nou du midi, tribus de race turque, pour envahir quelques provinces de la Chine désolées par la famine et par des pluies continuelles.


Cette mention d’un canon doit surprendre le lecteur, et nous n’hésiterions pas à y voir un anachronisme de l’écrivain chinois, s’il ne se présentait une manière plausible de l’interpréter. Le texte chinois donne bien Pao Hiang, le son du canon, traduit en mandchou par le même mot Pao ; Pao-Sintefi, il tira le canon. Pour ne pas répéter ce que nous disons plus bas à la note de la page 205, nous nous bornerons à faire remarquer que le père Amiot, dans son Mémoire sur l’art militaire des Chinois, avoue que Kong-Ming, qui joue un si grand rôle dans la seconde partie du San-Koué-Tchy, entendait déjà parfaitement l’usage des armes à feu et les employait avec succès. Il est vrai que ce Tao-Tsé, personnage fort extraordinaire, passait pour magicien. Nous renvoyons le lecteur à la Description de la Chine, livre XV, pour plus amples détails sur l’invention de la poudre par les Chinois. La planche XIX de la Chine, par M. Pauthier, intitulée Yeou-Wang donnant une fausse alarme, représente très-bien ce que nous nous figurons par ce canon à faire des signaux.


Au lieu de « princes de second rang, » il vaut mieux lire « grands vassaux, seigneurs des provinces » ; en mandchou holo-i-peise.


Tchéou cité ici est le même Tchéou-Kong dont il a été question à la note de la page 65. Tchao est Tchao-Kong, roi de Lou, qui régnait sur ce petit état au temps où Confucius vivait. « L’an 517 avant notre ère, ce prince étant allé dans le royaume de Tsy, où il demeura quelques mois, apprit que les troubles qui commençaient à s’élever dans sa principauté de Lou avaient obligé Confucius de passer dans celle de Tsy ; il fut plus affligé de la retraite de ce grand philosophe que du désordre qui arrivait dans son royaume. » Histoire générale de la Chine.


Kia-Fou et Kiéou-Sun sont deux généraux célèbres du temps de Kwang-Wou-Ty, régénérateur de la dynastie des Han, le même qui transporta la cour dans le Ho-Nan. Le premier rendit d’importants services à ce grand empereur en réduisant les rebelles du Hien-Tchéou ; le second s’offrit d’apaiser, près de Lo-Yang, la nouvelle capitale, une révolte assez menaçante ; des rebelles avaient pris les armes pendant l’absence du souverain. La victoire fut due en grande partie à la présence de l’empereur qui, marchant sur les traces de son général, intimida les mécontents ; ceux-ci se soumirent aussitôt et vinrent implorer la clémence de Kwang-Wou-Ty.


Liéou-Piéou était parent des empereurs, les Han ayant le même nom de famille. Voir plus haut la note de la page 82.


Il faut plutôt traduire : « Ne laissons pas les troupes du Kiang-Tong, de la province à l’est du fleuve Kiang, retourner dans leur pays ; tâchons de les détruire et commençons par décapiter l’envoyé que voici, ensuite nous emploierons un moyen que je vais proposer... »


Ce Tsay-Yong avait, comme on l’a vu au commencement du San-Koué-Tchy, dénoncé courageusement à l’empereur les crimes des eunuques. Plus haut (page 62), il a reparu ; intimidé par les menaces de Tong-Tcho, hésitant entre son devoir et la crainte de la mort, il finit par suivre le parti du ministre tout-puissant et se dévoue à sa cause. Cette lâcheté de l’historien Tsay-Yong indisposa contre lui les mandarins fidèles, surtout Wang-Yun qui le fit périr, comme on le verra par la suite. Il jouissait d’une grande réputation comme lettré ; en voici une preuve :

« L’empereur (Han-Ling-Ty), ne voulant pas être regardé comme ennemi des sciences, auxquelles la perte de tant d’habiles gens (les académiciens décimés par les proscriptions) devait nécessairement être fatale, ordonna à Tsay-Yong de faire graver sur quarante-six pierres les soixante King en cinq sortes de caractères, connus sous les noms de Ta-Tchuen, de Siao-Tchuen, de Ly-Chu, de Kiay-Chu et de Ko-Téou-Wen, en choisissant parmi ces derniers ceux qui avaient été en usage sous les trois premières dynasties des Hia, des Chang et des Tchéou ; ce choix était fait sur les soixante-dix sortes de caractères dont on se servait dans ces premiers temps et dont on n’avait presque plus de connaissance... » Histoire générale de la Chine, tome III, page 498.


Tong-Tcho avait en réalité usurpé la place de l’empereur ; le heurter au passage devenait ainsi un crime de lèse-majesté et punissable de la peine de mort ; voilà ce que signifie l’exclamation réitérée de Ly-Fou.


Tchwang-Wang, roi de Tsou, monta sur le trône l’an 613 avant notre ère.


Tching-Ping était un officier du roi de Goey ; dès que le roi de Han, l’aïeul des empereurs de la dynastie de ce nom, eut transféré la cour à Ly-Yang (l’an 205 avant notre ère), il vint se ranger sous ses drapeaux. Le roi des Han, qui lui reconnut de la capacité, lui donna un emploi assez considérable dans ses armées. Les anciens officiers murmuraient de ce qu’on leur préférait un étranger, un nouveau venu. Le roi les écouta avec bonté ; il fit venir Tching-Ping et lui dit : « Vous avez servi le roi de Goey et vous l’avez quitté pour vous donner à Pa-Wang, roi de Tsou ; à peine ètes-vous resté quelques mois sous ses drapeaux, que vous venez vous ranger sous les miens. Une pareille inconstance doitelle me donner de la confiance en vous ?

« Le roi de Goey, répondit Tching-Ping, ne récompense pas le mérite, parce qu’il n’a pas le talent de le discerner. Les liens du sang sont la seule recommandation auprès de Pa-Wang, à qui d’ailleurs on ne peut se fier. Vous seul, prince, savez employer chacun selon sa capacité

Je n’aurais pas accepté vos largesses, si j’eusse cru ne pas vous être utile ; je les ai mises sous le sceau pour être rendues à qui vous l’ordonnerez. Je ne veux pas accepter vos bienfaits si je ne les paie de ma personne… » Histoire générale de la Chine, tome II, page 461.


Ce Han-Sin, auquel il est fait allusion plus loin, fut nommé par Kao-Tsou, le premier des Han, général en chef des armées, l’an 206 avant notre ère.


L’usage de sceller le serment avec du sang a été connu chez beaucoup de peuples de l’antiquité, et il l’est encore d’un grand nombre de peuplades sauvages. En Europe même, dans les derniers siècles, on en retrouve quelques exemples ; le plus remarquable sera sans doute le suivant : Lorsque Henri III entra en Pologne pour prendre possession de ce royaume, il trouva à son arrivée trente mille chevaux rangés en bataille. Le général, s’approchant de lui, tire son sabre, s’en pique le bras, et, recueillant dans sa main le sang qui coulait de sa blessure, il le but, en lui disant : « Seigneur, malheur à celui de nous qui n’est pas prêt à verser pour votre service tout ce qu’il a dans les veines ; c’est pour cela que je ne veux rien perdre du mien. »


Le Ly-Sou est celui même qui a engagé Liu-Pou à égorger son premier père adoptif, Ting-Youen (page 58). Ce dernier est le même qu’on trouve quelques lignes plus bas désigné par les deux noms réunis, Ting-Kien-Yang.


Nous avons multiplié par dix le nombre des mesures de grain, parce qu’il y a en chinois une expression qui signifie dix petits boisseaux ; chy, en mandchou houle.


L’Histoire générale de la Chine confirme ces odieux détails de la mort de Tong-Tcho et les rapporte presque dans les mêmes termes.


L’histoire de l’écrivain Ssé-Ma-Tsien se trouve dans les Mélanges asiatiques de M. Abel Rémusat, et dans les Portraits des Chinois célèbres, vol. III des Mémoires, page 17.


Ces quatre lieutenants de Tong-Tcho étaient venus avec lui du Sy-Liang. Voir page 42.


Littéralement : « Reparaîtront en dedans des passages. » On se rappelle que les mécontents s’étaient retirés hors de la capitale et de son territoire, dans les provinces, pour s’y rassembler et y organiser la résistance aux tyrannies de Tong-Tcho.


Ce passage présente quelque difficulté ; nous le traduisons mot à mot : « Ayant écrit les dignités qu’ils réclamaient, ils vinrent présenter (leur requête) à l’empereur. Comme par la violence ils avaient déjà un rang égal (à celui qu’ils exigeaient), le prince consentit aussitôt à les leur accorder. »


Nous avons expliqué plus haut (à la note de la page 84) ce que signifient la hache et le sceau.


Les deux chefs de second rang cités ici sont Ly-Mong et Wang-Fan, qui jouèrent plus tard un rôle assez important.


Le texte chinois dit même : « Un peu de peau et d’ossements. » Ce sont là des détails qu’on peut retrancher sans inconvénient dans une traduction. Ainsi, plus bas, le narrateur exprime avec la même énergie que « les restes de Tong-Tcho furent réduits en bouillie, en boue. »


L’empereur donna aux deux généraux qui venaient le secourir des titres qui leur accordaient une pleine et entière autorité sur les provinces d’où ils étaient venus ; on pourrait traduire : « Il nomma l’un général chargé de soumettre les pays de l’ouest, l’autre général chargé de maintenir dans l’ordre ces mêmes pays. »


Liéou-Tay avait fait partie de la confédération dont Youen-Chao était le général en chef. Voir page 107.


Pao-Sin, de l’ancienne confédération, a déjà paru dans cette histoire (voir page 86) ; ce fut lui qui le premier attaqua l’avant-garde de Tong-Tcho ; il combattit sans avoir reçu d’ordre, et essuya une défaite dans laquelle périt son frère Pao-Tchong.


Nous avons omis la désignation des districts et des provinces dans lesquels sont nés tous ces personnages ; c’est déjà assez d’avoir accumulé tant de noms propres peu harmonieux. Les Chinois aiment beaucoup ces scènes de roman ou plutôt d’histoire, où les hommes de talent, successivement désignés, se recommandent les uns aux autres. Il eût peut-être mieux valu citer ces généraux et ces conseillers militaires en note, comme nous l’avons fait plus bas, sans retracer ces détails biographiques qui n’ont guère d’intérêt dans une introduction ?


Il y a dans le texte : « En le voyant, Tsao dit : Il sera pour moi un autre Tseu-Fang. » Allusion historique à Tchang-Léang, nommé aussi Tseu-Fang ; il fut ministre sous Liéou-Fang, plus connu sous le nom de Han-Kao-Tsou, qui fonda la dynastie des Han. Voir la biographie de ces deux personnages, Mémoires sur les Chinois, vol. III, et leur vie tout entière dans le vol. III de l’Histoire générale de la Chine.


Le texte dit : « Faisons semblant d’être des voleurs, etc., » ce qui semblerait assez naïf, puisqu’on effet ils se comportent comme des brigands. Le sens est donc : « Commettons un crime qu’on attribuera à des voleurs et dont on ne pensera pas à nous accuser. »


Il y a dans le texte : « Sur l’autre il avait fait peindre ou écrire les mânes de son oncle Tsao-Té, » ce qui ne présente pas un sens plausible ; nous avons cru devoir traduire les mots chinois Ling-Hoen (apud christianos anima rationalis, selon Basyle de Glemona), et les mots tartares Souré-Fayanga (les mânes, les parties subtiles de l’homme après sa mort, selon Amiot), par « image d’un homme qui n’est plus », comme on dirait qu’on a vu apparaître en songe l’esprit d’un mort.


LIVRE III.


Le texte chinois semble dire : « Je suis le régent de la planète Mars, je préside au feu dans la partie méridionale du ciel. » Le tartare-mandchou donne l’interprétation que nous avons suivie. Pour bien comprendre l’esprit de ce petit conte, il faut lire le livre des Récompenses et des Peines, traduit en français par M. Stanislas Julien.


Il est évident que tous les rebelles qui dans ces temps d’anarchie se soulevèrent pour des raisons quelconques furent appelés par les populations effrayées du nom de Bonnets-Jaunes, en souvenir de la grande révolte que plusieurs années auparavant avait suscitée le sorcier Tchang-Kio.


Il s’agit encore ici, comme plus haut (page 153), du grand boisseau qui contient dix mesures plus petites désignées en français par le même mot.


Cet usage de porter deux arcs au combat semble particulier aux Chinois ; ils étaient enfermés dans un étui et pendus au côté du cavalier.


Par ces mots : « Êtes-vous au service de Kong-Yong ? » il faut entendre, comme le fait pressentir la réponse : « Êtes-vous au nombre des soldats du district de Kong-Yong, au nombre de ceux qui se trouvent naturellement sous les ordres du gouverneur ? »



Voir page 112 l’arrivée de Tseu-Long près de Kong-Sun-Tsan, alors en guerre avec le généralissime de la confédération des grands, Youen-Chao.


Il s’agit ici de la partie de son armée que Tsao-Tsao commandait en personne ; le reste de ses troupes (voir page 174) avait été confié aux généraux et aux conseillers militaires qui gardaient la province en son absence.



L’éditeur chinois dit en marge : « Oh ! le traître artifice que Tsao-Tsao emploie là ! »


On se rappelle que Tchao-Yun (son surnom Tseu-Long) appartenait à Kong-Sun-Tsan qui l’avait, pour ainsi dire, prêté à Hiuen-Té avec un corps auxiliaire de deux mille hommes. L’écrivain chinois insiste à dessein sur le lien d’affection qui unit le jeune héros au grand homme descendant des Han ; dans la suite, Tseu-Long joue un rôle de plus en plus brillant.


Tsao-Jin, chassé d’une partie du Yen-Tchéou, se retirait vers Tsao-Tsao. Voir plus haut, page 192.


Cet épisode des guerres du temps de Liéou-Pang (année 204 avant notre ère) est raconté d’une façon plus concise et plus claire au tome II de l’Histoire générale de la Chine, page 465. Nous avons dû traduire le passage tel qu’il est dans le texte.


Dans le texte mandchou, il y a une nuance que le chinois ne fait pas sentir ; en suivant la première de ces deux versions, on traduirait mieux : « Mangez ce soir du pain, des vivres secs, soupez ; demain matin vous mangerez votre riz, vous déjeunerez après avoir enlevé la ville ennemie. »


Le texte dit littéralement : « Les soldats de Tsao venus de loin sont las et harassés ; ils ont intérêt à combattre au plus vite. Ne les laissez pas prendre haleine, se refaire par le repos ; car, après cela, il serait difficile de les faire reculer. » Notre traduction, bien que renfermant la même pensée, pourrait présenter un contre-sens au premier aperçu.


Le mot que nous avons traduit par « tambour de nuit » est expliqué au mot Pang du dictionnaire chinois de Basyle de Glemona (1261), par « Bois creux dont ceux qui veillent pendant la nuit se servent pour faire du bruit. » Morrison ajoute qu’on s’en sert dans les bureaux publics et à l’armée. Le dictionnaire d’Amiot interprète différemment ce même objet qui se dit Pan en mandchou ; il l’appelle « une plaque de fer coulé dont on se sert en guise de cloche. »


Il s’agit ici des deux grandes rues qui traversent la ville chinoise en se croisant à angle droit ; les quatre extrémités de ces deux rues correspondaient aux quatre points cardinaux et conduisaient aux portes. Un peu plus loin (page 206, ligne 19), il est fait allusion aux galeries, aux pavillons élevés sur les portes et dans lesquels on plaçait des troupes pour défendre l’entrée.


Nous revenons encore sur ce passage qui a fourni une note placée au bas de la page. Le texte dit : « Du haut des murs un canon, une machine à feu (ho-pao) éclata en bas ; » peut-être faut-il supposer qu’il s’agit d’un pot de feu lancé par les soldats placés dans le pavillon au-dessus des portes ?


Cette ruse de Tsao peint parfaitement le caractère de ce grand homme que les historiographes chinois représentent comme impassible dans le péril et conservant toujours son sang-froid. Quelques lignes plus bas, on le voit rire le premier du malheur au-devant duquel il a couru lui-même un peu légèrement. On reconnaît aussi la folle bravoure de Liu-Pou, incapable de réflexion ; guerrier sans vertus, sans moralité, agissant d’instinct en toute occasion.


A propos de cette famine, L’Histoire de la Chine, vol. III, page 569, dit seulement : « La récolte ayant été mauvaise, il régna une espèce de famine dans la province qui était le théâtre de la guerre. » Cette disette ne fut donc que partielle. Il s’agit ici du grand boisseau, égal au chy, contenant dix petites mesures dites téou et pesant 120 livres chinoises. Sur le système monétaire des Chinois, voir les Mémoires publiés par M. Ed. Biot, vol. III et IV du Journal asiatique, troisième série.


Il y a littéralement : « L’ainé Tao-Chang et le cadet Tao-Yng ne sont point hommes à gérer des emplois ; ils n’ont qu’à s’occuper de travaux agricoles, retourner à la vie privée... »


Il y a littéralement : « Qui n’avait pas eu le mérite de décocher la moitié d’une flèche, et sans aucun effort se trouvait possesseur du Su-Tchéou. »


Le texte dit littéralement : « L’empereur sera dans le repos et la joie ; le peuple dans l’allégresse, et vous aurez obéi aux volontés du ciel. » On reconnaît là les trois choses qui font la base du droit public en Chine ; l’obéissance aux volontés du ciel qui donne le pouvoir, le maintien de la dynastie et la conservation du peuple désigné par l’ancienne dénomination, les cent familles.


Ces crocs de fer étaient de plusieurs espèces ; ils sont représentés à ta planche XXVIII du vol. VIII des Mémoires sur les Chinois, et l’usage en est expliqué dans le texte placé en regard.


Cette phrase, traduite mot à mot, aurait besoin d’un commentaire ; est-ce un signal que faisait Hu-Tchu aux brigands en leur montrant ces queues de bœuf, ou bien prit-il deux de ces animaux par la queue pour les arracher de l’étable et les rendre à leurs nouveaux maîtres ?


Il n’est pas rare de trouver une réponse analogue à celle-ci dans la bouche des personnages du San-Koué-Tchy ; c’est par politesse sans doute qu’ils répondent, comme Tsao, en parlant à un inconnu dont jamais ils n’ont entendu parler : « Il y a longtemps que votre réputation est arrivée jusqu’à moi... »


Le mot que nous avons traduit par « ruisseau à sec » signifie plutôt une digue, une écluse, comme le texte dit qu’on cacha les soldats dedans, et qu’un crayon facile à reconnaître a ajouté les mots : Wou-Chouy, sans eau, en façon d’épithète, au caractère chinois ; nous avons adopté le mot ruisseau à sec, parce qu’il donne un sens plausible.


Ces enfants des deux sexes enlevés par les soldats chinois et gardés dans les camps sont une mention assez curieuse. S’agirait-il seulement d’enfants ramassés à travers la campagne pour les employer dans la circonstance présente ?


Il faut considérer les titres de général en chef de la cavalerie et commandant des gardes comme équivalant à ceux de ministre.


Le remède que désigne ici l’auteur du texte chinois est bizarre et à peu près intraduisible. Il semble parler d’une chose quelconque, nauséabonde par son odeur, qui, délayée dans l’eau, provoque les vomissements.


Dans un de ces deux passages, le texte mandchou ajoute le mot viande : « Il accorde des os et de la viande... »


Voir plus haut la note de la page 113, Où il est parlé des Barbares Kiang que le texte mandchou appelle toujours mongoux. Dans toute cette partie du récit, le romancier raconte les événements d’une façon moins claire et moins suivie que le compilateur de L’Histoire générale de la Chine.


Le tartare mandchou n’est pas tout à fait d’accord ici avec la version chinoise ; il dit d’une manière plus abrégée : « Cette année ici, il y eut une famine ; faute de vivres, tous les mandarins, depuis le président des six cours jusqu’aux conseillers du palais, sortaient de la ville pour enlever l’écorce des arbres et couper la tige des herbes ; c’était là leur nourriture. Ils fauchaient l’herbe pour faire du feu… »


Wen-Kong, roi de Tsin, monta sur le trône l’an 636 avant notre ère, au temps où régnait Siang-Wang des Tchéou. (Ne pas le confondre avec Wen-Kong de Tsin, contemporain de Ping-Wang des Tchéou dont il fut le rival en puissance et en autorité). Cet autre Wen-Kong, au contraire, donna l’exemple de la soumission. « Revêtu de ses habits de cérémonie, il reçut à genoux l’ordre de l’empereur, le plaça respectueusement sur une table et n’omit aucun des rites anciennement établis. » Histoire générale de la Chine, tome II, page 133.

Kao-Tsou, l’aïeul des Han, le fondateur de la dynastie, fut un des plus grands hommes de la Chine ; il donna cette marque de respect à la mémoire de Y-Ty, roi de Tchou, nommé empereur après le partage du royaume entre Pa-Ouang son compétiteur et lui. Pa-Wang fit assassiner le maître qu’il avait choisi. Aussitôt Kao-Tsou (qui se nommait encore Liéou-Pang) écrivit aux princes : « Dans le partage de l’empire, qui est l’ouvrage de Pa-Wang et que vous avez accepté, Y-Ty, roi de Tchou, a été, de votre consentement, élevé au trône. Vous lui avez promis soumission et fidélité ; cependant Pa-Wang l’a fait assassiner en trahison. Mon devoir me prescrit de porter le deuil et de venger sa mort… » Histoire générale, tome II, page 463.


Ces bienfaits auxquels Tsao fait allusion sont tout simplement les messages que l’empereur lui avait adressés quand il avait le plus besoin de ses secours. Dans le style des cours orientales, tout ce qui émane du souverain est un bienfait, un honneur. Au reste, ici la forme l’emporte sur le fond ; Tsao reproduit l’exemple si fréquent en Asie d’un ministre qui usurpe toute l’autorité, en déclarant toujours que le monarque est l’ombre d’Allah, le roi des rois ou le fils du ciel.


Le texte dit littéralement : » Vous avez acquis des mérites qui vous rendent égal aux cinq grands vassaux. » Les cinq grands vassaux sous la dynastie des Tchéou étaient : Hiouan-Kong de Tsy, Wen-Kong de Tsin, Mou-Kong de Thsin, Siang-Kong de Song, Tchouang-Kong de Tsou.


Nous avons traduit littéralement ce passage, qui a rapport à l’astrologie, sans avoir la prétention de le comprendre et de le rendre intelligible. Le Chou-King dit que Fou-Hy régna par la vertu du bois, Chin-Nong par celle du feu, Hoang-Ty par celle de la terre, Chao-Hao par celle des métaux, Tchuen-Hio par celle de l’eau ; on doit consulter sur le sens de ces traditions la note placée au bas de la page 172 du vol. I de L’Histoire générale de la Chine.


Il y a beaucoup d’analogie entre ce passage et l’épisode de la trahison de Liu-Pou, page 59. Si l’écrivain chinois s’est répété, au moins a-t-il eu le bon goût de rendre le dénouement moins odieux cette fois. Tchong abandonne son maître qui avait trahi, mais sans commettre un assassinat, presque un parricide, comme l’a fait Liu-Pou.


Sun-Tsé, dans son traité de l’art militaire (traduit dans le vol. VII des Mémoires sur les Chinois), s’étend assez au long sur les ruses de guerre ; il recommande aux généraux d’employer des moyens si odieux que le traducteur se sent obligé de dire « qu’il désapprouve tout ce que dit l’écrivain chinois à l’occasion des artifices et des ruses. » Rien ne peint mieux le caractère d’un peuple que les ressources auxquelles il a recours pour triompher de ses ennemis. Nous verrons par la suite les héros du San-Koué-Tchy mettre en action tous les préceptes d’une politique et d’une tactique aussi astucieuses que misérables. Mieux que les Grecs anciens et aussi bien que les Perses, ils emploient les fausses lettres, les faux avis donnés à l’ennemi ; ils sèment la division dans le camp opposé ; on trouve parmi eux plus d’un Zopyre qui consent à se faire mutiler afin d’être mieux pris pour un transfuge. Par la manière dont ces ruses sont présentées ici, on voit qu’elles forment un véritable code à l’usage des conseillers militaires et des généraux.


Il est à remarquer que tous les chefs de parti, dans ce roman, ont un ou plusieurs conseillers qui les dirigent et leur impriment le mouvement ; Liéou-Hiuen-Té seul se conduit par lui-même. Supérieur aux hommes qui l’entourent, aux guerriers énergiques dont il tempère à chaque instant la fougue et la violence, on le voit s’élever au-dessus de tous les personnages que l’écrivain met en scène alternativement. Ses qualités, on peut dire ses vertus, semblent appartenir à un ordre d’idées et de croyances tout à fait à part ; c’est en quelque sorte un héros chrétien du moyen âge.


Mot à mot : « Il faut rappeler Hiuen-Té à Siao-Pey et y faire repousser nos ailes, attendre que les plumes nous soient revenues. » Le mot chinois Yu-Y, ailes, signifie par figure partisans ; ce qui fait la force d’un chef de parti.


Si on veut remonter au chapitre I du livre II, page 99, et comparer le caractère de Sun-Kien avec celui de Sun-Ssé, son fils, on sera frappé de la ressemblance qui existe entre ces deux personnages. Sun-Kien, rempli d’ambition, se sépare de la ligue, rêve la fondation d’un royaume indépendant, et meurt victime de sa témérité ; Sun-Tsé reprend les desseins de son père, expose sa vie avec la même imprudence, triomphe de tous les obstacles, et finit par rétablir l’ancien état de Ou.


Mot à mot : « Je veux faire tous mes efforts à votre service, comme le cheval et le chien. » Cette phrase, qui se rencontre fréquemment, n’est point expliquée dans les dictionnaires, où l’on ne trouve guère la solution de ces genres de difficulté. Le mandchou rend le sens plus clair en mettant le mot comme, kesé, que le chinois supprime.


L’orthographe du’nom serait Tay-Tsé ; nous avons écrit Ssé pour ne pas faire de confusion avec Sun-Tsé qui figure dans ce chapitre.


Cette note de l’éditeur chinois prouverait, ce dont on doute trop généralement, que le San-Koué-Tchy s’écarte rarement de la vérité quant aux faits et suit le plus souvent la tradition reçue, même dans les récits invraisemblables et fabuleux. Vrai ou non, cet épisode animé jette quelque intérêt sur ces deux héros, qui sont aux yeux des Chinois des personnages épiques.


Le texte dit que les soldats des deux armées en voyant Sun-Tsé accomplir ce double exploit l’appelèrent « un petit Pa-Wang… » Pa-Wang (son vrai nom Hiang-Yu) « avait une taille gigantesque et une force de corps prodigieuse ; ses bras étaient inflexibles ; l’on eût plutôt ébranlé une montagne que de les lui faire plier malgré lui ; il avait huit pieds de hauteur (c’est-à-dire environ six de nos pieds modernes) ; il pouvait lever, sans s’incommoder, jusqu’à mille livres pesant. Il avait le son de voix terrible ; par sa force et par sa valeur, il eût pu résister à une armée entière. ». Mémoires sur les Chinois, vol. III, page 56.


Sun-Tsé rappelle au guerrier vaincu que son chef n’avait pas consenti à le laisser conduire l’avant-garde, parce qu’il n’était pas général de première classe. Voir page 267.


Ce Han-Sin est le personnage déjà cité page 196. Il fut un grand général et le principal appui du premier empereur des Han qui lui dut de l’emporter sur son compétiteur Hiang-Yu. Kwang-Wou doit être le général Ly-Sou-Tché, vaincu par Han-Sin dans la bataille fameuse à laquelle il est fait allusion dans le passage mentionné ci-dessus ; ce qui nous le fait croire, ce sont les phrases de L’Histoire générale de la Chine, tome II, page 467. « Il prévint l’affront de se laisser prendre et vint de lui-même présenter la corde au cou à Han-Sin. Ce général, après la lui avoir ôtée, lui rendit toutes sortes d’honneurs et le fit asseoir à la première place. Il voulut le consulter sur le projet qu’il avait de soumettre à son maître les royaumes de Tsy et de Yen ; mais Ly-Sou-Tché s’excusa de lui en dire son sentiment, parce qu’il était prisonnier… »


Il est dit à l’article 2 du traité de Sun-Tsé : « Traitez bien les prisonniers, nourrissez-les comme vos propres soldats ; faites en sorte, s’il se peut, qu’ils se trouvent mieux chez vous qu’ils ne le seraient dans leur propre camp ou dans le sein même de leur patrie… Conduisez-vous comme s’ils étaient des troupes qui se fussent enrôlées librement sous vos étendards… » Mémoires sur les Chinois, vol. VII, page 67. Dans une note, le traducteur ajoute : « Il était facile au vainqueur d’employer ses prisonniers aux mêmes usages que ses propres soldats, parce que ceux contre lesquels on était en guerre ou plutôt parce que les parties belligérantes parlaient un même langage et ne formaient qu’une seule nation ; je parle ici des guerres les plus ordinaires. » On doit considérer comme prisonniers les vaincus qui se soumettaient, et que le vainqueur pouvait, d’après l’usage, faire décapiter.


Ce Tchéou-Tay, lieutenant de Yen-Pé-Hou, ne doit pas être confondu avec le général du même nom qui est au service de Sun-Tsé. Peut-être y a-t-il une faute dans le texte.


Le texte mandchou traduit les deux caractères chinois qui nous ont semblé signifier « bouclier » par une expression que le dictionnaire traduit « paravent ». Il s’agit sans doute d’une espèce particulière de bouclier, de celle désignée au vol. VIII. page 369 des Mémoires sur les Chinois, et représentée à la planche XXIV, sous le n° 185. Sous ce bouclier, on se met à l’abri des traits de l’ennemi, mais on ne s’en sert point pour combattre ; ce qui rendrait assez bien les deux mots chinois Hou-Liang, planche qui abrite et défend.


Le trait d’adresse rapporté quelques lignes plus haut rappelle la flèche lancée par un Olynthien « qui s’appelloit Aster, et y avoit ce vers en escrit dessus la flesche :

» Philippe, Aster ce traict mortel t’envoye. »

(Plutarque, traduction d’Amyot). Le coup de sabre si vigoureusement appliqué par Sun-Tsé offre quelque rapport aussi avec la prouesse de Richard brisant avec son sabre, en présence de Saladin, une barre d’acier qui roula sur le sol en deux morceaux « comme un bûcheron eût tranché avec sa serpe la pousse d’un jeune arbre. » Walter Scott, le Talisman, chapitre XXVII.



fin des notes.


TABLE DES MATIÈRES.



Chap. I. ― Révolte des Bonnets-Jaunes.

Conspiration des lettrés ; prodiges qui épouvantent le jeune empereur ; discours de Yang-Ssé et de Tsay-Yong ; intrigues des eunuques. Le Tao-Ssé Tchang-Kio et ses deux frères ; révolte des disciples de Tchang-Kio connus sous le nom de Bonnets-Jaunes. Inquiétudes à la cour ; Liéou-Pey, surnommé Hiuen-Té, descendant des Han, rassemble des volontaires avec ses deux frères adoptifs, Kouan-Yun et Tchang-Fey ; leur serment dans le jardin des Pêchers. Leurs premiers succès contre les Bonnets-Jaunes ; ils se présentent au camp de Lou-Tchy ; incendie du camp des rebelles. Arrivée de Tsao-Tsao ; défaite de Tong-Tcho ; retraite de Hiuen-Té et de ses deux frères mal reçus par Tong-Tcho ; défaite de Hiuen-Té par les rebelles, qui emploient la magie dans le combat. Mort de Tchang-Kio : les Bonnets-Jaunes sont exterminés. Arrivée de Sun-Kien ; pacification du pays ; Hiuen-Té, nommé au gouvernement d’un district, est destitué par le mandarin inspecteur des provinces ; modération et désintéressement de Hiuen-Té ; colère de Tchang-Fey qui fustige l’inspecteur ; fuite des trois amis.


Chap. II. ― Mort de l’empereur Ling-Ty, massacre des eunuques.

Les eunuques abusent de l’autorité et vendent les emplois ; nouvelles révoltes ; représentations du moniteur impérial Liéou-Tao ; sa mort. Dévouement du ministre d’état Tchin-Tan ; pacification des provinces soulevées ; maladie de l’empereur. Le général en chef Ho-Tsin appelé près de lui pour régler la succession au trône ; les trois femmes du souverain, Ho-Heou, Tong-Heou et Wang-Mey-Jin. Les eunuques tendent des pièges à Ho-Tsin ; mort de Ling-Ty ; délibération des mandarins de la cour ; meurtre d’un des principaux eunuques. La princesse Ho-Heou, sœur de Ho-Tsin, se laisse fléchir par les eunuques ; rivalité entre cette princesse et Tong-Heou ; banquet dans lequel elles s’attaquent par des injures. Tong-Heou proscrite meurt empoisonnée : hésitation de Ho-Tsin ; il publie un manifeste ; les commandants militaires se rassemblent. Arrivée de Tong-Tcho ; son conseiller Ly-Jou rédige aussi une proclamation. Imprudence de Ho-Tsin ; il est assassiné par les eunuques. Incendie du palais ; massacre des eunuques ; fuite de quatre d’entre eux qui emmènent Ho-Heou et les deux rejetons de la dynastie ; Lou-Tchy sauve la mère du souverain.


Chap. III. ― Le jeune empereur est déposé par Tong-Tcho.

Les deux jeunes princes sont entraînés vers le mont Pé-Mang par deux eunuques, Tchang-Jang et Touan-Kouey. Jang poursuivi se jette dans les eaux du fleuve ; les deux petits princes se cachent dans les joncs. Les vers luisants leur montrent enfin la route ; ils arrivent à une ferme ; rêve du maître de la ferme qui les accueille ; terreur du petit souverain Pien et courage de son frère Hié. Arrivée des mandarins qui sont à la recherche de l’empereur ; arrogance de Tong-Tcho. Ly-Jou lui conseille d’usurper l’autorité ; Tong-Tcho propose de déposer Liéou-Pien ; faiblesse des mandarins ; courage de Ting-Youen. Liu-Pou, fils adoptif de ce général ; opposition de Lou-Tchy et de Wang-Yun aux desseins de Tong-Tcho. Tong-Tcho marche contre Ting-Youen ; trahison de Liu-Pou qui assassine son père adoptif. Tong-Tcho, plus puissant, propose de nouveau de proclamer la déchéance de Liéou-Pien ; opposition de YouenChao ; assassinat de Youen-Kouey ; manifeste de Tong-Tcho qui dépose le jeune empereur ; séquestration de Liéou-Pien et de sa mère.


Chap. IV. ― Ligue des grands contre Tong-Tcho.

Liéou-Wang-Hié monte sur le trône. Captivité de Liéou-Pien, ses vers ; Tong-Tcho le fait assassiner avec sa mère. Cruautés et tyrannie de Tong-Tcho ; Ou-Fou essaie de le tuer. Youen-Chao écrit à Wang-Yun pour l’engager à se révolter contre le tyran ; banquet offert par Wan-Yun aux serviteurs des Han. Projets de Tsao-Tsao ; son entrevue avec Tong-Tcho ; il échoue dans sa tentative d’assassinat sur la personne de celui-ci et prend la fuite. Le gouverneur Tching-Kong l’arrête, le met en prison et le délivre pour s’associer à ses desseins ; Tsao-Tsao égorge huit personnes par erreur et un de ses parents par préméditation ; Tchin-Kong l’abandonne. Tsao rejoint son père et lève des troupes ; des officiers de renom se rallient autour de son drapeau ; manifeste de Tsao ; tous les grands des provinces répondent à son appel. Élection d’un généralissime de la confédération ; prestation de serment ; cérémonies qui l’accompagnent. Les confédérés marchent contre Tong-Tcho ; ils sont défaits ; Sun-Kien vaincu échappe à la mort par le dévouement d’un de ses officiers ; échecs successifs des chefs de la ligue ; grande victoire remportée à la fin par Tchang Fey, KouanYun et Hiuen-Té.



Chap. I. ― Guerre des grands contre Tong-Tcho.

Orgueil des chefs de la ligue. Tentatives faites par Tong-Tcho pour s’attirer Sun-Kien ; il abandonne la capitale malgré les remontrances des mandarins ; il fait mettre à mort ceux qui s’opposent à ses projets ; les plus riches habitants de la ville sont faussement accusés de trahison et décapités ; leurs biens confisqués ; leurs femmes et leurs enfants deviennent la proie des soldats. Émigration forcée du peuple ; détresse de la population, qui périt de faim et de misère ; violation des tombeaux. Sun-Kien entre le premier dans la capitale incendiée ; Tsao poursuit seul Tong-Tcho et les siens ; inaction des confédérés ; défaite de Tsao ; il est fait prisonnier et délivré par Tsao-Hong. Sun-Kien offre des sacrifices aux mânes des empereurs et referme les sépultures ; il trouve au fond d’un puits le sceau de l’empire ; ses projets ambitieux ; Youen-Chao, chef de la ligue, l’adjure de lui remettre le sceau de jade ; faux serment et fuite de Sun-Kien ; les confédérés ne songent plus qu’à se créer des principautés indépendantes. Mauvaise foi de Youen-Chao ; il enlève le Ky-Tchéou et trompe Kong-Sun-Tsan ; démêlés entre ces deux généraux ; grand combat auprès d’une rivière ; Tseu-Long vient au secours de Kong-Sun-Tsan ; arrivée de Hiuen-Té et de ses deux frères au camp de ce Kong-Sun-Tsan ; défaite de Youen-Chao.


Chap. II. ― Guerre civile, mort de Sun-Kien.

Tyrannie de Tong-Tcho ; deux commissaires impériaux opèrent une réconciliation entre Kong-Sun-Tsan et Youen-Tchao. Ly-Jou donne des conseils à Tong-Tcho et le dirige en toute occasion. Nouveaux projets de Sun-Kien ; son jeune fils Sun-Tsé le suit au combat ; bataille sur les fleuves ; les assiégés sortent de Siang-Hiang pour aller demander du secours. Imprudence de Sun-Kien ; il périt dans la mêlée ; son corps, resté au pouvoir de Liéou-Piéou, est échangé contre le général de celui-ci, fait prisonnier pendant le combat ; le jeune Sun-Tsé retourne dans l'est avec le corps de son père.


Chap. III. ― Mort de Tong-Tcho.

Extravagances de Tong-Tcho ; il entoure de murs la ville de Mei-Ou et y accumule des richesses, des vivres de toute espèce ; il choisit huit cents jeunes filles pour le servir ; ses folles cruautés. Hwang-Yun rêve le salut de la dynastie et médite la mort de TongTcho ; la danseuse Tiao-Tchan jure de se dévouer à l’accomplissement de ses projets ; Wang-Yun la donne en mariage à Tong-Tcho après l’avoir promise à Liu-Pou ; jalousie de ce dernier ; trompeuses démonstrations de Tiao-Tchan ; chagrin de Liu-Pou qui se croit aimé ; il veut assassiner Tong-Tcho qui l’a adopté pour fils ; Wang-Yun l’y excite en exaltant son amour-propre ; conspiration contre le tyran ; les mandarins conjurés l’appellent à la capitale sous prétexte de lui offrir la couronne ; présages sinistres habilement interprétés par Ly-Sou ; terreur secrète de la vieille mère de Tong-Tcho ; Wang-Yun et ses complices l’arrêtent ; Liu-Pou l’égorge de sa main.


Chap. IV. ― Nouveaux troubles à la mort de Tong-Tcho.

Assassinat des amis et des parents de Tong-Tcho ; fuite de quatre de ses partisans, Ly-Kio, Kouo-Ssé, Tchang-Tsy et Fan-Tchéou ; outrages prodigués au cadavre de Tong-Tcho ; réjouissances dans la capitale ; douleur de l’historien Tsay-Yong ; sa mort. Wang-Yun refuse d’amnistier les quatre généraux retirés dans le Chen-Sy ; ils marchent sur la capitale. Liu-Pou s’aliène l’esprit des soldats par sa brutalité ; il est battu ; Kouo-Ssé et Ly-Kio assiègent la capitale ; fuite de Liu-Pou ; désordres commis dans la capitale par les rebelles. Le jeune empereur parle aux révoltés ; Wang-Yun se dévoue ; les généraux victorieux dictent des conditions à l’empereur ; ils font inhumer Tong-Tcho, dont la pluie et la foudre détruisent trois fois le sépulcre. Arrivée d’un corps d’armée du Sy-Liang au secours de l’empereur ; défaite des rebelles ; victoire remportée par Ma-Teng et Han-Souy ; ils sont repoussés et battus ; les deux chefs rebelles, Ly-Kio et Kouo-Ssé, gouvernent avec quelque modération.


Chap. V. ― Campagnes de Tsao-Tsao.

Nouvelle rébellion des Bonnets-Jaunes ; Tsao-Tsao est chargé de les combattre ; mort de Pao-Sin, ancien chef d’un corps d’armée du temps de la confédération ; Tsao pacifie la contrée et discipline les vaincus. Sun-Yo et Sun-Yeou se rattachent a son parti et lui donnent des conseils ; énumération des guerriers qui le joignent ; force extraordinaire de Tien-Wey. L’influence de Tsao s’accroît rapidement ; il appelle son père et sa famille près de lui ; le vieillard et tous les siens périssent assassinés dans un couvent de bonzes ; désespoir de Tsao-Tsao ; il veut se venger sur Tao-Kien qui avait fourni l’escorte dont le chef Tchang-Tay a exterminé sa famille ; marche de Tsao ; terreur de Tao-Kien ; premier combat sous les murs de Su-Tchéou.



Chap. I. ― Kong-Yong et Hiuen-Té viennent au secours de Tao-Kien.

Histoire de My-Tcho ; anecdotes sur Kong-Yong. Les Bonnets-Jaunes l’assiègent dans Pé-Hay ; arrivée de Tay-Ssé-Tsé ; message porté à Liéou-Hiuen-Té. Bravoure de Tay-Ssé-Tsé ; défaite des rebelles ; Hiuen-Té emprunte des troupes à Kong-Sun-Tsan ; Tsao-Tsao se retire ; Tao-Kien offre sa province à Hiuen-Té qui la refuse. Lettre de ce dernier à Tsao ; générosité feinte de celui-ci ; aventures de Liu-Pou et son arrivée près de Tchang-Miao. Tsao perd une partie de sa province ; sa réponse à Hiuen-Té ; Tao-Kien veut de nouveau abdiquer entre les mains de Hiuen-Té ; Tao-Kien délivré par ses alliés ; épisode de la victoire remportée par Han-Sin contre le roi de Tchao. Imprudence de Liu-Pou ; défaite de Tsao ; Tien-Wey lui sauve la vie.


Chap. II. ― Tao-Kien offre trois fois sa province à Hiuen-Té.

Ruse de Tchin-Kong pour attirer Tsao dans la ville de Pou-Yang ; imprudence de Tsao-Tsao ; il est battu ; Ly-Tien le sauve en se jetant trois fois dans les flammes ; ruse de Tsao ; il se fait passer pour mort ; défaite de Liu-Pou. Tao-Kien meurt après avoir légué sa province à Hiuen-Té. Conseils donnés par Sun-Yo à Tsao-Tsao ; celui-ci va pacifier le pays depuis Jou-Nan jusqu’à Yng-Tchouen. Rencontre d’un chef de partisans ; la ville de Pou-Yang est livrée à Tsao ; fuite de Liu-Pou.


Chap. III. ― Ly-Kio et Kouo-Ssé suscitent de nouveaux troubles dans la capitale ; fuite et arrestation de l’empereur.

Liu-Pou se retire près de Hiuen-Té qui lui offre le gouvernement de sa province ; Liu-Pou lui propose sa fille en mariage ; colère de Tchang-Fey. Hiuen-Té cède à Liu-Pou la ville de SiaoPey. Yong-Piéou conseille à l’empereur d’appeler Tsao-Tsao ; ruse pour armer l’un contre l’autre Ly-Kio et Kouo-Ssé ; Ly-Kio enlève l’empereur et Kouo-Ssé le poursuit. Détresse du jeune souverain ; Kouo-Ssé enlève les mandarins. Tentative inutile faite par HwangFou-Ly pour rapprocher les deux généraux ennemis ; un complot formé par Song-Kou et par Yong-Fong contre Ly-Kio est découvert. Tchang-Sy arrive du Chen-Sy et force les deux rebelles à faire la paix. Arrivée de l’empereur à Hong-Nong ; nouvelles trahisons ; défaite de Yong-Fong et de Tong-Tching qui voulaient sauver l’empereur. La cour traverse le fleuve ; détresse du prince et de sa suite. Les sorciers et les devins sont comblés de faveurs par les généraux Ly-Ho et Han-Sien.


Chap. IV. ― Tsao-Tsao sauve l’empereur et s’empare du pouvoir.

L’empereur rentre dans la capitale ; l’empire est désolé par la famine ; détresse de la cour et du peuple ; appel fait à Tsao-Tsao. Nouvelle attaque des rebelles ; l’empereur est obligé de quitter la capitale ; arrivée des troupes de Tsao ; défaite de Ly-Kio et de Kouo-Ssé ; ils se retirent dans les montagnes. Yang-Fong et Han-Sien, jaloux de Tsao, quittent la ville. Conseils donnés par Tong-Kong-Jin à Tsao ; prophétie d’un astrologue. Projets ambitieux de Tsao-Tsao ; il détermine l’empereur à émigrer à Hu-Tou ; trahison de Hu-Hwang ; toute-puissance de Tsao.


Chap. V. ― Loyauté et résignation de Hiuen-Té.

Conseils donnés par Sun-Yo ; lettre adressée à Hiuen-Té : sa loyauté. Lettre adressée à Youen-Chu ; Tsao arme Hiuen-Té et Youen-Chu l’un contre l’autre. Hiuen-Té confie sa province à Tchang-Fey ; celui-ci s’enivre et cause la perte de la ville de Su-Tchéou ; Liu-Pou se rend maître du chef-lieu. Résignation de Hiuen-Té.


Chap. VI. ― Sun-Tsé fonde un état indépendant.

Projets ambitieux de Sun-Tsé ; il emprunte des troupes à Youen-Chu et lui laisse en gage le sceau des empereurs ; sa rencontre avec Tchéou-Yu ; des hommes distingués embrassent son parti ; il attaque Liéou-Yao. Combat à Niéou-Chu ; Sun-Tsé remporte la victoire ; deux chefs de partisans se rallient à sa cause ; il va prier au temple de Kwang-Wou. Imprudence de Sun-Tsé ; combat entre lui et Tay-Ssé ; brillants faits d’armes ; provocations de part et d’autre ; Liéou-Yao retire ses troupes. Exploits de Sun-Tsé ; il est blessé d’une flèche ; ruse pour prendre Tay-Ssé vivant. Tay-Ssé fait prisonnier sert dans les années du vainqueur et lui donne des conseils ; sa fidélité à sa parole. Combats de Sun-Tsé contre Yen-Pé-Hou ; adresse de Tay-Ssé à tirer de l’arc ; vigueur de Sun-Tsé. Pacification des provinces à l'est du Kiang ; autorité croissante de Sun-Tsé. Tchéou-Tay, couvert de blessures, est guéri par un médecin habile ; Youen-Chu, désespérant de lutter avec avantage contre Sun-Tsé, se décide à attaquer Hiuen-Té.


SAN-KOUÉ-TCHY
ILAN KOUROUN-I BITKHÉ


HISTOIRE DES TROIS ROYAUMES


ROMAN HISTORIQUE
TRADUIT SUR LES TEXTES CHINOIS ET MANDCHOU
DE LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE


PAR
THÉODORE PAVIE


TOME DEUXIÈME


PARIS
BENJAMIN DUPRAT, LIBRAIRE
DE L’INSTITUT DE FRANCE, DE LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE DE PARIS
ET DE LA SOCIÉTÉ ASIATIQUE DE LONDRES
RUE DU CLOITRE SAINT BENOIT, 7


M DCCC LI


PRÉFACE.

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Les écrivains chinois ont coutume de placer une préface ou au moins quelques lignes de prose poétique, en tête de chaque chapitre de leurs romans. Ce n’est pas pour les imiter que nous joignons nous-même quelques pages d’introduction à ce second volume du San-Koué-Tchy, c’est pour remettre le très petit nombre de lecteurs, qui peuvent y porter intérêt, au courant de cette publication commencée il y a plusieurs années. Dans ce roman, qui est presque de l’histoire, il se trouve une telle complication de noms propres, un nombre si considérable de faits, qu’il nous a paru nécessaire de faire précéder chaque volume d’une espèce de sommaire, destiné à en rendre la lecture moins fatigante. On ne peut pas faire moins en faveur du lecteur consciencieux qui ne recule pas devant un ouvrage traduit littéralement du chinois.

Le premier volume est presque entièrement rempli par les guerres civiles qui préparent la division de l’Empire en trois royaumes, et d’où sont sortis les principaux personnages du roman. Tsao-Tsao, qui l’emporte sur tous ses concurrents par la supériorité de son esprit et son habileté dans la guerre, tient l’Empereur en tutelle et fait face aux ennemis qui lui disputent le pouvoir. Sun-Tsé, jeune ambitieux que tourmente le besoin de l’indépendance, s’est établi hardiment à l’est du fleuve Kiang. Youen-Chao, que les vassaux ligués naguère contre le tyran Tong-Tcho avaient choisi pour leur chef, garde encore le premier rang parmi ceux qui refusent de se courber devant le ministre tout puissant. Il règne sur les provinces orientales de la Chine : de nombreuses armées lui obéissent ; mais l’indécision et la faiblesse de son caractère l’arrêtent dans l’exécution de ses projets. Son frère Youen-Chu, plus entreprenant, cherche à se former un parti, à le consolider par des alliances, à prendre le rôle brillant qui revenait de droit à son aîné. Liu-Pou, guerrier redouté de tous, violent et cruel, soumet des villes, enlève des provinces, écoute les propositions de tous ceux qui feignent de le traiter en ami, donne dans tous les piéges et se tire de tous les embarras, la lance à la main. Enfin Hiuen-Té, le seul homme de bien de son époque, ne rêvant qu’une chose, le salut de l’Empereur et la restauration de la dynastie des Han ; tantôt maître de quelques districts, tantôt vaincu et errant, toujours noble et dévoué, sans ambition personnelle, promène d’un bout à l’autre de l’Empire son héroïque personne et sa mauvaise fortune.

Donc, six personnages principaux sont en scène à la fin du premier volume ; dans le courant du second, nous les verrons se réduire à trois, lesquels correspondent à la division de l’Empire en Trois Royaumes. Voici les événements qui amènent le dénouement de ce second acte du drame historique.

Youen-Chu se déclare Empereur. Aussitôt Tsao-Tsao fait la paix avec Sun-Tsé et avec Hiuen-Té, puis les lance tous les deux contre l’usurpateur qu’il va lui-même attaquer à la tête d’armées nombreuses. Cependant, inquiet des mouvements de Liu-Pou qu’il est impossible de fixer dans aucun parti, le ministre songe à se défaire d’un si dangereux personnage ; il entoure Liu-Pou de conseillers perfides qui le conduisent à sa perte, et l’on voit ce hardi aventurier, pareil à un tigre traqué par les chasseurs, tomber vivant entre les mains de Tsao-Tsao qui le met à mort. Cet épisode forme l’un des chapitres les plus animés du San-Koué-Tchy ; l’action, bien que fort compliquée, marche rapidement, et le dialogue est semé de phrases fermes et claires qui ne manquent pas de grandeur.

La mort de Liu-Pou est bientôt suivie de la destruction de Youen-Chu. Mais au moment où Tsao-Tsao vient d’affermir sa puissance par un double succès, quand il triomphe au dehors, une conspiration de palais se forme contre lui. Dans une partie de chasse à laquelle il a convié l’Empereur, Tsao-Tsao s’essaie ouvertement au rôle d’usurpateur. Les grands indignés rougissent de leur faiblesse ; ils se sentent humiliés et opprimés dans la personne du Souverain. Le jeune prince qui a retrouvé dans Liéou-Hiuen-Té, — alors retiré à la capitale, — un parent et un ami fidèle, devine confusément le parti qu’il peut tirer de celui-ci contre le ministre arrogant qui convoite le trône. Le petit Empereur, longtemps éclipsé, reparaît sur la scène. Un rayon passager vient éclairer au fond du palais le groupe de mandarins loyaux qui conspirent avec le Souverain : triste spectacle que l’auteur chinois a su rendre touchant et dramatique, en opposant à la majesté inséparable de la personne impériale, les misères d’une cour abandonnée à la merci d’un ministre trop puissant.

La découverte du complot amène le supplice des conjurés, l’assassinat d’une des femmes de l’Empereur et la séquestration du Souverain lui-même. Par ses cruelles vengeances, Tsao-Tsao a épouvanté les grands ; averti pour l’avenir, il s’entoure d’une garde particulière et se fortifie de toute l’autorité qu’il enlève au représentant des Han. Déjà Hiuen-Té a pris la fuite ; après l’Empereur, dont la personne sacrée conserve encore une ombre de prestige, il est désormais le plus redoutable adversaire de Tsao-Tsao ; celui-ci ne tarde donc pas à l’attaquer avec des forces considérables. Vaincu sur tous les points, Hiuen-Té se réfugie près de Youen-Chao qui a hésité à le secourir ; ses compagnons d’armes se dispersent, et le plus héroïque d’entre eux, Yun-Tchang (nommé aussi Kouan-Kong), son premier frère adoptif, est réduit à se remettre aux mains de Tsao-Tsao, lui et les deux femmes de Hiuen-Té confiées à sa garde.

Impitoyable envers ceux qui conspirent dans l’ombre contre lui, Tsao-Tsao se montre toujours généreux envers ses ennemis, quand ils l’attaquent au grand jour. Il accueille avec des égards extraordinaires et comble de présents le général vaincu. Mais la magnanimité intéressée du ministre usurpateur s’éclipse devant la grandeur d’âme et l’héroïsme plus pur de Yun-Tchang. L’écrivain chinois a fait de ce dernier le type du chevalier sans peur et sans reproche. L’honneur au point de vue de l’occident, la fidélité au souverain, à sa parole, à ses devoirs, l’ensemble des vertus qui recommandent à la fois le citoyen et le guerrier, et qu’on peut réduire à deux, l’abnégation et le désintéressement : tels sont les traits distinctifs du caractère de ce héros. En toute occasion il parle et agit d’après les idées que nous appelons chevaleresques ; et ce n’est pas sans une surprise mêlée de plaisir que nous retrouvons, à l’extrémité du monde, au fond de l’Asie orientale, ces saines notions du juste et du vrai, mêlées à tous les scrupules de la morale chinoise. Nous insistons sur ce point, parce que dans les livres de l’Orient, ce qui importe surtout ce sont les idées. Si dans le double épisode de la soumission de Yun-Tchang et de son retour près de Hiuen-Té, on se bornait à voir une série d’aventures romanesques, on serait conduit à le juger trop sévèrement, et l’on se ferait du livre en lui-même une fausse idée. Mais qu’on se place au point de vue de l’auteur chinois ; que l’on cherche dans ce personnage extraordinaire le type du héros d’après les traditions du Céleste-Empire : Yun-Tchang cesse de ressembler à un caballero andante des romans de chevalerie les plus oubliés ; il se transforme et revêt quelques-uns des traits que l’histoire prête à Roland.

La même observation s’applique au récit de la mort de Sun-Tsé, récit qui, sous une forme dramatique, contient un exposé des croyances populaires de la Chine. De tout temps les sorciers ont eu le privilège d’exciter la curiosité et leur histoire se fait toujours lire. Le chapitre où l’auteur chinois nous montre Sun-Tsé luttant jusqu’à la mort contre l’influence supérieure d’un esprit, sera donc un de ceux que le lecteur accueillera le plus volontiers : nous n’avons pas besoin de le lui recommander ; seulement nous lui rappellerons qu’il sert en outre à lier les événements, à ramener dans le courant de l’histoire cette famille déjà puissante, qui doit, dans la personne de Sun-Kuen, fonder d’une façon définitive l’état indépendant de Ou. Youen-Chao à qui son jeune frère (Youen-Chu mort quelques mois auparavant) a donné l’exemple, se décide enfin à se déclarer Empereur. Dès qu’il veut attaquer Sun-Kuen, devenu roi de Ou, Tsao-Tsao accorde à celui-ci des titres et des grades pour l’amener à rester neutre, et va en personne attaquer son rival. Affaibli par l’âge, incapable d’écouter un bon conseil, toujours prêt à punir ses plus fidèles conseillers, à châtier les hommes sages et prudents dont il devrait au contraire récompenser les mérites, Youen-Chao prépare sa propre ruine. Des défaites multipliées, de grands désastres exaspèrent ce vieux guerrier, qui a trop compté sur l’influence de son nom. Il meurt bientôt en laissant un trône mal affermi à son plus jeune fils Youen-Chang ; Youen-Tan, l’aîné, appelle à son secours Tsao-Tsao qui attendait avec impatience l’occasion de s’immiscer dans cette querelle de famille. Le chef-lieu des provinces soumises aux Youen est assiégé ; la garnison serrée de près chasse hors des murs toute la population inutile à la défense de la place, et Tsao-Tsao, qui veut se faire des partisans sur tous les points de l’Empire, distribue lui-même des vivres à ces vieillards, à ces femmes mourant de faim qui tombent à ses pieds en implorant sa miséricorde. À peine la ville est-elle livrée à Tsao-Tsao que la bonne intelligence entre Youen-Tan et lui cesse d’exister ; Youen-Tan périt dans un combat qu’il a l’imprudence de présenter aux troupes victorieuses et aguerries de Tsao-Tsao.

Cependant Youen-Chang, après avoir quitté sa capitale prête à succomber, fuit vers les frontières du nord et va demander asile aux hordes tartares, où il est rejoint par son second frère Youen-Hy. Décidé à exterminer jusqu’au dernier rejeton de cette puissante famille, Tsao-Tsao va porter la guerre chez les barbares : campagne rapide, dans laquelle l’écrivain chinois donne de curieux détails sur ces pays lointains et sur les mœurs des populations cachées dans le désert de Gobi, derrière le Céleste-Empire. Les deux Youen périssent bientôt, assassinés par leurs alliés qui ne veulent pas prendre parti dans cette grande guerre. Plus tard, nous aurons à suivre les armées chinoises dans des expéditions plus étendues et plus importantes chez ces mêmes barbares.

Mais il est temps de revenir à Hiuen-Té. À travers les grands événements que nous venons de signaler, il a paru comme à la dérobée, réfugié d’abord près de Youen-Chao, puis caché chez son parent Liéou-Piao (l’un des vassaux de l’ancienne ligue, établi dans le King-Tchéou) : il a eu bien des épreuves à subir, mais ses compagnons d’armes et ses deux frères adoptifs (Yun-Tchang et Tchang-Fey) sont restés fidèles à sa fortune. Honoré par les populations qui reconnaissent en lui le parent de l’Empereur et le représentant de la cause impériale partout trahie, il ne tarde pas à porter ombrage à Liéou-Piao, ou plutôt aux parents de celui-ci. Liéou-Piao, irrésolu et mal conseillé, flotte entre le désir qu’il éprouve de remettre aux mains de Hiuen-Té la direction de ses petits états et la défiance que parviennent à lui inspirer, contre ce héros, une femme ambitieuse et un beau-frère jaloux. Dans le palais même de Liéou-Piao une conspiration se forme contre Hiuen-Té, qui échappe miraculeusement aux piéges dont il est environné. Après avoir été réduit à s’éloigner successivement de Liu-Pou, de Youen-Chao, de Tsao-Tsao qui l’avaient recueilli à diverses époques, Hiuen-Té a quitté le dernier asile qui lui restât : une trahison l’a chassé de chez son parent Liéou-Piao. Une quatrième fois il parcourt l’Empire en fugitif, en homme qui défie la mauvaise fortune, et les aventures se multiplient sous ses pas ; comme pour grandir son héros au-dessus des proportions humaines, l’écrivain chinois se plaît à l’entourer d’un peu de merveilleux. De mystérieuses paroles prononcées par des sages qu’il rencontre dans la montagne, le mettent sur la trace de deux personnages classés parmi les êtres surnaturels à cause de leurs talents supérieurs, bien que dans la réalité ils appartiennent à l’histoire. Le plus fameux est le Tao-Ssé Tchu-Ko-Léang ; avec le secours d’un pareil conseiller, Hiuen-Té doit surmonter tous les obstacles et conquérir le titre d’Empereur, qu’il ne prendra cependant qu’après que les Tsao auront consommé leur usurpation, quand le dernier des Han de la branche régnante aura cessé de vivre.

L’entrée en scène de Tchu-Ko-Léang marque un point important dans l’histoire des Trois Royaumes ; voilà pourquoi nous avons fait entrer le 7me livre où elle est annoncée dans ce second volume. Nous voulions arriver jusqu’au moment où Hiuen-Té, qui depuis bien des années a l’air d’un proscrit, reprend un peu d’autorité et rassemble autour de lui les éléments de sa future grandeur ; il nous paraissait aussi à propos de montrer sur l’horizon cette figure singulière et importante de Tchu-Ko-Léang, personnage étrange, moitié sorcier et moitié saint, à qui la tradition attribue la découverte de la plupart des machines de guerre usitées en Chine. Sa mémoire s’est perpétuée jusqu’à nos jours ; un livre prophétique de la Dynastie des Empereurs, intitulé Pey-Touy-Tchy, dans lequel est marquée d’avance l’époque où les Tartares chassés du trône feront place à la famille impériale chinoise aujourd’hui déchue (livre prohibé par la police du Céleste-Empire, mais lu avidement par les Chinois fidèles à leurs anciens princes), a pour auteur, dans l’esprit des peuples, ce même Tchu-Ko-Léang. Nous n’avons pas besoin d’ajouter que les prophéties de ce Tao-Ssé se sont vérifiées en ce qui regarde les dynasties précédentes ; de là l’importance qu’on y ajoute pour tout ce qui se rapporte à l’avenir. Telle est, du moins, la ferme croyance des populations du Céleste-Empire.

Ce second volume contient quatre livres, c’est-à-dire un de plus que le premier. Nous l’avons traduit avec une scrupuleuse exactitude ; il nous a semblé que resserrer le texte c’était, sans le vouloir peut-être, éluder les difficultés, et surtout risquer de rendre trop nue une histoire qui se recommande par le soin des détails. Lequel vaut le mieux, d’un arbre émondé, dépouillé de ses fleurs, arrêté dans tous les élans de sa sève, ou d’un autre arbre touffu, surchargé de feuillage, qui malgré l’opacité de ses rameaux laisse tomber encore assez de jour pour éclairer celui qui vient se reposer sous son ombre ? Si l’on coupait les bras symboliques que les idoles de l’Inde ont de trop, pour les réduire à deux, obtiendrait-on une statue parfaite, un objet d’art d’un goût irréprochable ? Les Chinois, on le sait, ignorent les règles de la perspective dans la littérature comme dans le dessin ; ils aiment à détailler les objets les plus lointains, les faits qu’un écrivain plus habile reléguerait au troisième plan. Prenons-les donc comme ils sont : le lecteur intelligent se rappellera que la langue chinoise, procédant d’une manière toute différente des autres idiomes anciens et modernes, a besoin, pour être claire, de recourir aux formes les plus simples du langage, et d’employer souvent le discours direct. Il n’oubliera pas que chaque peuple a son génie particulier ; il sait, comme nous, que la Chine reléguée aux confins du monde, n’a connu ni les règles d’Aristote, ni les préceptes d’Horace !

Il nous reste à expliquer pourquoi nous n’avons pas suivi, dans ce second volume, la même marche que dans le premier, en ce qui regarde la nature et la disposition des notes. À peine le premier volume avait-il paru, que M. le professeur Stanislas Julien, toujours empressé de prêter son appui à ceux qui s’honorent d’être au nombre de ses élèves, voulut bien nous faire présent d’un San-Koué-Tchy, en vingt petits volumes in-18. Cette version populaire de l’histoire des Trois Royaumes est rédigée sur le texte in-8o, chinois-mandchou, de la bibliothèque de Paris, que nous suivons ; elle en diffère donc en très peu de points. Ce sont les mêmes faits, les mêmes épisodes, les mêmes dialogues, et presque toujours les mêmes expressions ; seulement elle contient en plus grande quantité les mots doubles, les signes de temps et de cas, qui facilitent la lecture des passages difficiles. De plus, elle offre cela de particulier et d’important, qu’elle est accompagnée, non pas d’un commentaire, mais ce qui vaut mieux selon nous, d’une foule de notes, d’observations et de pièces de vers. Nous avons cru devoir, çà et là, produire les pensées de l’éditeur chinois, afin d’initier le lecteur au jugement que les lettrés eux-mêmes portent sur les actions qui se déroulent dans le cours du récit. Tantôt nous les avons traduites textuellement, tantôt nous n’en avons donné que la substance, et sur le tout, nous avons choisi. Peut-être ne nous saura-t-on pas mauvais gré d’avoir introduit de temps en temps, entre l’auteur et le traducteur qui se tiennent étroitement unis, ce troisième personnage, ce lettré représentant l’école entière de Confucius et de Mencius, armé du pinceau avec lequel il marque, d’un signe de blâme ou d’approbation, les passages les plus remarquables du livre. Quant aux vers, nous n’y eussions pas fait grande attention, s’ils ne nous eussent paru propres à donner une idée de la poétique des Chinois, appliquée à l’histoire. D’une part ils prouvent que presque tous les personnages du San-Koué-Tchy ont vécu dans des légendes en vers ; de l’autre ils fournissent aux sinologues, sous une forme précise, déterminée, quelques-uns de ces faits historiques auxquels il est souvent fait allusion dans les ouvrages de littérature et qu’on ne sait presque jamais où trouver. Et ces courtes notes, prose ou vers, il était naturel de les mettre au bas des pages, à côté des passages qu’elles expliquent ou développent ; bien que limitées à un petit nombre de lignes, elles servent, nous le croyons du moins, à l’intelligence du texte. D’ailleurs, quand on traduit un ouvrage chinois, on doit tendre, le plus possible, à faire un de ces livres à l’aide desquels les sinologues les moins exercés puissent comprendre le texte original : aider ceux qui commencent, telle doit être l’ambition (fort restreinte assurément) de quiconque se livre consciencieusement à l’étude des langues orientales.

Un grave reproche qu’on est en droit de faire à ce second volume, nous ne nous le dissimulons pas, c’est de paraître si longtemps après le premier. Nous répondrons qu’il était prêt à voir le jour vers la fin de février 1848… S’il plaît à Dieu, le troisième volume se fera moins attendre ! Le courage ne nous manquera pas pour mener jusqu’au bout cette longue et pénible tâche, dussions-nous, à l’exemple des lettrés chinois qui vivaient aux époques pleines de troubles que retrace le San-Koué-Tchy, aller chercher au pied des montagnes ou en un coin des plaines le calme et le repos sans lesquels il n’y a pour l’esprit ni loisir ni liberté.


LIVRE QUATRIÈME

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CHAPITRE PREMIER.


Projet d’alliance entre Youen-Chu et Liu-Pou.


[Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 195 de J.-C.] Le général Yang prit la parole et dit : « Aujourd’hui que Hiuen-Té s’est retiré avec ses troupes dans la petite place forte de Siao-Pey, il tombera facilement en notre pouvoir ; mais il a près de lui Liu-Pou, qui s’est jeté dans la province de Su-Tchéou dont il occupe le chef-lieu. Une fois déjà on lui a promis de l'or, des étoffes précieuses, des vivres, des chevaux, sans lui rien donner. Envoyons maintenant près de ce guerrier un émissaire qui le gagne à notre parti, en lui offrant des grains, des récompenses en argent et des tissus d’un grand prix[113]. Obtenons de lui qu’il ne prête point le secours de ses troupes à Hiuen-Té, et celui-ci ne résistera pas longtemps. Après nous être débarrassés de ce dernier, nous songerons à nous défaire de Liu-Pou. Tel est le moyen de remédier à ce premier malheur qui nous menace. » Plein de joie, Youen-Chu chargea aussitôt Han-Yn d’aller porter à Liu-Pou une lettre ainsi conçue :

« Jadis Tong-Tcho, en suscitant des troubles dans l’Empire, causait la ruine de la dynastie ; moi, Youen-Chu, je me trouvai, ainsi que ma famille, enveloppé dans ces calamités publiques. Je levai des troupes à l’est des Passages, mais je n’avais pu me venger encore du tyran, que déjà vous, général, vous lui aviez fait expier ses crimes ; vous présentiez sa tête aux mandarins assemblés[114] ! En vous chargeant ainsi de laver mon propre affront, général, vous m’avez permis de relever la tête au milieu des hommes de mon siècle, de vivre et de mourir sans honte. C’est là le premier de vos mérites.

» Autrefois Ky-Chang, arrivé devant Yen-Tchéou, menaçait la ville de Fong-Pou ; le premier ministre Tsao-Tsao, rebelle à son prince, fut arrêté au milieu de ses succès et faillit périr. Alors aussi vous vous emparâtes de la province de Yen-Tchéou[115], et je pus enfin voir l’horizon libre autour de moi. C’est là le second de vos mérites.

» Je verrais donc enfin devant moi un avenir tranquille, si je n’avais appris qu’il existe sur la terre un certain Liéou-Hiuen-Té, lequel a levé des troupes dans le dessein de causer ma ruine ; je compte sur votre valeur indomptable, général, pour triompher de cet ennemi ; ce sera là le troisième de vos mérites, le troisième service que vous m’aurez rendu. Je ne suis pas grand’chose par moi-même, mais en reconnaissance, je me donne à vous à la vie et à la mort. Après des années de guerre et de campagnes, votre armée se trouve sans doute à court de vivres ; dès aujourd’hui je vous envoie deux cent mille boisseaux de grain ; ils sont déjà en route ; ma gratitude ira plus loin encore : à mesure que vous en aurez besoin, je vous en expédierai de nouveau, ainsi que des armes et des équipements de guerre, si vous en manquez pour vos soldats. Quelle que soit, grande ou petite, la quantité (de subsides et de secours) dont vous sentirez le besoin, vous n’aurez qu’à ordonner ! »

Liu-Pou, ayant achevé de lire la lettre, se réjouit beaucoup de posséder ce qu’elle lui annonçait, et il traita l’envoyé Han-Yn avec de grands égards. Dès que celui-ci eut rendu compte de sa mission à son maître, Youen-Chu fit partir vers Siao-Pey son général en chef Ky-Ling, avec Louy-Pou et Tchin-Lan pour lieutenants. Averti par un courrier de l’approche de l’ennemi, Hiuen-Té rassembla son conseil. Tchang-Fey (son frère adoptif) voulait qu’on prît l’offensive. — « Dans cette petite place, objecta Sun-Kien, nous n’avons que peu de vivres et une garnison insuffisante ! Pouvons-nous songer à attaquer ? Il vaut mieux écrire à Liu-Pou, l’avertir du danger qui nous menace. »

« Est-ce que le brigand viendra nous secourir, s’écria Fey ? — Dans ce cas, reprit Sun-Kien, nous n’avons rien de mieux à faire qu’à quitter la ville, pour nous jeter dans les bras de Tsao-Tsao ! »

Fey ne pouvait se contenir ; mais Hiuen-Té, approuvant le conseil de Sun-Kien, écrivit à Liu-Pou la lettre suivante :

« Le général Liu-Pou, dans sa générosité, m’a permis de m’établir ici, à Siao-Pey ; je me prosterne avec reconnaissance devant ses vertus et ses talents, qui l’élèvent au-dessus des mortels. Aujourd’hui, Youen-Chu, entraîné par le désir de venger des inimitiés particulières, envoie menacer mon district par des troupes aux ordres de Ky-Ling ; ma perte est prochaine, et je n’ai d’espoir que dans le général Liu-Pou. Qu’il m’expédie donc bien vite une division qui puisse me porter secours, et m’arracher à cet imminent péril, me comblant ainsi d’un bonheur inexprimable ! »

« Me voilà sollicité en sens contraire par ces deux lettres, dit Liu-Pou, après avoir lu le message : l’une me demande du secours, l’autre m’exhorte à ne pas l’expédier ! — Pour l’instant, reprit le conseiller militaire Tchin-Kong, Hiuen-Té est aux abois ; mais un jour, soyez-en sûr, il étendra au loin sa puissance et vous causera de l’embarras, général ! Croyez-moi, ne le secourez pas ! — Bien, mais après s’être défait de Hiuen-Té, l’ambitieux Youen-Chu se trouvera à la tête de tous les généraux des provinces du nord, dans les monts Thay-Chan ; je n’aurai fait que servir ses projets. Non, non ; j’aime mieux soutenir Hiuen-Té ! » Cela dit, Liu-Pou se disposa à faire partir ses troupes.

Cependant Ky-Ling, arrivé devant la ville de Siao-Pey avec sa puissante armée, campait au sud-est des remparts ; ses bannières couvraient l’horizon[116]. Hiuen-Té ne comptait dans la place que cinq mille combattants ; cependant il sortit des murs et dressa ses tentes en rase campagne. Les troupes étaient rangées en bataille, et Tchang-Fey voulait commencer l’attaque ; Hiuen-Té l’en empêcha. Alors aussi un exprès vint dire que Liu-Pou faisait halte tout près de la ville, du côté du sud-ouest, à la tête d’une division. Ky-Ling, devinant que ce général amenait des secours à Hiuen-Té, se hâta de lui envoyer un autre message. Cette lettre, dont Liu-Pou brisa le cachet, contenait ce qui suit :

« Moi, Ky-Ling, j’ai entendu dire que les héros n’ouvrent point leur cœur à deux inspirations à la fois ; qu’ils ne poursuivent qu’un but, afin d’arriver à la prompte réussite de leurs desseins[117]. Ainsi jadis, pour obéir à leurs maîtres, Ky-Sin[118] se fit tuer dans un combat contre les gens de Tchou, et Tchouen-Chu périt de la main du roi de Ou. Vous, prince de Ouen[119], vous avez déjà reçu des présents et des marques d’estime de la famille Youen, et voilà qu’aujourd’hui, vous vous laissez gagner par les discours artificieux de Liéou-Hiuen-Té ! ce n’est pas là la conduite d’un héros. Si tout d’abord vous faisiez tomber la tête de ce dangereux allié, si vous vous unissiez à nous par un lien éternel, vous arriveriez un jour à être sous les auspices de mon maître, le premier des vassaux ! Veuillez, par un mot de réponse qui nous comblera de joie, nous rassurer sur vos intentions futures. »

« Je sais un moyen de me ménager les bonnes grâces de Youen-Chu, et de ne pas m’attirer la colère de Hiuen-Té, dit Liu-Pou avec un sourire, après avoir lu cette lettre. — Quel est-il, demanda le général Kao-Chun ? — Vous le verrez par vos yeux ; l’expliquer par des paroles serait chose difficile ! »

Là-dessus, Liu-Pou envoya, dans les deux camps, un émissaire chargé d’inviter à un banquet les deux chefs venus pour se combattre. Le message fut reçu avec joie par Hiuen-Té, et il allait monter à cheval, quand ses deux frères adoptifs (Kouan-Kong et Tchang-Fey) essayèrent de le retenir, en disant : « N’allez pas, ô vous, notre aîné ; certainement Liu-Pou a quelque arrière-pensée ! — Non, reprit Hiuen-Té, j’ai déjà eu des preuves de sa magnanimité ; comment supposerais-je qu’il a contre moi de mauvais desseins ? » Et sans hésiter il partit ; ses deux amis dévoués le suivirent.

Arrivé au camp, il se présente : « Ah ! s’écria Liu-Pou en l’apercevant, je suis venu tout exprès pour vous tirer d’un mauvais pas. Une autre fois, quand vous serez dans la prospérité, n’oubliez pas le service que je vous ai rendu ! » Hiuen-Té, s’inclinant, salua son allié à plusieurs reprises et s’assit à ses côtés ; Kouan et Fey se tenaient debout derrière lui, le sabre en main. Tout à coup on annonça l’arrivée de Ky-Ling dans le camp, et Hiuen-Té tout épouvanté voulait fuir.

« C’est moi qui vous ai ménagé cette entrevue à tous les deux, dit Liu-Pou ; soyez sans crainte. » Hiuen-Té, qui ne devinait pas la pensée de son hôte, avait bien de la peine à calmer ses inquiétudes. À son tour, quand Ky-Ling, mettant pied à terre, vit en entrant son ennemi assis sous la tente, il fit un pas en arrière pour se retirer ; mais les officiers de Liu-Pou l’arrêtèrent, et ce général lui-même s’avançant à sa rencontre le retint en le prenant par l’épaule, comme s’il eût attiré à lui un enfant.

« Général, s’écria Ky-Ling, vous voulez me faire périr ? — Pas du tout ! — Alors, vous voulez tuer ce brigand que voilà (et il désignait Hiuen-Té). — Pas davantage ! — De grâce, général, expliquez-vous, dites un mot qui me rassure… Hiuen-Té est mon jeune frère d’adoption[120] ; vos troupes allaient le serrer de près, et moi, j’ai dû voler à son secours. — Hélas, reprit Ky-Ling terrifié, plus de doute, je vais périr de vos mains ! — Ce serait un crime de vous tuer ; naturellement j’ai horreur des combats[121] ; il me plaît bien davantage de faire cesser vos querelles. — Et comment vous y prendrez-vous pour arriver à ce but ? — Je saurai vider le différent et ramener la paix ; j’ai trouvé un moyen ; vous vous en rapporterez à la volonté du ciel. — Alors, général, expliquez-vous ; permettez-moi d’entrer sous cette tente pour conférer à loisir. »

Ky-Ling fit quelques pas en avant et se trouva face à face avec Hiuen-Té ; les deux ennemis se saluèrent mutuellement, mais ils éprouvaient un embarras mêlé de crainte. Alors Liu-Pou s’assit entre eux, ayant le premier à sa gauche et le dernier à sa droite ; il fit verser du vin aux conviés, et quand la coupe eut plusieurs fois circulé à la ronde : « Seigneurs, leur dit-il, par égard pour moi, vous allez renvoyer vos troupes comme elles sont venues ! » Hiuen-Té ne répondit rien ; Ky-Ling objecta qu’ayant, par ordre de son maître (Youen-Chu), mis en campagne une armée de cent mille hommes, tout exprès pour détruire la puissance de Hiuen-Té, il ne lui convenait pas de s’en retourner sans coup férir. Là-dessus, Tchang-Fey, brandissant son glaive, s’écria avec l’accent de la colère : « Nous avons peu de troupes, j’en conviens, mais je me moque de vous, comme d’une armée d’enfants. Fussiez-vous un million de brigands, de Bonnets-Jaunes, ce ne serait pas une raison pour oser faire une insulte à notre frère aîné ! »

Kouan-Kong arrêta le bras de l’impétueux guerrier : « Tu vois bien, lui dit-il, que le général Liu-Pou tient ici une conférence, et que nous sommes chez lui[122] ; attends que chacun soit de retour à son camp ; alors, sans plus tarder, tu pourras frapper avec ce glaive ! — Faites la paix, reprit Liu-Pou, faites la paix, je vous y engage ; ne parlez plus de combat ! »

D’un côté Ky-Ling contenait son impatience, de l’autre, Fey, qui voulait à toute force combattre, criait avec colère : « Prenons nos lances, marchons ! » Et il agitait sa fameuse pique[123] d’un air menaçant ; Ky-Ling et Hiuen-Té avaient pâli. « Je vous exhorte à ne pas recourir à la voie des armes, répéta Liu-Pou, mais à vous en rapporter à la décision du ciel. »

À ces mots il dit aux gens de sa suite d’aller placer une lance hors des portes du camp, à une assez grande distance de la tente[124] ; puis il prit son arc, le tendit, y ajusta une flèche et se tournant vers les deux chefs qu’il voulait concilier : « D’ici[125] à la porte du camp, reprit-il, il y a cent cinquante pas. Si je perce avec cette flèche la tige bien mince de la lance plantée là-bas, vous devrez renvoyer vos troupes. Si je manque le but, vous retournerez à vos camps respectifs pour vous attaquer ensuite. Mais celui qui ne se conformera pas à la décision que je lui impose, sera puni de mort ! »

Tous les assistants approuvèrent cette convention ; et Hiuen-Té implorant le ciel et la terre disait en lui-même : « Puisse-t-il frapper le but ! »

Liu-Pou fit asseoir tout le monde et verser de nouveau une coupe de vin aux conviés ; puis, ayant relevé sa manche, il plaça la flèche sur la corde, tendit l’arc jusqu’à l’arrondir et lâcha le trait en s’écriant : « Frappé ! » Le ciel avait exaucé les vœux de Hiuen-Té ; la flèche vibrait dans la tige si frêle de la lance.

À cette vue Liu-Pou jeta son arc, s’assit de nouveau, et se releva pour prendre une main de chacun des deux généraux :

« Vous le voyez, leur dit-il, le ciel vous ordonne de renvoyer vos soldats et de renoncer à la guerre ! Aujourd’hui réjouissons-nous à ce banquet, et demain vous vous retirerez l’un et l’autre avec vos troupes ! — Général, reprit Ky-Ling, je n’ose résister à vos ordres, mais de retour auprès de mon maître, comment me ferais-je croire quand je lui raconterai ce qui vient de se passer ? » Liu-Pou promit de lui remettre une lettre ; quant à Hiuen-Té, il se sentit humilié ce jour-là.

La soirée fut remplie par le festin ; Ky-Ling, le lendemain, demanda la lettre promise et partit pour se rendre près de son maître. « Sans moi, mon jeune frère, dit Liu-Pou à Hiuen-Té, vous étiez mal dans vos affaires ! » Celui-ci s’inclina respectueusement devant son allié et s’en alla accompagné de ses deux frères d’armes, Kouan-Kong et Tchang-Fey. Le jour suivant, les trois armées s’étaient dispersées ; Hiuen-Té rentra à Siao-Pey, Liu-Pou revint à Su-Tchéou, et Ky-Ling reparut à Hoay-Nan, devant Youen-Chu à qui il rendit compte de tout ce qui s’était passé.

Quand il produisit la lettre de Liu-Pou, à l’appui de la scène qu’il venait de raconter, Youen-Chu s’écria avec colère : « Après avoir reçu de moi tous les subsides que je lui envoyais, ce Liu-Pou me tourne le dos pour se rallier à Hiuen-Té ! Cette lance percée d’une flèche, ce n’est qu’un prétexte ; au fond, il m’a pris pour dupe ! Je veux aller à la tête des soldats de ma province châtier moi-même ces deux hommes (qui me bravent) ! — Seigneur, dit Ky-Ling, gardez-vous d’agir avec précipitation ! Liu-Pou est un des premiers hommes de guerre de son siècle ; avec cela il commande en maître dans le Su-Tchéou. Si Hiuen-Té fait cause commune[126] avec lui, il devient difficile de le réduire. Mais voici ce que j’ai appris : De sa femme (dont le nom de famille est Yen), Liu-Pou a eu une fille ; vous, seigneur, vous êtes père d’un fils ; chargez quelqu’un d’aller près du général négocier une alliance. Si la négociation est acceptée par lui, très certainement il consentira à vous débarrasser de Hiuen-Té en le tuant. Tel est le vrai moyen de former entre lui et vous une alliance indissoluble. »

Ce jour-là même, Youen-Chu choisit Han-Yn pour négociateur de cette alliance, et il le fit partir pour Su-Tchéou avec de beaux présents. En quelques heures Han-Yn, arrivé à sa destination, se présenta devant Liu-Pou. Quand il lui eut fait part du projet qu’avait son maître de contracter avec lui une alliance pareille à celle qui unissait jadis les deux royaumes de Tsin et Tçin[127], Liu-Pou reçut tout d’abord les présents ; puis il alla vers sa femme pour conférer avec elle. « J’ai entendu dire, répliqua celle-ci dès qu’elle eut appris les projets de mariage, que ces Youen sont depuis bien longtemps établis dans le Hoay-Nan où ils possèdent des fiefs. Ils y perçoivent de gros revenus en argent et en vivres ; un jour Youen-Chu sera empereur ! si vous menez à bien cette grande affaire, notre fille a la perspective de devenir mère d’un prince régnant. Il nous reste à savoir combien il a de fils. — Un seul, rien qu’un, dit Liu-Pou ! — Et vous hésiteriez un instant ?… Si notre fille n’est pas impératrice, à tout le moins, nous serons solidement établis dans cette province de Su-Tchéou ! »

Dès-lors, la décision de Liu-Pou étant arrêtée, il invita Han-Yn à un banquet, dans lequel l’importante question du mariage fut réglée. Le négociateur s’en alla chercher les présents de noces qu’il apporta dans le palais de Liu-Pou, et celui-ci le festoya avec égards pour répondre à ses politesses : après le banquet, il l’installa dans l’hôtel des Postes, comme un hôte de distinction[128]. Dès le lendemain, le conseiller Tchin-Kong[129], instruit de l’arrivée de cet émissaire, alla le trouver dans le logement qui lui avait été assigné, et après avoir fait retirer tout le monde, il lui dit confidentiellement : « Qui donc a conçu ce projet ? En envoyant votre seigneurie nous proposer cette alliance, n’a-t-on pas eu l’idée de nous demander la tête de Hiuen-Té ? »

Han-Yn tout tremblant s’était jeté aux pieds de Tchin-Kong ; il lui avoua que telle était la pensée secrète de son maître. Tchin-Kong le releva : « Il y a longtemps que j’ai la même idée, ajouta-t-il ; pourquoi Liu-Pou ne veut-il pas la suivre ! Si cette affaire traîne en longueur, il se trouvera des gens qui la feront échouer. Je vais aller près du seigneur Liu-Pou, le presser d’emmener sa fille hors de cette ville, sinon ce mariage pourra être entravé ! — Vous me rendez la vie, s’écria Han-Yn avec l’accent de la reconnaissance ! Quand mon maître saura ce que vous faites pour lui, il vous en témoignera toute sa gratitude ! »

Tchin-Kong alla trouver Liu-Pou et lui dit : « J’apprends que la fille de votre seigneurie est promise au fils de Youen-Chu. Cette alliance était un de nos constants désirs ! Voila le Su-Tchéou à l’abri de toute attaque, et votre principauté à jamais établie. Mais, dites-moi, seigneur, quel jour se célèbre cette union ? — Je ne l’ai point fixé encore, répondit Liu-Pou. — Les anciens avaient coutume de choisir le jour et l’heure, au moment même où ils recevaient les cadeaux du fiancé. Pour l’empereur, c’était un an après cette première cérémonie ; pour l’un des grands vassaux, six mois ; pour un seigneur feudataire, trois mois[130] ; pour une famille plébéienne, un mois. — Le seigneur Youen-Chu a reçu du ciel le sceau de jade, le sceau impérial, reprit Liu-Pou[131] ; un jour il sera empereur ; nous devons donc suivre la règle établie par les familles régnantes, et ajourner à un an la cérémonie nuptiale… »

« Non, interrompit Tchin-Kong ! — Mais au moins imiterons-nous la conduite des grands vassaux ! — Pas davantage. — Pouvons-nous faire moins que de nous assimiler aux seigneurs feudataires ? je ne le pense pas… — Je ne suis point encore de votre avis ! — Mais enfin, si je ne suis maître du Su-Tchéou que par usurpation, s’il me manque d’être confirmé dans cette principauté par un édit impérial, voudriez-vous que je me conformasse aux usages des plébéiens ? — Oh ! non, ce serait une chose déraisonnable ! — Eh bien, alors, que voulez-vous donc ? »

« Écoutez : Aujourd’hui, dans tout l’Empire, chacun attaque son voisin. Votre bravoure, seigneur, vous a rendu puissant entre les quatre mers. Or, maintenant que vous contractez une alliance si intime avec Youen-Chu, de combien de seigneurs feudataires allez-vous exciter l’envie ? Si vous fixez (dans un avenir plus ou moins éloigné) le jour, l’heure favorable à la conclusion de cette alliance, et qu’à moitié de la route (qui vous sépare de la résidence d’Youen-Chu), des soldats placés en embuscade par vos ennemis se lèvent pour vous arrêter, que pourrez-vous faire ? Si le mariage n’est pas fixé, renoncez-y plutôt ; s’il l’est, emmenez votre fille à l’insu de tous vos rivaux. Quand vous serez arrivé avec elle dans la demeure de son futur époux, Youen-Chu ne manquera pas de choisir le jour que le sort désignera comme favorable, et le mariage s’accomplira. »

Liu-Pou, enchanté de ces conseils, promit à Tchin-Kong de les suivre à l’instant ; et sa femme, qu’il alla avertir de ses nouveaux desseins, s’écria : « Sans ce prudent mandarin, c’en était fait de l’avenir de notre fille ! N’hésitez pas à suivre ses avis ! » Aussitôt Liu-Pou remit au négociateur Han-Yn de l’or et des étoffes précieuses, comme présents de noces ; il fit préparer les épingles et autres ornements de tête, les ustensiles de ménage, les chevaux richement enharnachés[132], le char nuptial dans lequel la fiancée devait faire son entrée, puis chargea deux de ses officiers (Song-Hien et Oey-So), d’escorter la jeune fille en compagnie de Han-Yn.

Le cortège partit de la ville au bruit de la musique ; or, à cet instant, Tchin-Kouey, l’ancien gouverneur de Siao-Pey, qui vivait retiré dans sa maison, entendit retentir jusqu’au ciel les tambours et les instruments joyeux. Il interroge les gens qui l’entourent, et apprend d’eux que la fille de Liu-Pou va épouser le fils de Youen-Chu. — « Et quel a été le négociateur de cette union, demanda-t-il ? — Han-Yn, ou du moins nous le croyons, car il y a trois jours qu’il est arrivé du lieu où réside Youen-Chu. — Une si étroite alliance, reprit le vieillard, aura pour résultat certain la perte de Hiuen-Té. » Et malgré ses infirmités, il alla trouver Liu-Pou.

« Vieillard, quelle cause vous amène, demanda celui-ci ? — La nouvelle de la mort de mon général Hiuen-Té, répliqua le vieux gouverneur ; j’ai appris qu’il n’est plus et je viens tout exprès pour vous faire une visite de deuil. — Que dites-vous là, reprit Liu-Pou tout surpris ? — Une fois déjà Youen-Chu vous a envoyé de l’or et des étoffes précieuses pour acheter de vous la mort de Hiuen-Té ; en perçant une lance avec une flèche, vous avez apaisé la querelle. Cette fois Youen-Chu vous demande votre fille ; c’est un gage qu’il veut tenir, et un jour il réclamera la tête de votre allié. S’il ne vous demande pas des subsides en argent et en vivres, il réclamera peut-être votre appui. Seigneur, vous ne le lui refuserez pas ! Tôt ou tard cet ambitieux lèvera l’étendard de la révolte ; et vous serez devenu, en tous points, l’allié, le parent d’un rebelle ! »

« Tching-Kong m’a trompé », s’écria Liu-Pou tout épouvanté ; et il ordonna à Tchang-Léao de courir avec ses troupes à la distance de trois milles sur les traces de sa fille, afin de la ramener au palais. Quand Tchin-Kong parut : « Allez, lui dit-il en le maudissant, vous avez voulu me déshonorer dans les siècles à venir ! » Le conseiller se retira sans rien répondre. « Maintenant, reprit le vieux gouverneur Kouey, retenez ici prisonnier l’émissaire de Youen-Chu, et envoyez dire à celui-ci que le trousseau de la jeune mariée n’étant pas prêt, elle n’a pu partir, qu’elle ira vers lui dès que tout sera disposé. » Han-Yn fut immédiatement conduit en prison ; on arrêta aussi les gens de sa suite, et Kouey conseilla encore à Liu-Pou d’envoyer à la capitale le prisonnier Han-Yn, que le premier ministre Tsao-Tsao serait enchanté de tenir sous sa main.

Kouey avait proposé d’expédier Han-Yn sous la conduite de son fils Tchin-Teng ; mais Liu-Pou demanda à faire quelques réflexions, et plusieurs jours s’étaient passés sans qu’il se décidât, quand on vint l’avertir que Hiuen-Té (toujours retiré à Siao-Pey) avait réuni des soldats et enlevé des chevaux, dans le dessein d’une guerre qu’on ne devinait pas encore. « Le premier devoir d’un général, dit Liu-Pou, c’est de songer à son propre intérêt ! » Et au même instant, les deux officiers qui avaient accompagné sa fille (Song-Hien et Oey-So), étant venus le saluer, il les chargea d’aller dans le Chan-Tong prendre de force des chevaux, et de lui en amener un certain nombre.

« Seigneur, répondirent-ils, on avait déjà enlevé environ trois cents bons chevaux, et comme on les ramenait, en passant sur les frontières du district de Siao-Pey, des brigands en ont pris la moitié. Nous savons que le voleur n’est autre que Tchang-Fey, l’un des officiers de Hiuen-Té ; déguisé en brigand des montagnes, il nous a joué ce tour ! »

À cette nouvelle, Liu-Pou, transporté de colère, voulut courir à la tête de ses troupes vers la ville de Siao-Pey, pour arracher la vie à Tchang-Fey, et combattre Hiuen-Té.


CHAPITRE II.


Révolte de Tchang-Siéou.


[Règne de Hiao-Hien-Ti. Année 197 de J.-C.] Singulièrement troublé par cette attaque imprévue, Hiuen-Té marcha au-devant de l’ennemi à la tête de ses troupes, et quand les deux armées furent en présence, poussant son cheval hors des rangs, il s’écria : « Mon frère aîné, quel motif vous excite a venir vers nous d’une façon si menaçante ? — Eh ! reprit Liu-Pou avec un geste et un accent injurieux, en perçant d’une flèche la lance fixée à la porte de mon camp, je vous ai sauvé d’un grand péril, et voila que vous me volez mes chevaux ! — J’en manquais moi-même, répondit Hiuen-Té, et j’ai ordonné à mes gens d’en prendre de force dans la campagne ; en quoi me suis-je permis de vous dérober les vôtres ? — C’est votre Tchang-Fey qui a fait ce coup, répliqua Liu-Pou, et m’en a volé cent cinquante ; il vous sied bien de vous excuser ainsi ! »

La lance au poing, Tchang-Fey s’élança en tête des lignes : « Ces cent cinquante chevaux que j’ai volés, s’écria-t-il, savais-je qu’ils t’appartissent ? — Bandit aux yeux ronds, reprit Liu-Pou avec rage, oses-tu bien reparaître effrontément devant moi ? — Parce que j’ai volé quelques chevaux, voilà que tu te lâches, répliqua Tchang-Fey ; n’as-tu pas enlevé le Su-Tchéou à notre frère aîné[133], et tu comptes cela pour rien ! »

À ces mots, Liu-Pou se précipite au galop en dressant sa lance, et se jette sur Tchang-Fey ; cent fois ils s’attaquent avec acharnement sans que la victoire se décide pour l’un ou pour l’autre. Mais Hiuen-Té, voyant que les troupes du chef ennemi s’avançaient peu à peu de tous côtés, craignit quelque malheur ; il se hâta de faire battre la retraite sur les tambours d’airain, et rentra dans la ville avec son armée. Liu-Pou, partageant la sienne en quatre divisions, investit les quatre faces du rempart. Aussitôt Hiuen-Té appela Tchang-Fey et lui reprocha avec sévérité d’avoir attiré cette fâcheuse affaire en volant les chevaux de ce dangereux allié ; dès que celui-ci eut avoué que ces animaux étaient tous renfermés dans un couvent de Tao-Ssé, il s’empressa de charger quelques-uns des siens de les reconduire au camp de Liu-Pou. Ce dernier paraissait satisfait de cette restitution, mais Tchin-Kong lui dit encore : « Si vous ne tuez pas aujourd’hui Hiuen-Té, c’est lui un jour qui vous tuera ! Ne retirez pas vos troupes. »

Liu-Pou suivit ce perfide conseil et serra la ville de plus près. Se voyant réduit à la dernière extrémité, Hiuen-Té consulta ses plus fidèles officiers, My-Tcho[134] et Sun-Kien. « Seigneur, dit ce dernier, ce n’est pas à nous, c’est à Liu-Pou que Tsao en veut. Abandonner cette ville, courir droit à Hu-Tou, résidence de l’empereur, et nous jeter entre les bras du premier ministre Tsao-Tsao, puis lui emprunter des troupes pour battre et détruire Liu-Pou : voila ce que nous avons de mieux à faire. — Bien, reprit Hiuen-Té ; qui marchera à l’avant-garde pour nous ouvrir une route à travers cette masse d’ennemis ? — Moi, votre jeune frère, s’écria Tchang-Fey ; je suis prêt à combattre jusqu’à la mort ! »

Fey obtint le commandement du premier corps d’armée ; Kouan-Kong[135], celui du troisième, et Hiuen-Té se plaça au centre pour mieux protéger sa famille. Cette même nuit, à la troisième veille, profitant du clair de lune, ils simulèrent une sortie du côté de la porte de l’ouest, pour attirer les assiégeants de ce côté, et s’échappèrent par celle du nord. Deux divisions ennemies[136], qui se présentaient pour arrêter leur marche, furent culbutées par Tchang-Fey, chef d’avant-garde ; Kouan-Kong en repoussa une troisième qui menaçait l’arrière-garde, et la petite armée gagna la campagne. Sur dix mille soldats qui défendaient les murs de Siao-Pey, il n’en sortit que la moitié. Liu-Pou, voyant Hiuen-Té hors des murs, ne s’occupa point de le poursuivre ; il revint à sa principale ville de Su-Tchéou, laissant à son général Kao-Chun le soin d’occuper et de garder la place abandonnée.

Arrivé dans sa course rapide auprès de la capitale, Hiuen-Té campa hors des murs. De la il dépêcha vers le premier ministre son lieutenant Sun-Kien, pour l’informer des événements qui l’avaient chassé de sa retraite. « Hiuen-Té est pour moi comme un frère[137], répondit Tsao-Tsao ; qu’il entre dans la capitale et je saurai lui procurer une position (égale à celle qu’il a perdue). » Le lendemain, laissant hors des remparts ses deux frères d’armes (Kouan-Kong et Tchang-Fey), mais accompagné de ses deux conseillers les plus intimes (Sun-Kien et My-Tcho), Hiuen-Té alla se prosterner devant le puissant ministre, qui le fit relever, le pria de s’asseoir et le traita avec les plus grands égards.

Quand Hiuen-Té lui eut appris ce que venait de faire Liu-Pou : « Sage frère cadet, répondit Tsao, c’est un homme sans foi ; je m’entendrai avec vous pour le châtier sévèrement ! » Plein de joie, Hiuen se confondit en remerciements ; le premier ministre, après lui avoir donné un repas d’apparat, le reconduisit comme un hôte de distinction, et rentra dans son hôtel. « Seigneur, lui dit alors le conseiller Sun-Yo, ce Hiuen-Té est un des premiers hommes de nos temps par sa capacité et sa valeur personnelle ; si vous ne vous débarrassez pas de lui maintenant, un jour vous aurez lieu de vous en repentir ! »

Tsao ne répondit rien et le mandarin se retira ; survint un autre conseiller, Kouo-Hia : « Sun-Yo m’exhortait tout à l’heure à faire périr Hiuen-Té, lui dit le ministre, qu’en pensez-vous ? — Qu’il ne faut pas suivre cet avis, répliqua Kouo ; vous avez levé des troupes au nom de la loyauté et de la fidélité, seigneur, vous avez chassé les tyrans pour sauver les cent familles ; c’est seulement en prenant pour base de votre conduite la stricte justice et la fidélité aux lois, que vous rallierez autour de vous les gens honnêtes et vertueux ; vous[138] devez tenir à les attirer tous. Désormais, ce Hiuen-Té jouit d’une grande réputation ; aujourd’hui qu’un malheur le force à se jeter entre vos bras, si vous lui ôtez la vie, on dira que vous êtes le fléau des gens de bien. Des lors, les hommes recommandables par leur prudence dans le conseil et par leurs talents militaires, s’éloignant de vous, se choisiront un autre maître. De qui vous servirez-vous, seigneur, pour affermir et pacifier l’Empire ? Au désir de vous débarrasser d’un seul homme qui vous fait ombrage, vous sacrifiriez ainsi l’espérance d’être le premier dans le monde ! Non, sachez distinguer avec précision les circonstances qui peuvent affermir ou mettre en péril votre puissance ! »

« Sage conseiller, répondit Tsao avec empressement, vos vues sont d’accord avec les miennes ! » Dès le lendemain, il demanda à l’empereur d’accorder à Hiuen-Té le grade de gouverneur de Yu-Tchéou : mais un troisième conseiller, Tching-Yo, vint présenter aussi ses observations : « J’ai vu, dit-il à son tour, que ce Hiuen-Té a des talents extraordinaires ; il fait de grands progrès dans l’esprit du peuple ; à la fin, il ne se laissera plus commander. Le mieux serait de se débarrasser au plus vite de ce dangereux personnage. — Non, reprit Tsao, le temps est venu d’employer les hommes supérieurs ; par le meurtre d’un seul, je m’aliénerais l’esprit de tous. L’avis de Kouo-Hia est bien mieux d’accord avec mes propres sentiments. — Seigneur, répliqua le mandarin, vous êtes capable de gouverner l’Empire, et mes pensées ne s’élèvent point à la hauteur des vôtres ! »

Aussitôt Tsao fit entrer Hiuen-Té dans la capitale ; il lui donna trois mille soldats et dix mille grandes mesures de grains, en le chargeant de commander la province de Yu-Tchéou, de réunir des forces à Siao-Pey (où il se tenait auparavant), de rassembler et de rallier autour de lui ceux de ses anciens soldats qui s’étaient dispersés, et enfin de châtier Liu-Pou. A peine arrivé au lieu de sa destination, Hiuen-Té expédia des courriers à Tsao pour se concerter avec lui ; celui-ci, désireux d’en finir avec Liu-Pou, tenait ses troupes prêtes, et allait partir, quand arriva la nouvelle suivante. Tchang-Tsy, à la tête des soldats du Kouan-Tchong[139], étant allé attaquer la ville de Nan-Yang, avait été tué d’un coup de flèche. Le fils de son frère aîné, Tchang-Siéou, venait de rassembler ces soldats sans chef ; Kia-Hu l’accompagnait en qualité de conseiller militaire ; il s’était même réuni à Liéou-Piao[140], et concentrait ses forces dans la ville de Ouan-Tching, dans le but avoué de marcher sur la capitale, de s’en emparer et d’enlever l’Empereur.

Fort alarmé de cette révolte, Tsao voulait aller la comprimer en personne ; d’autre part, il prévoyait avec inquiétude que Liu-Pou, après avoir battu Hiuen-Té (abandonné à ses propres forces), ne manquerait pas de tenter un coup de main sur la capitale. « La chose est facile à arranger, lui dit Sun-Yo ; Liu-Pou n’a pas de ligne de conduite bien tracée et il ne consultera que l’appât du gain. Envoyez lui promettre des titres et de riches récompenses ; vous pouvez compter que son ambition se calmera ; il fera même encore la paix avec Hiuen-Té, si vous le voulez, et satisfait de sa position, il ne formera plus de projets qui vous inquiètent. » Le conseil plut beaucoup à Tsao ; il se hâta d’envoyer à Su-Tchéou, résidence de Lin-Pou, l’édit impérial qui nommait celui-ci inspecteur de l’armée, en y joignant l’ordre de se réconcilier avec Hiuen-Té. Cela fait, le ministre marcha contre le rebelle Tchang-Siéou, à la tête de cinq cents mille hommes partagés en trois corps d’armée. La première division, commandée par Hia-Héou-Tun, prit les devants ; on était alors au cinquième mois de la deuxième année Kien-Ngan (198 de J.-C.)

Les troupes de Tsao-Tsao campèrent près de la rivière de Yu[141] ; Kia-Hu, le conseiller de Tchang-Siéou, dit à celui-ci : « Le premier ministre a ici des forces bien imposantes ; croyez-moi ; allez lui faire votre soumission avec tous vos officiers. Vouloir résister à une pareille armée, ce serait tenter l’impossible et attirer de grandes calamités sur le peuple et sur vos soldats ! » Le chef rebelle, agréant cet avis, envoya celui qui le lui avait donné près de Tsao. Enchanté de la facilité de son élocution, Tsao[142] voulut à l’instant même en faire son propre conseiller. « Autrefois, répondit Kia-Hu, en m’attachant à Ly-Kio[143] je me suis rendu coupable envers l’Empereur et envers l’Empire ; aujourd’hui, me voila partisan de Tchang-Siéou qui écoute mes paroles et accepte les plans que je lui propose ; je ne dois pas l’abandonner ! » Tsao applaudit à cette détermination ; dès le lendemain, Kia-Hu lui ayant présenté son maître, il le traita avec de grands égards ; puis il entra avec sa propre division dans la ville de Ouan, qui lui ouvrait ses portes. Le reste de l’armée campé hors des murs couvrait l’espace d’une lieue ; Tchang-Siéou traitait jour et nuit le premier ministre dans de somptueux banquets.

Un soir, au retour d’un de ces brillants festins, Tsao-Tsao se penchant vers les gens de sa suite, leur demanda s’il n’y avait point dans cette ville quelques danseuses. Son neveu (Tsao-Ngan-Min, fils de son frère aîné) qui raccompagnait dans cette campagne en qualité d’intendant de sa maison[144], devinant sa pensée, lui répondit : « Hier soir, auprès du palais, j’ai aperçu une jeune femme de la plus rare beauté, que l’on m’a dit être la veuve de Tchang-Tsy lui-même. « A ces mots, Tsao lui donna ordre de prendre avec lui cinquante hommes armés de cuirasses et d’aller l’enlever ; elle ne tarda pas à lui être amenée ; c’était en effet une personne extraordinairement belle. Comme elle se prosternait à ses pieds, le premier ministre lui demanda son nom. — « Je me nomme Tséou-Chy, répondit-elle ; je suis veuve de Tchang-Tsy. — Et moi, savez-vous qui je suis ? — Depuis longtemps, seigneur, le bruit de vos exploits est arrivé jusqu’à moi ; et ce soir je me sens heureuse de m’agenouiller devant vous. »

Tsao continua : « C’est par considération pour vous que j’ai accepté la soumission de votre neveu ; sans cela, je le faisais périr avec toute sa famille. — En vérité, seigneur, vous nous rendez la vie », s’écria la jeune femme en se prosternant de nouveau.

« Aujourd’hui, reprit Tsao, je remercie le ciel qui vous amène près de moi. Cette nuit, restez sous ma tente, vous m’accompagnerez à la capitale, et je ferai de vous la première de mes femmes ; je vous le promets. »

Tséou-Chy répondit à ses offres par des démonstrations de reconnaissance, et ne sortit point du pavillon[145]. « Seigneur, dit-elle à Tsao, j’habite cette ville depuis longtemps ; Tchang-Siéou se doutera certainement de quelque chose. Si on sait que je suis ici, cela fera naître des bruits désagréables. — Demain, répondit le ministre, vous me suivrez à mon camp. »

En effet, le lendemain matin il l’établit sous sa tente, et pour éviter tous les discours compromettants que cette conduite pouvait provoquer de la part de ses officiers, il chargea Tien-Wei[146] de se tenir près de l’entrée de sa tente. Il donna pour consigne aux deux cents soldats de sa garde, de ne laisser pénétrer personne sous peine de mort, à moins d’un ordre spécial. De cette façon, le pavillon du général en chef resta à l’abri de toute visite importune.

Tsao s’oubliait en joyeux festins avec la veuve de Tchang-Tsy, et ne songeait plus à retourner dans la capitale. Les gens de sa maison avertirent Tchang-Siéou de ce qui se passait. « Quoi ! s’écria celui-ci avec indignation, ce Tsao que je regardais comme un modèle d’humanité et de vertus, le voilà maintenant qui se plaît à me couvrir d’infamie ! » Et il consulta son conseiller Kia-Hu. « N’ébruitez point cette affaire, répondit le mandarin ; si vous faites voir que vous savez tout, nous sommes perdus ! Demain, j’attendrai que Tsao sorte de sa tente, et puis….., vous verrez. »

Le lendemain, Tsao étant assis devant son pavillon, Tchang-Siéou (averti par Kia-Hu de ce qu’il devait faire), s’approcha, et lui demanda la permission de conduire au camp ses propres soldats nouvellement soumis, lesquels désertaient en très grand nombre. « Bien volontiers », répondit Tsao ; Tchang les divisa en quatre groupes et les répartit parmi ceux du premier corps d’armée (au nombre duquel se trouvait la tente de Tsao), qui occupait un lieu nommé Tao-Ty. Ces espions recueillirent des nouvelles ; par eux il sut que près de la personne du général en chef veillait ce Tien-Wei, héros athlétique, toujours armé de deux piques de fer, du poids énorme de quatre-vingts livres ; il était donc fort difficile d’approcher de Tsao.

Cependant un des officiers de Tchang, nommé Hou-Tché, capable de porter cinq cents livres, de parcourir à pied soixante-dix milles en un jour, homme extraordinaire par sa vigueur, remarquant l’inquiétude de son maître, lui en demanda la cause. Quand il la connut : « Général, lui dit-il, invitez ce Tien-Wei à boire ; vous l'enivrerez complètement, et quand il vous quittera pour retourner à son poste, je pénétrerai avec lui jusque sous la tente, en me mêlant aux gardes dont il est le chef. Mon premier soin sera de lui enlever ses deux lances, et de la sorte il ne pourra plus se défendre. »

On juge de la joie de Tchang à cette proposition ; il commença par faire préparer des arcs et des flèches, des cuirasses, des armes de toutes sortes, et donna le mot à ses soldats répartis sur tous les points du camp. Envoyé par lui, le conseiller Kia-Hu alla inviter Tien-Wei à un souper, dans lequel on le traita magnifiquement. On mit tant d’empressement à le faire boire, qu’en effet il s’enivra. Quand il franchit la porte du camp de Tchang, la nuit était à peu près venue, et Hou-Tché, se mêlant aux gens de la garde, pénétra sur ses traces dans le camp principal où se trouvait le pavillon de Tsao. Cette même nuit, le premier ministre la passait à boire et à festoyer avec la femme qu’il aimait. Tout à coup, entendant des voix d’hommes, un bruit de chevaux qui le surprennent, il envoie des gens de sa suite s’informer de la cause de ce mouvement. « Seigneur, lui répondent-ils, ce sont les soldats de Tchang-Siéou qui font des patrouilles de nuit. » Ces paroles le rassurèrent complètement.

Vers la deuxième veille, on vint l’avertir que de grands cris se faisaient entendre derrière le camp, et que les chariots à fourrages étaient en flammes. « Ce feu provient sans doute de la négligence des soldats, répondit Tsao-Tsao ; il n’y a pas là de quoi se troubler beaucoup ! »

Tout à coup cependant, les flammes se manifestent aux quatre coins du camp ; Tsao appelle Tien-Wei. Celui-ci, vaincu par l’ivresse, dormait près de son maître ; à travers le sommeil que lui causent les vapeurs du vin, il entend le bruit des tambours et les cris des combattants. Vite il se lève et cherche ses deux lances auprès de sa couche, mais sans les trouver. On lui dit que les soldats rebelles sont déjà aux portes du camp ; le héros s’arme d’un simple glaive de l’espèce de ceux qui pendent à la ceinture des fantassins ; des cavaliers ennemis en très grand nombre étaient là, en face de lui, devant la porte des retranchements, tous armés de longues piques et cherchant à franchir ce passage. Tien-Wei frappe brusquement devant lui avec son sabre ; vingt de ces rebelles tombent morts à ses pieds. Les cavaliers reculent ; les fantassins s’élancent à leur tour, et le héros est environné de piques qui l’entourent comme un faisceau de bambous.

Tien-Wei n’avait pas de cuirasse ; percé de dix pointes acérées, il résiste seul en poussant des cris, en luttant jusqu’au dernier soupir. Son sabre, tout ébréché, n’est plus pour lui qu’une arme inutile ; il le jette, saisit de ses robustes mains les deux premiers ennemis qui se présentent, et reprend l’offensive. Une dizaine de soldats tombent morts[147] ; parmi ces rebelles, il n’en est plus un seul qui ose s’approcher de la porte du camp ; de loin, ils font pleuvoir sur Tien-Wei une nuée de flèches qui l’enveloppent ; mais le héros, tant qu’il lui reste un souffle de vie, défend le poste confié à sa garde.

Cependant, des deux côtés à la fois, les bandits se précipitent par derrière les retranchements ; leurs longues lances atteignent le dos de Tien-Wei, qui rugit de colère, inonde la terre de son sang et expire. Bien qu’il eût cessé de vivre, aucun des rebelles n’osa franchir la porte.

Tandis que Tien-Wei arrêtait ainsi les traîtres à l’entrée du camp, Tsao-Tsao avait eu le temps de se jeter sur un cheval rapide[148] et de franchir, en le lançant au plein galop, les limites du terrain envahi par les gens de Tchang-Siéou. Son neveu, Tsao-Min, le suivait seul et à pied ; avant qu’il eût atteint le bord de la rivière Yu, une flèche lui perça l’épaule droite ; trois autres traits blessèrent son cheval qui galopait toujours. Les brigands, acharnés à sa poursuite, le joignirent sur la rive même ; et Tsao-Min, serré de près, tomba, mis en pièces par mille coups de sabre. Tout épouvanté, Tsao-Tsao précipite son coursier dans la rivière ; au moment où il gravit le bord opposé, l’animal reçoit dans l’œil une flèche qui le renverse et le tue. Tsao-Ngan (fils aîné du premier ministre) sauve la vie à son père en lui donnant une autre monture ; mais il périt lui-même sous une grêle de traits. Le jeune héros et le cheval frappés à mort furent engloutis dans les flots de la rivière.

Cependant Tsao-Tsao échappe à l’ennemi ; des généraux qu’il rejoint en fuyant lui apprennent qu’il doit son salut au dévouement de Tien-Wei. Tchang-Siéou le harcelait toujours à la tête des siens, et un nouvel incident vint ajouter aux inquiétudes que lui causait cette poursuite[149]. Les soldats du Tsiog-Tchêou, incorporés dans la division commandée par Hia-Héou-Tun (l’un des meilleurs officiers de Tsao), ayant pillé et maltraité la population, un chef militaire de district, Yu-Kin, résolut de leur barrer le chemin, pour faire cesser les malheurs qui affligeaient les habitants. Aussitôt ces pillards revinrent vers Tsao-Tsao, et se jetant à ses pieds avec des larmes, lui dirent que Yu-Kin s’était aussi révolté, et qu’il les décimait en les poursuivant. Par bonheur, le premier ministre se vit bientôt entouré de ses principaux lieutenants, et il leur annonça cette fâcheuse nouvelle. Héou-Tun se mit en devoir de résister à Yu-Kin ; mais celui-ci, voyant Tsao en personne devant lui, arrêta ses troupes ; puis se contentant de les ranger en lignes et de faire lancer quelques flèches, il creusa un fossé pour se fortifier, et dressa son camp. Un de ses officiers l’avertit que les soldats châtiés par lui l’avaient accusé de s’être révolté ; puisque le premier ministre était là tout près, que n’allait-il se disculper, au lieu de commencer par établir son camp ? Cette dénonciation, faite par les pillards du Tsing-Tchéou, pouvait attirer sur lui la colère de Tsao ! « Pour l’instant, répliqua Yu-Kin, les brigands suivent nos traces ; tout à l’heure même ils seront sur notre dos. Si mon premier soin n’est pas de me mettre en état de les recevoir, comment résisterai-je à leurs attaques ? Me disculper est bien moins important que de repousser l’ennemi. »

A peine avait-il achevé de fortifier son camp, que le rebelle Tchang-Siéou l’assaillit des deux côtés à la fois ; il sortit en personne à la tête des siens pour lui résister, et le força à se retirer précipitamment. Quand ils virent leur chef s’exposer le premier, tous les officiers de Yu-Kin s’élancèrent au combat avec leurs divisions ; Tchang-Siéou, complètement battu, rejeté à dix milles en arrière, perdit toute son autorité ; ramassant les débris de son armée, il alla chercher un refuge auprès de Liéou-Piao. Au lieu de le poursuivre à son tour, Tsao se contenta de rallier ses troupes.

Alors Yu-Kin alla lui faire l’apologie de sa conduite, et expliquer à quel propos il avait châtié les soldats du Tsing-Tchéou, qui pillaient les habitants et les poussaient au désespoir. « Pourquoi campiez-vous avant de venir vous disculper », demanda Tsao ? Et comme Yu-Kin s’excusait par les faits mêmes, il ajouta : « Au passage difficile de la rivière Yu, j’ai failli périr. Vous, général, vous avez su au milieu du désordre rétablir la discipline parmi les soldats, châtier ceux qui commettaient des violences ; voila l’exemple d’une fermeté que rien ne peut ébranler. Combien de généraux célèbres dans l’antiquité ont à peine atteint cette perfection ! » Cela dit, il fit présent à Yu-Kin d’un vase d’or, et lui décerna le titre de prince de Chéou-Ting ; quant à Héou-Tun, il lui reprocha la faute qu’il avait commise en ne contenant pas ses troupes dans les bornes de l’obéissance.

Tsao-Tsao se disposant à retourner dans la capitale, dit devant tous ses officiers assemblés : « Ce n’est pas mon fils aîné ; ce n’est pas mon neveu que je pleure avec désespoir, non ! c’est Tien-Wei ! — Seigneur, répondirent les courtisans, votre affection envers les gens probes et dévoués s’élèvent au-dessus des sentiments d’un père pour son fils ! » De retour à la résidence impériale, il distribua des récompenses à toute son armée.

Cependant l’émissaire, chargé d’aller dans la ville de Su-Tchéou remettre à Liu-Pou le décret impérial, étant arrivé à sa destination, ce général vint au-devant de lui et le fit entrer dans son palais ; là, il ouvrit la lettre écrite au nom du souverain, par laquelle un haut grade militaire lui était accordé, prodigua à cette missive les honneurs habituels, et reçut le sceau de sa nouvelle fonction. Ivre de joie, le guerrier lut un billet particulier écrit par Tsao lui-même, et qui disait :

« L’Empereur n’a pas de bon or ; c’est avec de l’or pris dans ma propre cassette, que j’ai fait fondre le sceau ci-joint. L’Empereur n’a pas de belle soie ; celle que je vous envoie est le cordon avec lequel je suspends mon propre sceau[150]. Je veux par là montrer quels sont mes sentiments à votre égard ! Général, faites la paix avec Liéou-Hiuen-Té, entendez-vous avec lui pour abattre Youen-Chu, donnant ainsi un grand exemple de fidélité à la dynastie.

« Dans une lettre on ne peut pas tout dire, général ; mais je m’en rapporte à votre sagacité ! »

Dans sa conversation avec l’envoyé de la cour, Liu-Pou put se convaincre que le premier ministre (du moins en apparence) attachait un très grand prix à son alliance, et il combla d’égards le mandarin. Tout à coup cependant, la nouvelle arriva que Youen-Chu venait de dépêcher un nouvel émissaire. — « Eh bien, que veut-il ? demanda Liu-Pou en riant. — Seigneur, il est chargé de vous dire que Youen-Wang (l’empereur Youen), étant tout prêt à monter sur le trône impérial, désire décorer son fils du titre d’héritier présomptif[151] ; l’officier qu’on annonce vent emmener, dans la capitale du nouveau souverain (à Hoay-Nan), la jeune épouse promise à son fils. — Ah ! le brigand ! s’écria Liu-Pou transporté de colère, il ose agir avec tant d’insolence ! »

A l’instant même, il fit décapiter l’émissaire et tirer de prison, pour lui mettre la cangue, le précédent négociateur Han-Yn ; puis il écrivit à Tsao une lettre de remerciement, qui fut confiée à Tchin-Teng[152]. Ce mandarin, chargé en même temps de livrer au premier ministre le malheureux Han-Yn en personne, partit pour la capitale avec celui qui avait apporté l’édit impérial, et se présenta devant Tsao-Tsao ; charmé d’apprendre que Liu-Pou soumis à ses ordres venait de rompre l’alliance projetée, celui-ci ouvrit la lettre de réponse et y lut ce qui suit :

« Moi, Liu-Pou, depuis le jour où j’ai tué le tyran Tong-Tcho, je n’ai cessé d’éprouver toutes sortes d’infortunes. Réfugié dans le Chan-Tong[153], je désirais me rapprocher de l’Empereur ; je savais que le seigneur Tsao-Tsao avait fait preuve de fidélité et de dévouement à son prince, et qu’il avait même ramené le souverain dans sa capitale. Mais auparavant, ennemi du seigneur Tsao, j’ai combattu contre lui : aujourd’hui il est le ministre de Sa Majesté ; moi, général d’une province située hors des limites du domaine impérial[154], si je me présentais devant lui accompagné de quelques troupes, je craindrais d’éveiller dans son esprit des soupçons et des inquiétudes. Je suis à Su-Tchéou, attendant vos ordres[155], n’osant prendre sur moi la responsabilité d’aucune démarche ; la grande faveur dont Sa Majesté vient de m’honorer, me rend à la fois joyeux et confus. Si le seigneur Tsao-Tsao a besoin de mes services pour dompter quelque rebelle, il peut compter que j’y emploierai tous mes efforts, dussé-je affronter la mort dix mille fois. — Requête respectueuse. »

Tsao-Tsao fut enchanté de voir en quels termes respectueux ce bouillant soldat avait répondu à sa lettre ; il se hâta de faire décapiter publiquement Han-Yn[156], et Tchin-Teng lui dit secrètement : « Seigneur, Liu-Pou est un loup, une bête féroce ! Il a de la bravoure, mais ni réflexion ni prudence ; il ne tient aucun compte des leçons du passé, et ne sait pas prévoir l’avenir ; que ne vous débarrassez-vous de lui ? — Je le connais bien, répondit le premier ministre ; je sais qu’il est sauvage et féroce comme un loup, qu’on ne peut pas le tenir longtemps apprivoisé. Sans votre père et sans vous, je n’aurais aucun moyen de l’influencer dans sa conduite Voulez-vous seconder mes projets ? — Oui », répondit le mandarin. Aussitôt Tsao le nomma gouverneur de Kwang-Ling, et assigna à son père un revenu de deux mille boisseaux de grains ; puis le voyant prêt à prendre congé avec les politesses d’usage, il lui serra la main en ajoutant : « Je vous charge de diriger et de surveiller toutes les provinces de l’est ! — Seigneur, répliqua Tchin-Teng, levez des troupes et j’agirai de concert avec vous. »

De retour à Su-Tchéou, le rusé mandarin se présenta devant Liu-Pou, et lui annonça les faveurs que le premier ministre lui avait accordées, ainsi qu’à son père : « Au lieu de demander à la cour que je sois confirmé dans la possession de cette province, s’écria Liu-Pou furieux, en tirant son glaive, voilà tout ce que vous rapportez de la capitale, des récompenses pour vous ! Votre père et vous m’avez fait rompre l’alliance que j’allais conclure avec Youen-Chu, sans me procurer aucun avantage en compensation. Vous m’avez trahi, sacrifié tous les deux pour acquérir des places et des revenus ! » Et il voulait décapiter Tchin-Teng ; mais celui-ci reprit en riant : « Général, à quel propos fermez-vous ainsi les yeux à la lumière ? — En quoi suis-je donc si peu clairvoyant ? — Écoutez ; comme je causais avec Tsao dans une entrevue, la conversation tomba sur vous, général ; je vous comparais à un tigre apprivoisé, auquel il faut donner de la chair à manger, pour l’empêcher de dévorer la main qui le nourrit. — Non, reprit gaiement Tsao, votre comparaison n’est pas juste ; je tiens à bien traiter le prince de Ouan[157], comme on ferait d’un faucon dressé pour la chasse. Tant que le gibier, lièvres et renards[158], n’est pas entre les mains du chasseur, il ne doit pas donner à manger à ce noble oiseau de proie ; car quand il a faim, il chasse ; quand il est repu, il vole haut et s’enfuit. — Ces renards, ces lièvres auxquels vous faites allusion, lui demandai-je, quels sont-ils ? — Les chefs qui se sont déclarés indépendants : à l’est du Kiang, Sun-Tsé, dans le Ky-Tchéou, Youen-Chao ; dans le Hing-Siang, LiéouPiao ; dans le Y-Tchéou, Liéou-Tchang ; dans le Han-Tchong, Tchang-Lou[159] ! — Ah ! répondit Liu-Pou apaisé, en remettant son glaive dans le fourreau, comme ce Tsao me connaît bien ! » Il fut interrompu par les courriers qui lui annonçaient que Youen-Chu marchait contre lui avec une armée ! Cette nouvelle le jeta dans une grande agitation.


CHAPITRE III.


Youen-Chu se déclare empereur et attaque Liu-Pou.


[Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 198 de J.-C] Établi à Hoay-Nan[160], au milieu d’une province vaste et abondante en grains, Youen-Chu avait empli ses trésors à force d’opprimer le peuple, et comme de plus il possédait le sceau de jade, laisse en gage entre ses mains par Sun-Tsé[161], il ne tarda pas à se déclarer Empereur. Quand tout fui prêt, le palais, le char d’apparat, le bonnet et les splendides habits, insignes du souverain pouvoir, il convoqua tous les grands de son nouvel empire, et leur dit : « J’ai vu dans l’histoire que le fondateur de la dynastie des Han n’était que le chef d’un petit village du Ssé-Chang ; cependant il a assuré à sa postérité un règne de quatre siècles. Aujourd’hui, cette famille a fait son temps ; les Liéou[162] n’ont plus ni force ni vertu ; toute la terre est en proie à l’anarchie[163]. Depuis quatre générations, les Youen jouissent du rang de seigneurs feudataires de première classe[164] ; ils ont sous leur patronage et dirigent par leur influence le peuple de l’Empire ; je veux donc répondre aux ordres du ciel qui m’appelle, me déclarer Empereur. Vous tous, vassaux ici présents, servez-moi avec la fidélité et le dévouement qu’on doit au souverain. »

« Seigneur, répondit le premier secrétaire, Yen-Hiang, gardez-vous d’agir ainsi. Jadis, les vertus surnaturelles de Héou-Tsy, aïeul[165] du fondateur de la dynastie des Han, s’étaient transmises à Wen-Wang qui, par ses mérites et ses talents, se fit un si grand nom. Cependant, il avait pour lui les deux tiers de l’Empire, qu’il obéissait encore au légitime souverain Chéou-Sin. Bien que votre famille depuis quatre siècles occupe un haut rang et jouisse d’un grand crédit, seigneur, vous n’en êtes pas encore rendu là ; d’un autre côté, si la famille des Han est déchue, elle n’est point tombée aussi bas que celle des Yn, sous le règne de son dernier représentant. Vous devez donc absolument renoncer à une pareille résolution ! »

« Ma famille tire son origine de celle de Tchin, dans le Chen-Sy[166], qui elle-même descendait du saint empereur Chun, répliqua Youen-Chu ; d’après les lois établies par le ciel, la terre et le feu se succèdent. Or, mon nom honorifique est chemin public[167], Kong-Lou, et dans le livre intitulé Tsan, on lit : « La famille des Han transmettra le trône à la route élevée. J’ai entre mes mains le sceau héréditaire des Empereurs, et si je ne me déclare pas souverain de la Chine, je m’oppose aux volontés manifestes du ciel. Mon dessein est irrévocablement arrêté ; si quelqu’un parmi vous s’obstine à le combattre, sa tête tombera. »

Il donna aux années de son règne le nom de Tchong-Chy, nomma des censeurs et des inspecteurs de provinces, monta sur un char aux armes du dragon et du phénix, offrit des sacrifices au Ciel et à la Terre (ce que les empereurs légitimes avaient seuls le droit de faire), et décora sa fille Fong-Chy du titre de princesse. Dans l’intérieur de son palais, il eut par centaines de belles jeunes filles vêtues de riches étoffes de soie brochées d’or et d’argent, se fit servir dans des vases d’or et de jade, et se nourrit des mets les plus recherchés. Enfin, quand il se fut conféré à lui-même tous les insignes de la royauté, il éleva son fils au rang d’héritier présomptif, et ce fut alors qu’il dépêcha vers Liu-Pou, pour lui demander sa fille et célébrer le mariage projeté, l’émissaire (dont nous avons parlé plus haut). Sur ces entrefaites lui arriva la nouvelle que le premier négociateur, Han-Yn, emprisonné d’abord, venait d’être livré à Tsao, qui lui avait fait trancher la tête ; on lui apprit aussi que Liu-Pou[168] avait reçu de la cour un grade élevé, et, dans sa colère, il nomma Tchang-Hiun général en chef de ses armées. A la tête de deux cents mille hommes, formant sept divisions, il résolut d’attaquer Liu-Pou et de se venger.

L’un de ses officiers, King-Chang (gouverneur civil de Yen-Tchéou), qu’il voulut élever au rang de premier ministre d’état, et nommer ordonnateur des vivres des sept divisions en campagne, ayant refusé d’accepter ces honneurs et ces charges, il le fit décapiter.

Cependant les sept divisions étaient en marche ; Ky-Ling eut ordre de s’y joindre en qualité de chef des troupes auxiliaires ; Youen-Chu avait pour lieutenants et sous ses ordres immédiats trois autres généraux, Ly-Fong, Liang-Kang et Yo-Tsiéou. Les éclaireurs envoyés par Liu-Pou revinrent lui annoncer l’approche de cette formidable armée ; chacune des sept divisions allait investir une ville de Su-Tchéou[169] ; elles arrivaient à marches forcées, semant la désolation sur leur passage. Consterné à cette nouvelle, Liu-Pou fit appeler Tchin-Kouey et son fils Tchin-Teng, pour les consulter dans cette occurrence. « Seigneur, dit un autre mandarin du nom de Tçin-Kong[170], ce sont les deux conseillers ici présents qui ont attiré ce malheur sur votre province ; par des flatteries, par d’adroits mensonges, ils ont obtenu de la cour des dignités et des titres et provoqué cette alliance avec le premier ministre, qui suscite contre vous la colère de Youen-Chu. Tranchez les têtes de ces deux misérables, envoyez-les à sa majesté Youen ; elle sera satisfaite et retirera ses troupes ! »

Dans sa rage, Liu-Pou allait faire décapiter les deux mandarins ; Tchin-Teng lui dit en riant aux éclats : « Peut-on être poltron à ce point ! Ces sept divisions si redoutables, sont pour moi comme autant de tas d’herbe pourrie ! En vérité, il y a bien là de quoi s’inquiéter !… — Et quel moyen avez-vous de les repousser, demanda Liu-Pou ? Il faut que vous en trouviez un, ou votre tête tombera avec celle de votre père ! »

Kouey répondit : « Quels sont les chefs de cette armée, et combien sont-ils ? » Liu-Pou les lui nomma l’un après l’autre. — « Et combien chaque général a-t-il d’hommes sous ses ordres ? — Cinquante ou soixante mille au plus. — Bien que tout à fait inégaux en nombre, attaquons vite sur tous les points avec nos soldats bien reposés, ces troupes harassées d’une longue marche, et la victoire sera facile ! »

« Vous avez mérité plus que la mort, reprit Liu-Pou ; et maintenant vous voulez ramener l’espérance dans mon cœur, le disposer à la clémence pour échapper au châtiment qui vous menace !… — Mon fils et moi, dit Tchin-Kouey, nous sommes entre vos mains, général, comment pourrions-nous échapper à votre vengeance ? Mais, suivez les avis du vieillard qui vous parle, et vous pourrez sauver votre province. — Et bien, donnez vos raisons ! »

Kouey reprit : « Les deux généraux, Han-Sien et Yang-Fong, sur lesquels Youen-Chu s’appuie comme sur deux ailes, ont sous leurs ordres des soldats qui ne valent pas mieux qu’une volée de corneilles. Il n’y a en eux ni fidélité, ni envie de bien faire ; gardons la ville avec une moitié de nos gens, attaquons l’ennemi avec l’autre, et infailliblement nous remporterons la victoire. Je sais même un moyen excellent, non-seulement de défendre cette ville, mais encore de prendre Youen-Chu ! — Quel est ce moyen ? — Le voici : les deux généraux dont je vous parle suivent leur maître Youen-Chu, mais ils ne peuvent pas plus rester avec lui, que le phénix et la poule ne peuvent percher en même lieu ; Youen-Chu ne peut donc manquer d’être battu. Il a la sottise d’employer des hommes sur lesquels il ne doit pas compter[171]. Ces deux chefs, dont il a fait ses lieutenants, sont d’anciens serviteurs des Han ; la crainte que leur inspire Tsao-Tsao les a éloignés de la cour ; ils ont fui, et faute d’asile, ils sont venus rejoindre Youen-Chu qui, certainement, ne fait pas grand cas d’eux. Si par une petite lettre, vous obteniez de ces généraux qu’ils vous prêtassent leur appui, du milieu même de ce camp qui vous menace ; si vous ameniez Hiuen-Té à vous secourir aussi du dehors, assurément Youen-Chu serait bientôt à votre discrétion ! »

Liu-Pou voulut que Tchin-Teng allât porter lui-même la lettre à ces deux chefs ; celui-ci fut bientôt prêt. D’un autre côté, des cavaliers se dirigèrent avec un autre message vers Yu-Tchéou, où résidait Hiuen-Té.

Ce fut au camp de Han-Sien, que Teng, escorté de quelques cavaliers se rendit d’abord, et quand il parut, ce général lui demanda : « Envoyé de Liu-Pou, quel sujet vous amène ? — Je suis un serviteur des grands Han, répondit le rusé mandarin avec un sourire ; pourquoi m’appelez-vous serviteur de Liu-Pou ! Je sais qu’en défendant la personne de Sa Majesté[172] dans le Kouan-Tchong, vous avez acquis une gloire immortelle, et que vous n’avez pas démérité du souverain. Vous êtes un héros pur et sans tache ; mais en prêtant le secours de votre bras à ce rebelle Youen-Chu, vous abandonnez la perle brillante pour saisir un tas de boue, vous rejetez le jade pour prendre le caillou ! vous vous faites le renom d’un homme déloyal, infidèle à ses devoirs ! vous vous déshonorez à tout jamais ! Général, j’en rougis pour vous… Quoi ! Entraîné par un mouvement de mauvaise humeur, vous perdez une réputation glorieuse qui devait passer dans les siècles à venir. Et puis, ce Youen-Chu, il y a longtemps qu’il vous voit avec défiance ; un jour, croyez-le, il vous fera périr. — Hélas ! répliqua Han-Sien, je voudrais servir l’Empereur légitime ; mais l’occasion, le moyen me manquent. »

A ces mots, Teng lira la lettre de Liu-Pou et la montra a Han-Sien ; elle était ainsi conçue :

« Moi, Liu-Pou, j’ai appris que les deux généraux (Han-Sien et Yang-Fong) ont acquis une gloire impérissable en secourant l’Empereur dans sa retraite. Un mécontentement accidentel les a portés à se jeter hors des passages (hors des lieux où Sa Majesté commande). Quittez la mauvaise voie où vous[173] marchez, pour entrer dans une autre moins dangereuse et plus sûre ; abandonnez les hommes sans cœur, sans droiture, pour vous rallier aux gens de bien ; joignez-vous à moi pour secourir l’Empereur, pour anéantir de vils rebelles ; portant ainsi vos vues vers l’avenir, acquérant une renommée qui se transmettra sur la soie et sur le bambou[174] ! Je vous en prie, répondez-moi ; réfléchissez et considérez ce que je vous dis. »

« Très bien, dit Han-Sien, après avoir lu cette lettre ; allez tout d’abord trouver votre maître ; avertissez-le de ceci ; mon collègue Yang-Fong et moi, nous devons attaquer cette nuit chacun de notre côté ; quand nous donnerons le signal en allumant un feu, que le prince votre maître vienne vers nous avec ses troupes. »

Teng rendit compte de sa mission à Liu-Pou qui, à l’instant même, dirigea un de ses généraux sur chacune des six villes de la province[175] menacée par l’ennemi, et marcha en personne avec le premier corps d’armée à la rencontre de Tchang-Hiun, laissant le reste de ses soldats dans le chef-lien pour le garder. À trois milles de cette ville, il campa ; Tchang-Hiun qui (comme on l’a vu plus haut) avait ordre d’attaquer cette principale place, voyant Liu-Pou dans ses retranchements, ne jugea pas prudent de l’y attaquer ; il recula même l’espace de deux milles, pour attendre les deux divisions sur lesquelles il croyait pouvoir compter, et campa aussi. Au milieu de la nuit, le feu se manifeste sur la montagne ; ses troupes s’agitent en désordre ; les deux traîtres, arrivés au lieu convenu avec leurs divisions, donnaient le signal.

Tandis que Tchang-Hiun retient ses soldats dans le camp pour le protéger, Liu-Pou profite du moment, l’attaque, le met en pleine déroute et le poursuit jusqu’au jour, Ky-Ling se montre devant lui ; les deux armées vont en venir aux mains, quand Han-Sien et Yang-Fong assaillent à la fois ce général (dont ils ont abandonné la cause) ; Ky-Ling, battu à son tour, fuit devant Liu-Pou qui se lance sur ses traces. Mais au revers de la montagne, une division se présente ; au pied d’une bannière où brillent les cinq couleurs, sur laquelle sont figurés le dragon et le phénix, le soleil et la lune ; ayant auprès de lui la masse d’armes en or[176], la grande hache d’argent, la petite hache jaune, ainsi que le drapeau blanc[177] (insignes du pouvoir suprême) ; à l’ombre d’un parasol au manche recourbé, fait de soie jaune et brodé d’or, parait Youen-Chu, recouvert d’une armure du plus riche métal, portant à la ceinture deux cimeterres. Il injurie Liu-Pou en le traitant de brigand révolté, de vil esclave rebelle à son Empereur.

Plein de rage, celui-ci s’élance contre Youen-Chu la lance en arrêt ; un des lieutenants de ce dernier, Ly-Fong, vole à sa rencontre ; frappé d’un coup de pique à la main dès la troisième attaque, il laisse tomber son arme et s’enfuit. Deux autres chefs se précipitent hors des rangs, et harcellent Liu-Pou de deux côtés à la fois, sans pouvoir lui tenir tête[178]. Youen-Chu s’avance en personne avec son propre corps d’armée ; mais les trois divisions qui le suivent sont bientôt en pleine déroute. Une immense quantité de chevaux, d’équipements militaires, de cuirasses, de casques, devient la proie des soldats de Liu-Pou.

Mb en fuite à son tour, Youen-Chu rencontre derrière la montagne une troupe qui l’arrête ; elle a pour chef Kouan-Yu[179], le frère d’armes de Hiuen-Té, qui, accompagné de cinq cents fantassins portant des coutelas, lui crie d’une voix terrible : « Brigand, rebelle ! tu n’as pas encore reçu le châtiment de tes crimes ; où cours-tu ainsi ? » Youen-Chu épouvanté, hors de lui, se sauve toujours ; car son terrible ennemi se trouve face à face avec Ky-Ling qui l’arrête en combattant. Grâce à cette rencontre, Youen s’esquive, échappe à la mort, rallie ses troupes et retourne se cacher à Hoay-Nan. De son côté, Liu-Pou victorieux rentre dans le Su-Tchéou, emmenant avec lui les deux généraux qui ont embrassé son parti (Han-Sien et Yang-Fong), ainsi que Kouan-Yu ; il les traita avec de grands honneurs, mais après le festin, ce dernier se retira près de son maître[180].

A chacun de ces deux nouveaux partisans, Liu-Pou accorda le gouvernement d’un district[181] et annonça ces nominations à la cour ; comme il avait l’intention de garder près de lui ces deux généraux, il en conféra avec Tchin-Kouey : « N’en faites rien, répondit celui-ci ; qu’ils s’établissent tous les deux dans le Chan-Tong, en moins d’un an, général, vous commanderez à toutes les villes grandes et petites de cette province. » Liu-Pou goûta ce conseil ; le jour suivant il distribua des récompenses à ses trois corps d’armées, et fit partir Han-Sien et Yang-Fong pour leurs districts respectifs, où ils devaient attendre les ordres de l’Empereur.

Tchin-Teng demanda alors à son père pourquoi il n’avait pas plus tôt tâché de faire rester les deux généraux dans le chef-lieu ; il aurait pu se servir d’eux pour détruire Liu-Pou. « Je m’en suis bien gardé, répondit Tchin-Kouey ; s’ils restaient ici auprès de Liu-Pou et qu’ils lui prêtassent leur appui, ils le rendraient trop puissant ! » Teng se soumit aux vues élevées de son père.

Rentré dans sa capitale avec la moitié à peine de ses armées, Youen-Chu envoya redemander à Sun-Tsé les soldats qu’il lui avait prêtés quelque temps auparavant[182]. Quand l’émissaire, arrivé dans le Kiang-Tong, fit entendre cette réclamation au jeune chef, celui-ci s’écria avec colère : « Brigand que vous êtes, vous vous déclarez Empereur, vous vous révoltez contre le légitime souverain, et cela avec le sceau de jade que je vous ai laissé en gage ! Allez, vous n’êtes que des bandits sans foi… Je veux augmenter mes armées pour aller châtier vos crimes, et je consentirais à prêter du secours à des rebelles ! » Là-dessus pour expliquer son refus, il écrivit à Youen-Chu la lettre suivante[183].

« J’ai appris ceci : Dans le ciel, il y a l’esprit d’une planète chargé de tenir le compte de nos fautes[184] ; les anciens et saints Empereurs avaient placé à la porte de leur palais, un tambour sur lequel on frappait pour demander justice[185] ; ce qui facilitait le châtiment des crimes, et rendait plus promptes les accusations à porter contre les délinquants. Et pourquoi en était-il ainsi ? Parce que, en toute chose, s’il y a un côté visible, apparent, il y en a un aussi qui échappe au regard[186]. L’hiver dernier, quand le bruit circula, à votre instigation, que vous alliez monter sur un trône, chacun s’émut et douta ; puis en vous voyant préparer tous les insignes du pouvoir souverain, chacun fut forcé de croire à la vérité de cette nouvelle.

» Maintenant voici ce que je vois : passant des paroles à l’exécution, et fidèle à ce plan que vous poursuiviez déjà, vous avez fixé le mois, le jour où vous vouliez le réaliser. Quant à moi au contraire, j’en ai été affligé, je croyais encore que c’étaient de vains bruits ; mais puisqu’ils se confirment, qu’est-ce que le peuple doit attendre ? Jadis, levant des troupes au nom de la fidélité due au souverain, tous les grands, tous les gens recommandables de l’Empire se sont réunis en un instant. Tong-Tcho, interrompant brusquement le règne des lois, avait usurpé le pouvoir, déposé l’Empereur qu’il exilait avec l’Impératrice[187], déshonoré les femmes du palais, violé les sépultures des princes, et mis le comble à son extravagante tyrannie ; voilà pourquoi tous les grands, tous les héros, tous les hommes distingués de l’époque, instruits de ses violences, se rassemblèrent en prenant pour devise le mot fidélité ! Quand, au dehors, une énergie inspirée par le ciel anima les cœurs, au dedans, le bandit Tong-Tcho perdit l’autorité avec la vie ; quand les plus coupables d’entre ces brigands eurent été anéantis, le jeune Empereur revint dans la capitale de l’est[188]. Deux ministres d’état[189] publièrent des décrets pour établir les généraux au nord du fleuve Jaune ; ils se réunirent et tinrent conseil dans les monts Hé-Chan.

» Alors Tsao-Tsao opprima à l’est le Su-Tchéou ; Liéou-Piao, au sud, mit le désordre dans le Hing-Tchéou ; Kong-Sun-Tsan exerça ses violences dans le Yen-Hing ; Liéou-Yao s’établit en maître sur les bords du Kiang ; Liéou-Hiuen-Té disputa les frontières du Hoay-Nan : ainsi personne ne se soumit à l’autorité impériale ; chacun saisit l’arc et agita la lance[190].

» Aujourd’hui, Liéou-Yao[191] et Liéou-Hiuen-Té sont à bas ; Tsao-Tsao et les autres ne savent quoi devenir[192] ; le moment est arrivé où il faut s’entendre dans l’Empire pour châtier tous les rebelles. Hors de là, il n’y a aucun succès à espérer ; celui qui ne pense qu’à s’agrandir par la rébellion, celui-là ne trouvera rien dans tout l’Empire qui justifie ses espérances. — Premier point.

» Autrefois, quand Tching-Tang renversa l’Empereur Kié, il était autorisé par les crimes nombreux de ce dernier prince de la famille des Hia ; quand Wou-Wang attaqua le dernier prince de la dynastie des Yn[193], Chéou-Sin, il alléguait les fautes graves commises par les Empereurs de cette race. Malgré leur haute vertu et leurs grands talents, ces deux chefs de dynasties n’auraient point régné dans leur siècle, s’ils n’avaient rencontré l’heure marquée par le destin, et s’ils s’étaient soulevés sans raison légitime. Or, notre jeune prince n’a point péché à la face de l’Empire ; seulement, comme il compte encore peu d’années, il est dominé par des mandarins puissants et orgueilleux. Se révolter contre lui sans qu’il ait donné de justes motifs de plainte, ce n’est point imiter Tching-Tang et Wou-Wang (dont la conduite était justifiable). — Second point.

» Si Tong-Tcho fut un brigand, s’il poussa la tyrannie jusqu’à déposer son souverain, au moins n’usurpa-t-il pas le trône. L’Empire, qui connaissait ses forfaits et ses violences, a cependant fini par se mettre en garde contre lui[194], et lui vouer unanimement une haine à mort. Les troupes au dedans des passages n’étaient pas exercées à combattre ; Tong-Tcho appela les brigands plus habiles dans le métier des armes qui vivaient sur les frontières, et il put se soutenir quelque temps encore. Aujourd’hui, tous les hommes de toutes les provinces ont appris à se battre, et la guerre est pour eux un jeu. Entre les mains de nos ennemis, la victoire est un instrument de désordre ; entre les nôtres, elle amène l’ordre ; ils sont des rebelles et nous sommes des sujets soumis. A la vue des tristes révolutions de ce siècle, celui qui veut faire de formidables armements pour se mettre en évidence, court au devant des plus grands malheurs. — Troisième point.

» Sur la terre, on ne doit pas se jouer des esprits ni profaner les vases des sacrifices[195] ; il faut que le ciel prête son secours aux forces de l’homme. A la fin du règne des Yn, un faucon blanc annonça les hautes destinées de Tching-Tang ; à la fin de la dynastie des Tchéou, un oiseau rouge merveilleux fut le précurseur de Wou-Wang ; le premier des Han, Kao-Tsou, fut signalé par l’apparition d’un groupe d’étoiles, et quand Kwang-Wou (de la même famille impériale) vint au monde[196], on vit une grande clarté pareille à celle que répandrait un esprit. Dans ces divers cas, le peuple gémissait impatiemment sous le joug d’un Kié et d’un Chéou, il était opprimé par les exactions d’un Chi-Hwang-Ty et d’un Wang-Mang ; ce fut donc là le motif qui porta ces grands hommes à chasser des souverains iniques, et ils réussirent dans leurs desseins. Mais aujourd’hui l’Empire n’a point de plaintes à porter contre notre jeune Empereur ; jusqu’ici on n’a point vu de présage surnaturel qui désignât quelqu’un à l’Empire ; quel prétexte plausible peut-on avoir de monter tout à coup sur un trône, de s’arroger subitement un titre si élevé ! — Quatrième point.

» Les honneurs de l’Empire, les richesses du monde, qui ne désire les posséder ? Mais la justice défend de se les approprier ; la droiture défend de s’en emparer. Jadis Tchin-Ching, Hiang-Tsy, Wang-Mang, Kong-Sun-Chu[197], en se tournant vers les provinces méridionales, se sont décorés du titre d’Empereur[198] ; mais ils n’ont pas réussi à fonder des dynasties. On ne peut pas, pour obéir à un simple caprice, s’élever au rang suprême. — Cinquième point.

» Notre jeune prince n’est ni léger, ni dénué de réflexion ; si l’on éloignait de lui ceux qui l’oppriment, si on chassait ceux qui font obstacle à l’exercice de son autorité, certainement il ferait renaître la morale du milieu de l’Empire. Celui qui le replacerait dans une situation aussi florissante qu’était celle de Tching-Wang des Tchéou, acquerrait une renommée égale à celle de Tchéou-Kong-Tan, et de Chao-Kong-Chy[199] ; tel est le rôle auquel devait aspirer votre seigneurie. Si notre petit Empereur avait quelqu’un qui le tournât vers le bien, qui tint ses regards attachés sur l’histoire, qui recherchât les bonnes qualités dans ceux qui l’entourent, on verrait se continuer la dynastie des Han, et s’affermir de nouveau l’autorité de leur race. Celui (qui prendra ce rôle) doit s’attendre à voir ses glorieux services écrits sur l’or et sur la pierre, sa propre image conservée en peinture pour la postérité ; son beau nom ne périra jamais ; la musique perpétuera sa mémoire dans les chants historiques. Voilà ce à quoi vous renoncez ! Quand on accomplit une chose difficile, si l’on considère l’éclat qui la suit, certainement on ne perdra pas patience ! — Sixième point.

» Être ministre sous cinq règnes, c’est jouir d’un grand pouvoir, d’une grande autorité, avoir dans l’Empire une position qu’aucune autre n’égale. Être mandarin fidèle et probe, c’est demeurer nuit et jour attentif à ses devoirs, pour veiller au maintien d’une dynastie chancelante et soutenir dans le péril un trône menacé, se conformant ainsi aux exemples et aux préceptes des ancêtres et des anciens sages, et manifestant sa gratitude pour les bienfaits qu’on a reçus du prince. Mais, c’est abandonner la voie qui conduit à la vérité, que de poursuivre avec obstination la réalisation de ses plans ambitieux, et de se dire : les hommes de l’Empire qui n’occupent pas leurs places comme membres de ma famille, les tiendront de mon patronage ; quiconque ne m’obéira pas dans toute l’étendue de l’Empire, je lui ferai la guerre ; quiconque ne sera pas mon égal, mon allié, devra être mon serviteur. Qui donc osera me tenir tête, quand, fort de l’autorité, de la puissance dont je jouis par l’ancienneté et le rang de ma famille, je lèverai des troupes pour le détruire ? (Parler ainsi, ou tenir la conduite de ce sage ministre dont l’exemple vient d’être montré), c’est suivre deux routes bien différentes ! Est-il possible de ne pas choisir la meilleure ? — Septième point.

» Ce qui a fait la véritable gloire des saints et des sages, ça été de discerner ce qui était opportun, de s’attacher à ne point faire d’action inutile ou déplacée. S’il est difficile de lutter pour arriver à la réalisation de ses plans, il n’est pas facile de jouir paisiblement du succès. Susciter contre soi la colère d’une foule d’ennemis, et s’attirer en même temps l’affection de la multitude, avouez, seigneur, que c’est chose impossible ! Les plans que l’on forme dans son intérêt particulier ne rapportent aucun avantage, et les sages éclairés ne s’y arrêtent pas. — Huitième point.

» Les hommes du siècle se laissent prendre à de belles paroles qui les flattent ; ils vont sottement à la suite les uns des autres ; ils abusent des noms et des textes de l’antiquité pour plaire a leur maître. Mais, si à force de talent, on vient à bout de séduire la multitude, un jour aussi on s’en repent ! Depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, il n’y a personne qui ne se soit repenti d’avoir suivi une pareille voie. Il est impossible de ne pas faire là-dessus de sérieuses réflexions, de ne pas méditer ces exemples. — Neuvième point.

» Ces neuf considérations, veuillez les peser dans votre sagesse éclairée. Je n’ai eu d’autre intention, en les réunissant ici, que de vous détourner de ces fatales pensées. Les paroles sincères ne plaisent pas à l’oreille ; puissiez-vous cependant les écouter et les garder dans votre esprit. »

La lecture de cette lettre causa une vive indignation à Youen-Chu. « Quoi, s’écria-t-il avec le ton de l’injure, ce blanc-bec[200], ce petit écolier ose m’adresser une pareille lettre toute pleine de reproches ! Je veux d’abord lui enlever sa province du Kiang-Tong. » Et comme son premier secrétaire, Yang-Ta, se hasardait à lui faire quelques observations, il lui ôta sa charge. De son côté, après avoir écrit cette longue lettre, Sun-Tsé avait eu soin d’envoyer secrètement des troupes garder l’embouchure du fleuve Kiang. Tout à coup, un exprès de la capitale arriva, qui le décora, de la part de l’Empereur, du titre de gouverneur de Hoey-Ky, en lui donnant l’ordre de lever des troupes pour soumettre le rebelle Youen-Chu.

Sun-Tsé assembla son conseil et se mit en devoir d’obéir aux injonctions de la cour.


CHAPITRE IV.


Tsao-Tsao marche contre Youen-Chu.


I.


[Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 198 de J.-C] Sun-Tsé voulait marcher contre Youen-Chu ; mais son premier secrétaire, Tchang-Tcbao, l’arrêta par ses représentations. Quoique sous le coup d’une défaite, l’ennemi avait encore bien des soldats et des généraux ; bien des vivres pour les hommes et des fourrages pour les chevaux. L’attaquer, serait courir le risque de se voir repoussé, exposer la province à de grands périls. Il valait mieux écrire à Tsao-Tsao, pour qu’il menaçât Youen-Chu du côté du midi et agir de concert avec lui. Pris entre ces deux armées, Youen-Chu serait infailliblement vaincu, et dans le cas d’un revers à peu près impossible, on aurait Tsao sur qui s’appuyer. L’avis plut à Sun-Tsé, qui se hâta d’envoyer un émissaire au premier ministre.

Or celui-ci, depuis son retour dans la capitale, songeant encore au fidèle Tien-Wei[201], fit élever à sa mémoire un temple dans lequel on devait offrir des sacrifices aux quatre saisons, donna à son fils Tien-Man un grade militaire, et le prit à sa charge dans son propre hôtel. Sur ces entrefaites, on lui annonça l’arrivée de l’émissaire chargé de lui présenter, de la part de Sun-Tsé, des présents et une lettre ; il voulait à l’instant même marcher contre Youen-Chu, quand des courriers lui apprirent que ce rebelle, commençant à manquer de vivres, avait envoyé des soldats fourrager dans le Tchin-Liéou. Confiant la garde de la capitale à son parent Tsao-Jin, le premier ministre partit avec tous ses généraux ; il emmena trois cents mille hommes ; mille chariots suivaient l’armée portant les vivres et les fourrages. On était alors au neuvième mois de la deuxième année Kien-Ngan.

À peine ses troupes furent-elles disposées, que Tsao écrivit a Sun-Tsé, à Hiuen-Té et à Liu-Pou de le joindre, puis il marcha vers les frontières du Yu-Tchéou. Hiuen-Té, étant venu au-devant de lui, entra dans son camp et lui présenta deux têtes. « Quels sont ces deux hommes que vous avez décapités, demanda Tsao tout surpris ? — Han-Sien et Yang-Fong ! — Et qu’avaient-ils fait ? — Chargés par Liu-Pou de gouverner deux districts, ils se servaient de leurs troupes pour opprimer et piller le peuple, qui n’a pu supporter ces violences sans murmurer. Je les ai invités à un banquet sous prétexte de parler d’affaires, fait saisir et punir de mort. Leurs soldats sont sous mes ordres, et me voilà prêt à subir mon châtiment ! — Vous avez débarrassé l’Empire d’un grand fléau, reprit Tsao, et bien mérité du souverain ; en quoi donc seriez-vous coupable ? » Il récompensa Hiuen-Té, et ayant réuni ses troupes aux siennes, s’achemina vers les confins du Su-Tchéou.

Quand Liu-Pou vint à sa rencontre, il le flatta par de belles paroles, le nomma commandant de la gauche, et ce qui le combla de joie, il lui promit de changer son ancien sceau dès qu’il retournerait à la capitale. Le commandement de la droite, il le donna à Hiuen-Té, se réservant à lui-même celui de la principale division ; l’avant-garde obéissait à Héou-Tun et à Yu-Kin.

Instruit de l’approche des troupes impériales, Youen-Chu dirigea contre elles son général en chef, Kiao-Jouy, à la tête de cinquante mille hommes. Les deux armées se rencontrèrent près d’un lieu nommé Chéou-Tchun. Kiao perdit la vie presque à la première attaque, en combattant hors des lignes avec Héou-Tun ; Youen-Chu, mis en pleine déroute, alla s’enfermer dans la ville. De toutes parts on vint l’avertir que Sun-Tsé, ayant traversé le Kiang sur des bateaux[202], menaçait déjà la partie occidentale de la place, tandis que vers l’orient Liu-Pou arrivait avec ses divisions ; Liéou-Py paraissait déjà dans le midi ; suivi de trois cents mille hommes[203], Tsao marchait du côté du nord. Dans son trouble, Youen-Chu appela au conseil tous ses mandarins civils et militaires.

« Cette année, dit l’un des officiers (nommé Yang-Ta-Tsiang), les pluies ont manqué et la récolte est mauvaise ; le peuple n’a rien à manger. Entrer en campagne aujourd’hui, c’est vouloir mettre le comble aux calamités qu’il souffre. Si les habitants murmurent et se soulèvent, si des soldats arrivent de toutes parts, comment résisterons-nous à l’ennemi ? Voilà ce qu’il y a de mieux à faire : laissons ici des troupes pour garder la ville ; allons de l’autre côté du fleuve Hoey[204] chercher un refuge contre les assaillants, qui d’ailleurs, une fois leurs vivres épuisés, se retireront d’eux-mêmes. » Youen-Chu adopta ce plan ; il emmena sur des chars ses richesses, son or, ses pierres précieuses, et passa sur l’autre rive du Hoey avec deux cents mille hommes, laissant la ville de Chéou-Tchun sous la garde d’une division de cent mille soldats, aux ordres de quatre de ses lieutenants[205], promus au grade de généraux de première classe.

Cependant, les trois cents mille hommes de Tsao consommaient une grande quantité de vivres ; la disette devint si affreuse dans le pays, que les habitants se mangeaient les uns les autres. Les maisons abandonnées par leurs maîtres morts de faim tombaient en ruines, et les troupes ne trouvaient rien à piller. Combattre, porter un coup décisif, tel était le plus ardent désir de Tsao ; mais Ly-Fong et les autres chefs se tenant enfermés dans leurs murailles, après un mois de blocus, les troupes impériales n’eurent bientôt plus un grain de blé. Tsao en envoya emprunter à Sun-Tsé cent mille boisseaux, quantité insuffisante pour tant de monde. Ce que Liu-Pou et Hiuen-Té purent en fournir, était bien loin de répondre aux besoins de l’armée. L’intendant des vivres, Wang-Héou, fit aussitôt le relevé des provisions disponibles, et les ayant divisées par ration de chaque jour, il vint annoncer à Tsao qu’il n’y avait pas de quoi subvenir à la nourriture de chaque homme. — « Eh bien, répondit le premier ministre, prenez un boisseau plus petit ; c’est un moyen de se tirer d’affaire dans un cas si pressant. — Mais, si les soldats murmurent ?… — Je sais ce que je ferai ! »

L’intendant obéit ; Tsao de son côté, ayant envoyé des espions dans le camp, sut par eux qu’il n’y avait pas un soldat qui ne se plaignît, et n’accusât le premier ministre de les tromper indignement. Ils éclataient tous en murmures, parce qu’on ne distribuait pas à chacun la ration convenue. Aussitôt Tsao appela en secret l’intendant et lui dit : « Je veux vous emprunter une certaine chose dont j’ai besoin pour calmer l’irritation des troupes ; vous avez une femme, des enfants, je les prends à ma charge. — Seigneur, quelle est cette chose ?….. — Votre tête ! il faut que je la montre à l’armée. »

« Seigneur, quel crime ai-je donc commis ? — Aucun, et je ne vous accuse de rien ; mais si je ne vous sacrifie pas, voila trois cents mille hommes armés tout disposés à la révolte. » L’intendant balbutiait quelques mots ; Tsao le fit prendre, emmener hors de la tente et décapiter. Au-dessous de sa tête exposée à tous les regards, sur la pointe d’un bambou, on lisait cette inscription : « Mis à mort pour avoir employé une fausse mesure ! »

Trompés par ce faux acte de justice, les trois cents mille hommes cessèrent leurs plaintes[206].

Quand il vit les provisions entièrement consommées, Tsao publia dans le camp que si, sous trois jours, la ville n’était pas enlevée, il décimerait les troupes. S’étant lui-même approché des remparts, il ordonna aux soldats d’apporter des pierres et de la terre pour combler les fossés. Deux officiers subalternes qui arrivaient au pied même de la muraille, effrayés de la grêle de traits et de cailloux qu’on leur lançait d’en haut, s’enfuirent précipitamment ; Tsao leur abattit la tête, sauta à bas de son cheval et se mit à jeter lui-même de la terre dans les fossés. À cette vue tous les officiers, quel que fût leur grade, rivalisèrent de zèle ; l’armée reprit courage, tandis que du haut du mur les assiégés regardaient ces préparatifs avec terreur. La nuit suivante, les soldats attaquant la place à l’envi les uns des autres, elle fut prise. Trois des généraux chargés de la défendre (Ly-Fong, TchinKy et Liang-Kang), tombèrent vivants entre les mains du vainqueur qui les fit décapiter devant toute l’armée, et livra aux flammes le palais du faux Empereur.

Sans plus tarder, Tsao voulait poursuivre Youen-Chu sur l’autre rive du Hoey ; mais son conseiller Sun-Yo l’arrêta par les représentations suivantes : « Dans cet espace étroit[207] où tant de gens sont réunis, la famine se fait sentir ; une seconde campagne harassera les troupes et ruinera le peuple. En cas de revers, nous ne pourrons battre en retraite commodément ; retournons donc à la capitale ; au printemps prochain, une récolte plus abondante nous permettra d’approvisionner l’armée et d’accomplir de nouveaux projets. » Tsao hésitait encore à prendra ce parti, quand il y fut décidé par des événements imprévus que des courriers lui annoncèrent.

Tchang-Siéou s’étant intimement lié avec Liéou-Piao (qui lui avait prêté asile après sa défaite, comme on l’a vu plus haut), toutes les villes des provinces de Nan-Yang et de Tchang-Ling venaient de lever l’étendard de la révolte. Tsao-Hong (parent du premier ministre), plusieurs fois battu et hors d’état de se maintenir dans ces pays dont il était gouverneur, craignait que la capitale ne fût menacée, et il suppliait Tsao-Tsao de revenir. Celui-ci écrivit à Sun-Tsé de retraverser le Kiang, afin de tenir Liéou-Piao en respect, tandis que lui-même il attaquerait Tchang-Siéou pour couper le mal dans sa racine. Sans attendre au lendemain, il mit ses troupes en marche, après avoir recommandé à Hiuen-Té et à Liu-Pou de vivre en frères, de s’entre-secourir et de cesser tout empiétement sur le territoire l’un de l’autre ; puis quand ce dernier fut parti pour Su-Tchéou, il dit en secret à Hiuen-Té : « Je veux que vous occupiez la ville de Siao-Pey avec vos soldats ; creusez une fosse autour du tigre pour l’empêcher de sortir[208], et, en toute occasion, concertez-vous avec Tchin-Kouey. Soyez prudent ; au premier appel, je suis prêt à vous aider. » Et il se retira ; (Hiuen-Té de son côté rentra donc à Siao-Pey).

À peine arrivé à la capitale avec son armée, Tsao-Tsao apprit que Ly-Kio et Kouo-Ssé[209] venaient d’être mis à mort. Les généraux Touan-Œy et Ou-Sy, après avoir abattu les têtes de ces rebelles, avaient arrêté tous leurs parents au nombre de deux cents personnes ; le premier ministre les fit tous périr[210] sans distinction d’âge ni de sexe, à la grande satisfaction du peuple. Dès que ces brigands eurent été exécutés, il alla faire visite à l’Empereur. Tous les mandarins civils et militaires furent convoqués et réunis dans un festin de réjouissance. Touan-Oey et Ou-Sy, élevés au rang de commandants de districts, s’en allèrent avec leurs troupes garder l’ancienne capitale, Tchang-Ngan. Alors Tsao représenta au jeune souverain que, Tchang-Siéou portant la désolation parmi les habitants de la campagne et tyrannisant le peuple, il allait marcher contre lui ; Sa Majesté en personne, montée sur le char impérial, reconduisit le premier ministre hors du palais.

On était alors au quatrième mois de la troisième année de la période Kien-Ngan.

[Année 198 de J.-C.] Laissant dans la capitale son conseiller intime Sun-Yo, Tsao-Tsao se mit en campagne ; sur sa route, il vit que les moissons étaient jaunes ; mais le peuple qui voulait sauver ses vivres, se cachait et disparaissait dans les montagnes à l’approche des troupes. À peine Tsao eut-il dressé son camp, qu’il appela autour de lui tous ses généraux, fit venir tous les chefs de villages[211], tous les mandarins chargés d’administrer les petites villes, et leur dit : « Un ordre de Sa Majesté m’enjoint de châtier les rebelles qui oppriment la population ; voici le temps de la récolte, mais je dois obéir et marcher. Si l’un de mes officiers, quel que soit son grade, foule les moissons en traversant les champs, dérobe quoi que ce soit dans les maisons, il sera puni de mort. Les lois impériales n’ont égard ni aux rangs ni aux personnes ; on devra les respecter. Ainsi, que les habitants bannissent toute crainte et qu’ils ne prennent plus la fuite ; que chacun revienne à ses travaux habituels. » Dès ce moment, partout où passait le premier ministre, la population accourait se jeter à genoux devant lui, en l’appelant le saint, le vertueux ! Tout soldat qui traversait une terre ensemencée, mettait pied à terre et écartait les épis avec ses mains.

Un jour, Tsao passant dans un champ, une tourterelle partit tout à coup devant son cheval ; l’animal qui était ombrageux se jeta à l’écart et foula la moisson. Aussitôt il ordonna de camper, et, appelant le premier secrétaire chargé d’enregistrer ses proclamations, il lui dit : « N’ai-je pas établi une peine contre ceux qui gâtent les récoltes ? — Les paroles de votre excellence sont des ordres, reprit le mandarin, qui donc oserait ne pas s’y conformer ? — Moi, j’ai méconnu les lois que j’ai faites ; serais-je digne encore d’en dicter aux autres ? Non !… » Et il allait se couper la gorge avec son sabre. Ses officiers l’arrêtèrent, et le conseiller Kouo-Hia lui cita un texte du Tchun-Tsiéou[212] ainsi conçu : « La peine de mort et la torture ne sont jamais infligées aux gens de distinction. » Son excellence, qui commandait à toutes les années de l’Empire, ne pouvait donc elle-même se punir d’un pareil supplice ! « Puisque ce livre vénérable m’autorise a ne pas me donner la mort, répondit Tsao, cependant il faut que je conserve un souvenir de ma faute ! » Coupant ses cheveux avec son sabre, il les jeta à terre et s’écria : « Cette chevelure, prenez que c’est ma tête[213] qui tombe ! » Émus et effrayés par cet exemple, les soldats et les officiers ne firent pas tort d’un grain de blé aux gens dont les habitations se trouvaient sur leur route.

Cependant Tchang-Siéou, averti de l’approche des armées impériales, appela à son secours Liéou-Piao ; puis, vaincu une première fois, il alla se jeter dans la ville de Nan-Yang que Tsao assiégea[214]. Du haut des remparts, les machines de guerre et les arbalètes, lançaient en abondance des pierres et des flèches ; un fossé large et profond entourait la place, et tous ces moyens de défense en rendaient les approches fort difficiles. Les soldats eurent ordre de combler les douves avec de la terre ; ils l’apportaient dans des sacs, en y jetant pèle mêle des fascines et de l’herbe, et préparaient des échelles pour l’assaut ; enfin, à l’aide d’une tour d’observation, on put voir ce qui se passait dans les murs[215]. Depuis trois jours déjà, Tsao faisait sans cesse à cheval le tour des remparts pour en découvrir l’endroit faible ; il hâtait surtout les préparatifs du siège le long des côtés du nord et de l’ouest. Le général assiégé interrogea son conseiller Hia-Hu ; celui-ci répliqua qu’il devinait les intentions de Tsao, et savait un moyen de le forcer à la retraite.


II[216].


Tchang-Siéou désira connaître le plan qu’il méditait ; Hia-Hu répondit : « Du haut des murs, je vois depuis trois jours Tsao tourner autour de la ville ; il a découvert que sur les côtés de l’est et du sud, nous avons des palissades[217] inégales, vieilles, mal disposées et à moitié pourries. Cette nuit, il va donner l’assaut, et c’est pour détourner notre attention qu’il fait semblant de préparer l’attaque sur un autre point. — En ce cas, que devons-nous faire, demanda Tchang-Siéou ? — Quelque chose de très facile : déguiser en soldats les gens du peuple ; les placer, pour tromper l’ennemi, sur le côté des murailles qu’il feint de menacer, et mettre en embuscade, là où se dirigera véritablement son attaque, de vrais soldats et des meilleurs. Au milieu de la nuit, cette populace travestie en combattants poussera de grands cris, une fois arrivée au lieu convenu ; l’ennemi donnera l’assaut et au signal, qui sera un coup de canon, les troupes cachées se démasqueront ; un homme en vaudra cent dans cette embuscade, et Tsao sera infailliblement battu ! »

Tchang-Siéou approuva cette ruse. Les hommes du peuple, revêtus d’armures, furent rangés sur les parapets des murailles. Ceux qui veillaient sur la tour des signaux vinrent dire à Tsao que des soldats se dirigeaient vers les côtés du nord et de l’ouest ; il crut que le chef assiégé avait donné dans le piège. Gardant près de lui ses troupes d’élite, il dit à celles qui devaient feindre une attaque de préparer leurs armes. Au jour, l’assaut commença vers la partie du nord et de l’ouest ; à la seconde veille, dans les murs et hors des murs, c’étaient des cris assourdissants, et Tsao, profitant de ce que le combat paraissait vivement engagé sur ce point, se porta avec les siens sur l’autre, où les palissades moins solides présentaient une défense incertaine. Il a bientôt traversé les fossés et renversé le faible obstacle ; son armée se jette en masse dans la ville…., aucun ennemi ne parait. Seulement, là où se donnait la fausse attaque une grande clameur s’élève ; dans la partie que les troupes impériales occupent déjà, un feu subit répand une immense clarté. Les gens de Tsao se précipitent en avant ; menacés à droite et à gauche par les troupes embusquées qui se démasquent, ils veulent rétrograder au plus vite ; mais Tchang-Siéou arrive par derrière suivi de ses divisions et les arrête. Les portes de l’est et du sud étaient ouvertes ; les soldats choisis que Tsao avait entraînés sur ses pas s’y lancent pour échapper à l’ennemi ; culbutés et mis en pleine déroute, ils tombent dans les fossés et y trouvent la mort.

Le carnage dura jusqu’à la cinquième veille ; Tsao battit en retraite à un mille de la ville ; après lui avoir enlevé des armures, des chevaux, des vivres et des fourrages en abondance, Tchang-Siéou ramena dans les murs ses divisions victorieuses. Quand le premier ministre rassembla ses troupes mises en fuite, il reconnut qu’il avait perdu environ cinquante mille hommes ; deux de ses généraux étaient blessés[218].

À peine Tsao fut-il rejeté en désordre hors de la ville, que Hia-Hu écrivit à Liéou-Piao, pour l’avertir qu’il eût à lui couper la retraite ; celui-ci allait partir quand la nouvelle arriva que Sun-Tsé (d’après les ordres de Tsao, comme on l’a vu plus haut) occupait déjà l’embouchure de la rivière Hao[219]. Liéou-Piao n’osait se mettre en campagne ; cependant, son conseiller Kouay-Léang l’exhorta à profiter de l’affaiblissement que causait à Tsao une récente défaite, pour tomber sur lui et prévenir les maux que ce puissant ministre leur ferait un jour. « Son projet d’ailleurs n’avait-il pas toujours été de nous intimider par cette diversion, disait Léang ; il est battu lui-même, on peut le vaincre maintenant, lui porter le dernier coup. »

Sur cet avis Liéou-Piao, laissant son lieutenant Kouang-Tchong à l’entrée des défilés pour arrêter Sun-Tsé, se dirigea vers un lieu nommé Ngan-Tsong ; de son côté Tchang-Siéou, instruit de ce mouvement, s’élança avec Hia-Hu et ses propres divisions sur les pas de Tsao, espérant compléter sa victoire.

Tsao-Tsao se retirait lentement ; arrivé au bord de la rivière Yu, il se mit à pousser des sanglots sur son cheval, et comme ses officiers lui demandaient la cause de cette douleur : « Je me souviens que l’an passé, dans ce même lieu, j’ai perdu mon fidèle Tien-Wei[220], répondit-il ; et à cette pensée je n’ai pu retenir mes larmes ! » Tous ses capitaines pleurèrent aussi ; il fit faire halte, sacrifia sur le bord de cette fatale rivière un bœuf[221] et un cheval aux mânes du héros, s’inclina respectueusement à plusieurs reprises, versa des larmes abondantes et tomba évanoui dans l’excès de sa douleur. Ses officiers le relevèrent ; dans tout le camp il n’y avait pas un général, pas un soldat qui ne gémît à son exemple. Le premier sacrifice achevé, il en offrit un second et un troisième à la mémoire de son neveu et de son fils, morts dans la même circonstance, puis un autre[222] à l’ombre de son cheval qui avait péri en ce lieu d’un coup de flèche ; enfin il fit des cérémonies pareilles en souvenir de tous les soldats que l’ennemi avait tués dans cette déroute. Le camp entier retentit des gémissements sans fin de l’armée ; les troupes attristées ne pouvaient s’arracher de ce lieu funèbre.

Ce fut alors qu’un courrier[223] vint annoncer les mesures prises par Tchang-Siéou et Liéou-Piao, pour empêcher la retraite de l’armée impériale. À ce message Tsao répondit « que bien que l’ennemi l’eût laissé se retirer paisiblement pendant quelques milles, il savait qu’il serait poursuivi ; en conséquence ses plans étaient déjà arrêtés, et il promettait de battre Tchang-Siéou, dès qu’il arriverait à Ngan-Tsong. Il n’y avait donc rien à craindre. »

A peine Tsao arrivait-il sous les murs de Ngan-Tsong, que Liéou-Piao s’y trouvait déjà à la tête de ses troupes, gardant le défilé, tandis que Tchang-Siéou paraissait derrière l’armée impériale qu’il poursuivait. Au milieu de la nuit, le ministre envoie ses soldats ouvrir des passages dans les lieux fourrés ; dès que la route est libre, il y place du monde en embuscade. Le jour commençait vaguement à poindre, quand les deux généraux ennemis, voyant Tsao avec une petite armée, supposèrent qu’il allait fuir devant eux ; ils se lancèrent en même temps dans l’étroit passage. Les gens placés en embuscade se précipitèrent sur eux ; Tsao se trouva maître du défilé et campa. Au même instant, un autre courrier, dépêché de la capitale par Sun-Yo, lui remit une lettre ainsi conçue :

« Les gens arrivés tout récemment du Ky-Tchéou m’ont appris ce qui suit : Tien-Fong a dit à Youen-Chao[224] : Général, vous avez des vivres en assez grande abondance, de fortes armées ; profitez de l’instant où Tsao-Tsao est allé soumettre les rebelles du sud pour enlever la capitale ; vous contraindrez le jeune prince à vous céder la direction de toutes les affaires de l’Empire ; voilà un plan merveilleux ! Si vous perdez cette occasion de détruire l’influence de Tsao, il vous détruira lui-même un jour ; vous vous repentirez, mais trop tard ! Youen-Chao hésite encore à suivre les avis de son conseiller. Je pense que les deux ennemis qui vous occupent maintenant ne peuvent pas être bien dangereux[225], et j’espère que votre excellence rentrera au plus vite dans la capitale pour sauver l’état en péril. »

Troublé par cette nouvelle, Tsao s’empressa de faire rentrer ses troupes ; Piao et Siéou avaient rassemblé leurs armées à Ngan-Tsong ; quand ils surent par leurs éclaireurs que le premier ministre venait de battre en retraite, ils se disposèrent à le poursuivre. Hia-Hu leur dit : « N’en faites rien, car vous seriez certainement repoussés avec perte ! — L’occasion est trop belle pour n’en pas profiter, » répondit Piao, et les deux chefs se lancèrent avec dix mille hommes sur les pas de Tsao qu’ils atteignirent à environ une lieue de là. Ils furent battus complètement ; au milieu du chemin Siéou rencontra le prudent conseiller suivi d’une dizaine de cavaliers, et lui dit : « Pour avoir méconnu vos avis, nous voilà en déroute) — Eh bien, reprit ce dernier, remettez vos troupes en bon ordre et recommencez la poursuite. — Quoi, après avoir reçu cette leçon, nous irions… — Oui ; les soldats ennemis n’ont plus maintenant la même ardeur ; attaquez vite et la victoire est à vous ; j’en réponds sur ma tête ! »

Siéou suivit ce conseil que rejetait Liéou-Piao, et les prédictions de Hia-Hu se réalisèrent ; les troupes de Tsao, battues à leur tour, jetaient en fuyant leurs cuirasses, leurs habits militaires, leurs lances et leurs sabres. Emporté sur leurs traces, Siéou se vit arrêter tout à coup par une division qui débouchait de derrière une montagne ; il lui fallut rappeler ses soldats. De retour à Ngan-Tsong, il récompensa ses divisions victorieuses et témoigna sa reconnaissance à l’habile conseiller en lui offrant un splendide repas. Pendant le festin il lui dit : « Quand j’ai attaqué avec des troupes triomphantes une armée en fuite, vous m’avez présagé une défaite ; quand j’ai attaqué avec des troupes déjà repoussées une armée triomphante, vous m’avez promis la victoire ; et vos prédictions se sont réalisées. Expliquez-moi comment cela a pu arriver ainsi, contre toute probabilité. — C’est facile à comprendre, répondit Hia-Hu ; tout habile que vous êtes dans les combats, général, vous n’êtes pas de force à lutter contre Tsao ; celui-ci qui fuyait a deviné que vous le poursuiviez ; il est resté à l’arrière avec ses meilleurs soldats pour vous arrêter. Ceux que vous lanciez en avant étaient bons sans doute, mais ceux qu’il vous opposait valaient mieux encore ; j’en ai conclu que vous seriez défait sans aucun doute. Très certainement Tsao a quelque affaire pressante qui le rappelle à la capitale ; après nous avoir repoussés il ne pouvait manquer de hâter sa retraite, laissant à l’arrière-garde qu’il abandonnait, d’autres généraux incapables de vous tenir tête. Donc cette fois, j’ai deviné que vous auriez l’avantage. » Les deux chefs admirèrent la sagacité du mandarin ; toujours unis d’intérêt et prêts à se secourir, ils se retirèrent l’un (Liéou-Piao) dans le Hing-Tchéou, l’autre (Tchang-Siéou) dans la capitale du Hiang-Tchéou.

Voyant son arrière-garde en déroute, Tsao-Tsao se porta immédiatement de ce côté avec ses généraux. Les soldats mis en fuite lui dirent que sans l’arrivée inattendue d’une division rencontrée sur le chemin, c’en était fait d’eux. Comme il demandait avec empressement le nom de celui qui la commandait, un officier, sautant avec légèreté à bas de son cheval, se présenta devant lui.


CHAPITRE V.


Tsao-Tsao attaque et bat Liu-Pou.


I.


[Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 198 de J.-C.] C’était un homme maigre, nerveux et fortement constitué, qui avait rendu d’importants services à l’époque de la révolte des Bonnets-Jaunes ; il se nommait Ly-Tong[226]. Tsao, après l’avoir récompensé et élevé en grade, le chargea d’occuper le Jou-Nan pour arrêter les deux rebelles.

Le premier ministre, reçu à l’entrée de la capitale par Sun-Yo (qui l’y avait rappelé), alla droit au palais impérial et fit valoir les services de Sun-Tsé devant Sa Majesté, qui nomma celui-ci général de premier rang[227] et prince de Ou, en lui ordonnant de réduire Liéou-Piao. L’envoyé chargé de porter cet ordre fut expédié vers le Kiang-Tong.

Quand Tsao-Tsao rentra dans son hôtel, tous ses officiers et ses conseillers s’empressèrent autour de sa personne ; Sun-Yo lui demanda comment, arrivé à Ngan-Tsong, il avait été sûr de vaincre[228] : « L’ennemi nous suivait de près, répondit le grand capitaine, nous ne savions par où passer ; il fallait donc combattre en désespérés. Voilà sur quoi je fondais mes secrètes espérances ; d’ailleurs c’est un des préceptes de Sun-Tsé[229] ; d’après cela je n’ai pas douté que je ne fusse victorieux. » Le conseiller s’inclina respectueusement et se retira.

Là-dessus entra Kouo-Kia : « Quelle affaire pressante vous amène, lui demanda Tsao ? — Youen-Chao a envoyé vers votre excellence un émissaire, pour lui annoncer qu’étant prêt à marcher contre Kong-Sun-Tsan[230], il désire emprunter des vivres et des soldats. — Ah ! répliqua Tsao en riant, on m’avait dit qu’il méditait un coup de main sur la capitale ; aujourd’hui qu’il m’y sait arrivé, le voilà qui veut soumettre un rebelle et nous demande à cet effet des renforts, des secours ! » Il lut la lettre de Youen-Chao ; la trouvant hautaine et presque insolente, il fit conduire l’émissaire à l’hôtel des Postes et interrogea le conseiller Kouo-Kia : « Ce Youen-Chao n’est qu’un insolent qu’il faudrait mettre à la raison ; je voudrais le châtier, mais je crains de n’en avoir pas la force ! — Le fondateur de la dynastie des Han, Kao-Tsou était moins fort que Pa-Wang qui s’était déclaré Empereur de Tsou[231] ; votre excellence connaît ce fait. Pa-Wang grandit en puissance et Kao-Tsou le dompta ; ce fut par la prudence qu’il sut triompher de son compétiteur. Or, en y réfléchissant bien, je m’assure qu’il y a dix infériorités dans Youen-Chao et dix supériorités en votre excellence[232]. Car si son armée est forte, il lui manque le talent.

« 1° Youen-Chao s’entoure d’un cérémonial exagéré et tient trop à l’étiquette ; vous, seigneur, en toute occasion, vous savez agir avec convenance. Vous l’emportez par la raison.

» 2° Youen-Chao est un rebelle ; vous, seigneur, vous dirigez l’Empire sans cesser d’obéir au souverain. Vous l’emportez par la justice de votre cause.

» 5° La dynastie des Han, sur son déclin, se perd par excès de faiblesse ; Youen-Chao ne fait que suivre cet exemple et le pousse jusqu’à l’abus : aussi n’est-il guère respecté. Vous, seigneur, vous gouvernez avec autorité ; les grands et les petits reconnaissent la force des lois. Vous l’emportez par la manière de gouverner.

» 4° Tout en montrant des dehors de magnanimité, au fond Youen-Chao est défiant et envieux ; il redoute ceux dont il se sert, et ne se confie qu’à ses proches. Vous, seigneur, sous des dehors simples et ordinaires, vous cachez la ruse[233] et la sagacité. Vous ne prenez point d’ombrage de ceux qui vous servent ; s’ils ont du talent, vous les employez, qu’ils vous soient parents ou non. Vous l’emportez par la mesure de votre conduite.

» 5° Youen-Chao forme bien des plans, mais par son indécision il manque le but qu’il se propose. Vous, seigneur, à peine avez-vous formé un plan que vous le mettez à exécution ; les circonstances vous trouvent toujours prêt. Vous l’emportez par les ressources de l’esprit.

» 6° Youen-Chao, grâce au rang élevé qu’il tient de ses aïeux, s’est entouré d’une fausse auréole de gloire ; aussi beaucoup d’hommes aux paroles apprêtées, aux dehors prétentieux, s’attachent à lui. Vous, seigneur, vous montrez dans vos rapports avec les hommes des sentiments plus élevés ; vous agissez dans des vues sincères, sans chercher une renommée qui serait vaine. Économe dans les petites circonstances, vous n’épargnez rien quand il s’agit de récompenser le mérite. Aussi les héros au cœur droit, ceux qui voient loin, ceux qui ont un vrai talent, demandent tous à servir sous vos ordres. Vous l’emportez par la vertu[234].

» 7° Si Youen-Chao voyait des hommes mourir de faim et de froid, la compassion se peindrait sur son visage ; mais les misères dont il n’est pas témoin ne le touchent guère ; c’est ce qu’on appelle avoir de l’humanité à la manière des femmes ! Vous, seigneur, loin de prendre à cœur la plus petite chose qui se passe devant vos yeux, vous vous élevez jusqu’aux grandes affaires de tout l’Empire. Vos bienfaits s’étendent au-delà de la portée des regards ; des misères qui se dérobent à votre vue, il n’y en a aucune que vous ne soulagiez. Vous l’emportez en humanité.

» 8° Youen-Chao a autour de lui des mandarins qui se disputent le pouvoir ; par des calomnies et des médisances, ils troublent le jugement de leur maître. Vous, seigneur, habile a maintenir vos inférieurs dans la droite voie, vous ne vous laissez point conduire par des paroles de médisance et de calomnie. Vous l’emportez en clairvoyance.

» 9° Youen-Chao ne sait point faire la différence du bien et du mal ; vous, seigneur, vous savez honorer selon les rites ce qui est bien et punir selon les lois ce qui est mal. Vous l’emportez dans la science des livres anciens[235].

» 10° Youen-Chao se plaît à étaler une vaine puissance ; il ignore l’art de tirer tout le parti possible de la force militaire. Vous, seigneur, aidé de peu de moyens, vous avez conquis la multitude en employant vos soldats avec un talent surnaturel. L’armée a mis sa confiance en vous ; les ennemis vous redoutent. Vous l’emportez dans les connaissances de l’art militaire.

» Tels sont, seigneur, les dix points capitaux par lesquels vous lui êtes supérieur. Que peut espérer votre rival ? — Ainsi donc, reprit Tsao en souriant, selon vous qui m’accordez tant de talents extraordinaires, je puis venir à bout de Youen-Chao ; mais comment ? — Ce Liu-Pou, établi dans le Su-Tchéou, est pour nous un cruel sujet d’inquiétude. Dès que Youen-Chao sera en marche contre Kong-Sun-Tsan, profitons d’une occasion aussi favorable, commençons par nous débarrasser de lui, pacifions les provinces de l’est et du sud. Après cela, nous songerons à prendre nos mesures contre Youen-Chao ; il en sera temps encore. Si nous nous mettions maintenant en campagne dans le but de l’attaquer, Liu-Pou ne manquerait pas de se porter sur la capitale ; ce qui serait un très grand malheur. »

Tsao approuva ce conseil ; cette même nuit il appela dans ses appartements retirés son conseiller intime Sun-Yo, et lui dit : « Savez-vous ce que médite Youen-Chao ? — Je sais seulement qu’il a envoyé aujourd’hui un émissaire, mais dans quel but, je l’ignore. » — Et Tsao lui ayant montré la lettre, Sun-Yo reprit : « Les expressions de Youen-Chao ne sont pas très modestes ! — Eh bien, dit Tsao (pour sonder à son tour le conseiller Sun-Yo), je voudrais marcher contre lui ; mais suis-je assez fort pour cela, je n’en sais rien ! — Parmi les hommes de l’antiquité, répondit Sun-Yo, voyez ceux qui ont réussi et ceux qui ont échoué ; avec du talent, le faible a fini par devenir fort ; sans talent, le fort est devenu faible. Kao-Tsou de Han n’avait pas une grande puissance et pourtant il triompha ; Pa-Wang de Tsou, bien plus redoutable (au début de la lutte), fut vaincu cependant. Aujourd’hui, seigneur, si vous avez un rival dans l’Empire, c’est Youen-Chao et nul autre ; (là-dessus il énuméra tous les défauts de ce personnage ambitieux représentés chez Tsao-Tsao par les qualités opposées, et conclut en disant)[236] : « Vous êtes ministre de l’Empereur ; au nom de la fidélité due au souverain, marchez contre le rebelle ; qui donc serait assez hardi pour ne pas vous obéir ? Non, ni Youen-Chao ni ses pareils ne doivent vous inspirer la moindre crainte ! — Puissé-je posséder véritablement les talents que vous m’accordez, reprit le premier ministre ! Les choses étant ainsi, il faut que je lève des troupes pour châtier le rebelle ?… — Non, pas encore, répliqua le conseiller. Dans le Su-Tchéou, il y a Liu-Pou, toujours prêt à faire quelque méchante action ; si vous marchez contre Youen-Chao, très certainement il profitera de l’occasion pour vous nuire. Écrivez plutôt à Youen une lettre qui le tranquillise ; nommez-le à quelque emploi élevé, promettez-lui des secours en vivres, et quand il sera bien occupé dans cette guerre avec Kong-Sun-Tsan, tombez tout d’abord sur Liu-Pou ; après cela vous en finirez d’un seul coup avec Youen-Chao. »

« Ah ! s’écria Tsao tout joyeux en frappant dans ses mains, Kouo-Kia par sa prudente sagacité, et vous par les ressources de votre esprit, vous surpassez Tchin-Ping et Tchang-Léang, si célèbres dans l’antiquité[237]. Bien, je cours attaquer Liu-Pou. — Auparavant, interrompit Sun-Yo, envoyez dire à Hiuen-Té qu’il se tienne prêt à vous seconder, et attendez sa réponse pour entrer en campagne. »

Tsao traita parfaitement l’envoyé de Youen-Chao, et, d’après ses nouveaux plans, il le chargea de porter à son maître les titres de gouverneur de quatre districts, de général de première classe et de ministre d’état[238], avec l’ordre de réduire Kong-Sun-Tsan, secrètement joint à la lettre et suivi de ces mots : « J’irai en personne joindre mes forces aux vôtres. » La joie de Youen-Chao fut grande à l’arrivée de l’envoyé ; il se hâta d’obéir.

Cependant Liu-Pou, toujours établi à Su-Tchéou, passait sa vie dans les festins. Un soir qu’il traitait Tchin-Kouey et son fils[239], ces deux personnages (attachés à sa perte) le flattaient par leurs discours. Tchin-Kong s’en irritait ; il trouva même l’occasion de dire tout bas à l’oreille de Liu-Pou : « Les deux hommes qui vous encensent, général, veulent vous perdre, j’en ai peur…. Prévenez leurs mauvais desseins, il le faut… — Et vous, répliqua le guerrier d’une voix irritée, arrière avec vos calomnies, qui tendent à ruiner des mandarins fidèles et vertueux ! Qui d’eux ou de vous est le flatteur ? Si je n’avais égard à d’anciens services, je vous ferais décapiter à l’instant. — J’ai un cœur loyal et fidèle, reprit Kong en soupirant ; il ne veut pas y lire la vérité… ; avant peu il sera puni de son aveuglement ! »

Kong était prêt à donner sa démission (à quitter ce maître aveugle et insouciant pour retourner près de Tsao) ; la[240] crainte de s’exposer à la risée de tout l’Empire l’arrêta. Plongé dans de tristes réflexions, silencieux, il s’en alla chasser du côté de la ville de Siao-Pey (ou résidait Hiuen-Té), emmenant avec lui une dizaine de cavaliers. Tout à coup passa devant lui un homme à cheval qui galopait ventre à terre ; agité de quelques soupçons, Kong s’éloigne des chasseurs avec ses affidés, se jette sur les traces de ce courrier par une route écartée, et l’aborde en lui criant : « Pour le service de qui faites-vous cette course ? »

À la vue d’un mandarin aux ordres de Liu-Pou, le messager se trouble et ne peut répondre un seul mot ; ce qu’il portait, c’était la réponse de Hiuen-Té au premier ministre ! Amené par Tchin-Kong près de Liu-Pou, il répondit aux questions de ce dernier : « Son excellence Tsao m’a envoyé porter, à Liéou-Hiuen-Té qui réside à Siao-Pey, un message dont je vais lui remettre la réponse ; j’ignore de quoi il s’agit !… » Tchin-Kong, se doutant bien que cette mystérieuse correspondance cachait quelque important dessein, n’hésita pas à conclure qu’on devait briser le cachet ; tout épouvanté de ce qu’il soupçonnait déjà, Liu-Pou donna la lettre au conseiller pour qu’il en fit lecture ; voici ce qu’elle contenait :

« J’ai reçu les ordres de votre excellence ; oserais-je ne pas mettre tout le zèle possible à les exécuter !…… Seulement, ayant trop peu de soldats et de généraux, je ne puis entrer en campagne ; et j’attends que votre excellence vienne me soutenir à la tête des troupes impériales. Je marcherai en avant-garde[241] ; Liu-Pou est une bête fauve de l’espèce du tigre et du loup ; il faut se garder de l’attaquer sans précaution… Mes troupes sont prêtes, et j’attends les nouveaux ordres de votre excellence ! »

À cette lecture, Liu-Pou laissant éclater sa fureur, traita Tsao-Tsao de brigand effronté. Il fit décapiter le messager, et prit ses mesures pour aller attaquer Hiuen-Té à l’instant[242]. Celui-ci, voyant arriver Kao-Chun, général de Liu-Pou, se hâta de rassembler son conseil ; Sun-Kien fut d’avis qu’on envoyât au plus vite un courrier au premier ministre, et que l’on mit les murs de la ville en état de résister jusqu’à ce qu’on eût une réponse. « Qui veut aller à la capitale porter le message, demanda Hiuen-Té ? — Moi », répondit un officier en s’avançant au milieu de l’assemblée ! C’était un homme d’un extérieur imposant, habile à parler, du nom de Kien-Yong[243] ; depuis le jour où il avait embrassé sa cause, Hiuen-Té lui témoignait de grands égards. Il le chargea donc aussitôt de la difficile mission ; quand la ville fut garnie de troupes capables de la défendre, et à l’abri d’un coup de main, Sun-Kien garda la porte du nord. Celles de l’ouest et de l’est furent confiées à Yun-Tchang et à Tchang-Fey, frères d’armes de Hiuen-Té, qui lui-même veillait à celle du sud. Le conseiller My-Tcho[244], et My-Fong, son frère cadet, avaient ordre de se tenir près du palais avec leurs troupes, pour protéger la famille de Hiuen-Té.

Déjà Kao-Chun entourait la ville ; du haut des remparts Hiuen-Té lui cria : « Je n’avais avec Liu-Pou, votre maître, aucun sujet de querelle ; pourquoi donc amenez-vous ici vos soldats ? — Ah ! reprit Kao-Chun, vous nouez des intrigues avez Tsao pour ruiner notre maître, mais le ciel vous a trahi ! Osez-vous bien mentir encore ? Sortez des murs ; livrez-vous pieds et poings liés ! » Hiuen-Té ne répondit rien.

Tout un jour, Kao-Chun provoqua les assiégés par ses injures ; mais personne ne venait livrer bataille. Devant la porte de l’ouest se trouvait Tchang-Liéao ; Yun-Tchang qui la gardait, lui dit : « Vous avez les traits, l’aspect d’un homme distingué ; comment se fait-il que vous vous avilissiez au service d’un bandit ? » Liéao baissa la tête sans répondre, et Yun comprit aussitôt qu’il y avait dans cet officier des sentiments de fidélité et de loyauté. Pendant le reste du jour, il se tint sous les armes en face de la porte, sans tourmenter les assiégés par des paroles piquantes, sans donner aux siens l’ordre d’attaquer les remparts. Là-dessus, Yun envoya, vers la porte de l’est, des espions qui lui rapportèrent que Tchang-Fey (son frère d’armes), poussé à bout par les provocations, s’était lancé hors des murs et voulait se battre à outrance. Yun accourt sur les lieux ; et voyant le bouillant capitaine aux prises avec Tchang-Liéao, il se hâte de faire rentrer les troupes dans les murailles. — « Frère, lui cria Tchang-Fey, Liéao avait peur de moi ; il était en fuite, pourquoi m’avez-vous forcé de revenir ? — Celui que vous poursuiviez, répondit Yun, est un héros qui ne le cède en rien ni à vous ni à moi ; hier soir je lui ai dit de bonnes paroles, et j’ai vu qu’au fond de son cœur il incline à se ranger de notre parti. Voilà pourquoi j’ai empêché que le combat entre vous deux n’allât plus loin. »

Tchang-Fey calma son emportement et ne sortit plus des murs ; d’un autre côté, Liu-Pou, ennuyé de voir que le siège n’aboutissait à rien, vint en personne conduire l’attaque. Du haut des murs, Hiuen-Té lui dit : « Je ne suis point coupable en tout ceci ; son excellence m’a envoyé un ordre de Sa Majesté, et devant un pareil message que pouvais-je faire, sinon obéir ? J’ai dû agir en dépit de mes propres intentions ! » Ces paroles firent une certaine impression sur l’esprit de Liu-Pou ; il se contenta de tenir la place bloquée sans plus presser l’assaut, et revint lui-même à Su-Tchéou[245].

Aussitôt il envoya Hou-Mong, l’un de ses mandarins, vers Youen-Chu, pour s’excuser d’avoir rompu l’alliance projetée et lui promettre de nouveau sa fille[246]. Son message ne fut pas accueilli ; Hou-Mong rapporta la réponse suivante : Youen-Chu exigeait ayant tout que la jeune épouse destinée à son fils lui fut amenée. Ceci embarrassa Liu-Pou et le rejeta dans ses perplexités.

Sur ces entrefaites, arrivait à la capitale Kien-Yong ; il déclara au premier ministre que Liu-Pou, après avoir décapité le courrier (arrêté sur la route), assiégeait la ville de Siao-Pey. A cette nouvelle, Tsao s’empressa d’assembler le conseil. « Ce n’est pas Youen-Chu qui me donne de l’inquiétude, dit-il aux mandarins réunis, ce sont Liéou-Piao et Tchang-Siéou ; tant que j’ai derrière moi ces deux bandits, je n’ose marcher !... — Ils ont été récemment battus, répliqua Sun-Yéou ; seront-ils assez hardis pour recommencer les hostilités ? Liu-Pou est un homme entreprenant, redoutable ; s’il s’allie à Youen-Chu, le voilà maître d’une partie de l’Empire[247]. Certainement les hommes de guerre se joindront à lui ! profitons de cette agression inattendue qui nous met en droit d’agir, et puisque la multitude ne s’est pas encore déclarée pour lui, il faut au plus vite l’écraser avec nos troupes. »

Tsao, adoptant cet avis, détacha en avant-garde trois divisions (aux ordres de Hia-Héou-Tun, Liu-Kien et Ly-Tien), tandis qu’il les suivait en personne à la tête de tous ses généraux et de ses conseillers. L’envoyé de Hiuen-Té, Kien-Yong, retourna en sa compagnie vers la ville de Siao-Pey.

Quand Héou-Tun arriva devant Su-Tchéou avec cinquante mille hommes, Kao-Chun se hâta d’avertir Liu-Pou, qui fit avancer trois de ses officiers (Héou-Tching, Hou-Mong et Tsao-Seng) avec deux cents cavaliers, en leur ordonnant de soutenir Kao-Chun. Ce dernier, reculant à la distance de trois milles de Siao-Pey, rencontra l’armée impériale ; ce mouvement rétrograde fit comprendre à Hiuen-Té que le premier ministre venait a son secours. Il s’élança donc hors des murs avec ses deux frères adoptifs (Yun-Tchang et Tchang-Fey), laissant la place sous la garde de Sun-Kien, et vint établir ses trois camps derrière Kao-Chun. Il commandait la gauche, et Yuu-Tchang la droite ; Tchang-Fey était à l'avant-garde.

Cependant, Héou-Tun sortait des rangs pour provoquer au combat les divisions de Liu-Pou ; Kao-Chun s’avança à cheval en l’injuriant, et Héou-Tun transporté de colère accepta le défi. Cinquante fois ils s’attaquèrent ; enfin, incapable de résister plus longtemps, Kao-Chun prit la fuite, et tourna autour des rangs, ne sachant par où se glisser au milieu des siens. Son ennemi le poursuivait toujours sans le lâcher, quand tout à coup un officier sortit des lignes de Liu-Pou ; c’était Tsao-Seng. Il lance son cheval au galop, tend son arc, y pose la flèche et le trait va percer l’œil gauche de Héou-Tun qui passait près de lui.

Héou-Tun arrache la flèche et avec elle la prunelle de son œil, puis il s’écrie à haute voix : « Ce qui a été formé du sang de mon père et de ma mère ne doit pas être perdu !.. » Il avale son œil, et cesse de poursuivre Kao-Chun, pour s’attacher à celui qui l’a blessé ; d’un coup de lance il le renverse expirant aux pieds de son cheval ; cela fait, il rentre dans les rangs.

Dans le combat que donna Liu-Pou avec toutes ses troupes, l’armée impériale fut complètement battue ; tandis que Hia-HéouYouen suivait son frère si grièvement blessé, les généraux vaincus (Liu-Kien et Ly-Tien) allaient, avec leurs soldats en déroute, camper en un lieu nommé Tsy-Pé.


II[248].


Aussitôt Liu-Pou, revenant sur ses pas, attaqua le camp de Yun-Tchang, tandis que Tchang-Liéao et Kao-Chun attaquaient celui de Tchang-Fey. Hiuen-Té divisa ses troupes en deux corps pour secourir les deux points menacés ; mais les soldats de ses lieutenants étaient déjà en déroute ; lui-même, suivi de quelques cavaliers, il retourna vers sa ville de Siao-Pey. Liu-Pou, qui le suivait de près, arriva aussitôt que lui ; de sorte que quand il parut sous les murs de la place, et cria qu’on lui ouvrît les portes, ses gens n’osaient lancer des flèches d’en haut dans la crainte de le blesser lui-même, quelque envie qu’ils eussent de repousser l’ennemi. Profitant de cette occasion, Liu-Pou se jette aussi dans la ville, renversant et dispersant tous ceux qui en gardaient l’entrée, appelant ses soldats sur ses traces. Tout à coup Hiuen-Té voit derrière lui les flammes de l’incendie, il ne peut arriver jusqu’à sa propre maison ; le voilà qui fuit et sort par la porte de l’ouest.

Quand Liu-Pou arriva devant la demeure de Hiuen-Té, My-Tcho (à qui la garde en était confiée) vint se précipiter à genoux à la tête de son cheval en lui disant : « Mon maître est le jeune frère adoptif de votre seigneurie[249] ; j’ai entendu dire que les héros de l’antiquité ne faisaient point porter le poids de leur colère aux femmes et aux enfants d’un ennemi. Celui qui vous dispute l’Empire, c’est Tsao-Tsao ; que vous fait Hiuen-Té ? j’espère donc que vous vous montrerez clément. Mon maître se rappelle bien le service éminent que vous lui avez rendu, en perçant d’une flèche la tige de votre lance[250] ; il ne l’a pas oublié !… — Oui, répliqua Liu-Pou, j’ai pour lui les sentiments d’un frère, et en souvenir de cette affection, je me garderai bien de maltraiter sa famille. Emmenez ses femmes, ses enfants, tous les siens ; ils ce retireront en paix dans ma ville de Su-Tchéou. Prenez ce sabre, et faites tomber la tête de quiconque voudra franchir le seuil de la maison. »

Sun-Kien (autre lieutenant de Hiuen-Té) avait pu aussi sortir de la ville ; Liu-Pou y laissa ses généraux, Kao-Chun et Tchang-Liéao, se dirigeant lui-même vers Yen-Tchéou, cheflieu du Chan-Tong. Déjà (les deux frères d’armes de Hiuen-Té), Yun-Tchang et Tchang-Fey, s’étaient jetés dans les montagnes avec les débris de leurs divisions ; Hiuen-Té, qui fuyait seul à cheval à travers les défilés, aperçut un groupe de soldats galopant sur ses traces ; il se détourna et reconnut Sun-Kien. Se précipitant dans les bras l’un de l’autre, ils fondaient en larmes : « Ah ! s’écria Hiuen-Té, que sont devenus mes frères d’adoption ; qu’est devenue ma famille ! C’en est fait de moi !… — Reprenez courage, dit Sun-Kien ; que n’allez-vous, seigneur, chercher un refuge près de Tsao, en attendant l’occasion de former de nouveaux desseins ? »

Décidé par ces paroles, Hiuen-Té s’acheminait vers la capitale ; mais il n’avait rien à manger et, sur la route, il entrait dans les villages pour y demander un peu de riz : les habitants qui entendaient prononcer son nom, s’agenouillaient en lui présentant à boire et à manger. Un soir, à la nuit, il frappa à une porte et réclama un abri jusqu’au lendemain ; un vieillard s’étant avancé avec respect, Hiuen-Té sut qu’il vivait du produit de sa chasse et se nommait Liéou-Ngan ; il était donc de la même famille que lui[251] ! Ce jour-là le vieillard avait parcouru et battu la plaine sans rien rapporter ; il tua sa propre femme pour soulager la faim de Hiuen-Té[252] ! « Quelle est cette chair, demanda Hiuen-Té ? — C’est du loup.... », lui répondit le vieux chasseur ; et ils soupèrent. Le lendemain, à l’aurore, Hiuen-Té prêt a partir, étant allé derrière la maison prendre son cheval dans l’écurie, s’aperçut qu’on avait tué en ce lieu un être humain, dont le corps portait des traces de coupures nombreuses. Les questions qu’il adressa à son hôte lui firent connaître la vérité, et les larmes aux yeux, il le supplia de le suivre. « J’ai ma vieille mère à soigner, il ne faut pas que je m’éloigne d’elle », répondit le chasseur ; Hiuen-Té le salua affectueusement et continua sa route.

Arrivé près de Liang-Tching, il voit une grande poussière qui obscurcit le soleil, une armée nombreuse qui couvre la plaine et les montagnes, et distingue bientôt les bannières de Tsao-Tsao ; courant à sa rencontre, il se jette à bas de son cheval et se prosterne devant lui. Le premier ministre mit aussi pied à terre pour le recevoir, et voulant récompenser le chasseur du dévouement qu’il avait montré, il lui envoya par Sun-Kien cent pièces d’or. Hiuen-Té venait de raconter à Tsao tous ses malheurs et la tragique aventure de la veille.

Après leur défaite, deux lieutenants du premier ministre s’étaient retirés à Tsy-Pé ; quand celui-ci approcha de leur camp, l’un d’eux, Héou-Youen, vint à sa rencontre avec tous les soldats de sa division, et lui dit que son frère Héou-Tun souffrait beaucoup de sa blessure à l’œil. Tsao alla lui-même voir le malade et voulut qu’on le ramenât aussitôt à la capitale, afin qu’il pût y être convenablement soigné.

Les espions, chargés de recueillir des nouvelles sur les mouvements de Liu-Pou, rapportèrent qu’il avait envoyé Tchin-Kong et Tsang-Pa rassembler les brigands des montagnes avec lesquels ils devaient menacer Yen-Tchéou. Mettant sous les ordres de (son parent) Tsao-Jin, trois mille hommes qui devaient lui servir à ressaisir la place de Siao-Pey, le premier ministre prit avec lui Hiuen-Té et une armée de deux cents mille soldats, pour aller attaquer Liu-Pou en personne. Dès son arrivée au passage fortifié de Siéou-Kouan[253], il le trouva gardé par une division de trente mille combattants, que commandaient quatre généraux ; en un instant ce nombreux corps d’armée fut dispersé ; un héros de l’armée impériale, Hu-Tou, avait à lui seul fait reculer les quatre chefs. Tsao-Tsao avança rapidement sur ses pas et parvint au pied même du passage ; là il apprit que Liu-Pou était retourné dans son chef-lieu de Su-Tchéou.

Or ce dernier, voulant aller secourir son premier général KaoChun, confia la défense de sa principale ville à Tchin-Kouey, et emmena avec lui le fils de ce dernier, Tchin-Teng (les deux mandarins qui cherchaient à le perdre). « Autrefois, dit Kouey à son fils, son excellence Tsao vous a chargé de conduire les affaires dans les provinces orientales[254] ; en toutes choses il s’en est remis à vous. Liu-Pou approche du moment de sa ruine ; voici l’occasion de lui porter le dernier coup ? — Mon père, reprit Teng, je vais m’occuper des affaires du dehors ; si Liu-Pou rentre ici après une défaite, dites à My-Tcho[255] de fermer les portes de la ville, et de lui en refuser l’entrée ; quant à sortir moi-même de ces difficultés, j’en trouverai le moyen. — Toute la famille de Liu-Pou est dans ces murs ; il doit avoir ici des partisans dévoués, et en grand nombre...... — J’ai un projet, laissez-moi faire ! »

Déjà Liu-Pou se préparait à partir ; Teng lui dit : « L’ennemi menace de toutes parts les murailles de cette ville ; certainement Tsao nous attaquera à outrance. Croyez-moi, général, faites transporter vos trésors et vos vivres dans Hia-Pey. Si la ville de Su-Tchéou succombe, vous aurez au moins la un asile, une place approvisionnée où vous pourrez tenir encore.— Excellente idée[256], répliqua Liu-Pou ; je vais y envoyer à l’instant ma propre famille ! » Les généraux Song-Hien et Oey-Siéou eurent ordre de protéger, dans leur émigration, tous les parents de Liu-Pou ; les grains et les fourrages, l’or et l’argent, les étoffes précieuses, furent transportés sur des bateaux à Hia-Pey.

Ces dispositions prises, Liu-Pou se mit en marche pour aller secourir le passage attaqué ; à moitié chemin, Teng lui dit encore : « Laissez-moi courir en avant, afin que j’observe les démarches de Tsao ; et vous, général, venez tout doucement derrière moi !.. — Pourquoi cela ? — Parce que votre lieutenant Sun-Kouan et ses trois collègues ont d’assez mauvaises intentions ; il ne faut guère se fier à ces gens-la ! »

« Teng, mon ami, s’écria Liu-Pou, vous m’êtes bien utile ; allez, allez !» Et il l’envoya aussitôt vers le passage. Bientôt celui-ci rencontra Tchin-Tong et Tsang-Pa : « Notre maître, leur dit-il[257], est indigné de ce que vous ne marchez pas bravement en avant ; il arrive en personne pour vous châtier !.... — L’ennemi avait trop de monde, répliqua Kong, nous n’avons pas dû livrer un combat téméraire. Ce passage, nous le gardons de notre mieux ; notre maître ferait bien maintenant d’aller protéger la ville de Siao-Pey. »

Tchin-Teng monta sur les remparts qui fermaient le passage ; l’ayant vu entouré par les troupes impériales établies tout auprès, quand la nuit fut venue, il écrivit trois lettres qu’il attacha à une flèche et lança ainsi dans le camp de Tsao[258]. Le lendemain, comme il allait se retirer, Kong lui dit : « Notre maître n’a point à craindre pour ce passage ; il peut, en toute sûreté, retourner à Siao-Pey et défendre cette ville. »

Au grand galop, Teng revint auprès de Liu-Pou et lui murmura à l’oreille : « Seigneur, ceux à qui vous avez confié la garde de cet important défilé, ont l’intention de le livrer à Tsao ; j’ai cru devoir dire à Tchin-Tong d’aller plutôt au chef-lieu ; vous, seigneur, attaquez cette nuit les troupes impériales avec vigueur ! — Sans vous, répliqua Liu-Pou, sans vous, je donnais dans le piège de ces traîtres ! » Et il le dépêcha vers Tchin-Kong, pour dire à celui-ci qu’il eût à allumer un feu, signal convenu auquel Liu-Pou répondrait lui-même en soutenant sa sortie.

Arrivé près du passage, Teng au contraire donna ce faux avis : « Les soldats de Tsao ont pris un chemin détourné ; déjà ils sont dans le défilé ; j’ai peur que le chef-lieu ne tombe au pouvoir de l’ennemi ; retournez à Su-Tchéou, commandant, vous et vos collègues.... » Quittant aussitôt le passage, Kong obéit, et Teng montant sur le rempart, alluma le feu. Liu-Pou, qui comptait sur les ténèbres, s’avança avec ses troupes ; mais celles de Tsao (averti lui-même par la lettre de la veille) étaient déjà maîtresses du point fortifié. Les divisions de Sun-Kouan et de Ou-Tun, prises à l’improviste, se dispersent ; au milieu de l’obscurité, les soldats de Tchin-Kong, rencontrant ceux de Liu-Pou, ne les reconnaissent pas ; il s’en suit un combat acharné qui dure jusqu’au jour[259].

Ce fut alors que Liu-Pou vit clairement le piège dans lequel il était tombé ; il prit donc avec Tchin-Kong la route de Su-Tchéou. Mais quand il crie qu’on ouvre les portes, une grêle de flèches pleut sur lui du haut des remparts. My-Tcho, qui se tenait sur la plate-forme de l’une des portes, répond d’une voix indignée : « Tu as volé cette ville à mon maître ; aujourd’hui elle retourne a celui qui la possédait autrefois ! — Où est Tchin-Kouey, demanda Liu-Pou tout surplis ? — Le vieux brigand est mort, je l’ai décapité[260] ! —Mais, reprit Liu-Pou en se tournant vers Kong, où est Teng, où est-il allé ? — Seigneur, répondit ce fidèle mandarin, à quoi bon vous obstiner dans l’erreur et chercher encore ce scélérat qui vous a trompé ! »

En vain, Liu-Pou parcourut-il tous les rangs de son armée en demandant Tchin-Teng ; il lui fallut se retirer avec Kong dans la direction de Siao-Pey. Sur sa route il rencontre deux de ses divisions, celles de Kao-Chun et de Tchang-Liéao. — « Où allez-vous, leur crie-t-il ? — Tchin-Teng nous a donné avis que vous étiez dans une situation désespérée, répondirent lés deux généraux, et que nous devions ; seigneur, voler à votre secours. Ainsi faisions-nous en toute hâte ! — C’est encore un tour que nous a joué ce traître, murmura Kong ! — Ah ! reprit Liu-Pou en fureur, je le tuerai, certes, je le tuerai ! »

En approchant de Siao-Pey, il s’aperçut que Tsao-Jin (parent et général du premier ministre) s’en était déjà emparé ; du pied des murailles il éclata en invectives contre Teng, et celui-ci, du haut des remparts, lui répondit tranquillement : « Je suis un ancien serviteur des Han ; pouvais-je consentir à recevoir plus longtemps les ordres d’un rebelle ! » Dans sa rage, Liu-Pou voulait enlever la ville d’assaut ; derrière lui s’élèvent tout à coup de grands cris ; une division parait. Kao-Chun, envoyé en reconnaissance, annonce qu’il a vu Tchang-Fey (frère d’armes de Hiuen-Té) au premier rang. En vain il tente de lutter contre ce héros, qui le force à fuir et enfonce ses lignes. A son tour, Liu-Pou se précipite contre lui. Tandis qu’ils sont aux prises, de nouveaux cris se font entendre ; l’armée impériale culbute les bataillons de toutes parts, et Liu-Pou, traînant sa pique abaissée, fuit vers l’orient. Déjà Tsao est sur ses traces, qui le harcèle avec ses divisions ; il galope toujours, épuisé de fatigue et fouettant son cheval harassé. Un ennemi encore lui barre la route : c’est Yun-Tchang, le héros au grand sabre (l’autre frère d’armes de Hiuen-Té), qui s’élance vers lui en criant : « Arrête, arrête ! »

Liu-Pou marche bravement à sa rencontre ; mais Tchang-Fey le poursuivant toujours, il n’a que le temps de se jeter furtivement dans la ville de Hia-Pey ; un de ses lieutenants, Héou-Tching, l’y reçoit avec ses troupes. Alors aussi, Yun-Tchang et Tchang-Fey, séparés après la récente défaite de leur maître[261], se retrouvent et se racontent ce qu’ils ont fait depuis ce jour fatal. Le premier s’était retiré sur le chemin de Hay-Tchéou ; là, se tenant aux aguets et averti de ce qui se passait, il avait pu prendre part aux événements. Le second, caché dans les monts Mang-Teng, y avait mené la vie de chef de partisans. Tous les deux, ils allèrent saluer Tsao-Tsao, et quand ils virent près du premier ministre (leur frère d’adoption, leur aîné) Hiuen-Té, ils se prosternèrent à ses pieds avec des sanglots, en lui prodiguant de sincères hommages.

Dès qu’ils furent tous entrés dans la ville de Su-Tchéou, My- Tcho se présenta aussi devant Hiuen-Té et lui annonça, ce qui le combla de joie, que sa famille et sa demeure avaient été respectés[262]. Kouey et Teng vinrent à leur tour s’agenouiller devant le premier ministre, qui ordonna un splendide festin pour régaler et honorer toute sa suite. Il occupait lui-même la place du milieu ; Hiuen-Té s’assit à sa gauche, le vieux Kouey à sa droite ; les mandarins civils et militaires étaient rangés selon l’ordre de leurs grades et de leurs dignités. Tsao exalta les services que (les deux traîtres) Kouey et Teng venaient de rendre à la cause impériale ; au père il accorda le revenu de dix districts ; au fils, le titre de général en campagne.

La possession de Su-Tchéou causa une grande joie à Tsao ; il voulait sur l’heure enlever la ville de Hia-Pey ; le conseiller Tching-Yu lui dit : « Cette place est la dernière qui reste à Liu-Pou ; ne l’y serrons pas de trop près ; poussé à bout, le brigand se battrait comme un bon et irait chercher un refuge près de Youen-Chu. Une fois réuni à cet autre rebelle, il redeviendrait très puissant, et fort difficile à prendre. N’y a-t-il pas une route pour arriver à Hoay-Nan, où réside Youen-Chu ? Faites-la garder par des généraux capables ; au dehors vous tiendrez en respect Youen-Chu, au dedans vous empêcherez Liu-Pou de sortir. D’ailleurs, seigneur, dans la province de Chan-Tong, se trouvent des chefs ennemis qui n’ont pas encore fait leur soumission, Tsang-Pa, Sun-Kouan et d’autres ; ne négligez pas de vous prémunir contre eux. — Je me charge de bloquer les abords de ce pays, répondit Tsao ; vous, Hiuen-Té, veuillez fermer la route qui va de Hia-Pey à Hoay-Nan, ne me refusez pas ! — Quand votre excellence ordonne, reprit Hiuen-Té, oserais-je ne pas obéir ? »

Le lendemain ce plan fut mis à exécution ; tandis que Tsao se dirigeait avec tous ses lieutenants vers le Chan-Tong, Hiuen-Té, laissant dans la ville prise My-Tcho et Kien-Yong, allait occuper le poste qui lui était assigné, en compagnie de Sun-Kien, de Yun-Tchang et de Tchang-Fey. Quant à Liu-Pou, enfermé dans Hia-Pey, il avait au dedans, à sa disposition, des vivres assez abondants pour se maintenir ; au dehors, il s’appuyait sur la rivière Ssé, qui lui servait de défense ; aussi se croyait-il à l’abri de tout danger. « Seigneur, lui dit Tchin-Kong, Tsao ne fait guère qu’arriver ici ; son camp n’est point encore fortifié ; profitons de cette circonstance ; avec des troupes fraîches, attaquons vivement ses soldats fatigués ; la victoire ne peut nous échapper. — J’ai été battu, répliqua Liu-Pou, et je l’ai été à plusieurs reprises ; dois-je risquer une sortie imprudente ? J’aime mieux attendre que l’ennemi tente un assaut, et culbuter dans la rivière ses divisions. C’est un piège que je tends à Tsao-Tsao, et il s’y prendra ! » Tchin-Kong se retira en riant de pitié.

A cinq ou six jours de là, Tsao ayant bien établi ses retranchements, s’approcha des fossés avec une vingtaine de généraux, et se mit à entamer des conversations avec Liu-Pou, qui se tenait debout sur les remparts. A l’ombre de son parasol, le premier ministre montrant avec son fouet le chef assiégé, lui cria : « Naguère tu projetais de marier ta fille avec le fils de Youen-Chu ; voilà pourquoi j’ai amené ces soldats contre toi. Youen-Chu, en se révoltant d’une façon éclatante, a commis le plus grand des crimes. C’est à toi que revient la gloire d’avoir tué le tyran Tong-Tcho ; aujourd’hui, si tu voulais déposer la lance et m’aider a soutenir la dynastie, tu conserverais ton titre de prince ; de nouveaux honneurs te seraient accordés, de nouveaux mérites accroîtraient ta renommée. Mais, si dans ton aveuglement tu fermes l’oreille à mes paroles, la ville qui t’abrite tombera tout à l’heure, et pour n’avoir pas su distinguer le jade de la pierre, tu te prépareras de tardifs et inutiles regrets ! Réfléchis.... — Que votre excellence retire un peu ses troupes, répondit Liu-Pou (déjà troublé dans ses résolutions) ; qu’elle me laisse délibérer quelques instants. »

Mais Tchin-Kong, qui se tenait à ses côtés, éclata e n invectives contre Tsao-Tsao : « Tu n’es qu’un bandit qui te joues de ton Empereur, et tu voudrais tromper les autres par de belles paroles.... » En achevant cette phrase injurieuse, il décocha une flèche qui perça le parasol de Tsao. Celui-ci, jetant sur TchinKong un regard de colère, s’écria : « Tu mourras de ma main, je le jure ! » Et il ordonna l’assaut.

« Seigneur, reprit Liu-Pou, attendez que j’aille me prosterner aux pieds de votre excellence, et me remettre entre ses mains ! » Tchin-Kong changea de couleur à ces mots, et reprit avec l’accent de la colère : « Ce brigand de Tsao, ce vil rebelle, pour qui donc le prenez-vous ! A quoi vous servirait-il de vous rendre à lui maintenant ? il vous écraserait comme un œuf sur une pierre. »

Liu-Pou tirait son sabre pour abattre la tête de Tchin-Kong.


CHAPITRE VI.


Mort de Liu-Pou.


I.


[Règne de Hiao-Hien-Ty[263]. Année 198 de J.-C.] Deux de ses lieutenants, Kao-Chun et Tchang-Liéao, l’arrêtèrent par leurs représentations : « Tchin-Kong est un mandarin fidèle, loyal, qui parle à cœur ouvert ; seigneur, daignez réfléchir.... » Et remettant le sabre dans le fourreau, Liu-Pou reprit avec un sourire : « Je voulais jouer, mon ami ! mais indique-moi quelque moyen pour arrêter Tsao ? » Le conseiller répondit d’abord qu’il n’en connaissait aucun ; puis cédant aux supplications de Liu-Pou, il ajouta : « Oui, j’en sais un, mais le mettrez-vous à exécution ? — Et s’il est bon, pourquoi pas ? — Le voici : L’armée impériale vient de loin ; si elle s’établit fortement ici, nous ne pourrons résister. Avec vos troupes, infanterie et cavalerie, allez hors des murs, général, et dressez des retranchements solides, menaçant ainsi l’ennemi au dehors, tandis qu’au dedans je défendrai la place avec le reste des soldats. Si Tsao vous attaque, je serai là pour vous secourir ; s’il se porte contre la ville, vous me rendrez le même service. En moins de quinze jours, les siens auront épuisé leurs vivres, et au premier coup de tambour nous les tenons. C’est la ce qu’on appelle le stratagème des deux cornes du taureau (l’art de frapper sur deux points à la fois). »

« Très bien dit, » s’écria Liu-Pou, et après avoir donné des ordres pour qu’on partageât aussitôt l’armée en deux corps, il rentra dans son hôtel. Or, comme il s’occupait de quelques préparatifs de départ, sa femme Yen-Chy lui dit : « Seigneur, où donc allez-vous ? — Je vais, d’après les conseils de Tchin-Kong, employer contre l’ennemi le stratagème..... — Ce Tchin-Kong, interrompit Yen-Chy, Tsao-Tsao l'a aimé comme son enfant, et pourtant il l’a abandonné ! Maintenant qu’il est à votre service, vous ne pouvez lui témoigner plus d’égards que ne le faisait son ancien maître. Allez-vous lui confier votre ville, abandonner votre femme, vos enfants, tout ce que vous avez de précieux, pour courir au loin avec votre armée ? S’il vous trahit à votre tour, moi, votre femme, vous aurai-je encore pour époux ! »

Liu-Pou changea d’avis, et ne sortit pas. Trois jours après, Kong étant allé le voir, lui dit : « Tsao entoure la ville des quatre côtés ; si vous ne marchez pas au plus vite contre lui, certainement notre position deviendra très difficile. — J’ai réfléchi, répliqua Liu-Pou ; au lieu d’attaquer l’ennemi au dehors, je préfère me défendre dans les murs. »

« On vient de me dire que Tsao, étant sur le point de manquer de vivres, ajouta le conseiller, en a envoyé demander à la capitale ; d’un jour à l’autre il peut les recevoir. Allez donc, général, allez avec vos meilleures troupes et vos officiers les plus braves, intercepter ce convoi !.... — Vous avez en vérité raison, » répondit Liu-Pou, et il alla dire à sa femme : « L’ennemi attend un convoi de vivres ; je cours l’intercepter et je reviens à l’instant ; calmez vos inquiétudes. »

« Si vous vous mettez en campagne, reprit en pleurant l’épouse alarmée, il vous faudra laisser la ville à la garde de Tchin-Kong et de Kao-Chun ; j’ai entendu dire qu’il y a entre eux quelque mésintelligence. A peine serez-vous parti, qu’ils ne seront plus d’accord dans le service que vous leur aurez confié ; et si quelque malheur arrive, si la ville est prise, dans quel asile vous retirerez-vous ? Réfléchissez bien, seigneur ! Ne vous laissez point aveugler par les conseils de ce Tchin-Kong. Une fois déjà, moi, votre femme, j’ai été abandonnée dans la capitale[264] ; par bonheur quelqu’un m’a cachée et fait sortir des murs, je me suis sauvée..... Aujourd’hui encore vous voulez me laisser.... » Et elle fut interrompue par ses sanglots.

Troublé par cette scène, et ne sachant quel parti prendre, Liu-Pou alla consulter sa concubine favorite, Tiao-Tchan[265] : « Si vous m’aimez, seigneur, lui dit-elle, si j’ai quelque empire sur vous, ne tentez point cette sortie imprudente. — Et que peux-tu craindre, reprit Liu-Pou, quand j’ai ma lance célèbre, mon fameux coursier le Lièvre-Rouge[266] ; sur toute la terre est-il un héros qui ose m’approcher ? » Et quittant sa favorite, il revint dire à Tchin-Kong : « Ces convois que Tsao attend, ce sont de fausses nouvelles. Tsao a plus d’une ruse à son service ; je n’ose m’aventurer hors de la ville. »

Tchin-Kong poussa un profond soupir, et se retira en disant : « Nous périrons tous sans qu’il nous reste un pouce de terre pour ensevelir nos corps ! »

Liu-Pou, décidé à ne pas sortir des murailles, passait les jours à boire et à festoyer en compagnie de sa femme et de sa concubine, essayant de chasser de son esprit les inquiétudes qui l’assiégeaient. Deux conseillers de seconde classe, dépendants de Tchin-Kong, demandèrent la permission de lui parler : c’étaient Hu-Tsé et Wang-Kay.

« Quelle affaire vous amène, dit le général ? — Seigneur, répliqua Hu-Tsé, Youen-Chu, établi à Hoay-Nan, y a acquis une grande puissance. Autrefois il a demandé de s’unir à vous par le mariage de votre fille avec son fils ; pourquoi ne pas renouer cette alliance ? Il vous enverrait des troupes, et vous attaqueriez de deux côtés Tsao-Tsao[267], qui serait infailliblement battu ! »

Cette proposition plut beaucoup à Liu-Pou ; à l’instant même il remit une lettre aux deux conseillers pour qu’ils la portassent a Hoay-Nan ; mais Hu-Tsé lui dit : « Il faut au plus vite envoyer une division de troupes qui nous ouvre le chemin à travers les lignes ennemies ; sans cela nous ne pouvons sortir. » Liu-Pou ordonna à deux généraux (Tchang-Liéao et Hou-Mong) de se tenir prêts à escorter les deux mandarins hors des passages difficiles, chacun avec cinq cents hommes ; le premier de ces deux chefs dut marcher en avant, le second à l'arrière-garde. A la seconde veille de la nuit, la petite troupe sortit bravement de la ville assiégée, en prenant par le camp de Hiuen-Té. Les officiers de celui-ci poursuivirent en vain les deux envoyés qui purent traverser le défilé sains et saufs. En revenant vers la ville, Tchang-Liéao rencontra l’un des frères d’armes de Hiuen-Té, Yun-Tchang, qui lui barrait le chemin ; mais comme ils avaient mutuellement l’intention de se ménager, ces deux guerriers (qui avaient échangé quelques paroles)[268] s’abstinrent de combattre. Déjà d’ailleurs, deux autres généraux[269] s’avançaient avec leurs troupes pour secourir Tchang-Liéao ; il entra avec eux dans les murs.

Cependant, les deux négociateurs arrivés près de Youen-Chu[270], le saluèrent respectueusement et lui remirent la lettre de leur maître : « Précédemment, dit Youen-Chu, votre maître a mis à mort l’émissaire que je lui envoyais et rompu une alliance à moitié conclue ; le voila maintenant qui veut renouer avec nous[271] ! — Seigneur, répliqua Hu-Tsé, cette rupture avait été produite par les perfides insinuations et les conseils intéressés de Tsao. Nous espérons que Votre Majesté daignera écouter notre demande ! » (Et ils se servaient de ce mot, Votre Majesté, parce que Youen-Chu prenait le titre d’Empereur.)

« Si Tsao ne vous serrait pas d’aussi près avec ses troupes, reprit Youen-Chu, votre maître m’accorderait-il maintenant sa fille ? — Nous répondrons ceci à Votre Majesté : si elle ne porte pas secours à Liu-Pou, celui-ci succombera infailliblement. Or, une fois que la perte de Liu-Pou aura été consommée, Votre Majesté ne pourra compter sur un long avenir ! »

« Je ne me fie point à ses paroles, répliqua Youen-Chu ; qu’il m’envoie d’abord sa fille ; quand j’aurai fondé ma dynastie par le mariage de mon fils aîné, j’irai le secourir. » Les deux émissaires saluèrent et prirent congé. Le général Hou-Mong[272] les escortait avec sa division ; quand ils arrivèrent près du camp de Hiuen-Té, Hu-Tsé dit : « Ne passons pas en jour à travers les assiégeants ; une fois la nuit venue, mon collègue et moi, nous marcherons en avant ; vous, général, tenez-vous en arrière pour arrêter ceux qui nous poursuivront. »

Ils traversèrent donc, à la faveur des ténèbres, le camp de Hiuen-Té ; (le plus redoutable des deux frères d’armes de celui-ci) Tchang-Fey venant leur barrer le chemin, Hou-Mong se hasarda à lutter contre lui ; mais à la première attaque, il fut fait prisonnier. Les deux émissaires, arrivés devant les murs, crièrent de toutes leurs forces : « Les cinq cents hommes sont au pouvoir de l’ennemi ; le général est pris, ouvrez ! » On ouvrit une porte et ils entrèrent.

Tchang-Fey avait amené son prisonnier à Hiuen-Té, qui, après l'avoir interrogé, le fit conduire sous bonne escorte dans le camp principal, près de Tsao-Tsao. Celui-ci, aussi alarmé qu’irrité par les révélations qu’il obtint du captif, le fit décapiter a l’entrée des retranchements ; puis il ordonna à son premier secrétaire de répandre, dans toutes les divisions de l’armée, une proclamation ainsi conçue :

« Quiconque laissera passer Liu-Pou lui-même ou quelqu’un de ses généraux, sera puni avec toute la rigueur des lois militaires. »

De retour à son camp, Hiuen-Té dit à ses deux frères d’aimés : « C’est nous qui sommes chargés d’intercepter le principal passage de la route de Hoay-Nan ; si quelqu’un franchissait cet espace par suite de notre négligence, la loi impériale nous frapperait sans rémission. Ainsi, mes frères, soyez attentifs ! Quant à moi, je ne quitte pas ma cuirasse, ni le jour, ni la unit ! — Je viens d’arrêter un des lieutenants de Liu-Pou, répliqua Tchang-Fey, et Tsao ne m’a pas même récompensé ! Au contraire, il public des ordres sévères comme pour nous menacer ! — Ce n’est pas cela, dit Hiuen-Té ; Tsao a sous lui une très nombreuse armée ; s’il n’a pas recours à la menace, comment se fera-t-il strictement obéir d’une si grande multitude ! » Et les deux guerriers se retirèrent en promettant d’obéir.

Cependant les deux émissaires revenus près de Liu-Pou, lui firent part de la réponse de Youen-Chu. « Comment lui envoyer ma fille, s’écria Liu-Pou ? — Seigneur, dit Hu-Tsé, personne[273] autre que vous ne peut la conduire près de lui. — Eh bien, aujourd’hui même, je puis..... — Non, aujourd’hui est un jour néfaste ; ne sortez pas de la ville sous l’influence d’un moment défavorable. Demain sera un jour tout à fait propice ; entre la septième et la dixième heure de la nuit, montez à cheval. » Liu-Pou ordonna à Tchang-Liéao et à Héou-Tching de mettre sur pied trois mille hommes, et fit préparer un petit char pour y placer sa fille : espérant qu’après l’avoir escortée jusqu’à dix lieues environ des murs de la ville, il pourrait la laisser continuer sa route sans danger, en compagnie des deux généraux.

Le lendemain, à la nuit, Liu-Pou enveloppa sa fille dans une armure et la plaça derrière lui, en croupe, sur le fumeux coursier, le Lièvre-Rouge ; puis[274], prenant en main sa lance célèbre, il se précipita hors des murs, suivi de ses deux lieutenants. Comme il approchait du camp de Hiuen-Té, vers la seconde veille, la lune répandait une faible lueur. Un coup de tambour retentit ; Yun-Tchang est là sur la route, barrant le passage et criant : « Arrête ! » Le combat s’engage ; après une courte lutte, Liu-Pou esquive l’ennemi et se sauve en avant. Tchang-Fey le poursuit alors avec ses troupes ; mais Liu-Pou ne s’anime point à la bataille ; ce qu’il veut à tout prix, c’est franchir l’obstacle et passer. A son tour arrive Hiuen-Té, à la tête de sa division ; de part et d’autre on se bat avec acharnement ; Liu-Pou est doué d’un indomptable courage ; mais il emporte avec lui sa fille ; et tremblant qu’elle ne reçoive quelque blessure, il n’ose se jeter dans la mêlée pour se frayer une route à travers les lignes ennemies.

Deux lieutenants de Tsao arrivent aussi[275] ; les flèches pleuvent comme la grêle ; dans toute l’armée impériale ce n’est qu’un cri : « Arrêtez, arrêtez Liu-Pou ! » Et Liu-Pou, voyant que le chemin se ferme devant lui, n’a plus qu’à retourner dans les murs de la ville ; Hiuen-Té rallie ses soldats ; Su-Hwang et Hu-Tou rentrent dans les retranchements. Revenu dans la place, Liu-Pou, dévoré de chagrins et d’inquiétudes, ne fit plus que boire.

Il y avait deux mois déjà que Tsao bloquait inutilement la ville de Hia-Pey, quand on lui apporta les nouvelles suivantes. Tchang-Yang, sorti du Ho-Neuy dans l’intention de secourir Liu-Pou, avait été assassiné (à Tong-Chy) par son lieutenant Yang-Tchéou. Celui-ci venait offrir la tête du rebelle au premier ministre ; mais il avait été égorgé à son tour par Kouey-Kou qui, loin de se soumettre, s’était jeté dans la ville de Kiuen-Tching. Tsao fut bientôt débarrassé de cet ambitieux ; après l’avoir fait battre par un de ses officiers[276] et décapiter, il assembla son conseil et dit : « Voilà deux mois que nous assiégeons cette ville sans la pouvoir réduire. Du côté du nord, nous avons la province de Sy-Liang qui nous inquiète ; du côté de l'est, c’est Liéou-Piao qui nous cause des alarmes ; si bien que ce que nous mangeons est sans saveur (la crainte empoisonne notre vie) ! Heureusement, cette révolte de Tchang-Yang s’est arrêtée d’elle-même ; mais nous avons envie de laisser la Liu-Pou, et de retourner à la capitale, tant nous sommes las de guerroyer[277] ! »

« N’en faites rien, s’écria Sun-Yo en se levant avec précipitation ; dans Liu-Pou, je vois un guerrier plein de bravoure, mais irrésolu et incapable de se conduire. Après toutes les défaites qu’il a essuyées, il doit avoir perdu de sa fougue. Or, un général est l’âme d’une armée ; si le chef se décourage, les soldats n’ont plus leur ancienne valeur. Tchin-Kong soutient encore Liu-Pou par ses conseils ; mais Liu-Pou est lent à les suivre. Avant que celui-ci ait recouvré son énergie, avant que celui-là ait dressé ses plans, attaquons au plus vite, et, j’en suis sûr, c’en est fait de ce dangereux ennemi ! — Et moi, je sais un moyen d’en finir avec lui, dit Kouo-Kia ; un moyen tel, qu’il vaut une armée de deux cents mille hommes. Tout brave qu’est Liu-Pou, il ne pourra échapper. — Ce moyen, reprit Sun-Yo, ce doit être, à n’en pas douter, de détourner les eaux de la rivière et d’inonder la ville, n’est-ce pas ! — Précisément, » fit Kouo-Kia. Adoptant le stratagème avec une grande joie, Tsao employa dix mille hommes à ce grand travail ; toute l’armée alla camper sur un lieu élevé, à l’abri de l’inondation.

Les soldats de la ville[278] qui voyaient l’eau monter, accoururent vers Liu-Pou lui donner avis de ce nouveau péril : « Mon cheval surnaturel passe dans l’eau en nageant comme s’il courait en plaine[279], leur répondit-il ; que craindrais-je ? » Et il se remit a savourer d’excellent vin en attendant l’issue des choses.

Ces orgies, cependant, altéraient sa santé ; son visage portait les traces de la fatigue et de l’abattement. Aussi s’étant regardé dans un miroir, il fut épouvanté : « Cette vie de désordre me tue, s’écria-t-il ; dès aujourd’hui j’y mets un terme. » Et il fit défendre dans toute la ville, à qui que ce fût, de boire du vin, sous peine de mort.

Sur ces entrefaites, il arriva que les palefreniers de Héou-Tching (l’un des lieutenants de Liu-Pou) volèrent quinze chevaux, pour en faire présent à Hiuen-Té. Héou-Tching, informé de ce vol, se mit sur la trace de ses gens et ramena les quinze chevaux. Tous les officiers étant venus le féliciter, il fit préparer cinq à six cruches de vin et tuer une dizaine de porcs ; mais comme personne n’osait boire, il alla présenter à Liu-Pou cinq flacons et un plat de viande, puis s’agenouillant devant lui : « Général, lui dit-il, c’est grâce à votre heureuse étoile[280] que j’ai pu recouvrer le bien qu’on m’avait pris ; tous les officiers sont venus me faire une visite de félicitation ; j’ai voulu les traiter en retour de leur politesse, mais aucun de nous n’a rien osé porter à sa bouche, avant que les prémices du festin eussent été offertes à votre seigneurie. — J’ai défendu que l’on bût du vin, s’écria Liu-Pou avec colère, et voila que vous invitez tous les chefs de l’armée à un festin ! Sous le prétexte de cette réunion fraternelle, vous vous assemblez pour m’insulter par votre désobéissance ! »

Il avait ordonné à ses gardes d’emmener le général et de le décapiter ; Kao-Chun et les autres chefs intercédaient pour lui. « Puisqu’il a désobéi à mes volontés, répondit Liu-Pou en fureur, il a mérité la mort...... Pourtant, par considération pour vous autres, je permets que la peine capitale soit commuée en celle de cent coups de bâton. » Les amis du coupable obtinrent qu’on lui fît grâce de la moitié de ce grave châtiment. De retour chez lui, Héou-Tching ne goûta plus ni vin ni viande, et les généraux se dirent : « Son cœur s’est éloigné de notre maître[281] ! »

Deux de ses collègues, Tsong-Hien et Oey-Siéou, étant allés le voir, il leur dit en versant des larmes abondantes : « Sans vous, j’étais mis à mort ! — Liu-Pou ne songe qu’à ses femmes et n’écoute qu’elles, dit Hien ; il nous traite comme l’herbe sèche qu’il foule aux pieds. »

« L’armée impériale nous tient étroitement bloqués, ajouta Siéou ; les eaux enveloppent la ville de toutes parts ; nous périrons sans même qu’il nous reste une sépulture ! — La porte de l’est se trouve encore à l’abri de l’inondation, interrompit Hien ; abandonnons un mauvais maître et fuyons ; qu’en dites-vous ? »

Siéou reprit : « Ce serait trop peu pour des hommes comme nous ; emparons-nous de la personne de Liu-Pou, livrons-le au premier ministre ; nous nous mettrons ainsi à l’abri des grands malheurs qui nous menacent. — C’est à propos de chevaux, dit a son tour Héou-Tching, que je me suis attiré ce châtiment ; ce qui fait la force de Liu-Pou, c’est son Lièvre-Rouge. Eh bien, je commencerai par le lui voler, ce fameux cheval, et j’irai avertir Tsao-Tsao, tandis que tous les deux, maîtres de la personne de Liu-Pou, vous livrerez les portes de la ville. »

Ainsi ils arrêtèrent les bases de leur complot. A la nuit, Héou-Tching s’approchant de l’écurie, trouve les palefreniers plongés dans le sommeil. Il vole le cheval célèbre, sort par la porte de l'est, que son ami Siéou le laisse franchir tout en feignant de le poursuivre, et arrive au camp de Tsao ; la il se présente devant ce dernier, et après lui avoir raconté tous les événements de la veille, il lui offre en présent le coursier qui l’apporte. Un drapeau blanc, planté sur les murs par ses deux complices, doit être le signal ; (Tsao n’a qu’à marcher et la ville lui sera livrée).

Aussitôt Tsao fit écrire dix copies de la proclamation suivante, qui furent lancées dans la ville avec des flèches : « Un ordre de Sa Majesté m’enjoint de châtier le rebelle Liu-Pou ; quiconque résistera à l’armée impériale, sera puni de mort avec toute sa famille. Tout homme, quel que soit son rang et de quelque classe qu’il soit, qui apportera la tête de Liu-Pou, recevra pour récompense un grade élevé dans l’armée, ou un emploi considérable dans l’administration civile, ainsi que de riches présents. » — Proclamation de Tsao, général en chef.

Le lendemain, en plein jour, les troupes impériales attaquent toutes à la fois. Liu-Pou troublé saisit précipitamment sa fameuse lance, monte sur les murs, les inspecte sur tous les points et adresse d’amers reproches à Oey-Siéou, de ce qu’il a laissé fuir Héou-Tching. Il se disposait même à le punir de mort ; mais les troupes impériales ont aperçu le drapeau blanc ; Tsao a fait avancer son monde, l’attaque se prolonge jusque vers midi, puis les assiégeants se retirent[282].

A ce moment, Liu-Pou prenait un peu de repos dans un pavillon situé au-dessus d’une des portes de la ville ; Hien écarte à grands coups les gardes qui l’entourent[283] et lui enlève sa lance ; Siéou, entrant à la même minute, se jette sur lui et le garrotte. Soudainement éveillé, Liu-Pou appelle du secours ; mais le second de ces deux traîtres se hâte d’agiter le drapeau blanc ; (un des lieutenants de Tsao) Héou-Youen s’avance au pied des remparts avec sa division. « Je le tiens, je l’ai pris vivant, » lui cria Siéou ! Comme Youen hésitait encore à en croire ses oreilles, Siéou jeta du haut des murs la lance bien connue de son maître ; les portes s’ouvrirent toutes grandes, et les troupes impériales pénétrèrent en masse dans la ville. Arrêtés à la porte de l’ouest par les eaux débordées qui les empêchaient de fuir, Kao-Chun et Tchang-Liéao furent faits prisonniers, tandis que Tchin-Kong éprouvait le même sort à la porte du sud[284].

Tsao défendit que l'on commît aucune violence dans la ville prise[285] ; assis dans le pavillon, il pria Hiuen-Té de se placer a ses côtés et se fit amener les prisonniers, Liu-Pou et les autres. « Mes liens sont trop serrés, dit Liu-Pou, qu’on les lâche un peu. — Quand on tient le tigre, répondit Tsao avec dureté, on ne peut l’enchaîner trop solidement. — Laissez-moi dire un mot avant de mourir, » demanda le captif. Tsao fit signe qu’on lâchât un peu ses liens ; mais son premier secrétaire, Wang-Py, s’avançant avec précipitation, s’écria : « Prenez garde, c’est un ennemi terrible ; ses partisans sont là tout près ; ne vous montrez pas si indulgent. — Je veux que vous lâchiez un peu ses liens, » reprit Tsao ; le mandarin refusa d’obéir.

Quand Liu-Pou aperçut les trois chefs qui l’avaient livré, debout devant lui, il leur dit : « Je ne vous ai jamais maltraités, pourquoi donc m’avoir trahi ? — Tu n’as écouté que tes femmes, répondit Tsong-Hien, et tu n’as point suivi les conseils de tes officiers ; est-ce là ce que tu appelles nous avoir traités comme il convient ? » Liu-Pou baissa la tête.

On amena aussitôt après (le général en chef des armées du vaincu) Kao-Chun. « Avez-vous quelque chose à dire ? » lui demanda Tsao-Tsao ; et comme le captif ne répondait rien, il ordonna avec colère que l’on fît tomber sa tête.

Ce fut le tour de Tchin-Kong : « Kong-Tay[286], lui dit Tsao, comment vous êtes-vous porté depuis notre séparation ? — J’ai reconnu en toi un homme égoïste, inique, répondit le prisonnier ; voilà pourquoi je t’ai abandonné ! — Si vous m’avez quitté par suite de ces scrupules, je m’étonne que vous ayez suivi Liu-Pou ! — Il ne sait pas se conduire, j’en conviens, mais ce n’est pas comme toi un hypocrite, un héros de parade ! »

« Kong-Tay, reprit Tsao, votre prudente sagacité, les ressources de votre esprit vous ont mené..... vous voyez où ! — Oh ! répondit Kong en se tournant vers Liu-Pou, c’est qu’il n’a pas voulu suivre mes conseils, cet homme ! s’il m’eût écouté, j’en suis sûr, il ne serait pas prisonnier aujourd’hui ! »

Tsao sourit à ces paroles et ajouta : « Eh bien, que pensez-vous de l’état présent des affaires ? — Les mandarins n’ont plus de fidélité envers leur prince, les enfants n’ont plus de piété filiale ; mourir est la seule chose désirable. — Soit, mais dans ce cas que deviendra votre vieille mère[287] ? — J’ai entendu dire que ceux qui gouvernent l’Empire avec un saint respect pour la piété filiale[288], s’abstiennent de punir les parents des gens mis à mort. Le sort de ma vieille mère est entre les mains de votre excellence ! — Et votre femme et vos enfants ? — J’ai entendu dire que ceux qui gouvernent au nom de l’humanité, ne coupent point le fil des générations ; le sort de ma femme et de mes enfants est entre les mains de votre excellence ! »

Tsao ne pouvait se résoudre à faire périr le captif ; mais celui-ci s’écria : « Laissez-moi sortir et chercher la mort comme le veulent les lois de la guerre ! » Et il se précipita du haut du pavillon en bas, avant que les gardes eussent pu l’arrêter. Le premier ministre s’était levé, il le regardait les larmes aux yeux ; Tchin-Kong détournait la tête pour ne pas rencontrer ses regards. S’adressant alors aux gens de sa suite, Tsao leur dit : « Je veux que la vieille mère, la femme et les enfants de Kong-Tay soient Conduits à la capitale ; je les garderai dans mon palais et j’aurai soin d’eux. Sous peine de mort, je défends qu’il soit fait aucun mal à cette famille. »

Kong avait entendu ces paroles ; il dédaigna de répondre, allongea la tête et reçut le coup fatal. Tous les assistants versaient des larmes ; Tsao fit mettre le corps dans un cercueil, afin de l’ensevelir dans la capitale.

A peine Tsao avait-il accompagné le cadavre au bas du pavillon, par respect, que Liu-Pou se mit à adresser des supplications à Hiuen-Té : « Seigneur, je suis captif et à genoux devant vous. Du haut de cette place élevée, ne laisserez-vous pas tomber une parole de clémence ? » — Hiuen-Té secoua la tête, et Tsao-Tsao comprenant sa pensée, ordonna aux gardes d’emmener le prisonnier.

« Seigneur, reprit Liu-Pou en s’adressant à ce dernier, ce qui vous cause des inquiétudes, c’est moi et personne autre. Si je me soumets aux lois de l’Empire, vous n’avez plus rien à craindre ! Vous, seigneur, à la tête de l’infanterie et moi à la tête de la cavalerie ; voilà la Chine pacifiée, à l’abri de toute révolte ! »

« Que pensez-vous de cette idée, demanda Tsao à Hiuen-Té en se tournant vers lui.— Seigneur, répondit Hiuen-Té, oubliez-vous que cet homme a servi et trahi deux maîtres[289] ? » Tsao secoua la tête, et Liu-Pou fixant ses regards sur Hiuen-Té : « Tu n’es qu’un enfant, lui cria-t-il, un enfant à qui l'on ne peut se fier ! »

Tsao avant fait signe aux gardes de l’emmener et de lui trancher la tête, il se tourna de nouveau vers Hiuen-Té pour lui dire : « Niais aux grandes oreilles ! tu ne te souviens pas du service que je t’ai rendu en perçant d’une flèche la tige de ma lance ! » A ces mots, Tsao-Tsao éclata de rire, et une voix se fit entendre qui criait : « Liu-Pou, vile créature, as-tu donc si grand’peur d e mourir ! »

Celui qui parlait ainsi attira tous les regards ; c’était Tchang-Liéao. Déjà Liu-Pou venait d’être étranglé, et les exécuteurs présentaient sa tête à Tsao. Ceci se passa au douzième mois de la troisième année Kien-Ngan (198 de J.-C.)

« Je crois avoir vu quelque part ce visage, dit le ministre, en désignant du doigt Tchang-Liéao.— En effet, répondit celui-ci, nous nous sommes rencontrés à Pou-Yang[290] ; l’aviez-vous déjà oublié ? — Ah ! reprit Tsao avec un grand éclat de rire, et c’est vous qui me le rappelez ! — Hélas ! oui, et avec douleur ! — Pourquoi avec douleur ? — Parce que je regrette que l’incendie n’ait pas été plus complet. Si les flammes avaient gagné toute la ville, l’Empire eût été délivré du brigand qui l’opprime, et ce brigand, c’est vous[291] ! »


CHAPITRE VII.


Complot contre Tsao-Tsao.


I.


[Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 199 de J.-C. ] « Général vaincu, s’écria Tsao avec colère, oses-tu bien m’injurier ainsi ? » Et tirant le glaive du fourreau, il allait le tuer, quand Hiuen-Té arrêta son bras : « Cet homme est loyal et sincère, s’écria-t-il, laissez-le vivre[292] ! » — Et Yun-Tchang se précipita à genoux devant Tsao en disant : « C’est un guerrier fidèle et loyal ; je réponds de lui sur ma tête ! »

« Oui, répliqua Tsao remettant le sabre dans le fourreau[293] ; je sais que cet homme est fidèle et loyal ; je voulais rire ! » De sa propre main, il délia les liens du captif, le couvrit de ses vêtements et ajouta : « Eussiez-vous tué toute ma famille, je ne me souviendrais plus de rien ! » Tchang-Liéao fit sa soumission, dont le grade de général de division et le titre de prince[294] furent le prix ; en outre il eut ordre d’aller près de son collègue Tsang-Pa pour l’inviter à se rendre. Celui-ci, sachant que Liu-Pou avait été mis à mort, et que Tchang-Liéao venait de se soumettre, se présenta en suppliant avec une centaine de soldats. Tsao lui donna de l’or, de l’argent, des vêtements de soie, et le chargea à son tour d’attirer sous les drapeaux de l’Empereur d’autres chefs battus, qui acceptèrent les propositions du vainqueur.

C’étaient Sun-Kouan, Ou-Tun et Yn-Ly ; Tchang-Hy persista seul dans la révolte. Tsang-Pa fut créé vice-roi de Lang-Yé ; les autres généraux obtinrent aussi de l’avancement, et eurent pour emploi de garder le littoral des districts de Tsing et de Su-Tchéou. Tsao distribua aux trois corps d’armée tout le butin pris dans la ville de Hia-Pey ; quant à la femme de Liu-Pou, il la fit conduire à la capitale, ainsi que la concubine Tiao-Tchan.

Lorsque le premier ministre entra dans la ville de Su-Tchéou, le peuple vint au-devant de lui en brûlant des parfums sur son passage. Tous les habitants le suppliaient de leur donner Hiuen-Té pour gouverneur, ce Liéou-Hiuen-Té a acquis de bien grands mérites, répondit Tsao ; il faut que je le présente à Sa Majesté avant de vous le donner pour maître ! » Et comme le peuple se prosternait avec reconnaissance, Tsao, qui était à cheval, se retourna vers Hiuen-Té pour lui dire : « Seigneur, quand vous aurez fait votre cour à l’Empereur, vous reviendrez ici sans plus tarder. »

En attendant, il laissa le Su-Tchéou (le chef-lieu et la province) sous le commandement d’un général de division, nommé Tché-Tchéou, et se rendit à la capitale.

Tous les officiers qui avaient pris part à la campagne, obtinrent de l’avancement et reçurent des récompenses ; Tsao voulut que Hiuen-Té habitat l’aile gauche de son palais. Dès le lendemain de leur arrivée, il le mena faire sa cour à l’Empereur ; Hiuen-Té s’agenouilla, tandis que le premier ministre faisait à Sa Majesté le récit de ses belles actions. « Général, dit alor s le petit prince en s’adressant à Hiuen-Té, à quelle famille appartenez-vous ? »

Hiuen-Té ne put retenir ses larmes, et l’Empereur, tout troublé, lui demanda quel chagrin subit causait au général une si grande émotion. « Votre Majesté ayant daigné m’interroger sur mes ancêtres, je me suis senti tristement affecté[295], » répondit le héros ; et après avoir développé toute sa généalogie, il ajouta : « Je compte des Empereurs parmi mes aïeux, et ce qui m’arrache des larmes, c’est de soutenir d’une façon si indigne la gloire d’une pareille ascendance ! » Le jeune souverain se fit aussitôt apporter les registres de sa famille, et y lut ce qui suit :

« Tching-Ty (neuvième souverain) de la famille des Han, eut quatorze fils ; le septième fut Tsing-Wang, qui s’établit dans le Tchong-Chan. (Il se nommait aussi) Liéou-Cheng, et eut pour fils Liéou-Tchen, prince de Lo-Tching-Ting ; Liéou-Tchen eut pour fils Liéou-Ngan, prince de Pey, qui eut pour fils Liéou-Lou, prince de Tchang. Liéou-Lou eut pour fils Liéou-Lien, prince de Y-Chouy, qui eut pour fils Liéou-Hing, prince de Kin-Yang. Liéou-Hing eut pour fils Liéou-Kien, prince de Ngan-Koue, qui eut pour fils Liéou-Ngay, prince de Kouang- Ling, Liéou-Ngay eut pour fils Liéou-Hien, prince de Kiao-Chouy, qui eut pour fils Liéou-Chu, prince de Tsou-Y. Liéou-Chu eut pour fils Liéou-Y, prince de Ky-Yang, qui eut pour fils Liéou-Py, prince de Youen-Tsé. Liéou-Py eut pour fils Liéou-Ta, prince de Yng-Tchouen, qui eut pour fils Liéou-Pou-Y, prince de Fong-Ling. Liéou-Pou-Y eut pour fils Liéou-Hoay, prince de Tsy-Tchouen, qui eut pour fils Liéou-Hiong. Ce dernier donna le jour à Liéou-Hong, lequel n’eut point de titre et fut père de Liéou-Pey (surnommé Hiuen-Té). »

Ainsi, pensa le petit Empereur (qui trouva cette généalogie conforme à celle que Hiuen-Té lui avait exposée), ce personnage est véritablement mon oncle ! Et il réfléchissait en lui-même à l’autorité que Tsao s’était arrogée dans le maniement de toutes les affaires, et comme ce ministre tout-puissant ne faisait aucun cas de sa personne sacrée. Maintenant qu’il avait retrouvé cet oncle, héros qui comptait dans l’Empire, il lui semblait que le ciel auguste lui montrait la route à suivre ! Aussitôt il voulut que Hiuen-Té eut ses entrées libres dans le palais impérial, lui témoigna les égards dus au frère de son propre père, et le traita dans un splendide festin. Il désira même que Tsao accordât un titre plus élevé a son parent ; le premier ministre nomma Hiuen-Té général en chef du second corps d’armée et prince de Y-Tching-Ting. Hiuen-Té s’était agenouillé pour témoigner sa reconnaissance ; les cérémonieuses politesses une fois achevées, il se retira.

Dès lors, tout le monde l’appelait oncle de l’Empereur. Quand Tsao fut rentré dans son palais, le conseiller Sun-Yo et tous ses collègues vinrent le trouver et lui dirent : « Le fils du Ciel a reconnu le lien de parenté qui l’unit à Hiuen-Té ; nous craignons que cette déclaration ne soit de mauvais augure pour voire excellence ! — Oh ! répondit le ministre, Hiuen-Té et moi, nous sommes unis comme deux frères ; songerait-il à devenir mon rival ? — Il est un des premiers hommes de l’époque, ajouta Liéou-Yé, et qui sait jusqu’où il peut arriver[296] ? — Eh bien, dit Tsao, avec les bons comme avec les méchants, on n’a que trente ans (la durée d’une vie humaine) à échanger des marques de politesse. Quelle que soit sa façon d’agir envers moi, je sais comment je dois me conduire[297] ! » On le vit en effet paraître en public assis sur un même char avec Hiuen-Té ; il partageait sa chambre avec lui, lui donnait une part des meilleurs mets, et le comblait d’attentions comme s’il eût été son jeune frère.

Un jour le mandarin Tching-Yo vint le voir et lui dit aussi : « Vous voici débarrassé de Liu-Pou ; tout l’Empire tremble devant vous ; le moment n’est-il pas venu de vous déclarer le chef des vassaux, de régner enfin ? — Ces Han ont encore des partisans dévoués et en grand nombre, reprit Tsao ; gardons-nous de dévoiler prématurément de pareils desseins. Mon intention est de conduire le jeune prince à une partie de chasse, afin d’examiner les façons d’agir et d’étudier le caractère des grands de la cour. » Et le mandarin se retira en admirant les vues profondes du premier ministre.

Après avoir choisi d’excellents chevaux, des faucons de prix et de bons chiens, Tsao fit préparer des arcs, des flèches (tout ce qui était nécessaire pour une chasse de ce genre) ; hors des murs un corps de cavalerie légère avait été rassemblé. Quand le ministre le pria de se mêler à cette partie de plaisir, le jeune prince demanda avec une certaine inquiétude si, en se livrant à cette récréation, il ne blesserait pas les rites[298] ? — « Les anciens Empereurs, répondit Tsao, faisaient à chaque saison, quatre fois l'an, une grande chasse qui leur donnait le prétexte de montrer aux vassaux la majesté de leurs armées. Maintenant que l’Empire ne jouit, presque sur aucun point, d’une parfaite tranquillité, l’expédition à laquelle j’invite votre altesse, peut être avantageuse par quatre raisons. — 1° Si vous restez toujours au fond du palais, vos forces, votre énergie ne se développeront pas ; au contraire, l’exercice de l’équitation joint à celui de l’arc, contribuera à vous rendre fort et robuste. — 2° Ce sera une occasion de déployer à la face de l’Empire un appareil guerrier et imposant, qui inspire la crainte et le respect. — 3° Dans l’oisiveté, l’armée s’engourdit ; par suite de cette torpeur, elle dépérit ; en lui donnant du mouvement, on lui rend l’énergie et la santé. — 4° Enfin, depuis l’Empereur jusqu’aux vassaux, tous les grands personnages doivent savoir tirer de l’arc à cheval. »

Docile à ces instructions, l’Empereur monta sur un cheval de choix, suspendit à la selle un arc enrichi de sculptures[299], avec un carquois plein de flèches d’or, et sortit de la capitale au milieu de tout son cortège. Hiuen-Té, et un peu plus loin ses deux frères d’armes (Yun-Tchang et Tchang-Fey), portant un simple plastron sous la tunique, armés pour la chasse, marchaient derrière Sa Majesté ; ils menaient à leur suite chacun dix cavaliers. Il n’y avait personne dans la foule qui n’admirât la tournure martiale des deux héros, compagnons de Hiuen-Té. On voyait surtout Tsao-Tsao, monté sur un cheval aux crins jaunes, pareil à un dragon, vif et rapide en ses allures ; il emmenait sur ses pas cent mille hommes de guerre, et c’était ainsi qu’il accompagnait le jeune prince à cette partie de chasse. Le ministre (chevauchait presque côte à côte avec l’Empereur) ; il ne s’en fallait que d’une tête de cheval, qu’ils ne fussent sur la même ligne. Derrière lui se tenaient ses plus zélés partisans ; venaient ensuite, à grande distance, les autres mandarins échelonnés selon leur rang. Chacun avait au-dessus de sa flèche un petit étendard portant son nom (afin qu’on pût reconnaître celui qui frapperait l’animal).

« Mon oncle, dit le petit Empereur à Hiuen-Té[300], quand le cortège fut rendu sur le lieu de la chasse, je serai bien aise de vous voir percer de vos flèches quelque gibier ! » Hiuen-Té monta a cheval (il en était descendu par respect) sur l’ordre de l’Empereur, et tout à coup un lièvre partit devant lui du milieu des herbes : « Tirez, tirez ! » cria le jeune souverain ; et une flèche ayant percé le lièvre à la course, il applaudit à l’adresse du chasseur. Hiuen-Té se jeta à bas de son cheval pour s’incliner respectueusement devant l’Empereur ; puis il se remit en selle, et a quelque distance de là, comme le cortège traversait un coteau, un beau cerf accourut de ce côté.

Trois fois, mais en vain, le jeune prince décocha des flèches contre l’animal ; puis il se tourna vers Tsao-Tsao, pour le prier d’en lancer une à son tour. Le ministre prenant aussitôt l’arc précieux des mains du prince, y appliqua une flèche d’or, le tendit avec force et abattit le cerf. Ce fut une explosion parmi tous les courtisans : « C’est le fils du Ciel qui a lancé le trait ! » disaient-ils unanimement[301], et sautant de joie, ils se prosternèrent et crièrent d’une seule voix : « Vive l’Empereur ! »

Tsao-Tsao accourant au galop, abordait de front Sa Majesté[302] et se trouvait droit devant elle ! A cette vue les mandarins pâlirent ; derrière Hiuen-Té, Yun-Tchang ayant peine à contenir son indignation, fronçait le sourcil, roulait des prunelles ardentes ; le sabre au poing, il fouettait déjà son cheval pour aller décapiter l’arrogant ministre. Hiuen-Té lui fit signe des yeux ; respectant cet ordre tacite d’un frère[303] aîné, le héros doué d’humanité et de modération n’osa exécuter son dessein. Au même instant Tsao regarda en face Hiuen-Té ; celui-ci s’empressa de le saluer avec politesse en disant : « Votre excellence a l’adresse d’un esprit ! Dans tout le siècle, on n’a pas vu un archer qui l’égale ! — C’est grâce au bonheur de Sa Majesté[304] que j’ai frappé juste ! » répondit Tsao en souriant ; puis il se mit à son tour à féliciter le petit prince ; mais au lieu de lui rendre son arc et ses flèches, il continua de les porter à sa ceinture au grand scandale des vieux mandarins, qui tous poussaient de profonds soupirs.

Après la chasse, on fit un repas dans la campagne et le cortège revint à la capitale. « Frère, dit Hiuen-Té à Yun-Tchang, vous avez été bien prompt ce matin à tirer votre sabre ! — Ce brigand de ministre insulte l’Empereur et humilie les grands ; j’ai peine à supporter de pareilles choses ! Je voulais délivrer la dynastie du fléau qui l’opprime ; pourquoi m’avez-vous arrêté ? — Si vous jetez le rat, prenez garde au vase[305]. Quand je vous ai vu en colère, je me suis hâté d’arrêter votre bras, parce que Tsao était entouré d’un très grand nombre de ses partisans les plus dévoués. Vous eussiez manqué votre coup, sans acquérir aucun mérite. Et s’il s’était porté à quelque extrémité envers l’Empereur, la faute en retombait sur nous ! J’ai donc dû réprimer votre mouvement ! — Frère, reprit Yun-Tchang, vous le verrez ! En m’empêchant de tuer aujourd’hui cet hypocrite, ce tyran, vous avez préparé dans l’avenir de grands malheurs ! — Ce sera à nous d’y veiller, » répondit Hiuen-Té.

Cependant, de retour dans son palais, le jeune souverain se rendit près de l’Impératrice Fo-Hwang-Héou, et lui dit en versant des larmes : « Hélas, hélas ! depuis que je suis sur le trône, je n’ai cessé d’avoir à souffrir l’oppression de quelque arrogant ministre. D’abord, j’ai eu à endurer le joug de Tong-Tcho ; puis sont venus les troubles suscités par Ly-Kio et Kouo-Ssé[306]. Les autres hommes n’ont point de pareilles douleurs ; c’est à vous et à moi qu’elles sont réservées !... J’avais cru trouver en Tsao un soutien, un appui de mon trône ; voila que par une suite de menées artificieuses, de desseins ambitieux, il s’est emparé de toute l’autorité dans l’Empire, et je ne suis plus rien à ses yeux. Quand je m’assieds sur le siège impérial et que je l’ai la devant moi, il me semble que je suis sur un tas d’épines. Aujourd’hui, à la chasse, il s’est tenu devant ma personne, quand les mandarins criaient : Vive l’Empereur ! comme si ces cris eussent été pour lui. Bientôt, un jour ou l’autre, j’en suis sûr, il réalisera sa secrète pensée en usurpant le pouvoir souverain. Et cependant, nous ne savons pas même, ni vous, ni moi, dans quel lieu il nous faudra mourir ! »

« Quoi, répondit l’Impératrice, parmi ceux qui de père en fils, depuis quatre siècles, vivent des libéralités de la dynastie des Han, il ne se trouvera pas un homme dévoué qui emploie toutes ses forces à tirer son souverain de cette triste situation ? »

En parlant ainsi, elle mêlait ses larmes à celles du petit Empereur, quand un mandarin, entrant tout à coup dans l’appartement retiré où ils se désolaient, s’écria : « Sire, et vous auguste princesse, calmez vos alarmes ! Je vous trouverai un homme qui délivrera l’Empereur des maux qu’il souffre, qui rendra le repos a la dynastie en affermissant le trône ! »

Dans celui qui s’exprimait de la sorte, l’Empereur reconnut le père de l’Impératrice, Fou-Wan : « Vous savez donc quelles sont nos secrètes douleurs, lui dit le petit souverain en essuyant ses larmes ! — Dans ce qui s’est passé à la chasse d’hier, répliqua Fou-Wan, qui n’a pas deviné que Tsao a l’intention formelle d’usurper le trône ? Tsao veut manifestement jouer le rôle d’un Tchao-Kao[307] ! — Dans toute ma cour, dit l’Empereur, autour de moi, il n’y a que des parents ou au moins des créatures de cet homme ! Qui donc serait assez dévoué pour oser quelque chose contre le tyran ? »

« Aussi, dit Fou-Wan, ce devra être quelque parent de votre altesse x ou personne. Moi, votre vieux serviteur, je suis désormais sans aucune autorité ; il me serait difficile de rien entreprendre ! Mais, sire, l’oncle maternel de Votre Majesté, le général Tong-Tching »

« Oui, interrompit le jeune souverain ; cet oncle maternel a [308] rendu déjà de nombreux services à la dynastie, je le sais, je le sais ! Il faut qu’il pénètre auprès de nous pour que nous préparions avec lui ces grands projets. — Autour de votre personne, je ne vois que de très chauds partisans du ministre pervers ; si nos projets sont divulgués, d’effrayantes calamités nous menacent ; cependant, sire, votre sujet a trouvé un moyen de communiquer avec Tong-Tching, sans courir de danger. »


II[309]


« Parlez, parlez ! » dit l’Empereur. Fou-Wan reprit : « Sire, faites préparer un vêtement de cour et une ceinture de jade, dans laquelle il vous sera facile de glisser un ordre écrit de votre main ; ces objets, vous les donnerez en présent à Tong-Tching, en lui recommandant de ne pas chercher à rien découvrir avant d’être de retour à son hôtel[310]. » L’Empereur traça quelques lignes avec du sang qu’il tira de son doigt, et quand l’Impératrice eut cousu le précieux écrit dans l’intérieur de la ceinture, il se l’attacha lui-même autour du corps, par-dessus la tunique brodée ; puis Tong-Tching ayant été introduit, il lui dit : « Le chagrin que nous avons ressenti hier nous a remis en mémoire vos services passés ; hélas ! nous soupirons nuit et jour ! Venez donc faire avec nous, dans l’intérieur du palais, une petite promenade qui soulage un peu notre pauvre cœur ! »

Tong-Tching s’inclina respectueusement, et l’Empereur l’ayant conduit dans la salle des ancêtres, se mit à considérer les portraits des plus illustres personnages de l’Empire[311], qui étaient suspendus à la muraille. Au milieu, on voyait le fondateur de la dynastie des Han, entre vingt-quatre Empereurs. Le jeune souverain brûla des parfums et salua les vénérables images ; puis montrant du doigt l’ancêtre des Han :

« Quel homme était mon aïeul ? » demanda-t-il.

« Quoi ? votre altesse ignore ce qu’était ce grand Kao-Tsou qui fonda la dynastie ? »

« D’où venait-il ; comment a-t-il établi notre l’a mille sur le trône ? — Sire, répondit Tong-Tching tristement surpris ; vous ne faites pas ces questions sérieusement ? Se peut-il que vous ne connaissiez pas les actions de votre aïeul ? »

« Faites-moi les connaître, » répondit l’Empereur.

Tong-Tching reprit : « Le grand Kao-Tsou vint d’un petit village du Ssé-Tchang, dont il était chef. Avec son glaive long de trois pieds, il abattit la tête d’un serpent blanc dans les monts Mang-Sang[312], assembla des soldats fidèles, et bientôt fut seul maître dans tout l’Empire. En trois ans, il eut détruit les Tsin ; en cinq ans, il eut anéanti le nouveau royaume de Tsou. Ainsi il a fondé cette dynastie impérissable, qui compte quatre siècles de durée. »

« Notre aïeul était un si grand héros, et ses descendants sont tombés si bas ! dit l’Empereur en soupirant ; comment la dynastie a-t-elle pu dépérir à ce point ! — L’illustre Kao-Tsou, sire, était un homme d’un esprit et d’une vertu supérieurs, que personne de nos jours ne peut égaler ! »

Le jeune Empereur demanda l’histoire de deux personnages, dont il montrait les portraits à côtés de celui de Kao-Tsou ; Tong-Tching lui répondit : « A la gauche du grand monarque vous voyez Tchang-Léang, à sa droite Siao-Ho. »

« Quels éclatants services ont-ils donc rendus, pour figurer ici à côté de mon aïeul ? »

« C’est que si votre ancêtre a établi sa dynastie sur le trône, sire, il l'a dû en partie au secours que lui ont prêté ces deux personnages. L’un, assis dans sa cabane[313], formait les plans au moyen desquels Kao-Tsou étendit sa puissance par toute la Chine ; l’autre sut veiller à la défense de la dynastie, nourrir le peuple par sa prévoyance, et faire en sorte que jamais la solde ni les vivres ne manquassent aux armées. Aussi Kao-Tsou honora-t-il toujours leurs vertus. »

« Ah ! reprit l’Empereur, de pareils mandarins rendent de grands services à l’état ! Ils méritent qu’on leur offre des sacrifices[314] ! » Puis un coup d’œil jeté autour de lui l’ayant convaincu que ses serviteurs étaient loin, il dit mystérieusement à Tong-Tching : « Il faut que vous restiez désormais près de ma personne, que vous me rendiez des services, à l’exemple de ces deux ministres. »

« Votre sujet, sire, étant tout à fait dénué de mérite, n’est point digne de — Déjà vous avez acquis des titres à ma reconnaissance en me sauvant dans ma retraite vers les provinces de l’ouest[315] ; je n’en ai pas perdu le souvenir. Il n’a pas été en mon pouvoir de vous récompenser, mais prenez cette tunique et cette ceinture. Désormais, je veux que vous restiez auprès de ma personne.... » Et tout en passant autour de son corps la précieuse ceinture, l’Empereur lui dit à l’oreille : « Examinez ces objets bien attentivement ; et ne refusez point la mission que je vous confie ! » Tong-Tching s’était incliné jusqu’à terre ; revêtu de ces marques de dignité, il prit congé du jeune souverain.

Déjà cependant, des affidés du premier ministre étaient allés l’avertir que l’Empereur tenait une conférence avec Tong-Tching dans la galerie des portraits[316]. Aussitôt Tsao se rendit à la cour, et il y entrait au moment où l’oncle maternel du souverain sortait lui-même de la galerie. Ils se trouvèrent donc face à face à la porte ; ne pouvant éviter de passer devant Tsao-Tsao, Tong-Tching se rangea un peu et le salua avec une certaine émotion. « Oncle de l’Empereur, dit Tsao, vous ici ! d’où venez-vous ? — Sa Majesté ayant eu la bonté de m’appeler, par hasard, m’a fait présent de cette tunique et de cette ceinture ! »

« Et à quel propos Sa Majesté vous a-t-elle donné ces beaux vêtements ? — En souvenir des services que je lui ai rendus jadis en la délivrant des rebelles qui la poursuivaient dans les provinces occidentales »

« Allons, reprit Tsao, défaites un peu cette ceinture, que je la voie ! » Le fidèle mandarin, se rappelant avec quel air mystérieux le jeune prince lui avait parlé à l’oreille, soupçonnait ce que contenait cette ceinture ; dans la crainte que Tsao ne vint à découvrir le secret, il hésitait visiblement à lui obéir. Déjà Tsao avait dit à ses gens de la dénouer ; il la prit dans ses mains, l’examina et ajouta avec un grand éclat de rire : « En vérité, voilà une fort belle ceinture de jade ! Et cette tunique, voyons-la !... »

Malgré ses répugnances, Tong-Tching n’osait repousser cette demande ; il se dépouilla de la tunique et la remit à Tsao. Celui-ci, après l’avoir examinée à la clarté du soleil (de manière à voir au travers), s’en revêtit lui-même, puis s’attachant la ceinture de jade, et se retournant vers les gens de sa suite : « Eh bien, leur dit-il, comment me va ce costume ? — A merveille ! » répondirent ses serviteurs.

« Maintenant que j’ai endossé ces vêtements, ajouta-t-il en s’adressant à Tong-Tching, il me reste à vous offrir quelque cadeau en retour. — Je les tiens de la munificence de l’Empereur, reprit le mandarin, et je ne puis les abandonner si légèrement. »

« S’il vous les a donnés, c’est qu’il y a quelque part dans la doublure certain écrit... — Un personnage inutile comme moi oserait-il recevoir de Sa Majesté une mission importante, répliqua Tong-Tching avec empressement ; votre excellence s’est adjugé ce vêtement, qu’elle le garde !.... »

« Non, dit Tsao, vous le tenez de l’Empereur et je m’en emparerais !.... Je voulais plaisanter, voilà tout ! » Et là-dessus il remit la tunique et la ceinture à Tong-Tching, qui prit congé de lui et revint à son hôtel.

Il se mit à examiner la tunique avec attention ; il la tourna et la retourna sans rien y découvrir. « Cependant, pensait-il, l’Empereur m’a fait signe des yeux quand je me retirais, il m’a fait signe de la main, et ces gestes-là signifiaient quelque chose ! J’ai beau regarder cette tunique dans tous les sens, je n’y vois rien, rien du tout..... C’est extraordinaire ! »

De toute la nuit, il ne put fermer l’œil ; et comme il réfléchissait toujours aux paroles de l’Empereur, l’idée lui vint d’examiner aussi la ceinture. Elle était en dehors, ornée de figures de dragon gravées sur le jade ; en dedans, une étoffe brochée d’or sur fond violet lui servait de doublure. En vain il l’étudié des yeux avec la plus scrupuleuse attention, en dessus, en dessous ; une fatigue subite s’empare de lui, il s’accoude sur la table et s’assoupit. Tout à coup un moucheron de la lampe venant à tomber sur la doublure de cette ceinture, en consume un petit morceau. Tong-Tching, éveillé en sursaut, voit paraître sous l’étoffe qui brûlait un morceau de gaze blanche ; avec un couteau, il le décoût, l’ouvre...... C’était un édit secret de l’Empereur, ainsi conçu :

« Moi, l’Empereur, j’ai entendu dire que le premier des cinq devoirs établis entre les hommes, est celui qui regarde les pères et les enfants ; le plus important est celui qui concerne, aux deux extrémités de la société, l’Empereur et le sujet. Naguères le brigand Tsao-Tsao, s élevant lui-même du milieu des officiers de la cour, a effrontément usurpé le rang de ministre ; il est donc coupable d’intrigues et de tyrannie. Entouré de ses partisans, il annule l’autorité du trône ; il distribue les récompenses et les châtiments, les grades et les titres, sans faire aucune attention à mes propres volontés. Nuit et jour, je me consume dans de douloureuses pensées, en songeant que l’état penche vers sa ruine ! Vous êtes l’un des grands de l’Empire, vous êtes uni à ma personne par les liens du sang. Rappelez-vous que si Han-Kao-Tsou[317], au milieu de bien des difficultés et des périls, a pu fonder la dynastie, c’est qu’il a rassemblé des serviteurs fidèles et loyaux ; (faites de même) triomphez en écrasant les rebelles et les ambitieux avec leurs complices ; raffermissez le trône chancelant ; extirpez la race des tyrans jusqu’à sa racine. Quel bonheur vous causerez à mes ancêtres ! Dans mon anxiété, j’ai écrit avec mon sang l’ordre ci-joint que je vous confie. Surtout de la prudence ! Ne refusez pas la mission dont je vous charge.

» Écrit le troisième mois de la quatrième année Kien-Ngan. »

A la lecture de ces lignes, Tong-Tching fondit en larmes. Agité de mille pensées, il ne pouvait ni manger ni boire, ni rester en un même lieu ; une invincible tristesse l’accablait. Cachant aussitôt cet écrit dans sa manche, il se retira dans son. cabinet de travail, et le lendemain se mit à relire l’édit impérial deux et trois fois, sans trouver aucun moyen de secourir le prince ; puis il. le plaça sur son bureau, rêvant toujours de quelle façon il viendrait à bout d’abattre l’arrogant ministre. Ses pensées l’occupant, mais aucun projet ne s’offrant à son esprit, Tong-Tching s’allongea sur sa table et s’endormit ; il était donc sous l’empire du sommeil, quand l’intendant du palais, Wang-Tsé-Fou, se présenta à son hôtel. Les portiers n’osèrent lui refuser l’entrée, car il était très lié avec leur maître ; si bien que le mandarin pénétra jusque dans le cabinet, et Tong-Tching ne s’éveilla pas. De dessous la manche de celui-ci sortaient le morceau de gaze blanche et le mot : moi, l’Empereur ! Wang-Tsé-Fou tout surpris attira furtivement l’écrit impérial et le glissa dans sa propre manche, puis il dit à haute voix : « Eh ! mon ami, vous dormez là bien tranquillement ! »

Éveillé en sursaut, Tong-Tching s’aperçoit que l’édit impérial a disparu ; il est prêt à se trouver mal, ses pieds et ses mains tremblent : « Ah ! reprit Wang-Tsé-Fou, vous voulez tuer le premier ministre ; et bien, je vous dénonce ! »

« Frère, répondit Tching en sanglotant, si vous me dénoncez, c’en est fait des Han et de tout ce qui reste de la famille impériale !»

« J’ai voulu rire, dit le mandarin ; de père et fils, nous vivons, mes ancêtres et moi, des revenus que nous ont assurés les Han, et je me montrerais si ingrat envers un Empereur de cette dynastie !.. Je suis prêt à vous aider de toutes mes forces dans votre projet d’anéantir les brigands qui oppriment le souverain.»

« Si telles sont vos intentions véritables, quel bonheur pour la dynastie ! — Entrons dans un appartement plus secret, reprit Wang-Tsé-Fou, et dressons ensemble une liste des hommes dévoués qui peuvent être associés au complot ; sacrifions-nous, nous et nos parents jusqu’au troisième degré, pour reconnaître les bienfaits que nous avons reçus des Han ! »

Au comble de la joie, Tong-Tching prenant une pièce de satin blanc, y écrivit d’abord ses propres noms, puis la passa a son ami qui y traça les siens et dit : « Je propose le général Ou-Tsé-Lan, avec lequel je suis intimement lié ; si nous l’appelons, je suis certain qu’il nous prêtera son appui contre les rebelles ! »

« Et moi, ajouta Tong-Tching, je propose parmi les grands de l'Empire, un gouverneur de province, Tchong-Tsy ; comme celui que vous venez de nommer, il est mon ami et n’hésitera pas à se joindre à nous. »

Ainsi ils tenaient conseil, quand des serviteurs annoncèrent l’arrivée de Tchong-Tsy et de Ou-Tchu. « C’est le ciel qui les envoie ! » s’écria Tong-Tching ; faisant signe à Wang-Tsé-Fou de se cacher derrière un paravent, il alla lui-même au-devant de ses hôtes et les introduisit dans la bibliothèque. Lorsqu’ils eurent bu le thé, l’un des nouveaux venus, Tchong-Tsy, se mit à dire : « En rentrant de cette partie de chasse d’hier, seigneur, ne vous sentiez-vous pas triste et agité ? »

« Hélas ! reprit Tong-Tching, ces sentiments de douleur et de mécontentement ne peuvent rien produire ! »

« Si je trouvais des hommes de cœur pour me seconder, je m’engagerais par serment à tuer ce brigand de Tsao, dit l’autre mandarin. — Quand il s’agit de délivrer l’Empereur des tyrans qui l’oppriment, ajouta Tchong-Tsy, on meurt sans regret ! »

Tout à coup Wang-Tsé-Fou sortant de derrière le paravent, s’écria : « Vous formez un complot contre le premier ministre, et bien, celui qui vous reçoit vous dénoncera ! — Le mandarin fidèle ne craint pas la mort ; celui qui craint la mort n’est pas fidèle à son prince, répondit Tchong-Tsy ; si nous perdons la vie, même après le trépas nous resterons dévoués aux Han, au lieu de nous avilir comme toi au service d’un traître ! »

« Précisément nous préparions un semblable complot, répartit Tong-Tching en riant, lorsque vous êtes arrivés. C’est le ciel qui vous amène, voyez !.... » Et il leur montra l'édit impérial. A cette vue, les deux mandarins versèrent des larmes, et Tchong-Tsy s’écria : « Eh bien, qui nous empêche de commencer ! » Tong-Tching leur donna le morceau de satin pour qu’ils écrivissent leurs noms ; Wang-Tsé alla chercher Ou-Tsé-Lan qui ne tarda pas à paraître, et quand ce dernier eut signé sur la liste des conjurés, ils passèrent tous dans la salle à manger, au fond de l’hôtel, où Tong-Tching leur offrit un repas.

Tout à coup, on vint dire que le commandant en chef du Sy-Liang, Ma-Teng[318], se présentait pour faire visite. « Répondez que je suis malade et hors d’état de le recevoir, » répliqua TongTching ; mais le portier revint, annonçant que Ma-Teng furieux avait dit : « Hier soir, j’ai vu de mes yeux votre maître sortir du palais avec une tunique brodée et une ceinture de jade ; je l’ai vu à la porte Tong-Hoa ; et le voilà qui se dit malade pour ne pas me recevoir ! Je ne viens pas lui demander à dîner ; que je puisse seulement échanger un mot avec lui, et je retourne dans ma province ! Sera-t-il assez impoli pour me refuser sa porte ? »

Dès que le portier eut répété ces paroles un peu vives de Ma-Teng, Tching se leva en priant ses convives d’attendre un instant, et alla au-devant du gouverneur. Après les politesses d’usage, quand ils eurent pris tous deux des sièges, Ma-Teng dit : « Les armées du Sy-Fan[319] viennent de faire invasion sur nos frontières ; j’accours tout exprès pour demander à l’Empereur qu’il me prête des troupes, et je repars à l’instant. Comme vous êtes l’oncle de Sa Majesté, un des plus anciens et des plus élevés en dignité de tous les mandarins, je suis venu vous faire une visite avant de quitter la capitale. Pourquoi m’avez-vous reçu avec si peu d’empressement ? — Votre humble serviteur est souffrant, reprit Tong-Tching, voilà ce qui l’a empêché de courir à votre rencontre....... Il est bien coupable envers vous ! — Je vois sur votre visage les marques d’une santé florissante, dit Ma-Teng, vous n’avez pas du tout l’air d’être malade.... »

Tong-Tching ne put rien répondre ; Ma-Teng secoua sa manche et se retira en poussant un profond soupir : « Tous ces gens-là, murmura-t-il, sont incapables de soutenir la dynastie ! » En entendant ces paroles, Tong-Tching crut deviner les pensées du gouverneur ; il le ramena poliment vers un siège, et lui demanda ce qu’il voulait dire par cette phrase : « Des gens incapables de soutenir la dynastie ? »

« Ce qui s’est passé à la chasse d’hier, répliqua Ma-Teng, m’a rempli d’indignation. Vous, oncle, proche parent de l’Empereur, vous ne pensez qu’au plaisir et à la bonne chère, et vous ne songez pas à vous acquitter envers le souverain ! Comment auriez-vous assez de capacité pour être le soutien de la famille impériale ! » Tong-Tching craignit qu’il n’y eût un piège sous ces paroles pleines de zèle ; aussi répondit-il en soupirant : « Son excellence Tsao-Tsao est le soutien, le pilier sur lequel s’appuie la dynastie ; pourrions-nous prétendre à une si haute position ! — Vous tenez ce brigand de ministre pour un parfait honnête homme, » reprit Ma-Teng avec colère !

« Il y a des yeux qui nous épient, des oreilles qui nous écoutent de tous côtés et de très près, dit Tong-Tching ; seigneur, veuillez baisser la voix. — Vous tenez à la vie : avec ceux qui craignent la mort, on ne peut convenablement traiter de si importantes affaires ! » Et en parlant ainsi, Ma-Teng se leva pour sortir. Il venait de mettre à nu les sentiments de fidélité et de loyauté qui animaient son cœur : « Seigneur, reprit Tong-Tching, venez voir quelque chose qui vous convaincra de mes véritables intentions. » A ces mots il le conduisit à son cabinet de travail et lui présenta l’édit impérial. Ma-Teng se mordit les lèvres jusqu’au sang (tant sa surprise fut grande). « Si vous êtes prêt, au-dedans, à secourir l’Empereur, s’écria-t-il, je me mets a votre disposition, au dehors, avec les troupes de Sy-Liang. »

Aussitôt Tong-Tching le présenta aux conjurés, lui montra la liste en le priant d’y joindre son nom, et tous ils jurèrent de se soutenir, serment qu’ils scellèrent en buvant une coupe de vin teint de leur propre sang. Ma-Teng dit : « Je jure de me dévouer jusqu’à la mort ! Si nous sommes dix, le succès de notre entreprise est assuré. —Parmi les grands, reprit Tong-Tching, on ne trouve guère de serviteurs de la dynastie fidèles et loyaux. Si nous nous associons des traîtres, nous attirerons des malheurs sur nous et sur le souverain ! »

Ma-Teng demanda à voir la liste des mandarins ; arrivé à ceux qui, portant le nom de Liéou, tenaient par les liens du sang à la famille impériale, il frappa dans ses mains et dit : « Voilà ceux avec qui nous devons nous entendre ; aidés de leur secours, croyez-moi, nous sommes certains de réussir ! »


LIVRE CINQUIÈME

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CHAPITRE PREMIER.


Suite du complot contre Tsao-Tsao.


I.


[Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 499 de J.-C] « Quelles sont, demanda Tong-Tching, les personnes que vous voulez faire entrer dans le complot ? — D’abord, répliqua Ma-Teng, il y a le vice-roi de Yu-Tcheou, Hïuen-Té ; pourquoi ne pas l’appeler ? — Oui, il est parent des Han, oncle de Sa Majesté, mais Tsao et lui sont unis comme les doigts de la main[320] ; dans une affaire de ce genre, pouvons-nous compter sur lui ? — J’en ai la preuve ; au fond de son cœur, Hiuen-Té désire la mort du ministre. Dans cette partie de chasse d’hier, quand (l’arrogant) Tsao se tenait debout devant l’Empereur au moment où l’on criait : Vive Sa Majesté ! Hiuen-Té a retenu le bras de son compagnon d’armes[321] qui voulait le frapper. Ce n’était pas qu’il n’eût une pareille intention lui-même, mais il redoutait les partisans du ministre qui l’entouraient en grand nombre ; il craignait que le coup ne fût manqué. Seigneur, si vous faites un appel à ce personnage, certainement il y répondra ! »

Leur complice Ou-Tsé-Lan fut d’avis qu’une entreprise si grave ne pouvait être abordée légèrement, et qu’il fallait se réunir un autre jour pour délibérer de nouveau : là-dessus la petite assemblée se sépara. La nuit suivante, Tong-Tching cacha dans sa robe l'ordre écrit par l’Empereur, et se rendit chez Hiuen-Té ; les portiers avertirent leur maître, qui se hâta d’accourir au-devant de son hôte, en lui demandant quelle affaire l’amenait a pareille heure. « Seigneur, ajouta-t-il, daignez entrer et vous asseoir un instant dans mon humble demeure ! — Si je viens au milieu des ténèbres et non au grand jour, ce qui eut été mieux, répondit Tong-Tching, c’est que j’ai craint, par une semblable démarche, d’éveiller les soupçons de Tsao....... »

Hiuen-Té exprima combien il était honoré de sa visite, et fit servir du vin ainsi qu’un léger souper ; Tong-Tching dit : « Avant-hier, à cette partie de chasse, votre frère adoptif, Yun-Tchang, a voulu tuer Tsao, et vous l’avez, par un signe d’yeux, par un mouvement de tête, empêché de porter le coup ; expliquez-moi quelles étaient vos intentions ? — Mais, seigneur, reprit Hiuen-Té, étourdi par cette question, comment avez-vous su ?.... — Les autres assistants n’ont pas remarqué cette scène muette, répondit Tong-Tching ; moi seul, qui étais à vos côtés, général, j’ai pu voir ces mouvements dont je vous parle [322]. » Poussé à bout [323], Hiuen-Té avoua que son compagnon d’armes n’avait pu se décider à laisser impunie l’arrogance du ministre. A ces mots Tong-Tching cacha son visage dans ses mains en sanglotant, et comme Hiuen-Té l’interrogeait sur la cause de sa douleur : « Hélas ! répliqua-t-il, si Sa Majesté comptait quelques serviteurs aussi dévoués que l’est votre frère adoptif, la dynastie recouvrerait la sécurité qui lui manque ! »

Craignant que son hôte ne fut envoyé par Tsao pour sonder ses intentions, Hiuen-Té voulut changer de langage. « Son excellence le premier ministre gouverne l’Empire, reprit-il ; quel péril menace la dynastie ? » A son tour, Tong-Tching se leva, portant sur son visage les traces de la consternation : « Quoi, s’écria-t-il, vous, parent des Han, de l’Empereur, vous n’osez soutenir la vérité quand je vous parle à cœur ouvert ! — C’est que je craignais d’être dupe d’une ruse, répondit Hiuen-Té ; voilà pourquoi je dissimulais ! » Aussitôt Tong-Tching tira du fond de sa manche l’ordre impérial et le présenta à Hiuen-Té, avec la liste sur laquelle les autres conjurés s’étaient inscrits. Celui-ci n’avait pu vaincre son émotion, en lisant l'ordre impérial (écrit avec du sang) [324] ; à la vue de cette liste où figuraient déjà les six personnages éminents engagés dans le complot, il s’écria : « Quand il y a des hommes dévoués à secourir la dynastie, moi, Liéou-Pey-Hiuen, je ne me dévouerais pas aussi comme le chien et le cheval se dévouent à leur maître ! »

Tong-Tching le salua en s’inclinant, et il s’écria de nouveau : « Puisque un pareil édit tracé par l’Empereur m’ordonne de marcher, dix mille morts ne m’arrêteraient pas ! — Veuillez ajouter à cette liste votre illustre nom, » dit Tong-Tching ; et il signa tout au long : Liéou~Pey [325], général du second corps d’armée, Tong-Tching replia le morceau de gaze. « Il nous manque encore les noms de trois hommes fidèles à la dynastie, reprit-il ; ce nombre de dix une fois atteint, nous tenterons de détruire les tyrans qui oppriment l’Empire ! »

« Une si importante affaire, dit Hiuen-Té, demande à être conduite avec précaution ; par une trop grande précipitation, nous pourrions trahir nos projets ! » Et ils délibérèrent jusqu’à la cinquième veille, heure à laquelle Tong-Tching se retira. Cependant Hiuen-Té, pour se mettre (à tout hasard) à l’abri des pièges que Tsao pouvait lui tendre, se fixa tout à fait derrière ses appartements intérieurs, dans son jardin qu’il s’occupa à cultiver ; il l’arrosait lui-même, si bien que Yun-Tchang lui dit : « Frère aîné, vous ne prenez plus dégoût à tirer de l’arc, ni à monter à cheval [326], comme il conviendrait à un héros qui songe à l’Empire ; vous vous livrez à des occupations dignes d’un homme vulgaire ! »

« Ce qui m’occupe, vous l’ignorez, » reprit Hiuen-Té ! Son frère d’armes se mit à étudier le Tchun-Tsiéou de Kong-Fou-Tsé ; seulement il sortait quelquefois pour tirer de l’arc à cheval. Un jour que Tchang-Fey et lui se trouvaient absents, Hiuen-Té arrosait son potager, lorsque Hu-Tchu et Tchang-Liéou [327], suivis d’une dizaine de soldats entrèrent brusquement dans le jardin, en lui disant que son excellence Tsao-Tsao le mandait au plus vite en son hôtel. Que lui voulait le ministre qui l’appelait comme pour une affaire urgente : les officiers l’ignoraient ; son excellence les avait envoyés vers lui, ils n’en savaient pas davantage.

Hiuen-Té les suivit donc jusqu’à l’hôtel de Tsao, qui d’un visage sévère lui cria : « Vous nous faites-là de belles affaires ! » À ces mots Hiuen-Té avait changé de couleur ; Tsao lui prit la main, l’emmena dans le bosquet derrière l’hôtel, et lui dit : « Seigneur Hiuen, vous vous donnez bien du mal pour apprendre à jardiner ! » Cette question ramena le calme dans son esprit : « Je n’ai rien à faire, répondit-il ; c’est une façon d’occuper mes loisirs ! — Ah ! reprit Tsao, regardant en l’air avec un grand éclat de rire, l’an dernier, quand j’allais combattre le rebelle Tchang-Siéou, l’eau manqua sur la route et l’armée mourait de soif. J’eus recours à un stratagème ; là-bas, devant vous, m’écriai-je, il y a un bois de pruniers ; et je faisais signe avec mon fouet ; à ces mots, les soldats sentirent l’eau leur venir à la bouche, et leur soif se calma. La vue de ces prunes si vertes me rappelle forcément cette aventure ; je veux en célébrer le souvenir ; voilà pourquoi j’ai fait préparer du vin chaud et appeler mon jeune frère [328], afin de lui donner une légère collation dans ma petite galerie > et de le traiter comme il convient de recevoir un ami intime ! »

Tout à fait rassuré, Hiuen-Té suivit le ministre au lieu où le repas était servi. Déjà les coupes se trouvaient rangées, des prunes mûres brillaient sur les assiettes, le vin bouillait ; les deux convives assis l’un en face de l’autre, libres de toute contrainte, mangèrent bien et burent mieux encore. Tout à coup cependant, les nuages s’amoncelèrent, la pluie tomba par torrents, et les serviteurs qui se tenaient derrière les conviés montrèrent du doigt le firmament, en assurant qu’ils y voyaient un dragon suspendu entre le ciel et la terre. Tsao se pencha sur la balustrade pour regarder ainsi que son hôte, puis il dit : « Jeune frère, connaissez-vous les transformations du dragon ? — Non, » répliqua Hiuen-Té.

« Les voici : le dragon se grandit et se raccourcit à volonté ; il peut monter dans les airs ou se rendre invisible. Quand il est grand [329], il fait voler au ciel le brouillard et la pluie ; il mêle les eaux du fleuve Kiang et de l’Océan. Quand il est peut, il rentre sa tête, replie ses griffes, et se cache sous un brin d’herbe. Quand il s’élève dans les airs, il vole majestueusement dans tout l’espace ; quand il se dérobe aux regards, il se retire au plus profond des ondes. Le dragon, c’est le principe Yang. Selon les saisons il se transforme ; maintenant nous sommes au cœur du printemps, et c’est l’époque où il se manifeste (où de poisson qu’il était devenu, il reprend sa véritable forme) ; les héros sont pareils à lui ! Quand le dragon s’élève, il monte jusqu’au neuvième ciel ; l’homme supérieur qui arrive à son but, qui trouve son heure, parcourt en maître tout l’Empire. Vous, Hiuen-Té, qui depuis longtemps avez rempli des emplois aux. quatre coins de l’Empire, vous devez, sans aucun doute, avoir rencontré ce héros qui est le premier de sou siècle. Dites, quel est-il ? — Avec des yeux de chair [330] (que n’illumine point un esprit supérieur), Liéou-Hiuen-Té pourrait-il avoir distingué ce héros et Je faire connaître, reprit celui-ci ? — Mettez de côté cette modestie, répliqua Tsao ; au fond de votre cœur, j’en suis convaincu, vous avez une opinion arrêtée sur ce point,— C’est vous qui dans votre bonté m’avez accordé un grade à la cour ; en vérité, je ne connais point encore les héros, les sages qui se trouvent.... — Au moins vous savez les noms, si vous ne connaissez pas les personnes ! Je vous en prie, causons de ce qui se passe dons notre siècle. »

« Dans le Hoay-Nan, reprit Hiuen-Té, il y a Youen-Chu, qui possède une belle année, d’abondantes provisions ; on peut l’appeler un héros ! — Ah ! ah ! s’écria Tsao en riant ; c'est un vieux os pourri dans une bière ! Un de ces jours, soyez-en sur, j’en viendrai à bout. — Au nord du fleuve Ho, il y a Youeu-Chao ; dans sa famille, depuis quatre siècles, se trouvent réunies les trois grandes dignités de l’Empire [331] ; parmi les anciens mandarins il compte beaucoup de clients. Pareil à un tigre, il tient sous sa dépendance le Ky-Tchéou ; il a à son service un grand nombre d’hommes capables ; on pourrait lui appliquer cette dénomination de héros.... »

« Non, interrompit Tsao avec un sourire ; ce Youen-Chao est une statue imposante d’aspect, mais vide à l’intérieur ; il aime former des projets et ne s’arrête à aucun. Dans les grandes occasions, il ne sait pas se risquer, et pour un petit avantage il aventure follement sa vie ; c’est la un homme qui peut à peine causer quelque inquiétude, et non un héros [332] ! »

« Il y a un brave sans rival dans les Neuf-Districts, Liéou-KingChing ; peut-être mérite-t-il d’être appelé.... — Ce Liéou-Piao est un buveur, un voluptueux, mais non un héros ! »

« Sun-Pé-Fou [333] commande les provinces situées à l’est du Kiang ; il est brave, héroïque même. — C’est un blanc-bec, un enfant qui vit de la gloire de son père, et rien de plus ! »

« Et Liéou-Tchang qui est maître du Y-Tchéou ?....... — Ce n’est pas un héros, assurément, mais un pauvre chien qui garde une porte ! — Tchang-Siéou, Tchang-Lou, Han-Souy et tant d’autres, que sont-ils à vos yeux ? »

Frappant dans ses mains, Tsao répliqua avec le sourire de mépris (qui avait accompagné chacune de ses réponses) : « Ce sont des hommes de rien, qui ne valent pas la peine d’être comptés ! — Cependant, après tous ceux-là, je ne trouve plus personne à citer ! »

« Le véritable héros, reprit Tsao, est celui qui nourrit en son cœur de grandes pensées, qui cache en son esprit de sages plans de conduite, qui est capable de tout entreprendre et de tout mener à fin [334]. Tel est celui qu’on peut appeler un héros ! — Et quel homme réunit ces perfections ? » demanda Hiuen-Té.

Tsao montrant du doigt son hôte, répondit : « Le héros de notre siècle, c’est vous, seigneur, vous.... et moi, à l’exclusion de tout autre ! » Comme il achevait ces paroles, la foudre retentit avec un bruit terrible ; une pluie abondante se mit à tomber, et Hiuen-Té laissa échapper les bâtonnets qu’il tenait à la main. — « Pourquoi laissez-vous cheoir les bâtonnets, demanda Tsao surpris ? — Le saint homme a dit : Quand le tonnerre se fait entendre, quand le vent souffle, c’est un signe qu’il se prépare de grands changements. Voilà la cause de ce mouvement de frayeur qui vous a surpris. — Le tonnerre, c’est la voix du ciel et de la terre ! Quelle frayeur doit-il inspirer ? »

« Depuis mon enfance, répondit Hiuen-Té, j’ai peur de la foudre ; c’est un sentiment que je ne puis vaincre ! » Tsao répliqua par un froid sourire, et jugea Hiuen-Té comme un homme incapable de former des entreprises hardies ! — Tout rusé, tout habile qu’il était, il venait d’être vaincu par son rival [335].

Quand la pluie d’orage eut cessé, on vit entrer brusquement deux hommes armés de leurs glaives : c’étaient les frères adoptifs de Hiuen-Té (Yun-Tchang et Tchang-Fèy). Ayant su, au retour de leur partie de tir à cheval, que Hiuen-Té avait été emmené par deux généraux du premier ministre, ils s’étaient précipitamment dirigés vers l’hôtel de ce dernier. Ils venaient d’apprendre que leur frère était dans le jardin, derrière le palais ; ils le croyaient en péril, et voila pourquoi ils avaient pénétré sans se faire annoncer, jusqu’auprès de lui. Quand ils virent Hiuen-Té paisiblement assis à table avec Tsao, ils s’arrêtèrent le sabre en main. — « Que voulez-vous ici, leur demanda Tsao ? — Nous avons appris, répondit Yun-Tchang, que votre excellence avait invité notre frère à un repas, et nous sommes venus tout [336] exprès pour jouer dû sabre, et animer le festin par cet exercice ! »

« Ce n’est point ici un festin comme on en célèbre aux portes de la capitale, répliqua dédaigneusement Tsao-Tsao, qui avait deviné leur pensée ; nous n’avons donc pas besoin de jongleurs [337] ! » Cette réponse fit sourire Hiuen-Té ; Tsao versa une pleine coupe de vin à chacun des deux guerriers qui l’acceptèrent avec politesse ; et le repas se termina aussitôt.

Quand, après avoir pris congé de son hôte, Hiuen-Té fut rentré dans sa demeure, Yun-Tchang lui dit combien ils avaient été inquiets de le savoir emmené chez le ministre. Hiuen-Té raconta à ses deux frères d’armes la petite scène des bâtonnets ; mais ils n’en comprirent pas le sens, et il le leur expliqua ainsi : « En m’occupant à jardiner et en affectant d’avoir peur de la foudre, j’ai eu la même pensée. Tsao est un homme artificieux et perfide ; je suis sûr que ses espions me surveillent nuit et jour. Si je suis resté dans mon jardin à planter des légumes, c’était afin qu’il me crût tout à fait oisif ; si j’ai laissé tomber les bâtonnets, ça été parce qu’il venait de m’appeler en face un homme héroïque. Je n’ai rien répondu, mais la foudre ayant grondé au même instant, j’ai donné cette marque de frayeur, en disant que je craignais le tonnerre ; Tsao, je l’espère, me regardera comme un enfant timide, et ne songera pas à me nuire ! » — À cette explication, Yun-Tchang témoigna combien il admirait les vues élevées de son frère aîné, qui avait si habilement détourné les soupçons du premier ministre.

Le lendemain, Tsao invita de nouveau Hiuen-Té ; pendant le repas, des courriers annoncèrent le retour de Man-Tchong, qui avait été envoyé vers le pays occupé par Youen-Chao, pour en apprécier la situation. Tsao voulut qu’on fit entrer le mandarin : « Je vous ai chargé d’aller au nord du fleuve Ho, lui dit-il ; donnez-moi des nouvelles de ce qui se passe dans ces contrées. — Il n’y a rien de changé de ce côté, répondit Man-Tchong, si ce n’est que Kong-Sun-Tsan [338] a été détruit par Youen-Chao. » Et comme Hiuen-Té désirait connaître les détails de cet événement, il reprit : « Kong-Sun-Tsan, battu par Youen-Chao, s’était replié sur la ville de Ky-Tchéou ; sur les murs de terre à deux étages, il s’était construit une tour haute de cent pieds [339], et trois cents mille boisseaux de grains s’y trouvaient rassemblés ; il avait donc tout préparé pour se bien défendre. Malheureusement, dans une sortie, ses soldats furent entourés par les assiégeants ; le reste de l’armée demanda à voler à leur secours, et Kong-Sun-Tsan s’y refusa en disant que si l’on en agissait ainsi, les troupes a l’avenir, comptant sur un pareil appui, ne se battraient plus avec courage. Il résulta de là que ses soldats se soumirent pour la plupart à Youen-Chao ; Kong-Sun-Tsan voyant ses forces diminuées, voulut demander du secours à Tchang-Yen. Un feu allumé par celui-ci devait être le signal d’une attaque qu’il ferait du dehors contre les assiégeants, et à laquelle on répondrait du dedans par une sortie. L’envoyé chargé de porter cette lettre fut pris par les gens de Youen-Chao, qui s’empressa d’allumer le feu ; Kong-Sun-Tsan s’étant élancé hors des murs, les soldats embusqués à dessein se levèrent de toutes parts ; celui-ci, après avoir perdu la moitié de son monde, fut forcé de se retirer de nouveau dans la ville. Youen-Chao fit creuser un chemin souterrain, qui conduisit ses soldats au pied même de cette tour où se tenait Kong-Sun-Tsan. Le malheureux, ne sachant par où fuir, a commencé par égorger sa femme et ses enfants, puis il s’est pendu. Ses troupes ont passé à l’ennemi ; le jeune frère de Youen-Chao, Youen-Chu, établi dans le Hoay-Nan, s’y conduit avec hauteur et arrogance ; il s’aliène à la fois le peuple et l’armée ; tout le monde veut abandonner son parti. Ce que voyant, il s’est démis de son titre d’Empereur [340] en faveur de Youen-Chao. Celui-ci a envoyé chercher le sceau impérial ; il se décide à fonder son Empire au nord du fleuve Ho. Déjà Youen-Chu en personne s’avance pour le recevoir ; son intention est de quitter le Hoay-Nan et de soumettre la rive septentrionale du fleuve. Si ces deux frères se prêtent un mutuel secours, il sera difficile de les combattre avec avantage ; donc, son excellence ferait bien de profiter des instants qui restent encore pour les attaquer. »

À ces mots, Hiuen-Té se leva : « Si Youen-Cbu se jette dans les bras de son frère aîné, s’écria-t-il, certainement ils envahiront bientôt le Su-Tchéou [341] ; prêtez-moi une armée, que j’aille barrer la route à Youen-Chu, et je viendrai à bout de cet ennemi ! — Demain, répondit Tsao avec joie, je vous présenterai a l’Empereur, et j’obtiendrai que’ vous puissiez partir ! »

Le lendemain, l’audience fut accordée. Tsao fit tenir prêts cinquante mille hommes, commandés par Tchu-LingetLou-Tchao, et les mit à la disposition de Hiuen-Té, en le nommant inspecteur général des provinces à soumettre, pour qu’il marchât contre Youen-Chu. Quand Hiuen-Té prit congé de l’Empereur, Sa Majesté le reconduisit en pleurant jusqu’aux portes du palais ; Tong-Tching l’accompagna jusqu’à la distance d’une lieue hors des murs, et au moment de se séparer, Hiuen-Té lui dit : « Oncle maternel de l’Empereur, prenez patience ! Dans cette expédition, je vous le jure, mes sentiments ne changeront pas ; envoyez-moi des courriers pour me tenir au fait de ce qui se passera ! — Seigneur, reprit Tong-Tching, ne perdez point de vue le projet que nous avons formé ; ne vous montrez point ingrat envers l’Empereur ! » Et ils se séparèrent.

Quand Hiuen-Té fut en route, ses deux compagnons d’armes lui demandèrent pourquoi il avait mis tant d’empressement à entreprendre cette expédition : « C’est que, répondit-il, j’étais comme le poisson dans la nasse, comme l’oiseau dans le filet ; c’est pour moi une occasion de faire comme le poisson qui retourne a la haute mer, comme l’oiseau qui s’élève de nouveau vers le ciel bleu ! J’échappe à la nasse et au filet ; Tsao et moi nous avons bien les mêmes sujets d’inquiétude, mais nos désirs, nos espérances ne sont pas les mêmes. Ce qui lui causerait de la joie, ce serait de nous voir périr misérablement ! »

Les chefs de cette expédition, Tchu-Ling, Lou-Tchao, et les deux frères d’armes de Hiuen-Té, conduisaient leurs soldats à pas rapides, sous les ordres de ce dernier. Pendant ce temps (le conseiller intime du premier ministre), Kouo-Kia, qui était allé rassembler des vivres et recueillir de l’argent, ayant appris au retour le départ de Hiuen-Té, accourut auprès de son maître et lui demanda quelle intention il avait eue en chargeant cet homme dangereux d’une pareille mission ? « J’ai voulu qu’il combattit Youen-Chu, répliqua Tsao ! — Seigneur, dit Tching-Yu (l’un des conseillers), quand jadis Hiuen-Té a reçu le gouvernement de l’autre province de Yu-Tchéou, j’ai donné à votre excellence des avis qu’elle n’a pas écoutés ; aujourd’hui vous lui prêtez des troupes.... C’est lancer le dragon dans la mer, le tigre dans la montagne ! Quand vous voudrez vous faire obéir de lui, y parviendrez-vous ? — Ce Liéou-Hiuen-Té est un homme supérieur, ajouta Kouo-Kia ; il a pour lui l’amour des peuples ; ses deux frères adoptifs sont des héros capables de résister à une armée ! Plus j’y songe, plus je vois en Hiuen-Té un personnage qui ne se laissera pas longtemps commander ; il nourrit des projets dont on ne peut sonder la profondeur ! Les anciens disaient : Le moment où l’on lâche son ennemi [342] prépare des regrets pour des siècles ! Vous lui confiez des troupes ; autant vaudrait donner des ailes à un tigre ! Seigneur, réfléchissez-y bien. »

« Je l’ai vu oisif, cultivant son jardin, dit Tsao ; plus tard, j’ai reconnu au coup de tonnerre qui l’a fait trembler, que ce n’était point là un homme capable de former de grandes entreprises ; quelles alarmes me causerait-il ? — Par ces paisibles occupations, reprit Tching-Yu, il endormait les soupçons de votre excellence ! Par cette faiblesse simulée, il masquait le fond de son caractère. Comment votre excellence, dont le regard perçant illumine la terre, a-t-elle pu se laisser éblouir par les ruses de Hiuen-Té ! »

« Ah ! s’écria Tsao en frappant du pied, j’ai été dupe de son astuce ! Qui veut courir sans relâche sur ses traces et me le prendre ! — Moi, répondit un officier qui s’avança fièrement, donnezmoi cinq cents cavaliers, et je vous l’amène ici, pieds et poings liés, lui et ses deux formidables amis ! »

Celui qui s’offrait pour accomplir ces grandes choses, c’était Hu-Tchu, commandant militaire de Hou-Pé ; le premier ministre s’empressa de mettre sous ses ordres les cinq cents hommes et il partit.


II.[343]


Cependant Yun-Tchang et Tchang-Fey marchaient toujours ; des qu’ils aperçurent la poussière soulevée derrière eux : « Frère, dirent-ils à Hiuen-Té, voilà certainement des troupes que Tsao envoie à notre poursuite ! » Ils dressèrent leur camp, et Hu-Tchu s’étant approché, Hiuen-Té lui demanda ce qu’il voulait.

« Son excellence, répondit le général, m’envoie tout exprès pour vous dire, qu’ayant à traiter en votre compagnie une importante affaire, il vous prie de retourner à la capitale. — Une fois qu’un chef d’armée est hors de la province où réside l’Empereur, dit Hiuen-Té, il n’écoute plus même les ordres de Sa Majesté[344], a plus forte raison, ce qu’un ministre peut avoir à lui dire ! Allez de ma part porter cette réponse à son excellence : Les deux conseillers Tching-Yu et Kouo-Kia, m’ont bien des fois demandé en présent de l’or et des étoffes précieuses, et parce que j’ai refusé de les satisfaire, ils m’ont calomnié auprès de leur maître ; voila pourquoi maintenant son excellence vous a lancé sur mes traces. Vous avez ordre de mettre la main sur moi, et moi, si je n’étais aussi humain que probe, je vous ferais hacher en pièces ! Mais non ; Tsao m’a comblé de bienfaits dont le souvenir ne s’est pas effacé de mon cœur. Allez donc vite, allez porter à son excellence des paroles de paix ! »

À côté de lui, ses deux frères d’armes se tenaient debout, le sabre au poing, fixant sur Hu-Tchu des regards menaçants, ce qui décida ce dernier à retourner vers son maître ; il lui répéta même toutes les paroles de Hiuen-Té. Aussitôt appelant ses deux conseillers, Tsao les accabla de reproches, de ce que la cupidité seule leur avait inspiré des paroles de calomnie ; mais frappant la terre de leurs fronts, ils s’écrièrent : « Votre excellence se laisse séduire par les ruses de cet homme ! — J’en avais envoyé un, répliqua Tsao en souriant ; si j’en envoie d’autres à la poursuite de Hiuen-Té, nous deviendrons ennemis irréconciliables. Quant à vous, je vous pardonne, mais cessez de m’inspirer ainsi des soupçons ! » Les deux courtisans se retirèrent ; au fond, Tsao ne savait trop s’il devait ajouter foi à leurs paroles [345].

De son côté, quand il vit Hiuen-Té sorti de la capitale, l’autre conjuré, Ma-Teng, rappelé par des affaires importantes sur les frontières de l’ouest, retourna dans sa province de Sy-Liang.

Hiuen-Té arrivait à Su-Tchéou ; le commandant du lieu, TchéTchéou vint le recevoir avec honneur et le traita solennellement ; les anciens conseillers et mandarins, Sun-Kien, My-Tcho [346] et les autres se portèrent aussi à sa rencontre par respect, puis il alla dans son hôtel revoir sa famille (qu’il y avait laissée).

Cependant, il apprit par ses espions que Youen-Chu s’abandonnait a tous les excès d’un fol orgueil ; les généraux Louy-Pou et Tchin-Lan [347] s’étaient jetés dans les monts Tsong-Chan ; les forces de l’ambitieux partisan diminuaient de telle sorte, qu’il avait écrit à son frère aîné Youen-Chao une lettre ainsi conçue, en lui cédant le titre d’Empereur [348] :

« Il y a longtemps que l’Empire échappe à la dynastie des Han. Le souverain n’est qu’un faible enfant ; le gouvernement est abandonné à la fantaisie des mandarins. Les hommes supérieurs s’attaquent et se partagent les provinces ; ainsi au dé» clin de la dynastie des Tchéou, la Chine se divisait en sept royaumes. À la fin, l’Empire appartiendra au plus puissant. C’est à la famille des Youen que le ciel réserve maintenant la souveraineté ; des signes merveilleux l’ont fait connaître. Aujourd’hui, mon frère aîné règne en maître sur quatre provinces ; il a sous sa dépendance un peuple innombrable ; aucun de ses rivaux ne l’égale en puissance ; aucun d’eux ne peut lui être comparé pour les qualités et la capacité. La politique de Tsao consiste a soutenir un faible prince, à étayer un trône qui chancelle, à faire passer entre les mains des héritiers de la dynastie, le sceptre qu’ils tiennent de leurs pères ; pourra-t-il sauver ce qui a déjà péri ! Voila que vous avez le titre d’Empereur ; montez vite sur le trône, fondez une dynastie impérissable ! L’occasion est bonne, profitez-en ; le sceau de jade, le sceau héréditaire des Empereurs, je vous le cède et vous l’offre ! »

Youen-Chao avait l’ardent désir d’usurper le titre de souverain ; aussi envoya-t-il prier son jeune frère de venir. Celui-ci se mit en chemin avec ses troupes (son ancien cortège d’Empereur), son harem, son char et le reste, en se dirigeant vers Su-Tchéou. Informé de l’approche de cet ennemi, Hiuen-Té marcha à sa rencontre accompagné de ses cinquante mille hommes ; il ne tarda pas à atteindre Ky-Ling, chef de l’avant-garde, que (le fougueux) Tchang-Fey aborda avec de grands cris, et après une lutte assez longue, renversa mort aux pieds de son cheval. Ce premier corps d’armée se dispersa, et Youen-Chu vint en personne présenter la bataille avec sa division. Les troupes de Hiuen-Té étaient séparées en trois corps ; à sa gauche il avait les deux généraux Tchu-Ling et Lou-Tchao [349], à sa droite ses deux frères d’armes. Lui-même il prit les devants à la tête du principal corps d’armée, et apostropha le chef ennemi : « Rebelle qui tournes le dos a la justice, un ordre de l’Empereur m’enjoint de te châtier ; viens, les mains liées, faire ta soumission ? Viens t’humilier devant le premier ministre, si tu veux éviter le châtiment de tes crimes ! — Petit marchand de nattes, vil faiseur de pantoufles [350], répliqua Youen-Chu d’un ton injurieux, oses-tu bien me manquer de respect »

À ces mots il s’élance ; Hiuen-Té recule à dessein, de manière a l’exposer à la double attaque des deux autres corps d’année. Youen-Chu, complètement défait, rallie à peine mille soldats et veut battre en retraite vers la ville de Tchéou-Tchun. Mais cette ville était au pouvoir des brigands (qui maintenaient leur indépendance à la faveur des guerres civiles). Forcé de se replier sur Kiang-Ting, d’abandonner son argent et ses vivres entre les mains de Louy-Pou et de Tchin-Lan (que nous avons vus plus haut retirés dans les monts Tchong-Chan), il se trouva réduit à trente boisseaux de blé. Il distribua ces faibles ressources aux soldats ; les habitants qui n’avaient rien à manger, mouraient de faim par centaines. Youen-Chu, ennuyé de manger de mauvais riz enveloppé de sa pellicule, ne pouvait plus l’avaler ; il demanda à son cuisinier de lui donner de l’eau de miel. « Où en prendrais-je, répondit le cuisinier ? il n’y a ici que de l’eau de sang ! »

À ces mots Youen-Chu s’appuya sur son lit, poussa un grand cri et tomba à terre en rejetant par la bouche une pinte de sang.... Il était mort [351].

Ceci arriva au sixième mois de la quatrième année Kien-Ngan (199 de J.-C).

Le fils du frère aîné de Youen-Chu, Youen-Yn, ayant placé son corps dans un cercueil, l’emporta vers Lou-Kiang, où il emmena toute sa famille. Ce neveu fut tué lui-même par un certain Su-Kiéou ; celui-ci porta à la capitale le sceau des Empereurs et le remit à Tsao-Tsao qui, très content d’avoir recouvré ce joyau précieux, nomma l’assassin commandant militaire de Kao-Ling.

Hiuen-Té, instruit de la mort de Youen-Chu, écrivit à l’Empereur pour l’en informer ; de son côté, Tsao rappela ses deux généraux Tchu-Ling et Lou-Tchao. Quand ils parurent en sa présence, et annoncèrent que Hiuen-Té gardait les troupes qu’on lui avait confiées, le ministre indigné voulut les faire décapiter tous les deux : « Seigneur, lui dit le conseiller Sun-Yo, c’est Hiuen-Té qui a le commandement des troupes ; ces deux généraux pouvaient-ils ramener leurs soldats avec eux ? » Tsao se contenu de les chasser avec des paroles de reproches ; Sun-Yo reprit : « Écrivez au gouverneur de Su-Tchéou, qu'il tâche de vous débarrasser de Hiuen-Té par trahison ! » Le conseil plut à Tsao ; il dépêcha vers le gouverneur un exprès chargé de lui transmettre ses ordres ; aussitôt Tché-Tchéou (le gouverneur) en conféra avec Tchin-Teng [352] : « Rien n’est plus facile, répondit celui-ci ; placez des soldats en embuscade hors des murs, allez au-devant de Hiuen-Té quand il rentrera dans la ville, et dès qu’il approchera du lieu où le piège sera tendu, frappez-le. Moi, je ferai assaillir à coups de flèches, du haut des remparts, les soldats qui le suivent, et la grande affaire sera accomplie ! »

À l’instant même, le traître fit prier Hiuen-Té d’entrer dans la ville ; mais déjà Tchin-Teng était allé tout dévoiler à son père Tching-Kouey : « Hiuen-Té est plein d’humanité, répondit Kouey ; courez le prévenir du danger qui le menace », et Teng obéit à son père ; les deux frères d’armes du héros furent avertis de ce qu’ils avaient à faire.Tchang-Fey (toujours impétueux) voulait voler en avant et combattre ; Youen-Tchang l’arrêta : « Il y a des troupes embusquées hors de la ville, certainement nous serons repoussés. D’un autre côté, si Hiuen-Té sait ce qui se passe, il ne voudra ni entrer dans la ville, ni tuer le traître ; je sais un moyen...., le voici : La nuit venue, habillons-nous comme des soldats de Tsao ; arrivés dans la ville, nous prierons Tché-Tchéou de sortir avec nous, et à l’instant nous regorgerons. — Mais s’il ne se montre pas hors des murs......, que ferons-nous, dit Tchang-Fey ? — Dans ce cas, ayons recours à un autre stratagème ! » Ils armèrent leurs soldats comme ceux du premier ministre, et cette même nuit, a la troisième veille, ils vinrent crier qu’on leur ouvrît les portes. — « Qui va là, » demanda-t-on du haut des murs ? — Ils répondirent : « Soldats de Tchang-Wen-Youen, lieutenant de Tsao ! » On courut avertir le gouverneur, qui à son tour alla trouver Tchin-Teng et lui dit : « Si je ne vais pas au-devant d’eux, je crains que son excellence ne doute de mon zèle à remplir ses ordres ; si je sors des murs, n’ai-je point à redouter un piège ? »

Il monta donc sur les remparts et répondit : « Au milieu de l’obscurité, il est difficile de se bien reconnaître ; quand il fera jour, j’irai au-devant de vous. — Nous craignons que Hiuen-Té ne reçoive des avis secrets, répondirent d’en bas les soldats déguisés ; hâtez-vous de nous ouvrir les portes ! »

À la cinquième veille. Tché-Tchéou se revêtit de sa cuirasse, s’arma d’un couteau à forte lame, et sortit de la ville avec un millier d’hommes. Arrivé sur le pont-levis, il rangea ses troupes des deux côtés, demandant à haute voix : « Le général TchangWen-Youen, envoyé par son excellence, où est-il ? » A ces mots Yun-Tchang poussa son cheval en avant et répondit d’une voix tonnante : « Brigand, oses-tu bien nourrir le dessein d’assassiner Hiuen-Té ? » La lutte ne dura pas longtemps ; incapable de résister à un pareil adversaire, Tché-Tchéou tourna bride en se dirigeant vers le pont. Du haut des murs, Tchin-Teng l’accable d’une grêle de traits [353] ; en vain fait-il le tour de la place, fuyant toujours ; Yun-Tchang le poursuit, l’atteint et l’abat d’un coup de sabre ; puis il lui coupe la tête et la montre du haut des murailles en criant : « C’était un traître ; je l’ai tué ! Grâce et pardon à tous les habitants ; la vie sauve à ceux de ses soldats qui passeront dans nos rangs ! »

Tous les soldats jetant bas leurs cuirasses, abandonnant leurs lances et leurs sabres, se prosternèrent ; Yun-Tchang aussitôt rassura le peuple, puis il alla au-devant de Hiuen-Té, tenant en main la tête sanglante. Quand il lui eut raconté les événements qui venaient de se passer, le héros ne put calmer ses inquiétudes : « Si Tsao vient en personne, s’écria-t-il, nous sommes perdus ! — Je courrai à sa rencontre avec Tchang-Fey, répondit Yun-Tchang, et nous l’arrêterons ! »

Hiuen-Té n’approuvait point cette mesure violente. Quand il entra dans la ville, tous les vieillards vinrent se prosterner sur son passage ; mais une fois arrivé dans son hôtel, il demanda (avec une certaine inquiétude) où était Tchang-Fey. (Le guerrier fougueux) avait déjà égorgé toute la famille du traître Tché-Tchéou ! « Cet homme était un ami intime de Tsao, dit Hiuen-Té ; Tsao va venir à la tête d’une armée nous demander compte de sa mort, et comment lui résisterons-nous ? — Je le sais, répliqua Tchin-Teng, je connais un moyen de le forcer à la retraite ! »


CHAPITRE II.


Tsao-Tsao attaque Youen-Chao.


I.


[Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 199 de J.-C] Hiuen-Té l’ayant prié d’exposer son plan, Tchin-Teng répondit : « Ce qui fait peur au premier ministre, c’est Youen-Chao ; pareil à un tigre en son repaire, celui-ci tient sous sa patte quatre provinces[354] ; il a une armée formidable ; un très grand nombre de mandarins civils et de généraux l’entourent. Écrivez-lui pour rengagera vous secourir, et avec son aide vous triompherez de Tsao ! — J’ai eu des rapports avec lui, répondit Hiuen-Té, mais je ne suis pas en avance de bienfaits ; n’ai-je pas dernièrement causé la perte de son jeune frère ? Quelle apparence y a-t-il qu’il consente à me secourir ? »

Tchin-Teng parla d’un vieillard, nommé Tching-Hiuen (ancien président des six bureaux sous le défunt Empereur Hiouan-Ty), et dont la famille, depuis trois siècles, avait été fort liée avec celle de Youen-Chao ; si ce vieux mandarin (retiré dans la ville même de Su-Tchéou) écrivait quelques lignes à Youen-Chao, celui-ci n’hésiterait pas à prêter son appui. À l’instant même Hiuen-Té alla, en compagnie de son conseiller, faire visite au vieillard qui voulut bien écrire la lettre demandée ; Sun-Kien[355] fut chargé de l’aller remettre à Youen-Cliao. Comme ce puissant seigneur l’interrogeait sur l’état des affaires dans le Su-Tchéou, l’envoyé répondit en détail à toutes ses questions, puis lui remit la lettre qui était ainsi conçue :

« J’expose humblement que j’ai entendu dire ceci : La dynastie des Han est à peu près anéantie ; de perfides mandarins usurpent le pouvoir. Au dehors, il n’y a plus un grand qui soutienne l’édifice ébranlé ; au dedans, il n’y a plus un homme dévoué qui l’étaie [356] ; le brigand Tsao-Tsao a transporté l’Empereur dans la nouvelle capitale (Hu-Tou), et non-seulement l’Empire, mais encore la vie des peuples, sont en péril. Vous, seigneur, dans la famille de qui les premières dignités de l’état ont été remplies pendant des siècles, vous êtes l’unique espérance de l’Empire, celui que le peuple attend, comme après une grande sécheresse on se tourne vers les nuages, comme après de longues pluies, on appelle dans le ciel les rayons d’un soleil bienfaisant. Si donc vous vous entendiez avec Hiuen-Té pour jouer ensemble le rôle glorieux de Y-Yn et de Tchéou-Kong [357], et restaurer la dynastie, votre nom inscrit dans les annales de l’Empire, passerait ineffaçable jusqu’aux générations les plus reculées. Veuillez réfléchir dans votre sagesse aux conseils que vous donne votre serviteur. »

Youen-Chao se sentait porté à venger la mort de son frère, plus qu’a soutenir Hiuen-Té : Sun-Kien lui répondit qu’en marchant contre Youen-Chu, son maître n’avait fait qu’obéir aux ordres du premier ministre. Ces paroles le décidèrent à accepter la proposition de Hiuen-Té, que l’opinion publique lui représentait d’ailleurs comme le héros de l’époque. Rassemblant aussitôt ses mandarins civils et militaires, il leur exposa son dessein de lever des troupes pour aller prendre la capitale, anéantir le traître Tsao, et arracher l’Empereur à sa captivité.

Un conseiller (du pays de Kuu-Lou), nommé Tien-Fong, se leva et dit : « Toute l'année nous avons eu des troupes sur pied, le peuple est aux abois. Avec cela, les vivres manquent, les ressources sont épuisées, et si nous levons de nouveaux impôts plus considérables, c’en est fait de ce royaume (à peine établi) ! Envoyez d’abord une dépêche à l’Empereur, pour lui annoncer la ruine et la mort de Kong-Sun-Tsan [358] ; occupez-vous de faire produire les terres et de laisser reposer les populations[359]. Si notre envoyé ne pénètre pas jusqu’auprès du souverain, nous dirons hautement que Tsao-Tsao ferme les avenues du trône. Puis nous rassemblerons des troupes à Ly-Yang, nous réunirons furtivement un grand nombre de bateaux en dedans du fleuve Ho ; nous ferons préparer des armes de toute espèce ; nos troupes bien exercées, répandues le long de la frontière, ne laisseront pas à l’ennemi un instant de repos. Dans trois ans nos grands projets seront mûrs, et vous pourrez enfin fonder un royaume ! »

Un seul mandarin désapprouva hautement ce conseil ; c’était comme le reconnut Youen-Chao, un personnage à la physionomie courageuse, aux traits mâles et robustes (né au pays de Oey-Kiun), du nom de Chen-Pey (son surnom Tching-Nan) : « Dans les traités d’art militaire, s’écria-t-il, il est dit [360] : Si vous êtes dix fois plus fort que l’ennemi, entourez-le ; si vous êtes cinq fois plus fort, attaquez-le ; si de part et d’autre les forces sont égales, risquez le combat !.... Dans la circonstance actuelle, que les vaillantes troupes de votre seigneurie traversent le fleuve Ho, et battre Tsao-Tsao sera la chose la plus aisée. À quoi bon attendre, compter l’un après l’autre les jours et les mois ? Si l’on tarde, de plus grandes difficultés s’opposeront à la réussite de nos projets ! »

« Ramener la paix dans l’Empire troublé, reprit un autre mandarin du nom de Tsu-Chéou, et châtier les ambitieux, c’est se montrer fidèle à son prince ; s’appuyer sur la multitude, s’unir aux ambitieux, c’est mériter le titre de soldat hautain et superbe. Le général fidèle est sûr de vaincre ; l’autre est sûr de périr. Voici que Tsao a mené le souverain à Hu-Tou ; il l’y a établi ; lever des troupes aujourd’hui, ce serait manquer de fidélité à la dynastie et se déclarer rebelle ! Donc ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de ne pas se ranger parmi les hautains et les ambitieux. Tsao a pour lui l’apparence de la légalité, ses troupes sont exercées, toutes choses qui manquaient à Kong-Sun-Tsan. Irez-vous abandonner une règle de conduite qui vous assure la paix, et entreprendre une guerre sans motif ? j’en gémirais pour notre maître..... »

Il fut interrompu par le conseiller Kouo-Tou, qui s’écria : « Non ! Jadis Wou-Wang [361] attaqua et détruisit Chéou-Sin ; cependant ce ne fut qu’au nom de la justice qu’il prit les armes. Celui qui ayant sous lui des troupes aguerries, des capitaines intrépides, ne saisit pas l’occasion favorable de fonder sa puissance ; celui-là, comme on dit, refuse ce que le ciel lui donne et ne trouve plus que le malheur ! Ce fut ainsi que le royaume de Youe devint le premier dans l’Empire, et que celui de Ou [362] perdit jusqu’à son nom. Un général qui sait se conduire, saisit le moment favorable à ses desseins sans s’occuper des autres circonstances. Seigneur, suivez les avis du vieillard qui vous a écrit cette lettre ; priez Hiuen-Té de se joindre à vous pour détruire Tsao qui n’est qu’un brigand. D’une part, vous répondrez à l’intention manifestée par le ciel ; de l’autre, vous irez au-devant des désirs du peuple. Seigneur, réfléchissez à ces choses ! »

Les quatre conseillers dissertaient sans que rien pût être conclu, quand tout à coup deux autres mandarins, Hu-Yéou et Sun-Tchin entrèrent dans l’assemblée : « Voila deux personnages qui ont des connaissances plus étendues, des vues plus larges, dit Youen-Chao ; je veux avoir leur avis. » — Quand ils eurent fini leurs respectueuses salutations, il leur expliqua l’affaire en peu de mots. Les deux conseillers, Tien-Fong et Su-Chéou, n’étaient point comme Chen-Pey et Kouo-Tou, des amis des deux nouveaux venus. Chen-Pey et Kouo-Tou suivaient donc du regard ceux-ci qui, d’accord avec eux, répondirent : « Quand le ciel offre, ne pas recevoir, c’est aller au-devant de sa ruine. Si vous ne levez pas des troupes, Tsao l’emportera sur vous ! — Ce que vous dites-la est ce que je pensais moi-même [363] », répliqua Youen-Chao. Décidé à faire la guerre, il renvoya Sun-Kien vers son maître, en le chargeant de lui annoncer sa détermination : « Allez, lui dit-il, et de votre côté tenez-vous prêts à agir ! »

En conséquence, Chen-Pey et Fong-Ky furent mis à la tête de l’armée avec le titre de généraux ; les trois autres mandarins (nommés précédemment) restèrent auprès de Youen-Chao en qualité de conseillers ; Yen-Léang et Wen-Tchéou commandèrent chacun une division. L’armée consistait en vingt mille cavaliers, et quatre-vingts mille fantassins ; en tout cent nulle hommes de bonnes troupes, qui marchèrent vers Ly-Yang.

Cependant Tsao venait d’apprendre qu’après avoir tué le traître Tché-Tchéou [364], Hiuen-Té restait maître du Su-Tchéou et que, d’accord avec lui, Youen-Chao faisait marcher une armée. A cette nouvelle, son premier soin fut d’appeler ses conseillers ; Kong-Yong, qui avait été nommé [365] général de première classe, se trouvant à cette époque dans la capitale, se rendit au palais comme les autres ; il engagea le ministre à ne pas attaquer à la légère un ennemi aussi puissant que Youen-Chao, et à demander la paix. Tsao qui voulait peser les avantages de ces deux partis, consulta les mandarins assemblés ; le conseiller Sun-Yo répondit : « Youen-Chao est un homme sans moyen ; je ne suis pas d’avis qu’on entre en arrangement avec lui ? — Vous vous trompez, docteur, reprit Kong-Yong ; il a sous sa dépendance un grand territoire et une population nombreuse ; il possède des revenus considérables et une armée aguerrie ; autour de lui il compte des conseillers intelligents et prudents, Tien-Fong et Hu-Yéou ; et aussi des serviteurs zélés et loyaux, Chen-Pey et Fong-Ky ; des généraux intrépides [366], qui tous ont acquis de la réputation. Comment donc dites-vous que Youen-Chao est un homme incapable de rien entreprendre ! »

« Ah ! répondit Sun-Yo en souriant, vous n’envisagez qu’un côté de la question. Ses troupes sont nombreuses, c’est vrai, mais indisciplinées ; ce Tien-Fong que vous citez, est un homme violent et opiniâtre ; ce Hu-Yéou se laisse séduire par des présents, et ne montre guère de probité ; Chen-Pey agit plus par caprice que par réflexion ; Fong-Ky est ardent, mais incapable. Tous ces hommes-la ne s’entendent pas trop, et certainement la division se mettra dans le camp ennemi. Yen-Léang et Wen-Tchéou sont de pauvres guerriers que nous battrons à la première rencontre ; les autres ont de pareils défauts et valent tout autant ; fussent-ils un million, que peuvent-ils faire ? Rien, voila pourquoi je juge Youen-Chao incapable de rien mener à bien ! » Et comme Kong-Yong ne répondait pas, Tsao reprit d’un air triomphant : « Rien n’échappe à la sagacité de Sun-Yo ! »

Aussitôt il remit sa bannière à Liéou-Tay et à Wang-Tchéou, en les chargeant d’attaquer Hiuen-Té avec cinquante mille hommes. Lui-même à la tête de sa grande armée, forte de deux cents mille hommes, il se dirigea à la rencontre de Youen-Chao. Le conseiller Tching-Yu craignait que les deux chefs envoyés contre Hiuen-Té, ne fussent pas assez forts pour résister à un pareil ennemi : « Je le sais, répondit Tsao ; quant à présent, je veux déployer une force imposante et voilà tout. Aussi je leur recommande de ne point attaquer avant que je n’aie battu YouenChao ; cela fait, je me tournerai contre cet autre adversaire. » Les deux généraux partirent munis de ces instructions ; Tsao de son côté arriva bientôt près de Ly-Yang ; un espace de huit milles seulement séparait les deux armées. De part et d’autre, on entoura le camp de fossés profonds et de hauts retranchements ; on s’observa sans combattre, depuis le huitième jusqu’au dixième mois.

Cependant, du côté de Youen-Chao, Hu-Yéou et Chen-Pey n’étaient pas d’accord dans le commandement des troupes ; Tsu-Chéou se montrait mécontent de ce que ses plans n’avaient pas été adoptés ; il y avait donc la mésintelligence, et on ne s’occupait pas d’avancer dans cette campagne. Inquiet, ne sachant à qui se fier, Youen-Chao ne songeait pas trop à prendre l’offensive. Aussi Tsao retourna-t-il à la capitale, après avoir dit à Tsang-Pé de surveiller les villes de Tsing et de Su-Tchéou, à Yu-Kin et à Ly-Tien d’établir leurs forces sur les bords du Ho, et à son parent Tsao-Jin, nommé général en chef pendant son absence, de garder le passage même du fleuve.

Arrivés à dix mille de Su-Tchéou, les deux généraux[367] que nous avons vus marcher contre Hiuen-Té, avaient dressé leur camp, et déployé au centre la bannière de Tsao pour imposera l’ennemi ; mais ils se gardaient de combattre. Sur ces entrefaites, des éclaireurs envoyés vers la rive septentrionale du fleuve Ho, vinrent précipitamment leur annoncer qu’un exprès du premier ministre apportait un ordre tout contraire, celui d’attaquer la ville de Su-Tchéou. Là-dessus Liéou-Tay appela son collègue Wang-Tchong, et lui dit : « Son excellence fait attaquer Hiuen-Té dans sa ville, marchez en tête !... — Vous devez marcher avant moi, répondit Wang-Tchong ; son excellence a.... — Mais je suis le commandant en chef ! — C’est-à-dire que nous sommes égaux par le grade et par le rang, et nous devons marcher ensemble ! »

Comme ils se disputaient de cette façon, celui qui avait apporté l'ordre leur conseilla de tirer au sort. Ainsi firent-ils ; le nom de Wang-Tchong sortit le premier, et partageant l’armée en deux divisions, il s’avança vers Su-Tchéou.


II[368].


Cependant, Hiuen-Té renfermé à Su-Tchéou, étant instruit de la marche des généraux ennemis, fit appeler Tchin-Teng : « Mon allié Youen-Chao, lui dit-il, a bien cent mille hommes sous ses ordres, mais ils sont à Ly-Yang ; la discorde s’est mise parmi ses officiers, et il n’a pas fait un pas en avant. Je ne sais où est Tsao ! Sa bannière ne flotte point dans le camp de Ly-Yang, tandis qu’elle apparaît au milieu des tentes dressées ici près de la ville ; comment s’assurer de ce qu’il y a de vrai dans tout ceci ? — Tsao a bien des ruses à son service, répondit Tchin-Teng ; les opérations les plus importantes de cette campagne, se passeront sur la rive septentrionale du fleuve Ho ; c’est là qu’il doit être, et non, certainement, sous ces tentes que nous voyons là-bas. »

Là-dessus Hiuen-Té demanda lequel de ses deux frères d’armes se chargeait de faire une reconnaissance : « Moi ! cria Tchang-Fey. — Non, dit Hiuen-Té ; vous êtes trop emporté, trop fougueux ! — Si Tsao est là en personne, je l’attaquerai, je vous l’amènerai captif, reprit le guerrier ! — Non, non ; bien qu’il soit pour l’Empereur un véritable fléau, le premier ministre a reçu de Sa Majesté l’ordre de soumettre tous les rebelles. A des injonctions si plausibles, si respectables, on ne peut désobéir ; l’attaquer, ce serait nous rendre coupables de rébellion ! — Avec de pareils discours, murmura Tchang-Fey, vous le laisserez venir jusqu’ici les bras croisés ! — Mais enfin, dit Hiuen-Té, rien ne me prouve encore que Youen-Chao veuille nous prêter secours ; dois-je provoquer la colère de Tsao, pour qu’il vienne ici à la tête de sa puissante armée ? C’est alors qu’il ne nous resterait plus qu’à mourir ! »

« Vous vous exagérez les forces de l’ennemi et vous diminuez les vôtres à plaisir, dit Tchang-Fey ! — On lit dans les traités sur l’art militaire [369]  : Connaissez-vous vous-même, connaissez bien les autres, et cent combats fussent-ils livrés, cent fois vous triompherez, répartit Hiuen-Té ; si vous ne connaissez que vous-même, les avantages seront balancés ; si vous ne connaissez ni les autres ni vous-même, vous serez toujours battu. Telle est la règle invariable établie depuis des siècles ; et bien, je réfléchis que peu de vivres me restent dans ces murs, que tous les soldats que j’ai ici ont servi sous Tsao-Tsao ; et j’en conclus que je ne puis lui résister. Notre véritable force, c’est Youen-Chao ; tant qu’il n’a pas remporté la victoire, je regarde comme téméraire de rien entreprendre contre le premier ministre. »

« Cependant, dit Yun-Tchang, nous ne devons pas attendre la mort sans rien faire ! Laissez-moi vérifier ce qui se passe dans le camp ennemi ! — Allez, vous, allez ; de votre part je ne crains pas d’imprudence, » répliqua Hiuen-Té ; et il lui confia trois mille hommes, avec lesquels celui-ci marcha contre Wang-Tchong. Ce dernier [370] s’avançait d’assez mauvaise grâce ; les deux armées se rangèrent en bataille dans une plaine couverte de neige. Le sabre au poing, Yun-Tchang pousse son cheval au galop, sort des lignes et apostrophe le chef ennemi. « Son excellence le premier ministre est ici, s’écrie Wang-Tchong, viens faire ta soumission ! — Dans ce cas, répliqua Yun, que son excellence paraisse hors des rangs ; j’ai deux mots à lui dire. — Sortir des bataillons pour causer avec un homme comme toi, reprit Wang-Tchong, ce serait une inconvenance.... »

À ces mots Yun-Tchang (comprenant que Tsao n’était pas là), se lance au galop tout en colère ; Wang-Tchong vole au-devant de lui la lance au poing ; les deux chevaux se rencontrent. Le premier des deux chefs tourne bride et fait semblant de fuir ; son adversaire se jette sur ses pas, et le poursuit jusqu’au penchant d’une colline. Là, Yun-Tchang pousse un grand cri, et s’arrête ; Wang-Tchong sentant qu’il ne peut lui tenir tête, recule au plus vite ; mais le héros brandissant de la main gauche son cimeterre, avec la droite saisit le fuyard par la ceinture de sa cuirasse, le place en travers sur sa selle et l’emporte.....

L’armée de Wang-Tchong, qui a vu enlever son chef, recule épouvantée ; celle de Yun-Tchang la chasse en avant et lui prend une centaine de chevaux. Le général captif fut donc amené vivant à Su-Tchéou. « Qui êtes-vous, lui demanda Hiuen-Té quand on le lui présenta, vous qui avez osé faire croire à la présence du premier ministre dans vos rangs ? — En agissant ainsi, je ne faisais qu’obéir, répondit le prisonnier ; son excellence m’avait dit d’user de ce stratagème pour effrayer l’ennemi, parce que votre serviteur n’était point capable de combattre un général tel que vous. Tsao n’est pas ici ; mais au camp de Ly-Yang, d’où il m’a envoyé l’ordre d’avancer avec mes troupes ! »

Hiuen-Té lui fit donner des vêtements et offrir à manger ; mais il voulut qu’on le tint sous bonne garde en attendant que les mesures fussent prises pour attaquer l’autre général ennemi, Liéou-Tay. « Si je l’ai enlevé vivant, dit alors Yun-Tchang, c’est que je pensais, frère, que vous aviez l’intention de vous servir de lui pour négocier la paix ! — Et moi, répondit Hiuen-Té, je craignais que Tchang-Fey, emporté par sa nature fougueuse et sa colère, ne le tuât en combattant ; voila pourquoi je ne lui ai pas permis d’attaquer. On ne gagne rien à mettre à mort des hommes de l’espèce de notre prisonnier ; en les traitant bien, au contraire, on prépare les voies de la pacification ! » — Au même instant Tchang-Fey s’écria : « Puisque mon frère Yun [371] a pris vivant ce chef ennemi, laissez-moi aller prendre l’autre ! »

Or, ce Liéou-Tay avait été commandant de Yen-Tchéou [372] ; au combat livré près du passage de Hou-Lao par les grands vassaux ligués contre Tong-Tcho, il marchait de pair avec ces généraux éminents : un pareil ennemi devait donc être attaqué avec prudence. Tels furent les avis que donna Hiuen-Té au fougueux guerrier : « Un homme de sa trempe, répondit celuici, vaut-il la peine qu’on y regarde de si près ! Comme mon frère Yun a pris l’autre vivant, ainsi enlèverai-je celui qui reste. — Je crains que vous ne lui ôtiez la vie, reprit Hiuen-Té, et que vous ne compromettiez par la tous mes grands projets. — Si je le tue, qu’on me tue moi-même », s’écria Tchang-Fey. HiuenTé le laissa partir à la tête de trois mille hommes.

Instruit du désastre de son collègue, Liéou-Tay se gardait bien de sortir de ses retranchements ; il se montrait même insensible aux provocations journalières de Tchang-Fey, qui n’avait pas tardé à paraître devant son camp fortifié. Ce dernier mit à exécution le stratagème que voici : l’ordre fut donné d’attaquer à la seconde veille de cette même nuit, les lignes de défense élevées par Liéou-Tay. Pendanl tout le jour, Fey resta a boire sous sa tente ; il feignit ensuite d’être ivre, fit frapper rudement un soldat coupable de quelque méfait, et dit à haute voix : « Tenez-le dans le camp bien garotté ; dès que je serai sorti pour combattre, vous le mettiez à mort à la vue de tout le monde.» Secrètement, il recommandait à ceux qui le gardaient de lui laisser l’occasion de s’enfuir. Le soldat parvint facilement à s’évader ; quittant son camp, il courut droit à celui de Liéou-Tay, et Tchang-Fey qui guettait l’instant, ne le sut pas plutôt en fuite, qu’il divisa son armée en trois corps. Une trentaine d’hommes reçurent l’ordre d’aller incendier les retranchements ; les flammes donneraient aux deux divisions d’attaque le signal de s’élancer à leur tour de derrière le camp.

De son côté Liéou-Tay, voyant arriver en fugitif ce soldat tout meurtri, ajouta foi à ce qu’il lui rapportait de l’état des choses dans l’aimée ennemie. Il se décida même à laisser son camp sans défense, pour aller hors des retranchements attendre les troupes de Tchang-Fey [373]. Celui-ci, à la tête de ses meilleurs soldats, avait couru en hâte se poster de manière à couper la retraite à Liéou-Tay. Les trente hommes détachés de la division du centre, pénétrèrent dans le camp et y mirent le feu ; Liéou-Tay et les siens, arrivés furtivement près des tentes ennemies, ne virent personne, mais les deux divisions de Tchang-Fey tombant sur eux, ils se troublèrent. Au milieu du désordre, Liéou-Tay, à la tête d’une poignée de braves, cherchait à s’ouvrir la route, quand Tchang-Fey survint qui le serra de près, lui ôta tout moyen de fuir, et le fit prisonnier en un instant. Tous ceux qui l’accompagnaient déposèrent les armes.

Aussitôt Tchang-Fey envoya des courriers annoncer sa victoire à Su-Tchéou : « Notre frère Tchang-Fey, dit Hiuen-Té à Yun-Tchang en apprenant cette nouvelle, est d’une nature grossière ; mais cette nuit il a montré de l’intelligence, et je lui pardonne tout le passé ! » Là-dessus il alla à sa rencontre. « Frère aîné, lui cria le guerrier victorieux, vous m’appelez fougueux et violent ; que dites-vous de moi aujourd’hui ? — Eh ! répliqua Hiuen-Té, si je ne vous avais donné de bons conseils, auriez-vous cherché dans votre tête cette ruse qui vous a si bien réussi ? » Tchang-Fey ne put s’empêcher de rire à cette réponse.

Quand cet autre captif parut devant ses yeux tout garotté, Hiuen-Té descendit de cheval et le délia en lui disant : « Mon jeune frère s’est rendu coupable d’une injure envers vous [374] ! » Puis il le fit entrer dans sa ville (de Su-Tchéou), et donnant aussi la liberté à Wang-Tchong, il leur servit un repas. « Naguères, leur dit-il pendant le festin, Tché-Tchéou [375] voulait m’assassiner, je n’ai pu faire autrement que de le mettre à mort. Son excellence persiste dans cette vaine pensée que je me révolte contre l’Empereur, et vous avez été envoyés pour me demander compte de ce crime prétendu. J’ai reçu de son excellence de grands bienfaits, dont je gémis de ne lui avoir point encore témoigné ma gratitude ; et je songerais à me ranger parmi les rebelles !... Allez donc tous les deux à la capitale, et répétez de ma part à votre maître ce que je viens de vous dire ! »

« Seigneur, répondirent les deux généraux en s’inclinant, nous sommes reconnaissants au plus haut degré de ce que vous nous accordez la vie ; pour gage de votre fidélité, nous laisserons entre les mains de Tsao-Tsao nos propres familles ! » Hiuen-Té accueillit leur réponse avec une respectueuse bienveillance ; le lendemain il leur rendit toutes leurs troupes (qui avaient capitulé) et lui-même, il les accompagna jusqu’aux portes de la ville.

À peine les deux captifs, redevenus libres, avaient-ils fait quelques milles, qu’ils entendirent un grand bruit de tambours ; c’était Tchang-Fey ; il leur barrait la route en criant : « Mon frère aîné ne sait en vérité ce qu’il fait ! Est-il juste de relâcher des brigands qu’on a sous sa main ? » Les deux généraux épouvantés tremblaient sur leurs chevaux ; Tchang-Fey fronçant le sourcil, brandissait sa pique ; mais derrière lui quelqu’un cria : « Y-Té [376], il le faut, cède à la justice ! » Tchang-Fey se retourne et reconnaît son frère d’armes Yun-Tchang ; les deux chefs en le voyant se sentirent renaître.

« Puisque notre frère aîné vient de relâcher ces deux captifs, dit Yun-Tchang, pourquoi ne respectes-tu pas ses ordres ? — Il les a relâchés, reprit Tchang-Fey, et bien ils reviendront en armes ! — S’ils reparaissent ainsi, répliqua Yun-Tchang, cette fois, tu pourras les tuer sans examen ! — Non, dirent les deux officiers en protestant de leurs bonnes intentions, quand son excellence nous menacerait de la mort, nous et nos familles, nous ne marcherions plus contre vous ! Calmez-vous, général, de grâce !.... — Si Tsao lui-même s’avance de ce côté, ajouta Tchang-Fey grommelant encore, je massacrerai tout le monde ; personne n’échappera. Pour cette fois, gardez donc vos têtes sur vos épaules [377]. »

Et il s’en revint avec Yun-Tchang. Celui-ci déclara à Hiuen-Té qu’il regardait comme certaine l’arrivée de Tsao. De son côté aussi, Sun-Kien, ne croyant pas le district de Su-Tchéou capable de résister à une longue attaque, proposa de diviser l’armée et d’occuper à la fois Siao-Pey et Hia-Py, pour faire face à l’ennemi sur deux points et arrêter la marche de Tsao. Ce plan fut adopté par Hiuen-Té ; dans la première de ces deux villes, il s’établit lui-même avec Tchang-Fey (qu’il tenait près de lui pour le surveiller) ; Yun-Tchang garda celle de Hia-Py ; HiuenTé lui confia ses deux femmes, Kan [378] et My. Dans Su-Tchéou restèrent les conseillers et généraux My-Tcho, My-Fang, SunKien et Kien-Yong.

Arrivés près du premier ministre, les deux chefs vaincus (Wang-Tchong et Liéou-Tay) protestèrent de l’innocence de Hiuen-Té : « Des hommes comme vous qui déshonorent leur pays, sont-ils bons à quelque chose ? » s’écria Tsao transporté de fureur ; et il ordonna à ses gardes de faire tomber la tête des deux officiers [379].


CHAPITRE III.


Tsao-Tsao est injurié par Ni-Nang.


[Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 199 de J.-C.] Arrêtant tout à coup les bourreaux, Kong-Tong alla implorer la clémence de Tsao-Tsao. « Les deux officiers n’étaient point de force à se mesurer contre Hiuen-Té, voilà pourquoi ils ont été pris. Par leur supplice, son excellence s’aliénerait l’esprit des autres généraux ; on l’accuserait de ne pas savoir discerner la nature d’une faute. » Tsao, sur ses observations, laissant la vie aux deux chefs vaincus, se contenta de les priver de leurs grades ; puis il se disposa à se mettre en campagne ; Kong-Yong voulut l’en détourner. « Nous sonnes au cœur de l’hiver, disait-il, saison défavorable pour faire mouvoir des troupes ; attendez le printemps, rien ne sera perdu encore. De plus, il y a deux hommes qui se soumettront sans aucun doute, si vous leur faites un appel ; ce sont Tchang-Siéou et Liéou-Piao[380] ! »

Le conseil parut sage à Tsao, qui ajourna le départ des troupes et envoya un chargé d’affaires près de chacun de ces deux seigneurs indépendants ; vers le premier, qui habitait Hiang-Tang, il dépêcha Liéou-Yé. Celui-ci alla voir d’abord Hia-Hu (conseiller de Tchang-Siéou), et lui parla du premier ministre comme d’un homme supérieur, digne d’être comparé au fondateur de la dynastie des Han. Séduit par ces belles phrases, Hia-Hu emmena l’envoyé dans sa maison, et se rendit le lendemain près de son maître, en lui annonçant la mission dont le mandarin était chargé. Mais pendant cette entrevue, arriva aussi un émissaire de Youen-Chao ; Tchang-Siéou le fit entrer, et dans la lettre qui lui fut remise, il lut que Youen-Chao sollicitait également son alliance.

« Naguères, dit Hia-Hu à l’émissaire, vous avez mis des troupes sur pied pour attaquer Tsao ; d’où en est cette campagne ? — La mauvaise saison nous a forcés de l’interrompre, répliqua l’envoyé, et comme votre maître est avec le seigneur Liéou-Piao, le plus important personnage de l’Empire, voilà pourquoi nous venons demander à nous unir à vous. — Retournez au plus vite vers celui qui vous envoie, s’écria Hia-Hu avec mépris ; votre maître n’a pas pu soutenir son propre frère ; comment songe-t-il à prendre des étrangers sous sa protection ! » Et déchirant la lettre, il renvoya brusquement l’émissaire.

Tchang-Siéou qui considérait la position de Youen-Chao comme mieux affermie que celle du premier ministre, s’inquiétait déjà à la pensée que cette conduite violente lui attirerait la colère d’un ennemi puissant. « Le meilleur parti à prendre, répondit Hia-Hu, c’est de nous soumettre à Tsao-Tsao. — Mais, dit Tchang-Siéou, il a contre moi une ancienne rancune [381] ; peut-il oublier ce ressentiment ? » Le conseiller, pour toute réponse, exposa les trois motifs qui rendaient avantageuse une alliance avec Tsao : « Premièrement, ce ministre a reçu de l’empereur même l’ordre de ramener à l’obéissance tous les rebelles de l’Empire ; secondement, Youen-Chao est très puissant, aussi il ne fera pas grand cas de nous si nous nous rallions à son parti, tandis que notre soumission comblera de joie Tsao-Tsao, précisément parce que sa position est moins brillante ; troisièmement, l’intention secrète de Tsao est de se déclarer un jour le premier des vassaux [382] ; certes, il oubliera une injure personnelle, ne serait-ce que pour faire briller sa vertu dans tout l’Empire ! Telles sont les trois raisons qui doivent nous décider à accepter ses offres ; ainsi seigneur, n’hésitez pas ! »

« Je me rends à vos motifs, répliqua Tchang-Siéou ; amenez-moi l’envoyé ! » Hu-Hia présenta donc à son maître Liéou-Yé, qui fit les plus grands éloges du premier ministre, et donna à entendre que si ce dernier avait gardé quelque rancune d’une ancienne offense, il ne l’eût pas chargé de cette mission conciliatrice [383]. Là-dessus, on servit du vin en abondance ; et Tchang-Siéou, suivi de son conseiller, alla faire sa soumission.

Il se prosterna aux pieds de Tsao qui s’empressa de le relever, et lui prit les mains en disant : « Oublions à jamais une légère offense !… » Plusieurs jours se passèrent en festins ; après quoi Tchang-Siéou et Hia-Hu furent nommés l’un, général d’une division, l’autre, intendant du palais et chef de la police de la capitale.

Cependant l’autre émissaire envoyé (à King-Tchéou) vers Liéou-Piao, rapporta que ce seigneur hésitait à accepter les avances de la cour, et ne voulait pas se soumettre. Tchang-Siéou s’offrit de lui écrire quelques mots, qui lui seraient remis par un homme habile à manier la parole, promettant que cette démarche aurait un plein succès. « Chez moi, dit alors Kong-Yong, il y a un certain Ni-Hang (son surnom Tching-Ping, né à Ping-Youen), homme fort érudit, mais qui ne peut souffrir personne ; ses paroles blessent ceux à qui il s’adresse, et ce qui m’a empêché de le présenter à votre excellence, ça toujours été la crainte qu’il ne lui tînt des propos irrespectueux. Cependant, à cause de l’ancienne intimité qui le lie à Liéou-Piao, il serait utile de l’envoyer vers celui-ci en mission. »

Mandé à l’instant même, cet homme (étrange) parut, et fit les saluts d’usage ; mais comme Tsao ne daignait pas lui dire de s’asseoir, il leva les yeux au ciel en s’écriant : « Le ciel et la terre sont bien grands ; se peut-il donc qu’ils ne renferment pas un seul homme ? — Sous mes ordres, reprit Tsao, j’ai un certain nombre de mandarins, qui tous sont des personnages du premier mérite, qu’osez-vous dire ? »

Ni-Hang pria le ministre de lui exposer les mérites et les qualités de chacun de ces personnages ; celui-ci vanta les vues profondes, la grande prudence des conseillers Sun-Yo et Sun-Yéou, auxquels on ne pouvait comparer ni Siao-Ho, ni Tchin-Ping [384] ; l’irrésistible valeur de ses capitaines, qui surpassaient Tchin-Pong et Ma-Wou [385] ; l’habileté, le courage extraordinaire de ses généraux, les premiers de leur temps ; et finit par demander à Ni-Hang pourquoi il s’obstinait à ne pas voir un seul homme dans l’Empire ?

Reprenant les uns après les autres les noms cités par le ministre, le philosophe répondit en souriant : « Erreur que tout cela ! Passons en revue ces personnages. Sun-Yo est bon pour conduire le deuil à un convoi, pour demander des nouvelles d’un malade ; Sun-Yéou, pour garder un cadavre dans sa bière, pour veiller auprès d’un tombeau. Tchang-Liéao peut être utilement employé à battre le tambour de peau et à frapper le gong de cuivre ; Hu-Tchou, à garder une bande de moutons ou une troupe de chevaux. Yo-Tsin s’entendrait bien à tenir le registre des récompenses et des châtiments ; Ly-Tien, à coudre et à joindre ensemble les livres et les planchettes sur lesquels sont tracés les édits de la cour. Liu-Kien ferait un bon repasseur de couteaux, un bon rémouleur de sabres ; Man-Tchong, un remarquable buveur et un mangeur recommandable. Yu-Kin devrait porter des planches sur son dos et battre la terre sous ses pieds pour faire des remparts ; Su-Hwang, égorger des porcs et tuer des petits chiens. Hia-Héou-Tun, que vous appelez l’ordonnateur de votre armée, et votre parent Tsao-Tsé-Hiao, dont vous faites votre trésorier en chef, ainsi que les autres, sont des porte-manteaux à suspendre des habits, des poches à renfermer le grain, des vases à vin, des sacs à viande [386]. »

« Mais, s’écria Tsao furieux, quelles sont donc vos capacités à vous ? »

Le philosophe répondit : « De tous les livres qui traitent d’astrologie et de magie, il n’y en a pas un que je ne connaisse à fond ! Les neuf écoles de philosophie, les trois religions sont ma partie spéciale. D’un côté, je m’élève aussi haut que les saints empereurs Yao et Chun ; de l’autre, j’égale en mérite Kong-Fou-Tsé et Yen-Tsé [387] ! Je renferme en moi l’art de gouverner l’Empire et de maintenir le peuple dans la paix. Doit-on me comparer ces gens vulgaires que vous avez cités ? »

Tchang-Liéao (qu’il avait déclaré bon à battre le tambour) était là près de lui, et il allait le décapiter d’un coup de sabre. « Ne le tuez pas ! s’écria Tsao ; il me manque un timbalier, et cet homme se tiendra soir et matin au palais pendant le repas, pour remplir cet office. » Ni-Nang ne refusa pas cet emploi ; mais Kong-Yong (qui l’avait présenté au premier ministre) se retira aussi honteux qu’irrité.

Tchang-Liéao demanda au premier ministre pourquoi il ne lui avait pas permis de tuer ce misérable, cet insolent. « Cet homme jouit d’une réputation usurpée, répondit Tsao ; si je le mets à mort, on dira dans le monde que je suis jaloux des gens de mérite. Comme cet insensé se vante de ses talents, eh bien, je le nomme timbalier pour lui faire honte [388] ! »

Au huitième mois de la cinquième année Kien-Ngan (200 de J.-C.), tous les grands de la cour étant invités à un festin, Tsao ordonna au philosophe de commencer ses fonctions. Or, l’ancien chef des timbaliers lui fit observer que dans un jour de fête, au palais, il devait se vêtir d’habits neufs ; mais Ni-Hang entra couvert de vieux vêtements, et se mit à battre trois fois les tambours de manière à rendre un son extraordinaire [389], ce qui scandalisa les convives. Les serviteurs lui demandèrent pourquoi il n’avait pas changé de costume. À cette question, Ni-Hang se dépouilla devant tout le monde de ses vêtements usés (qui déplaisaient à l’assemblée), et resta debout dans un costume si simple, que les assistants se couvraient la face. Le philosophe reprit tranquillement ses pantalons, sans témoigner la moindre honte, puis frappa trois autres coups de tambour.

« Oses-tu bien te montrer si impudent au milieu du palais ? lui cria Tsao avec colère. — L’impudent, répondit-il, est celui qui se joue de l’empereur et tend des pièges aux grands ! Si je vous montre tel quel ce corps que j’ai reçu de mon père et de ma mère, pourquoi m’accusez-vous d’impudence ? »

« Si tu es pur, toi, reprit Tsao, qui donc sera impur… ? — Vous, dit Ni-Hang ; vous ne distinguez point les sages d’avec les insensés ; vos yeux sont immondes ! Vous ne récitez point les livres de l’antiquité, votre bouche est malpropre. Vous n’écoutez point les conseils des hommes probes ; vos oreilles ne sont pas pures ! Vous ne savez pas à fond les lois, les rites des anciens ; toute votre personne est souillée et votre esprit l’est aussi, car vous ne pouvez souffrir que des seigneurs jouissent de leur pouvoir dans l’Empire ; votre cœur est immonde, car votre constant désir est de détrôner le souverain pour vous mettre à sa place ! Moi, je suis un sage renommé sur la terre, et vous m’employez à frapper un tambour ! Comme jadis Yong-Hou méditait de faire périr Kong-Fou-Tsé, comme jadis Tsang-Tsang calomniait Meng-Tsé pour le perdre, de même dans l’intention d’usurper le titre de roi et de chef des vassaux, vous déshonorez les égaux de ces grands personnages. En vérité, vous êtes au niveau de la brute ! »

Les serviteurs, à ces mots, allaient massacrer Ni-Hang ; Tsao les arrêta et dit en souriant : « Tuer cet homme, ce serait tuer un moineau babillard, une souris, et rien de plus. » — Puis s’adressant au philosophe : « Je vous envoie en qualité d’ambassadeur près de Liéou-Piao, afin que vous l’engagiez à se soumettre, et je vous donne le rang de mandarin de première classe. » Ni-Hang ne voulut accepter ni la mission ni le grade ; Tsao fit venir trois chevaux, et ordonna à deux hommes de l’emmener.

Cependant, Tsao avait invité ses plus intimes parmi les mandarins civils et militaires, à un repas préparé hors de la porte orientale ; ceux-ci l’ayant reconduit jusqu’au palais pour donner plus d’éclat à son autorité, Sun-Yo (le plus courtisan de tous) s’entendit avec ses collègues pour ne point se lever devant Ni-Hang quand il paraîtrait. Ainsi firent-ils, et le philosophe éclata en sanglots de telle sorte que Sun-Yo demanda pourquoi ces signes de chagrin dans une si joyeuse occurrence ? « Hélas, répondit-il, je suis tombé au milieu de sépulcres (vivants), et je gémis ! »

« Si nous sommes des morts, répliquèrent les courtisans, toi, tu es l’esprit malfaisant d’un corps sans tête [390] ! — Moi, interrompit Ni-Hang, je suis un serviteur de la dynastie des Han [391] et je ne me fais point le partisan de Tsao, qui trompe le peuple… »

Ils l’auraient tué si Sun-Yo ne les eut arrêtés : « Son excellence a dit qu’autant vaudrait tuer un moineau, un rat ; et l’a laissé vivre. Irions-nous donc inutilement ternir et souiller nos glaives et nos haches ? — Si je suis un moineau, un rat, au moins j’ai le cœur, l’esprit d’un homme, dit Ni-Hang ; tandis que vous, vous êtes un essaim de mouches, un tas de fourmis ! »

Les courtisans se dispersèrent fort mal disposés à l’égard du philosophe, qui se rendit à King-Tchéou près de Liéou-Piao. Bien qu’il louât la vertu, bien qu’il ne parlât qu’au nom de la vérité, Ni-Hang ne plut pas à ce seigneur, et celui-ci l’envoya vers l’un de ses généraux Hwang-Tsou [392], qui commandait à Kiang-Hia. Cet officier ne connaissait ni les livres sacrés ni les rites ; il était même d’un caractère violent et emporté. Quelques mandarins demandèrent donc à Liéou-Piao pourquoi il n’avait pas puni de mort l’insolence du philosophe qui se jouait de lui.

« Déjà, répondit-il, cet homme a injurié Tsao, et Tsao ne l’a pas mis à mort afin de s’attirer l’estime publique. S’il me l’a expédié, c’est pour me donner la tentation de lui abattre la tête, pour me fournir l’occasion de me montrer persécuteur des sages, et d’acquérir la réputation d’un homme inique. Si aujourd’hui je l’adresse à Hwang-Tsou, c’est pour prouver à mon tour à Tsao que j’ai autant de prudence que lui. »

Les conseillers Kouey-Youé et Tsay-Mao admirèrent la sagacité de leur maître. Or, sur ces entrefaites, arriva aussi un envoyé de Youen-Chao ; Liéou-Piao le fit descendre à l’hôtel des Postes, et assembla ses mandarins pour leur demander vers lequel des deux partis représentés chacun par un émissaire, il était convenable de se tourner ? « Aujourd’hui, répondit le chef du conseil Han-Song, les deux rivaux (Youen-Chao et Tsao-Tsao) sont aux prises ; votre intérêt serait de saisir cette occasion et de détruire vos ennemis. Mais si c’est une chose impossible, choisissez auquel des deux il peut être préférable de vous soumettre. Aujourd’hui, voyez comme Tsao s’entend à conduire une armée, combien d’hommes éminents par leurs vertus et leurs qualités se rallient à son parti ! Certes, il y a toute apparence qu’il triomphera d’abord de Youen-Chao. Ensuite, il se tournera vers la rive orientale du Kiang, et je doute que vous puissiez l’en empêcher. Donc, le mieux serait de lui faire hommage de cette province de King-Tchéou, pour arrêter ses projets ambitieux ; il ne manquera pas de vous traiter avec de grands égards, et le succès de vos desseins ultérieurs est infaillible ! »

Liéou-Piao hésitant encore à faire ce sacrifice, voulut envoyer Han-Song à la capitale pour y prendre connaissance des événements ; à son retour, ils se concerteraient ensemble ; le conseiller répondit : « L’homme vertueux par excellence connaît à fond la justice ; l’homme de bien l’observe ; je suis l’exemple de ce dernier. L’empereur et le sujet ont charnu leur devoir ; quand il y a un ordre de Sa Majesté, dût-on se jeter dans les eaux, se précipiter dans les flammes et mourir, on ne doit pas reculer ! Seigneur, si vous voulez obéir au fils du ciel, soumettez-vous à Tsao-Tsao ; envoyez-moi vers lui… Vous êtes encore irrésolu ; si je vais dans la capitale (pour observer ce qui s’y passe), on m’y donnera un grade ; dès lors je ne puis plus revenir vers vous, et me voilà serviteur du souverain, sans cesser d’être le vôtre (mais à un degré plus éloigné). Le souverain doit être servi comme un souverain ; donc je devrai accomplir les ordres de l’empereur ! Au nom de la fidélité qui lui est due, je ne pourrai plus mettre ma vie à votre service. Réfléchissez bien à ceci, seigneur, je vous en prie ; et ne m’accusez point de me montrer ingrat [393]. »

« Allez d’abord dans la capitale, allez sonder le terrain, dit Liéou-Piao, j’ai un autre projet ! » Han-Song partit ; Tsao l’accueillit avec de grands égards, le nomma membre du conseil impérial, commandant de Ling-Ling et le pria de retourner vers son maître ; ce qui fit dire au courtisan Sun-Yo : « Cet homme est venu ici comme un espion ; il ne s’est jamais distingué et votre excellence l’avance en grade ! De plus elle le renvoie sans lui demander la moindre nouvelle de Ni-Hang. — Ce fou m’a insulté gravement, répondit le ministre ; je l’ai envoyé vers Liéou-Piao pour exciter celui-ci à le mettre à mort ; pourquoi m’informerais-je de lui ! »

De retour près de son maître, Han-Song lui vanta les qualités du souverain et le pressa d’envoyer son fils en otage à la cour. « Vous êtes un traître, s’écria Liéou-Piao avec colère ; que votre tête tombe à l’instant. — Seigneur, reprit le mandarin à haute voix, c’est vous qui m’imputez à mal ce que j’ai fait pour vous, ce n’est pas moi qui manque de gratitude ! » L’autre conseiller Kouey-Youé rappela ce qu’avait dit Han-Song avant de partir ; Liéou-Piao le laissa donc aller sain et sauf.

Alors aussi arriva la nouvelle que Hwang-Tsou avait fait décapiter Ni-Hang ; pour quelle cause ? Liéou-Piao voulut le savoir et on lui répondit : « Ces deux personnages ayant bu ensemble, et largement, Hwang-Tsou demanda au philosophe quels étaient les gens remarquables de la cour ? — Mes deux enfants [394], dit Ni-Hang ; eux exceptés, il n’y a pas un homme éminent dans la capitale ! — Et moi, que suis-je à vos yeux, reprit le général ! — Vous, vous êtes comme un esprit dans un temple d’idoles ; on a beau lui présenter l’offrande, il garde rancune et ne se montre pas [395] ! — Ah ! s’écria Hwang-Tsou exaspéré, tu me compares à une statue d’argile ou de bois ! »

Là-dessus il lui fit abattre la tête ; le philosophe ne cessa de l’injurier jusqu’à ce qu’il eut reçu le coup fatal.

Cette nouvelle contraria beaucoup Liéou-Piao [396] ; il résolut même de ne pas se soumettre à Tsao-Tsao. Celui-ci, de son coté, instruit de la mort de son émissaire, s’écria en riant aux éclats : « Sa langue était un glaive avec lequel il s’est lui-même coupé le cou ! » Ce qui ne l’empêcha pas de se disposer à lever des troupes, pour aller demander compte à Liéou-Piao de ce crime commis contre le droit des gens.


CHAPITRE IV.


Tsao-Tsao découvre la conspiration tramée contre lui.


I.


[Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 200 de J.-C.] « Youen-Chao n’avait pas déposé les armes ; Hiuen-Té n’était pas anéanti ; vouloir marcher contre Liéou-Piao, ne serait-ce pas abandonner le cœur même du mal pour l’attaquer dans ses extrémités ? D’abord, il fallait réduire les deux plus puissants ennemis ; cela fait, les provinces comprises entre le Kiang et le Han (qui obéissaient à Liéou-Piao), seraient pacifiées bien facilement. » Tels furent les conseils que Sun-Yo donna au premier ministre, et celui-ci les mit en pratique.

Mais (revenons aux conspirateurs) ; depuis le départ de Hiuen-Té, Tong-Tching délibérait souvent avec Wang-Tsé et les autres[397] conjurés, sans trouver aucun moyen d’accomplir leurs projets. À la visite du jour de l’an, il fut si indigné de la hauteur arrogante avec laquelle Tsao reçut les grands, qu’il en tomba malade. De retour en son hôtel il se mit au lit, et l’Empereur, informé de l’indisposition de son oncle maternel, lui envoya le premier médecin du palais. Ce docteur, né à Lo-Yang (l’ancienne capitale), se nommait Ky-Tay (son surnom honorifique Ping) ; il jouissait d’une immense réputation dans son temps. Cependant les remèdes qu’il fit prendre pendant plusieurs jours à Tong-Tching, n’avaient guère d’effet ; il restait jour et nuit près du malade, n’osant l’interroger sur la cause des soupirs fréquents qui soulevaient sa poitrine. Le quinzième jour du premier mois de cette année [398], comme le docteur demandait à se retirer, Tong-Tching le pria de rester près de lui, et ils vidèrent ensemble quelques coupes de vin. Les esprits du convalescent s’envolèrent à moitié, et s’endormant tout habillé, voici ce qu’il vit en rêve :

On lui annonce l’arrivée de Wang-Tsé suivi des trois autres conjurés, il va les recevoir : « Eh bien, s’écrie Wang-Tsé, notre grande affaire va réussir ! — Parlez, parlez, de grâce…, répondit-il lui-même. — Écoutez, continue Wang ; Liéou-Piao a fait alliance avec Youen-Chao ; ils ont levé cinq cent mille hommes de troupes, et s’avancent du côté du nord. Ma-Teng s’entend avec Han-Souy ; ils arrivent à la tête de deux cent mille hommes. Tsao a fait partir tout ce qu’il y a de soldats ici pour s’opposer à ces deux adversaires ; la ville reste déserte. Eh bien, réunissons les gens de nos cinq maisons ; leur nombre peut monter à mille. Ne laissons pas échapper l’occasion que nous offre la fête d’aujourd’hui ; entourons le palais du ministre et pénétrons jusqu’à lui pour le tuer. Le peuple nous prêtera main forte !… » Le conseil est adopté par Tong-Tching ; il appelle tous les gens de son hôtel, fait préparer des armes, se revêt de sa cuirasse, saisit sa lance et monte à cheval. Le lieu du rendez-vous est fixé devant la porte intérieure (dite Neuy-Men) ; de part et d’autre on met son monde en mouvement. À la seconde veille, tous les hommes armés sont réunis. Le sabre en main, Tong-Tching entre, et voyant Tsao qui festoie dans ses appartements retirés, il lui crie à haute voix : « Brigand, ne fuis pas, » et d’un coup de son glaive il l’abat !

Ce mouvement, qu’il exécute avec sa main, le fait tomber… ; il s’éveille. Mais en rêvant, il n’avait cessé de crier : « Tsao, brigand !… » Et un homme est là devant lui, qui dit d’une voix forte : « Voulez-vous donc égorger Tsao ? »

Tong-Tching ouvre les yeux et reconnaît le médecin ! Dans son trouble il ne peut articuler un mot de réponse : « Oncle du souverain, calmez votre effroi, reprit le docteur ; je suis un client du ministre, il est vrai, mais dans mon cœur vit toujours le souvenir de ce que je dois à Sa Majesté ! Vos soupirs incessants, je les ai remarqués sans oser vous en demander la cause ; voilà que vous vous êtes trahi en rêvant ; vos véritables sentiments se sont manifestés, ne les cachez plus. Si vous avez besoin de mes services, je suis prêt ; fallût-il m’exposer à la mort, moi et tous les miens, je l’accepterais sans regret ! »

Se cachant le visage, Tong-Tching répondit avec des sanglots, que redoutant de rencontrer en lui un espion et non un complice, il n’osait encore découvrir tous les projets… À ces mots le docteur se coupa le bout d’un doigt avec ses dents [399]. Le serment fut scellé ainsi ; Tong-Tching, ayant confiance, se hâta de tout dévoiler à son nouveau complice ; il lui montra l’édit écrit par l’Empereur, lui fit connaître le nom des conjurés, et ajouta qu’aucun moyen ne se présentant d’accomplir ces projets, l’inquiétude, l’agitation l’avaient rendu malade.

« Sans qu’il soit besoin de vous mettre en peine, ni vous, ni vos complices, répondit le docteur, la vie du brigand Tsao est entre mes mains ; il n’en a qu’une, tôt ou tard je la lui prendrai ! — Et comment cela ?… — Voici la chose : Le traître Tsao est sujet à des vapeurs [400] à la tête ; quand elles le font souffrir, il m’appelle pour que je le soigne. Un jour ou l’autre, il aura recours à moi ; il me suffira de glisser un peu de poison dans un breuvage et c’en est fait de lui ; sans que vous ayez besoin de rassembler des armes et des soldats ! — Si vous nous prêtez votre concours, répliqua Tong-Tching, la dynastie, l’État sont sauvés ! Tout dépend de vous ! »

Le docteur se retire ; le cœur plein d’une secrète joie, Tong-Tching passe dans ses appartements intérieurs. Là, il voit un de ses esclaves nommé Tsin-King, en conversation intime avec une de ses servantes (du nom de Yun-Yng). Outré de colère, il ordonne de prendre le coupable et crie qu’on le mette a mort. Sa femme légitime obtient qu’il soit fait grâce à l’esclave ; quarante coups de bâton lui sont appliqués, après quoi il est chargé de fers et jeté dans un appartement inhabité. L’esclave, exaspéré contre son maître, brise ses chaînes pendant la nuit, saute par-dessus les murailles et va chercher un refuge dans l’hôtel de Tsao, annonçant qu’il a des révélations à lui faire.

Tsao ordonne qu’il soit introduit ; le fugitif raconte que « six personnes (dont il cite les noms) se réunissent chez son maître et y tiennent conseil ; dans ce conciliabule, il n’est question d’autre chose que d’attenter aux jours de son excellence. On y a montré un morceau de gaze blanche sur lequel sont tracés des caractères dont le sens lui est inconnu. La veille, le médecin Ky-Ting a fait un serment terrible… » Après [401] cette dénonciation, Tsao garde l’esclave, le cache dans son palais, et dès le lendemain appelle le médecin en disant qu’il souffre de ses vapeurs. « Brigand, pensa le docteur, ta dernière heure est venue !… » Et il se rend au palais, muni d’un peu de poison qu’il tient caché ; Tsao-Tsao l’attendait, couché sur son lit. « Seigneur, dit le médecin après avoir fait chauffer une potion, il faut boire ce breuvage et vous serez soulagé. » Tout en parlant ainsi, il présentait au premier ministre la coupe fumante dans laquelle il venait de jeter la substance qui devait causer la mort.

Ce breuvage, qu’il savait être empoisonné, Tsao ne se pressait pas de le boire : « Buvez-le pendant qu’il est chaud, dit le médecin ; une gorgée vous rendra la santé ! — Docteur, répliqua Tsao en se relevant, vous êtes lettré, et sans aucun doute, versé dans la connaissance des rites et des devoirs. — Très certainement, dit Ky-Ping. — Eh bien, il est écrit quelque part : Quand le prince malade doit prendre une potion, le médecin est obligé de la goûter le premier. Si un père malade se trouve dans le même cas, c’est le fils qui est chargé de ce soin. Vous qui êtes un de mes familiers les plus intimes, pourquoi ne tâtez-vous pas de ce breuvage avant de me l’offrir ? Si vous ne le faites pas, c’est que sans nul doute la potion est empoisonnée ? »

Le médecin, comprenant qu’il était trahi, se lève, fait un pas en avant, saisit l’oreille de Tsao (pour le forcer d’ouvrir la bouche) et d’avaler la liqueur mortelle ; mais celui-ci renverse le vase, et le poison, en se répandant sur les dalles de faïence qui pavent l’appartement, les font fendre à l’instant [402].

Avant que Tsao eut prononcé un seul mot, ses gardes avaient arrêté le médecin et il s’écria lui-même en riant : « Cette maladie, c’était une ruse pour l’éprouver ! » Une vingtaine de sicaires entraînent le coupable dans le jardin situé au fond du palais. Le ministre s’assied dans la galerie ; on amène le médecin garrotté ; on le frappe pour le forcer à faire des aveux. Mais son visage impassible ne trahit pas la plus légère frayeur.

« Ah ! s’écria Tsao avec un sourire, toi, médecin, toi qui n’as d’appui que mon patronage, tu as osé tenter de m’empoisonner ! Certainement quelqu’un t’a poussé à cette action ! Nomme tes complices, et je te fais grâce. — Tu te joues de l’Empereur, répliqua le patient d’un ton de mépris, tu cherches à perdre les grands ! Dans l’Empire, brigand, il n’est personne qui ne désire ta mort ; je ne suis pas le seul. »

Tsao lui fit appliquer trois fois la même torture, mais le patient reprit avec colère : « J’ai voulu te tuer ! Parce que je suis sous ton patronage, tu veux croire que quelqu’un m’a lancé contre toi ; non ! Que je meure, et que tout soit fini ! » Dans sa fureur, Tsao le fit battre jusqu’à ce que la peau fut déchirée, la chair mise en lambeaux ; mais il ne put arracher une parole à Ky-Ping, bien que son sang inondât le sol. Puis craignant de le voir expirer sans obtenir de lui un mot de réponse, il ordonna aux geôliers de le jeter dans un cachot.

Le lendemain, Tsao prépare dans le palais un banquet splendide, auquel il invite les grands. Tong-Tching prétexte sa maladie pour ne pas s’y rendre ; Wang-Tsé et les autres conspirateurs, craignant d’éveiller des soupçons, prennent place parmi les conviés. Quand le vina fait le tour de la table, Tsao s’écrie : « Dans cette fête, il ne faut ni comédie ni musique ! J’ai là quelqu’un qui suffira à vous exciter à boire [403] ! » Sur son ordre les vingt alguazils amènent le malheureux docteur, enchaîné et la cangue au cou, en se pressant autour de lui. « Cet homme, reprit Tsao s’adressant aux mandarins, s’est révolté contre l’Empereur ; il a des complices ! Il voulait me faire périr, mais le ciel a déjoué ses projets. » Et sommant une fois encore le patient de dénoncer les autres conspirateurs, il le fit frapper. Ky-Ping perdit connaissance et tomba. L’eau qu’on lui jeta à la face le rappela à la vie ; il lança sur le premier ministre un regard terrible, et se remit à l’injurier en grinçant des dents : « Brigand, s’écria-t-il, tu ne veux pas m’achever ! Qu’attends-tu donc ? »

« Ces plans de conspiration, ce n’est pas toi qui les a tracés, répliqua Tsao ; dénonce tes complices et ton crime te sera remis ! — Tes plans à toi, dit le patient, sont plus odieux que ceux de l’usurpateur Wang-Mang et du tyran Tong-Tcho. Tous les hommes de l’Empire se disputeraient le plaisir de broyer ta chair sous leurs dents ; suis-je donc seul à désirer ta mort ! »

« D’abord ils étaient sept [404], répondit Tsao ; tu as fait le huitième. Pourquoi ne nommes-tu pas les autres ? » À ces mots, Wang-Tsé et ses complices ne surent plus où porter leurs regards ; ils étaient aussi mal à l’aise que s’ils eussent été assis sur des pointes de fer [405]. Une nouvelle bastonnade fut infligée au médecin ; il s’évanouit encore et on le fit revenir en lui jetant de l’eau sur la figure. Voyant qu’il ne pouvait tirer du patient aucun aveu, Tsao ordonna de le remmener en prison ; lui-même il sortit et envoya dire aux conviés de s’en retourner chez eux ; à l’exception des quatre conjurés (Wang-Tsé-Fou, Ou-Tsé-Lan, Ou-Tchu, Tchong-Tsy) qui, tout épouvantés, restèrent là comme des corps dont l’âme s’est échappée.

Tsao-Tsao leur dit : « Si je vous ai priés de demeurer, c’est que j’ai à vous interroger tous les quatre sur une affaire particulière. Peut-on savoir sur quoi vous avez délibéré en compagnie de Tong-Tching ? — Nous n’étions réunis que pour des visites de politesse, dit Wang-Tsé ; rien de sérieux ne nous a occupés. — Et certain morceau de gaze blanche sur laquelle il y avait quelques lignes écrites, qu’était-ce ? — Nous l’ignorons, » répondirent les conjurés. À ces mots le premier ministre fit entrer le délateur.

« Où nous as-tu vus, lui demanda Wang-Tsé. — Vous étiez six en tel endroit, répliqua l’esclave ; vous avez fait retirer tout le monde, et rassemblés en un même lieu, vous avez écrit je ne sais quoi ! »

Wang-Tsé s’écria qu’on ne devait point recevoir le témoignage de ce misérable esclave de Tong-Tching, qui se vengeait par des calomnies d’un châtiment mérité… « Le médecin a tenté de m’empoisonner, reprit Tsao, et si Tong-Tching n’est pas l’âme de ce complot, qui sera-ce donc ? » Les conjurés protestèrent qu’ils ne savaient rien. « Pour aujourd’hui, ajouta Tsao, je veux bien prendre patience, mais si les preuves se découvrent, il me sera difficile de vous faire grâce ! »

Ils persistèrent dans leurs dénégations ; sur un ordre du premier ministre on les emmena en prison, et le lendemain mille hommes cernèrent l’hôtel de Tong-Tching. C’était Tsao qui venait s’informer de sa santé ; il se hâta donc d’aller le recevoir. « Pourquoi n’avez-vous pas paru au banquet d’hier, lui demanda le ministre ? — Une indisposition m’en a empêché… — Et cette indisposition était causée par les inquiétudes que vous ressentez pour la dynastie ? » Tong-Tching tremblait de peur ; Tsao s’assit et continua : « Oncle de Sa Majesté, vous connaissez l’affaire du médecin Ky-Ping ? » — Et sur un signe négatif de son hôte, il reprit avec un froid sourire : « Quoi, votre seigneurie ignore ce qui s’est passé !… Qu’on amène cet homme ! » Les trente alguazils introduisirent le patient.


II[406]


Le malheureux médecin, à peine introduit, se remit à injurier Tsao, qu’il appelait rebelle, tyran de son prince. « Cet homme, dit alors le ministre en s’adressant à Tong-Tching, m’a déjà dénoncé quatre de ses complices que j’ai envoyés en prison sous bonne escorte. Un seul me reste à connaître. » Tong-Tching n’osait rien répondre ; le ministre demanda de nouveau au patient : « Quelqu’un t’a-t-il chargé de m’empoisonner ? — Oui. — Nomme-le et je te laisse la vie ! »

« C’est le maître du Ciel, répondit Ky-Ping, qui m’a chargé de tuer un brigand rebelle à son prince… » Plein de rage, Tsao le fit frapper encore, de telle sorte que son corps n’était plus qu’une plaie ; à ce spectacle, Tong-Tching, assis dans la salle de son hôtel, sentait son cœur se fendre[407]. « Jusqu’ici, reprit Tsao en s’adressant au médecin, tu avais dix doigts bien entiers[408] ; d’où vient que je ne t’en vois que neuf aujourd’hui ? — J’en ai coupé un pour sceller le serment que je faisais d’anéantir l’ennemi de l’Empereur ! » Tsao ordonna aux bourreaux de les lui couper tous et ajouta : « Eh bien maintenant, jure, je te le commande ! — Il me reste une bouche pour dévorer les traîtres, dit le patient, et une langue pour les injurier ! »

Sur un ordre du ministre, la langue allait lui être coupée ; il s’écria : « Non, non, laissez-moi-la ! Je cède aux tortures ; voici que je vais déclarer la vérité ! — S’il en est ainsi, dit Tsao, je te laisse ce corps mutilé. — Déliez-moi donc, ajouta le patient ; je vous ferai connaître celui qui a ourdi cette conspiration, pour que vous l’arrêtiez ! »

« Que risque-t-on à lui ôter ses fers ! » dit Tsao ; et il le fit délier. Aussitôt Ky-Ping s’agenouillant dans la direction du palais impérial, s’écria : « Moi, votre sujet, ô prince, si je n’ai pu détruire ce rebelle qui vous opprime, c’est au Ciel qu’il faut s’en prendre ! » Puis il se fendit la tête sur le parquet et expira. Tsao fit suspendre à une potence son corps coupé en quartiers. Ceci se passa le premier mois de la cinquième année Kien-Ngan (200 de J.-C. [409])

L’esclave fugitif ayant été introduit, Tsao demanda à Tong-Tching s’il le reconnaissait ? Celui-ci, transporté de colère, voulait tuer le délateur ; Tsao l’arrêta : « Ne le frappez-pas ! Cet homme a dévoilé vos projets ; je l’amène ici pour être confronté avec vous, et vous oseriez porter la main sur lui ! — Seigneur, dit Tong-Tching, pourquoi ajoutez-vous foi aux dénonciations d’un esclave qui me calomnie, moi, oncle de l’Empereur ? — Wang-Tsé et les autres ont tout avoué, répliqua Tsao (qui mentait), pourquoi persistez-vous seul à nier les faits ? — Que votre excellence ne tourmente pas ainsi un innocent, s’écria l’accusé. » Sur un ordre du ministre, vingt bourreaux allèrent faire une perquisition dans la chambre de Tong-Tching. Le morceau de gaze sur lequel avait écrit l’Empereur, la liste des conjurés, tout fut découvert, et Tsao regardant ces pièces de conviction, s’écria avec un sourire : « Toi qui conspirais dans l’ombre, voilà donc jusqu’où tu poussais l’audace ! » Et après avoir confié à ses séides tous les parents de l’accusé, il revint à son hôtel. Quand ses conseillers furent assemblés, il montra l’écrit impérial à Sun-Yo qui lui demanda : « Seigneur, après une pareille découverte, qu’allez-vous faire ? »

Tsao répondit : « Ce que les circonstances me conseillent ; rassurer le peuple, tuer l’Empereur et choisir un homme doué de qualités, pour le mettre à sa place [410] ? »

« Seigneur, répliqua le conseiller, si votre autorité est reconnue dans tout l’Empire, si vous dictez des ordres à toute la terre, c’est au nom de la dynastie des Han. Pour châtier un coupable en le déclarant rebelle, il faut déterminer son crime ; dans la distribution des peines et des récompenses, il faut une mesure ; réfléchissez attentivement à ce que vous allez faire ! — Je veux, dit Tsao, donner un exemple aux masses, et effrayer les méchants par le supplice de Tong-Tching et de ses quatre complices… Mais puis-je détruire aussi leurs familles, sans les déclarer coupables de lèse-majesté ? — L’affaire est grave, dit Sun-Yo, il y aurait péril à ne pas pousser la vengeance jusqu’au bout ! »

Ces dernières paroles décidèrent Tsao-Tsao. Par ses ordres, sept cents personnes de tout âge et de tout sexe, alliées par le sang aux cinq conjurés [411], furent décapitées devant le seuil de leurs maisons. Le peuple et les mandarins étaient dans la désolation. Une propre fille de Tong-Tching, que l’Empereur avait épousée [412], se trouvait enceinte de cinq mois ; Tsao entra dans le palais le sabre en main pour l’égorger. Ce jour-là même, l’Empereur s’entretenait avec l’impératrice [413] de cette conspiration tramée avec son oncle, et dont il n’entendait plus parler. Tout à coup il voit paraître le ministre ; dans son effroi il est prêt à s’évanouir.

« Le brigand Tong est un conspirateur, dit Tsao, Votre Majesté le sait-elle, oui ou non ? »

« Tong-Tcho, répondit le prince, a depuis longtemps expié son crime ; comment pourrait-il conspirer encore ? »

« Je ne parle pas de Tong-Tcho, mais de Tong-Tching !… » L’Empereur épouvanté, tremblant, affirma qu’il ne savait rien. — « Vous avez donc oublié le sang tiré de votre doigt et l’ordre écrit avec ce sang ? »

L’Empereur restait muet ; le ministre reprit : « Tout homme qui se révolte périt avec ses parents jusqu’au neuvième degré, qu’on emmène la fille de Tong-Tching et qu’elle soit décapitée ! — Hélas ! dit le souverain en suppliant, elle porte un enfant dans son sein ; j’espère que votre excellence aura pitié d’elle… »

« Si le ciel ne me fût venu en aide, c’en était fait de moi et de toute ma famille, répliqua Tsao avec dureté. En laissant vivre la fille d’un ennemi, je me prépare pour l’avenir de grands malheurs. — Au moins que votre excellence la garde enfermée jusqu’à ce qu’elle mette au jour cet enfant ! On la tuera ensuite… — Je consentirais à laisser naître un rejeton de cette race ennemie, pour qu’un jour il vengeât sa mère ! »

À ces mots l’Empereur fondit en larmes : « Hélas, s’écria-il ; que son corps reste entier, de grâce ! qu’il soit décemment voilé aux regards [414] ! » Tsao fit apporter un linceul blanc. « Quand vous serez au bord des neuf fontaines [415], dit l’Empereur à sa jeune épouse, ne vous détournez point de moi avec colère ! » Et il versait des larmes abondantes.

Dans sa fureur, Tsao reprocha au prince de pleurer comme une jeune fille ; puis il appela les bourreaux, qui, entraînant la princesse, allèrent l’étrangler avec une corde de soie à la porte du harem. Cela fait, il réunit tous les eunuques, tous les officiers du palais et leur dit : « Qu’aucun parent, qu’aucun allié de l’Empereur ne pénètre près de lui sans ma permission, sous peine de mort ! » Les mandarins qui avaient eu avec Tong-Tching des relations d’amitié, il les cassa tous de leurs emplois, et fit décapiter ceux de ses parents les plus éloignés qu’il put découvrir.

Depuis lors, les mandarins, grands et petits, employés au palais ou au dehors, n’osaient plus, quand ils se rencontraient, échanger entre eux une parole. Le ministre tout-puissant choisit trois mille hommes parmi les plus dévoués à sa personne, dont il fit sa garde particulière ; il en donna le commandement à son parent Tsao-Hong.

Cependant, si en mettant à mort Tong-Tching et les quatre conjurés (qui se trouvaient dans la capitale), il avait délivré son esprit d’une cruelle appréhension, restaient encore Hiuen-Té et Ma-Teng. Ces deux autres complices devaient absolument périr !… Sun-Yo consulté à ce sujet répondit : « Ma-Teng a des troupes assemblées dans sa province de Sy-Liang ; on ne peut l’attaquer à la légère ! Il faut l’attirer ici par une lettre et se bien garder d’éveiller ses soupçons ; une fois que nous l’aurons amené dans la capitale, nous trouverons le moyen de nous débarrasser de lui. Quant à Hiuen-Té, on l’a envoyé avec des troupes surveiller le Su-Tchéou, et lui aussi ne doit pas être attaqué légèrement ! «

« Et pourquoi ? » demanda Tsao.

« Seigneur, celui qui vous dispute l’Empire, c’est Youen-Chao. Le voilà maintenant à la tête d’une armée au lieu nommé Kouan-Tou (le passage principal du fleuve Ho) ; or sa constante pensée est de tenter un coup de main sur la capitale ; si vous marchez dans l’est contre Hiuen-Té, celui-ci enverra demander des secours à Youen-Chao. Supposez que ce dernier profite de votre absence pour se porter contre la capitale ; comment lui résisterons-nous ? »

Tsao n’approuva pas ces raisonnements. À ses yeux, Hiuen-Té était le plus éminent de ses rivaux ; il fallait l’attaquer au plus vite, ne pas lui laisser le temps d’accroître sa puissance, sous peine de le trouver plus redoutable encore, et de s’attirer de grands malheurs dans l’avenir. Au contraire, Youen-Chao qui formait de si ambitieux projets, ne savait que concevoir une multitude d’entreprises, sans en mettre aucune à exécution. Il ne ferait pas un mouvement du côté de la capitale ; quelles inquiétudes pouvait-il donc inspirer ? Sun-Yo, tout en convenant que Youen-Chao n’avait pas par lui-même de grandes capacités, énumérait tous les conseillers habiles réunis autour de sa personne [416], dont il lui suffirait d’écouter les avis pour mettre le ministre dans de terribles difficultés.

Tsao ne savait définitivement à quel parti s’arrêter, lorsque Kouo-Hia rentra dans le conseil. Il le mit au fait des questions qui s’agitaient, en lui demandant son opinion. « Youen-Chao est un homme irrésolu, que mille petites causes inquiètent et empêchent de prendre une détermination, répondit Kouo-Hia ; les gens habiles qui l’entourent sont divisés entre eux ; quel péril peut nous venir de ce côté ? D’autre part Hiuen-Té ne fait que saisir le commandement de son armée ; la multitude n’est pas encore dévouée à ce nouveau chef. Votre excellence, qui compte sous ses ordres des soldats aguerris, n’a qu’un coup à frapper pour que son autorité soit consolidée. » Plein de joie, Tsao proclama que l’avis de Kouo-Hia était en tout conforme à ses propres intentions.


CHAPITRE V.


Défaite de Hiuen-Té.


I.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 200 de J.-C. ] Des éclaireurs vinrent bientôt à Su-Tchéou, apporter la nouvelle que Tsao-Tsao arrivait avec une armée de deux cents mille hommes, divisée en cinq corps d’attaque. Sun-Kien (il commandait les troupes du chef-lieu) courut d’abord avertir Yun-Tchang qui gardait la ville de Hia-Py ; puis le lendemain, il alla trouver Hiuen-Té établi dans Siao-Pey. Consulté par son maître, que cet événement consternait, Sun-Kien répondit : « Le moyen le plus sûr de nous tirer d’un pareil embarras, c’est de demander du secours à Youen Chao ! »

Une lettre fut écrite par Hiuen-Té qui la remit à Sun-Kien. Celui-ci se rendit au nord du fleuve Ho près de Tien-Fong[417], et lui conta ce qui se passait ; le général promit à l’envoyé de l’introduire le lendemain près de Youen-Chao. A l’audience, Youen Chao parut avec un visage triste et défait ; son bonnet (il le portait comme un Empereur) était mis de travers, et ses vêtements flottaient en désordre ; au point que Tien-Fong lui demanda la cause de cette singulière tenue. « Je suis un homme perdu, répondit Youen-Chao ! — Quoi ! reprit le général, quand vous jouissez dans l’Empire d’une autorité sans bornes, vous prononcez de si affligeantes paroles ! »

Avant peu, c’en est fait de moi, continua Youen-Chao ; à quoi bon m’embarrasser des affaires d’autrui ? — Seigneur, seigneur, expliquez-vous !… — J’ai cinq fils ; le plus jeune, celui sur lequel je fondais toutes mes espérances, est attaqué d’une maladie qui l’aura bientôt emporté. Comment me sentirais-je disposé à faire la guerre ? »

« Voici que Tsao s’avance vers les provinces de l’est pour les soumettre, reprit Tien-Fong ; la capitale se trouve sans défense ; profitez de l’occasion, marchez avec des troupes levées au nom de la fidélité due au souverain ; protégez, sauvez à la fois l’Empereur et la nation tout entière ! Quel bonheur ce sera pour la dynastie !… Le proverbe dit : Quand le ciel offre, ne pas recevoir, c’est (refuser la fortune pour) aller au-devant des calamités ! Seigneur, de grâce, songez-bien à ceci ! — Je sais qu’il en est ainsi, répliqua Youen-Chao ; l’occasion qui se présente est belle ; mais dans la disposition d’esprit où je me trouve, cette expédition tournerait à mon désavantage ! »

Tien-Fong demanda d’où provenait cette disposition fâcheuse : « J’ai cinq fils, répondit Youen-Chao, et la santé de celui-là seul, qui est malade, m’occupe exclusivement. S’il venait à mourir en mon absence faute de soins assidus[418], je ne m’en consolerais jamais ! » Et se tournant vers Sun-Kien : « Allez donc près de votre maître ; dites-lui ce que vous avez entendu. Si par malheur il ne réussit pas dans ses affaires, qu’il vienne près de nous chercher un asile ; je lui prêterai mon appui ! » Tien-Fong frappant la terre de son bâton, s’écria : « Le moment est passé à jamais ; c’en est fait ! — Puis il ajouta avec un soupir : — La plus admirable occasion que la fortune pût lui offrir, la maladie d’un faible enfant est cause qu’il la laisse échapper ! Plus d’espoir de réaliser jamais ces grandes espérances de royaume indépendant… Malheur, malheur ! » Et il se retira en frappant du pied sur le sol.

Quand il vit que Youen-Chao ne voulait pas prêter ses troupes, Sun-Kien revint cette même nuit à Siao-Pey. « Quoi faire, quoi faire ? » disait Hiuen-Té qui se désolait en écoutant le récit de son envoyé : « Frère, s’écria Tchang-Fey (toujours[419] fougueux), je sais un excellent, un infaillible moyen de battre Tsao. Si ses soldats viennent jusqu’ici, ils seront exténués ; sans leur laisser le loisir de se fortifier, courons enlever leur camp ! »

« Je vous croyais brave et rien de plus, dit Hiuen-Té ; naguère, à l’attaque du camp de Liéou-Tay, vous avez employé la ruse avec succès, et dans la circonstance présente, en y recourant encore, vous agissez d’après les lois de la stratégie. Très bien, très bien ! En effet Tsao arrive de loin ; ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de vous porter au plus vite sur son camp. » Ce plan fut adopté.

Cependant Tsao, à la tête du principal corps d’armée, marchait contre Siao-Pey. Chemin faisant, il ressentit des vents impétueux, à tel point que devant la tête de son cheval, la raffale abattit une bannière. « Voila un présage[420], dit-il aussitôt, faites faire halte aux soldats ! » Puis il assemble ses officiers pour les consulter, bien qu’il fût parfaitement arrêté dans ses résolutions, et écouta leurs avis différents sur la manière d’interpréter le présage. Sun-Yo demanda de quel point de l’horizon avait soufflé le vent, et de quelle couleur était la bannière ?

« Le vent venait du sud-est, répondit Tsao ; la bannière était de deux couleurs, rouge et bleue. — Le présage n’a rien de fàcheux, dit Sun-Yo ; cette nuit Hiuen-Té attaquera très certainement les retranchements de notre armée ! » Tsao fit un signe de tête affirmatif, et au même instant entra Mao-Kiay (le devin), qui s’exprima dans le même sens et annonça les mêmes événements pour la nuit. « Le ciel est pour nous, s’écria Tsao, il nous indique les précautions à prendre ! »

Aussitôt, partageant son armée en neuf divisions, il n’en laissa qu’une sur les lieux pour s’occuper tout d’abord de dresser les retranchements, et distribua les huit autres sur divers points où elles se tinrent cachées. Cette nuit-la, la lune répandait quelque clarté ; Hiuen-Té divisa aussi ses troupes en deux corps ; l’aile droite, il la met sous les ordres de Tchang-Fey, et prit lui-même le commandement de l’aile gauche ; quant à Sun-Kien, la garde de la ville de Siao-Pey lui resta confiée. Tout fier d’employer un stratagème qu’il croyait digne d’un génie surnaturel, Tchang-Fey, suivi de ses cavaliers, se jette tête baissée à travers les retranchements de Tsao. À peine y rencontra-t-il ça et la un cheval, un soldat ennemi… Puis tout à coup la flamme brille, de grands cris retentissent aux quatre coins de la plaine ; Tchang-Fey reconnaît qu’il a donné dans un piége, et s’élance hors du camp dans la direction de l’est ; l’une après l’autre et des huit points[421] de l’horizon se lèvent les divisions embusquées ; elles marchent en se rapprochant, en formant un cercle dans lequel Tchang-Fey est enveloppé. En vain fait-il les plus grands efforts pour se dégager ; ses soldats qui avaient à peu près tous servi sous Tsao, l’abandonnaient en grand nombre. Voyant que cette défection lui a enlevé plus de la moitié de son monde, il se précipite avec désespoir contre Su-Hwang, l’un des chefs ennemis, l’attaque dix fois, et malgré l’arrivée d’un autre général qui le menace par derrière, rompt ce cercle fatal. Il s’est ouvert une route sanglante et fuit, à peine accompagné de dix cavaliers, dans la direction de Siao-Pey ; mais le passage est intercepté par la principale division aux ordres de Tsao, qui, avec ses meilleures troupes, marchait vers les deux villes de Su-Tchéou et de Hia-Pey. Ne sachant où se réfugier, Tchang-Fey se jette dans les monts Mang-Teng.

Revenons à Hiuen-Té ; arrivé, lui aussi, près de ce camp qu’il croyait surprendre, il entend de grands cris ; une division ennemie se précipite sur ses derrières, lui enlève la moitié de son monde, et à peine a-t-il évité ce premier péril en se dégageant, qu’un nouveau corps d’armée se met à sa poursuite. Il se détourne… Trente cavaliers seulement l’accompagnent ; la ville de Siao-Pey, vers laquelle il se dirige, paraît livrée aux flammes ; changeant de route, il veut gagner Su-Tchéou. Le fleuve Ho l’arrête ; les troupes victorieuses couvrent les monts et les plaines. Dans sa perplexité, Hiuen-Té se rappelle les paroles de Youen-Chao ; se jeter dans les bras de cet allié, tel est le meilleur parti qui lui reste à prendre ; il s’y arrête donc. Le voila qui suit la route de Tsing-Tchéou (capitale de Youen-Chao).

Après une marche forcée, Hiuen-Té, fuyant toujours, arriva seul sous les murs de Tsing-Tchéou, et demanda qu’on lui ouvrît les portes. Les gardes lui demandèrent son nom ; le gouverneur fut averti : c’était Youen-Tan (le fils aîné de Youen-Chao). Le jeune chef, habitué à respecter le héros, apprenant qu’il venait seul, ouvrit les portes et courut le recevoir. Il emmena Hiuen-T’é dans son palais pour écouter le récit des désastreux événements qui l’avaient forcé à chercher un refuge hors de ses états perdus, et lui donna un logement a l’hôtel des Postes[422]. Bientôt Youen-Chao, qui avait appris par une lettre de son fils les résultats de cette guerre, envoya cinquante mille hommes au-devant de Hiuen-Té ; d’autre part, Youen-Tan se porta avec ses propres troupes au lieu nommé Ping-Youen.

A trois milles de la ville (à Nié-Kiun), Youen-Chao rencontra Hiuen-Té, qui se jeta à genoux ; lui-même répondant à cette marque de déférence, il raconta à son allié comment la maladie d’un fils bien-aimé l’avait empêché de lui porter secours : « J’étais plongé dans l’accablement, ajouta-t-il ; mais le bonheur de vous voir m’est une grande consolation ; le vœu ardent de toute ma vie est exaucé ! — Depuis longtemps, répondit Hiuen-Té, je souhaitais de me ranger à votre parti ; l’occasion seule m’avait manqué ! Aujourd’hui mes deux femmes sont au pouvoir de Tsao ; je suis seul au monde[423]. Sachant que votre seigneurie reçoit et accueille avec distinction tous ceux qui lui demandent un refuge, je suis venu me jeter entre ses bras sans reculer devant la honte, sans rougir ! j’espère trouver près d’elle secours et appui. »

Ce langage plut à Youen-Chao ; ses enfants et lui témoignèrent de grands égards à Hiuen-Té.

Cependant, cette même nuit, Tsao déjà maître de Siao-Pey marchait sur (le chef-lieu de la province) la ville de Su-Tchéou, que My-Tcho et Kien-Yong[424] abandonnèrent, faute de pouvoir la défendre. Tchin-Teng en livra les portes : Tsao y entra avec sa division principale, rassura le peuple[425], et appela ses conseillers autour de lui, afin de délibérer avec eux sur les moyens de prendre Hia-Py.

« Yun-Tchang y est enfermé avec la famille entière de son maître, dit Sun-Yo ; il s’y défendra en désespéré. Cependant il importe de s’en emparer au plus vite, car le moindre retard pourrait mettre cette place au pouvoir de Youen-Chao. — Mais comment prendre cette ville, demanda Tsao ? — Seigneur, reprit le conseiller, veillez à la garde du chef-lieu, et tâchez d’attirer Yun-Tchang au combat. S’il sort pour combattre, vous enlèverez la ville; une fois la ville enlevée, nous le prendrons lui-même (puisqu’il ne lui restera plus d’asile). »

Ce Yun-Tchang est un héros, un brave par-dessus tous les autres, répliqua Tsao ; je l’aime et je voudrais l’avoir pour tirer parti de ses talents militaires. — D’après ce que je sais de lui, dit Kouo-Kia, il ne reconnaît rien au-dessus de la fidélité à ses engagements ; j’en suis sûr, il ne se soumettra jamais. Si on lui envoie un parlementaire, il le tuera, je le crains ! Serrons-le d’abord de près ; quand il se verra réduit à la dernière extrémité, la nécessité le forcera à accepter vos offres ! — Et moi, s’écria une voix, je suis depuis bien des années intimement lié avec lui ; qu’on me laisse aller dans la ville lui dire quelques bonnes paroles. »

C’était Tchang-Liéao (surnommé Wen-Youen) qui parlait ainsi, comme le reconnut toute l’assemblée. « Ne vous fiez pas à cette amitié qui vous lie avec Yun-Tchang, dit Tching-Yu ; ce n’est point, si je ne me trompe, un homme avec qui l’on puisse discuter… Voici mon plan : Quand Yun-Tchang ne pourra plus ni avancer ni reculer, il sera temps d’employer ces moyens de conciliation ; et alors aussi le guerrier viendra par force se soumettre à votre excellence. »


II[426].


Cependant, Yun-Tchang tenait sous sa protection les deux femmes de Hiuen-Té, enfermées avec lui dans la ville de Hia-Py qu’il défendait.

Tsao reprocha vivement à Tchin-Kouey d’avoir été, ainsi que son père, l’auteur du meurtre de Tché-Tchéou[427], et l’invita à se justifier de ce crime ; le mandarin s’étant excusé de toutes ses forces, aucun châtiment ne l’atteignit. La délibération recommenca donc sur la meilleure manière de réduire la ville assiégée, et Tching-Yu reprit[428] : « Yun-Tchang est un héros capable de résister à une armée. Dans la circonstance présente, la confiance que lui a témoignée Hiuen-Té (en lui remettant la garde de sa famille) ne peut qu’accroître encore son zèle et son dévouement. A moins d’employer la ruse, il est impossible de vaincre cet homme. Voici que beaucoup d’anciens soldats (par suite de la défaite des deux autres divisions), se sont ralliés sous nos bannières ; dans les murs de cette place, il doit se trouver des gens nouvellement appelés aux armes par Hiuen-Té, et habitant les villages voisins de Su-Tchéou. Envoyons-y secrètement des émissaires dévoués à nos intérêts, qui arrivent près de Yun-Tchang comme des transfuges et nous préparent la chute de la ville. Quand ils auront engagé le héros à combattre hors des murs, nous autres, feignant d’être battus et de fuir devant ses pas, nous l’attirerons en un lieu où nos meilleures troupes embusquées pourront lui couper la retraite. Ainsi nous le prendrons ou nous l’amènerons à capituler[429]. »

Adoptant aussitôt ce conseil, Tsao-Tsao choisit dix hommes auxquels il recommanda d’entraîner avec eux un égal nombre de soldats pris parmi ceux qui avaient fait leur soumission quelques jours auparavant. Ils devaient sortir du camp en cachette, se présenter aux portes de la ville, et demander à s’incorporer dans la garnison. Yun-Tchang n’ayant aucun doute sur leur sincérité, les accueillit. Le lendemain, Hia-Héou-Tun, a la tête de mille hommes, tenta vainement d’attirer Yun-Tchang au combat ; il envoya donc des soldats provoquer le chef ennemi par des injures, et celui-ci, emporté par la colère, s’élança hors des murs. Trois mille hommes le suivaient ; après deux attaques, Héou-Tun fuit devant le héros qui le harcelle avec rage ; il l’entraîne ainsi à plus de deux milles des remparts, reculant et résistant tour à tour. Alors deux divisions se démasquent ; Yun-Tchang ne peut plus faire un pas. A droite et à gauche, les pierres et les flèches pleuvent comme une nuée de sauterelles. Il veut battre en retraite et rencontre les deux corps d’armée qui l’attaquent ; au moment où il les repousse par sa valeur, survient Héou-Tun. Le combat dura jusqu’au soir : Yun-Tchang rallia ses soldats sur une colline pour leur faire prendre quelque repos.

Mais déjà les divisions de Tsao s’avancent doucement ; elles entourent la colline ; Yun-Tchang voit s’élever du milieu de la ville des flammes qui montent jusqu’au ciel. C’était le signal donné par les transfuges. Le premier ministre venait d’entrer dans les murs avec la principale division ; en allumant ce feu, il cherchait à jeter le désespoir dans le cœur de Yun-Tchang, car les habitants et la garnison n’avaient point été inquiétés par les troupes victorieuses. La vue des flammes causait au héros absent une mortelle inquiétude : toute la nuit il tenta de descendre dans la plaine et de s’ouvrir une route ; des grêles de traits ne cessaient de l’assaillir, ses soldats tombaient blessés autour de lui ; et il remontait sur sa colline. A la pointe du jour, quand il veut encore essayer de rompre les lignes ennemies, un cavalier galope au-devant de lui en gravissant le tertre ; il reconnaît Tchang-Liéao. « Wen-Youen, lui crie-t-il (en l’appelant par son petit nom), viens-tu m’attaquer ? — Non, reprit l’officier ; à la faveur de l’ancienne amitié qui nous lie, je viens pour entrer en pourparler avec vous… » Et laissant la son cheval ainsi que son glaive, il s’avança au travers de la division, jusqu’auprès de Yun-Tchang.

Les deux amis s’assirent sur le sommet de la colline. « Wen-Youen, dit Yun-Tchang, tu es venu pour causer avec moi ?….. — Non, dit l’officier, autrefois dans cette même ville, mon frère aîné[430] m’a porté secours ; aujourd’hui puis-je ne pas lui venir en aide a mon tour ? — Alors, tu arrives pour me prêter main forte !… — Pas précisément. Écoutez : Tchang-Fey est-il mort ou vivant[431], personne ne le sait ; ses troupes sont dispersées complétement. Cette nuit, la ville de Hia-Py est tombée au pouvoir de Tsao ; mais il n’y a eu ni collision entre les troupes, ni pillage, ni désordre. Son excellence a envoyé des gens pour faire respecter toute la famille de Hiuen-Té, avec ordre de décapiter quiconque inquiéterait la moindre personne de la maison. Telles sont les assurances que j’avais à cœur de vous donner à l’égard… »

« Ah ! s’écria Yun-Tchang avec colère, voilà tout ce que tu viens me dire ? Je suis réduit à la dernière extrémité, eh bien, j’aime autant mourir que me rendre. Retire-toi. Je me précipite au bas de cette colline pour combattre ! »

Tchang-Liéao se prit à rire et répondit : « Voila une action qui déshonorerait à tout jamais mon frère aîné ! — Quoi ! en mourant par loyauté, par fidélité, je m’expose à la risée des siècles a venir… — Oui ; en cherchant la mort, vous commettez trois grandes fautes, et voila ce qui vous rendrait l’objet d’un éternel mépris. — Et ces trois fautes, quelles sont-elles, parle… ? »

« Les voici : Au temps où vous vous donnâtes réciproquement le nom de frère, Hiuen-Té et vous, ne jurâtes-vous pas de vivre et de mourir ensemble[432] ? Votre frère aîné, chassé de sa ville, a pris la fuite ; si vous fussiez morts en combattant à outrance l’un auprès de l’autre, votre nom à tous les deux se fût conservé glorieux dans la postérité. Mais vous n’avez pas fui ensemble ; en quelque lieu que soit votre frère aîné, il est sûr de trouver un appui. Supposez que vous périssiez maintenant ; quand il sortira de cette retraite forcée pour vous chercher (il ne vous trouvera plus). N’aurez-vous pas manqué de reconnaissance à l’égard de ce maître abandonné, violé ce serment de vivre et de mourir ensemble ? Vous trompez ainsi l’attente de votre frère et maître ; en courant à la mort, vous ne faites, malgré tout, qu’une action blâmable.

« Naguère, Hiuen-Té vous a confié sa famille entière, croyant la mettre ainsi à l’abri de tout péril. Si vous périssez dans un combat, ses deux femmes restent sans appui ; la mort seule peut leur offrir un refuge contre la violence qui les forcera de manquer à la fidélité conjugale ; si d’autre part elles ne conservent pas leur chasteté, les voila devenues la propriété d’un autre époux. Dans ce cas encore, vous péchez contre votre frère aîné en négligeant ce qu’il vous a confié.

« Enfin, votre bravoure vous met au-dessus de tous les guerriers ; vous avez étudié à fond les livres anciens qui traitent de l’histoire et des rites. Or, vous vous êtes voué, de concert avec votre frère, à la défense de la dynastie des Han, au salut des peuples ; avez-vous oublié ces devoirs ? En courant au-devant de la mort, à travers l’eau et le feu, vous montrez un courage téméraire, inintelligent. Vous manquez à ce qui est dû aux ancêtres et vous déshonorez votre maître, bien loin de rester fidèle à vos engagements. — Telles sont les trois grandes fautes que je ne puis m’empêcher de mettre sous vos yeux à fin que vous les évitiez[433] ! »

« Hélas ! répliqua le héros en soupirant, en face de ces trois crimes, quel parti me conseillez-vous de prendre ? — De tous côtés les soldats de Tsao vous entourent ; si vous ne déposez les armes, vous êtes mort… Soumettez-vous, croyez-moi ; vous saurez ce qu’est devenu votre frère, et vous l’irez chercher. D’abord vous continuerez de veiller sur les femmes qui vous sont confiées, ensuite vous resterez fidèle à tous vos engagements ; enfin vous conserverez votre propre vie. Tels sont les trois avantages que je vous supplie d’apprécier ! »

« Vous m’avez parlé de trois belles actions à faire (ou de trois crimes à éviter), reprit Yun-Tchang ; eh bien, je propose à Tsao-Tsao trois conditions ; s’il les accepte, je délie ma cuirasse ; s’il les repousse, j’aime mieux commettre les trois grandes fautes et mourir ! — Son excellence est d’une générosité, d’une clémence sans bornes ; comment n’accepterait-elle pas vos conditions ?… Veuillez me les faire connaître ! » Yun-Tchang les énuméra ainsi : « 1° J’ai juré à Liéou-Hiuen-Té, allié à la famille des souverains, de me dévouer ainsi que lui à la dynastie des Han. En ce moment je me soumets à L’EMPEREUR ; je ne me rends pas au ministre Tsao. Quand il s’agira de combattre, je n’aurai point d’ordre à recevoir de son excellence. 2° Les deux femmes de mon frère adoptif recevront la même pension que leur époux ; personne, de quelque rang que ce soit, n’entrera dans leur domicile. 3° Quand je saurai où est mon frère et maître, fût-il à mille lieues d’ici, il me sera loisible à l’instant même de l’aller rejoindre. Si une seule de ces conditions est rejetée, je ne me soumets pas ! »

Il pressa Tchang-Liéao d’aller porter ces propositions à Tsao et de venir lui rendre réponse ; celui-ci monta à cheval. « Ah ! répliqua Tsao en apprenant les résolutions de Yun-Tchang, ne suis-je pas le plus grand personnage de l’Empire ? Les Han, c’est moi ! J’accepte... » Telle fut sa réponse à la première condition ; en écoutant la seconde, il promit de l’exécuter en tous points, et de plus, de faire augmenter la pension de Hiuen-Té. Lorsque la troisième lui fut proposée, il hocha la tête et dit : « Quant à cette condition, elle est difficile à admettre ! A quoi bon nourrir cet homme si je ne puis me servir de lui ? — Seigneur, interrompit Tchang-Liéao, ignorez-vous donc ce que disait autrefois Yu-Jang[434], en parlant des gens du peuple et des sages de l’Empire ? Hiuen-Té a comblé Yun-Tchang de tendresse et d’égards ; que votre excellence sache se l’attacher aussi par un surcroît d’affections et de bons traitements ; il y a tout lieu de croire qu’elle le gardera auprès d’elle ! »

« Très bien, répliqua Tsao ; j’accepte les trois conditions ! » Tchang-Liéao remonta sur la colline où l’attendait le général vaincu. Celui-ci voulut de plus que Tsao retirât ses troupes hors de la ville, et qu’il l’y laissât pénétrer lui-même pour aller avertir les deux femmes de ce qui se passait. Il promettait de venir se soumettre aussitôt après. Cette nouvelle condition fut acceptée par le premier ministre ; il éloigna son armée à un mille des remparts, malgré les objections de son conseiller Sun-Yo, qui craignait de voir Yun-Tchang rompre ses engagements et s’échapper. — « Je connais sa loyauté et sa droiture, dit Tsao ; j’affirme qu’il sera fidèle à sa parole. »


CHAPITRE VI.


Aventures de Yun-Tchang après sa soumission.


I.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 200 de J.-C. ] Tsao-Tsao ayant retiré ses troupes, Yun-Tchang rentra dans la ville avec sa division vaincue ; la population était parfaitement tranquille. Il se dirigea donc vers la demeure des deux femmes de Hiuen-Té ; celles-ci, averties de son approche, coururent a sa rencontre en lui criant : « Où est notre époux ? — Je n’en sais rien, » répondit le héros qui restait à genoux et pleurait. Puis, aux deux femmes qui lui demandaient la cause de sa douleur, il raconta les événements que nous avons vus se dérouler plus haut ; et il ajouta : « Avant de vous avoir parlé, je n’ai rien osé arrêter d’une façon définitive ; maintenant que je songe à mon frère aîné, maintenant que je parais devant vous, les larmes les plus amères s’échappent de mes yeux. »

De leur côté, elles lui racontèrent comment à son entrée dans la ville, l’armée de Tsao, dont elles n’attendaient que la mort, n’avait commis aucun acte de violence ; comment aucun soldat n’avait franchi le seuil de leur porte. Les conditions posées par lui, elles les acceptaient ; était-il besoin qu’il les consultât ? Seulement elles craignaient qu’un jour Tsao ne permît point au héros d’aller rejoindre son frère adoptif. « Rassurez-vous, répondit Yun-Tchang ; si je suis en vie, je vous le jure, je reverrai mon maître. Tsao m’a fait une promesse solennelle, et si des regrets tardifs l’empêchaient de la tenir, quel homme voudrait jamais se soumettre à lui ? — Frère, répliquèrent-elles, réglez toutes choses ; ce n’est point à des femmes comme nous qu’il convient de diriger les affaires. »

La-dessus, après avoir pris congé d’elles, Yun-Tchang partit avec une dizaine de cavaliers pour faire sa soumission. Tsao avait envoyé à sa rencontre les chefs de son armée ; les conseillers militaires s’y portèrent également, et le ministre en personne alla le recevoir hors des portes du camp. Descendant de cheval, Yun-Tchang se prosterna ; et comme Tsao lui rendait les mêmes politesses, il s’écria : « Le chef d’une armée vaincue est profondément touché, seigneur, de la bonté que vous avez eue de lui laisser la vie. Oserait-il recevoir de vous des marques d’un pareil respect ? — Je vous tiens depuis longtemps pour loyal et fidèle, répondit Tsao ; pouvais-je songer à frapper un homme comme vous ? Que suis-je ? Un ministre des Han ; vous êtes aussi au service de l’Empereur, et quoique nos rangs, nos positions ne soient pas les mêmes, j’honore vos qualités supérieures[435] ! »

« Votre émissaire a été chargé de vous transmettre pour moi les trois conditions que je propose, reprit Yun-Tchang ; j’espère que votre excellence, dans sa généreuse bonté….. — Quand je promets, dit Tsao, je m’adresse à tous les hommes de la terre ! Une promesse sur laquelle se repose le monde entier, pourrais-je donc ne pas l’accomplir ? — Dans le cas où mon maître serait vivant, je l’irai chercher partout, fallût-il me précipiter dans les flots ou dans les flammes. Mais je crains qu’au moment décisif, il ne me soit plus permis de partir… Seigneur, je vous en prie, accordez-moi cette grâce ! — Si Hiuen-Té est en vie, certainement vous irez le rejoindre ; mais il y a tout lieu de craindre qu’il n’ait péri dans le désastre de son armée ! Rassurez-vous ; que tout reste bien établi ainsi qu’il est convenu. »

Yun-Tchang témoigna sa reconnaissance à Tsao, qui célébra un magnifique festin en son honneur. Le lendemain, l’armée victorieuse s’était mise en marche pour revenir dans la capitale ; le premier ministre fit partir une division en avant. Un char fut préparé par Yun-Tchang, qui pria les deux femmes d’y prendre place, et les escorta lui-même avec ses propres troupes. Par ordre de Tsao, des émissaires avaient été chargés de veiller à ce que la nourriture et tout ce dont elles auraient besoin ne leur manquassent pas sur la route. Enfin, après avoir atteint la capitale, chacun des corps de l’armée retourna à son camp.

Un palais avait été assigné pour résidence à Yun-Tchang, conformément aux volontés du premier ministre ; le héros le sépara en deux corps de logis. Devant les portes des appartements réservés, dix vieux soldats de sa division faisaient la garde ; lui-même, il s’établit dans la partie la plus avancée de l’édifice[436]. Tsao le présenta à l’Empereur ; le jeune prince ordonna à son ministre de lui donner un grade supérieur ; celui de général en campagne lui fut aussitôt accordé, et il se retira après avoir témoigné au souverain toute sa gratitude. Le lendemain, Tsao convoqua tous les mandarins civils et militaires à un festin, dans lequel Yun-Tchang occupa la place d’honneur : après la fête, il lui envoya en présent cent pièces d’étoffes précieuses de toutes couleurs, des vases d’or et d’argent ; riches cadeaux que celui-ci remit aux femmes de son frère adoptif.

Depuis qu’il était dans la capitale, Yun-Tchang recevait du premier ministre les plus remarquables politesses ; au troisième jour, c’était un simple repas, au cinquième, un festin d’honneur. Quand il montait à cheval et quand il mettait pied à terre, de l’or et de l’argent lui étaient accordés ; dix charmantes filles lui furent aussi envoyées pour le servir. Il ne voulut rien accepter ; les belles esclaves, il se hâta de les abandonner aux deux femmes de Hiuen-Té ; l’or, l’argent, les étoffes précieuses qui lui arrivaient ainsi, il remettait tout cela dans un endroit particulier qui tenait lieu de trésor, après en avoir écrit le détail exact. Tous les trois jours il se permettait de franchir une fois les portes de la partie réservée de sa demeure, pour aller devant l’entrée du gynécée saluer les deux dames et leur demander des nouvelles de leur santé. Celles-ci s’informaient de leur époux ; et le frère dévoué ne les quittait que quand elles lui permettaient de se retirer[437].

Tsao qui savait tous ces détails, redoublait d’attention à l’égard de Yun-Tchang ; mais celui-ci restait triste. Un jour, ayant remarqué que le héros portait une tunique de guerre, faite de soie brochée d’une couleur verte, passablement usée, le premier ministre en choisit une parmi les siennes qui était toute brodée de nuances diverses, et la lui donna. Yun-Tchang l’accepta, mais il la mit en dessous, portant par-dessus celle qui attestait de longs services ; puis, comme Tsao riait un peu de cette économie excessive, il répondit : « Ce n’est point par extrême économie que j’agis de la sorte. — Mais, dit Tsao, en ma qualité de ministre des Han, ne puis-je donc pas vous faire présent d’une tunique ? Pourquoi la cachez-vous sous cette autre qui est tout usée, si ce n’est par économie ? »

Yun-Tchang répondit : « Cette tunique, je l’ai reçue jadis du seigneur Hiuen-Té, parent de l’Empereur ; tant que je la porte sur moi, il me semble le voir ; irais-je préférer celle que votre excellence me donne aujourd’hui, et mépriser ainsi ce vieux cadeau d’un frère ? Voila pourquoi je garde celle-ci ! — Sublime fidélité ! » s’écria Tsao avec admiration.

Mais si le premier ministre louait de bouche la loyauté de principes qui distinguait le héros, dans son cœur il s’en affligeait. Yun-Tchang, après cette entrevue, était rentré dans sa demeure ; le lendemain, on lui annonça que dans les appartements intérieurs les deux dames se jetaient à terre de désespoir, en poussant des sanglots, sans qu’on devinât la cause de leur douleur. Pressé de se rendre vers les deux femmes désolées qui l’appellent, il rajuste ses vêtements, et se précipite à genoux devant la porte en demandant ce qui se passe ; elles le prient de se relever.


II.[438]


La cause de cette grande douleur, l’une des deux dames (nommée Kang) l’apprit a Yun-Tchang, et répondant à ses questions, elle dit qu’elle avait vu en rêve son époux Hiuen-Té tomber dans une fosse[439]. Elle en concluait, avec l’autre dame (nommée My), que leur mari était descendu au bord des neuf fontaines ! Il leur fit entendre qu’on ne devait pas accorder une grande confiance à des songes ; cette vision n’était-elle pas produite par les inquiétudes d’un cœur tourmenté ? Il les engagea à se remettre de cette vaine frayeur, et à plusieurs reprises, essaya de les rassurer.

Sur ces entrefaites, Tsao-Tsao l’ayant invité à un repas, il prit congé des deux dames et se rendit au palais. Le ministre remarqua qu’il avait les yeux rouges ; Yun-Tchang lui répondit : « Les deux femmes pensent à leur époux, elles pleurent sans cesse, et moi je ne puis maîtriser mon émotion ! » Tsao sourit, puis chercha a le calmer, à l’exciter à boire ; le héros, après avoir bu quelques coupes de vin, prit à deux mains sa longue barbe (enfoncée sous sa tunique) et dit : « Depuis que je suis au monde, il ne m’a pas été donné de rendre service à la dynastie ; j’ai abandonné comme un ingrat mon frère d’adoption !….. Je suis un homme inutile ! »

« Combien de poils avez-vous à votre barbe, demanda Tsao ? – Cent, répondit Yun-Tchang ; à l’automne il m’en tombe quatre ou cinq ; aussi, pendant l’hiver, je les tiens constamment enveloppés et cachés dans un morceau de gaze noire, dans la crainte de les perdre tout à fait. Seulement, quand je vais voir quelque personne de distinction, je les laisse flotter. » Le premier ministre lui donna deux pièces de gaze brochée, pour qu’il en fit une bourse dans laquelle il pût enfermer sa barbe ; le lendemain il se présenta devant l’Empereur avec cet ornement. Surpris de lui voir pendre sur la poitrine cette bourse étrange, le prince l’interrogea ; Yun-Tchang répondit que sa barbe étant fort longue, son excellence le premier ministre lui avait fait cadeau de cette gaze, dans laquelle il ramassait les poils de son menton. La-dessus l’Empereur lui fit délier la bourse, et voyant flotter une barbe qui tombait jusqu’à la ceinture du héros, s’écria : « Vous êtes le guerrier à la belle barbe ! » Depuis lors, ce surnom lui resta parmi les officiers du palais[440].

Cependant Tsao remarquait que Yun-Tchang, malgré les beaux cadeaux qu’il lui faisait, gardait une figure attristée. Un jour qu’il l’avait invité à dîner, il s’aperçut, en le reconduisant à la porte du palais, qu’il montait un cheval usé. « Seigneur, lui dit-il, vous avez la une bien mauvaise monture ! — C’est que je suis lourd, répondit le guerrier, et la pauvre bête s’est éreintée a me porter sur son dos ! » Aussitôt le premier ministre ordonna à ses suivants de lui en prêter un meilleur. Il fut bien vite amené ; c’était un coursier couleur de braise ardente, aux yeux grands et ouverts comme des clochettes. « Le reconnaissez-vous, demanda Tsao en le lui montrant du doigt ? — Ce ne peut être que le coursier de Liu-Pou, le fameux Lièvre-Rouge[441]. — Lui-même ; je n’ose monter un pareil animal ; vous seul, seigneur, vous seul pouvez vous en servir. » Et il le lui offrit tout équipé. Dans sa joie, le héros s’agenouilla respectueusement.

Cette fois Tsao s’emporta : « Quoi ! je vous ai donné de belles esclaves, de l’or, des étoffes précieuses, et jamais encore vous n’aviez fléchi le genou devant moi ! Maintenant que je vous fais présent de ce cheval, vous montrez de la satisfaction, et vous vous jetez deux fois à genoux ! Pourquoi donc mépriser l’homme et apprécier tant l’animal ? — Ce cheval, répondit Yun-Tchang, je le sais capable de parcourir cent lieues en un jour ; aujourd’hui que je suis assez heureux pour le posséder, dès que je connaîtrai la retraite de mon frère, fût-il à cent lieues, je pourrai le rejoindre avant le lendemain ! » La-dessus il prit congé ; Tsao aurait bien voulu, en ce moment-la, ne pas lui avoir livré ce cheval si rapide ! Il appela même Tchang-Liéao et lui demanda comment il se faisait que, malgré tant de bons traitements, Yun-Tchang ne songeât qu’a le quitter. Le mandarin répliqua : « Permettez-moi d’étudier un peu le fond de sa pensée ; je vous répondrai après cet examen ! »

Le lendemain, Tchang-Liéao va voir Yun-Tchang, et dans la conversation il lui dit : « Frère, depuis que je vous ai mis en relation avec son excellence, quelle résolution avez-vous prise ? — Le premier ministre me traite admirablement, répondit le guerrier ; mais si mon corps est ici, mon cœur est avec Hiuen-Té. — Voila qui est mal parlé, interrompit Tchang-Liéao ; les héros, après tout, habitent la terre (et doivent savoir s’y conduire). Quiconque ne discerne pas l’importance des choses, ne mérite pas le nom de héros. Hiuen-Té vous a traité avec égards, je le sais, mais pas mieux, en vérité, que son excellence elle-même. Pourquoi donc songez-vous toujours et exclusivement à la quitter ? — Je reconnais tout ce que son excellence a fait pour moi, mais j’ai reçu de mon frère et maître des bienfaits immenses, et j’ai juré de vivre et de mourir avec lui ; puis-je manquer à mon serment, rester ici toute ma vie ? Dès que je me serai acquitté envers Tsao en lui rendant quelque grand service, soyez-en sûr, je partirai ! »

« Et si Hiuen-Té n’est plus sur la terre, reprit Tchang-Liéao, où irez-vous le rejoindre ?… — Sous la terre, je l’y suivrai, » s’écria le héros.

La résolution du guerrier était donc irrévocable. Tchang-Liéao le comprit et il allait rendre compte de cette conversation à Tsao, quand un scrupule l’arrêta. S’il répétait exactement les paroles du héros, n’était-il pas à craindre que le premier ministre ne cherchât à perdre cet hôte intraitable ? D’autre part, en déguisant la vérité, ne manquerait-il pas à ses devoirs envers son maître ? « Hélas ! se dit-il en soupirant, Tsao est un maître, et partant un père ; Yun-Tchang n’est pour moi qu’un frère aîné(par adoption, par politesse même !) Aux devoirs de jeune frère à frère aîné, on ne peut pas, sans qu’il n’y ait déloyauté, sacrifier ceux de sujet à prince, de fils à père[442]. Mieux vaut être infidèle que déloyal ! »

Il se décida donc à tout dire, et Tsao applaudissant au dévouement de Yun-Tchang, s’écria : « Servir son maître, ne point oublier que c’est la le premier devoir, telle est la marque à laquelle on reconnaît ici-bas l’homme loyal. Quand a-t-il dit qu’il me quitterait ? — Après avoir rendu à votre excellence quelque service signalé qui l’acquitte envers elle ! — Très bien ! Voilà ce qu’on appelle avoir[443] du cœur ! » Sun-Yo (le courtisan) conclut de la qu’il ne fallait point donner à Yun-Tchang l’occasion d’acquitter la dette de sa reconnaissance ; tel fut aussi l’avis de Tsao-Tsao.

Revenons à Hiuen-Té ; réfugié auprès de Youen-Chao, il y passait ses jours et ses nuits dans la douleur et la désolation. « Je n’ai plus aucune nouvelle de mes deux frères adoptifs ; mes femmes, je le sais, sont au pouvoir de Tsao ! D’une part je ne puis secourir l’Empereur ; de l’autre je ne puis protéger ma famille ; et ce sont là les deux premiers devoirs ! N’ai-je pas de graves motifs de me désoler ! » Ainsi disait-il à Youen-Chao qui lui demandait la cause de ses tristesses, et celui-ci parlait toujours de lever des troupes, de marcher sur la capitale ; le printemps, déjà venu, lui offrait une circonstance favorable pour entrer en campagne. Il tint même conseil sur la manière de porter un grand coup à Tsao.

« Tsao vient de soumettre le Su-Tchéou, dit Tien-Fong (l’un des conseillers) ; la capitale n’est plus dégarnie de troupes. Tsao excelle dans l’art de la guerre ; il n’y a pas à compter sur une révolution ; tant faible que soit l’ennemi, gardons-nous de le mépriser ; mieux vaut attendre encore. Reposez-vous, seigneur, sur la défense naturelle que vous offrent les montagnes et les rivières ; laissez se repeupler tous vos états ; au dehors, attachez-vous des généraux habiles ; au dedans, faites prospérer l’agriculture ; préparez tout ce qu’il faut pour soutenir une guerre. Plus tard, en temps opportun, mettez en marche des soldats exercés et portez-vous là où l’ennemi se montrera plus faible ; selon qu’il voudra secourir sur un point l’une de ses divisions menacées, attaquez-le sur un autre. De cette façon, vous tiendrez vos adversaires en échec, et les peuples en haleine. Sans nous fatiguer vainement, nous réduirons l’ennemi aux abois ; en moins de deux ans, le succès pour nous sera complet, et il ne nous aura pas coûté trop cher ! Aujourd’hui, si vous rejettez ce conseil, si vous voulez risquer la partie, peut-être serez-vous trompé dans vos espérances de victoire et vous éprouverez des regrets... qui ne serviront à rien ! »

Youen-Chaovoulait réfléchir encore ; il demanda donc à Hiuen-Té son avis sur la réponse de Tien-Fong. « Les hommes de lettres qui tiennent le pinceau n’aiment pas la guerre et ses périls, répondit Hiuen-Té ; c’est en restant assis du matin au soir devant une table qu’ils gagnent des appointements, et qu’ils vous feront manquer, seigneur, aux plus grands devoirs qui existent sur la terre (ceux au nom desquels vous iriez délivrer le souverain !) — Admirablement répondu, » s’écria Youen-Chao ; et il ne s’occupa plus qu’a rassembler ses troupes au plus vite. En vain Tien-Fong s’acharnait-il a combattre cette résolution : « Vous ne vous entendez qu’aux choses qui touchent les lettres, répliqua Youen-Chao avec colère ; vous jugez très imparfaitement les affaires militaires, et grâce à vous, je négligerais mes premiers devoirs ! Eh bien, reprit le mandarin en frappant la terre de son front, vous méprisez les excellents conseils que je vous donne ; faites défiler vos troupes, et vous serez vaincu ! »

Exaspéré par cette réponse, Youen-Chao lui eût abattu la tête, si Hiuen-Té ne l’avait retenu ; il se contenta de l’envoyer en prison[444], puis distribua dans tous les districts, en faisant un appel aux armes, une proclamation où se trouvaient énumérés tous les crimes de Tsao.

Le conseiller Tsou-Chéou, voyant Tien-Fong emprisonné, rassembla les membres de sa famille, et leur abandonna toutes ses richesses : « Je m’en vais a l’armée, leur dit-il avec tristesse ; si nous sommes victorieux, je ne puis manquer d’atteindre une plus haute position ; si nous sommes vaincus, je périrai avec les autres ! » Et il partit accompagné des larmes de tous ceux qui l’écoutaient.

Par ordre de Youen-Chao, le général de première classe Yen-Léang dut aller, avec l’avant-garde, s’emparer de la ville de Pé-Ma. C’était un guerrier très brave, mais à vues étroites, auquel Tsou-Chéou ne jugeait pas sage de confier, sans contrôle, un pareil commandement. « En vérité, répliqua Youen-Chao, il sied bien à un homme de votre trempe de juger le premier d’entre mes généraux ! » Le principal corps d’armée marcha donc vers Ly-Yang. Liéou-Yen, qui commandait (pour l’Empereur) les provinces de l’est, annonça à la capitale la nouvelle de ce mouvement. A l’instant même, Tsao s’occupa d’être prêt à se porter de ce côté, et Yun-Tchang, informé qu’un corps ennemi menaçait la ville de Pé-Ma, se sentit le désir de l’aller combattre.

Il se rendit donc près du premier ministre, et lui demanda la permission de faire partie de l’avant-garde, pour trouver l’occasion d’acquérir des mérites, et par la de s’acquitter envers lui. Tsao répondit qu’il n’osait pas abuser de son zèle en l’envoyant si loin ; qu’il préférait l’emmener avec lui, son départ d’ailleurs étant très prochain. Là-dessus le héros se retira ; cent cinquante mille hommes, divisés en trois corps d’armées, marchèrent en effet sous la conduite de Tsao lui-même ; le gouverueur LiéouYen dépêchait courrier sur courrier.

Le premier soin de Tsao fut de se diriger avec cinquante mille hommes sur la ville de Pé-Ma. Arrivé près d’une montagne, il s’arrête et promène au loin ses regards. Devant lui, dans la plaine, sont rangés les cent mille soldats composant l’avant-garde commandée par Yen-Léang. Cette vue trouble le puissant ministre ; il n’ose attaquer. Yen-Léang qui l’a vu, s’élance au galop, et Tsao se détournant vers un ancien officier de Liu-Pou, nommé Song-Hien, debout à ses côtés, lui dit : « Vous étiez, si je suis bien informé, un des braves de l’armée de Liu-Pou ; que n’abordez-vous ce général ? » Flatté de cette distinction, Song-Hien saisit sa lance, monte à cheval et part... Mais après trois attaques, il tombe mort devant les lignes.

« Voila un terrible adversaire ! s’écria Tsao épouvanté... — Mon compagnon a été tué, répliqua un autre officier du nom de Wey-Sou ; laissez-moi aller le venger. » Tsao y consent ; le guerrier s’élance armé de sa pique ; au premier choc, sa tête roule dans la poussière.

« Qui donc osera lui résister ? » demanda Tsao ; Su-Hwang s’offrit. Vingt fois il croisa le fer avec Yen-Léang, puis il rentra vaincu au milieu des rangs. Chefs et soldats étaient frappés de stupeur ; Tsao donna le signal de la retraite, tout attristé de la perte de ses généraux ; de son côté le vainqueur avait emmené ses troupes en arrière.

« Je connais bien un homme qui pourrait affronter ce terrible adversaire, dit Sun-Yo. — Quel est-il, demanda le premier ministre ? — Yun-Tchang et nul autre. — Je crains de lui fournir une occasion de me rendre un service (et par suite un prétexte de me quitter) ! — Votre excellence tient beaucoup à ce héros et craint de le perdre ! pourquoi ne pas mettre aux prises ces deux champions ? Si Yun-Tchang est victorieux, vous vous l’attachez par de grandes récompenses ; s’il périt dans le combat, vous êtes débarrassé de l’inquiétude qu’il vous cause ! »

Tsao approuva le conseil ; il envoya chercher Yun-Tchang qui, plein de joie de se voir appelé, alla faire ses adieux aux deux femmes de Hiuen-Té. Elles lui recommandèrent de tâcher d’avoir des nouvelles de leur époux : « C’est la seule chose qui m’occupe, répondit-il, je pars au plus vite ! » Il s’éloigna donc monté sur le Lièvre-Rouge, tenant en main son glaive fameux nommé le dragon vert. A la tête de ses anciens compagnons, il arrive devant la ville de Pé-Ma ; Tsao qu’il va saluer, lui explique quels graves événements se sont passés, comment après la défaite de tant de généraux, il désirait s’entretenir avec lui sur le moyen de triompher de Yen-Léang. « Bien, répliqua Yun-Tchang, laissez-moi aller examiner l’attitude et les forces de l’ennemi. »

Déja Tsao lui a présenté la coupe de vin, et dès qu’on annonce l’approche de Yen-Léang, il emmène Yun-Tchang sur la montagne pour observer les mouvements de son adversaire. Ils étaient assis tous les deux sur la hauteur ; les officiers se tenaient debout autour de Tsao qui montrait du doigt au héros les bataillons de Yen-Léang, rangés en bataille dans la plaine, les bannières étincelant de toutes parts, les piques et les cimeterres serrés comme une forêt, terribles à voir.

« Ces hommes de la rive septentrionale du fleuve Ho, disait-il, ont un aspect qui fait peur ! — Bah ! répliqua Yun-Tchang en souriant, ils sont pour moi comme des coqs d’argile, comme des chiens de faïence ! — Tous les chefs sont rangés en bataille ; les étendards flottent d’un air menaçant ; les hommes semblent des tigres, les chevaux, des dragons malfaisants. — Arcs d’or et flèches de jade (vaine parade) ! — Au pied de la grande bannière, ce guerrier qui paraît sur son coursier, le sabre en main, c’est Yen-Léang[445]. »

À ces mots, Yun-Tchang leva les yeux et aperçut un chef vêtu d’une tunique brodée, couvert d’une cuirasse d’or, à la figure martiale, au visage imposant, et setournant vers Tsao-Tsao : « Ce général, lui dit-il, me fait l’effet d’un[446] homme qui s’est fourré un bouchon de paille sur l’épaule et livré sa tête à qui la veut. — Prenez garde, reprit Tsao ; ne le méprisez pas trop ! Je ne vaux pas grand’chose, interrompit en se levant Yun-Tchang, mais fût-il au milieu de dix mille armées, je vous apporterai sa tête ! — En face des troupes, s’écria Tchang-Liéao, il ne faut pas dire de vaines paroles ; frère, trève de jactance... »

« Qu’on m’amène le Lièvre-Rouge ! » dit Yun-Tchang. Aussitôt il s’élance sur le coursier fameux, brandit son cimeterre redouté et descend la colline au galop. Son casque est suspendu au pommeau de la selle ; ses yeux ronds s’ouvrent comme ceux du phénix, ses sourcils se redressent comme deux vers à soie qui s’allongent ; il arrive hors des rangs. Devant lui, les troupes ennemies, composées des gens venus de la rive septentrionale du fleuve Ho, s’ouvrent et se séparent comme les flots de la mer ; il les divise en deux, se trace entre leurs lignes une large route et galope librement.

Du pied de sa grande bannière, Yen-Léang l’aperçut ; il voulut s’avancer vers lui, et avant d’avoir pu savoir son nom, tomba mort sous le glaive du héros. Quand ils le virent rouler sans vie, ses officiers éperdus prirent la fuite, abandonnant drapeaux, étendards et tambours. Yun-Tchang mit pied à terre, coupa la tête du vaincu, l’attacha au cou de son cheval, remonta précipitamment sur sa selle et, brandissant son cimeterre, sortit du milieu des bataillons ennemis comme s’il eût traversé des lignes fictives de combattants. Les plus renommés parmi les généraux de l’autre rive du fleuve, n’avaient jamais vu d’exemple d’une valeur si extraordinaire ; qui d’entre eux eût osé s’approcher de ce héros ?

Les troupes de Yen-Léang fuyaient en désordre ; celles de Tsao les ayant chargées, en tuèrent une immense quantité. Des chevaux, des cuirasses, des armes de toute espèce restèrent aux mains des vainqueurs. Remontant au galop la colline, Yun-Tchang présenta à Tsao la tête sanglante ; tous les officiers applaudissaient à sa victoire, et le premier ministre lui-même s’écria : « Général, vous êtes plus qu’un mortel ! — Ce n’est pas la peine de parler de si peu de chose, répondit le guerrier triomphant ; mon jeune frère Tchang-Fey[447] irait enlever une tête à travers toutes les armées du monde, aussi facilement qu’il plongerait sa main dans un sac pour en tirer une chose quelconque ! »

Tsao effrayé se tourna vers ses officiers et leur dit : « Dorénavant, si nous rencontrons ce Tchang-Fey, ne l’attaquons pas à la légère. » Et il voulut écrire ce nom sur la doublure de sa tunique, de peur de l’oublier.


LIVRE SIXIÈME

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CHAPITRE PREMIER.


Exploits et aventures de Yun-Tchang.


I.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 200 de J.-C. ] Cependant les soldats battus de la division de Yen-Léang ayant rencontré Youen-Chao, lui annoncèrent que leur chef avait été mis à mort et leurs propres lignes rompues par un seul guerrier. « Ce ne peut être que le frère cadet de Hiuen-Té, Yuu-Tchang en personne, » s’écria Tsou-Chéou ; et Youen-Chao, transporté de colère, accusait déjà Hiuen-Té de s’être entendu avec le héros pour conspirer sa perte. Devait-il donc le laisser vivre ?… Et il criait à ses gens de lui faire tomber la tête. Sans changer de visage, Hiuen-Té répondit : « Seigneur, pour un mot que vous venez d’entendre, oublierez-vous les sentiments d’une affection ancienne ? Chassé de Su-Tchéou, j’en suis sorti comme un fugitif, abandonnant ma famille entière ; puis-je savoir où se trouve mon frère adoptif ? Sous le ciel combien de gens se rencontrent qui lui ressemblent de nom et de figure ! Ce guerrier au visage rouge, au long glaive recourbé, faut-il donc absolument que ce soit Yun-Tchang ? De grâce, seigneur, réfléchissez[448]… »

Et comme Youen-Chao était le plus irrésolu, le plus changeant des hommes, à peine eut-il entendu ces observations, qu’il gourmanda Tsou-Chéou en s’écriant : « Si j’avais suivi vos conseils, j’aurais mis à mort cet allié que je regarde comme un frère ! » Aussitôt il pria Hiuen-Té d’entrer sous sa tente ; la il se concertait avec ses officiers sur les moyens de venger sa défaite et la perte de son général Yen-Léang ; l’un d’eux prit la parole et dit : « Celui que nous pleurons était mon jeune frère par adoption ; je réclame la permission de tirer une éclatante vengeance de ce meurtre commis par les gens du traître Tsao ! » À cette proposition, Hiuen-Té lève les yeux et voit un homme haut de huit pieds, au visage terrible[449] ; il était né de l’autre côté des montagnes et se nommait Wen-Tchéou. Comme il jouissait d’une grande réputation de bravoure au nord du fleuve Ho, Youen-Chao qui le jugeait plus que personne capable de ce grand exploit, accepta sa demande avec joie, et mit sous ses ordres une division de cent mille hommes, en lui recommandant d’aller attaquer les troupes impériales sur la rive opposée du fleuve Jaune.

« Quand on fait la guerre, interrompit Tsou-Chéou, l’essentiel est d’en prévoir les chances ; nos troupes sont maintenant à Hien-Kin, contentons-nous de les diviser en deux corps et de veiller au passage du fleuve Ho[450]. Quel que soit le résultat de l’expédition, nous serons prêts à reculer ou à nous porter en avant. Si au contraire nous jetons inconsidérément tout notre monde sur l’autre rive et que nous éprouvions un échec, l’armée ainsi réunie rencontrera de grandes difficultés à battre en retraite. Vous cherchez à éteindre l’ardeur de mes soldats, s’écria Youen-Chao avec colère ; reculer le moment de porter un grand coup, c’est ajourner encore la réalisation de nos espérances ! Ne savez-vous donc pas que le génie de la guerre est la promptitude[451] ! »

Tsou-Chéou sortit et dit en soupirant : « Le maître infatué de ses idées ne s’occupe guère des moyens d’exécution ! Le fleuve Jaune est débordé ; comment le traverserons-nous ? » Dès-lors il feignit d’être malade pour ne plus paraître au conseil.

Au même instant, Hiuen-Té exposa que n’ayant pas encore eu l’occasion de se rendre utile à un allié auquel il devait tant d’obligations, son plus ardent désir serait de se joindre a ce corps d’avant-garde ; d’une part, il acquitterait la dette de la reconnaissance ; de l’autre, il saurait quelque nouvelle de son frère Yun-Tchang. Agréant cette demande, Youen-Chao ordonna à Wen-Tchéou de prendre Hiuen-Té pour lieutenant ; ce que le général refusa, alléguant que cela porterait malheur aux troupes, d’avoir à leur tête ce chef encore sous le coup d’une défaite ; et la-dessus il se décida à partir seul.

« Emmenez-le avec vous, dit Youen-Chao voyant qu’il s’obstinait à ne pas s’adjoindre Hiuen-Té ; je sais par expérience qu’il a de grandes capacités.-Puisque vous voulez absolument que je l’emploie, répondit le général, je lui cède trente mille hommes et le place à l’arrière-garde ; s’il est vaincu, j’exige qu’on le punisse avec toute la rigueur des lois militaires.-Donnez-moi cette division, dit Hiuen-Té, donnez-la-moi ; je l’accepte de bon cœur ! » Et ils marchèrent ainsi ; Wen-Tchéou en avant avec soixante-dix mille hommes, Hiuen-Té à l’arrière-garde, commandant trente mille soldats.

Or, quand Yun-Tchang eut décapité Yen-Léang, Tsao lui témoignant encore plus de respect qu’auparavant, adressa à l’Empereur une requête, pour demander en faveur du héros le titre et le rang de prince de Chéou-Ting. Il lui envoya par son ami Tchang-Liéao[452] le sceau de sa nouvelle dignité, qui portait cette inscription : « Sceau du prince de Chéou-Ting ; » mais YunTchang refusa de l’accepter. « Quoi, s’écria Liéao, les mérites de mon frère sont-ils donc au-dessous de cette distinction ? — Mes mérites sont peu de chose, » reprit le héros ; et il persista dans son refus avec tant d’obstination, que Liéao dut rapporter le sceau au premier ministre et lui rendre compte de ce qui s’était passé.

« A-t-il regardé l’inscription, demanda le ministre ? — Oui, il l’a lue… — C’est que j’ai fait un oubli ! » Et la-dessus Tsao détruisant ce premier sceau, en fit faire un second sur lequel fut ajouté le mot Han[453]. Il chargea le même mandarin de l’aller remettre à Yun-Tchang, qui l’ayant regardé s’écria avec un sourire : « Son excellence a deviné ma pensée ! » Et il l’accepta en s’agenouillant (par respect pour l’Empereur de qui il tenait cet insigne de son nouveau rang). Ce fut alors que des émissaires vinrent annoncer qu’une partie des troupes de l’ennemi, sous la conduite de Wen-Tchéou, avait traversé le fleuve Jaune, tandis que le gros de son armée campait à Hien-Kin.

À cette nouvelle, Tsao-Tsao envoya aux populations de cette contrée l’ordre de se transporter sur la rive occidentale ; lui-même il partit avec ses trois corps d’armée. D’abord les soldats étaient en avant, et à l’arrière venaient les vivres et les fourrages ; il enjoignit à ses généraux de changer cette disposition. « Que les chariots marchent en tête, leur dit-il ; que l’arrière-garde, disposée au premier rang, protège le convoi ; l’avant-garde occupera ainsi la place du dernier corps. » L’un des officiers, Liu-Kien, lui demanda la raison de cette singulière manœuvre : « Nos chariots restant à l’arrière, répondit Tsao, pourraient être pillés en grand nombre par les rebelles ; voila pourquoi je les place en avant….. — Mais si nous rencontrons l’ennemi, cette arrière-garde placée en avant et chargée de défendre les vivres et les fourrages, n’osera combattre ; très certainement nous serons victimes de ces dispositions mal prises ! — Je sais à quoi m’en tenir ; quand l’ennemi paraîtra, tout sera calculé pour le combattre[454] ! »

Liu-Kien n’était pas très rassuré par cette réponse. Après avoir disposé à l’avant-garde les vivres et tous les bagages pesants, Tsao marchait donc vers Hien-Kin en suivant le fleuve ; lui-même, il était à l’arrière-garde, et de là, il entendit des cris d’alarmes dans les premiers rangs. Les gens qu’il dépêcha au plus vite pour savoir la cause de ces clameurs, rapportèrent que la grande division ennemie commandée par Wen-Tchéou, venait de se montrer ; les troupes s’étaient aussitôt dispersées en abandonnant les convois, et comme le dernier corps d’armée était bien loin en arrière, on ne savait quel parti prendre. Déjà les généraux, d’un commun accord, tendaient a reculer jusqu’au lieu nommé Pé-Ma, afin de s’y défendre. — Aussitôt Tsao-Tsao ramena toute la division sur la rive septentrionale ; et comme les vaincus, trouvant la route interceptée, fuyaient au hasard, il leur montra avec son fouet une colline du côté du sud, véritable lieu de refuge contre les coups de l’ennemi.

Cavaliers et fantassins s’y réunirent ; Tsao leur dit de délier les cuirasses afin de se reposer un peu, puis il voulut que tous les chevaux fussent lâchés. Les soldats victorieux de Wen-Tchéo arrivaient menaçants : « Voilà les rebelles ! À cheval, galopons vers Pé-Ma ! disaient les officiers. — Non, s’écria tout à coup une voix ; faisons face à l’ennemi ! Fuir. Et pourquoi ? » Tsao regarda celui qui parlait ainsi ; c’était son conseiller Sun-Yéou. Il fixa sur lui un regard perçant accompagné d’un sourire, et le conseiller, devinant sa pensée, n’ajouta pas un mot de plus.

Déjà les soldats de Wen-Tchéou avaient mis la main sur les vivres et sur les bagages ; ils enlevaient les chevaux abandonnés, rompant leurs rangs, courant ça et là en désordre. Ce fut alors que Tsao donna aux siens le signal de descendre de la colline et d’attaquer l’ennemi. En vain Wen-Tchéou essaya-t-il seul de résister ; il lui fallut tourner bride et fuir, tandis que du haut du monticule, Tsao le montrant du doigt s’écriait : « Cet homme est un général fameux dans les pays situés au nord du fleuve ; qui veut me l’aller prendre ? » Deux officiers se lancent en même temps ; le premier ministre a reconnu Tchang-Liéao et Su-Hwang. Ils se précipitent sur ses traces et crient en l’approchant : « Arrête, arrête !  !  ! » Dès qu’il se voit poursuivi par ces deux adversaires, Wen-Tchéou saisissant son arc, décoche contre le premier une flèche qui enlève la touffe de soie, ornement de son casque ; puis comme Tchang-Liéao le poursuivait toujours, et se trouvait en côté, il lui tire une seconde flèche qui atteint le cheval à la mâchoire ; l’animal tombe et le cavalier roule à terre avec lui.

Débarrassé de ce premier ennemi, Wen-Tchéou fouette son coursier et fuit en avant ; tout à coup Su-Hwang l’arrête ; trente fois ils luttent avec acharnement… Mais Tchang-Liéao est loin derrière ; les troupes de Wen-Tchéou se rallient et arrivent sur les pas de leur chef ; Su-Hwang, à cette vue, tourne bride et revient en arrière au galop.

Après ce combat, Wen-Tchéou continuait sa route le long du fleuve, quand à ses yeux parut un groupe de dix cavaliers portant une bannière ; à leur tête se montrait un général armé du cimeterre recourbé ; c’était Kouan-K’un-Tchang, prince de Chéou-Ting, serviteur des Han ; il criait à haute voix : « Arrête-toi, brigand, ne fuis pas !... » Il a bientôt abordé Wen-Tchéou, qui, après une ou deux attaques, ne se sentant plus de cœur à combattre, fuit précipitamment ; mais grâce à son coursier pareil à un dragon, capable de parcourir cent lieues en un jour, Yun-Tchang l’atteint et l’abat d’un coup de cimeterre.

Du haut de la colline, Tsao-Tsao a vu tomber le chef ennemi : de toutes parts il lance des soldats contre ceux de l’armée adverse qu’ils culbutent ; les chariots, les bagages, les chevaux sont repris. Accompagné de ses fidèles cavaliers, Yun-Tchang fait à droite et à gauche des trouées profondes ; mais voici que Hiuen-Té, à la tête de ses trente mille hommes d’arrière-garde, arrive sur les lieux. Les éclaireurs lui ont dit que cette fois encore le même héros au visage rouge, à la longue barbe, a décidé de la victoire et décapité le général en chef. À ces mots, Hiuen-Té singulièrement ému, se précipite en avant et regarde. Sur le bord du fleuve, un groupe de combattants passait avec la rapidité de l’oiseau : « Il est la, il est la, » crient les soldats en montrant du doigt cette petite troupe… Hiuen-Té distingue à travers un nuage de poussière, un étendard sur lequel sont peints ces mots : « Kouan-K’un-Tchang, prince de Chéou-Ting, au service des Han. »

À cette vue, le héros remerciant du fond de son âme le ciel et la terre, se dit à lui-même : « Enfin, mon jeune frère est auprès de Tsao, j’en suis sûr !… » Et il n’eut plus d’autre pensée que de l’aller trouver[455] ; mais les troupes victorieuses du premier ministre l’environnaient déjà en le menaçant ; il lui fallut ramener hors du champ de bataille ses soldats vaincus.

De son côté, Youen-Chao marchant au secours de cette division, venait de camper au passage du fleuve ; là, deux de ses officiers (Kouo-Tou et Chen-Pey) lui apprirent que le général en chef du premier corps avait été tué par Yun-Tchang, et que Hiuen-Té s’était retiré furtivement on ne savait en quel lieu. Dans sa colère, Youen-Chao s’écriait avec menace : « Le monstre, le brigand !… Quelle audace !… » Et Hiuen-Té étant arrivé sur ces entrefaites, il ordonna à ses gardes de le décapiter. « Quel crime ai-je donc commis ? demanda celui-ci. — C’est toi qui as envoyé ce brigand, tout exprès pour me tuer un général de première classe ! — Laissez-moi dire une parole avant de mourir !. Tsao a toujours eu peur de moi, aujourd’hui que je suis hors de sa portée, certainement sa haine me poursuit encore. Sachant que je suis réfugié près de votre seigneurie, il redoute que nous ne l’écrasions par nos efforts réunis ; voilà pourquoi il a chargé Yun-Tchang d’aller mettre à mort les généraux que vous regrettez. Seigneur, si dans un accès de colère vous me faites périr, eh bien, par votre main, ce sera Tsao lui-même qui me frappera. Songez, seigneur, donc, à déjouer les mauvais desseins qu’un ennemi forme contre vous ! »

« J’accepte vos raisons, répliqua Youen-Chao ; vous seriez cause, par votre supplice, que je me ferais la mauvaise réputation d’un homme qui punit de mort les gens de bien ! » Il cria aux gardes de le lâcher, et l’emmena même sous sa tente. Hiuen-Té s’étant assis, témoigna de nouveau a Youen-Chao son désir de reconnaître le généreux accueil qu’il avait reçu de lui. Il proposa donc d’envoyer près de Yun-Tchang un de ses amis intimes chargé de lui remettre une lettre, et de lui faire savoir ce qu’il était devenu. Le héros ne manquerait pas d’arriver au plus vite pour prêter à Youen-Chao le secours de son bras ; il serait prêt même à tuer Tsao-Tsao, afin d’effacer le souvenir fâcheux de ses précédents exploits.

« Si j’avais à mon service Yun-Tchang, répliqua Youen-Chao avec joie, je ne regretterais plus les deux généraux qu’il m’a tués !… » Ils écrivent donc la lettre de concert ; seulement, personne ne se présentait par qui on pût l’envoyer. Youen-Chao avait fait reculer ses troupes jusqu’a Wou-Yang, où elles campèrent par divisions, occupant l’espace de plus d’une lieue. De son côté, Tsao avait ordonné à Hia-Héou-Tun de garder le passage du fleuve, tandis que lui-même il revenait a la capitale. Là, dans un banquet solennel où tous les mandarins se trouvaient réunis, il célébra les hauts faits de Yun-Tchang. « Ces jours derniers, dit-il à Liu-Kien, quand j’ai placé les convois en tête de l’armée, je tendais un appât à l’ennemi, et Sun-Yéou est le seul qui ait compris ma pensée ! »

Tous les convives admirèrent les ressources de son esprit, et comme le repas finissait, des courriers vinrent dire que du côté de Jou-Nan, des Bonnets-Jaunes[456] commandés par Liéou-Py et Kong-Tou, commettaient toute sorte de brigandages. Tsao-Hong (parent du premier ministre, et qui commandait cette province), les ayant attaqués sans succès, demandait qu’on lui envoyât de bonnes troupes pour les réduire. A cette nouvelle, Yun-Tchang se leva et demanda la permission de faire briller son zèle et son dévouement en détruisant ces rebelles.

« Général, répondit Tsao, vous avez acquis des mérites extraordinaires qui ne sont point encore récompensés ; qu’avez-vous besoin de courir de nouveaux hasards ? — Si je restais plus longtemps oisif, répartit le héros, je tomberais malade ; laissez-moi faire cette campagne ! » Le premier ministre applaudissant à son ardeur, choisit cinquante mille hommes qu’il mit sous ses ordres ; il lui donna pour lieutenants Yu-Kin et Yo-Tsin : dès le lendemain la petite armée fut en marche.

« Yun-Tchang songe toujours à s’en aller vers son frère d’adoption, dit Sun-Yo ; s’il sait où le trouver, soyez-en sûr, il courra vers lui ; ainsi, ne le laissez pas partir, ce n’est pas prudent. — Pour cette fois, répliqua Tsao, je lui permets encore d’acquérir des mérites, mais ce sera la dernière… » Et Yun-Tchang, marchant vers le pays de Jou-Nan, ne tarda pas à rencontrer les rebelles.


II[457]


Il venait de camper ; cette même nuit les soldats qui faisaient patrouille hors des retranchements, lui amenèrent deux hommes rencontrés dans le voisinage[458]. Yun-Tchang, à la lueur du flambeau qui l’éclairait, reconnut Sun-Kien ; aussitôt criant aux gens de sa suite de se retirer, il demanda à son ami où se trouvait Hiuen-Té, dont il n’avait pas entendu parler une seule fois depuis leur séparation.

« Après le désastre de Su-Tchéou, répondit Sun-Kien, je me suis jeté dans le Jou-Nan, où par bonheur j’ai rencontré le chef de ceux que vous venez combattre (Liéou-Py). Mais bientôt j’ai appris que notre maître était auprès de Youen-Chao, et malgré mon grand désir de le rejoindre, je ne sais comment faire. Liéou-Py (que je sers maintenant) et son collègue Kong-Tou, se sont soulevés pour prêter l’appui de leurs forces à Youen-Chao, et l’aider à abattre le puissant ministre Tsao. Grâce au ciel, j’ai été informé de votre présence à la tête de ce corps d’armée, et mes deux chefs m’ont fait conduire ici par un soldat pour recueillir des informations. Demain ils se feront battre tout exprès, et s’entendront avec vous dans leur fuite. Vous, général, courrez prendre les deux femmes de Hiuen-Té (restées à la capitale) et venez vous joindre à votre frère. Retiré avec nous dans le Jou-Nan, vous verrez s’y former une nouvelle ligue, car les deux chefs que je sers se soumettront à Hiuen-Té. J’attends ce que vous allez décider et je compte sur vous ! »

« Si mon frère aîné se trouve près de Youen-Chao, répliqua Yun-Tchang, j’irai le rejoindre, même en pleine nuit ; mais c’est que j’ai décapité deux des premiers officiers de ce Youen-Chao, et je crains que les choses ne soient changées[459] ! — Dans ce cas, laissez-moi aller sonder le terrain, et je reviendrai vous dire d’où en sont les choses… »

« Ah ! s’écria le héros, pour revoir le visage de mon frère aîné, je braverai dix mille morts ! Je retourne à la capitale pour prendre congé de Tsao. »

Et cette même nuit, il se sépara affectueusement de Sun-Kien, sans que ses deux lieutenants (Yu-Kin et Yo-Tsin, officiers de Tsao) osassent l’interroger sur cette singulière entrevue. Le lendemain, quand ses troupes se disposèrent à combattre, un des chefs rebelles, Kong-Tou, parut devant les lignes ; et Yun-Tchang lui ayant demandé a haute voix pourquoi il méconnaissait l’autorité de l’Empereur, le guerrier répliqua : « Et vous, ne méconnaissez-vous pas celle de votre maître ? Quel reproche pouvez-vous m’adresser ? — En quoi tournai-je le dos à mon maître, dit Yun-Tchang ? — Vous l’ignorez, répondit Kong-Tou ; Hiuen-Té est auprès de Youen-Chao, et vous, vous êtes avec leur ennemi commun ! — Trève de vaines paroles !… » s’écria le héros, fouettant son cheval et brandissant son cimeterre recourbé.

Kong-Tou ne résista pas longtemps à cette attaque ; poursuivi par Yun-Tchang, il se détourne et lui dit : « Votre ancien maître vous a comblé de bienfaits, ne les oubliez donc pas ! Venez, venez vite dans le Jou-Nan, nous vous céderons cette province. »

Comprenant le sens de ces paroles, Yun-Tchang appelle ses soldats et les lance sur l’ennemi ; les deux chefs rebelles qui fuient à dessein, laissent leurs troupes se disperser au hasard. Le chef-lieu de la province tombe au pouvoir du héros ; il rassure la population et se hâte de ramener son armée dans la capitale (comme s’il eût achevé une campagne sérieuse). Tsao-Tsao étant venu pompeusement à sa rencontre, donna des récompenses aux soldats ; après le festin d’usage, Yun-Tchang rentra à son hôtel et s’agenouilla sur le seuil de la porte des appartements qu’habitaient les deux femmes de Hiuen-Té.

« Beau-frère, demanda Kan (l’une des deux femmes), dans cette expédition avez-vous eu quelque nouvelle de notre époux ? — Non, » répliqua le héros ; et il se retira, laissant les deux dames en proie à la plus vive douleur. « Hélas ! disait (l’autre femme nommée) My, notre maître est mort ! Dans la crainte de mettre le comble à nos chagrins, notre beau-frère nous cache cette affreuse vérité ! » Et elles se désespéraient ; l’un des vétérans placés en faction devant leur demeure, ayant entendu les larmes et les sanglots des deux dames, dit à travers la porte : « Ne pleurez point ainsi ! Notre seigneur et maître est au nord du fleuve, à la cour de Youen-Chao. — Comment le savez-vous, demandèrent-elles ? — Dans cette campagne, le général a reçu la visite de quelqu’un qui le lui a appris. »

A l’instant même elles firent appeler Yun-Tchang et lui adressèrent de vifs reproches. « Elles ne pouvaient donc plus compter sur lui ; les bienfaits, les bons traitements de Tsao avaient effacé dans son cœur ses sentiments anciens, puisqu’il leur cachait une si importante vérité ? — Voulez-vous donc, ajoutaient-elles, nous faire mourir de chagrin, tandis que vous vivrez ici dans les honneurs et les richesses ? Prenez en main votre glaive précieux et coupez nos têtes, afin de mettre un terme à l’ennui que nous vous causons ! Mais de grâce, ne nous tourmentez pas ainsi… »

Le front dans la poussière, les yeux baignés de larmes, Yun-Tchang répondit : « Oui, mon frère aîné est sain et sauf au nord du fleuve Jaune ! Si je ne vous l’avais pas annoncé, c’est que je craignais d’ébruiter cette nouvelle dans la capitale[460]. Nous avons besoin d’agir doucement et avec prudence, de ne rien hâter. — Frère, reprirent-elles, agissez donc !… » Et il se retira pour songer aux moyens de quitter la capitale ; mais il éprouvait de grandes inquiétudes.

Or Yu-Kin (qui l’avait accompagné dans l’expédition), savait très bien que Hiuen-Té se trouvait au nord du fleuve ; ce qui décida Tsao à envoyer encore Tchang-Liéao près de Yun-Tchang pour deviner ses pensées. Admis aussitôt près du guerrier, que la tristesse accablait, le mandarin lui dit : « Nous savons que dans cette guerre vous avez appris des nouvelles de votre frère adoptif je viens tout exprès pour vous en féliciter. — Tant que je ne vois pas son visage, reprit le héros, quel bonheur y a-t-il pour moi ? »

« Connaissez-vous, reprit Liéao, l’histoire de deux amis nommés Kouan-Tchong et Pao-Cho, que Confucius rapporte dans son Tchun-Tsiéou ? — Oui ; Kouan-Tchong disait : Trois fois j’ai combattu et trois fois j’ai fui, mais Pao-Cho ne m’a pas traité de lâche ; il savait bien que je conservais ma vie à cause de ma vieille mère. Trois fois j’ai été nommé à des emplois et trois fois j’ai perdu ma charge, mais Pao-Cho ne m’a pas cru incapable ; il savait que j’avais rencontré des circonstances défavorables. Je suis pauvre et malheureux, mais je ne rougis point devant Pao-Cho ; car il ne m’accuse pas d’être l’auteur de ma propre infortune ; il sait qu’il y a des temps où l’on réussit, d’autres où la prospérité s’éloigne. Quand nous avons partagé les bénéfices d’un commerce que nous faisions ensemble, je me suis adjugé une forte part, et Pao-Cho ne m’a point regardé comme un homme avide ; il sait que je suis nécessiteux, que j’ai à ma charge de vieux parents. Aussi, si quelqu’un me connaît, c’est Pao-Cho ! Telle fut l’amitié qui unit jadis ces deux personnages célèbres par leur mutuelle affection[461]. »

« Eh bien, ajouta Tchang-Liéao, existe-t-il entre Hiuen-Té et vous un lien tout à fait pareil ? — Nous sommes unis a la vie et à la mort, dit le héros ; nous devons vivre ensemble et mourir le même jour ; cette union est donc plus intime encore que celle de Kouan-Tchong et de Pao-Cho. — Et celle qui existe entre vous et moi, de quelle nature est-elle ? –C’est le hasard qui nous a rassemblés et rendus amis ; dans les circonstances fâcheuses, notre devoir sera de nous entr’aider ; dans le malheur, notre devoir sera de nous soutenir l’un l’autre ; y manquer, ce serait rompre ce lien. (Si ce lien peut se rompre), comment le comparer à celui qui m’attache pour la vie et pour la mort à Hiuen-Té ? »

« Dernièrement, reprit Liéao, quand Hiuen-Té a été battu à Siao-Pey, pourquoi n’avez-vous pas péri les armes à la main en cherchant a le défendre ? — À ce moment-la, dit Yun-Tchang, je ne savais pas le malheur arrivé à mon frère ; mais s’il y eût perdu la vie, croyez-vous que j’eusse pu lui survivre ? — Aujourd’hui qu’il est retiré au nord du fleuve, êtes-vous décidé à l’y aller rejoindre ? — Les préceptes des anciens sages ne doivent point être méconnus ; vous avez dû pénétrer mes sentiments ; déclarez-les au premier ministre ! »

C’est ce que fit Tchang-Liéao sans y rien changer ; Tsao se contenta de répondre : « Je sais un moyen de le retenir ! »

Sur ces entrefaites, comme Yun-Tchang était toujours occupé de ses projets de départ, on lui annonça la visite d’un étranger ; il l’admit en sa présence, et cet homme qu’il ne connaissait pas, déclara se nommer Tchin-Tchin, officier au service de Youen-Chao. Troublé par ses paroles, Yun-Tchang fit retirer les gens de sa suite, et demanda au mandarin quelle affaire l’amenait en son hôtel. Celui-ci lui présenta une lettre ; elle était de Hiuen-Té, ainsi qu’il reconnut en l’ouvrant, et contenait ce qui suit :

« Moi, Liéou-Pey, j’ai entendu dire ceci : Les sages de l’antiquité craignaient de ne pouvoir marcher seuls dans la véritable voie ; aussi s’associaient-ils des hommes de bien, à l’effet de se concerter avec eux pour secourir les gens vertueux. L’acquisition d’un ami est une richesse, la perte d’un ami est une calamité. Autrefois, dans le jardin des Pêchers[462], je me suis uni à vous par la promesse d’une amitié plus forte que la vie ; quoique nous ne soyons pas nés au même instant, nous avons juré de mourir à la même heure. Aujourd’hui, au milieu de notre carrière, ce lien serait-il rompu, ces sentiments de fidélité oubliés ?… A n’en pas douter, vous désirez maintenant vous couvrir de gloire, vous environner d’honneurs ; je vous offre ma tête pour vous donner l’occasion de mettre le comble à vos mérites ! »

« Dans une lettre on ne peut tout dire ; résigné à la mort, » j’attends votre réponse ! »

A la lecture de ces lignes, le guerrier éclata en sanglots : « Par-dessus toute chose, s’écria-t-il, je veux retourner près de mon frère aîné, mais je ne sais comment faire ? Est-ce que je désire servir Tsao ?… Est-ce que j’aspire aux honneurs ?… — Hiuen-Té vous attend, seigneur, et ses larmes ne tarissent pas, répondit l’envoyé ; si vos sentiments de fidélité sont inébranlables, qui vous empêche de partir au plus vite ? — L’homme est placé entre le ciel et la terre ; ce qui n’a ni commencement ni fin, ce n’est pas le sage[463] ! Déjà j’ai fait mes conditions la-dessus avec son excellence le premier ministre ; et elles ont été acceptées. Trois fois j’ai rendu des services qui ont acquitté la dette de la reconnaissance. Mais il faut que ma retraite s’opère au grand jour ; elle ne doit rien avoir de clandestin. Je vais écrire une lettre que vous voudrez bien remettre à mon frère aîné, après quoi j’irai prendre congé de Tsao, et annoncer ma résolution aux deux dames. »

« Dans le cas où son excellence chercherait à vous retenir, resterez-vous ici ? — Plutôt mourir que de rester plus longtemps dans ces lieux ! » Telle fut la réponse de Yun-Tchang ; pressé par l’officier d’écrire la lettre si impatiemment attendue de Hiuen-Té, il traça les lignes suivantes :

« Moi, Kouan-Tchang, j’ai appris que la justice doit se mettre au-dessus des sentiments qui naissent du cœur[464] ; que la loyauté ne s’arrête pas devant la crainte de la mort ; telles sont du moins les doctrines des vrais héros ! Depuis mon enfance, j’ai étudié les livres ; j’ai appris en gros ce qui touche » aux rites et à la justice. Depuis que j’ai lu les histoires de Yang-Kiéou-Ngay et de Tsou-Pé-Tao, et réfléchi sur les actions de Tchang-Youen-Pé et de Fan-Kiu-Tching[465] ; quand je repasse toutes ces choses en mon souvenir, je ne puis m’empêcher de gémir et de pleurer ! Naguère, dans cette ville de Hia-Pey, qui était confiée à ma garde, les vivres devenaient rares ; à cette calamité intérieure se joignait le manque de soldats pour défendre les murs. Je voulais mourir pour prouver mon dévouement, mais vos deux femmes étaient près de moi ; » cette grave considération m’empêcha de me couper le cou et de chercher la mort dans les fossés de la place. Voici que vos nouvelles m’arrivent du Jou-Nan ; à l’instant même je prends congé de Tsao et je ramène les deux dames près de vous. Quand je me suis soumis à l’Empereur, j’ai eu soin de poser des conditions[466] ; désormais mes obligations sont remplies ; rien ne peut l’empêcher de me laisser partir.

« La vue de votre lettre m’a fait l’effet d’un songe. Je prends le ciel et la terre à témoins des sentiments dévoués que je nour » ris dans mon cœur à votre égard ; mais comment dans une » lettre vous exprimer mes tourments et mes angoisses ! J’attends avec anxiété l’heure qui nous réunira, et vous supplie de prêter votre attention à ces paroles ! »

L’officier était parti avec cette réponse. Yun-Tchang alla prendre congé de Tsao qui, ayant déja deviné sa pensée, venait de faire placarder à sa porte l’ordre de ne laisser entrer personne[467]. Le cœur agité de mille pensées, Yun-Tchang prépara un char pour les deux dames que devaient escorter jour et nuit les vingt vétérans. L’une d’elles, Kan, appela le héros et se plaignit encore de ce qu’il n’annonçait point le jour du départ. « Sitôt que j’aurai dit adieu à Tsao, répliqua-t-il, je vous ferai monter sur le char ; mais vous abandonnerez ici tous les cadeaux que vous avez reçus ; il ne faut pas que vous emportiez même un brin de soie. — Beau-frère, reprit-elle, soyez prêt, partons sans plus tarder !.. »

Quand il se présenta de nouveau à l’hôtel du premier ministre, les gardes lui montrèrent l’ordre écrit ; et quoiqu’il vint à plusieurs reprises demander audience, la porte ne lui fut point ouverte. Il se décida à passer chez Tchang-Liéao, pour conférer avec lui sur cette question délicate ; le mandarin fit répondre qu’une indisposition le mettait hors d’état de se présenter. « Je le vois, se dit Yun-Tchang, Tsao ne veut pas m’accorder ce que je désire. Mais quand un homme de cœur s’est promis de partir, il perd son nom s’il reste en place ! » Et la-dessus il écrivit la lettre suivante :

« Kouan-Yun-Tchang, prince de Chéou-Ting, au service des Han, après s’être purifié[468], salue à plusieurs reprises, en lui adressant ces lignes, le grand ministre des Han, son excellence Tsao-Tsao. Voici ce que j’ai entendu dire : on distingue le ciel et la terre, le père et le fils, le souverain et le sujet[469]. Le principe subtil du ciel qu’on nomme Yang, s’élève, tandis que le principe plus grossier de la terre, qu’on nomme Yn, tend a descendre ; ces deux éléments premiers se correspondent. Si tous les êtres se conforment au temps que le ciel leur prescrit, ils prospèrent et se développent ; ils accomplissent ce qui est recommandé par les trois lois et les cinq préceptes[470]. Moi, je suis né dans l’Empire des Han ; j’ai juré a Hiuen-Té, parent de l’Empereur, de vivre et de mourir avec lui. Après avoir été battu à Hia-Pey, je me suis soumis à votre excellence ; mais ce n’a pas été sans établir trois conditions. Vous daignâtes les accepter, et ce fut la raison qui m’engagea à déposer les armes. Vous m’avez élevé en dignité au-delà de mes espérances, à tel point qu’il était difficile de ne pas rester au-dessous de pareils bienfaits[471]. Aujourd’hui, je suis informé que mon ancien maître Hiuen-Té, parent de l’Empereur, a trouvé un refuge dans les armées de Youen-Chao ; dès-lors il ne peut plus y avoir de repos pour moi. Je me rappelle la générosité de votre excellence avec une gratitude qui est profonde comme l’Océan ; mais je me souviens aussi du lien qui m’unit à mon ancien maître, et c’est à mon cœur un poids lourd comme une montagne. Partir est chose difficile ; rester est plus pénible encore ! Toute affaire a des précédents et des conséquences ; je dois retourner près de mon premier maître. Si je ne me suis pas encore acquitté envers vous, je suis prêt un jour à donner ma vie pour payer l’excédent de cette dette. Telle est ma pensée ! »

« Cette lettre, je l’écris tout exprès pour prendre congé ; de grâce, comprenez clairement les sentiments qu’elle exprime. — Au septième mois, saison d’automne de la cinquième année Kien-Ngan, Yun-Tchang votre serviteur a tracé cette requête ! »

Après avoir écrit ces lignes, Yun-Tchang mit son enveloppe et cacheta tout ce qu’il avait reçu (pour lui et pour les femmes de son frère adoptif) de présents en or et en argent, en étoffes et en vases précieux ; puis il suspendit le sceau de sa principauté dans la grande salle[472], fit monter en plein jour les deux dames dans le petit char qu’entourèrent ses fidèles vétérans au nombre de vingt, et envoya un de ses gens porter à Tsao sa lettre d’adieux. Monté sur le Lièvre-Rouge, tenant en main son cimeterre recourbé (le dragon vert), il se plaça auprès de la voiture qui renfermait les deux femmes de son frère, puis sortit de la capitale par la porte du nord. Les gardes firent mine de l’arrêter ; mais roulant des yeux pleins de colère, agitant son grand sabre, le héros cria d’une telle voix que ceux-ci se retirèrent au plus vite.

À peine était-il hors des murs, qu’il appela les gens de sa suite, et leur recommanda de prendre les devants avec le char, se réservant le soin d’arrêter ceux qui pourraient se mettre à leur poursuite. « Surtout, disait-il, gardez-vous d’effrayer les deux dames ! » Les vétérans suivirent donc la grande route, serrés autour de la voiture.

Cependant Tsao discutait avec ses conseillers sur le départ imminent du héros, sans savoir à quel parti s’arrêter, quand les gens de son hôtel lui remirent la lettre (que nous connaissons). Il la lut et s’écria tout épouvanté : « Il est parti !.. » Et les gardes de la porte septentrionale, accourus en grande hâte, annoncèrent qu’il venait de passer malgré eux ; vingt hommes à cheval et un char fermé, s’éloignaient de la capitale dans cette direction. On envoya des gens dans l’hôtel du fugitif ; ils rapportèrent que tous les cadeaux reçus par celui-ci, sans en excepter les dix jeunes filles, restaient abandonnés au lieu qu’avaient habité les deux dames. Le sceau de prince de Chéou-Ting était suspendu dans la salle principale ; de toutes les personnes affectées à son service, il n’en avait emmené aucune autre que les vingt compagnons de guerre qui le suivaient ; il avait donc pris la grande route avec le char destiné à voiturer les dames, en plein jour, sans cortége, n’emportant que son propre bagage.

Tous les assistants restaient muets de surprise ; un général s’avança qui promit, si on voulait lui donner quelques milliers de cavaliers armés de lances, de ramener vivant entre les mains de son excellence, le guerrier fugitif[473].


CHAPITRE II.


Yun-Tchang va rejoindre Hiuyen-Té


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 220 de J.-C. ] Dans celui qui parlait ainsi, les assistants reconnurent le général Tsay-Yang, guerrier aux longs bras[474]. Seul parmi les généraux subordonnés au premier ministre, il voyait Yun-Tchang d’un mauvais œil et cherchait toutes les occasions de le décrier ; aussi s’offrit-il pour l’arrêter dans sa fuite. « Il n’a point oublié son ancien maître, dit Tsao-Tsao, et je le tiens pour un sage plein de droiture ! Il est parti, mais au grand jour, ce qui est d’un héros ! Vous tous, imitez sa conduite ! » Et il rejeta brusquement les offres de Tsay-Yang.

« Mais, reprit le conseiller Tching-Yo, cet homme n’a pas pris congé de votre excellence ; il est parti sans y être autorisé par ordre supérieur… — En allant rejoindre son ancien maître, dit Tsao, n’a-t-il pas obéi au premier des devoirs ? — Si votre excellence le laisse s’en aller, elle mécontentera tous les généraux qui sont sous ses ordres. — Et pourquoi ? — Le voici, continua le conseiller ; Yun-Tchang a commis trois grandes fautes qui indisposent contre lui tous les mandarins. Quand il s’est soumis après sa défaite de Hia-Pey, vous l’avez honoré du titre de général[475] ; au troisième jour, vous le traitiez dans un banquet particulier ; au cinquième jour, dans un repas solennel ; quand il montait à cheval, vous lui donniez de l’or, et de l’argent quand il mettait pied à terre[476]. Pour une action d’un éclat médiocre, vous l’avez salué du titre de prince. Enfin, vous l’avez comblé d’égards et de distinctions, et un matin il vous quitte, excellence, il s’en va ; je dis que c’est manquer de loyauté et voilà son premier tort. »

« Sans en avoir obtenu la permission de votre excellence, il s’éloigne effrontément et menace au passage les gardiens de la porte ! Je dis que c’est manquer aux lois de l’Empire ; voilà sa seconde faute. »

« Au souvenir des minces bienfaits qu’il a reçus de son ancien maître, il oublie la générosité bien autrement grande de votre excellence. Dans une lettre qui ne contient qu’un bavardage condamnable, il ne craint pas de se montrer impudent ; voilà sa troisième faute. Enfin, s’il va se joindre à Youen-Chao, vous pourrez dire avoir lâché vous-même le tigre qui fera la désolation du monde. Croyez-moi, lancez cet officier sur ses traces, afin de détourner des malheurs à venir ! »

« Non, reprit Tsao ; si je le laisse aller, c’est que j’ai fait autrefois mes conditions avec lui. Qu’on le poursuive et qu’il périsse, voilà que tous les hommes de l’Empire m’accuseront d’avoir manqué à ma parole. Quant à lui, il a agi dans l’intérêt de son maître ; je défends qu’on le poursuive[477]. »

« Il est parti de son chef, répliqua Tching-Yo ; et en cela surtout il a manqué aux lois établies. — Deux fois il s’est présenté à mon hôtel sans que je le fisse entrer, dit Tsao ; les présents que je lui avais envoyés, il me les a rendus ; ni l’or ni l’argent n’ont pu ébranler sa fidélité. S’attacher invariablement à ses devoirs et repousser la richesse, c’est le fait d’un héros ! Quant à moi, j’estime grandement des hommes de cette trempe. »

« Si plus tard des malheurs atteignent votre excellence, ajouta le conseiller, elle ne s’en étonnera pas !. — Yun-Tchang est incapable de méconnaître la justice, répliqua Tsao ; en toute occasion il se dévoue à son maître, pourrait-il s’arrêter à d’autres considérations ? Après tout, il n’est pas encore bien loin ; je veux par une nouvelle marque d’égards, m’attirer son affection. Tchang-Liéao ira en avant le prier de m’attendre, afin que j’aie le plaisir de le reconduire ; je lui offrirai, pour les besoins de la route, un vase précieux avec une tunique rouge de soie brochée, convenable en cette saison d’automne ; l’engageant ainsi à se souvenir sans cesse de moi ! — Vous aurez beau faire, dit Tching-Yo, il ne reviendra pas en arrière. — Eh bien, répondit Tsao, je pars avec dix cavaliers. »

Tchang-Liéao prit donc les devants : quant au héros, monté sur son cheval fameux, d’une vitesse incomparable, il pouvait facilement se mettre hors de toute atteinte ; mais sa sollicitude à veiller sur le char l’empêchait de lancer l’animal ; il retenait la bride afin de marcher plus doucement. Derrière lui une voix se fit entendre, qui criait : « Yun-Tchang, ne va pas si vite ! — On m’appelle, pensa le héros ; certainement c’est quelqu’un qui a de mauvaises intentions ! »

Il recommande aux gens de l’escorte de suivre la grande route, en accompagnant avec soin le chariot ; puis il se détourne et voit Tchang-Liéao qui frappe son cheval et galope vers lui. De son côté il arrête le Lièvre-Rouge ; déjà le cimeterre recourbé brille dans sa main. « Ami[478], crie-t-il à Liéao, tu viens pour me saisir, n’est-ce pas ? — Je suis sans cuirasse, répond le mandarin, et ne porte aucune arme offensive ; qui peut motiver de pareils soupçons ? Son excellence, sachant que mon frère est parti, s’avance tout exprès pour lui faire la conduite, bien loin de former contre lui des desseins hostiles. »

« Si son excellence vient en personne, reprit Yun-Tchang, sans aucun doute elle a une autre pensée que celle-la ! — Non, dit le mandarin ; le premier ministre a déclaré que chacun était en droit d’agir dans l’intérêt de son maître, et qu’il ne fallait pas vous poursuivre ; il reconnaît qu’en partant de votre propre volonté, vous n’avez fait qu’obéir aux devoirs les plus impérieux. C’est parce qu’il n’avait pas eu l’honneur de vous reconduire comme un hôte de distinction, qu’il se donne la peine de venir ; il m’a envoyé en avant pour vous prier de l’attendre. — Eh bien, répliqua Yun-Tchang, il aura des cavaliers avec lui, et moi je suis seul ; mais je combattrai jusqu’a la mort ! »

Marchant donc quelques pas en arrière, il se plaça sur la défensive au milieu du pont de Pa-Ling, et vit paraître Tsao accompagné de quelques cavaliers, suivi de plusieurs de ses généraux[479], qui galopait vers lui. Quand Tsao de son côté l’aperçut le sabre en travers sur la selle, et à cheval à l’entrée du pont, il cria à ses officiers de faire halte. Ceux-ci se rangèrent à droite et à gauche de leur maître, et comme ils ne portaient aucune arme, Yun-Tchang se rassura sur leurs intentions.

« Général, lui cria Tsao, pourquoi cet empressement à nous quitter ? — J’ai déjà expliqué mes motifs à votre excellence, répondit le héros, en saluant avec courtoisie sans descendre de cheval ; mon ancien maître est près de Youen-Chao, je dois, avec toute la rapidité possible, me joindre à lui. A plusieurs reprises, je me suis présenté à votre hôtel sans avoir l’honneur d’être reçu ; en désespoir de cause, je vous ai écrit une lettre d’adieux ; le sceau de mon titre de prince, je l’ai déposé ; tous les cadeaux que m’a faits votre excellence, je les ai rendus. Quant à vous, seigneur, je l’espère, vous n’oublierez pas d’anciennes promesses ? »

« J’ai promis à la face du monde, reprit Tsao-Tsao ; pourrais-je manquer à ma parole ? La pensée qu’il vous manque probablement certains objets indispensables dans ce voyage, m’a seule engagé à venir vous les offrir comme présents d’adieux. » Et l’un des généraux de sa suite tendait au héros un vase d’or. « Quoi, seigneur, répliqua celui-ci, vous me comblez encore de vos libéralités ? Non, gardez plutôt ces choses précieuses pour en distribuer


la valeur aux soldats ; dans ma retraite, je ne puis et ne veux rien emporter ! »

Tsao insista, alléguant les immenses services rendus par le héros, et dont ce faible présent ne payait pas la millième partie : « Non, répliqua celui-ci ; je ressens une profonde reconnaissance pour les bienfaits de votre seigneurie, et le peu de peine que j’ai endurée à son service n’a pu m’acquitter envers elle. Un jour, si nous nous rencontrons sur le courant de la vie, je tâcherai de nieux payer ma dette ! »

« Ah ! s’écria Tsao avec un sourire joyeux, vous êtes aussi loyal que fidèle, général[480] ! Quel malheur pour moi de ne pas pouvoir vous combler d’égards et d’honneurs ! Au moins, que cette tunique rouge de soie brochée arrête vos regards ! »

Et par son ordre, un des généraux présents tendait à Yun-Tchang la belle tunique ; celui-ci craignant un piége ne descendit point de cheval. Il reçut le vêtement sur la pointe de son cimeterre, s’en couvrit les épaules, se retourna une minute pour remercier son excellence de ce cadeau qu’il acceptait, puis fouetta son cheval et traversa le pont dans la direction du nord.

« En vérité, s’écria l’un des généraux, cet homme est de la dernière impolitesse ! Arrêtons-le… — Il est seul, répartit Tsao, et nous sommes vingt ; devons-nous nous étonner de la défiance qu’il manifeste ? Je l’ai dit déja ; qu’on s’abstienne de le poursuivre ! » Et reprenant avec ses officiers le chemin de la capitale, il leur dit d’un ton de tristesse : « O vous tous, généraux, imitez-le, si vous voulez jouir dans les siècles à venir d’une réputation sans tache ! » Or, Yun-Tchang s’était mis sur les traces du char (qui portait les deux dames) ; après avoir galopé l’espace de plusieurs milles sans le rejoindre, il promenait de toutes parts des regards inquiets, quand du haut d’une colline une voix frappa son oreille ; elle criait : « Arrête, arrête ! » Le héros aperçoit un jeune homme de vingt ans environ, coiffé d’un bonnet jaune[481], vêtu d’une tunique de soie brochée, la lance au poing, à cheval et suivi d’une centaine de fantassins. « Qui es-tu ? » lui demanda-t-il en le voyant galoper vers la plaine à sa rencontre ; le jeune guerrier jetant sa lance, sauta à bas de son cheval et se prosterna. Yun-Tchang ne se fiait pas à ces démonstrations ; cependant il fit halte, abaissa son cimeterre et questionna l’étranger.

« Je suis de Hiang-Yang, répondit le jeune homme ; je me nomme Léao-Hoa (mon petit nom Youen-Kien) ; les troubles de l’Empire m’ont conduit à mener la vie d’un vagabond et d’un brigand ; avec cinq cents hommes qui se sont réunis à moi, je maintiens mon indépendance. En rôdant au bas de cette colline, mon compagnon To-Youen a, par erreur, enlevé deux dames que nous avons conduites sur la hauteur ; mais en apprenant qu’elles sont les épouses de sa seigneurie Hiuen-Té, je me suis prosterné à leurs pieds. Elles m’ont dit comment elles se trouvaient en ce lieu ; elles m’ont raconté les exploits de votre seigneurie, et j’ai voulu aussitôt descendre de la colline pour me présenter à vous. Mon compagnon s’opposait à mes desseins, je l’ai tué ; voici sa tête que je vous présente ; j’attends le châtiment de mon crime[482] ! »

« Où sont les deux dames, demanda Yun-Tchang ? — Dans la montagne, où je les ai transportées afin de les mettre à l’abri de tout danger. — Ramenez-les, » dit le héros, et aussitôt cent hommes d’entre les brigands parurent, escortant le petit char. Yun-Tchang avait mis pied à terre ; le cimeterre dans le fourreau, les mains croisées sur la poitrine, il alla au-devant du char et pria les dames de lui pardonner d’avoir été la cause (involontaire) de la terreur qu’elles venaient de ressentir. « Sans ce jeune guerrier, répondirent-elles, l’autre chef de la troupe nous eût déshonorées ! — C’est donc vraiment lui qui a sauvé ces dames, demanda Yun-Tchang aux gens de l’escorte ? — Oui, répliquèrent-ils ; l’autre brigand les ayant emmenées sur la montagne, ils voulurent d’abord se les partager comme des captives et s’en adjuger chacun une. Quand Léao-Hoa sut qui elles étaient, et comment elles se trouvaient dans ce lieu, il leur témoigna un grand respect ; puis comme son compagnon persistait dans ses mauvais desseins, il le tua. »

À ces mots, Yun-Tchang salua avec reconnaissance Léao-Hoa qui s’offrit de l’escorter avec toute sa bande ; mais le héros songeait qu’il s’attirerait la risée du monde, en employant à son service un homme qui n’était au fond qu’un brigand de l’espèce des Bonnets-Jaunes ; il le remercia donc. « Je vous suis infiniment obligé, répondit-il ; mais j’ai juré à Tsao le premier ministre que je m’en retournerais seul. Un jour, si je vous rencontre, soyez sûr que vous recevrez des preuves de ma gratitude. » Là-dessus, le jeune chef de brigands ayant offert de l’or et des étoffes précieuses, qui ne furent point acceptées du héros, prit congé de celui-ci et se retira de nouveau dans les montagnes avec sa troupe.

La tunique donnée par Tsao, Yun-Tchang l’offrit aux deux femmes de son frère, puis il continua sa route, escortant de près le petit char. Le soir étant venu, il ne se présenta d’autre abri qu’une maison isolée dont le maître, vieillard aux cheveux et à la barbe blanchis par l’âge, vint les accueillir avec la plus grande politesse. Yun-Tchang ayant mis pied à terre, répondit avec courtoisie à ses prévenances et satisfit à ses questions en se nommant.

« Oh ! reprit le vieillard, seriez-vous celui qui a décapité Yen-Léang et Wen-Tchéou[483] ? – Précisément ! » Le vieux campagnard tout joyeux le pria d’entrer. « Dans ce char, dit le guerrier, il y a deux dames. » Et le vieillard appela aussitôt ses femmes pour qu’elles fissent descendre et passer dans la salle les deux voyageuses ! Yun-Tchang se tenait près d’elles, debout, les mains croisées sur la poitrine, et comme le paysan, son hôte, l’engageait à s’asseoir : « Comment me permettrais-je de m’asseoir, répondit-il, en présence des deux femmes de mon frère aîné ; je leur dois trop de respect ! — Mais, observa le campagnard, vous n’êtes pas de la même famille, vous ne portez pas le même nom ! » — La-dessus Yun-Tchang lui expliqua quel lien, quels serments l’unissaient à Hiuen-Té à la vie et à la mort, puis il ajouta : « Mes deux belles-sœurs étant obligées de me suivre au milieu d’une troupe de gens armés, est-ce la le cas de manquer aux plus rigoureuses exigeances des rites ? »

Le vieillard loua hautement des sentiments si pleins de délicatesse ; il recommanda a ses femmes de tenir compagnie aux deux dames dans la grande salle qu’il leur cédait, tandis qu’il s’installait lui-même avec le héros dans une petite chambre. Sur la demande de son hôte, le campagnard se nomma et conta son histoire en peu de mots : « Je m’appelle Hou-Hoa ; sous le règne de l’Empereur Hiuen-Ty, j’occupais une place dans le conseil impérial ; mais j’ai donné ma démission et maintenant mon fils Hou-Pan est l’un des commandants de Jong-Yang, et conseiller du gouverneur Wang-Ky. Sans doute, général, vous passerez par cette ville ; permettez-noi de vous charger d’une lettre pour lui. » Yun-Tchang accueillit cette demande et expliqua comment il avait quitté le premier ministre, ce qui épouvanta beaucoup le vieillard.

Les deux dames ayant passé la nuit dans cette maison, Yun-Tchang ne se coucha pas et garda une lumière allumée dans sa chambre[484]. Le lendemain le vieillard offrit le repas d’adieu aux belles-sœurs du héros qui les fit remonter sur le char, prit congé de son hôte et s’élança à cheval le sabre au poing, revêtu de sa cuirasse. En approchant de Lo-Yang, il eut à traverser le passage de Tong-Ling, défendu par un officier dépendant de Tsao, du nom de Kong-Siéou, lequel se tenait sur le point le plus élevé du défilé, avec cinq cents hommes. Ce passage avait trois entrées ; Yun-Tchang s’aventura avec le char par les hauteurs qu’occupaient les soldats : Kong-Siéou, averti de son arrivée, parut en avant du sentier, armé de son cimeterre.

Sommé par lui de mettre pied à terre, Yun-Tchang obéit et vint le saluer. « Youen-Chao, dit l’officier quand il sut d’où il venait et quel était le but de son voyage, est en hostilité avec mon maître ; vous ne pouvez vous diriger de ce côté, sans avoir une permission écrite de Tsao-Tsao. — Dans mon empressement à partir, reprit le héros, je n’ai pas eu le temps de me munir d’un pareil ordre[485]. — En ce cas, descendez, cria l’officier ; restez au pied du passage jusqu’a ce que j’aie envoyé vers le premier ministre un exprès qui me rapporte ses instructions écrites ; alors je vous laisserai passer. » Yun-Tchang déclara que ces préliminaires retarderaient trop son voyage : « Cependant, répliqua l’officier, qu’il vous faille attendre un jour ou un an, vous attendrez ! — Pourquoi me traitez-vous avec si peu d’égards, répondit le héros en colère ? — La discipline le veut ainsi, dit Kong-Siéou, je ne puis faire autrement que de m’y conformer. L’Empire est déchiré par les dissentions ; le dragon et le tigre sont en guerre ; dans un pareil temps, je ne puis laisser passer sans ordre écrit, un héros qui n’a de recommandation que sa propre parole. » « Vous ne voulez pas me laisser passer, cria Yun-Tchang ? — Je ne m’y oppose pas, dit l’officier, pourvu que vous m’abandonniez comme otage votre famille (qui est la dans ce char[486]) ! »


II.[487].


Transporté de fureur, Yun-Tchang leva son cimeterre pour tuer le commandant ; celui-ci dans son trouble battit en retraite derrière les portes[488], les ferma, rassembla ses soldats au son du tambour et les plaça en armes, couverts de leurs cuirasses, à ses côtés. Ces préparatifs une fois faits, l’officier monta à cheval ; il ouvrit même les portes en criant à Yun-Tchang : « Passe si tu l’oses ! »

Sans répondre un mot, le guerrier fait reculer le char ; fouettant son cheval, le glaive au poing, il s’élance au-devant du commandant qui, dès la première attaque, tombe mort. Les soldats s’étaient dispersés : « Ne fuyez pas, leur dit le héros victorieux ; j’ai tué votre chef, mais je ne pouvais faire autrement et je n’ai rien contre vous ! » — Puis, comme ils se prosternaient devant son cheval, il ajouta : « Allez à la capitale et répétez ceci de ma part : Tandis que son excellence le premier ministre a pris la peine de venir me faire des présents pour la route, cet officier a voulu me tuer. Voila pourquoi je lui ai tranché la tête[489] ! »

Aussitôt il achemina les deux dames hors du passage, se dirigeant vers Lo-Yang (l’ancienne capitale). Déjà des soldats avaient averti de son approche Han-Fou, gouverneur de cette ville ; ce mandarin se hâta de rassembler ses officiers pour délibérer avec eux. « S’il n’a pas d’autorisation écrite, dit un de ces guerriers nonmé Meng-Wan, c’est qu’il est parti de sa propre volonté et nous ne pouvons le laisser passer sans être coupables ! — Un héros de sa trempe n’est pas facile à affronter en face, reprit Han-Fou ; deux des premiers capitaines de Youen-Chao[490] sont tombés sous ses coups. Usons plutôt de stratagème pour nous rendre maîtres de lui. »

Meng-Wan proposa de boucher la sortie du passage avec des chevaux de frise, une fois que le fugitif s’y serait engagé. Lui-même, il irait l’attaquer avec ses propres soldats ; pendant ce temps-la, Han-Fou, placé sur une hauteur, le ferait assaillir à coups de flèches par ses troupes embusquées à ses côtés ; et si par bonheur Yun-Tchang était renversé de cheval, ils le prendraient vivant pour le conduire à la capitale, où certainement ils obtiendraient une belle récompense… Au même instant, on annonce que le héros s’avance avec le char.

Han-Fou va s’établir en avant avec mille hommes rangés en lignes ; comme ce passage commandait l’entrée d’une plaine, on y arrêtait les voyageurs le jour comme la nuit, afin de les questionner et de découvrir qui ils étaient. Sur les murs flottent des étendards, les piques et les cimeterres brillent de tous côtés. Yun-Tchangvoit ces préparatifs de défense ; déja Han-Fou fouette son cheval en criant : « Qui va la ? » Le héros s’incline sur sa selle et répond : « Kouan-Yun-Tchang, prince de Chéou-Ting, qui demande passage ! »

« Avez-vous un permis du premier ministre ? »

« Je suis parti trop précipitamment pour lui en demander un ! »

« Nous avons reçu de son excellence l’ordre de garder attentivement l’ancienne capitale, de surveiller tous ceux qui passent. Si vous n’avez pas de permis, c’est que vous fuyez !... — J’ai déjà tué le commandant de l’autre passage, s’écria Yun-Tchang avec colère ; si vous m’arrêtez, le même sort vous menace ! »

A ces mots, Han-Fou lança sur lui l’officier Meng-Wan qui, le sabre au poing, courut à sa rencontre. Yun-Tchang, après avoir mis le char en sûreté, fouette son cheval. A la troisième attaque, Meng-Wan tourne bride pour l’attirer sur ses pas ; mais il oubliait quel coursier incomparable montait son adversaire. Avec cet animal qui semble avoir des ailes, le héros est bientôt sur les talons du fuyard ; il le serre de près, l’atteint et le coupe en deux.

Après cet exploit, Yun-Tchang revenait en arrière, quand Han-Fou, caché le long du rempart au-dessus des portes, décochant des flèches sur lui, le frappe au bras gauche. Il arrache avec sa bouche le trait de sa blessure d’où le sang coule en abondance, et se fait jour à travers les troupes jusqu’à Han-Fou ; celui-ci ne peut se soustraire à sa poursuite ; il tombe renversé par un coup de sabre qui lui fend la tête et les épaules. Les troupes sont taillées en pièces : Yun-Tchang escorte de nouveau le petit char et franchit le passage après avoir bandé sa plaie, chemin faisant, avec un morceau de sa ceinture ; car il n’ose s’arrêter en route, dans la crainte de quelque autre embûche.

Ce fut donc en pleine nuit qu’il marcha vers le passage de Y-Chouy, confié à la garde d’un officier (natif de Ping-Tchéou), du non de Pien-Hy, fort habile à manier le fléau de fer, ancien chef des Bonnets-Jaunes, élevé à cet emploi par Tsao, en récompense de sa soumission. Averti de la mort du commandant de l’autre passage, Pien-Hy tendit un piége à Yun-Tchang. Deux cents hommes embusqués dans un temple bouddhique[491], à quelques pas en avant des portes, devaient attendre, pour agir, le signal qu’il leur donnerait en frappant sur une assiette (au milieu d’un repas).

Quand Yun-Tchang vit s’avancer vers lui cet officier aux manières empressées, il descendit de cheval pour l’aborder plus poliment : « Général, lui dit le commandant, votre réputation s’est étendue dans tout l’Empire ; qui ne s’humilierait devant vous ? Aujourd’hui vous allez rejoindre le parent de l’Empereur, Hiuen-Té, obéissant ainsi au premier devoir d’une inaltérable fidélité ! » Pour toute réponse, le héros lui raconta le sort que venaient d’éprouver les commandants des deux autres passages ; Pien-Hy ajouta : « Vous avez fort bien fait de les tuer ; quand je verrai son excellence le premier ministre, je vous excuserai moi-même ! »

Le héros remonta à cheval plein de joie, et s’avança vers le passage en compagnie de l'officier. Arrivés au temple bouddhique, il mit pied à terre ; la, les bonzes, au nombre de trente environ, venaient à leur rencontre en frappant les cloches. Il se trouva parmi eux un vieillard[492], né au même village que Yun-Tchang, qui prit les devants pour lier conversation avec lui, car il connaissait les mauvais desseins de Pien-Hy. « Général, lui demanda-t-il, il y a longtemps, n'est-ce pas, que vous êtes sorti du hameau de Pou-Tong ? — Vingt ans bientôt, répliqua le héros ! — Connaissez-vous le pauvre religieux qui vous parle ? — Après une si longue séparation, ce serait difficile ! — Eh bien, la maison du pauvre religieux était tout à côté de la vôtre, sur le bord de la rivière.... »

Pien-Hy voyant le religieux en train de rappeler à Yun-Tchang d'anciens souvenirs, craignit qu'il ne lui dénonçât le piége  : « Je veux emmener mon hôte pour lui offrir un banquet, dit-il (en interrompant la conversation), vous avez assez parlé, vieux bonze ! — Non, reprit Yun-Tchang, non ; quand deux hommes d'un même village se retrouvent, il est si naturel qu'ils relient connaissance ! »

Le vieillard le pria d'accepter un repas dans sa cellule : « Je ne puis rien prendre, répondit-il, qu'après que les deux femmes de mon frère aîné, enfermées dans le chariot, auront reçu de vous quelque nourriture ! » Des aliments[493] maigres furent envoyés aux deux dames ; Yun-Tchang alors suivit son hôte dans sa petite chambre, et celui-ci le regardant d'un air significatif, serra entre ses doigts un grand couteau à hacher les herbes. Cet avis, Yun-Tchang le comprit à l'instant ; il appela les gens de sa suite pour leur dire de prendre en main leurs poignards. Bientôt entra le commandant Pien-Hy, qui l'invita à passer au réfectoire où le repas l'attendait.

Yun-Tchang remarqua, derrière les tentures de la muraille, une grande quantité d'hommes rangés en lignes et armés de sabres : « Commandant, dit-il à Pien-Hy, en m'invitant à ce repas, vos intentions sont-elles loyales ? »

« Oserais-je ne pas vous traiter avec les plus grands égards ! »

« Je vous avais pris pour un homme de bien, reprit Yun-Tchang en faisant paraître sa colère, pourquoi agissez-vous de la sorte ?... »

Comprenant que ses desseins étaient dévoilés, le commandant cria aux soldats de frapper. Les plus hardis d'entre eux firent un pas en avant, mais ils tombèrent sous les coups du héros. Pien-Hy prit la fuite ; comme il s'était secrètement muni de son fléau de fer, il essaya d'en porter des coups à Yun-Tchang qui, abandonnant le sabre de bataille pour prendre un grand couteau, le poursuivit, écarta son arme avec le dos de sa lame et l'étendit mort. Tout à coup il vit le chariot des deux dames entouré de soldats qui l'arrêtaient. Mais à peine eut-il paru, que ces brigands se dispersèrent ; il les chassa et les frappa à outrance.

« Sans vous, docteur, dit-il alors au vieux bonze en lui témoignant sa reconnaissance, sans vous je périssais sous les coups de ce traître ! — Et comme il allait prendre congé, le vieillard répliqua  : — Cet endroit n'est plus habitable pour le pauvre religieux ; le sac sur l'épaule, l'écuelle à la main, il va partir en mendiant. Un jour nous nous retrouverons, général, soyez heureux ! »

Le héros escortant le petit char, se dirigea vers le passage de Yong-Yang, commandé par Tchang-Ky ; ce dernier était parent de Han-Fou (décapité quelques jours auparavant par Yun-Tchang) ; aussi des gens de la famille de ce mandarin lui avaient-ils annoncé l'arrivée du fugitif. Il posta devant le passage des soldats en sentinelles, et lui-même avec un visage riant, il se présenta au-devant de Yun-Tchang. « Je vais rejoindre mon frère aîné, dit le héros. — Bien, reprit le mandarin ; puisque votre seigneurie voyage et qu’il y a deux dames dans ce chariot, daignez entrer dans le logement des voyageurs de distinction, pour vous y reposer une nuit ; demain vous vous remettrez en route. » Encouragé par l’aspect franc et les paroles hospitalières du mandarin, le héros fugitif fit entrer les deux dames dans les murs du passage. Dans l’hôtel des Postes, il trouva tout disposé pour le recevoir, mais quand l’officier le pria de s’asseoir à table : « Les femmes de mon frère aîné sont la, répondit-il, je n’ose rien porter à ma bouche ! » En vain le commandant insista-t-il ; YunT-chang refusa de manger jusqu’a ce qu’on eût servi le repas des deux dames.

Comme il ne perdait pas de vue les dangers du voyage, Yun-Tchang fit d’abord entrer ses compagnes dans leurs appartements ; puis il permit à ses soldats de se reposer et veilla à ce qu’on donnât de la nourriture à son Lièvre-Rouge, ainsi qu’aux autres animaux. Cela fait, il délia sa cuirasse pour dormir un instant. Cependant, Tchang-Ky appela en secret son assesseur nommé Hou-Pan, et lui dit : « Ce guerrier s’éloigne du premier ministre comme un traître ; sur son chemin, il égorge les commandants et les officiers chargés de la défense des passages. Il a mérité la mort et même davantage ; ce terrible héros n’est pas facile à prendre ; ce soir, faites cerner l’hôtel des Postes par mille hommes ; chacun d’eux sera muni d’un paquet d’herbe sèche ; on mettra le feu d’abord aux portes extérieures, et bientôt l’incendie enveloppera tout l’hôtel. Tout le monde périra sans distinction d’âge ni de sexe. A la seconde veille de la nuit, que tout soit préparé ; j’aurai aussi mille hommes prêts à vous seconder. »

Hou-Pan entre dans le complot ; mille hommes sont munis de paquets d’herbes ; la paille sèche, le bois sec, tout est déjà disposé devant la porte de l’hôtel. « Mais, se dit alors le jeune lieutenant, je n’ai jamais vu ce héros, je ne sais pas quel aspect il a… Il faut que je le voie ! »

Arrivé à l’hôtel des Postes, il demande aux gardiens où est Yun-Tchang ? — « Dans la grande salle, occupé à lire, » lui répondirent-ils. — L’officier s’avance et regarde… ; la barbe roulée autour de sa main gauche, la tête inclinée, le héros fixe ses regards sur un livre à la lueur d’une lampe. « Ah ! s’écria Hou-Pan frappé d’admiration, c’est en vérité un immortel ! — Qui est-la ? » demanda Yun-Tchang.

« Je suis l’assesseur de Tchang-Ky, répond le jeune officier, je me nomme Hou-Pan. — Alors vous êtes le fils de Hou-Hoa, n’est-ce pas…, de Hou-Hoa qui habite hors des murs de Hu-Tou ? — Cet homme en effet est mon père. » La-dessus le héros appelle les gens de sa suite et se fait apporter la lettre que lui avait remis le vieux campagnard. « Oh ! se dit Hou-Pan en lisant cette lettre, sur de perfides conseils j’allais tuer un homme aussi irréprochable ! » Sans plus tarder il déclare au héros « que le commandant Tchang-Ky nourrit des desseins criminels, qu’il a juré la perte du fugitif, que mille torches vont incendier l’hôtel sur tous les points.A la seconde veille, le feu doit éclater ; je vais ouvrir les portes, fuyez, sortez de l’enceinte des murs. »

Yun-Tchang, hors de lui, fait précipitamment monter les deux dames sur le char ; revêtu de sa cuirasse, tout armé, il saute à cheval et se précipite hors de l’hôtel. Il en voit les abords gardés par des soldats munis de matières inflammables ; d’un élan rapide il arrive aux portes de la ville ; elles étaient fermées. Mais il presse l’ardeur de ses compagnons, et déjà il est hors des murs quand Hou-Pan donne le signal de l’incendie.

À peine Yun-Tchang avait-il fait quelques milles, qu’il se sent poursuivi par le commandant du passage, qui lui crie : « Kouan, ne fuis pas !… » Le héros s’arrête pour l’accabler d’amers reproches : « Quelle vengeance avais-tu à tirer de moi, pour vouloir me faire ainsi périr dans les flammes ! » — Tchang-Ky fouette son coursier, brandit sa pique ; à la lueur de l’incendie, son redoutable adversaire armé du glaive recourbé, ayant esquivé le coup qu’il lui porte, l’étend mort à ses pieds. Tous les soldats se dispersent sans que le vainqueur les poursuive ; il se contente de presser la marche du chariot, et d’exprimer sa gratitude à Hou-Pan, puis se dirige vers la ville de Houa-Tchéou. Le commandant de cette place, Liéou-Yen, vint à sa rencontre avec dix cavaliers.

« Commandant, dit Yun-Tchang en saluant sur son cheval avec courtoisie, vous vous portez bien depuis notre séparation ! — — Où allez-vous de ce pas, répondit l’officier ? — J’ai dit adieu au premier ministre et je vais rejoindre mon frère aîné. — Mais Hiuen-Té est près de Youen-Chao, et comme ce dernier est en hostilité avec le premier ministre, vous concevez que je ne puis vous livrer passage ! — Ce sont la des questions réglées d’avance, interrompit le héros. » Le commandant objectait enfin que Héou-Tun[494] avait établi sur les bords du fleuve Jaune son lieutenant Tsin-Ky pour en garder les deux rives. Ce dernier s’opposerait donc très certainement à ce que le fugitif traversât le fleuve.

« Voulez-vous me prêter un bateau pour passer sur l’autre bord, demanda Yun-Tchang ? — J’en ai quelques-uns, mais je n’ose les mettre à votre disposition[495] ! — Naguère, n’ai-je pas décapité deux généraux célèbres dans l’armée de Youen-Chao ? Vous-même, je vous ai délivré d’un grand péril, et aujourd’hui vous refusez de me livrer une barque ! — Le général Héou-Tun serait averti de cette complaisance et m’en ferait un crime… »

Voyant qu’il n’y avait rien à tirer de cet homme, Yun-Tchang fit partir le char en avant et marcha droit vers le lieu qu’occupait Tsin-Ky. Cet officier, loin de lui accorder passage, le reçut comme les autres, et lui demanda s’il était porteur d’un ordre signé du premier ministre. « Je ne suis pas son subordonné, reprit Yun-Tchang, quel ordre aurais-je de lui ? — Et moi, dit l’officier, je suis chargé par Héou-Tun de veiller a la garde de ce passage ; à moins de voler par-dessus, vous ne le franchirez pas. — Sais-tu, interrompit le héros, que j’abats ceux qui veulent m’arrêter dans mon chemin ? — Ah, oui ; tu as tué des officiers de rien, mais moi !… tu n’oserais ! »

« Tu te crois donc supérieur à Yen-Léang et à Wen-Tchéou, » hurla le héros ; et fouettant son cheval avec rage, l’officier se précipite vers lui le sabre au poing ; mais au premier choc, il tombe sous le cimeterre de Yun-Tchang.

« Je tue ceux qui s’opposent à mon passage, cria Tchang victorieux ; vous tous, rassurez-vous, amenez-moi un bateau pour que je gagne l’autre rive. » Les soldats s’empressèrent de lui obéir ; il pria les deux dames de monter sur une grande barque, et en touchant l’autre bord, il se trouva fouler le territoire soumis à Youen-Chao. Ainsi, il avait franchi, de vive force, cinq passages et fait sauter la tête de six commandants.

« Hélas ! s’écria-t-il avec un soupir et sans ralentir sa marche, je n’ai fait que me défendre en tuant ceux qui entravaient mon voyage ! J’y étais contraint !… Cependant Tsao-Tsao l’apprendra ; il me jurera une haine éternelle… ; il me regardera comme un homme ingrat et déloyal… » Et le héros, qui trottait toujours en gémissant avec amertume, vit arriver vers lui, du côté du nord, un cavalier. Cet inconnu lui criait à haute voix : « Yun-Tchang, attends-moi un peu !… » Il s’arrête et reconnaît aussitôt Sun-Kien[496].

« Mon ami, lui dit-il, depuis que nous nous sommes vus dans le Jou-Nan, quoi de nouveau ? — Les deux chefs indépendants qui étaient maîtres de cette province (Liéou-Py et Kong-Tou), m’avaient envoyé au nord du fleuve, près de Youen-Chao, pour concerter avec Hiuen-Té les moyens de porter un grand coup à Tsao-Tsao. Mais, hélas ! (dans tout le pays soumis a Youen-Chao), dans les provinces situées au nord du fleuve, la discorde règne entre les conseillers et les généraux. Tien-Fong gémit en prison ; Tsou-Chéou s’est retiré et[497] refuse d’agir ; Chen-Pey et Kouo-Tou ont usurpé la direction de toutes les affaires. Plein de défiance à l’égard de chacun, Youen-Chao ne fait que changer d’avis. Il est instruit de votre retour, et à peine aurez-vous paru qu'il voudra vous mettre à mort ; j'en suis sûr. Hiuen-Té et moi, nous avons résolu de chercher un moyen de vous arracher à ce péril. Déja, votre frère aîné est allé dans le Jou-Nan, se joindre aux deux chefs indépendants ; depuis trois jours il vous y attend ; et effrayé de ne point vous voir arriver, craignant que vous ne soyiez allé vous mettre dans la gueule du loup, il m'a envoyé à votre rencontre. Grâce au ciel, il m'a été donné de vous trouver ! Venez donc, venez dans le Jou-Nan, rejoindre votre frère ; que je vous conduise près de lui. »

Yun-Tchang présenta son ami aux deux dames qui lui demandèrent des nouvelles ; elles pleurèrent abondamment en apprenant que deux fois Youen-Chao avait menacé leur époux de la mort. Déterminé par ces raisons, Yun-Tchang, au lieu de continuer sa route au nord du fleuve, se dirigea vers le Jou-Nan. Mais derrière lui s'élevait un nuage de poussière ; un groupe de cavaliers s'acharnait à sa poursuite. C'étaient trois cents hommes, commandés par Hia-Héou-Tun qui criait a haute voix  : « Arrête, fugitif, arrête ![498] »


CHAPITRE III.


Yun-Tchang retrouve Tchang-Fey.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 200 de J.-C. ] Quand il vit Hia-Héou-Tun arriver sur ses pas, le héros fit partir les chars en avant sous la garde de Sun-Kien, et retournant aussitôt en arrière, le sabre à la main  : « En me poursuivant ainsi, lui cria-t-il, vous allez tout à fait contre les intentions du premier ministre ! — Son excellence n’a pas manifesté ses volontés par un ordre écrit, répliqua Hia-Héou-Tun ; vous, vous avez commis des meurtres sur votre chemin et assassiné mon lieutenant ; j’accours exprès pour vous saisir ; mettez pied à terre et livrezvous comme un coupable !... »

« Quant aux actes de violence dont je me suis rendu coupable avant de me soumettre aux Han, vous n’avez pas à m’en demander compte ; et quant aux officiers qui cherchaient à m’arrêter sur la route, oui, je les ai tués ! — Et moi, je veux venger la mort de Tsin-Ky, mon lieutenant. » En prononçant ces mots, Hia-Héou-Tun fouette son cheval, assure sa lance...., mais au moment où il va frapper, un cavalier arrive au galop derrière lui  : « N’attaquez pas le seigneur Yun-Tchang !..., s’écria l’inconnu, et comme le héros arrêtant son coursier, restait immobile, il lui remit un écrit qu’il tira de sa tunique, puis ajouta à haute voix  : « Son excellence conserve une affection sincère pour le général Yun-Tchang qu’elle regarde comme un modèle de loyauté et d’honneur ; dans la crainte qu’il ne fût mis obstacle à sa retraite, elle m’a envoyé lui porter cet écrit qui ouvrira le chemin devant ses pas ! »

« Cet homme a tué les commandants des passages qui voulaient l’arrêter, répliqua Hia-Héou-Tun ; son excellence le sait-elle ? »

« Pas encore, dit l’envoyé[499]. »

« Eh bien, je veux le prendre vivant et l’amener devant son excellence qui le relâchera, si bon lui semble. » « Ah ! s’écria le héros avec colère, j’ai bien peur que tu ne sois au-dessous d’un pareil exploit ! » Et il s’élança sur son adversaire qui se précipitait à sa rencontre. La lutte se prolongeait, quand une seconde fois un cavalier parut qui disait à haute voix  : « Cessez le combat ! »

Ils s’éloignent l’un de l’autre  : « Quel sujet vous amène ? » demanda Héou-Tun. — La réponse de cet envoyé fut à peu près la même que celle de celui qui l’avait précédé. — « Son excellence sait-elle que cet homme a tué les commandants des passages tout le long de son chemin, dit encore Héou-Tun ! Non ! — Eh bien, je ne le laisserai pas s’en aller ainsi !… »

Dix fois encore ils s’attaquent ; un troisième émissaire survient qui les sépare[500]. « Son excellence vous envoie-t-elle ici pour saisir Yun-Tchang, demanda Héou-Tun ? — Non, reprit l’officier ; je suis le troisième émissaire que son excellence a fait partir pour empêcher qu’on arrête ce général sur sa route et pour lui remettre un laisser-passer… — Oh ! reprit Héou-Tun, le ministre ne sait pas quels meurtres cet homme a commis ! » Aussitôt il ordonna à ses soldats de se serrer autour du héros et de l’envelopper de toutes parts ! Ceux-ci obéirent ; mais Yun-Tchang, sans éprouver la moindre crainte, rompit leurs lignes en faisant entendre sa voix pareille au bruit de la foudre ; HéouTun s’élança vers lui.

« Yun-Tchang, cessez de combattre ! » s’écria derrière eux un quatrième émissaire qui arrivait au galop. Tous regardent. ; c’était Tchang-Liéao[501]. Les deux champions lèvent leurs armes, et l’officier s’approchant d’eux, annonce que le ministre Tsao ayant appris la mort du commandant du premier passage (Kong-Siéou), en avait conclu que Yun-Tchang éprouverait des obstacles sur sa route : « C’est pour les lever, ajoutait-il, qu’il m’a chargé de venir ici. »

« Tsin-Ky était le neveu de Tsay-Yang que j’estime grandement, répliqua Héou-Tun, que j’ai moi-même présenté a son excellence comme un homme capable ; Tsay-Yang m’avait confié ce jeune fils de sa sœur, et vous dites que ce fugitif n’a commis aucune faute en le tuant de sa main ! Non ; cela ne peut être admis ! »

« Quand je verrai Tsay-Yang, je lui expliquerai l’affaire, répondit Tchang-Liéao ; son excellence, dans sa générosité, permet à ce général de se retirer et vous ne devez pas aller contre les nobles intentions de son excellence. »

La-dessus, Hia-Héou-Tun rappela ses soldats ; T’chang-Liéao ayant demandé au héros vers quel lieu il dirigeait ses pas, celui-ci répliqua : « Mon frère aîné n’est plus auprès de Youen-Chao et je le cherche sous la voûte des cieux[502]. — Si vous ne savez où le rejoindre, que ne revenez-vous auprès du premier ministre ? — Je lui ai fait mes adieux ; serait-il raisonnable de retourner vers lui ? Allez, allez à la capitale et excusez mes fautes près de son excellence. »

Après avoir ainsi parlé, Yun-Tchang rejoignit le char et raconta ce qui venait de se passer à Sun-Kien. Ils marchèrent ainsi pendant une journée; mais une pluie abondante ayant gâté les bagages et les provisions, ils dûrent chercher un gîte. Une petite maison se présenta, vers laquelle Yun-Tchang se dirigea pour demander un abri. Quand il se fut fait connaître, le maître du lieu, qui était venu poliment à sa rencontre, répondit : « Je m’appelle Kouo-Tchang ; bien que toute ma vie se soit écoulée dans cette retraite, depuis longtemps le bruit de votre nom est arrivé jusqu’à mes oreilles. Quel bonheur pour moi de m’incliner devant vous ? »

Le vieillard ayant donné asile d’abord aux dames, tua pour elles un mouton et leur servit, au fond des appartements retirés, un repas dans lequel le vin ne fit pas faute ; puis, dans la grande salle de sa maison, il se mit à boire lui-même, en compagnie de Yun-Tchang et de Sun-Kien : pendant ce temps on faisait sécher les bagages ; les bêtes de somme réparaient leurs forces. A la nuit, entra, en compagnie de quelques hommes, un jeune garçon à qui Kouo-Tchang dit d’aller présenter ses devoirs au héros. « Quel est ce nouveau venu, demanda Yun-Tchang ? — Mon fils, seigneur. — Et d’où vient-il ? — De la chasse, » répondit le vieillard ; puis il ajouta les larmes aux yeux : « Toute ma vie, je me suis voué à l’étude ; les troubles survenus dans l’Empire m’ont contraint de me retirer dans la campagne et de m’adonner à l’agriculture. Je n’ai que ce fils qui s’obstine à ne rien apprendre ; courir après les bêtes sauvages, tel est son seul plaisir. Quel chagrin pour moi ! »

« Dans ces temps de guerres civiles, répliqua Yun-Tchang, on peut abandonner les livres pour embrasser la carrière des armes ; exceller dans l’art de lancer des flèches et de conduire un cheval, c’est un moyen d’acquérir des mérites et d’arriver à la gloire. Qu’y a-t-il donc la de si triste ! »

« Oh ! reprit le vieillard, s’il s’adonnait noblement à la profession des armes, j’en serais heureux ! Mais cet enfant se plaît dans le vagabondage ; il n’y a pas d’action mauvaise qu’il ne commette ! » Et la conversation ayant continué pendant une heure sur ce ton de confidence, chacun s’en alla prendre du repos ; le vieillard souhaita le bon soir à ses hôtes.

« Ce vieillard est un sage, dit Yun-Tchang à Sun-Kien, et son fils n’est qu’un insensé ! Le ciel n’a pas voulu qu’ils se ressemblassent ! » Ils causèrent ainsi quelque temps, après quoi ils songèrent à dormir. Mais tout à coup, dans le jardin situé derrière la cabane, le hennissement d’un cheval appela leur attention ; des voix d’hommes se faisaient entendre… Le glaive en main, Yun-Tchang s’avance et voit le fils de son hôte rudement jeté à terre par un cheval ; ses propres compagnons se battaient avec les garçons de la ferme.

« Qu’y a-t-il ?… demanda le héros aux gens de sa suite. — Seigneur, répondirent-ils, cet homme avait volé votre coursier, le Lièvre-Rouge ; il l’emmenait et voulait lui mettre la selle ; l’animal l’a renversé d’une ruade ; il a crié, et c’est ce qui nous a fait connaître toute l’affaire. Nous nous sommes levés pour le poursuivre ; nous ramenions le cheval..., puis les garçons de la ferme ont voulu nous le reprendre et nous en sommes venus aux coups. »

Sun-Kien pressait Yun-Tchang de tuer le voleur : « Quoi ! s’écria le héros d’un ton de reproche ; je suis seul sur cette terre que je parcours en tous sens, je n’ai pour tout bien que ce cheval, et tu me le voles ! C’est m’arrêter au milieu de ma course. » Et il allait le frapper de son glaive, quand le vieux Kouo-Tchang lui dit en suppliant : « Notre fils indigne a commis un crime odieux, qui mérite dix mille fois la mort ; sa mère et moi ne l’avons que trop aimé ! Si vous le tuez, général, nous, les auteurs de ses jours, nous mourrons de chagrin ; oh ! de grâce, montrez-vous humain et généreux ! »

Yun-Tchang était un homme de cœur ; touché des supplications du vieillard dont il avait reconnu la sincérité, il renvoya le coupable sans le punir, puis attendit que le jour parût pour continuer sa marche. Au moment où il allait se mettre en route, Kouo-Tchang et sa femme s’inclinant devant lui au seuil de l’appartement, lui dirent avec reconnaissance : « Ce fils, qui nous déshonore, s’est conduit comme un brigand ; dans votre bonté, général, vous l’avez épargné… Quels remercîments !… — Faites-le venir, que je le rappelle à lui-même par de bonnes paroles, dit le héros ! — Hélas, répondirent les vieux parents, il est parti à la quatrième veille, emmenant avec lui ses compagnons ; il nous fait expier les fautes d’une existence précédente ! »

Prenant congé de ses hôtes, Yun-Tchang fit monter les deux dames dans le petit char et partit de la ferme ; il cheminait côte à côte avec Sun-Kien. Après une marche de quelques heures, ils étaient arrivés dans un lieu où aucune maison ne s’offrait à leurs regards, quand deux cavaliers, suivis d’une centaine d’hommes, débouchèrent de derrière une montagne. Le chef de cette troupe portait un bonnet jaune et une tunique de guerre ; derrière lui se montrait le fils du vieux Kouo-Tchang ; les bandits ayant d’abord barré le chemin, celui qui les commandait s’écria : « Je suis un des lieutenants de Tchang-Kio, général du Ciel[503] ! Mon nom est Youen-Chao ; voyageur, abandonnez-nous ce cheval rouge, et la route vous sera ouverte. »

« Ah ! répliqua le héros en riant aux éclats, bandit arrogant, tu es un des adeptes du grand chef des Bonnets-Jaunes ! Eh bien, tu dois connaître Liéou-Hiuen-Té et ses deux frères, au moins de nom ? — J’ai bien entendu parler de l’un d’eux, de celui qui a le visage rouge et la barbe si longue, de celui qu’on nomme Yun-Tchang ; mais je ne l’ai jamais vu. Qui es-tu, toi ? »

Pour toute réponse, le héros, remettant le cimeterre dans la gaîne, délia sa longue barbe. À cette vue, le brigand sauta à bas de son cheval et saisit le fils de Kouo-Tchang qu’il conduisit devant le guerrier ; puis il s’inclina respectueusement et dit : « Après la mort du grand chef des Bonnets-Jaunes, ne sachant plus à quel maître obéir, je me suis jeté dans les montagnes, dans les forêts, pour me cacher. Ce matin, ce scélérat est venu m’avertir qu’un étranger, possesseur d’un cheval infatigable, passait la nuit sous le toit de son père, et que je ferais bien de venir lui enlever cet animal précieux. J’ignorais que cet étranger, ce fût vous, seigneur[504] ! Tuez ce bandit qui est le vrai, le seul coupable, car pour moi, votre serviteur, je ne suis rien dans tout ceci. »

« Non, dit Yun-Tchang ; le père de ce jeune homme m’a traité avec de grands égards, je ne veux pas le tuer.... » Et relâchant le coupable qu’on tenait la devant la tête de son cheval, il reprit  : « Vous ne m’aviez jamais vu ; comment donc saviez-vous mon nom ? »

« A quelques milles d’ici, répondit l’ancien Bonnet-Jaune, dans la montagne appelée Ngo-Niéou-Chan, demeure un homme du nom de Tchéou-Tsang, capable de porter sur ses épaules un poids de mille livres, à la barbe hérissée comme celle du dragon, au visage extraordinaire. Il a servi, lui aussi, parmi les Bonnets-Jaunes, sous les ordres de Tchang-Pao ; après la mort de son chef, il s’est caché dans les monts et dans les bois ; maintes fois, seigneur, il m’a parlé de vos exploits, et je désirais de pouvoir vous rencontrer. — Dans les montagnes, dans les forêts, reprit Yun-Tchang, avec un sourire flatteur, on a vu des gens honnêtes mener la vie de bandits ; à partir de ce jour, abandonnez la mauvaise voie pour suivre la bonne  : ne vous perdez plus ainsi ! »

S’inclinant avec reconnaissance, le chef des partisans allait prendre congé du héros, quand, à la vue d’une autre troupe armée qui se montrait à l’horizon, il s’écria : « Certainement, voici Tchéou-Tsang ! » Et il attendit à la même place. C’était bien Tchéou-Tsang ; ce dernier mit pied à terre et s’agenouilla à côté de[505] Yun-Tchang qui le pria de se relever en ajoutant  : « « Guerrier, vous m’avez donc vu quelque part ? — Oui, répondit l’ancien brigand, quand je servais sous Tchang-Pao,(chef du troisième corps) des Bonnets-Jaunes, j’ai vu votre illustre visage. Enrôlé à la suite de ces bandits, je n’ai pu m’attacher à vous ; mais aujourd’hui que le ciel m’accorde le bonheur de me prosterner à vos pieds, je vous en prie, général, ne me repoussez pas !Je demande à être votre serviteur, à vous présenter le fouet et l’étrier soir et natin ; et dussé-je mourir à ce poste, ce sera avec joie ! »

« Bien, dit Yun-Tchang ; mais vos compagnons se soumettront-ils aussi ? — Je les laisse libres de se décider, répartit Tchéou-Tsang ; et s’adressant à ses soldats, il s’écria  : « Que ceux qui veulent se soumettre, me suivent ! » A cet appel, ils répondirent tous ; Yun-Tchang descendit de cheval pour rejoindre le char, annoncer aux deux dames ce qui venait de se passer et demander leur avis  : « Beau-frère, répondit Kan, l’une d’elles, vous êtes heureusement venu seul, depuis la capitale jusqu’ici, à travers beaucoup de périls, sans recruter ni soldats ni compagnons ; vous avez même, au début du voyage, renvoyé de bien loin Liéou-Hoa (qui s’offrait de vous suivre) ; et voila que vous accepteriez une escorte de bandits ? Que de mauvais discours ne ferait-on pas à cette occasion ? Telle est l’humble observation que vous adressent de pauvres femmes ; frère, réfléchissez !...

« Respectables sœurs, vos raisons sont excellentes, » reprit le héros, et s’adressant à Tchéou-Tsang, il lui dit : « Je suis très reconnaissant de votre bonne volonté, mais les deux dames n’acceptent pas vos offres. Ainsi, retournez dans les montagnes ; prenez patience ; quand j’aurai rejoint mon frère aîné, je ne manquerai pas de vous appeler sous nos drapeaux. »

L’ancien bandit s’inclina respectueusement  : « Je ne suis qu’un homme grossier, répliqua-t-il ; j’ai commis la faute de me faire brigand, et aujourd’hui, en rencontrant votre seigneurie, il me semblait que j’avais vu reparaître le soleil dans le ciel! Si un héros comme vous ne manque, se trouvera-t-il pour moi une nouvelle occasion de revenir au bien ? Général, que mes compagnons, si vous refusez de les admettre a votre service, s’en aillent avec mon collègue ; quant à moi, je marche à pied sur vos traces, prêt à vous suivre jusqu’au bout du monde ! »

Cette réponse de Tchéou-Tsang, le héros la fit connaître aux deux dames, et Kan elle-même ayant admis qu’il n’y aurait rien de compromettant à ce qu’un ou deux étrangers se joignissent à l’escorte, il fut convenu que Tchéou-Tsang les suivrait, tandis que Pey-Youen-Chao se retirerait avec le reste de la bande. Ce dernier à son tour témoignait le désir de s’attacher, aussi bien que celui qu’il appelait son frère aîné, à la fortune de Yun-Tchang  : « Si vous nous suivez, lui dit Tchéou-Tsang, tous ces gens se disperseront ; ne vaut-il pas mieux que vous les teniez un peu de temps encore rassemblés sous vos ordres ? Moi, j’accompagnerai le général, mais non sans être convenu avec vous du lieu où nous devons nous réunir un jour. » La-dessus, Pey-Youen se retira assez triste, tandis que Tchéou-Tsang s’en allait avec son nouveau maître.

Après avoir marché plusieurs jours encore dans la direction du Jou-Nan, la petite troupe arrivée sur la frontière de la province, aperçut au milieu des montagnes une ville que les gens du pays déclarèrent se nommer Kou-Tching. « Un mois auparavant, ajoutaient-ils, un général du nom de Tchang-Fey, accompagné d’une dizaine de cavaliers, en avait chassé le gouverneur et s’y était établi. Dans cette place forte, où il rassemblait des hommes et des chevaux, des vivres et des fourrages, quatre à cinq mille soldats s’étaient déjà réunis autour de lui ; personne n’osait l’aborder en ennemi, et il y aurait même imprudence a passer par ce lieu. »

« Ah, s’écria Yun-Tchang avec joie, depuis six mois que nous avons été séparés sous les murs de Su-Tchéou, pouvais-je espérer de rejoindre ici mon jeune frère adoptif ? » Et il chargea Sun-Kien d’aller vers celui-ci, pour l’avertir de se porter au-devant des deux danes. Or, après avoir mené dans les monts Mang-Tang une vie errante, Tchang-Fey cherchait à passer dans les provinces situées au nord du fleuve Jaune ; cette ville de Kou-Tching se trouva sur sa route et il voulut y entrer pour prendre des vivres, ce à quoi s’opposa le gouverneur. Le guerrier, sans plus de façon, arracha au mandarin le sceau de sa dignité, et les autres magistrats ayant fui, il s’installa dans cette place. Quand Sun-Kien, parvenu jusqu’à lui et interrogé sur le but de sa mission, eut raconté comment Hiuen-Té, quittant Youen-Chao, s’était rendu dans le Jou-Nan auprès de Liéou-Py, comment Yun-Tchang, sorti de la capitale et emmenant les deux dames confiées à sa garde, était arrivé devant ces murs en le cherchant lui-même, quand il eut ajouté  : « Général, je vous en supplie, venez recevoir le fugitif !. » Tchang-Fey, au lieu de répondre, se couvrit de sa cuirasse, saisit sa pique et s’élança à cheval, suivi de mille hommes, hors de la porte du nord[506].

Quand il le vit paraître, Yun-Tchang, transporté d’une indicible joie, confia son cimeterre à Tchéou-Tsang et se précipita au galop vers lui ; mais le rude guerrier, roulant des yeux ronds pleins de colère, la barbe hérissée comme le tigre, pousse un cri qui retentit comme la foudre. La lance en arrêt, il attaque Yun-Tchang, et celui-ci tout épouvanté, s’écrie, après avoir évité le coup par un mouvement rapide : « As-tu donc oublié le serment que nous avons fait dans le jardin des Pêchers[507] d’être unis comme des frères ?–Tu as manqué à cette fidélité jurée, répliqua Tchang-Fey ; oses-tu bien paraître devant moi ! »

« Non, non, s’écria le héros ; je n’y ai pas manqué ! — Ne t’es-tu pas soumis à Tsao-Tsao ; n’as-tu pas reçu de lui un titre de prince, des présents, des honneurs ?... Va, tu crois me tromper aujourd’hui ? Combattons à outrance ; que l’un de nous deux reste sur la place ! »

« Tu ne sais pas ce qui s’est passé, répondit Yun-Tchang ; il est difficile pour moi de m’expliquer maintenant. Les femmes de notre frère aîné sont ici toutes les deux ; viens, viens les interroger ! »

« Beau-frère, s’écrièrent les deux dames en relevant les portières du char, car elles avaient entendu le dialogue, beau-frère, que signifie cette indignation ? — Pardonnez-moi, répondit le guerrier, il faut que je tue ce traître qui a violé ses serments ; vous, entrez dans la ville[508].

Kan, l’une des deux dames, lui expliqua par quelles circonstances Yun-Tchang, ne sachant où le rejoindre, avait été réduit à se soumettre à l’Empereur des Han et non au ministre Tsao. « A peine averti que Hiuen-Té avait cherché un asile près de Youen-Chao, ajouta-t-elle, il nous a amenées jusqu’ici, tout seul, à travers une grande étendue de pays ; cessez donc de lui reprocher des fautes dont il est innocent. »

« Celui qui est vraiment un héros sur la terre ne sert jamais deux maîtres, lui répliqua Tchang-Fey ; ne vous laissez point éblouir par ses mauvaises excuses !.... — En sortant de Hia-Pey après sa défaite, reprit Kan, que pouvait-il faire ? — Mourir, mourir plutôt que se déshonorer !... Tu t’es soumis à Tsao et tu reparais effrontément devant mes yeux. — Frère, dit Yun-Tchang, cesse de m’accuser ainsi ! — Il est venu jusqu’ici tout exprès pour vous chercher, » ajouta Sun-Kien.

« Vaines paroles, cria Tchang-Fey d’une voix irritée ; ah ! il a de bonnes intentions ! oui, il vient ici, j’en suis sûr, tout exprès pour me combattre (d’après les ordres de Tsao) ! — Si tel eût été mon dessein, interrompit le héros, j’eusse au moins amené des soldats avec moi ! » Tchang-Fey, à ces nots, fit un geste qui signifiait  : « Les voila qui viennent, tes soldats !.. » Et Yun-Tchang ayant tourné la tête, aperçut à l’horizon un tourbillon de poussière ; en effet, des troupes arrivaient, portant au milieu d’elles la bannière de Tsao. « Ah ! reprit Tchang-Fey, transporté de fureur, combattons !... — Frère, calme-toi, dit le héros ; tu vas me voir décapiter le chef de cette troupe, et tu jugeras alors de la sincérité de mes intentions. — Si tes intentions sont sincères, répliqua Tchang-Fey, il faut qu’au troisième coup que je frapperai sur le tambour, tu abattes le commandant de cette division. »

Déjà elle était rangée en bataille ; au pied de la bannière paraissait le commandant, à cheval, le sabre en travers sur la selle ; Yun-Tchang, en le voyant, rajuste sa cuirasse, fouette son coursier, et s’élance hors des rangs pour lui demander son nom. « Je suis Tsay-Yang, répond le général ; toi, tu es l’assassin de mon neveu Tsin-Ky, tu t’es réfugié ici après ton crime ; mais j’ai obtenu de son excellence l’ordre de te poursuivre, et si je puis te prendre, le titre de prince de Chéou-Ting (que tu portais) sera ma récompense ! »

Le tambour a retenti ; c’est le signal du combat. Déjà Yun-Tchang a joint son adversaire ; le premier choc durait encore qu’il avait abattu la tête de Tsay-Yang. Les soldats s’étant retirés en désordre, le héros les poursuit et fait prisonnier le porte-étendard du détachement. Son premier soin fut de questionner le captif, qui lui répondit  : « Instruit du meurtre de son neveu, Tsay-Yang, transporté de colère, voulait vous attaquer jusque sur la rive septentrionale du fleuve Jaune, tant il était impatient de se venger. Son excellence s’opposa à ses desseins, et (pour l’en détourner), nous envoya de ce côté, dans le Jou-Nan, combattre Liéou-Py qui occupe la province. Là, le hasard nous a fait vous rencontrer. » Ce récit, Yun-Tchang voulut que l’officier le répétât à Tchang-Fey comme une preuve de sa sincérité. Tchang-Fey l’interrogea sur ce que Yun-Tchang avait fait à la cour pendant son séjour dans la capitale, et les réponses du captif furent si complètes et si satisfaisantes, qu’il reconnut la vérité des paroles de Yun-Tchang.

Il allait donc enfin vers le petit char présenter ses respects aux deux femmes de leur frère commun, quand des courriers arrivés de la ville lui annoncèrent qu’on voyait s’avancer du côté du sud une dizaine de cavaliers suspects ; ils s’approchaient avec une extrême rapidité. Cette nouvelle causa une vive inquiétude à Tchang-Fey qui se porta, à la tête de ses soldats, au-devant de l’ennemi supposé.


CHAPITRE IV.


Yun-Tchang retrouve Hiuen-Té.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 220 de J.-C. ] En effet, du côté de la ville s’avançaient quelques cavaliers portant des arcs légers et de courtes flèches ; Tchang-Fey paraît, et ils se jettent à bas de leurs chevaux, car c’étaient My-Tcho et My-Fang (conseillers intimes de Hiuen-Té[509]). Tchang-Fey a mis aussi pied à terre  : « Après la défaite qui nous dispersa sous les murs de Su-Tchéou, dit My-Tcho, mon frère et moi nous prîmes la fuite vers notre pays. Des éclaireurs envoyés pour recueillir des nouvelles nous apprirent que Yun-Tchang s’était rendu au ministre des Han, que notre maître avait passé sur la rive septentrionale du fleuve Jaune ; et quant à vous, général, on ne savait ce que vous étiez devenu. Enfin, hier, sur la route, un marchand nous a dit qu’une personne dont le nom et le signalement vous convenaient parfaitement, venait de prendre cette ville de Kou-Tching. Après un moment de réflexion, il ne nous resta plus de doute que ce ne fût vous ; nous nous dirigeâmes donc par ici, afin de vous chercher ! »

A son tour, Tchang-Fey leur raconta comment Yun-Tchang l’avait rejoint ce jour-la même avec les deux femmes de Hiuen-Té, et en compagnie de Sun-Kien ; il les assura que la retraite de leur maître commun était enfin connue et, pleins de joie, les deux frères se joignirent au guerrier pour escorter les dames jusque dans la ville. Tous les officiers, ôtant leurs cuirasses, accompagnèrent et firent entrer dans le palais du gouverneur ces deux femmes de Hiuen-Té que le peuple reçut à genoux, avec de grandes manifestations de douleur, et dont le cœur était brisé. Tchang-Fey voulut apprendre d’elles toutes les circonstances de leur séjour à la capitale et de leur voyage ; quand il connut la belle conduite de son frère Yun-Tchang, il ne put retenir ses sanglots et racheta par de nouveaux égards ses premières duretés envers celui-ci[510].

Après ces conversations dans lesquelles tous les événements furent expliqués, Tchang-Fey fit tuer des moutons et des porcs pour célébrer la bienvenue des nouveaux arrivés[511] : « Hélas ! dit Yun-Tchang, tant que notre frère aîné n’est pas avec nous, ce vin, cette bonne chère, me restent sur le cœur. — Il n’y a pas loin d’ici à Jou-Nan, interrompit Sun-Kien, demain, si vous le voulez, nons irons l’y rejoindre ? » Et le lendemain, laissant leur monde dans la ville, à l’exception d’une dizaine de cavaliers qu’ils emmenèrent, les deux guerriers se mirent en route. Arrivés devant Jou-Nan[512], ils demandèrent à Liéou-Py et à son collègue Kong-Tou des nouvelles de leur maître. Ceux-ci répondirent qu’après être resté quelque temps avec eux, Hiuen-Té, voyant trop peu de soldats autour de lui, s’était décidé trois jours auparavant à retourner dans les provinces du nord pour y former de nouveaux plans. Cette nouvelle contraria beaucoup Yun-Tchang, et Sun-Kien, pour le consoler, proposa de pousser en avant, de se rendre de nouveau auprès de Youen-Chao ; la, ils expliqueraient tout à Hiuen-Té, et ne manqueraient pas de le ramener au milieu des siens. Yun-Tchang, après avoir pris congé des deux chefs établis dans Jou-Nan, revint voir Tchang-Fey, qui voulait aussitôt se mettre en marche pour rejoindre Hiuen-Té. « Non, lui dit-il, cette ville que vous occupez nous offre un précieux abri ; ne l’abandonnons point ainsi ! Restez-y pour la défendre, tandis que je me rends près de notre frère avec Sun-Kien. Vous avez tué en combat singulier deux des généraux de Youen-Chao, dit Tchang-Fey, il n’est pas bon pour vous d’aller audela du fleuve ! — Ne craignez rien, répliqua le héros ; je tâterai le terrain avant de me lancer ! »

Là-dessus, prenant à sa suite une vingtaine de cavaliers, il appela Tchéou-Tsang et lui demanda combien d’hommes et de chevaux se trouvaient réunis dans la montagne Ngo-Niéou[513] sous les ordres de Pey-Youen. « Il y a environ cinq cents combattants et une demi-douzaine de chevaux, répondit le guerrier. Eh bien, répliqua Yun Tchang, allez dans la montagne, rassemblez cette bande autour de vous et gardez le grand chemin de manière à ce que personne ne passe, tandis que, par une route détournée, j’irai chercher mon frère. »

Tchéou-Tsang obéit ; Yun-Tchang et Sun-Kien, continuant leur marche, arrivèrent devant la ville de Ky-Tchéou, c’est-à-dire, sur la frontière des provinces soumises a Youen-Chao. « Général, dit alors Sun-Kien, cherchez par ici un asile ; pendant ce temps, j’irai voir notre maître sur le territoire voisin et préparer avec lui les moyens de l’arracher de ce pays. »

À la gauche du chemin, Yun-Tchang découvrit une maison de campagne à la porte de laquelle il frappa seul ; le maître du lieu vint le recevoir poliment et, après l’avoir entendu décliner ses noms, répondit  : « Je me nomme Kouan-Ting ; depuis bien longtemps, général, vos exploits me sont connus ; aujourd’hui qu’il m’est donné de vous contempler en face, il me semble que le brouillard et les nuées se dissipant, le ciel se montre dans sa sérénité ! » Et l’introduisant sous son toit, il lui présenta ses deux fils. Yun-Tchang fit sur leur compte les questions ordinaires, et le fermier reprit  : « L’aîné, Kouan-Ning, se voue à l’étude ; le cadet, Kouan-Ping, apprend l’art de la guerre ! »

Déjà Yun-Tchang s’était établi dans cette ferme ; ses compagnons (d’abord laissés en arrière) y avaient également trouvé un asile. Sun-Kien seul poursuivait sa route vers Ky-Tchéou ; il y rejoignit Hiuen-Té, et le mit au fait de tous les événements que nous connaissons déjà. « Bien, répliqua celui-ci ; j’ai près de moi le conseiller Kien-Yong qui a fui comme nous dans cette province ; appelons-le en secret et concertons-nous avec lui ! » Ainsi firent-ils ; Kien-Yong proposa le stratagème que voici  : Hiuen-Té demanderait à Youen-Chao la permission d’aller en personne près de Liéou-Piao (établi dans Tsing-Tchéou), afin d’engager ce dernier à s’unir à lui contre (l’ennemi commun, le ministre tout-puissant) Tsao-Tsao. Cette mission, à laquelle Youen-Chao ne s’opposerait certainement pas, offrirait à Hiuen-Té, et au conseiller lui-même, un excellent moyen de quitter la province et de se sauver. Tel était le plan d’évasion qu’il avait formé dans son esprit ; tous les trois ils s’occupèrent de le mettre a exécution.

Le lendemain, Hiuen-Té étant allé voir Youen-Chao lui représenta que Liéou-Piao, maître de toute la province de Hiang-Yang, abondamment pourvu de troupes et de vivres, devrait être attaché à son parti de manière à se servir de lui pour abattre la puissance de Tsao. « Déjà, répondit Youen-Chao, je lui ai envoyé un émissaire, mais il a rejeté mes propositions. — Il est de la même famille que moi[514], répliqua Hiuen-Té ; laissez-moi causer avec lui, je suis sûr de vaincre ses répugnances. »

« Ce serait pour nous une meilleure acquisition que celle de Liéou-Py (de Jou-Nan) ! Allez, partez.., » dit Youen-Chao ; puis il ajouta  : « On vient de m’annoncer que votre jeune frère Yun-Tchang s’est séparé de Tsao ; il y a tout lieu de croire qu’il vous cherche ; nais je suis disposé à le mettre à mort pour venger les deux généraux qu’il m’a tués[515] ! — Ces deux généraux, je les compare à deux cerfs, et mon jeune frère a un tigre. En perdant deux cerfs, vous gagneriez un tigre, un héros précieux dans cette lutte acharnée contre le premier ministre.... Et vous iriez le tuer ? — Je voulais rire, répondit gaiement Youen-Chao, car au fond j’aime ce Yun-Tchang ; ainsi, envoyez-le chercher ; qu’il vienne ! — Je vais le faire appeler par Sun-Kien, » dit Hiuen-Té ; et à peine était-il sorti que Youen-Chao, tout joyeux, avait donné l’ordre d’amener le héros. « Si Hiuen-Té sort d’ici, lui dit aussitôt Kien-Yong, le conseiller, soyez certain qu’il ne reviendra plus ! — Alors, comment faire ? — Laissez-moi partir avec lui ; d’une part, je remplirai la mission auprès de Liéou-Piao, de l’autre, je surveillerai les mouvements de celui qui vous trompe. »

Youen-Chao (toujours indécis, toujours entraîné par le dernier conseil), applaudit à cette proposition. Déjà Hiuen-Té avait dépêché Sun-Kien en avant, et le lendemain, quand il vint prendre congé, Youen-Chao lui dit  : « J’ai peur que vous ne réussissiez pas seul dans votre entreprise, aussi je vous adjoins, à titre d’auxiliaire, Kien-Yong qui fera le voyage avec vous. » La-dessus, Hiuen-Té et Kien-Yong partirent de compagnie[516].

Comme ils s’en allaient, le conseiller Kouo-Tou vint dire à son tour : « Hiuen-Té a été chargé déjà d’une mission auprès de Liéou-Py (du Jou-Nan), et il n’a pas réussi. Cette fois, vous l’envoyez vers Liéou-Piao avec un collègue ; croyez-le bien, ils ne reviendront ni l’un ni l’autre. — Cessez d’exciter mes soupçons, s’écria Youen-Chao ; d’ailleurs, je connais le caractère de Kien-Yong ! » — Le conseiller se retira tout attristé.

Cependant, quand Hiuen-Té et Kien-Yong furent hors du territoire soumis à Youen-Chao, Sun-Kien vint a leur rencontre et les amena dans la ferme de Kouan-Tching. Yun-Tchang, se prosternant sur le seuil de la porte devant son frère aîné, prit sa main qu’il couvrit de larmes. Le fermier présenta ses deux fils à Hiuen-Té : comme celui-ci leur adressait les questions d’usage, Yun-Tchang dit : « Le maître de cette maison appartient à la même famille que moi[517] ; je désirerais beaucoup emmener le plus jeune de ses deux enfants. — Quel âge a-t-il, demanda Hiuen’é ? — Dix-huit ans, répondit le père. — Si vous y consentez, votre fils peut suivre mon frère ; celui-ci n’a pas d’enfant et je verrais avec plaisir qu’il adoptât ce jeune homme ; qu’en dites-vous ? — Les désirs de votre seigneurie, répliqua le vieillard, sont des ordres pour nous ! »

Hiuen-Té le remercia de ses bons sentiments ; le jeune Kouan-Ping, à partir de ce jour, salua Yun-Tchang du nom de père. Le vieux fermier reconduisit poliment ses hôtes, car Hiuen-Té, craignant d’être poursuivi par Youen-Chao, partit à l’instant sur les pas de Yun-Tchang qui le conduisit vers les monts Ngo-Niéou. Mais sur la route, ils virent venir à eux Tchéou-Tsang, blessé et accompagné d’une dizaine d’hommes.

« Que vous est-il arrivé ? » demanda Hiuen-Té à cet officier que Yun-Tchang lui présenta aussitôt ; et il reçut la réponse que voici  : « Comme j’arrivais dans la montagne, je trouvai mon collègue Pey-Youen aux prises avec un général inconnu, qui s’était précipité seul vers lui, au galop. Au premier choc, Pey-Youen tomba percé d’un coup de pique ; sa mort fut suivie de la reddition de tous ses soldats ; le vainqueur s’établit en maître au sein de la montagne. Arrivant à mon tour, j’appelai auprès de moi quelques-uns de mes anciens compagnons ; il y en eut un certain nombre qui me rejoignit, les autres eurent peur et restèrent avec leur nouveau maître. Alors, j’attaquai ce guerrier ; après une lutte prolongée, percé de trois coups de lance, je pris le parti d’aller à la recherche de votre seigneurie ! »

« Donnez-moi le signalement, dites-moi le nom de ce guerrier, » répliqua Hiuen-Té.

« Il a l’aspect martial ; quant à son nom, je l’ignore, » dit Tchéou-Tsang, et ils se dirigèrent vers la montagne, Hiuen-Té restant à la queue et Yun-Tchang marchant à la tête de la petite troupe. Comme ils atteignaient le pied du mont, Tchéou-Tsang poussa un cri ; car l’inconnu, suivi de sa troupe, le casque au front, couvert de sa cuirasse, la pique en main, descendait à cheval des hauteurs voisines. Hiuen-Té fouette son coursier, s’élance en avant..., et s’écrie  : « C’est.... c’est Tsé-Long, j’en suis sûr ! »

Le guerrier a reconnu celui qui prononce son nom ; il se jette à bas de son cheval et se prosterne ; Hiuen-Té et ses compagnons, mettant pied à terre, s’avancent à sa rencontre. C’était bien Tsé-Long[518] : « D’où venez-vous ? lui demanda Hiuen-Té. — Seigneur, répondit-il, voila ce qui m’est arrivé depuis que je vous ai quitté. Mon ancien maître Kong-Sun-Tsan, s’obstinant à ne point écouter des avis salutaires, perdit toute sa puissance, et se brûla lui-même. Youen-Chao m’appela alors sous ses drapeaux ; il me sembla que ce chef incapable ne réussirait jamais à s’élever ; je l’abandonnai donc, et comme je me trouvais dans les provinces du nord, j’appris que vous-même, seigneur, aviez cherché un asile près de Youen-Chao. Mon désir était de vous y rejoindre, mais je craignais le ressentiment de cet ancien maître. Errant dans l’Empire, sans abri, sans lieu de retraite, j’arrivai ici ; Pey-Youen descendit de la montagne pour m’enlever mon cheval ; je le tuai et je m’établi aussitôt dans ces solitudes. Maintenant, on me dit que Tchang-Fey occupe la ville de Kou-Tching ; j’aurais eu l’intention de l’y rejoindre, si je n’avais douté de la vérité de cette nouvelle. Mais, grâce au ciel, je vous retrouve, seigneur ! Mon rêve de la nuit dernière était un avertissement d’en-haut ! »

Ce fut une grande joie pour Hiuen-Té de revoir Tsé-Long ; après lui avoir aussi raconté toutes ses aventures, il ajouta  : « Maintenant que vous m’êtes rendu, je sens que mon affection pour vous est toujours aussi vive. Pouvions-nous espérer de nous rejoindre ainsi ? — A travers tout l’Empire, répartit le jeune guerrier, j’ai cherché un maître que je pusse servir, et sans le trouver ! Aujourd’hui que je suis avec vous, seigneur, le vœu de toute ma vie est exaucé ; dussé-je périr misérablement dans les plus cruels supplices, je ne me plaindrais pas ! »

Ce même jour, ils mirent le feu à toutes les cabanes répandues dans la montagne, et Hiuen-Té, accompagné de cette petite bande, marcha droit vers la ville de Kou-Tching. Instruits de son approche, Tchang-Fey, My-Tcho et My-Fang se précipitèrent à sa rencontre ; chacun raconta ses aventures ; les deux femmes de Hiuen-Té apprirent à celui-ci tout ce que son jeune frère Yun-Tchang avait fait depuis leur séparation, et il en fut aussi réjoui que touché[519].

Enfin, l’on immola un bœuf et un cheval[520] ; et l’on adressa des actions de grâce au ciel et à la terre, après quoi on célébra, dans un banquet, cette réunion heureuse d’amis et de frères restés fidèles à leur serment. Les troupes reçurent des récompenses ; ce fut une joie générale. Les mandarins civils et militaires, employés auparavant, s’étaient rassemblés autour de leur ancien maître, et quand Tsé-Long en eut complété le nombre, il ne manqua plus rien à la satisfaction sans bornes de Hiuen-Té. Cette fête de famille entre frères adoptifs dura plusieurs jours ; dans cette ville de Kou-Tching se trouvaient alors Hiuen-Té et ses deux inséparables compagnons (Yun-Tchang et Tchang-Fey), Tsé-Long, Sun-Kien, Kien-Yong, My-Tcho et My-Fang, et (les deux nouveaux partisans) Tchéou-Tsang et Kouan-Ping.

L’armée, infanterie et cavalerie, ne se montait pas à plus de cinquante hommes ; Hiuen-Té proposa donc de quitter cette ville et d’aller dans le Jou-Nan. Déjà des émissaires envoyés par les deux chefs qui occupaient ce pays (Liéou-Py et Kong-Tou), arrivaient pour inviter les généraux fugitifs à venir vers eux. Hiuen-Té répondit à leur invitation ; il se dirigea sur le Jou-Nan avec son noyau d’armée, recrutant des soldats, rassemblant des chevaux, grossissant son parti tout le long du chemin.

Cependant, voyant bien que Hiuen-Té ne reparaîtrait plus, Youen-Chao, furieux d’être trompé, voulait se jeter sur ses traces avec des troupes. « Seigneur, lui dit le conseiller KouoTou, Hiuen-Té n’est qu’un fantôme d’ennemi[521] ; l’adversaire redoutable et puissant, c’est Tsao ! Voila celui par lequel il faut commencer. Liéou-Piao, malgré sa bonne armée, malgré l’abondance de ses vivres, ne peut vous causer de sérieuses alarmes. A l’est du Kiang, il y a Sun-Tsé qui tient sous sa main le triple cours du grand fleuve et tout le pays avec ses six provinces ; il est assisté dans le conseil par Tchéou-Yu et Tchang-Tchao, secondé à la tête de ses armées par Tching-Pou et Hwang-Kay ; il a des vivres et des fourrages pour sept années, des soldats armés par centaines de mille ! Tâchons donc de faire d’abord alliance avec lui contre Tsao, afin de pouvoir à la fois frapper de grands coups au nord et au midi ! »

Cet avis plut à Youen-Chao ; il envoya aussitôt Tchin-Tchen porter une lettre à Sun-Tsé pour l’engager à se joindre à lui dans une guerre contre le puissant ministre.


CHAPITRE V.


Sun-Tsé décapite un être surnaturel et meurt.


I.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 220 de J.-C. ] Établi à l’est du fleuve Kiang, Sun-Tsé comptait un bon nombre de soldats aguerris ; son petit royaume était bien approvisionné. L’occupation de Lou-Kiang, la défaite de Hwang-Tsou vaincu dans le combat, la déroute de Liéou-Hiun, la soumission de Hoa-Hin, tous ces événements avaient accru sa puissance[522] : il rédigea donc un manifeste dans lequel la fidélité des soldats vainqueurs de Hwang-Tsou était célébrée, et envoya le mandarin Tchang-Hong porter à la cour sa requête ainsi conçue  :

« Étant parti pour châtier Hwang-Tsou, le huitième jour du douzième mois, je me suis mis en marche avec mes troupes vers la ville de Cha-Sien. Ce fut alors que Liéou-Piao envoya des renforts à son lieutenant Hwang-Tsou ; leurs forces combinées vinrent m’assaillir. Je pris avec moi, le onzième jour du même mois, mes généraux Tchéou-Yu, Liu-Fan, Tching-Pou, Han-Tang et Hwang-Kay ; et dès que le jour parut, m’élançant à cheval pour combattre, je fis frapper le tambour et donner ainsi le signal de l’action. Les soldats se montrèrent pleins d’ardeur ; ils déployèrent un courage qui centuplait leurs forces, et, s’exposant bravement à la mort, franchirent comme s’ils eussent eu des ailes les fossés de la ville. La flamme vole en tourbillons ; nos gens, emportés par leur ardeur, lancent des nuées de flèches ; les troupes de Hwang-Tsou, rudement battues, périssent en grand nombre sous le glaive et la pique. »

» Leur général seul put s’échapper, laissant en notre pouvoir sa famille composée de sept personnes ; son commandant en second, nommé Han-Ky, fait prisonnier, eut la tête tranchée. Vingt mille ennemis éprouvèrent le même sort[523] ; dix mille autres ont trouvé la mort dans les eaux du fleuve ; cinq à six mille bateaux, petits et grands, sont restés entre nos mains. Cette journée nous a valu un butin immense. Il est vrai que Liéou-Piao tient encore ; mais le brigand de Hwang-Tsou était son plus solide appui, comme les griffes et les dents de cette bête fauve : la force de Liéou-Piao résidait tout entière dans ce général. La famille de ce Hwang-Tsou, ses soldats, jusqu’au dernier, tout cela a été comme balayé de la surface de la terre. Resté seul, Liéou-Piao n’a plus que la mort à attendre. Cette grande victoire est due à l’héroïsme incomparable, à la glorieuse puissance du bienheureux souverain. A moi, il ne me revient guère de mérite, si j’ai châtié ceux qui étaient coupables envers Sa Majesté ! »

Requête respectueuse. »

Quand il eut pris connaissance de ce message, Tsao-Tsao, comprenant quelle puissance avait acquis Sun-Tsé, dit avec un soupir : « Le fils du lion devient redoutable ! » Aussitôt il résolut de marier le jeune frère de ce héros avec la fille de son parent Tsao-Jin, et garda l’envoyé Tchang-Hong dans la capitale. Mais il refusa le grade de commandant en chef de la cavalerie que réclamait le jeune vainqueur ; ce fut pour celui-ci le motif d’un profond mécontentement, et l’idée lui vint de marcher sur la capitale. Le gouverneur militaire de Ou-Kiun, nommé Hu-Kong, envoya secrètement à la cour un émissaire chargé de remettre au souverain en personne la requête que voici :

« Sun-Tsé est un héros invincible ; il marche sur les traces du conquérant Pa-Mang[524]. Ne serait-il pas bon de lui accorder des grades, de le combler de faveur, afin de l’engager à revenir dans la capitale. Si on l’y appelle, il ne peut se dispenser d’y revenir ; mais si on le laisse librement agir hors des limites du territoire impérial, il causera un jour de très grands malheurs, auxquels il faut obvier tout d’abord. »

En traversant le Kiang, cet émissaire fut pris par l’officier qui gardait le passage du fleuve, et conduit devant Sun-Tsé. Celui-ci, transporté de colère à la lecture du message, se fit amener Hu-Kong à l’instant. « Vous voulez donc, lui dit-il d’un ton de reproche, me reléguer hors de la terre des vivants ?.... Et pourquoi ? — Telle n’est pas ma pensée, répondit le mandarin, » mais il ne put ajouter un mot à sa justification, quand Sun-Tsé lui eut mis sa lettre sous les yeux. Par ordre de Sun-Tsé, des soldats l’emmenèrent pour l’étrangler ; tous les gens de sa famille et de sa maison se dispersèrent, dans la crainte d’éprouver le même sort.

Cependant trois des clients du mandarin supplicié jurèrent de venger sa mort ; ils n’attendaient qu’une occasion ; (et elle se présenta.) Sun-Tsé était passionné pour la chasse ; un jour qu’il avait conduit son armée dans les montagnes de l’ouest pour se livrer à cet exercice, des troupes de cerfs venaient d’être lancées, et chacun à l’envi les poursuivait de ses flèches. Monté sur un cheval pommelé, Sun-Tsé[525]gravissait la montagne d’un galop rapide comme s’il eût couru en rase campagne. Sur le bord du chemin qu’il parcourait ainsi, trois hommes se montrent à lui ; appuyés sur des lances, l’arc sur le dos, ils se tenaient debout au milieu de bamboux épais.

« Qui êtes-vous, leur demanda-t-il, en arrêtant son cheval ?

— Des soldats du corps de votre lieutenant Han-Tang ; nous guettons le cerf[526]. » La-dessus, Sun-Tsé lâche la bride à son coursier et continue de courir ; mais l’un des trois assassins lui enfonce sa lance dans la cuisse gauche ; Sun-Tsé pousse un grand cri, tire le cimeterre pendu à sa ceinture, et comme il se jette en avant pour porter un grand coup, la lame se détache et tombe ; il ne lui reste en main que la poignée  : un second assassin profite de l’instant et décoche une flèche qui se pique dans la joue de Sun-Tsé. Celui-ci arrache le trait de la blessure, saisit son arc précieux et lance à son tour un flèche contre celui qui l’a frappé au visage ; l’homme tombe aussitôt, mais ses deux compagnons, levant leurs lances, portent à tort et à travers de grands coups a Sun-Tsé en criant  : « Nous sommes des gens de la maison de Hu-Kong et nous sommes venus exprès pour venger notre maître ! »

Sun-Tsé n’a plus d’armes offensives ; il frappe ses deux adversaires avec le bois de son arc ; ceux-ci luttent en désespérés sans reculer d’un pas. Déjà, ils ont porté au jeune conquérant dix coups de lance ; son cheval aussi est criblé de blessures ; sa situation devient de plus en plus critique, mais Tching-Pou, qui arrive avec quelques cavaliers, cerne les trois assassins et les met en pièces ; il aperçoit son maître le visage tout baigné de sang !...

Les blessures de Sun-Tsé étaient graves ; Tching-Pou fend sa tunique d’un coup de sabre et, après avoir bandé les plaies de son maître, il l’emmène dans sa capitale. Le fameux médecin Hoa-To[527] s’était, vers cette époque, retiré dans les domaines impériaux[528] ; on le chercha en vain ; il n’y avait à Ou-Kiun qu’un de ses élèves ; le jeune docteur, après avoir donné les premiers remèdes et appliqué l’appareil sur les plaies, déclara que la pointe de la flèche était empoisonnée et que le mal avait pénétré dans l’os de la joue ; un repos de cent jours devenait indispensable, durant lesquels le blessé devait s’abstenir de tout mouvement. Car si par l’effet d’un mouvement de colère, la plaie s’envenimait, il deviendrait difficile de la guérir.

Impétueux et violent par caractère, Sun-Tsé ne pouvait rester trois jours sans agir ; cependant il avait suivi les conseils du médecin pendant vingt jours, lorsqu’il apprit que son envoyé était revenu de la capitale ; il le fit appeler et lui demanda compte de sa mission.

« Tsao-Tsao a peur de votre altesse, répondit l’envoyé, et il a dit en soupirant  : Le jeune lion est désormais un rude adversaire ! — Mais, reprit Sun-Tsé en riant, ses conseillers militaires ont-ils tous peur de moi, eux aussi ? — Il n’y a que Kouo-Hia, dit l’envoyé, qui ne reconnaît pas la supériorité de votre altesse. — Eh bien, qu’a-t-il dit ? »

L’envoyé n’osait répéter les paroles de Kouo-Hia. Déjà dans sa colère, Sun-Tsé voulait le faire mettre à mort ; le pauvre homme fut donc obligé de dire la vérité. « Kouo-Hia, reprit-il, s’est exprimé ainsi devant le premier ministre : Sun-Tsé ne doit pas vous donner de sérieuses craintes ; c’est un étourdi qui ne sait rien prévoir ; eût-il un million d’hommes sous ses ordres, il n’oserait se poser en usurpateur dans l’Empire ! Il est impétueux, mais nul dans le conseil et bon seulement sur le champ de bataille. Il suffit de quelque sicaire pour le tuer et faire de lui un esprit méchant ! Un jour il périra de la main d’un homme du peuple ! »

À ces mots, Sun-Tsé laissa éclater sa colère  : « Le scélérat a osé m’injurier ainsi par des qualifications odieuses ! Les assassins qui m’ont attaqué sont assurément des émissaires de Tsao ! Je fais serment de me rendre maître de Hu-Tchang[529] et de me saisir de l’Empereur ! » Sans attendre que ses blessures fussent guéries, il voulait déjà convoquer ses officiers et dresser le plan de la campagne.

« Le médecin a ordonné à votre altesse un repos absolu de cent jours, dit Tchang-Tchao en cherchant à lui donner de bons conseils ; faut-il pour un accès d’impatience compromettre si légèrement le salut de votre précieuse personne ! — Kouo-Hia m’a insulté, reprit Sun-Tsé ; est-ce une chose que je puisse souffrir ! Je m’emparerai de l’Empire pour lui montrer quel homme je suis ! — Que votre altesse attende son entière guérison, ajouta Tchao, et il ne sera pas trop tard pour entamer cette grande affaire. »

Ils parlaient ainsi, quand arriva un envoyé de Youen-Chao, Tchin-Tchen qui dit : « Mon maître et votre seigneurie gouvernent deux états florissants ; il serait bon d’attaquer Tsao-Tsao par le sud et par le nord, et de partager l’Empire. » Sun-Tsé, enchanté de cette proposition, convoqua tous ses généraux dans une galerie située sur le rempart, et tandis qu’il buvait avec Tchin-Tchen à qui il offrait une collation, il s’aperçut tout à coup que les chefs de son armée, après s’être parlé entre eux à voix basse, descendaient tous à la fois.

« Qu’y a-t-il, demanda Sun-Tsé avec surprise ? — Et les gens de sa suite lui répondirent  : — C’est un génie divin et immortel qui passe au pied de la galerie ; les généraux sont tous allés lui rendre hommage ! »

Sun-Tsé se lève, se penche sur le balcon et voit un Tao-Ssé de grande taille ; sa barbe et ses cheveux sont blancs ; son visage est frais comme la fleur du pêcher[530] ; il porte les vêtements légers de sa secte, et s’appuie sur un bâton plus haut que lui. Il est debout dans le milieu du chemin ; d’une part les généraux de la province soumise à Sun-Tsé, de l’autre les habitants de la ville, hommes et femmes, brûlent des parfums et se prosternent sur son passage en frappant la terre de leur front.

« C’est un sorcier, s’écria Sun-Tsé avec colère, allez me le saisir ! — Seigneur, répondirent les courtisans, cet homme habite les pays de l’est ; mais il a tant fait de tournées dans notre province de Ou, qu’il y a maintenant à côté de la ville un temple Tao-Ssé ! Il passe les nuits dans les méditations ; le jour, il brûle des parfums et enseigne la doctrine de Lao-Tsé  : avec de l’eau sur laquelle il a prononcé de magiques paroles, ce vieillard guérit toutes les maladies ; c’est un fait dont tout le monde rend témoignage, et ses contemporains le surnomment Chin-Sien, l’immortel divin. C’est le grand protecteur des contrées situées à l’orient du fleuve Kiang ; il mérite donc les plus grands égards[531] !... »

« Quoi, s’écria Sun-Tsé furieux, vous osez résister à mes ordres ! » Et comme il tirait son sabre, les gens de sa suite furent obligés de descendre dans la rue, d’aller chercher Yu-Ky (c’était le nom du Tao-Ssé), qu’ils amenèrent devant leur maître.

« Comment oses-tu aveugler le cœur des hommes, lui demanda Sun-Tsé ? — Le Tao-Ssé répondit : Le pauvre religieux est supérieur du couvent de Tsong-Y-Kué situé au lieu nommé Lang-Yé-Kong. Du temps de Han-Chun-Ty[532], comme il allait cueillir des herbes sur les montagnes, il trouva tout près de la source de Kio-Yang un livre magique, écrit en caractères rouges sur fond blanc, et intitulé : Tai-Ping-Tsing-Ling-Tao, La voie pour arriver à la grande quiétude, et à la restriction des sens. Cet ouvrage se composait de cent cahiers, contenant tous des recettes magiques pour traiter les maladies de l’humanité ; ces recettes sont appelées Kin-Tchéou-Ko. Et le pauvre religieux, les ayant eues en son pouvoir, a publié les enseignements reçus par lui au nom du ciel, converti et guéri les hommes de l’Empire ; et cela sans jamais accepter le plus modique salaire ; comment donc pourrait-il corrompre l’esprit des soldats de votre altesse ?

« Si vous n’acceptez aucun salaire en argent, reprit Sun-Tsé, pourquoi donc recevez-vous de la nourriture et des vêtements ? Vous n’êtes qu’un brigand de Bonnet-Jaune, un disciple du rebelle Tchang-Kio ! Si je ne vous fais pas périr à l’instant, vous serez un jour le fléau de l’Empire ! » — Et il donna l’ordre aux gens de sa suite de décapiter le vieillard.

Le conseiller Tchang-Tchao prit la parole et fit observer que ce Tao-Ssé, établi depuis dix ans à l’est du fleuve Kiang, n’y avait jamais commis la plus légère faute ; il ne fallait donc pas le mettre à mort, sous peine de s’aliéner l’esprit du peuple. « Ce n’est qu’un montagnard, un paysan stupide, reprit Sun-Tsé ; j’ai envie d’essayer sur ce sorcier mon glaive précieux comme je le ferais sur quelque animal immonde ! » Les mandarins cherchèrent à le détourner de ce mauvais dessein, ce qui ne fit qu’augmenter sa colère ; il ordonna de mettre au vieillard les fers et la cangue, et de le jeter en prison.

Aussitôt les mandarins, se retirant chacun chez soi, allèrent dire à leurs fenmes de se rendre vers la mère de Sun-Tsé, pour intercéder près d’elle en faveur du vieillard. Celle-ci fit appeler son fils dans les appartements réservés, et lui dit : « J’ai appris que vous avez fait lier et emprisonner le docteur Yu-Ky. Cet homme, en donnant la victoire à votre armée et en guérissant les malades, a rendu de grands services aux officiers et aux soldats ; il ne faut pas le faire périr. — C’est un dangereux sorcier, répliqua Sun-Tsé ; par ses talismans il corrompt l’esprit de la multitude. Il est déjà cause que tous mes officiers (ne me regardent plus avec la même considération), n’ont plus pour moi le respect qu’un sujet doit à son souverain. Ne sont-ils pas tous descendus, de la galerie où je me trouvais, pour se prosterner devant lui ? Je leur ai crié de cesser, mais ma voix n’a rien pu sur eux ; cet homme est de la même trempe que[533] les anciens Bonnets-Jaunes. Je ne puis lui faire grâce. » — Et comme elle insistait toujours, il ajouta  : « Ma mère, veuillez donc ne pas écouter les paroles ineptes de ces femmes ? La détermination de votre fils est bien arrêtée. »

Alors, il quitta sa mère et ordonna aux geoliers de faire sortir le devin de sa prison. Ceux-ci avaient dégagé le vieillard de ses chaînes et de sa cangue ; car ils le traitaient avec le respect qu’on doit avoir pour un père et pour une mère ; mais l’officier envoyé vers eux lui fit remettre ces instruments de punition avant de l’amener devant son maître. Cette indulgence avait exaspéré Sun-Tsé ; après avoir puni de mort tous les geoliers, il fit reconduire le devin en prison avec les fers aux mains. Cette fois, le conseiller Tchang-Tchao et dix autres personnages présentèrent en faveur du Tao-Ssé une requête signée de leurs noms  : « Vous êtes tous versés dans la connaissance des livres, leur dit Sun-Tsé, pourquoi donc allez-vous contre les rites ? Autrefois, Tchang-Tsin de Nan-Yang, étant vice-roi du Kiao-Tchéou de l’Empire des Han, s’éloigna des enseignements transmis par les saints de l’antiquité, abolit les lois et les coutumes suivies par la dynastie régnante ; il était toujours coiffé d’un bonnet rouge[534] ; il frappait l’instrument de pierre appelé , et brûlait des parfums, en lisant les livres de la fausse doctrine. Étant allé lui-même soutenir l’ardeur des troupes qu’il avait mises en campagne, il périt vaincu par les barbares du sud. Ceux qui l’ont imité, n’ont pas eu plus de succès. Vous êtes donc frappés d’aveuglement ? Cet homme a déjà sa place marquée parmi les esprits malfaisants ; ne prenez donc pas la peine de promener inutilement au bas d’une requête votre pinceau fleuri ; car en vérité, je ferai décapiter cet homme ! »

« Je sais pertinemment, objecta Liu-Fan, que le docteur Yu-Ky a le pouvoir, par ses prières, de faire souffler le vent et tomber la pluie. Maintenant que le ciel est sec, que ne lui ordonnez-vous de demander les eaux du ciel pour racheter la peine qui le menace ? — Soit, répondit Sun-Tsé, au moins je verrai ce que sait faire ce sorcier. »

Aussitôt tous les officiers qui gardaient la prison délièrent la cangue et les fers du vieux Tao-Ssé ! Il lui fut ordonné de faire tomber une pluie bienfaisante pour sauver le peuple d’une imminente famine. Le prisonnier fit ses ablutions, changea de vêtements, et dit aux mandarins qui l’entouraient : « Je demande trois pouces d’une pluie bienfaisante pour sauver le peuple. Mais, je ne puis guère éviter la mort qui m’attend ! — Et les officiers répondirent  : Si vous accomplissez un miracle qui puisse convaincre notre maître, il vous respectera ! »

« Le temps accordé au souffle de ma vie est arrivé à ce point, répliqua le Tao-Ssé, qu’il m’est difficile d’échapper. » Puis, se liant lui-même avec une corde, il se coucha au soleil. L’officier chargé d’exécuter les ordres de Sun-Tsé vint avertir le devin que si à midi la pluie n’était pas tombée, il serait brûlé vif dans ce lieu même. Déjà on avait envoyé des hommes chercher du bois sec qui formait un grand bûcher dans le milieu du marché. Tout à coup il souffla un vent furieux ; le nombre des spectateurs s’élevait à plus de dix mille personnes rassemblées en foule et encombrant les rues.

Du haut de la galerie régnant sur le rempart, Sun-Tsé regardait. Dès que la brise s’élève, les nuages se forment dans le nord-ouest et remplissent bientôt la voûte du ciel ; l’officier chargé de veiller l’heure annonce qu’il est midi trois minutes. « Dans le ciel, il y a bien des nuages, dit alors Sun-Tsé, mais la pluie bienfaisante ne tombe pas ! Cet homme n’est qu’un imposteur ! — Prenez le vieux Tao-Ssé, cria-t-il aux gens desa suite, et étendez-le sur ce bûcher. » On met le feu aux quatre coins de la pile de bois ; déjà s’élève une masse de fumée sombre qui monte vers les cieux ; mais au milieu de l’espace résonne aussi le bruit grondant de la foudre, il tombe des torrents de pluie ; en un instant la place du marché est comme submergée par un débordement.

Il plut ainsi depuis midi jusqu’au soir, et la quantité d’eau qui tomba, s’éleva bien à trois pieds. Étendu sur le bûcher, le devin cria à haute voix  : « Nuages, roulez-vous (comme un voile), pluie, cesse de tomber. ! » Et le soleil se montra de nouveau.

Tous les mandarins avaient aidé le Tao-Ssé à descendre de dessus le bûcher ; (la flamme était éteinte) : ils le débarrassèrent de ses chaînes, et vinrent supplier Sun-Tsé de reconnaître son pouvoir surnaturel. Mais le jeune conquérant, couché dans sa litière, s’en allait par la grande rue ; tandis que tous les grands formaient un cercle compact[535] et s’agenouillaient au milieu de l’eau devant le devin, sans songer qu’ils gâtaient leurs habits de cour. À cette vue, la colère de Sun-Tsé se ranima  : « La pluie est réglée selon les combinaisons du ciel et de la terre, s’écria-t-il, et c’est par un heureux hasard que cet imposteur a rencontré juste. Vous tous, qui êtes à mon service, vous, mes plus dévoués partisans, vous êtes les premiers à me causer des chagrins ! » Et tirant son sabre précieux il ordonna aux hommes de sa suite de décapiter le vieux devin.

Cette fois encore les mandarins demandèrent sa grâce avec de vives instances  : « Quoi donc, leur répondit Sun-Tsé, vous voulez vous rallier au sorcier et mépriser mes ordres ! » Tous gardèrent le silence  : aussitôt d’une voix brusque il commanda aux soldats de frapper ; la tête coupée roula sur la terre ! On aperçut une vapeur noirâtre, quelque chose comme un esprit qui s’en allait vers le nord-est. Sun-Tsé, plus furieux encore, fit suspendre dans le marché le cadavre sans tête avec cette inscription  : « Mis à mort comme magicien et comme imposteur ». Pendant toute la nuit, jusqu’au matin, le vent souffla et la pluie continua de tomber ; le cadavre du sorcier disparut ; quand on lui annonça cette nouvelle, Sun-Tsé furieux voulut faire décapiter ceux à qui il en avait confié la garde ; mais tout à coup, il aperçut distinctement devant la salle d’audience, le devin en personne qui venait à lui, marchant au milieu d’une nuée sombre. Déjà Sun-Tsé avait saisi son glaive pour couper la tête du fantôme, quand il fut pris d’une faiblesse subite et tomba à terre.


II[536].


Les gens du palais le transportèrent dans sa chambre a coucher, sans qu’il revînt de son évanouissement.Sa mère accourut pour le voir, et ce fut alors que reprenant aussitôt ses sens, il lui raconta l’apparition dont il avait été témoin. « Mon fils, lui répondit sa mère, en vous obstinant à tuer un immortel, vous vous êtes attiré de grands maux ! — Dès ma plus tendre enfance, répliqua Sun-Tsé, avec un sourire, j’ai suivi mon père dans ses expéditions ; j’ai abattu des hommes comme des brins de chanvre, par milliers, des bons et des mauvais ; et quel malheur me suis-je attiré ? Aujourd’hui, j’ai décapité un sorcier, pour couper court à de grandes calamités, qu’y a-t-il la qui puisse m’inspirer des craintes[537] ! — La foi vous a manqué, ajouta sa mère, et voilà ce qui vous a réduit à cet état ! Il faut faire de bonnes œuvres pour appaiser les esprits irrités. — Ma vie dépend du ciel, répliqua Sun-Tsé, que peut contre moi un sorcier ? »

Voyant que ses exhortations ne produisaient aucun effet, sa mère ordonna en secret aux gens du palais de s’appliquer aux bonnes œuvres, pour sauver la vie de leur maître. Cette même nuit, vers la seconde veille, tandis que Sun-Tsé dormait dans sa chambre, des nuages s’élevèrent, et le vent éteignit la lampe placée sur sa table. Sun-Tsé la rallume et voila que sous les rayons de cette lumière, il aperçoit le sorcier debout, en face de son lit. Sun-Tsé s’appuie sur le chevet, saisit son glaive et s’élance vers le fantôme... ; l’arme rend un son métallique.

« Toute ma vie, s’écrie Sun-Tsé, j’ai fait serment d’exterminer les magiciens imposteurs, pour que la terre restât pure. Toi qui es un esprit des régions inférieures, pourquoi oses-tu m’approcher ! » — À ces mots le fantôme disparut comme s’il eût obéi.

Cette seconde scène causa à la mère de Sun-Tsé un nouveau chagrin ; et celui-ci, pour calmer ses alarmes, fit de violents efforts sur lui-même ; il tâchait de dissimuler l’épuisement de ses forces[538]. De son côté, voyant que la santé de son fils dépérissait chaque jour, la pauvre mère s’adonnait a de pieuses pratiques, jeûnait et faisait des sacrifices, espérant écarter de lui la colère divine. Mais Sun-Tsé instruit de toutes ces choses, lui disait  : « Votre fils a, dès son enfance, suivi son père dans ses campagnes, aux quatre coins de l’Empire, et jamais il ne l’a vu croire aux démons et aux esprits, ni leur témoigner aucun respect ; pourquoi donc ma mère leur rend-elle un culte si aveugle ? »

« Mon fils, répondait-elle, vous êtes dans l’erreur ; parmi tous les hommes qui naissent entre le ciel et la terre, en est-il un seul qui soit exempt de mourir ! Seulement, il existe une différence entre celui qui est pur et celui qui est souillé. Celui qui a conservé en lui sa pureté, monte, sans que les parties subtiles qui composent son être soient séparées, jusqu’au ciel et devient un esprit immortel ; celui qui n’emporte que des souillures, avec son corps aussi descend sous la terre et devient un démon. Les saints hommes disaient : Les génies immortels sont des hommes qui ont été ornés de toutes les vertus. Ils ajoutaient aussi : Adressez des prières aux génies supérieurs et inférieurs ! Donc, il faut croire absolument aux génies immortels et aux démons[539]. Vous vous êtes obstiné à détruire un esprit d’en-haut, pourquoi ne se vengerait-il pas ? J’ai enjoint au peuple de faire des prières et des sacrifices dans le temple nommé Yu-Tsing-Kouan, qui se trouve hors de la ville ; allez-y vous-même demander pardon de votre crime et vous recouvrerez la santé. »

Comment eût-il résisté aux volontés de sa mère ? Sun-Tsé monta donc dans sa litière ; arrivé au temple, il vit le chef des religieux venir à sa rencontre, et comme, au fond, cette démarche lui déplaisait, il n’entra dans la pagode qu’à contrecœur. Le desservant pria Sun-Tsé de brûler des parfums et il le fit, mais sans y joindre des prières. Tout à coup, tandis que les essences brûlaient sur le réchaud, la fumée s’éleva en un tourbillon compact qui formait comme un piédestal, sur lequel se tenait le devin décapité.

Sun-Tsé plein de colère sort précipitamment du temple et descend sous la galerie ; mais à peine avait-il fait quelques pas, que l’apparition se retrouve encore face à face avec lui ; tirant le glaive d’un des gens de sa suite, il s’élance contre le fantôme ; un homme tombe blessé ? Tous[540] regardent et reconnaissent celui qui peu de jours auparavant a décapité de sa main le saint personnage. Le glaive a pénétré jusqu’à la cervelle ; son sang coule par le nez, les yeux, les oreilles et la bouche ; il expire...

« Qu’on l’emporte pour l’enterrer, » dit Sun-Tsé, et quand il va pour sortir du temple, le fantôme se dresse de nouveau devant la porte ; personne ne peut le voir, excepté Sun-Tsé ; il attribue cette vision à la magie, et s’asseyant en face de la pagode, il ordonne à cinq ou six cents soldats de démolir l’édifice.

Les soldats montent sur les toits et enlèvent les tuiles ; mais ils sont tous renversés. Sun-Tsé aperçoit encore sur l’édifice le devin Yu-Ky, visible pour lui seul ; avec sa main il poussait les travailleurs en bas du toit. La colère de Sun-Tsé n’a plus de bornes ; il ordonne à tous ses soldats de mettre le feu aux quatre coins du temple ; mais au milieu[541] des flammes étincelantes, apparaît le Tao-Ssé ; il fait voler les briques et les lance autour de lui : Sun-Tsé retourne vivement vers son palais ; le spectre l’y attend à l’entrée… Alors au lieu de rentrer sous son toit, il convoque trente mille hommes de troupes, avec lesquels il va camper hors des murs, en rase campagne. La nuit, il la passe sous sa tente ; les soldats ont ordre de veiller et de faire des patrouilles autour du pavillon avec de longues lances et de lourdes haches. Vers minuit, lui seul voit arriver le Tao-Ssé, qui vient, les cheveux épars, se placer devant sa tente ; jusqu’au jour, Sun-Tsé pousse des cris comme un fou furieux, puis il se hâte de rentrer dans la ville.

Devant la porte de sa capitale, le jeune conquérant rencontre le fantôme ; cette fois il n’y prend pas garde et passe outre. Sa mère, à qui les gens de sa suite ont tout raconté, éclate en sanglots ; durant la nuit, le spectre lui apparaît dix fois, il ne peut fermer les yeux. Dès que le jour se montre, sa mère court près de lui ; elle le trouve dans un état de faiblesse alarmant.

« Mon enfant, s’écrie-t-elle, comme vous voilà changé ! » — Sun-Tsé se fait apporter un miroir, regarde son visage ; l’altération de ses traits l’épouvante, il se tourne vers ses serviteurs et leur dit : « Puisque ma physionomie a pris une pareille couleur, comment espérerais-je d’acquérir de la gloire et de fonder un état indépendant ! » Le spectre apparaissait dans le miroir de cuivre ; Sun-Tsé frappe cette surface polie, et s’écrie avec rage : « Le sorcier ! »

Le cri qu’il a poussé a rouvert la blessure, il tombe sans mouvement… Sa mère le fait transporter dans sa chambre à coucher, et bientôt il reprend ses sens ; mais en voyant sa blessure rouverte, il dit avec un soupir : « Hélas ! je ne puis revenir à la vie ! Que mes conseillers Tchang-Tchao et les autres soient introduits près de moi….. » Et il leur fit les recommandations suivantes :

« La Chine est en proie à l’anarchie ; mais avec le peuple de Ou et de Youé[542], avec la barrière solide que présente le fleuve Kiang dans ses trois branches, on peut attendre, sans crainte ni danger, l’issue des événements. Vous tous, appliquez-vous à bien seconder mon jeune frère Sun-Kuen. » — Puis prenant à la main le sceau suspendu à son cou, il appela près de lui ce frère destiné à lui succéder ; et quand celui-ci fut près de sa couche, il ajouta : « N’allez point, à mon exemple, vous mettre à la tête des peuples du Kiang-Tong, chercher la réalisation de vos projets entre deux armées rangées en bataille, et guerroyer à travers l’Empire. Élevez les gens sages, employez les gens habiles ; alors chacun rivalisera de zèle pour défendre votre pays du Kiang-Tong. Ma position n’était pas la même que la vôtre ; n’oubliez donc pas les difficultés qu’ont surmontées notre père et votre frère aîné pour s’emparer de la souveraineté qu’ils vous laissent ! Ne changez pas légèrement ce qu’ils ont fait ! » — Sun-Kuen s’agenouilla et reçut le sceau royal.

Alors Sun-Tsé fit signe à sa mère d’approcher, et lui dit : « Votre fils indigne va mourir. Les années que le ciel m’accorde sont accomplies. Je ne puis plus veiller aux besoins de ma mère ; le sceau royal, je l’ai confié à l’aîné de mes quatre frères, avec l’espérance que ma mère le dirigera sans cesse par ses conseils. Les anciens serviteurs du père et du frère aîné méritent d’être traités avec égards. — Hélas ! dit la mère du mourant avec des sanglots, je crains que votre jeune frère ne soit, par sa trop grande jeunesse, incapable de maintenir votre puissance ; alors, que deviendrons-nous ? »

« Sun-Kuen, reprit le moribond, l’emporte sur moi de beaucoup ; notre souveraineté n’est en rien menacée ; si les affaires de l’intérieur offrent quelque embarras, qu’il consulte Tchang-Tchao. Si les inquiétudes viennent du dehors, qu’il consulte Tchéou-Yu ; malheureusement ce dernier n’est pas ici parmi ceux qui m’entourent et je ne puis lui adresser mes recommandations ! »

Puis, à ses trois autres jeunes frères il adressa les paroles suivantes : « Après ma mort, obéissez aux ordres que vous dictera votre aîné Sun-Kuen. S’il se trouve dans la famille quelqu’un qui sème la discorde, réunissez-vous pour le faire périr. Un parent qui se révolte contre les siens, n’est plus digne de reposer auprès de ses ancêtres[543] ! »

Enfin, il appela à ses côtés son épouse Kiao-Sé, et lui dit : « Hélas ! nous voilà séparés au milieu de la vie ! Que votre jeune sœur vous rende des devoirs assidus ; qu’elle ait surtout une grande condescendance pour son époux Tchéou-Yu ; de votre côté, montrez-vous dévouée envers mes jeunes frères. N’oubliez pas mes dernières volontés, et pendant toute votre vie, témoignez un grand respect à ma mère, sans jamais relâcher le lien qui unit les membres d’une même famille. » — Et se tournant vers les mandarins civils et militaires, il ajouta  : « Vous tous, servez avec zèle mon jeune frère. Méritez le nom de serviteurs dévoués et fidèles. — Et vous, Sun-Kuen, si vous veniez à méconnaître les services d’un mandarin digne de votre estime, au bord des neuf fontaines où je vais habiter sous la forme d’un esprit, croyez-le, je refuserais un jour de vous voir ! »

Après avoir fait ses diverses recommandations, il mourut, dans la vingt-sixième année de son âge[544].


CHAPITRE VI.


Tsao-Tsao attaque Youen-Chao.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 220 de J.-C. ] Le jeune conquérant venait d’expirer ; son frère Sun-Kuen s’étant précipité avec des sanglots devant sa couche, Tchang-Tchao lui dit : « Seigneur, ce n’est pas la le moment de pleurer ! Jadis, les lois établies par Tchéou-Kong à l’occasion de l’élévation au trône, son fils Pé-Kin ne les observa pas[545] ; non qu’il voulût désobéir à son père, mais les circonstances le forçaient à se départir des rites. Aujourd’hui, l’Empire ne jouit point d’une tranquillité parfaite ; craignez, en vous occupant trop des cérémonies funèbres, de perdre le fruit des travaux de ceux qui vous ont précédé. De plus encore, voici que de toutes parts se lèvent des ambitieux et des turbulents ; les chakals et les loups remplissent les routes. Si on s’arrête, dans sa tendresse pour un défunt, à pratiquer tous les rites, autant vaut ouvrir sa porte et saluer respectueusement le voleur qui entre ; ce qui, assurément, ne serait plus de l’humanité ! »

Après ce discours, Tchang-Tchao confia le soin des cérémonies funèbres à Sun-Tsing[546], et fit changer d’habits à Sun-Kuen, qui montant à cheval, sortit avec lui pour aller délibérer sur la prochaine campagne.

Le nouveau prince avait le visage carré, la bouche grande, les yeux noirs, la barbe un peu rouge. Jadis, Liéou-Wan, ambassadeur des Han, étant venu dans ce royaume de Ou, s’était écrié en regardant l’un après l’autre ces cinq frères : « Si je considère attentivement cette famille, tous ces jeunes gens me semblent doués des plus heureuses dispositions ; il ne leur manque rien du côté de la fortune ; mais sur le visage de Sun-Kuen je lis quelque chose d’extraordinaire, de particulièrement majestueux. Son physique a je ne sais quoi qui dénote l’homme supérieur ; une grande destinée l’attend. Aucun des autres ne jouira comme lui d’une vie longue et prospère ! »

Ce n’était pas sans une grande inquiétude que Sun-Kuen se voyait à la tête de ce royaume (fondé par son frère) à l’est du fleuve Kiang ; toutefois, il se sentit rassuré quand on lui apprit le retour de Tchéou-Yu (intendant en chef des troupes), qui revenait avec son armée. Ce général occupait avec ses forces la ville de Pa-Kiu ; averti que Sun-Tsé avait été blessé d’une flèche, il s’était mis en marche pour accourir vers lui. A peine mettait-il le pied sur le district de Ou[547], qu’on lui annonça la mort de son jeune maître. Marchant en pleine nuit, il vint se prosterner devant le cercueil, et la veuve de Sun-Tsé lui fit part des dernières volontés de son mari : « Hélas, répondit le fidèle général, comment oserais-je me charger du pesant fardeau qu’il m’a imposé ? — Désormais, répliqua-t-elle, c’est sur vous que repose le soin des affaires dans ces provinces. De grâce, gardez au fond de votre cœur les paroles que mon mari vous adresse (par ma bouche) ; Sun-Kuen pourra élever les siens et agrandir sa puissance ! »

Tchéou-Yu se prosternant à terre, jura de se dévouer avec zèle aux intérêts de la famille ; et frappant le sol de son front devant Sun-Kuen, qui le salua d’une façon respectueuse, et le supplia aussi de graver dans son âme les paroles pressantes du mourant ; il ajouta  : « Je voudrais[548] donner ma vie pour témoigner la reconnaissance qui m’anime ! »

« Ce royaume qu’ont fondé mon père et mon frère aîné, reprit Sun-Kuen, comment le mettrai-je à l’abri des périls qui le menacent ? — Aujourd’hui, dit Tchéou-Yu, on voit de toutes parts des héros, des personnes supérieures qui se distinguent. Celui qui gagne à soi les hommes, réussira ; celui qui se les aliène, périra ! Appelez à vous, sans plus tarder, les sages à l’esprit profond, les gens habiles qui voient loin, pour en faire vos ministres, vos soutiens, et le royaume de Ou s’affermira.»

« Mon frère m’a dit : Pour les affaires du dedans, rapportez-vous à Tchang-Tsé-Pou ; pour les affaires du dehors, prenez conseil en toute occasion de Tchéou-Yu ! »

« Tchang-Tsé-Pou est un homme vertueux qui entend les affaires, répondit le général ; regardez-le comme le maître dont vous devez écouter les avis, et vénérez-le de même. Quant à moi, je suis sans talents, et je craindrais de trop mal m’acquitter des hautes fonctions qui me sont dévolues. Permettez-moi donc de vous recommander un personnage capable de vous aider à gouverner…. — Quel est-il ? — C’est un homme qui sait par cœur le San-Liéao et le Lou-Tao[549], un conseiller fertile en ressources et en stratagèmes. Privé de son père depuis son enfance, il se montre plein de piété filiale envers sa mère. Il possédait de grands biens ; mais ses richesses, il les a distribuées aux pauvres pour soulager leurs besoins. Quand j’étais gouverneur de Kuu-Tchao, passant un jour avec une centaine de soldats près de chez lui, je me trouvai sans vivres. J’allai lui en demander ; dans sa maison il avait alors deux greniers renfermant chacun trois mille mesures de grains. Au même instant, il en mit un à ma disposition[550]. Dès son bas âge, cet homme s’est exercé au maniement du sabre et au tir de l’arc à cheval ; il habitait le village de Kuu-Hou, mais son aïeule étant morte, il est allé l’enterrer a Tong-Tching où il réside maintenant. Liéou-Tsé-Yang[551], son ami intime, l’a plusieurs fois prié de venir près de lui dans sa ville de Tchao-Hou, mais sans pouvoir l’y attirer. Seigneur, il convient de faire des propositions à ce personnage, né à Lin-Hoay-Tong, et qui se nomme Lou-Sou (son surnom honorifique Tsé-King.)

Ce fut Tchéou-Yu lui-même que le nouveau roi de Ou chargea de se rendre près de Lou-Sou. Quand ce dernier eut entendu les explications que lui donnait le général, il répondit : « Liéou-Tsé-Yang m’a invité à me rendre près de lui, je veux répondre à son appel. — Jadis, répliqua Tchéou-Yu, Ma-Youen[552] alla trouver l’Empereur Kwang-Wou(dans une circonstance analogue) : de nos jours, ce ne sont guère les princes qui choisissent leurs serviteurs, mais les serviteurs qui choisissent leur maître. Or, Sun-Kuen, mon maître, veut s’entourer de gens de bien ; il veut employer les hommes capables, élever aux honneurs ceux qui paraissent dignes d’être distingués. J’ai déjà entendu dire à des personnes prudentes, que certainement le pouvoir légué par le ciel à la famille des Liéou[553], pendant une longue suite de générations, allait passer dans les provinces du sud-est de l’Empire. Suivre pas à pas les événements, étudier les vicissitudes de la fortune, c’est se conformer aux changements que décide le ciel. (Celui qui se met d’accord avec les desseins d’en-haut, arrive à la fin à posséder l’Empire). Ainsi le sage plein de mérite, imitant le dragon et le phénix, trouve le moment où il s’élèvera avec gloire et majesté. Vous donc, ne songez plus à ce que vous a dit Liéou-Tsé-Yang ! »

Décidé par ce discours, Lou-Sou se laissa conduire près de Sun-Kuen, qui le reçut avec de grands égards et resta jusqu’au soir à converser avec lui sans se lasser. Un jour, après le repas, tous les convives s’étant retirés, Sun-Kuen garda Lou — Sou à boire en sa compagnie ; ils se couchèrent côte à côte, et après avoir sommeillé jusque vers minuit, Sun-Kuen dit à son confident  : « Voici que la dynastie des Han est sur le bord d’un abîme ; de toutes parts la tempête se montre menaçante. Ce pouvoir que mon père et mon frère aîné m’ont transmis, je voudrais l’affermir à l’exemple de Hiuen-Kong et de Wen-Kong[554]. Vous, sur qui je compte pour m’aider, que me conseillez-vous de faire ? »

« Autrefois, répliqua Lou-Sou, le fondateur de la dynastie des Han voulait très sincèrement reconnaître et honorer l’Empereur Y-Ty[555] ; la tyrannie de Hiang-Yu fut ce qui l’en empêcha. Aujourd’hui Tsao-Tsao peut être comparé à Hiang-Yu[556] ; de votre côté, seigneur, pourquoi vous borneriez-vous à aspirer au rôle de chef des vassaux comme Hiuen-Kong et Wen-Kong ? Si je ne me trompe, il ne peut plus y avoir de restauration de la famille des Han ; mais Tsao est aussi impossible à abattre. Que vous reste-t-il donc à faire ? Une seule chose ; vous établir fortement à l’est du Kiang pour être prêt à profiter des circonstances. Si vous prenez ce parti, rien ne s’opposera à la réussite de vos projets. Dans le nord, vous le savez, les ennemis sont nombreux ; mais vous avez de moins à compter Hwang-Tsou qui vient d’être battu. Détruisez donc d’abord Liéou-Piao, rendez-vous maître de tous les pays traversés par les eaux profondes du Kiang, et la, affermissez-vous. Plus tard, vous prendrez ouvertement le titre d’Empereur, et soumettant à vos lois la terre entière, vous fonderez, comme jadis Liéou-Pang, une dynastie ! »

« Pour l’instant, répartit Sun-Kuen, mon ambition se borne à secourir l’Empereur (contre Tsao) ; voilà ce que mes forces me permettent, et vos vues sont bien au-dessus de mes propres desseins. »

« Les anciens disaient  : Chacun peut prendre modèle sur les saints Empereurs Yao et Chun. Quant à vous, seigneur, je crains que vous ne portiez pas vos regards aussi haut ! »

À ces paroles du conseiller, Sun-Kuen, transporté de joie, rajusta ses habits[557] et dit en se levant avec respect  : « J’accepte les enseignements d’un sage à l’esprit si profond, car ils me conduiront, je l’espère, à la gloire et à la fortune ! » Depuis lors, plein de confiance en Lou-Sou, il fit donner à sa vieille mère des vêtements de cour et des ameublements.

Introduit à la capitale du royaume de Ou par Tchéou-Yun, Lou-Sou recommanda à son tour un homme qui s’était retiré dans la contrée[558] pour fuir les troubles. On l’appelait Tchou-Kou-Kin (son surnom honorifique Tsé-Yu) ; versé dans l’étude de Tchun-Tsiéou de Confucius, il rendait à sa mère tous les devoirs de la piété filiale. Sun-Kuen l’accueillit avec de grands égards, le traita en hôte de distinction et reçut de lui ce conseil : « Ne vous unissez point à Youen-Chao, mais soumettez-vous momentanément au ministre des Han, afin de réaliser plus tard vos espérances. »

Décidé à suivre cet avis, Sun-Kuen renvoya immédiatement (vers Youen-Chao) l’émissaire Tchin-Tchen[559] avec une réponse. Or, Tsao-Tsao, instruit de la mort de Sun-Tsé, se disposait à envahir les provinces soumises par le jeune conquérant. L’envoyé de celui-ci, Tchang-Hong l’en détourna  : « Profiter de ce qu’un homme est dans le deuil pour fondre sur lui, disait-il[560], ce n’est point la suivre les préceptes de justice légués par les anciens. En pareil cas, si on échoue dans son entreprise, on n’a fait que troubler l’harmonie pour se créer une inimitié terrible. Le mieux est donc d’attendre et de bien traiter le successeur de Sun-Tsé ! » Tsao suivit ce conseil ; il se hâta de nommer Sun-Kuen général et gouverneur de Hoay-Ky ; puis accordant à ce mandarin (Tchang-Hong) le grade de gouverneur civil du même district, il l’envoya porter au jeune prince le sceau de sa nouvelle dignité.

Heureux de voir Tchang-Hong revenu, Sun-Kuen le chargea, ainsi que Tchang-Tchao, de reprendre la direction des affaires. Le premier de ces deux mandarins recommanda Kou-Yong (son surnom Youen-Tan), natif du pays de Ou, ancien magistrat de Hou-Fey, qui résidait alors à Chang-Yu ; il était disciple de Tsay-Pé-Kiay, officier supérieur à la cour des Han, parlait peu, buvait moins encore et se faisait remarquer par la droiture de son âme autant que par l’aspect imposant de sa personne. Sun-Kuen fit de lui l’un de ses ministres, et le gouverneur de ses provinces. Ainsi s’accroissait sa puissance sur la rive orientale de Kiang : il avait tout à fait conquis l’affection du peuple.

Cependant, retourné près de Youen-Chao son maître, (avec une lettre), Tchin-Tchen lui apprit la mort de Sun-Tsé et quelles faveurs le tout puissant ministre des Han venait d’accorder à Sun-Kuen. Youen-Chao transporté de colère se mit en devoir d’attaquer la capitale avec cinq cents mille hommes rassemblés dans les quatre provinces de Ky, de Tsing, de Yéou et de Ping, qui lui obéissaient.


II[561].


« Seigneur, dit le conseiller Tien-Fong à Youen-Chao (qui s’avançait déjà vers Kouan-Tou), contentez-vous de mettre toutes vos places en bon état de défense et attendez ainsi les événements que le ciel fera naître ! Si vous entrez en campagne, soyez-en sûr, vous attirerez sur vous de grands malheurs !... — Quoi, interrompit le général Fong-Ky, notre maître n’a pas encore fait marcher ses loyaux soldats, et déjà ce conseiller prononce des paroles de blâme ! » Youen-Chao indigné voulait qu’on décapitât le ( trop fidèle) mandarin ; cédant aux représentations des grands qui l’entouraient, il se borna à le faire jeter en prison, la cangue au cou, « attendant, disait-il, qu’il en eût fini avec Tsao, pour punir le coupable d’une façon éclatante. » Puis, il donna l’ordre aux troupes d’avancer. Instruit de l’approche de cette armée, Hia-Héou-Tun (chargé de défendre la frontière), en donna avis à Tsao.

Aussitôt le premier ministre confia à Sun-Yo la défense de la capitale, et se dirigea vers cette même ville de Kouan-Tou, au-devant de l’ennemi, emmenant à sa suite soixante-dix mille hommes, ainsi que tous les mandarins civils et militaires. De son côté la grande armée de Youen-Chao marchait aussi, couvrant la plaine de ses étendards, faisant étinceler une forêt de cimeterres et de piques. Les deux corps de l’avant et de l’arrière-garde formaient une masse de sept cent cinquante mille hommes qui vinrent camper à Yang-Wou ; l’ensemble des tentes occupait une étendue de trois lieues ; à cette nouvelle, l’effroi se répandit dans l’armée de Tsao-Tsao.

Avant qu’on ne livrât bataille, Tsou-Chéou dit à Youen-Chao : « Les gens du nord sont bien nombreux, mais ils n’égalent pas en valeur les troupes du midi. Les troupes du midi sont pleines d’expérience dans la guerre, mais elles n’ont pas des provisions en aussi grande abondance que celles du nord. Or, puisque l’armée du midi manque de vivres, son avantage est d’engager le combat sans plus tarder. L’armée du nord a donc sur quoi compter ; elle doit garder son camp ; il lui suffit, et elle peut le faire, de leurrer pendant des mois les troupes venues du midi, pour que celles-ci soient vaincues sans combattre[562]. »

« Tien-Fong jetait le découragement dans le cœur de mes soldats, et je l’ai fait mettre en prison, répliqua Youen-Chao avec colère ; à mon retour, il peut s’attendre à mourir.... Et vous osez parler de la sorte ?... Gardes, entraînez-le ! Quand j’aurai vaincu Tsao je ferai tomber sa tête avec celle de son collègue ! » Dans le camp de Tsao, le conseil était assemblé aussi ; Sun-Yéou disait : « Cette armée du nord, toute nombreuse qu’elle se montre, ne doit pas nous faire peur. Dans notre armée du midi, chaque soldat est un héros qui en vaut dix de ceux qu’il vient combattre. Notre avantage est d’attaquer au plus vite ; car si nous laissons passer les jours et les semaines, les vivres venant à manquer, nos troupes se disperseront. » Ces paroles s’accordaient avec la pensée de Tsao ; il les approuva et donna le signal de l’attaque ; une moitié de l’armée ennemie se présenta pour combattre. Des deux côtés les troupes sont rangées en lignes. Dix mille archers dirigés par Chen-Pey (lieutenant de Youen-Chao), vont s’embusquer sur les deux ailes ; et cinq mille arbalétriers restent cachés dans l’intérieur du camp ; ils attendent pour agir que le canon leur donne le signal. Trois fois le tambour a retenti. Coiffé du casque d’or, couvert de la cuirasse de même métal, vêtu de la tunique de brocard et portant la ceinture de jade, Youen-Chao paraît a cheval, en tête des rangs. A ses côtés se montrent les généraux de première classe, Tchang-Hou, Kao-Lan, Han-Mang, Chun-Yu-Kiong et d’autres ; les étendards de diverses formes[563], la hache (insigne du pouvoir royal) sont disposés avec soin autour de lui ; il appelle Tsao-Tsao à haute voix en le priant de répondre. Dans l’armée opposée, les bannières[564] s’écartent et livrent passage à Tsao qui sort à cheval entre une double haie de généraux, tous armés, tous montés sur leurs chevaux, qu’ils arrêtent afin de prêter l’oreille au dialogue qui se prépare.

Tsao montre le chef ennemi avec son fouet en disant  : « Naguère, j’ai obtenu pour toi de l’Empereur le grade de général de première classe, d’inspecteur suprême de tous les districts situés au-delà des monts ! Pourquoi donc lèves-tu de nouveau l’étendard de la révolte ? — Ah ! répliqua Youen-Chao d’un accent de colère, tu portes effrontément le titre de ministre des Han, mais en vérité, tu es le fléau de la dynastie dont tu usurpes le pouvoir ! Tes crimes, tes mauvaises actions remplissent le ciel ; tu n’es qu’un Wang-Mang, un Tong-Tcho[565] ; et tu oses accuser quelqu’un de rebellion ! »

« J’ai reçu de l’Empereur l’ordre de te châtier ! »

« Et moi, j’ai aussi reçu de l’Empereur un ordre particulier qui m’enjoint d’exterminer les traîtres, ennemis de la majesté souveraine... »

À ces mots, Tsao exaspéré lance contre un des généraux ennemis son lieutenant Tchang-Liéao ; les deux champions luttent longtemps avec des forces égales, et bientôt deux autres chefs se sont précipités hors des lignes. Pendant ce double duel, Hia-Héou-Tun et Tsao-Hong, sortis du camp sur l’ordre du ministre, chacun avec mille hommes, se jettent au travers de l’armée ennemie. C’est alors que Chen-Pey qui se tenait sur la tour aux signaux[566], voyant cette manœuvre, donna le signal convenu. D’une part les arbalétriers, de l’autre les archers assaillirent avec violence les troupes de Tsao et les mirent en pleine déroute ; poursuivis dans leur retraite, les fuyards furent forcés de se replier sur Kouan-Tou[567] : aussitôt Youen-Chao à la tête de son armée s’approcha de ce lieu et y dressa son camp.

« Maintenant, dit Chen-Pey, établissons dix mille hommes en ce lieu pour le tenir en état de défense, puis fermons le camp de Tsao avec une montagne de terre rapportée, d’où nos gens puissent le dominer et l’accabler de projectiles. Tsao sera très certainement obligé d’évacuer cette position (pour se porter de l’autre côté des montagnes) ; et nous, une fois maîtres des défilés, des passages, nous enlèverons la capitale. » Youen-Chao adoptant ce conseil, chargea ses plus vigoureux soldats d’élever des montagnes qui, dans un espace de plusieurs lieues, cernassent le camp de Tsao. Appuyée d’un côté sur le fleuve, adossée aux monts qui ne présentent que des gorges étroites, l’armée du premier ministre ne savait trop par où se choisir un chemin. Aussi voyant cette colline se former autour de son camp, Tsao envoya-t-il deux de ses lieutenants contre l’ennemi, pour qu’ils s’ouvrissent un passage ; mais les archers de Chen-Pey embusqués au point le plus difficile du défilé les repoussèrent.

Dix jours s’écoulèrent, durant lesquels une cinquantaine de montagnes artificielles furent élevées ; sur ces tertres se dressèrent des tours volantes[568], que garnit bientôt la moitié des archers. Les traits pleuvaient par torrents du haut de ces tours ; les soldats de Tsao épouvantés au dernier point se couchaient sous leurs boucliers pour éviter ces coups. Chaque fois que le gong retentissait, des nuées de flèches tombaient dans le camp de Tsao, et ses gens blottis sous leurs pavois se couchaient à terre ; ce qui provoquait les cris joyeux et les rires bruyants de l’ennemi.

Enfin, Tsao, voyant ses troupes démoralisées, pria ses conseillers de lui indiquer un moyen de sortir de ce mauvais pas. L’un d’eux, Liéou-Yé, proposa de construire des chars à lancer des[569] pierres ; il fut immédiatement chargé de ce soin. Dans la même nuit, une centaine de ces machines furent établies ; et on les plaça vis-à-vis de chacune des tours ; ainsi, quand les traits partaient d’en-haut, les assiégés amenaient leurs chars et les faisaient jouer à l’envi. De gros blocs de pierres lancés par les engins volaient dans les airs et frappaient les tours de bois, de sorte que les archers et les arbalétriers perchés sur ces machines, n’ayant point où s’abriter, recevaient en grand nombre le coup de la mort. « Ces instruments terribles sont véritablement la foudre[570] », disaient les soldats du nord ; et ils n’osaient plus monter sur leurs tours pour assaillir les assiégés.

Dès lors Chen-Pey eut recours a un autre stratagème ; ce fut de creuser sous terre un chemin qui pût aboutir au milieu du camp de Tsao. L’ouvrage tirait à sa fin quand les soldats de ce dernier s’aperçurent du péril et l’en avertirent. Liéou-Yé que Tsao consulta encore, répondit  : « Les gens du nord se sentent dans l’impossibilité de nous détruire au grand jour, et ils creusent une route souterraine qui les conduira certainement au beau milieu de nos tentes ! — Et quel moyen de les arrêter dans ce travail ? — Faites creuser dans le camp un vaste fossé circulaire ; par là, vous rendrez vains leurs efforts. »

Cette même nuit, le fossé fut terminé ; les mineurs de l’armée ennemie arrivés à cette ouverture ne purent continuer leurs travaux à ciel ouvert ; tout ce qu’ils avaient fait jusque-là se trouva inutile. Ainsi Tsao se maintint à Kouan-Tou ; depuis le commencement du huitième mois jusqu’à la fin du neuvième, Youen-Chao l’y tint bloqué sans reculer d’un pas. Dans l’armée du premier ministre, hommes et chevaux étaient excédés de fatigue ; les vivres et les fourrages manquaient ; il devenait urgent de quitter ce lieu et de retourner à la capitale. Tsao voulait prendre ce parti, mais il hésitait encore, et préféra écrire à Sun-Yo (son conseiller intime) pour lui demander le secours de ses avis. Celui-ci (qui était dans la capitale) répondit par les lignes suivantes :

« Votre excellence a daigné me faire connaître qu’elle ne sait pas si elle doit avancer ou reculer. Voici mon humble pensée  : Youen-Chao a réuni dans ce lieu de Kouan-Tou l’ensemble des forces dont il dispose ; il veut jouer avec votre excellence une partie décisive. Votre excellence avec très peu de monde est en face d’un ennemi extrêmement fort ; si elle ne peut se tenir sur la défensive et résister, au moins il lui reste le hasard... Sur la terre il se présente de grandes vicissitudes ! D’ailleurs, Youen-Chao n’est qu’un héros de parade[571] ; il peut réunir ses armées, mais il lui manque le talent d’en tirer parti. Votre excellence a, de plus que lui, une valeur surnaturelle,

une prudence qui devine tout ; de plus elle a pour elle la bonne cause ; n’est-ce pas assez pour faire face à un pareil ennemi ? Voici que vos troupes manquent de vivres, mais elles n’en sont pas encore arrivées à cette extrémité où se trouvèrent réduits jadis, dans les villes de Yong-Yang et de Tching-Kao, les deux compétiteurs à l’Empire, Liéou-Pang et Hiang-Yu[572]. Cependant, c’était à qui ne reculerait pas le premier, car la retraite eût entraîné la perte de celui qui lâchait pied. Ainsi, seigneur, n’eussiez-vous que la dixième partie des forces qui vous menacent, gardez votre position. Vous occupez un défilé, ne reculez pas ; attendez que six mois s’écoulent, examinez les événements qui peuvent survenir. Certainement, dans cette armée qui vous arrête, il y aura des désordres, des changements. Ce sera là le vrai moment d’agir, l’occasion qu’il ne faudra pas laisser échapper... »

« Telle est l’humble pensée de votre serviteur ; excellence, daignez réfléchir à ces paroles. »

Cette réponse causa une grande joie à Tsao ; il recommanda à tous ses officiers de faire les plus grands efforts pour résister sans perdre un pouce de terrain. Sur ces entrefaites Youen-Chao recula d’une ou deux lieues, et un lieutenant de Su-Hwang (nommé Ssé-Houan), ayant pris quelques soldats ennemis, les interrogea sur les mouvements de l’armée du nord. Les prisonniers répondirent  : « Notre grand général Han-Mang doit amener un convoi de vivres pour les trois corps ; nous avions été envoyés en avant pour reconnaître si la route était libre. » Su-Hwang amena ces prisonniers à Tsao-Tsao, devant qui ils répétèrent ces mêmes paroles, et Sun-Yéou dit : « Ce Han-Mang est un brave, confiant en sa valeur et téméraire ; envoyons un général avec mille cavaliers pour lui barrer le chemin ; nous pourrions intercepter le convoi, ce qui jetterait[573] le désordre dans le camp de Youen-Chao. »

Il fut décidé que Su-Hwang était l’officier qui convenait pour ce coup de main. Tsao le fit donc partir avec son lieutenant Ssé-Houan ; ils portaient de quoi incendier les chars ennemis ; derrière eux six mille hommes (commandés par Tchang-Liéao et Su-Tchu), se tenaient prêts à leur porter secours. La petite troupe marchait en deux divisions. Or, cette même nuit, Han-Mang amenait à Youen-Chao un convoi de mille chariots chargés de vivres et de fourrages. A travers les gorges des montagnes, se montrèrent les trois mille hommes (aux ordres de Su-Hwang et de Ssé-Houan), prêts à lui disputer le passage. Han-Mang s’élança bravement au galop pour attaquer le premier de ces deux chefs, et tandis que la lutte se prolongeait entre eux, Ssé-Houan dispersant les soldats chargés de défendre le convoi, mit le feu aux chariots qui portaient les fourrages et les grains. Bientôt Han-Mang, hors d’état de résister à son adversaire, tourna bride pour s’enfuir ; Su-Hwang, hâtant la marche des siens, vint achever l’œuvre de destruction et les chariots furent réduits en cendre.

Les soldats de Youen-Chao voyaient dans le nord-ouest les flammes monter au milieu des airs, quand les fuyards arrivèrent pour leur annoncer que le convoi venait d’être enlevé et détruit. Aussitôt deux généraux furent chargés par Youen-Chao d’aller intercepter la grande route ; ils rencontrèrent le chef victorieux qui retournait au camp avec Ssé-Houan, après avoir accompli sa mission ; mais Su-Hwang avait sur ses derrières, pour le soutenir, les deux autres chefs qui, chargeant à la fois, mirent en déroute cette division de l’armée du nord. Ces quatre officiers réunirent leur monde et revinrent ainsi à Kouan-Tou. Transporté de joie, Tsao récompensa les vainqueurs, puis il divisa son armée en deux corps, établissant en dehors des retranchements un autre camp avancé pour s’appuyer sur deux points en même temps[574].

Cependant les vaincus avaient ramené quelques chariots ; Youen-Chao, aveuglé par la colère, voulait mettre à mort Han-Mang ; mais cédant aux supplications de ses officiers, il se borna à lui donner la bastonnade et le fit rentrer dans la classe des soldats. « Les vivres sont ce qu’il y a de plus important dans une armée, dit alors Chen-Pey ; il ne faut donc rien négliger pour s’en procurer. La ville de Ou-Tchao est un lieu d’approvisionnement et qu’il serait urgent de garnir de troupes, afin de le bien défendre. — Mes projets sont arrêtés, répliqua Youen-Chao ; je veux que vous alliez à Nié-Kiun pour y préparer des vivres, et que nos troupes ne restent pas plus longtemps privées de ce qui leur est nécessaire. Ainsi, partez au plus vite. »

« Mais, reprit Chen-Pey, les affaires de cette campagne sont très graves (et nécessitent ma présence ici) ; puis-je les abandonner tout d’un coup ? — Depuis vingt ans je conduis des armées ; y a-t-il donc quelque chose que je ne puisse faire moi-même, dit Youen-Chao ? Vous vous donnez l’importance d’un Siao-Ho[575], et en vérité, vous n’êtes bon à rien ! Ne lassez pas mon indulgence ! » Chen-Pey fut donc obligé de partir. Aussitôt YouenChao envoya un général de première classe, Sun-Yu-Kiong, et son lieutenant Koué-Youen-Tsin, ainsi que d’autres officiers supérieurs[576], garder, avec vingt mille hommes, les blés qui se trouvaient entassés dans la ville de Ou-Tchao. Or, Sun-Yu-Kiong (son surnom honorifique Tchong-Kien), aimait beaucoup à boire ; il était violent dans ses colères et traitait mal les soldats. A peine arrivé à son poste, il se mit à festoyer ; jusqu’au soir, il restait à déguster de bon vin en compagnie de ses officiers.

Pendant ce temps, les vivres s’épuisaient dans l’armée de Tsao-Tsao, qui envoya des émissaires à la capitale (vers Sun-Yo et Jin-Kiun), pour les presser de lui expédier des provisions à marches forcées. A peine hors du camp, ses courriers étant tombés entre les mains de l’ennemi, furent menés devant un conseiller militaire du nom de Hu-Yéou (son surnom honorifique Tsé-Youen). Ce mandarin (né à Nan-Yang) très orgueilleux, toujours avide de s’attirer des présents, avait été dans son enfance ami de Tsao-Tsao ; en ce temps-la, il occupait près de Youen-Chao le rang de conseiller. À peine eut-il en son pouvoir les lettres interceptées, qu’il courut se présenter devant Youen-Chao. — « Qu’y a-t-il, demanda celui-ci ? — Tsao a levé des troupes et est venu à Kouan-Tou pour nous arrêter dans notre marche, répondit le conseiller ; sans aucun doute, il a laissé la capitale dégarnie de soldats. Si, partageant notre cavalerie en deux corps, nous nous portions de nuit sur cette ville, il se pourrait qu’elle fût enlevée. Nous irions demander à l’Empereur l’ordre de châtier Tsao qui ne nous échapperait pas. De cette façon, sans courir de grands dangers, le frappant sur deux points, par devant et par derrière, nous le battrions infailliblement. Voici que ses vivres sont épuisées ; profitons de la circonstance ; attaquons-le de deux côtés à la fois !. »

« Ah ! reprit Youen-Chao, c’est un ennemi fertile en ressources et en stratagèmes. Ces lettres sont fausses et écrites pour nous tenter. — Eh bien, dit le conseiller, si nous ne le détruisons pas aujourd’hui, nous périrons par ses mains !.. » Et comme il exhortait Youen-Chao à aborder l’entreprise, un homme arriva de Nié-Kiun, apportant une lettre de Chen-Pey dans laquelle celui-ci, après avoir exposé les choses relatives aux grains, ajoutait  : « Hu-Yéou lui-même, pendant son séjour dans le district de Ky-Tchéou, a pillé l’argent du peuple ; les gens de sa famille, s’étant approprié les grains et l’argent du trésor provenant des impôts déjà acquittés par les habitants, je les ai fait tous jeter en prison, et tous ils ont, à l’interrogatoire, avoué la vérité de ce que j’avance. »

Quand il eut lu cette lettre, Youen-Chao ne se possédant plus s’écria  : « Misérable voleur[577] ! Tu oses impudemment paraître devant moi et me proposer tes plans ! Va, tu es un ancien ami de Tsao. Tu as reçu de lui de l’or, de riches étoffes, et c’est pour ce prix que tu cherches de sa part à causer la ruine de mes armées ! J’avais déjà le désir de faire tomber ta tête ; mais on m’accuserait de ne rien savoir supporter !... Va, garde ta tête sur tes épaules ! »

Il lui cria de se retirer, et le mandarin regardant le ciel s’écria avec un profond soupir : « Les paroles d’un homme de bien sont dures à entendre ; on n’écoute point les paroles d’un enfant ! Ma famille est persécutée par Chen-Pey, et moi, devant qui oserais-je paraître sur la terre ? » Après ce monologue, il voulait s’ouvrir le ventre avec son sabre, mais ceux qui l’entouraient l’arrêtèrent en lui disant : « Maître, pourquoi vous tuer de votre propre main ? Youen-Chao n’est point l’homme qui doit gouverner l’Empire. Il rejette les sages conseils qu’on lui donne ; un jour il succombera dans sa lutte contre Tsao, soyez-en sûr ! Maître, vous avez d’anciennes relations avec ce dernier, que ne quittez-vous les ténèbres pour courir au-devant de la lumière ? Vous éviteriez ainsi la mort qui vous attend auprès de Youen-Chao. »

Ce peu de paroles ranima le courage abattu de Hu-Yéou ; il alla se jeter dans les bras de Tsao-Tsao[578].


CHAPITRE VII.


Tsao-Tsao brûle les vivres rassemblés à Ou-Tchao.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 221 de J.-C. ] Hu-Yéou emmenant avec lui quelques fantassins s’éloigna donc à l’instant du camp de son maître pour aller trouver Tsao-Tsao. Une patrouille embusquée sur le chemin l’arrêta : « Je suis un ancien ami du premier ministre, répondit-il en se faisant connaître, allez lui apprendre que je suis ici. » Or, Tsao-Tsao, débarrassé de ses vêtements, dormait quand les soldats arrivèrent au camp principal ; ce que les gardes lui dirent de la venue de Hu-Yéou lui causa une joie extrême. Sans prendre le temps de chausser ses souliers, il courut pieds nus au-devant de son ancien ami, et le voyant à une certaine distance : « Ah! s’écria-t-il avec l’accent de la gaité, en frappant dans ses mains, celui-là revient de loin ; mes affaires sont en bonne voie ! » Et conduisant le transfuge par le bras, depuis la porte du camp, il le fit asseoir sous Sa tente.

Pour honorer le souvenir d’une ancienne liaison, Tsao, le premier, s’inclina jusqu’à terre ; Hu-Yéou s’empressa de le relever  : « Vous êtes le ministre des Han, et moi je ne suis rien[579] ; seigneur, pourquoi vous abaisser ainsi devant moi ?... — Quoi, reprit Tsao, en riant, vous êtes l’ancien ami de celui qui vous reçoit ; quelle différence le rang et la gloire pourraient-ils mettre entre vous et moi ? — Mes yeux, répliqua le transfuge, étaient comme fermés à la lumière, et je me suis rangé dans le parti de Youen-Chao ; mais il refuse les avis qu’on lui donne, et rejette les plans qu’on lui suggère ; voici que je l’ai quitté, pour rejoindre un ancien ami. J’espère que votre excellence ne suspecte point ma sincérité !. — Comment donc ? dit Tsao, je sais bien que vous êtes plein de droiture et de loyauté. Voyons ! Expliquez-moi un peu ce que je dois faire pour triompher de ce rival ! »

Le transfuge continua  : « J’engageais Youen-Chao à lancer des cavaliers sur la capitale, à profiter du moment où elle était dégarnie de troupes, à vous attaquer ainsi en tête et en queue... Il ne m’a point écouté ; la-dessus, je l’ai fui pour passer sous vos drapeaux. — S’il eût adopté ce plan, s’écria Tsao épouvanté, c’en était fait de moi, je périssais misérablement[580]. Et s’inclinant devant le conseiller, il reprit : — Youen-Chao est bien puissant, je ne puis l’attaquer de vive force, veuillez m’enseigner quelque ruse.... »

« Excellence, pour combien de temps votre armée est-elle approvisionnée ? »

« Pour un an ! »

« Je n’en crois rien... »

« Pour six mois ! »

« Je vous parle à cœur ouvert, s’écria Hu-Yéou en se levant pâle de colère, pourquoi cherchez-vous à me tromper ? » Et il allait sortir de la tente ; Tsao le pria de rester près de lui « Mon ami, calmez-vous. Je vais vous parler avec sincérité, il me reste encore des vivres pour trois mois. — Ah ! répliqua Hu-Yéou, en souriant, on vous tient dans ce monde pour un rusé menteur, et c’est avec raison ; j’en ai la preuve ! — C’est que, dit Tsao, en riant aussi, on peut bien mentir quand on parle des choses de la guerre ; — Et s’inclinant vers son oreille, il ajouta à voix basse : — Il ne me reste plus dans le camp de quoi nourrir mes troupes au-delà de ce mois-ci !.... — Et vous n’en avez pas même pour jusqu’a la fin de ce mois, dit Hu-Yéou ; vos provisions sont entièrement épuisées. »

« Comment le savez-vous, » demanda Tsao un peu troublé ? Le transfuge tira sa propre lettre (adressée à Sun-Yo, et saisie sur le courrier), et la lui montra en ajoutant : « De qui est ce message ? »

« Et comment est-il tombé entre vos mains, » dit le ministre tout effrayé ? — Hu-Yéou le lui expliqua en quelques mots. « Au nom de l’ancienne amitié qui nous lie, répondit Tsao en lui prenant la main, je vous en conjure, donnez-moi un moyen de sortir de cette fâcheuse position ! »

« Excellence, dit Hu-Yéou, vous comptez peu de troupes, et vous avez affaire à forte partie. Si un plan qui vous donne une prompte victoire ne vous vient en aide, (votre perte est certaine.)Vous êtes sur le chemin de la ruine ! Mais j’ai un moyen à vous proposer, par lequel, en moins de trois jours, l’innombrable armée de Youen-Chao sera forcée de se retirer sans combattre, et dès aujourd’hui, la famille de ce redoutable adversaire tombera entre vos mains. Excellence, suivrez-vous ce conseil ? — Oui, oui, et avec joie, répondit Tsao ! — Les approvisionnements de l’armée de votre ennemi sont tous rassemblés à Ou-Tchao, ville située à quelques milles au nord derrière son camp. Celui à qui la défense en a été confiée, pour l’instant, est un certain Sun-Yu-Kiong qui aime à boire et néglige toute sorte de précautions. Faites prendre à une division de vos meilleurs soldats le costume de ceux de Youen-Chao ; ils iront dire à ce gouverneur qu’ils viennent garder les blés entassés dans la place, de la part de Tsiang-Ky, et une fois entrés, ils détruiront par le feu ces immenses magasins. En moins de trois jours, l’armée ennemie se sera dispersée. »

Tsao-Tsao, fut si content de ce stratagème, qu’il fit servir du vin à son hôte pour le traiter dignement ; dès le lendemain il choisit lui-même cinq mille soldats, fantassins et cavaliers, qui furent vêtus comme les soldats ennemis, et portèrent des bannières aux couleurs de Youen-Chao. « Seigneur, lui dit le général Tchang-Liéao, comment se fait-il que Youen-Chao, après avoir réuni tant de provisions en un même lieu, n’ait pas pris plus de précautions pour les garder ?... Ne vous fiez pas si facilement à ce conseil. Peut-être est-ce un piége que vous tend ce transfuge ? — Non, reprit Tsao ; l’arrivée de ce mandarin dans mon camp est un signe que le ciel veut la ruine de mon rival. D’ailleurs, nous n’avons plus de vivres ; nous ne pouvons plus tenir ici, et si je ne suis ce conseil (qui vous semble dangereux), que nous reste-t-il à faire ? Attendre, dans l’inaction, que nous soyons réduits à la dernière extrémité ! Et si cet homme était un traître, demeurerait-il au milieu de nous ? Il y a longtemps que je voulais assaillir les retranchements de Youen-Chao. Je vous en prie ; dissipez vos soupçons ! »

« Mais, répliqua Tchang-Liéao, n’est-il pas à craindre que l’armée ennemie ne profite de l’occasion pour nous attaquer de son côté ? — Non, dit Tsao, avec un sourire ; ma résolution est irrévocablement arrêtée. »

Laissant la garde du camp principal à Sun-Yéou, à Hu-Siéou, à Kia-Hu et à Tsao-Hong, il fit embusquer à la gauche des retranchements, avec un corps d’armée, Hia-Héou-Tun et son frère Hia-Héou-Youen ; à la droite se postèrent Tsao-Jin et Ly-Tien, avec un second corps. A l’avant-garde marchaient Tchang-Liéao et Hu-Tchu ; à l’arrière-garde, Su-Hwang et Yu-Kin ; Tsao était au centre avec ses autres généraux. Les soldats avaient le bâillon à la bouche, et les chevaux le frein qui les empêche de hennir[581]. Cinq mille hommes en tout, composant l’expédition, sortirent du campement de Kouan-Tou au crépuscule du soir.

On était au vingt-troisième jour du dixième mois de la cinquième année Kien-Ngan (221 de J.-C.) Les étoiles illuminaient tout le firmament : « Voyez, dit Tsou-Chéou au milieu de l’armée à celui qui le gardait à vue[582], cette nuit tous les astres brillent et se montrent en ordre ; allons les consulter ; emmenez-moi hors des rangs. » Il s’éloigne donc, regarde le ciel et voit que la planète Vénus croise dans sa route le Capricorne et Hercule. Tout épouvanté de cette remarque, il demande à paraître devant Youen-Chao. Celui-ci passait la nuit à boire ; quand on l’informe que le mandarin a quelque chose de secret à lui communiquer, il le fait entrer. « Cette nuit, dit Tsou-Chéou, comme j’examinais l’aspect du ciel, j’ai remarqué que l’étoile Tay-Pé (Vénus), arrivée au milieu des constellations Liéou (l’Hydre) et Kouey (le Cancer), lançait sa lumière contre les constellations Niéou (le Capricorne) et Téou (Hercule). Le pronostic est infaillible ; nos troupes seront battues ; le camp va être attaqué par derrière. Il est indispensable d’assurer la défense des provisions rassemblées à Ou-Tchao. Envoyez vite des généraux expérimentés et des troupes d’élite occuper les défilés des montagnes, afin de déjouer les ruses de Tsao-Tsao ! »

« Retire-toi d’ici, s’écria Youen-Chao ; toi, déjà condamné à mourir, tu oses, par de folles prédictions, jeter l’alarme dans le cœur des soldats. Gardes, je vous avais ordonné de veiller sur lui avec soin, pourquoi l’avez-vous laissé sortir et répandre ses ridicules pronostics ? » Et ayant abattu d’un coup de sabre la tête de l’officier chargé de la garde du captif, il dit à un autre de l’emmener en prison. « Hélas, répliqua le mandarin avec un soupir, nos troupes vont bientôt être détruites, et mes os pourriront je ne sais où !» Après ces paroles, il se retira plein d’indignation[583].

Cette nuit-la, le gouverneur Sun-Yu-Kiong, ayant achevé de compter et de passer en revue les grains reçus nouvellement, assembla ses généraux, leur offrit un repas et se coucha sous sa tente, gorgé de vin. Pendant ce temps-là, Tsao avait fait prendre à ses soldats des paquets d’herbes sèches et des fascines ; à la seconde veille, ils arrivèrent sous la partie gauche du camp de Youen-Chao, et répondirent aux sentinelles des autres divisions qui s’avançaient pour les reconnaître : « Nous sommes envoyés par le général Tsiang-Ky, pour augmenter la garnison destinée à défendre les grains de Ou-Tchao. » À ces mots, les soldats de l’armée du nord regardent les bannières ; ce sont bien celles de Youen-Chao. Prenant un chemin détourné, les troupes déguisées traversent plusieurs postes en répétant le même mot d’ordre et pénètrent, sans obstacles, vers la quatrième veille, dans la ville même. Tsao avait recommandé à ceux qui portaient les matières inflammables, de mettre le feu aux quatre coins des magasins ; officiers et soldats entrent tambour battant... Le gouverneur ne s’était pas encore éveillé de son ivresse. Au bruit, il se lève précipitamment, demande la cause de ce tumulte et retombe assoupi, avant d’avoir une réponse[584].

Deux officiers ( Koué-Youen-Tsin et Tchao-Jouy ) revenaient de chercher des grains ; quand ils voient la flamme dévorer les magasins, ils accourent pour arrêter l’incendie. Les gens de l’arrière-garde avertissent Tsao du danger ; celui-ci crie à haute voix : « L’ennemi est derrière nous ; c’est là qu’il faut organiser la résistance ! » Tous ses généraux se précipitent vigoureusement de ce côté ; les cadavres jonchent le sol, la flamme illumine tout l’horizon, la fumée remplit les airs. Déjà les deux officiers ennemis tombent sous les coups des soldats de Tsao qui s’est retourné contre eux ; les autres périssent au milieu de leurs troupes. Au gouverneur et aux autres chefs surpris dans la ville, Tsao-Tsao fait couper le nez et les oreilles, mutiler les pieds et les mains, puis il les lie sur des chevaux, et les renvoie en cet état à Youen-Chao pour lui témoigner son mépris.

Cependant Youen-Chao apprenait par ses propres soldats que dans le nord les flammes emplissaient le ciel ; il reconnut que la ville de Ou-Tchao était perdue, et demanda conseil à ses mandarins civils et militaires. « Laissez-moi courir avec Kao-Lan et arrêter l’incendie, s’écria Tchang-Ho ; laissez-moi exterminer les brigands ! — Mauvais plan, interrompit Kouo-Tou ; aujourd’hui qu’il est venu pour détruire nos grains, Tsao-Tsao n’aura pas manqué de se porter en personne sur la ville attaquée avec tout son monde. Son camp doit être à peu près dégarni ; marchons de ce côté, et sans aucun doute nous pourrons enlever ses retranchements. Au bruit de notre départ, il reviendra précipitamment sur ses pas (et l’incendie cessera) ; tel est le stratagème que jadis employa Sun-Pin, pour triompher du royaume de Goey et sauver celui de Yen[585]. — Et moi, s’écria

Tchang-Ho, je désapprouve votre projet. Tsao sait bien comment on fait la guerre ! S’il a quitté son camp, il ne l’a pas laissé à la merci d’une attaque ; si nous attaquons ses retranchements, et que notre tentative échoue, c’en est fait du gouverneur de Ou-Tchao et des siens, nous voilà nous-mêmes exposés à périr, et la perte de cette ville pleine d’approvisionnements, retombera sur le général en chef ! »

« Si Tsao attaque la place en personne, répliqua Kouo-Tou, peut-il avoir laissé du monde dans son camp ? Non ! Je vous en supplie avec instance, permettez-moi d’attaquer ses retranchements ! »

Youen-Chao donna cinq mille hommes à Tchang-Ho et à Kao-Lan, en leur recommandant de se porter sur le camp ennemi, tandis que Tsiang-Ky, avec dix mille soldats, irait au secours de la ville menacée. Ce dernier s’approchait des murs ; Tsao averti à temps, dit aux siens  : « Arborez les bannières enlevées à l’ennemi, et faites-vous passer pour les troupes déjà battues du gouverneur, qui retournent à leur camp. » Ainsi firent-ils ; au milieu des défilés ils rencontrèrent Tsiang-Ky, et traversèrent ses lignes en disant que la ville était prise, et qu’après avoir été battus ils regagnaient les camps de Youen-Chao, suivis de près par les troupes victorieuses.

Quand ils furent au milieu de cette division, les deux généraux (Tchang-Liéao et Hu-Tchu) se mirent tout à coup a crier  : « Tsiang-Ky, ne fuis pas ! » Paralysé, interdit, celui-ci ne put faire un mouvement ; Tchang-Liéao le renversa d’un coup de sabre, ses troupes tombèrent décimées ; un courrier dépêché par Tsao courut porter à Youen-Chao cette fausse nouvelle « Tsiang-Ky a déjà dispersé et mis en pleine déroute les brigands qui occupaient la place. » Ce qui fut cause que Youen-Chao n’envoya plus personne au secours de la ville qu’il croyait sauvée.

Cependant Tchang-Ho et Kao-Lan attaquaient le camp de Tsao ; assaillis en même temps, les trois généraux[586] qui le défendaient parvinrent à repousser l’ennemi. À ce moment arrivèrent d’autres divisions envoyées par Youen-Chao ; mais Tsao se montra derrière ses lieutenants. Les deux généraux de l’armée du nord, serrés de près en tête, en queue et sur les côtés, s’esquivent à grand’peine en se faisant jour au travers des lignes. Après ces derniers combats, le ministre rallie ses troupes pour les ramener à leur camp ; Youen-Chao rassemble ses divisions maltraitées et regagne avec elles ses retranchements. Ce fut alors qu’il vit venir le gouverneur Sun-Yu-Kiong et ses compagnons d’infortune, horriblement mutilés ; quand il apprit par les réponses des soldats que ce mandarin, ivre au moment de l’attaque, n’avait pas pu défendre la ville de Ou-Tchao confiée à sa garde, il se laissa aller à sa colère et le fit décapiter avec les malheureux qui l’accompagnaient.

Cependant Kouo-Tou (qui avait proposé l’attaque contre le camp de l’ennemi), craignant les rapports que feraient Tchang-Ho et Kao-Lan, au retour de cette malencontreuse expédition, courut tout d’abord trouver Youen-Chao et lui dit : « Ces deux généraux ont paru enchantés de la déroute des troupes et de la mort de leurs collègues ! — Pourquoi cela, demanda Youen-Chao avec une surprise mêlée de crainte ? — Parce que, depuis longtemps ils ont envie de passer à l’ennemi ; ils se sont battus très mollement, et leurs soldats ont beaucoup souffert. »

Dans sa fureur, Youen-Chao donna ordre de les arrêter comme coupables de trahison, à leur arrivée au camp ; de son côté le conseiller Kouo-Tou leur envoya dire : « Notre maître veut vous faire prendre et décapiter. » L’envoyé de Youen-Chao s’étant approché d’eux, ils lui demandèrent quel sort les attendait. — « Je n’en sais rien, » répondit celui-ci ; à ces mots Kao-Lan l’abattit d’un coup de sabre. « Où irons-nous, après ce que vous venez de faire, s’écria son collègue Tchang-Ho épouvanté ? — Youen-Chao n’a point la générosité qui convient à un maître, répliqua Kao-Lan ; il n’écoute que les calomnies. Soyez-en sûr, il périra dans sa lutte contre Tsao. Et nous, resterions-nous ici à attendre paisiblement la mort ? Non ; le meilleur parti que nous puissions prendre, c’est de passer sous les drapeaux du premier ministre, »

Tchang-Ho avoua qu’il avait la même pensée ; tous les deux, avec leur monde, ils se mirent en devoir d’exécuter ce dessein. Hia-Héou-Tun en annonçant à Tsao leur soumission, l’engageait à les accueillir avec quelque défiance  : « Ah ! répondit l’heureux ministre, j’aurai le talent de les convertir ! S’ils ont le cœur mauvais, je les changerai et j’en ferai des gens de bien. »

Aussitôt il ouvrit les portes et reçut les deux transfuges qui, déposant les armes, se prosternèrent le visage contre terre : « Si votre maître vous eût écoutés, leur dit-il, il n’aurait pas essuyé cette défaite. Jadis Tsé-Sou de Ou périt par sa faute, pour avoir manqué de prévoyance. Aujourd’hui que vous venez tous les deux vous soumettre à moi, je retrouve en vous Oey-Tsé quittant le royaume de Yn, et Han-Sin embrassant la cause du prince de Han[587]. » Il leur donna à l’un et à l’autre le rang de général (sans commandement de district), et le titre de prince.

Le surnom honorifique de Tchang-Ho était Tsun-Y ; il descendait d’une famille originaire de Hou-Kien-Fou ; Kao-Lan venait de Long-Sy. Tsao les traita avec beaucoup d’égards ; les troupes de Youen-Chao, privées de ces deux officiers, affligées de la perte des vivres entassés à Ou-Tchao, perdirent tout courage, et ne songèrent plus qu’à se cacher. Ce fut alors que le transfuge Hu-Yéou pressa Tsao-Tsao d’attaquer vivement son ennemi.

Cette même nuit, les trois corps d’armée se mirent en marche pour assaillir le camp de Youen-Chao ; le transfuge Kao-Lan avait obtenu de Tsao, d’après les conseils de Hu-Yéou, le commandement de l’avant-garde. Le combat fut acharné et se prolongea jusqu’au jour ; les soldats se rendirent par milliers ; quant aux généraux, ils eurent la tête tranchée. Youen-Chao faisant une revue de ses troupes, les trouva diminuées de plus de la moitié.

« Faites courir dans l’armée le bruit que vous divisez vos soldats en deux colonnes, dit alors Sun-Yéou qui suggérait à Tsao les plans de la campagne ; l’une traversant le fleuve Jaune, destinée à s’emparer de Soén-Tsao, et à marcher sur Nié-Kiun ; l’autre se portant sur Ly-Yang afin de couper le chemin a Youen-Chao qui bat en retraite. Dans son trouble, cette rumeur lui inspirera l’idée de partager son armée en deux corps. Profitons du moment où il se mettra en marche, et il ne pourra nous échapper. »

Tsao suivit ce conseil ; il fit répandre à haute voix dans toutes les parties du camp, l’ordre de partager l’armée en deux corps, si bien que dans les retranchements ennemis on eut connaissance de ce plan, qui fut rapporté à Youen-Chao avec tous les détails possibles. Il en résulta que celui-ci, épouvanté d’une pareille nouvelle, donna à son fils Youen-Chang cinquante mille hommes pour qu’il allât secourir la ville de Nié-Kiun, et une division pareille à Sin-Ming pour qu’il allât, à marches forcées, se jeter dans les murs de Ly-Yang. Tsao, informé de cette circonstance par ses espions, fit un mouvement à la tête de ses troupes formées en huit divisions, et vint se ruer sur le camp de Youen-Chao. Les gens de celui-ci qui commençaient à se mettre en marche, ne se battirent point avec courage. Les côtés de l’est et de l’ouest ne purent se porter secours ; la confusion fut extrême, et Youen-Chao qui n’avait pas eu le temps de revêtir sa[588] cuirasse, monta à cheval, coiffé d’un simple bonnet et couvert de sa tunique de dessous ; son fils Youen-Tan se tenait derrière lui.

Quatre généraux de Tsao s’étaient lancés à sa poursuite[589] ; à peine eut-il précipitamment traversé le fleuve, que de toutes parts les soldats l’enveloppaient. De part et d’autre, on combattait avec acharnement, et Youen-Chao se vit réduit à abandonner ses papiers, ses plans, ses trésors, ses effets précieux, pour sauver sa vie. Il ne lui restait plus que huit cents hommes avec lesquels il continua de fuir. En vain les cavaliers de Tsao voulurent-ils le poursuivre. Derrière lui, il laissa un butin immense ; ceux d’entre les vaincus qui feignaient alors de se rendre, furent tous décapités ; il en périt bien quatre-vingt mille dans cette mêlée. Le sang remplissait les fossés, les cadavres embarrassaient et souillaient les eaux du fleuve comme des tas d’herbes marécageuses.

Cette armée de sept cent cinquante mille hommes que Youen-Chao avait amenée la, y périt tout entière.

Tsao distribua à ses soldats l’immense butin de cette journée ; parmi les papiers de son ennemi il trouva des lettres secrètes qui trahissaient des intelligences entre les gens de cette armée et des habitants de la capitale. Hu-Yéou lui conseilla de prendre les noms de ces traîtres et de les faire mettre à mort.

« Youen-Chao était puissant, répondit Tsao, et moi je ne l’étais guère ; j’avais grand’peine à me défendre ; pouvais-je donc inspirer beaucoup de confiance aux autres ; » et il brûla tous ces papiers[590].

Au milieu de l’armée vaincue, Tsou-Chéou restait, car il n’avait pu fuir. On le prit donc, et comme le premier ministre le connaissait de longue date, il se le fit amener. Mais arrivé devant la tente, le captif s’écria  : « Je ne me soumets pas, je suis prisonnier !... — Votre ancien maître, répondit le vainqueur, a été assez fou pour ne pas écouter vos conseils. Aujourd’hui que l’Empire n’est pas encore affermi, aidez-moi de vos lumières. – Mon père, ma mère, mes frères sont entre les mains de Youen-Chao, reprit le captif ; si vous avez pitié de moi, seigneur, tuez-noi au plus vite, c’est ce qui peut m’arriver de plus désirable. — Non, répliqua Tsao, si j’avais eu plutôt près de moi un homme comme vous, l’Empire n’eût pas éprouvé tant de malheurs. »

Tsao le traita avec beaucoup d’égards ; le lendemain, il vola un cheval dans le camp pour retourner vers Youen-Chao ; et cette audace irrita le vainqueur qui le punit de mort. Jusqu’au dernier soupir, il conserva tant de sang-froid que Tsao dit en soupirant  : « Je fais périr un homme aussi fidèle que loyal ! » Il en gémit jusqu’au soir, et voulut que le corps de Tsou-Chéou fut enseveli près d’un gué du fleuve Jaune. Sur sa tombe, il mit cette courte inscription :

« Ici repose Tsou-Chéou, qui fut un sujet loyal[591] ! »


LIVRE SEPTIÈME

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CHAPITRE PREMIER


Tsao-Tsao détruit l'armée de Youen-Chao.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 201 de J.-C. ] Cependant Youen-Chao était en pleine déroute ; Tsao-Tsao rassembla ses troupes et les fit marcher successivement, de sorte que les habitants du Ky-Tchéou, instruits de ce nouvel état de chose, perdirent courage ; et les garnisons entières se rendaient au vainqueur qui accueillit tout le monde avec bonté. Suivi de huit cents cavaliers, vêtu d’une simple tunique et coiffé d’un bonnet de bachelier, Youen-Chao arriva sur le revers septentrional des montagnes, près de Ly-Yang. Le général de première classe, Tsiang-Y-Kiu, étant sorti du camp pour le recevoir, il lui raconta tous ses malheurs et tous ses chagrins[592]. Bientôt les soldats de l’armée dispersée, avertis par une proclamation du commandant de la présence de leur chef, se groupèrent autour de lui comme un essaim d’abeilles. A la tête de ces nouvelles forces, Youen-Chao résolut de retourner dans sa ville même de Ky-Tchéou.

Le lendemain soir, l’armée campait à Hwang-Chan ; durant la nuit, l’air retentit des gémissements de ces soldats ; ils pleuraient tous un frère aîné mort dans le combat, un jeune frère perdu, leurs compagnons abandonnés, leurs parents séparés d’eux : tous, ils se frappaient la poitrine et disaient avec des sanglots : « Si on eût écouté les avis de Tien-Fong[593], nous n’aurions point à déplorer ce désastre ! » Et Youen-Chao lui-même s’écriait : « Je n’ai point suivi les conseils de ce mandarin ; mes armées sont détruites, j’ai perdu mes généraux !... Oserais-je reparaître devant lui ? »

Le lendemain, comme il continuait sa route, Fong-Ky s’étant porté avec sa division à sa rencontre, il s’accusa devant ce général de s’être attiré tant de malheurs pour avoir refusé de prêter l’oreille aux observations de Tien-Fong. « Ah ! répondit Fong-Ky, quand ce mandarin, du fond de son cachot, a appris la défaite de votre seigneurie, il a battu des mains. Il a dit en riant : « C’est parce qu’on a rejeté mes conseils ! »

« Le misérable, s’écria Youen-Chao, transporté de colère, il ose rire de moi, et bien, je ferai tomber sa tête. — Il a dit encore a ses geoliers, continua Fong-Ky, si Youen me demande d’autres conseils, je me garderai de les lui donner ! »

Or, voici ce qui s’était passé : Fong-Ky, étant dans la prison, le mandarin chargé de la surveillance des détenus lui avait dit : « Vous voila comblé d’honneurs et d’avancements ; réjouissez-vous ! — Et pourquoi ? — Parce que Youen-Chao revient avec son armée complétement battue, et assurément il songera a vous témoigner la plus grande estime. — Ma mort est certaine, dit Tien-Fong, pour toute réponse. — Mais quand chacun se réjouit pour vous, dit le chef des prisons, vous vous regardez comme mort ! — Le général Youen-Chao, sous une apparence de générosité, cache un cœur envieux, reprit le mandarin ; il ne me tiendra aucun compte de mes avis fidèles et prudents ; victorieux, il m’eût dans sa joie rendu la liberté ; vaincu, il aura honte, et je n’espère plus vivre ! »

Le chef des prisons ne pouvait ajouter foi à cette prévision, mais un officier vint apporter un glaive et demander la tête du prisonnier. Tout épouvanté, le gardien du cachot donna à boire et à manger à Tien-Fong, qui lui dit : « Je sais que je vais mourir ; je vous en prie, donnez-moi un couteau bien tranchant. » Les geoliers ne purent lui refuser cette demande ; ils étaient si émus que tous ils fondaient en larmes. « La vie d’un héros dépend du ciel et de la terre, dit Tien-Fong ; servir un maître sans le connaître à fond, c’est une imprudence ; prendre la parole pour donner des avis, sans prévoir les haines et les soupçons qu’on fera naître, c’est un manque de sagacité ! Je reçois la mort aujourd’hui !... Y a-t-il là de quoi m’affliger ? » Il se frappa lui-même dans sa prison et y mourut, emportant les regrets de tous ses amis[594].

De retour à Ky-Tchéou, dévoré de chagrin, l’esprit troublé, Youen-Chao ne pouvait plus conduire les affaires de son gouvernement. Sa femme, Liéou-Ssé, l’exhortait à se choisir un successeur, qui pût réunir dans ses mains l’autorité sur les troupes et sur le peuple[595]. Or, Youen-Chao avait trois fils, Youen-Tan (son surnom Hien-Ssé) qui gardait Tsing-Tchéou ; Youen-Hy (son surnom Hien-Hi) qui gardait Yéou-Tchéou, et Youen-Chang (son surnom Hien-Fou), que lui avait donné sa seconde femme Liéou-Ssé. Enfin, un de ses neveux, Kao-Kan, fils de sa sœur aînée, tenait sous sa surveillance le Ping-Tchéou.

Doué de force et de beauté, Youen-Chang était le favori de son père ; Liéou-Ssé, sa mère, ne cessait de vanter devant son époux les talents supérieurs de ce jeune fils qu’il gardait toujours près de lui. Après la déroute de Kouan-Tou, Youen-Tan était retourné dans son canton de Tsing, pour lever des troupes. Youen-Hy et son cousin Kao-Kan étaient absents tous les deux ; Liéou-Ssé engageait donc Youen-Chao à choisir pour successeur ce troisième fils, Chang, et à lui donner le commandement de toute l’armée. Dès avant cette époque, Chen-Pey et Fong-Ky étaient les lieutenants de Youen-Chang, comme Sun-Ping et Kouo-Tou étaient ceux de Youen-Tan. Ces quatre généraux voyaient leur maître dans celui qu’ils servaient, et il en résultait une discorde éternelle. Ce fut eux que Youen-Chao consulta tous les quatre, en leur faisant part de son dessein : « Ma vie touche à sa fin, leur dit-il ; je veux choisir celui qui me succédera dans la principauté indépendante au nord du fleuve Jaune ; naturellement cruel, enclin à répandre le sang, mon fils aîné, Tan, malgré la sagacité de son esprit, trahira en toute occasion la fougue et la violence de son caractère ; mais mon second fils Hy, est, par son ignorance, incapable de prendre la direction des affaires ; le troisième, au contraire, Chang a tout l’extérieur d’un héros accompli, il honore les sages et les lettrés ; c’est lui que j’ai choisi pour mon successeur, quel est votre avis ? »

« Prince, répondit Kouo-Tou, j’ai encore présents à l’esprit les conseils que vous donnait Tsou-Chéou ; il disait : Si dix mille hommes courent après un lièvre, et qu’un seul d’entre eux prenne la bête, les plus ardents cesseront la chasse ; c’est une vérité reconnue. Youen-Tan est l’aîné, et voici qu’il occupe un poste loin de vous ; le choix que vous faites sera une source abondante de querelles. Dans tous les temps, quand un prince a placé sur le trône un jeune fils au préjudice de l’aîné, les familles régnantes ont été ébranlées : éliminer les enfants des femmes de premier rang en faveur de ceux des femmes de second ordre, cela a toujours bouleversé l’Empire. Aujourd’hui nos armées sont affaiblies et celles de Tsao menacent nos frontières ; si vous armez vos deux fils l’un contre l’autre, voilà le vrai moyen de faire naître de grands troubles. Prince, il faut songer à résister à l’ennemi bien plutôt qu’a diviser les membres de votre famille. »

Youen-Chao hésitait à prendre un parti, quand on vint lui annoncer que Youen-Hy arrivait à son secours avec soixante mille hommes, levés dans le Yéou-Tchéou ; Kao-Kan en amenait cinquante mille, réunis dans le Ping-Tchéou ; Youen-Tan en avait recrutés autant dans le pays de Tsing. Rassemblant les forces de son chef-lieu de Ky-Tchéou, Youen-Chao plein de joie (interrompit cette importante affaire) pour marcher à la rencontre du premier ministre, qui lui-même avait rangé ses troupes en bataille en haut du fleuve. Les gens de la contrée venaient au-devant de l’armée impériale avec des paniers pleins de vivres et des cruches pleines de vin. Dans la foule, Tsao-Tsao remarqua un vieillard à barbe blanche, qui vint se prosterner devant lui ; il le fit entrer dans sa tente, lui montra un siége et le vieillard répondit aux questions que le premier ministre lui adressait sur son âge : « J’ai près de cent ans ! — Et pourquoi paraissez-vous si joyeux quand mes troupes viennent jeter l’effroi et le désordre dans votre pays ! »

« Du temps de l’Empereur Hiouan-Ty, reprit le vieillard, une étoile de couleur jaune parut hors des deux royaumes de Song et de Tsou[596]. Un très habile astrologue de ce pays de Liéou-Tong, Yn-Koué vint me dire au milieu de la nuit : L’étoile jaune a paru dans le ciel, et puisqu’elle brille maintenant, dans cinquante années un saint homme se lèvera dans le pays de Liang-Pey ; personne ne pourra lui résister ; il ne trouvera plus d’ennemi dans tout l’Empire. Or, voilà que les cinquante ans sont révolus ; Youen-Chao a accablé le peuple d’impôts trop pesants, aussi le peuple le hait. Votre excellence, à la tête d’une armée de soldats humains et fidèles, console le peuple et punit les méchants ; dans le combat de Kouan-Tou, votre excellence a détruit l’innombrable armée de Chao ; tout cela se rapporte au temps fixé par l’astrologue ; la nation va enfin jouir du repos attendu ! »

« Bon vieillard, répondit Tsao en souriant, comment serais-je le héros qu’annoncent vos paroles ! » — Puis il lui donna des vivres, du vin, des étoffes précieuses, et fit savoir dans les trois corps d’armée, que quiconque tuerait les animaux domestiques[597], serait puni comme s’il eût tué un homme. Aussitôt Tsao put voir, avec une secrète joie, que tout le peuple s’empressait de se soumettre à lui.

Cependant la nouvelle arriva que Youen-Chao, à la tête de deux à trois cents mille hommes levés dans ses quatre districts, campait à Tsang-Ting ; le premier ministre lui-même alla, avec sa division, camper le premier devant l’ennemi. Le lendemain, Youen-Chao lui envoya demander le combat, par une lettre sur la marge de laquelle celui-ci fixa l’attaque au même jour ; dès que l’émissaire fut retourné avec cette réponse, les deux armées battirent le tambour ; chacun ceignit sa cuirasse, monta à cheval ; les bataillons se déployèrent. Entouré de ses généraux, Tsao-Tsao sortit hors des lignes, et provoqua son adversaire par des reproches injurieux ; de son côté, Youen-Chao parut accompagné de ses trois fils, de son neveu et de tous les mandarins civils et militaires de sa principauté, disposés autour de lui sur deux rangs.

« Tu n’as plus de ressources, tes forces sont anéanties, cria le premier ministre, et tu ne veux pas te soumettre ! Tu attends donc que mon glaive soit sur ton cou, et tu te repentiras alors, mais il sera trop tard ! — Qui veut commencer l’attaque, » dit Youen-Chao avec colère, en se tournant vers ses capitaines ?... Son fils bien aimé, Chang, était devant lui ; déployant la valeur indomptable d’un héros, il brandit son double cimeterre, s’élance au galop, et caracole à droite et à gauche entre les deux armées.

« Quel est cet homme », demanda le premier ministre en le montrant du doigt ? et ceux qui le connaissaient répondirent : « C’est Youen-Chang, le troisième fils de Youen-Chao. » La réponse n’était pas achevée, qu’un général brandissant sa lance, se précipitait au-devant de Chang. Tsao regarde ; c’est un lieutenant de Su-Hwang, c’est Ssé-Ouan qui, après une courte lutte, oblige son adversaire à fuir devant lui. Mais Youen-Chang tend son arc, pose le trait sur la corde, se retourne et lance par derrière une flèche qui traverse l’œil gauche de Ssé-Ouan ; celui-ci tombe de cheval et meurt.

Dès qu’il a vu la victoire remportée par son fils, Youen-Chao fait un geste d’appel avec son fouet, toute l’armée entoure son chef et la mêlée devient générale ; depuis midi jusqu’au soir, on se porte, de part et d’autre, des coups terribles ; enfin, la nuit sépare les combattants ; la retraite sonne[598], et des deux côtés les troupes reviennent à leur camp.

Là, Tsao consulte ses généraux ; il leur demande un moyen d’écraser son adversaire, de remporter une victoire décisive. Tching-Yu proposa un plan que le généralissime adopta[599] ; pour venir à bout de Youen-Chao, il fallait d’abord que Tsao reculât jusqu’a la rivière, puis disposât ses embuscades. L’ennemi ne manquerait pas de poursuivre la division en retraite, et il serait détruit. Voici ce qui fut fait : Les deux ailes se composaient chacune de cinq divisions, commandées par Héou-Tun, Tchang-Liéao, Ly-Tien, Yo-Tsin, Héou-Youen, pour la gauche ; par Tsao-Hong, Tchang-Ho, Su-Hwang, Yu-Kin, Kao-Lan, pour la droite ; l’avant-garde de la division du milieu avait pour chef Hu-Tchu. Le lendemain, Tsao fit avancer ces divisions au nombre de dix, et les plaça en embuscade à droite et à gauche ; lui-même, au milieu de la nuit, avait détaché l’avant-garde pour simuler une attaque sur le camp ennemi. A la vue de cette démonstration, les cinq corps d’armée de Youen-Chao s’étaient mis en mouvement, et Hu-Tchu reculant avec les siens, attirait les soldats ennemis sur ses traces. Les cris de la mêlée retentissaient sans cesse ; au point du jour, les fuyards se trouvaient rendus sur les bords du fleuve ; et comme il n’y avait pas à reculer davantage, Tsao s’écria à haute voix : « Me voila, soldats, pourquoi ne pas combattre à outrance ! »

Aussitôt ses troupes font volte-face, et opposent une résistance vigoureuse ; Hu-Tchu vole sur son cheval et s’élance en avant, faisant sauter les têtes des chefs qu’il rencontre. L’armée ennemie est en désordre ; elle veut reculer à son tour, mais Tsao se jette sur ses derrières ; au milieu de la route qu’elle suit, de grands cris viennent de retentir ; deux des divisions embusquées[600] la prennent en flanc, et en font un horrible carnage. Youen-Chao, ses trois fils et son neveu se dégagent a force de courage, et laissent derrière eux une longue trace de sang. Arrivés à la distance d’un mille, deux autres divisions tombant sur les troupes en déroute, les déciment encore ; les cadavres encombrent la plaine, le sang coule a grands flots. Plus loin deux autres les arrêtent de nouveau dans leur marche ; le combat devient acharné, mais Youen-Chao découragé, éperdu, après cette défaite va, avec ses fils, se jeter dans son camp. Aussitôt il ordonne à ses trois corps d’armée de prendre quelque nourriture ; mais au moment où les soldats vont réparer leurs forces, Tchang-Liéao et Tchang-Ho se précipitent à droite et à gauche sur les retranchements qu’ils enfoncent. Youen-Chao n’a que le temps de monter à cheval et de fuir dans la direction de Tsang-Ting. Les hommes et les chevaux tombaient de fatigue et de besoin ; un peu de repos et de nourriture devenait indispensable, mais l’armée de Tsao-Tsao était là qui harcelait les vaincus.

Abandonnant le soin de sa vie, Youen-Chao fuit droit devant lui ; deux autres divisions se présentent qui lui barrent le chemin ; ce sont celles de Tsao-Hong et de Héou-Tun. Youen-Chao ne sait plus par où passer : « Si je ne combats pas jusqu’au dernier soupir, s’écria-t-il, me voila prisonnier !.... » Et le glaive en main, se frayant une route, il sort de ce cercle fatal. Son fils Youen-Hy et son neveu Kao-Kan, étaient percés de flèches ; à la faveur de la nuit, il se retire en fuyant à dix milles de là ; dix mille hommes à peine l’avaient suivi dans sa fuite. Et encore la moitié de cette petite armée se dispersa-t-elle, tandis que le reste mourait sous les coups de l’ennemi.

Youen-Chao ( à cette vue) presse ses trois fils sur son cœur ; il pousse des sanglots et tombe évanoui ; les gens de sa suite s’empressent de le relever, mais il rejette le sang par la bouche en grande abondance. « Hélas, s’écrie-t-il, voila plus de dix grandes batailles que je livre, mais je n’ai jamais éprouvé des désastres comparables à ceux de Kouan-Tou et de Tsang-Ting ! Le ciel a décrété ma ruine... Tsao-Tsao ne manquera pas de nous poursuivre ; allez, (mes enfants), chacun dans votre district lever des troupes, et jurez de rester unis pour résister à cet usurpateur..., à ce brigand... — Dans le canton de Tsing-Tchéou, répondit Youen-Tan, les soldats et les vivres abondent ; je vous demande à y retourner pour y préparer une nouvelle armée ! » Youen-Chao le pressa de partir et d’aller tout disposer en avant ; il lui adjoignit même comme lieutenants, les deux généraux (qui s’attachaient à sa fortune)[601]. La crainte de voir Tsao envahir ses provinces l’agitait à tel point, qu’il fit retourner aussi Kao-Kan à Ping-Tchéou, et Youen-Hy à Yéou-Tchéou. Chacun d’eux devait rassembler des hommes et des chevaux dans sa localité, et préparer ainsi les moyens de défense. Quant à Youen-Chao, lui-même, il revint à sa capitale (Ky-Tchéou) en compagnie de son jeune fils, Youen-Chang. Occupé à rétablir sa santé, il laissa à celui-ci ainsi qu’à ses deux généraux[602], le soin d’organiser les troupes ; de grands approvisionnements de vivres et de fourrages furent accumulés dans la ville, car on s’y attendait à voir paraître l’armée victorieuse.

Après la victoire décisive remportée a Tsang-Ting, le premier ministre avait distribué des récompenses à ses trois corps d’armée. Des espions envoyés à Ky-Tchéou, pour savoir ce qui s’y passait, rapportèrent que Youen-Chao était malade et qu’il gardait le lit ; (ils ajoutaient) que le plus jeune fils de ce dernier, aidé des deux généraux déjà cités, mettaient la place en état de défense, tandis que les deux autres et leur cousin Kao-Kan, étaient retournés chacun dans leurs districts, tous bien résolus à tenir tête aux armées impériales. « Sans plus tarder, dirent les généraux du premier ministre, prenons l’offensive. — Je n’attaquerai pas cette ville de Ky-Tchéou, répondit celui-ci ; elle est bien approvisionnée et j’y vois un général (Chen-Pey) fertile en stratagèmes. Voici la saison où les récoltes mûrissent dans les champs, (par conséquent, un temps peu favorable à la guerre) ; sans acquérir aucun mérite, nous ruinerions la subsistance du peuple. Attendons l’automne, il ne sera pas trop tard pour agir. — Respecter les intérêts du peuple, répondirent les officiers, c’est retarder le succès des grandes entreprises ! »

Tsao-Tsao ajouta : « Le peuple est la racine de l’état ; si la racine est forte, l’arbre prospère ; si on détruit le peuple et qu’on prenne des villes désertes, quel avantage retire-t-on ? » Cependant, il y avait encore une certaine irrésolution dans son camp, lorsque la nouvelle suivante y fut apportée : Hiuen-Té[603], maître du Jou-Nan, se trouvait à la tête d’une armée respectable, que lui fournissaient les généraux Liéou-Py et Kong-Tou. Averti du départ du premier ministre avec ses troupes, et de la campagne entreprise par lui dans les provinces du nord, il avait ordonné à Liéou-Py de garder le Jou-Nan, et profité lui-même de l’occasion favorable pour se porter sur la capitale. Presque au même instant, arriva une lettre de Sun-Yéou (resté dans la capitale en qualité de gouverneur), qui confirmait ces détails. La-dessus, Tsao-Tsao laissant sur le bord du fleuve (son parent) Tsao-Hong avec une division, pour simuler des forces plus imposantes (et masquer sa retraite), partit avec tout le reste de son armée, pressé d’aller attaquer Hiuen-Té dans le Jou-Nan même.


CHAPITRE II.


Défaite de Yuen-Té.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 201 de J.-C. ] Prêt à passer les frontières du Ky-Tchéou avec son armée, Tsao-Tsao disait en soupirant : « J’ai levé des troupes au nom de la fidélité, et combattu les rebelles au nom de l’Empereur ! Les gens des anciens villages (soumis au souverain) ont bientôt tous péri ; à peine, dans un jour, rencontre-t-on un visage connu !... Combien je déplore ces maux dont je suis la cause involontaire[604] ! Voici de plus que les grains sont dans les champs ; je dois donc renoncer à mettre en mouvement mes armées. » Et il en était à prendre cette résolution quand lui arriva la lettre de Sun-Yéou, par laquelle il sut que Hiuen-Té marchant sur la capitale, il lui fallait se porter au plus tôt à la rencontre de cet ennemi. Tsao-Hong eut donc ordre d’établir ses troupes sur le bord du fleuve Ho, et le premier ministre en personne se dirigea vers l’est.

Cependant, Hiuen-Té, averti des mouvements de Tsao-Tsao, alla camper à cinq milles des monts Jang-Chan. Il divisa ses forces en trois corps : celui que commandait Tchang-Yun regardait le sud-est ; vers le sud ouest était tourné celui qui obéissait à Tchang-Fey ; dans le sud même se trouvaient les tentes de Hiuen-Té et de son lieutenant Tsé-Long[605]. A peine eut-on annoncé l’approche de Tsao, que Hiuen-Té fit battre le tambour et sortit des retranchements. Aussitôt les troupes impériales se déployèrent ; le premier ministre appela son adversaire en lui disant de venir répondre à ses interpellations ; et quand Hiuen-Té parut à cheval hors des portes du camp, il lui cria, en le désignant avec son fouet : « Je t’avais reçu avec les plus grands égards, et tu as tourné le dos à la fidélité, tu as perdu le souvenir des bienfaits... »

Hiuen-Té répondit avec colère : « Tu t’appuies sur ton titre de ministre des Han pour usurper en réalité le trône comme un rebelle. Moi, j’appartiens à la famille impériale, et voila pourquoi je me charge de châtier les brigands ! — Et moi, interrompit Tsao, j’ai reçu de Sa Majesté l’ordre écrit de punir les rebelles aux quatre coins de l’Empire ; oses-tu bien parler avec tant d’arrogance ? — Cet ordre dont tu parles, n’est qu’un mensonge : mais moi je possède véritablement ces lignes tracées par Sa Majesté[606], répliqua Hiuen-Té. — Mensonge, mensonge ! » s’écria le premier ministre.

Hiuen-Té voulait lire à haute voix l’ordre impérial caché dans sa ceinture ; Tsao-Tsao plein de rage, lança contre lui son lieutenant Hu-Tchu. Un lieutenant de Hiuen-Té qui se tenait derrière lui sortit au galop, armé de la pique ; c’était Tsé-Long. « Ah ! s’écria le ministre en montrant du doigt le héros, voila le bandit qui a traversé mon camp à la dérobée certain jour[607] ! » Trente fois les deux guerriers s’attaquent sans pouvoir se vaincre ; mais tout à coup dans le sud-est s’élèvent des clameurs tumultueuses ; Tchang-Yun arrive suivi de sa division et renversant tout devant ses pas. A peine Tsao a-t-il partagé ses troupes pour lui opposer résistance, que dans le sud-ouest des cris pareils ont retenti. C’est Tchang-Fey qui arrive avec ses soldats, semant la mort devant lui. Sur trois points, la mêlée est devenue générale ; fatiguée d’une longue marche, l’armée impériale qui vient de loin ne peut résister au choc ; elle fuit complétement vaincue, poursuivie jusqu'à deux milles du champ de bataille par celle de Hiuen-Té.

Revenu a son camp, le héros se réjouit d’une victoire si importante ; dès que ses espions lui ont appris que le premier ministre s’est retiré à plus de six milles, il assemble ses généraux et leur dit : « Quel heureux hasard que nous ayons tout à coup humilié l’orgueil et l’audace de Tsao ! — Gardons-nous de le prendre sur ce ton, interrompit Tchang-Yun ; Tsao a dans la tête bien de mauvaises ruses[608] ; j’en ai peur, et j’en suis sûr, il médite quelque stratagème. — Oh ! dit Hiuen-Té, s’il a battu en retraite, c’est qu’il craint et ne veut pas se battre. » Là-dessus il envoya Tsé-Long provoquer au combat le rusé ministre qui, pendant plusieurs jours, refusa de laisser sortir ses troupes. Il résista également aux provocations de Tchang-Fey, que Hiuen-Té détachait aussi vers lui pour le forcer à livrer bataille.

Hiuen-Té ne savait trop quoi faire, ni quoi penser ; tout à coup on lui annonce que les troupes de Tsao-Tsao arrêtent au passage les vivres et les fourrages conduits par Kong-Tou. Bien vite il charge Tchang-Fey de voler au secours du convoi ; mais un courrier lui apprend au même instant que Tchang-Liéao, avec ses troupes, menace la province de Jou-Nan qui protégeait ses derrières : « Ah ! s’écria-t-il alors, ce qu’avait prévu Tchang-Yun s’est réalisé ! Pendant que je retenais ici mon armée à rien faire, Tsao a envoyé son lieutenant enlever l’asile où se trouvent nos femmes et nos enfants ; courons, volons à leur secours ! » Et il charge Tchang-Yun de cette mission.

Les deux divisions étaient en marche ; avant la fin du jour, on avertit Hiuen-Té que le Jou-Nan, abandonné par Liéou-Py, forcé de fuir, venait de tomber au pouvoir de Tchang-Liéao ; Tchang-Yun se trouvait donc arrêté dans sa marche. Il en était de même de Tchang-Fey que Hiuen-Té, dans son trouble, avait envoyé secourir le général Kong-Tou. La crainte d’attirer sur ses pas l’armée du premier ministre, empêcha Hiuen-Té de se mettre lui-même en mouvement ; il pouvait tenter un coup de main sur la capitale, comme le lui proposait un soldat ; Tsé-Long se montrait prêt à partir, mais il refusa. « Gardons-nous d’attaquer, répondit-il ; sachons ménager nos forces ; et cette nuit nous abandonnerons notre camp, pour fuir vers les monts Jang-Chan. »

Tsé-Long fut donc obligé de rester enfermé sans combattre ; à la nuit, après que les troupes eurent pris leur repas, elles se retirèrent, l’infanterie en tête, la cavalerie à l’arrière. Dans le camp qui se vidait ainsi, on ne cessa pas de frapper les veilles pour tromper l’ennemi. Une fois dehors, Hiuen-Té marcha pendant quelques heures ; mais bientôt il vit que sur les collines échelonnées devant ses pas, l’incendie s’élevait illuminant l’horizon. Au sommet des hauteurs, des voix crièrent : « Ne laissez pas fuir Hiuen-Té... Son excellence est là qui attend. »

De toutes parts les flammes lancent leur clarté vers le ciel ; le tambour ébranle le firmament. Sur la montagne paraît le ministre en personne, et il crie : « Rends-toi, Liéou-Pey[609] ! » Celui-ci, éperdu, cherche par où fuir : « Maître, lui dit Tsé-Long, ne craignez rien, suivez votre serviteur ; » et la lance au poing, le jeune héros poussant son cheval, s’ouvre un passage à travers les rangs ennemis ; Hiuen-Té le suit, armé du double glaive. Au milieu de cette mêlée, survient Tchang-Liéao qui s’attaque à Tsé-Long ; sur les pas des fugitifs arrive précipitamment YuKin, et tandis que Hiuen-Té le combat, (un autre lieutenant du premier ministre) Ly-Tien arrive à son tour.

Se voyant perdu, Hiuen-Té fuit à travers la plaine : derrière lui des cris s’élèvent de nouveau et s’étendent au loin ; il se plonge au milieu des défilés de la montagne, il se sauve tout seul, et galope jusqu’à l’aurore. A ses côtés paraît encore une division de soldats, l’épouvante le saisit ; mais ce sont mille cavaliers environ, reste de la petite armée vaincue de Liéou-Py (à qui Hiuen-Té avait confié la défense de Jou-Nan). Ils ont amené au milieu d’eux la famille entière de leur maître ; là se retrouvent, outre Liéou-Py, Sun-Kien, My-Fang et Kien-Yong[610]. Hiuen-Té apprend d’eux qu’ils ont été contraints d’abandonner la ville devant les forces de Tchang-Liéao, et que, poursuivis par ce dernier, ils ont dû leur salut à l’arrivée de Tchang-Yun. — « Et Tchang-Yun lui-même, mon frère cadet, demanda Hiuen-Té, où est-il ? Vous l’ignorez ?..... — Allons à sa recherche, » répondit Liéou-Py, et ils partirent[611].

A quelques milles de la, le tambour retentit, un détachement se montre ; ils ont devant eux le chef de l’avant-garde ennemie, Tchang-Ho, qui crie à haute voix : « Hiuen-Té, descends de cheval, rends-toi ! » Celui-ci veut battre en retraite, mais sur la montagne flotte un étendard rouge, et derrière lui, du milieu des défilés, s’avance Kao-Lan (autre lieutenant du premier ministre). Des deux côtés la fuite devient impossible, et levant les yeux au ciel : « Pourquoi, s’écrie le héros avec un soupir, pourquoi la volonté divine m’a-t-elle réduit à cette extrémité ? Mieux vaut mourir que de perdre à la fois sa gloire et son honneur !... » Il tirait son glaive pour s’ouvrir le ventre[612], quand Liéou-Py l’arrêta : « Me voila prêt à vous frayer un passage par une lutte désespérée, à vous sauver la vie ; » et en disant ces mots, il retourne en arrière attaquer Kao-Lan. Le combat dura longtemps, mais (le fidèle) Liéou-Py, renversé d’un coup de sabre, tomba mort aux pieds de son cheval. Plus troublé encore, Hiuen-Té veut combattre aussi, quand tout à coup le désordre se met parmi les troupes du chef victorieux qui le harcelait par derrière. Un guerrier traverse ces lignes et abat d’un coup de lance Kao-Lan lui-même ; ce héros vainqueur du général ennemi, c’est Tsé-Long. Quelle joie éprouva Hiuen-Té ! Armé de sa pique, Tsé-Long pousse son cheval et disperse la division qui empêche la retraite, puis attaquant celle qui le menace de front, il court seul à la rencontre de Tchang-Ho. Dix fois ils croisent le fer ; ce dernier ne pouvant soutenir la lutte tourne bride et s’enfuit, harcelé par le jeune héros qui profite de cette occasion pour le serrer de près. Enfin, Tchang-Ho consent a combattre ; Tsé-Long s’aperçoit que les soldats de son adversaire gardent tous les défilés de la montagne ; il ne peut donc plus sortir, si ce n’est en s’ouvrant un passage de vive force. Mais Yun-Tchang paraît accompagné de Kouan-Ping et de Tchéou-Tsang ; trois cents hommes les suivent qui attaquent Tchang-Ho, le contraignent à reculer et balaient l’entrée des défilés. A leur tour ils campent dans les gorges de la montagne dont ils se rendent maîtres.

Alors Hiuen-Té envoie Yun-Tchang à la recherche de Tchang-Fey, qui lui-même était allé au secours de Kong-Tou. Ce dernier ayant péri sous les coups de Héou-Youen, Tchang-Fey veut venger sa mort ; il disperse la division de Héou-Youen, et le poursuit jusqu’à ce qu’il s’arrête devant deux autres généraux du premier ministre (Yo-Kin et Su-Hwang) ; au même instant, Yun-Tchang qui cherchait son frère adoptif, rencontrant ses soldats dispersés, repousse les deux chefs ennemis, et reparaît devant son maître avec le héros qu’il ramène.

Cependant le principal corps d’armée aux ordres de Tsao est sur leurs traces ; on leur en donne avis et Hiuen-Té, après avoir fait partir en avant sa famille sous la garde de Sun-Kien, reste a l’arrière-garde en compagnie de ses deux frères d’adoption et de Tsé-Long. Ils combattent et reculent alternativement ; Tsao-Tsao qui voit le camp abandonné et ses adversaires déjà loin, cesse la poursuite et rassemble ses soldats.

Il ne restait pas mille hommes à Hiuen-Té ; le voilà qui suit sa route et arrive près du fleuve, à un lieu qu’on lui dit être Han-Kiang. Les gens du pays, dès qu’ils surent que le fugitif était Hiuen-Té, vinrent lui offrir de la viande de mouton et du vin[613] ; la petite troupe tout entière prit son repas sur le bord du Kiang. « Hélas, s’écria Hiuen-Té avec chagrin, après avoir vidé sa coupe, vous tous, ô mes frères d’armes, vous avez le talent de remplir auprès des Empereurs l’emploi de ministre, et voila que vous vous êtes attachés à moi ! Quel malheur ! Combien le sort de Liéou-Hiuen-Té, si misérable, attire sur vous de calamités !... En ce jour, au-dessus de moi pas un morceau de tuile qui abrite ma tête ; au-dessous, pas un morceau de terre à piquer une alêne !... En vérité, je me reprocherais de vous retenir plus longtemps près de moi ; abandonnez-moi plutôt, et allez chercher un maître glorieux, qui puisse par des présents et des honneurs, récompenser vos mérites et votre illustration ! »

Tous cachaient leurs visages dans leurs mains et pleuraient : « Maître, reprit Yun-Tchang, vous vous trompez en parlant ainsi. J’ai entendu dire que quand l’aïeul des Han, Kao-Tsou, disputait la possession de l’Empire à Hiang-Yu, il fut plus d’une fois vaincu par son rival, jusqu’a ce qu’enfin il l’emportât à la grande journée de Kiéou-Ly-Chan[614] : alors il commença cette dynastie qui dure depuis quatre siècles. Depuis le jour où je me suis joint à vous pour combattre les Bonnets-Jaunes, jusqu’ici nous avons traversé vingt années ou à peu près, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus.Voila ce qui doit affermir notre courage. Faut-il donc, parce que nous sommes aujourd’hui réduits à cette extrémité, désespérer de l’avenir ? Frère, ne vous laissez point aller à un découragement qui attirerait sur vous la risée de l’Empire ! — Et moi, répliqua Hiuen-Té, j’ai entendu dire que quand le maître est riche, le serviteur avance dans sa carrière. Il ne me reste pas grand de terre comme la plante de mon pied ; je crains donc de causer votre ruine ! »

« Non, dit à son tour Sun-Kien, vos paroles ne nous convaincront pas. Tout homme a son heure pour réussir et ses jours de malheur : cessez donc de vous décourager ainsi. Non loin d’ici dans le King-Tchéou se trouve Liéou-Piao, l’un des héros les plus brillants de notre époque. Il tient sous sa dépendance une grande province[615], il a sous ses ordres des soldats par cent mille, et des montagnes de provisions pour les hommes et les chevaux. De plus, il est comme vous, seigneur, allié à la famille impériale (comme le prouve son nom de Liéou) ; pourquoi ne pas nous jeter entre ses bras ? — C’est que, reprit Hiuen-Té, je crains qu’il ne nous repousse. — Il est maître du Han-Kiang ; à l’est, il confine le Ou-Oey ; à l’ouest, il touche le Pa-Cho ; au sud, il a pour limite l’Océan ; au nord, il s’appuie sur la rivière Han-Mien ; et vous craignez, seigneur, qu’il hésite à vous recevoir ? Laissez-moi me rendre près de lui, et vous le verrez s’avancer jusqu’à la frontière de sa principauté, pour venir au-devant de vous[616]. »

Acceptant cette proposition avec bien de la joie, Hiuen-Té envoya en avant Sun-Kien : celui-ci se présenta respectueusement à Liéou-Piao, qui, après les cérémonies d’introduction, lui demanda par quel hasard, lui, l’un des fidèles serviteurs de Hiuen-Té, il venait le trouver ? « Mon maître, répondit l’envoyé, est comme votre seigneurie, allié à la famille impériale ; tout l’Empire connaît cette circonstance. Aujourd’hui, mon maître voudrait se dévouer pour secourir la dynastie ; mais par malheur, il a trop peu de soldats ; il manque de généraux ; Liéou-Py, de Jou-Nan, qui n’était pourtant ni son parent[617] ni son ancien ami, est mort pour lui en serviteur reconnaissant : il en a été de même de Kong-Tou. Mon maître, sous le coup d’une récente défaite, voulait aller à l’est du Kiang, se jeter dans le parti de Sun-Tsé. Quoi, lui ai-je dit, vous abandonneriez un parent pour courir auprès d’un étranger ? Liéou-Piao est le héros du siècle ; les sages arrivent vers lui comme l’eau coule vers l’est[618] ; à plus forte raison, devez-vous chercher asile près de lui, vous qui êtes de sa famille. Mon maître hésitait à tenter lui-même cette démarche, et voilà pourquoi il a envoyé en avant votre serviteur, vous présenter son humble demande. »

« Hiuen-Té est mon jeune frère, reprit Liéou-Piao enchanté de ce discours ; il y a longtemps que, sans pouvoir y réussir, je désirais ardemment le voir. Ne suis-je pas maître des neuf districts ; et j’hésiterais à recueillir chez moi un parent ? Où est Hiuen-Té, que j’envoie immédiatement quelqu’un pour le recevoir ! — N’en faites rien, dit un mandarin du nom de Tsaï-Mao, en donnant un perfide conseil ; ce Hiuen-Té est un fourbe qui cache de mauvais desseins ; il renie la justice, il se montre ingrat. D’abord, il s’est attaché à Liu-Pou, puis à Tsao-Tsao ; naguère il avait embrassé le parti de Youen-Chao, et jamais il n’a pu rester fidèle jusqu’au bout. Ces exemples suffisent à faire connaître quel homme il est. Si vous l’accueillez aujourd’hui, certainement vous attirerez les armées de Tsao-Tsao, et c’en est fait de la paix dont jouit le peuple dans vos états. Le mieux serait de couper la tête de cet envoyé, de Sun-Kien, et de la présenter au premier ministre qui ne manquerait pas, seigneur, de vous témoigner de grands égards ! »

« Sun-Kien n’est pas un homme qui craigne la mort, répondit celui-ci sans pâlir ; si mon maître a servi successivement trois partis, c’est que, dans aucun, il n’a trouvé un ami auquel il pût s’attacher. Liu-Pou n’avait-il pas tué (deux fois) ses pères adoptifs[619] ; Tsao-Tsao n’est-il pas au fond un tyran qui se joue de la majesté impériale ; Youen-Chao ne refuse-t-il pas d’écouter les avis sincères, n’est-il pas le bourreau des sages et des gens de bien ? Avec des personnages de cette trempe, pouvait-il s’entendre pour marcher dans la voie de l’humanité et de la justice ? Mon maître sert loyalement le souverain ; il est dans ses promesses, d’une fidélité éprouvée ; il se distingue par sa droiture et l’accomplissement des premiers devoirs[620]. Est-il donc fait pour obéir à des hommes grossiers ? Il apprend aujourd’hui que le seigneur Liéou-Piao, rejeton de la famille impériale des Han, et son aîné à lui-même, est généreux et d’un grand cœur, qu’il respecte les vieillards et honore les sages, protége le peuple et étend sa sollicitude à toutes les créatures, qu’il est le héros du siècle, et qu’enfin il règne sur un territoire immense ; il apprend ces choses, il accourt de bien loin se jeter entre ses bras ! Et vous, vous prononcez des paroles perfides et mensongères, qui tendent à perdre les sages et à exciter des soupçons jaloux contre les gens capables... »

À cette réponse, Liéou-Piao, adressant la parole au mandarin Tsaï-Mao, avec l’accent de la colère, s’écria : « Ma résolution est irrévocablement prise ; trève de discours ! » Et le conseiller se retira rouge de honte. « Où est votre maître, demanda Liéou-Piao à Sun-Kien ? — A l’embouchure du Kiang, répondit celui-ci. — Eh bien, dit Liéou-Piao, je vais aller au-devant de lui, hors de ma capitale. » — Ainsi fit-il ; après avoir envoyé Sun-Kien en avant, en compagnie de quelques personnes de sa suite, il[621] marcha trois milles à la rencontre de Hiuen-Té qui, dès qu’il le vit, se précipita à genoux, avec une extrême déférence. De son côté, Liéou-Piao, les larmes aux yeux, le reçut comme un frère cadet, et lui témoigna de grands égards ; après que les deux frères adoptifs de son nouvel hôte (Yun-Tchang et Tchang-Fey) lui eurent présenté leurs hommages, il fit avec eux son entrée dans la ville. Hiuen-Té fut logé dans la propre maison de Liéou-Piao, qui, chaque jour lui offrait un repas. Dans la conversation, on parlait de ce qui s’était passé ; Tsaï-Mao gardait toujours un profond ressentiment contre le nouveau venu, mais comment eût-il osé le manifester !

Ce fut au neuvième mois, à l’automne de la sixième année Kien-Ngan (201 de J.-C), que Hiuen-Té se réfugia à King-Tchéou.

Cependant Tsao-Tsao, instruit de cet événement, voulait aller attaquer Liéou-Piao. « Attendez, dit Tching-Yu en lui donnant un conseil, Youen-Chao n’est pas encore détruit ; si nous attaquons en même temps le King-Tchéou et le Hiang-Yang, Youen-Chao lèvera des troupes dans le nord, et nous nous trouverons entre deux ennemis. Voilà que Liéou-Piao s’est fortifié de la présence de Hiuen-Té ; Youen-Chao a le secours de ses trois fils, nous ne pouvons donc achever notre grande entreprise. Le mieux est de retourner à la capitale ; après que les troupes se seront un peu refaites, quand au froid de l’hiver succédera la chaleur du printemps, nous conduirons nos soldats vers le nord, pour attaquer d’abord Youen-Chao, puis avec nos armées victorieuses, nous nous porterons sur le King-Tchéou et sur le Hiang-Yang. Triompher au nord et au midi, sera alors la chose du monde la plus facile » Ce conseil fut approuvé par Tsao qui revint aussitôt à la capitale ; il y rentra le premier mois, au printemps[622] de (l’année suivante), la septième de la période Kien-Ngan (202 de J.-C.)

Lorsqu’il eut délibéré en conseil sur la campagne qui se préparait, le premier ministre envoya d’abord Hia-Héou-Tun et Man-Tchong surveiller le Jou-Nan, pour tenir en respect LiéouPiao ; puis, il laissa Tsao-Jin et Sun-Yéou dans la capitale pour la défendre. Lui-même, à la tête de l’armée, il alla se placer au passage de Kouan-Tou[623]. Pendant ce temps, Youen-Chao, qui depuis l’année précédente souffrait toujours de ses vomissements de sang, se sentait un peu mieux ; il voulut s’occuper de faire une tentative contre la capitale. Mais Chen-Pey l’en détourna par ses conseils : « Les grandes défaites éprouvées l’année précédente à Kouan-Tou et à Tsang-Ting, avaient abattu le courage des troupes ; il valait mieux, à l’abri de fossés profonds et de murailles solides, attendre que les soldats et le peuple eussent repris de nouvelles forces. »

Ce fut à ce moment qu’on annonça l’arrivée de Tsao-Tsao au passage même de Kouan-Tou, et sa marche sur la capitale du pays[624]. « Si nous attendons que l’ennemi soit au pied de nos murs, s’écria Youen-Chao, et sur les fossés, pour nous défendre, il sera difficile de combattre. Je veux sortir moi-même de la ville à la tête de ma grande armée. — Mon père, répliqua Youen-Chang, vous n’êtes pas encore assez bien remis de votre indisposition, n’allez pas si loin et permettez à votre fils de courir en avant à la rencontre de l’ennemi. » Youen-Chao le lui permit ; il envoya aussi des émissaires auprès de ses deux autres fils et de son neveu, dans leurs[625] districts respectifs, pour que, de quatre points à la fois, les troupes de ses provinces pussent attaquer Tsao-Tsao.


CHAPITRE III.


Discorde entre les fils de Youen-Chao.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty, année 202 de J.-C. ] Enivré par la victoire qu’il avait remportée[626], Youen-Chang ne chercha plus que l’occasion de briller devant son père, et sans attendre l’arrivée de ses frères aînés, il sortit vers Ly-Yang avec une dizaine de mille hommes pour aller à la rencontre de l’avant-garde impériale[627]. Quand Tchang-Liéao (chef de cette division) s’élance à cheval hors des rangs, le jeune guerrier emporté par son ardeur, brandit sa lance, excite son coursier et va engager le combat. Mais à la troisième attaque, il sent qu’il a affaire à un adversaire trop redoutable ; il fuit précipitamment, dans une déroute complète, et épouvanté de se voir poursuivi par le vainqueur, il se retire, à la faveur de la nuit, jusqu’à Ky-Tchéou. A la nouvelle de la défaite et du retour honteux de son fils préféré, Youen-Chao fut pris d’un tel saisissement, que son ancienne maladie reparut ; il vomit une grande quantité de sang et tomba évanoui. Sa femme Liéou-Ssé, se hâta de le faire transporter dans ses appartements intérieurs pour lui prodiguer des soins.

Peu à peu, le vieux guerrier cessa de s’occuper des affaires humaines ; sa femme s’empressa d’appeler les généraux

Chen-Pey et Fong-Ky[628], afin de régler avec eux le choix de l’héritier à la couronne. Youen-Chao fit un signe avec la main ; Chen-Pey s’approcha de son lit, se disposant à écrire ses dernières volontés. — « Youen-Chang, demanda la mère ambitieuse, doit-il vous succéder sur le trône ? » Le vieux prince agita sa tête d’une façon affirmative, comme pour dire qu’il fallait écrire cette décision sur son testament, puis il se retourna, poussa un grand cri, vomit beaucoup de sang et expira. — Il mourut le cinquième mois, à l’été, de la septième année Kien-Ngan. — Dans la suite, on a écrit sur lui les vers que voici :

Depuis une longue série de siècles, ses ancêtres avaient illustré son nom ;
Dans sa jeunesse, il eut de l’ardeur et sa renommée traversa l’Empire.
Mais vainement il appela à lui tant d’hommes supérieurs par leurs talents ;
Les soldats héroïques qu’il comptait par cent mille ne lui servirent à rien.
La brebis sous la peau du tigre n’a pas plus de valeur ;
La poule parée de la queue du phénix ne peut réussir à de grands projets.
Hélas ! il laissa derrière lui des germes de discorde,
Et dans cette famille, les malheurs arrivèrent par la mésintelligence des frères[629] ! »

La veuve Liéou-Ssé s’occupa des premières cérémonies du deuil. Avant que le corps de son époux fut descendu dans la tombe, elle eut soin de faire mettre à mort les cinq femmes qu’il avait préférées, et craignant que les ames de ses favorites ne se réunissent de nouveau à celle de leur maître, elle ne les enterra qu’après leur avoir arraché les cheveux, lacéré le visage et mutilé tout le corps[630]. De son côté, Youen-Chang, redoutant les embûches des parents de ces femmes (injustement mises à mort), les fit tous rassembler et égorger en masse. Aussitôt, les deux mandarins, Chen-Pey et Fong-Ky, le déclarèrent général des armées de l’Empereur (titre que portait son père) et seigneur des quatre districts de Ky, de Tsing, de Yéou et de Ping-Tchéou. (Après avoir pris ces divers arrangements), ils écrivirent à son frère aîné Youen-Tan, pour le convier aux funérailles.

Or, ce dernier avait déjà levé des troupes ; il était en marche quand lui arriva la nouvelle de la mort de son père. Sans plus tarder, il se consulte avec ses lieutenants Kouo-Tou et Sin-Ping : « En votre absence du chef-lieu (Ky-Tchéou ), répondit le premier de ces deux officiers, votre jeune frère aura été mis sur le trône par ses deux affidés (Chen-Pey et Fong-Ky) ; hâtons-nous d’arriver.... — Si nous entrons trop vite, objecta Sin-Ping, certainement nous nous attirerons de grands malheurs. Les deux généraux que vous venez de nommer auront pris leurs mesures... — Mais enfin, quoi faire ? s’écria le jeune prince. — Il faut, reprit Kouo-Tou, tenir vos troupes rassemblées hors des murs, afin d’observer les événements ; moi-même, j’entrerai et je découvrirai ce qui se passe dans la ville. »

Youen-Tan détacha donc son lieutenant qui se rendit près de Youen-Chang et lui présenta ses hommages. « Pourquoi mon frère aîné n’est-il pas venu, demanda le nouveau souverain ? Une légère indisposition le retient au milieu de ses troupes, répondit Kouo-Tou. — Mon père, continua Youen-Chang, a laissé un testament par lequel je suis désigné comme héritier de son trône ; mon frère Youen-Tan est élevé, par le même écrit, au rang de général d’une division, et comme les troupes du sud menacent nos frontières, je le prie de vouloir bien partir en avant-garde. Moi-même je le suivrai à la tête de l’autre corps d’armée pour agir de concert avec lui. »

« Dans notre corps, reprit le général, nous manquons de chefs capables de nous donner de bons avis ; pourriez-vous nous céder vos deux conseillers intimes, Chen-Pey et Fong-Ky ? — Mon intention, dit Youen-Chang, est de leur confier des emplois importants ! — En ce cas, mon maître ne se mettra pas en campagne sans inquiétude[631]. »

Sur cette réponse de Kouo-Tou, Youen-Chang fit appeler les deux mandarins, et leur demanda lequel des deux voulait se rendre dans le camp de son frère. Ils refusèrent l’un et l’autre d’accepter cette mission, si bien que Youen-Chang les fit tirer au sort. Le hasard désigna Fong-Ky ; il partit donc avec Kouo-Tou, muni du sceau que lui donna son jeune maître, et en qualité de lieutenant de la division qu’il allait rejoindre. Arrivé hors des murs, en compagnie de Kouo-Tou, le mandarin reconnaît que Youen-Tan n’est pas du tout malade, et l’inquiétude s’empare de son esprit. Cependant il lui remet le sceau de commandant d’une division, puis répondant à ses questions, il lui annonce : « qu’en vertu des dernières volontés de son père, Youen-Chang est en possession du pouvoir ; que lui, Youen-Tan, est nommé au commandement d’un corps de troupes, et qu’enfin, il est venu tout exprès pour lui en présenter le sceau, insigne de son grade. » Transporté de colère, Youen-Tan voulait faire décapiter Fong-Ky ; Kouo-Tou l’arrêta par ses remontrances : « Les ordres d’un père, lui dit-il, doivent en toute occasion être respectés ! »

Youen-Tan laissa donc la vie au mandarin : « Maintenant, ajouta tout bas le prudent Kouo-Tou, le premier ministre paraît sur nos frontières ; ce n’est pas le cas de discuter. Laissez vivre Fong-Ky, et quand vous aurez repoussé les troupes impériales, alors vous reviendrez sans plus tarder vers cette capitale de Ky-Tchéou, en réclamer la possession. Les anciens on dit : Faute d’un peu de patience, on brouille les affaires les plus importantes ! Notre intérêt nous commande de laisser vivre cet homme... » Adoptant avec joie ce conseil, Youen-Tan leva son canp et se dirigea vers Ly-Yang. Il s’arrêta devant l’armée de Tsao ; à peine eut-il donné ordre à son général en chef Wang-Tchao de commencer le combat, que le premier ministre détacha contre celui-ci son lieutenant Su-Hwang. Après une courte lutte, ce dernier tua d’un coup de sabre Wang-Tchao, et culbuta ses lignes ; Youen-Tan, complétement battu, entra avec les débris de son armée dans Ly-Yang, d’où il envoya demander du secours à son jeune frère. Celui-ci consulta son favori Chen-Pey : « Contentez-vous, répondit le mandarin, de lui fournir quelques troupes, car si vous lui en prêtez une grande quantité, cela retardera vos affaires ! » Cinq mille hommes, tel fut le secours que Youen-Chang expédia à son frère, et cette division, enveloppée à moitié chemin par deux lieutenants de Tsao qui la savait en marche, fut entièrement détruite.

De son côté, Youen-Tan, apprenant quels faibles subsides lui avaient été envoyés et comment ces cinq mille hommes venaient de périr en route, se mit à accabler Fong-Ky de reproches et d’injures : « Est-ce donc pour me traiter ainsi que vous êtes venu me trouver dans mon camp ? — Seigneur, répliqua le mandarin, laissez-moi écrire une lettre dans laquelle je prierai si bien mon maître, qu’il ne manquera pas de venir vers vous en personne ! » Il lui fit écrire cette lettre qu’un courrier alla porter à Ky-Tchéou ; Chen-Pey, consulté par Youen-Chang, répondit : « Votre frère a près de lui un conseiller bien rusé, Kouo-Tou. Si tout d’abord il ne vous a pas disputé le pouvoir, c’est que Tsao-Tsao a passé nos frontières. Vainqueur du premier ministre, il fût arrivé ici pour vous enlever la capitale de vos états ; ainsi gardez-vous de lui envoyer des troupes ; empruntez plutôt le secours de Tsao pour vous débarrasser de ce frère, et vous n’aurez plus d’inquiétudes dans l’avenir. » Youen-Chang suivit ce conseil ; il n’envoya point de soldats à son frère, qui, furieux de voir revenir son émissaire avec cette réponse, fit décapiter Fong-Ky à l’instant même.

Il voulait même se soumettre à Tsao-Tsao ; il y eut des espions qui en avertirent secrètement Youen-Chang : « Youen-Tan, lui dirent-ils, n’a plus la force de résister, il va passer dans les rangs du premier ministre ; de là, une double attaque qui mettra le Ky-Tchéou en grand péril. » Fort alarmé, Youen-Chang laissa sa capitale sous la protection de Chen-Pey et de son général en chef Sou-Yéou. Lui-même, à la tête de son armée, il alla secourir son frère dans Ly-Yang. Quand il demanda lequel de ses capitaines voulait se charger de commander l’avant-garde, deux frères, Liu-Kwang et Liu-Tsiang, s’offrirent à la fois : il donna au premier un corps de trente mille hommes, en lui disant d’aller commencer l’attaque, et tandis que cette division s’avançait jusqu’à la ville de Ly-Yang, il envoya prévenir Youen-Tan qu’il arrivait, en personne, avec des troupes auxiliaires. Cette nouvelle causa tant de joie à ce dernier, qu’il renonça à son projet de défection ; il rassembla ses soldats dans les murs, et son frère Youen-Chang réunit les siens hors de la ville ; ainsi ils pouvaient porter à l’ennemi un double coup. Pendant ce temps, (leur autre frère et leur cousin) Youen-Ky et Kao-Kan arrivaient chacun de leur côté ; comme ils campèrent l’un et l’autre hors des remparts, il y eut ainsi trois camps, d’où chaque jour sortaient d’excellents guerriers qui se mesuraient avec ceux de Tsao-Tsao. La division de Youen-Chang fut plusieurs fois battue dans ces rencontres ; l’avantage restait toujours aux gens du premier ministre, de sorte que la guerre traîna en longueur jusqu’au second mois de la huitième année Kien-Ngan (205 de J.-C.).

Enfin, à cette époque, Tsao-Tsao ayant divisé son armée pour une attaque générale, les trois frères et leur cousin Kao-Kan, complétement défaits, abandonnèrent la ville. Le vainqueur se mit en devoir de marcher sur la capitale même du pays ; Youen-Tan et Youen-Chang se jetèrent dans la place pour la défendre, tandis que Youen-Hy et Kao-Kan allèrent camper à quelques milles de là pour simuler une puissante armée. Nuit et jour les soldats de Tsao livraient d’inutiles combats, si bien qu’à la longue le conseiller Kouo-Hia se prit à dire : « Youen-Chao a beaucoup aimé deux de ses enfants, ce qui l’a empêché de choisir son successeur[632] ; aujourd’hui, les circonstances les tiennent réunis, mais chacun d’eux a ses partisans ; dans un premier moment de péril, ils se sont mutuellement secourus ; mais bientôt la discorde les armera les uns contre les autres. Ne vaut-il pas mieux conduire nos troupes dans le sud, tourner nos efforts contre Liéou-Piao. Pendant que nous soumettrons celui-ci, le temps amènera les changements que nous attendons ; et quand la division se sera mise entre les trois frères, il suffira d’une campagne pour affermir à jamais notre entreprise ! » Le conseil parut excellent à Tsao-Tsao ; confiant à Hia-Hu et à Tsao-Hong le commandement des villes de Ly-Yang et de Kouan-Tou, il revint droit à la capitale de l’Empire. Instruits de sa retraite, Youen-Tan et Youen-Chang se félicitèrent mutuellement ; quant à Youen-Hy et à Kao-Kan, ils s’en retournèrent dans leurs districts.

Seul avec ses deux intimes conseillers[633], Youen-Tan leur dit : « Je suis l’aîné et cependant il ne m’est pas donné de succéder à mon père dans le royaume qu’il a fondé. Mon plus jeune frère (Chang), né d’une femme inférieure à notre mère, jouit aujourd’hui de mon héritage... Comment ferai-je pour le lui arracher ? — Maître, répondit Kouo-Tou, vous pourriez établir vos troupes hors des murs, inviter à un repas Youen-Chang et son confident Chen-Pey, puis au moyen de sicaires armés de coutelas et de haches, mis en embuscade sous la tente, vous les feriez égorger tous les deux. Vos projets réussiraient ainsi complétement.. » Youen-Tan goûtait ce dessein ; il le développa même tout au long à l’intendant du palais, Wang-Siéou, qui arrivait de Tsing-Tchéou. « Mais, répondit le mandarin, les frères ne sont-ils pas comme la main droite et la main gauche d’un même corps ? Et à la face du monde ils s’armeraient les uns contre les autres !… Quoi, je me couperais la main droite, et je dirais : La victoire est à moi… Cela serait-il possible ! Si l’on s’abandonne entre frères, si l’on ne se traite pas comme parents, de qui devra-t-on espérer de l’affection dans le monde ? Si des hommes perfides veulent séparer la chair et les os (les membres d’une même famille), et font voir en échange un intérêt peu durable, on doit se boucher les oreilles et ne pas écouter leurs paroles ; et même si on met à mort ce mandarin, ce conseiller artisan de fourberies, le peuple revient affectueusement vers son maître et le regarde avec complaisance ; il le défend si bien de tous côtés, que rien à travers l’Empire ne peut arrêter sa marche victorieuse. Je vous en prie, seigneur, réfléchissez… — Retirez-vous ! » lui cria Youen-Tan avec colère ; et (persistant dans son projet) il envoya porter l’invitation à Youen-Chang.

Ce dernier consulta Chen-Pey : « Très certainement il y a là quelque stratagème sorti de la tête de Kouo-Tou, dit le mandarin ; si vous allez à ce festin, seigneur, vous serez victime de quelque odieuse machination. — En ce cas, quoi faire, demanda le jeune prince ? — Profiter de cette occasion pour attaquer les armes à la main ; voila le meilleur plan ! »

Youen-Chang revêt son armure et va déployer hors des remparts ses cinquante mille hommes ; à la vue de cette démonstration hostile, Youen-Tan comprend que ses projets sont déjoués. Il se couvre de sa cuirasse, monte à cheval et va combattre son jeune frère. Aux provocations injurieuses de celui-ci, celui-la répond par de violentes accusations. « Tu as empoisonné notre père, pour usurper l’autorité souveraine, et voilà que tu viens vers ton frère aîné pour l’assassiner ! » Les deux fils de Youen-Chao croisent le fer ; Tan est complétement battu ; Chang, à travers une grêle de pierres et de flèches enfonce et culbute les lignes ennemies ; puis il revient avec ses divisions, laissant le vaincu se retirer en fugitif avec les débris de ses troupes, dans la direction de Ping-Youen. Là, Youen-Tan, aidé des avis de Kouo-Tou, songe à mettre en mouvement une nouvelle armée ; il lance en avant un corps considérable qu’il a placé sous les ordres de Tsan-Py. De son côté, Youen-Chang a quitté sa capitale pour continuer la guerre ; les deux armées sont en présence ; les étendards et les tambours flottent et retentissent face à face. Tsan-Py est sorti des lignes l’injure à la bouche ; déjà Youen-Chang veut le combattre, mais son général de première classe, Liu-Kwang, fouettant son cheval, brandissant son cimeterre, s’est élancé au-devant du chef ennemi qu’il a bientôt renversé. Après cette seconde défaite, Youen-Tan se retira en fuyant jusqu’à Ping-Youen[634].

« Frappons un dernier coup, dit Chen-Pey à son jeune maître en l’excitant par ses discours, et arrachons le mal jusqu’à la racine ! » Aussitôt Youen-Chang remet ses troupes en marche ; il arrive en courant jusque devant la ville ; mais Youen-Tan ayant fait faire volte-face aux siens, revient combattre. Il ne peut repousser l’aggression du vainqueur, et rentre dans Ping-Youen, dont il garde les murs sans risquer de sorties. L’armée de son jeune frère bloquait la place par trois côtés[635], et comme il l’a savait mal approvisionnée, il demanda conseil à Kouo-Tou : « Vos troupes sont bien réduites, répondit le mandarin ; et puis, les vivres manquent. Youen-Chang arrive avec toute son armée, une plus longue résistance devient impossible. Dans mon humble pensée, il vaut mieux envoyer à Tsao-Tsao notre soumission, pour obtenir de lui qu’il marche contre Chang. Le premier ministre fera donc avancer des troupes qu’il dirigera indubitablement contre le chef-lieu, contre Ky-Tchéou ; ce qui, certainement aussi, forcera Chang à voler au secours de sa capitale. Vous-même, à la tête de vos soldats, attaquez-le par l’ouest, en le prenant à revers du côté de Nié, et c’en est fait de lui. Si Tsao-Tsao détruit Chang, les soldats de celui-ci se disperseront en fuyant ; alors ce sera à vous de les rassembler, afin d’être prêt à tenir tête au premier ministre[636] ; et celui-ci, venu de bien loin, ne pourra continuer la campagne contre vous, faute de vivres. Ainsi, tout ce qu’il y a de combattants vaincus échappés de Ky-Tchéou[637], se rangeant sous nos bannières, nous serons assez forts pour résister à Tsao-Tsao. »

« Qui enverrai-je porter nos propositions à Tsao, demanda Youen-Tan ? — Je sais ici un homme très habile à manier la parole. C’est Sin-Py (son surnom Tso-Ky) de Yang-Sy, dans le Hing-Tchouen ; ce personnage qui commande aujourd’hui le district de Ping-Youen, doit être chargé de cette mission. — C’est le jeune frère de mon lieutenant Sin-Ping, demanda Youen-Tan ; je veux le consulter sur cette affaire. — Ils sont frères en effet, reprit le mandarin ; ils s’entendent parfaitement sur tous les points. Ce Sin-Py remplira bien vos vues. » Youen-Tan fit appeler celui-ci qui se hâta d’obéir, et il lui remit une dépêche à l’adresse de Tsao-Tsao ; trois mille hommes escortèrent l’envoyé jusqu’au delà de la frontière.

Quand Sin-Py arriva à la capitale, il apprit que le premier ministre, parti pour son expédition contre Liéou-Piao, avait rassemblé ses forces à Sy-Ping, où Hiuen-Té, envoyé à la tête de l’avant-garde par celui qui l’avait accueilli dans sa détresse[638], se tenait en observation : aucun engagement n’avait encore eu lieu. L’émissaire alla trouver Tsao-Tsao dans son camp, et après les civilités d’usage, il répondit aux questions que celui-ci lui adressait sur le motif de son voyage, en déclarant que son maître le chargeait de proposer sa soumission. Tsao ayant lu la lettre, retint près de lui Sin-Py, et rassembla son conseil. Le mandarin Tching-Yu, n’attribuant la soumission de Youen-Tan qu’à l’extrémité où ses défaites l’avaient réduit, était d’avis qu’on ne devait pas la regarder comme sincère. « Continuons cette campagne contre Liéou-Piao, ajoutait-il, laissons les enfants de Youen-Chao se dévorer les uns les autres ; plus tard nous les anéantirons ! »

« Liéou-Piao est puissant maintenant, objecta Liu-Kien, finissons-en d’abord avec lui. — Quoi, reprit Man-Tchong, son excellence, après avoir amené ses troupes jusqu’ici, retournerait en arrière ? »

« Les trois mandarins qui viennent de parler n’ont pas envisagé toute la question, répliqua Sun-Yéou ; selon mon humble manière de voir, il se passe aujourd’hui de grandes choses dans l’Empire. Voici que Liéou-Piao tient sous sa domination tout le pays compris entre le Kiang et le Han ; mais il n’ose pas remuer d’une semelle, et on peut admettre qu’il ne porte point son ambition sur les pays qui l’entourent. La famille Youen règne sur quatre provinces et compte plus de cent mille soldats sous les armes ; quoique souvent vaincue, elle n’a pas perdu l’affection du peuple. Si deux des fils de Youen-Chao s’entendaient pour défendre leur héritage, il serait impossible de rendre à l’Empire la paix et l’unité. Mais voici que ces enfants s’entre-déchirent ; il n’y a plus à craindre cette réunion de leurs forces. Enfin, Youen-Tan vient faire sa soumission ; si (comme il le demande) nous allons tout d’abord détruire Youen-Chang, rien ne nous empêchera dans la suite d’épier la marche des affaires, d’achever la ruine de la famille, et l’Empire pourra être affermi ! Cette offre de soumission est donc une circonstance heureuse qu’il ne faut pas laisser échapper ! »

Tsao adopta avec joie ce conseil, et pendant le repas qu’il offrait à Sin-Py, il lui dit : « Le désir de soumission manifesté par votre maître est-il sincère ou simulé ? Les armées de YouenChang peuvent-elles être certainement détruites ? — Excellence, répliqua l’envoyé, ne demandez pas si c’est la nécessité ou un motif plus sincère qui pousse Youen-Tan à cette démarche ; considérez seulement sa position actuelle. Les fils de Youen-Chao se déchirent les uns les autres, sans qu’aucune personne étrangère soit venue semer entre eux la division ; la paix peut donc naturellement se rétablir dans l’Empire. Vous en avez une preuve dans le secours qui est si inopinément réclamé de votre excellence. Youen-Chang, après avoir réduit son frère à la dernière extrémité, n’a pas pu, cependant, le détruire tout à fait ; ses forces sont donc épuisées. Au dehors, les armées des Youen ont éprouvé une suite de défaites ; au dedans, les meilleurs conseillers ont péri dans les supplices[639] ; deux frères se calomnient et en viennent aux mains, voilà un royaume partagé. De longues guerres ont amené la misère dans le pays[640] ; de plus, la sécheresse a engendré les sauterelles, le peuple meurt de faim, les greniers et le trésor sont vides. Les provisions manquent aux troupes en campagne[641]. D’une part, le ciel verse sur nous ses fléaux ; de l’autre, le peuple est réduit au désespoir. Il ne faut interroger ni les insensés, ni les sages, pour savoir, ce qui est à la connaissance de tous, que l’argile éclate et que le vase se brise en morceaux. Voila le moment marqué par le ciel pour la ruine des Youen. Il est dit dans l’art militaire : des murailles de pierre, des fossés pleins d’eau, et cent mille soldats couverts de la cuirasse, ne suffisent pas à vous défendre, si vous manquez de vivres. Aujourd’hui, seigneur, vous attaquez la ville de Nié[642] ; si Youen-Chang ne revient pas en arrière pour la secourir, elle est prise. S’il retourne sur ses pas pour la défendre, Youen-Tan tombe sur ses derrières et lui porte un coup fatal ; car, agissant de concert avec votre seigneurie, il ne rencontre plus qu’un ennemi déjà détruit. Les rebelles épuisés, harassés, disparaissent, comme à l’automne, les feuilles des arbres balayées par le souffle de la tempête. Ainsi, le ciel remet entre vos mains Youen-Chang lui-même ; au lieu de le prendre, votre excellence attaquerait les districts de Liéou-Piao, ces pays fertiles et prospères, ce petit royaume où le peuple obéit unanimement à un même maître !... Ne vous mettez donc pas de sitôt en mouvement de ce côté. Au contraire, les deux fils de Youen-Chao se font une guerre acharnée ; voila des troubles (qui vous offrent de véritables chances de succès )... Ils n’ont pas de vivres dans les greniers des cités, ils n’en ont pas non plus sur les routes ; voila des gens perdus ! Si vous attendez que l’année présente amène ses récoltes, pour entrer en campagne ; si vous laissez ces frères revenir de leurs erreurs, faire la paix entre eux, combien il sera difficile d’entreprendre une expédition dans ce pays ! Aujourd’hui, Youen-Tan envoie demander secours et appui ; n’y a-t-il pas la pour vous un grand avantage ?De toutes parts des rebelles lèvent la tête ; quand il n’y aura plus au nord du fleuve Jaune cet ennemi qui fait bonne garde, la rive septentrionale sera pacifiée, et six armées complètes se répandront dans l’Empire[643] ; et quand elles y manœuvreront sans obstacle, alors vous serez, seigneur, le véritable chef des vassaux ! Je supplie votre excellence de réfléchir à ces choses. »

Tsao-Tsao, enchanté de ce discours et sautant de joie, répondit : « Quel dommage, ô mon ami[644], que je vous aie connu si tard ! » Et il se hâta de faire reprendre à ses troupes le chemin de Ky-Tchéou. Averti que les armées du premier ministre passaient le fleuve Jaune, Youen-Chang s’empressa de revenir aves ses divisions dans la ville de Nié. D’un autre côté, Youen-Tan, voyant que son frère abandonnait sa position pour battre en retraite, fit marcher toutes les forces qu’il tenait rassemblées à Ping-Youen, afin de le poursuivre. Mais à peine avait-il parcouru quelques milles, que de grands cris se font entendre. Deux divisions se présentent... Elles sont commandées, celle de gauche, par Liu-Kwang, celle de droite, par Liu-Tsiang, qui tous les deux viennent l’arrêter dans sa course.


CHAPITRE IV.


Tsao-Tsao s’empare de Ky-Tchéou en arrêtant la rivière.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 205 de J.-C. ] Le dixième mois, au solstice d’hiver de la huitième année Kien-Ngan, Tsao-Tsao, abandonnant la ville de Sy-Ping qu’il menaçait, se dirigea avec son armée vers celle de Ky-Tchéou. Craignant que cette retraite ne fût une ruse, Hiuen-Té, au lieu de le poursuivre, revint à King-Tchéou. Le premier ministre passa donc le fleuve ; ce fut alors que Youen-Chang, retournant en toute hâte vers sa capitale, laissa au bord des eaux les deux généraux(que nous venons de voir paraître[645]), afin qu’ils protégeassent ses dernières lignes. Ils avaient menacé Youen-Tan poursuivant son frère dans sa retraite ; arrêté au milieu de sa course, le jeune prince dit en pleurant à ces deux généraux : « Du vivant de mon père, jamais je n’ai eu pour vous de mauvais traitements, pourquoi donc obéissez-vous à mon frère, pourquoi vous acharnez-vous ainsi contre moi ? »

Émus par ces paroles, les deux généraux descendirent de cheval et se soumirent à Youen-Tan qui s’écria : « Ce n’est pas à moi, c’est à son excellence Tsao-Tsao que vous devez faire votre soumission. » Ils se laissèrent donc présenter par lui au premier ministre ; celui-ci, dans sa joie, promit sa propre fille en mariage à Youen-Tan : il accorda aux deux officiers le titre de princes, et les choisit pour remplir les[646] formalités de cette cérémonie.

Cependant, Youen-Tan priait Tsao d’attaquer la capitale de son frère : « Attendez, répondit le ministre ; les provisions ne sont pas encore arrivées dans mon camp et il serait trop difficile de les amener ici. Je ne mettrai mes soldats en marche qu’après avoir ouvert la route à mes convois, et cela en arrêtant la rivière Ky-Chouy[647] qui sort du fleuve Tsy-Ho, pour la faire entrer dans le Pé-Kéou. » Il établit donc Youen-Tan à Ping-Youen et retourna lui-même à Ly-Yang en compagnie des deux généraux qui venaient de se soumettre. « Je crains bien, dit à Youen-Tan le conseiller Kouo-Tou, que Tsao-Tsao en vous accordant sa fille n’ait eu l’intention de vous duper. Voyez ; il emmène avec lui ces deux généraux ;il en a fait des princes ; les habitants des provinces situées au nord du fleuve Jaune, il se les attache par des faveurs, et vous, seigneur, il vous absorbera ! Faites faire un sceau[648], envoyez-le secrètement à Liu-Kwang et à Liu-Tsiang en leur ordonnant avec mystère d’agir d’après vos ordres ; puis, quand le premier ministre aura détruit la puissance de votre frère, nous emploierons quelque stratagème en harmonie avec les circonstances. »

Frappé de la justesse de ces paroles, Youen-Tan suivit le conseil de son fidèle mandarin. Mais quand les deux généraux eurent reçu le sceau envoyé en secret, ils le montrèrent au premier ministre : « Ah ! répondit celui-ci avec un sourire de mépris, Youen-Tan vous adresse ce signe mystérieux de ralliement ; il veut pouvoir compter sur votre coopération. D’abord, il me laisse abattre son frère, et puis après il agira selon les événements... Pauvre stratagème !... Quand j’aurai triomphé de Youen-Chang, il me restera encore assez de provisions pour me maintenir dans ce pays ; quel mal peut-il me faire ? Vous pouvez, en attendant, garder le sceau... » Et depuis lors Tsao résolut de se défaire de son allié.

Au second mois, au printemps de l’année suivante[649], Youen-Chang, demandant conseil à Chen-Pey, lui dit : « Voici que les troupes du premier ministre font entrer par la rivière Pé-Kéou leurs provisions ; c’est une preuve infaillible que notre chef-lieu va être attaqué. Quel parti prendre. ? — Écrire à Yn-Kay (commandant de Wou-Ngan), reprit le conseiller, et lui ordonner de s’établir à Mao-Tching, pour vous faire arriver des vivres par la route de Chang-Tang. Chargez le général de première classe, Tsu-Ko[650], de défendre la ville de Han-Tan et d’arrêter loin d’ici les armées impériales. Vous, seigneur, marchez contre Ping-Youen et attaquez-y votre frère ; vous l’accablerez tout d’abord et ensuite vous viendrez à bout de Tsao. » Youen-Chang, approuvant l’avis de son conseiller, lui confia la garde du chef-lieu ; puis il envoya à la tête du corps d’avant-garde, menacer la ville occupée par son frère, les deux généraux Ma-Yen et Tchang-Kay. Ils avancèrent à marches forcées ; Youen-Tan, instruit de leur approche, en prévint immédiatement Tsao-Tsao. « Bien, répondit le ministre, il me suffit de laisser les choses suivre leur cours pour me rendre maître de Ky-Tchéou ! »

Sur ces entrefaites, Hu-Yéou, qui arrivait de la capitale de l’Empire, ayant appris que Youen-Chang attaquait son frère aîné, vint dire au premier ministre : « Excellence, pourquoi donc attendez-vous sans agir que le tonnerre du ciel ait écrasé ces deux frères[651] ? — Oh ! reprit le ministre, je sais ce que j’ai à faire ! » La-dessus, il chargea son parent Tsao-Hong d’occuper le district de Nié, tandis qu’il allait en personne attaquer Yn-Kay ( établi à Mao-Tching, comme on vient de le voir). Dès qu’il parut auprès des fossés, le commandant sortit pour le combattre : « Où est mon lieutenant Hu-Tou, » demanda Tsao en voyant s’avancer le chef ennemi. — Et du milieu des lignes s’élance un guerrier à cheval qui se tenait à ses côtés. La lutte dura peu ; Yn-Kay ayant été renversé d’un coup de sabre, les siens s’enfuirent en désordre ; la moitié d’entre eux, répondant à l’appel du vainqueur, passa sous les bannières impériales. Tsao s’empresse de faire prendre a ses troupes le chemin de Han-Tan ; le commandant de la place, Tsu-Ko, sort à sa rencontre ; mais, ne pouvant résister au général Tchang-Liéao accouru pour le combattre, il rentre précipitamment dans les lignes. Tchang-Liéao l’y poursuit ; il tend son arc… Sa flèche atteint et renverse le chef déjà vaincu. Les troupes de Tsao, lancées par lui, chargent la division ébranlée qui fuit de toutes parts ; vainqueur des deux généraux qui menaçaient sa marche, le premier ministre se dirige tout droit sur Ky-Tchéou.

Déjà Tsao-Hong arrivait au pied des murailles ; le premier ministre ordonna aux trois corps d’armée d’envelopper la place et d’élever tout à l’entour des montagnes de terre[652], sous lesquelles des chemins souterrains permettraient aux soldats d’attaquer la ville. Chen-Pey, qui se trouvait chargé de la défense du chef-lieu, fut très alarmé de ces préparatifs. Le général Fong-Ly, placé à la porte de l’est, s’étant enivré[653], négligea de faire des rondes, et Chen-Pey, lui fit appliquer sur le dos quarante coups de bâton. L’officier, la rage dans le cœur, ouvrit cette porte de l’est ; il se sauva près de Tsao qui le consulta sur les moyens de réduire la place. Le transfuge conseilla à son nouveau maître de creuser un trou profond sous les murailles, de pénétrer ainsi à l’intérieur de la ville, et de l’incendier, ce qui la ferait immédiatement tomber en son pouvoir. Aussitôt Tsao-Tsao lui confia trois cents hommes robustes qui devaient, à la faveur des ténèbres, mettre ce plan à exécution. De son côté, Chen-Pey (depuis la défection de Fong-Ly) parcourait lui-même toutes les nuits les remparts pour inspecter les postes ; un soir, du haut du pavillon qui domine l’une des portes, il s’aperçoit de l’absence de lumière autour des fossés. Cette circonstance lui fait deviner le plan que médite Fong-Ly ; il appelle des soldats d’élite, leur ordonne, sans plus tarder, d’apporter des pierres et de boucher l’entrée des souterrains ; de cette façon, le transfuge et ses trois cents travailleurs périrent sous la terre qu’ils creusaient.

Découragé par cet échec, Tsao-Tsao fit abandonner les travaux entrepris, et ramena ses troupes sur le bord de la rivière Houan pour y attendre le retour de Youen-Chang. Ce dernier, instruit des événements que nous avons vus s’accomplir[654], se porta vers sa capitale pour la secourir, suivi de la moitié de son armée. Le général Ma-Yen lui conseillait d’éviter la grande route où Tsao ne manquerait pas de lui tendre une embuscade. « Il vaut mieux, disait-il, prendre un chemin détourné qui vous conduira le long des monts Sy-Chan, à l’embouchure de la rivière Fo-Chouy. Vous pourrez assaillir le camp du premier ministre et le forcerez infailliblement à lever le siége. — Cette marche en avant peut m’être funeste, répondit Youen-Chang ; restez avec Tchang-Hy à l’arrière-garde pour me soutenir. » A peine avait-il pris ces arrangements, à peine était-il en marche que des espions vinrent en donner avis à Tsao-Tsao.

« Cet ennemi qui se retire, dit Tsao-Hong, au lieu de le poursuivre, il faut l’éviter ; les soldats de Youen-Chang ont leurs familles dans cette ville, et dans leur retraite ils se battront avec le courage du désespoir. — Si Youen-Chang venait par la grande route, je l’éviterais en effet, répliqua le premier ministre ; mais s’il s’engage dans un chemin détourné, s’il arrive par les montagnes, je l’attaque et il est à moi. Si je ne me trompe, il aura adopté ce second plan... » À ce moment on vient lui annoncer quelle route suivait Youen-Chang. « Ah ! s’écria-t-il en frappant dans ses mains, le ciel me rend maître de Ky-Tchéou ! – Puis il ajouta : Il ne manquera pas en arrivant de faire un signal, d’allumer des feux pour avertir la garnison d’agir de concert avec lui ; je n’ai qu’a diviser mes troupes, frapper sur deux points en même temps et je suis sûr du succès ! »

Déjà Youen-Chang, sortant à l’embouchure de la rivière Fo-Chouy, rassemblait ses troupes à cinq milles environ de sa capitale, dans l’est, au lieu appelé Yang-Ping. Un de ses côtés s’appuyait sur cette même rivière Fo-Chouy. Son premier soin fut d’ordonner aux soldats de former des amas de bois mort et d’herbe sèche, et d’y mettre le feu, afin de préparer un signal de nuit ; en même temps son secrétaire Ly-Fou, prenant le costume d’un inspecteur militaire de l’armée impériale, traversa hardiment le camp de Tsao-Tsao. Répondant à haute voix aux soldats qui gardaient la route, il put arriver jusqu’aux portes de la ville. Quand il demanda à entrer, Chen-Pey, qui reconnut sa voix, n’hésita pas à le laisser pénétrer dans les murs ; il lui apprit que leur maître, arrêté avec ses troupes à Yang-Ping, attendait que la garnison secondât son mouvement. Un feu allumé sur les remparts devait être le signal de la sortie.

Chen-Pey disposa des tas d’herbes destinés à produire le signal qui le mettrait en communication avec son maître. « La ville manque de vivres, dit Ly-Fou ; il faut en faire partir les vieillards, les enfants, les malades, ainsi que les femmes ; c’est le moyen d’éviter la famine. Que ce peuple évacue la place, et les soldats feront ensuite leur sortie. » Chen-Pey se mit en devoir d’obéir ; le lendemain, sur les remparts, il arbora une bannière blanche sur laquelle étaient tracés ces mots : « Le peuple de Ky-Tchéou demande à se soumettre. » Les soldats du camp impérial en avertirent Tsao-Tsao : « La ville manque de vivres, répondit-il ; on nous abandonne les bouches inutiles pour éviter la famine ; certainement la garnison tentera un coup de main après le départ des habitants. » Et il ordonna à deux généraux (Tchang-Léao et Hu-Hwang) d’aller, chacun avec trois mille hommes, s’embusquer aux deux côtés de la route. Lui-même, abrité sous le grand étendard, il déploya toute son armée autour de la ville.

En effet, les portes s’ouvrent ; les habitants qui soutiennent les vieillards et portent des enfants, s’avancent, tenant à la main des bannières blanches. « Je vois bien que ce peuple a beaucoup souffert dans la ville, dit Tsao-Tsao ; s’il ne la quittait pas, il y mourrait de misère ! » Ces malheureux vinrent en masse se jeter à ses pieds, et il leur fit distribuer des vivres par les soldats de son arrière-garde. Il y avait bien la dix mille personnes de tout âge ; quand cette foule eut fini d’évacuer la place, la garnison tenta une brusque sortie. À cette vue, Tsao-Tsao fit signe d’arborer un étendard rouge ; les deux généraux embusqués tombèrent sur la division qui se précipitait hors de la ville, la mirent en désordre, si bien qu’elle dut rentrer dans les murs. Tsao s’élança au galop à sa poursuite : arrivé sur le pont-levis, il est accablé par une grêle de traits qu’on lui lance d’en haut. Une flèche perce son cheval qui tombe mort, deux autres pénètrent dans son casque et lui effleurent le front.

Tous les généraux se précipitent au secours de leur maître qu’ils ramènent au milieu des rangs ; mais Tsao change de vêtements, prend un autre cheval et s’élançant à la tête de ses officiers, les entraîne vers le camp de Youen-Chang. Celui-ci accepte le combat ; complétement battu dans cette attaque générale où trois corps d’armée se sont réunis contre lui, il recule avec ses soldats éperdus jusqu’aux monts Sy-Chan. La, il campe tandis que des courriers vont avertir les deux lieutenants Ma-Yen et Tchang-Hy d’arriver au plus vite. Il ignorait que Tsao-Tsao venait de détacher vers eux les deux Liu, auxquels nous avons vu qu’il avait accordé le titre de princes[655] ; ces deux généraux rencontrèrent à moitié chemin ceux qu’ils cherchaient.

« Youen-Chang est perdu, dit Liu-Kwang ; son excellence Tsao a le cœur large et généreux. Il honore les sages et respecte les hommes de talent ; si vous vous soumettez à lui, le titre de prince ne peut vous échapper. » Et gagnés par ces paroles, les deux chefs allèrent faire leur soumission à Tsao-Tsao, qui leur accorda en effet le titre de prince.

Dès le lendemain, le premier ministre, avant de se mettre en marche pour attaquer le camp de Sy-Chan, chargea ces quatre généraux d’aller intercepter les convois de Youen-Chang. Celui-ci, comprenant que les défilés des montagnes ne lui offraient plus d’asile sûr, se sauva pendant la nuit à Lan-Kéou. A peine y avait-il établi son camp, que de toutes parts il se vit attaqué par les flammes ; des soldats embusqués se montrent inopinément. Ses soldats étaient sans cuirasses ; les chevaux n’étaient point bridés. Cette armée surprise fuit en désordre et recule à cinq lieues de la ; ce qui fut cause que Youen-Chang envoya présenter sa soumission à Tsao-Tsao[656]. Le rusé ministre feignit de l’accepter, puis au milieu de la nuit, il fit attaquer le camp de son adversaire par deux divisions[657]. Contraint d’abandonner le sceau de son petit royaume, la hache, signe de commandement, ses vêtements, sa cuirasse, tout ce qu’il possédait de précieux, Youen-Chang se sauva encore en pleine nuit et se jeta dans les monts Tchong-Chan.

Alors Tsao-Tsao revint attaquer le chef-lieu de la principauté. Son conseiller Hu-Yéou lui ayant donné l’idée de s’emparer de la ville en l’inondant avec les eaux du Tchang-Ho, il s’empressa de la mettre à exécution. Des soldats creusèrent, autour de la place, un fossé de quatre lieues d’étendue ; Chen-Pey, qui du haut des remparts les voyait pratiquer cet étroit canal, se prit à dire en souriant : « Ah ! vous voulez enlever la ville en y faisant entrer les eaux de la rivière ; pour cela, il faut que les eaux puissent s’y précipiter, et avec un canal si peu profond, que comptez-vous faire ?... Vous n’avez qu’a recommencer sur une plus grande échelle !» Aussi, quand ses généraux vinrent lui parler des travaux entrepris par les assiégeants, et le prier de les détruire par une sortie : « Ils perdent leur temps, répondit-il ; qu’ils creusent de toutes leurs forces, tant qu’ils voudront ! »

Cette même nuit, Tsao-Tsao ajouta aux travailleurs dix compagnies de soldats qui firent tant d’efforts[658], chacun pour leur part, que le matin du jour suivant, le fossé avait la profondeur de deux mesures de dix pieds. Les eaux de la rivière y entrèrent, et dans la ville elles s’élevèrent à la hauteur de quelques pouces. Les vivres manquaient aux assiégés ; bien des soldats déjà avaient succombé a la famine ; ce fut dans cette circonstance que le transfuge Sin-Py, attachant au bout d’une pique le sceau, les vêtements, toute la dépouille de Youen-Chang, promena ce trophée autour des murailles pour appeler ces malheureux à la reddition. Exaspéré de cette conduite, le gouverneur (Chen-Pey) fit arrêter quatre-vingts personnes de tout âge et de tout sexe, qui appartenaient à la famille de ce général ; ils furent décapités sur les remparts, et leurs têtes lancées au pied des murailles. Dans sa douleur, Sin-Py poussa des sanglots et des cris que rien ne pouvait arrêter !

Les habitants restés dans la ville en étaient réduits à tuer les chevaux pour se nourrir ; les soldats mourant de faim ne pouvaient plus se tenir à leurs postes. Du haut des remparts, le neveu[659] du gouverneur, jeune homme appelé Chen-Yong, fut profondément ému d’entendre les lamentations incessantes de Sin-Py (pleurant le massacre de sa famille) ; et comme depuis longtemps il était très lié avec celui-ci, il conçut le dessein secret de remettre entre ses mains une des portes de la ville. Il le lui fit connaître au moyen d’une lettre lancée au bout d’une flèche, que les soldats trouvèrent et lui remirent. Sin-Py, après l’avoir lue, la porta à Tsao-Tsao. Le premier ministre assembla ses officiers, et déclara solennellement[660] qu’a leur entrée dans la ville, ils eussent à faire respecter tous les parents de Youen-Chang, et que les habitants, civils ou militaires, ne seraient point mis à mort. Le lendemain, dès que parut le jour, Chen-Yong ouvrit la porte de l’ouest[661]. Les troupes impériales pénétrèrent donc dans la ville, conduites par Sin-Py qui galopait en avant et que suivaient de près les autres généraux.

Ainsi, la ville de Ky-Tchéou était au pouvoir de l’ennemi ; lorsque du haut du pavillon qui dominait la façade sud-est des remparts, le gouverneur Chen-Pey vit les divisions impériales remplir la place, il descendit avec quelques cavaliers pour se battre en désespéré. Mais il se trouva face à face avec Su-Hwang qui le fit prisonnier, le lia et l’emmena hors des murs Sur sa route, le captif rencontra Sin-Py ; celui-ci, grinçant des dents, le frappa sur la tête avec son fouet : « Ah ! brigand, s’écria-t-il, c’est aujourd’hui que tu vas mourir ! »

« Chien, répondit Chen-Pey, c’est toi qui as conduit les troupes ennemies, et consommé la ruine de cette ville, qui était notre patrie à tous les deux[662] ! Oh! que n’ai-je pu te tuer de ma main !.. Mais non, aujourd’hui même, je dois mourir de la tienne ! » On le conduisit devant Tsao-Tsao : « Savez-vous bien, lui demanda le vainqueur, qui m’a livré les portes ? Non, je l’ignore ! »

« C’est votre neveu, répliqua Tsao, en montrant du doigt Chen-Yong. — Il a donc suffi de la trahison d’un homme de rien pour amener tant de maux[663] ! »

« Ces jours derniers, quand je suis venu presser le siége, pourquoi m’avez-vous accablé d’un si grand nombre de flèches ? — Quoi, trop de flèches ?. Hélas ! il y en avait trop peu ! »

« Votre fidélité à la famille des Youen vous poussait à cette résistance obstinée ; vous soumettez-vous à moi ? — Je ne me soumets pas, non, non ! »

Sin-Py vint se prosterner en sanglotant : « Les quatre-vingts personnes qui composaient ma famille ont été toutes égorgées par ce brigand, s’écria-t-il ; je prie votre excellence de l’immoler en sacrifice à leurs mânes. — Durant ma vie, répliqua Chen-Pey, j’ai servi les Youen, et je les servirai encore sous la forme d’une ombre[664] ! Ce n’est pas comme toi, brigand, qui calomnies tes maîtres et flattes tes ennemis. Faites vite tomber ma tête. » Tsao donna ordre qu’on l’emmenât pour le mettre à mort ; s’adressant à ses bourreaux, Chen-Pey leur dit avec fierté : « Mon maître est dans le nord ; je ne veux pas mourir la face tournée vers le sud. » Puis il se plaça dans la direction qu’il indiquait, allongea le cou, et le glaive lui trancha la tête. Il mourut le septième mois de la neuvième année de la période Kien-Ngan (204 de J.-C.) Ce fut le visage tourné vers le nord qu’il reçut le coup fatal, et tous les assistants restèrent consternés ! Par égard pour sa loyauté, pour sa fidélité inébranlable, Tsao le fit enterrer au nord de la ville.

L’armée entra donc tout entière dans la ville, et avec elle le fils aîné du premier ministre, jeune homme du nom de Tsao-Py (son surnom Tsé-Houan), qui entrait dans sa dix-huitième année[665]. A l’époque de sa naissance, un nuage surnaturel de couleur bleue et de forme carrée, développé comme la couverture d’un char, était resté tout le jour suspendu sur la maison, sans se dissiper. Les gens habiles à interpréter les pronostics avaient dit à son père : « Cet enfant jouira d’une destinée que les paroles ne peuvent exprimer ; l’esprit qui s’est manifesté sous la forme de ce nuage, n’est point de ceux qui se montrent à la naissance d’un sujet.. » A l’âge de huit ans, il savait lire, et sa perspicacité l’élevait au-dessus de tous les jeunes gens de son âge. Les King (les livres canoniques) anciens et modernes, les chefs-d’œuvre littéraires[666], les livres des diverses sectes, n’avaient pas de difficultés pour lui ; il savait parfaitement monter à cheval et tirer de l’arc en galopant : il excellait dans l’art de manier le sabre. Sa mère appartenait à une famille (de Lang-Yé) du non de Pien ; c’était la fille d’une simple courtisane, que Tsao avait placée au nombre de ses concubines[667]. Au temps de l’expédition contre la ville de Ky-Tchéou, ce jeune fils l’accompagnait ; après la victoire, il entra dans la place suivi de ses propres troupes et se dirigea tout droit vers le palais qu’habitait la famille de Youen-Chang. Arrivé devant la porte, il met pied à terre, le sabre au poing, et se prépare à pénétrer dans ce palais : « Son excellence a défendu de laisser passer personne, répondit l’officier de garde ; » mais le jeune homme, traitant cet officier avec mépris, continue sa marche. Armé de son glaive, il s’introduit dans les appartements réservés aux femmes, et la, il aperçoit Liéou-Ssé (la mère de Youen-Chang) qui pleurait, en serrant sur son cœur une jeune fille.


CHAPITRE V.


Tsao-Tsao s’empare du passage de Hou-Kwan.


[Règne de Hiao-Hien-Ty, année 204 de J.-C.] Tsao-Py était donc la, debout, prêt à frapper de son glaive ; mais une lumière rouge éblouissant ses regards[668], il renonça à son dessein : « Qui êtes-vous, » demanda-t-il à la jeune femme ?

« L’épouse de général Youen, » répondit Liéou-Ssé.

« Et cet enfant que vous serrez dans vos bras ? – La femme de mon second fils, Youen-Hy ; elle se nomme Tchin-Ssé. Son époux étant allé défendre la ville de Yéou-Tchéou, elle n’a pas pu l’accompagner à une si grande distance ; voila pourquoi elle est restée ici avec moi. »

Le jeune guerrier s’approche pour mieux regarder Tchin-Ssé ; avec sa manche il met à découvert son visage obscurci par de longs cheveux déliés, et voit une peau transparente comme le jade, un teint comparable à l’éclat des fleurs. Cette femme avait une beauté à causer la ruine d’un empire. « Je suis le fils du premier ministre, dit alors Tsao-Py ; je vous prends l’une et l’autre sous ma protection, ne craignez rien ! » Le glaive en main, il s’assit devant l’appartement ; aussi personne d’entre les officiers n’osa y pénétrer.

Cependant, sur l’invitation de ses officiers, Tsao-Tsao fit son entrée dans la ville prise, à cheval, à la tête de son cortége ; le conseiller Hu-Yéou se tenait derrière sa personne. Au moment où ils allaient franchir la porte, l’officier poussa son cheval de manière à se trouver à côté du premier ministre, et lui montrant avec son fouet cette même porte : « Ou-Man[669], lui dit-il, sans moi, vous ne seriez pas maître de cette ville. — Vous dites vrai, » répliqua Tsao-Tsao, en riant de bon cœur ; puis, arrivé devant le palais de Youen-Chao, il demanda si quelqu’un s’était permis d’en franchir le seuil.

« Le fils de votre excellence y a pénétré, » répliqua l’officier de garde, et Tsao-Tsao appela aussitôt son fils à haute voix pour le faire sortir. Il voulait le tuer ; ses conseillers Sun-Yéou et Kouo-Kia, lui firent observer que la présence de son fils dans ce palais n’avait servi qu’à le protéger contre toute insulte, nais il leur imposa silence, et Liéou-Ssé, sortant de ses appartements, vint se prosterner devant lui : « Sans le fils de votre excellence, s’écria-t-elle, notre demeure n’eût point été respectée ; permettez-moi de lui accorder ma fille pour vous témoigner notre reconnaissance.... » Sur la demande du premier ministre, qui la priait de venir vers lui, la jeune Tchin-Ssé vint se précipiter à ses pieds, et en la voyant il dit à son tour : « En vérité, je vous prends pour ma bru ! » Sans plus tarder, il ordonna à son fils de la garder comme épouse.

Après avoir pacifié le district de Ky-Tchéou (qu’il venait de conquérir), Tsao-Tsao alla offrir un sacrifice sur la tombe de Youen-Chao ; il s’inclina à plusieurs reprises, versa beaucoup de larmes, et se tournant vers ses généraux : « Autrefois, leur dit-il, j’ai voulu m’entendre avec Pen-Tsou[670] pour lever des troupes, mais il me répondit : Si les événements ne me sont pas favorables, sur quoi pourrai-je m’appuyer ? — Et comme je le pressai d’expliquer le fond de sa pensée, il ajouta : Au sud, j’ai pour appui le fleuve Jaune ; au nord je domine la province de Yen-Tay, et je tiens en respect les hordes de la Mongolie[671] ; si je vais au-delà de mes frontières du sud lutter pour la possession de l’Empire, ai-je quelque chance de réussir ? — Et je lui répondis : L’homme habile et fort peut être maître de l’Empire ; mais on ne peut le gouverner autrement qu’au nom de la justice ! — Ces paroles ne sont jamais sorties de ma mémoire ; maintenant que mon rival n’est plus, je me les rappelle, et voilà pourquoi mes larmes coulent ! » Tous les officiers applaudirent à cette générosité.

Tsao-Tsao donna à la veuve de son ennemi de l’or, des étoffes précieuses et des grains, pour la consoler dans sa douleur, puis dans une proclamation il déclara : « Que le peuple des provinces situées au nord du fleuve, ayant eu à souffrir les maux de la guerre, seraient exemptés, cette année-la, du paiement de l’impôt. » Une fois ces grandes affaires réglées, il adressa à l’Empereur une dépêche pour lui faire connaître les événements de la campagne ; quant au gouvernement des districts de Ky-Tchéou, il le garda pour lui-même.

Le lendemain, Hu-Tcho, traversant au grand trot de son cheval la porte de l’est, rencontra Hu-Yéou qui lui dit : « Sans moi, vous ne passeriez pas si librement sous la porte de cette ville ! — Quoi, reprit Tcho avec colère, n’ai-je pas risqué ma vie à tout moment, ne me suis-je pas plongé au plus fort de la mêlée pour conquérir cette place ? Et vous osez vous vanter de la sorte !... — En vérité, reprit Yéou d’un ton de mépris, il vous sied bien de parler si haut, vous qui n’êtes qu’un officier de fortune ! » Hu-Tcho, transporté de colère, tira son sabre et abattit la tête du conseiller, qu’il alla montrer à Tsao-Tsao en lui expliquant le motif de leur querelle. « Hélas, s’écria le premier ministre, il était mon ancien ami, mon compagnon d’armes ! Pourquoi l’avez-vous tué ? » Et après avoir accablé de reproches le meurtrier, il fit ensevelir la victime.

Comme il désirait avoir quelqu’un qui connût le relevé exact du nombre des familles, les gens du pays lui désignèrent un ancien gouverneur de Ky-Tou, nommé Tsouy-Yen. Ce mandarin ayant plusieurs fois exhorté Youen-Chao à garnir ses frontières, ses paroles n’avaient point été écoutées et il avait pris sa retraite[672]. Tsao-Tsao l’envoya chercher ; il le nomma inspecteur de ce pays de Ky-Tchéou[673] et lui demanda comment cette province, qui ne comptait pas plus de trois cents mille habitants, passait pour l’une des grandes de l’Empire ? « Dans ce temps-ci, répondit le mandarin, l’Empire se brise en morceaux, les provinces sont violemment séparées ; les deux fils de Youen-Chao, Tan et Chang, se font une guerre acharnée ; les gens du Ky-Tchéou meurent en si grand nombre, que leurs corps couvrent la plaine. Les troupes de l’Empereur arrivent-elles précédées d’une réputation d’humanité et de clémence, s’informent-elles des mœurs et des usages d’un pays pour les respecter, enfin, délivreront-elles le peuple des fléaux qui l’accablent ?. On l’ignore jusqu’ici ; la première chose qui vous occupe, c’est le nombre des cuirasses et de ceux qui peuvent les porter ! Comment les hommes et les femmes d’une province vaincue se tourneraient-ils vers vous avec espérance ! » À ces paroles, le premier ministre devint pensif ; il remercia ce mandarin de son conseil et le traita avec de grands égards.

Les affaires du Ky-Tchéou étaient donc réglées ; Tsao-Tsao envoya des espions chargés de recueillir des informations sur Youen-Tan ; voici ce qu’ils rapportèrent : Ce dernier avait profité du moment favorable pour se rendre maître de quatre districts[674] ; instruit de la fuite de son frère Youen-Chang dans les monts Tchong-Chan, où les troupes impériales l’avaient assailli la nuit, et d’où ses soldats affaiblis, diminués de nombre, peu disposés à se battre, s’étaient enfuis à la première alerte ; sachant en outre que celui-ci avait l’intention de rejoindre dans la ville de Yéou-Tchéou leur autre frère Youen-Hy, il s’occupait à rassembler les forces dispersées après la déroute, pour tâcher de reprendre sa capitale (Ky-Tchéou). Aussi refusa-t-il de se présenter devant le premier ministre qui le fit appeler. Celui-ci, furieux, lui envoya par courrier une lettre d’injures et de reproches à propos de la rupture du mariage projeté avec sa fille ; puis, à la tête du principal corps d’armée, il alla camper à Ping-Youen, décidé a châtier sa mauvaise foi[675]. Youen-Tan, qui ne se sentait pas de force à lutter, quitta cette position et vint se renfermer dans Nan-Py[676].

Au premier mois, au printemps de la dixième année KienNgan (205 de J.-C.) Tsao-Tsao avait conduit ses soldats devant cette ville de Nan-Py. L’air était froid et glacial ; la rivière gelée ne permettait pas aux bateaux d’amener des grains pour l’armée. Un ordre du premier ministre enjoignit aux habitants de la contrée de casser la glace et de traîner les barques chargées de vivres pour éviter des fatigues aux soldats. Mais les habitants de la contrée, instruits de cette proclamation, s’enfuirent dans le fond des montagnes. Outré de colère, Tsao-Tsao ordonna à ses troupes de mettre à mort tous les gens du pays qu’ils pourraient attraper ; et aussitôt ces malheureux se rendirent d’euxmêmes au camp impérial. « Si je ne vous fais pas mettre à mort, leur dit Tsao-Tsao, mes ordres n’auront pas été exécutés ; si je vous punis du dernier châtiment, j’aurai manqué d’humanité... Allez donc vous cacher dans les montagnes, et ne tombez pas sous la main de mes soldats ! » Les cent familles se retirèrent en versant des larmes.

A peine l’armée impériale se montrait-elle devant Nan-Py, que Youen-Tan sortit avec les chefs de sa cavalerie pour l’attaquer. Les deux corps étant en présence, Tsao-Tsao s’avança hors des rangs à cheval, et montrant son ennemi du bout de son fouet : « Je vous ai traité avec égards, s’écria-t-il, et vous, pourquoi avez-vous brisé les liens qui nous unissaient ? — Vous avez franchi mes frontières pour m’attaquer, répondit YouenTan, vous m’avez enlevé ma capitale, et c’est vous qui m’accusez de trahison !... » Tsao-Tsao, excité par la colère, lança son général Su-Hwang auquel Youen-Tan opposa son lieutenant Pang-Ngan ; après une courte lutte, ce dernier tomba, frappé à mort par son adversaire. Les soldats de Youen-Tan se retirèrent en déroute jusque dans la ville, que le premier ministre fit à l’instant même entourer de toutes parts. Bientôt parut devant lui Sin-Ping, envoyé par le vaincu pour traiter de sa reddition. « Votre maître est un enfant sans expérience qui tourne à tous les vents, répliqua Tsao-Tsao ; il est difficile d’ajouter foi à sa parole. Je respecte votre jeune frère[677] ; croyez-moi, ne retournez pas vers Youen-Tan. »

« Votre excellence n’est pas dans le vrai, reprit le mandarin ; voici ce que j’ai entendu dire : « Si le maître est dans la prospérité, le sujet acquiert de la considération ; si le maître est dans la peine, le sujet éprouve de la honte. Pourquoi ne retournerais-je pas près du mien ? » Et Tsao-Tsao le congédia aussitôt. Arrivé près de Youen-Tan, il lui dit que le vainqueur n’acceptait pas sa soumission. « Maintenant que votre jeune frère est au service de Tsao, répondit avec amertume Youen-Tan, vous me trahissez ! » A ces mots, Sin-Ping tomba évanoui et mourut sur le coup ; il fut vivement regretté de son maître.

Le conseiller Kouo-Tou exposa que l’armée du nord ne pouvant se mesurer avec celle du sud, il fallait, dès le lendemain, faire sortir le peuple en masse ; les troupes suivraient immédiatement, et dans un combat à outrance contre le premier ministre, on tenterait définitivement la fortune[678]. Ce conseil plut à Youen-Tan. Cette même nuit, le peuple fut averti par une proclamation, qu’il devait évacuer la ville, et s’armer de sabres et de piques. Le lendemain, quand il fit jour, les quatre portes s’étant ouvertes à la fois, les troupes sortirent, poussant devant elles[679] cette foule de peuple qui se ruait en tumulte et se dirigeait, entraînée par les soldats, vers le camp impérial. Depuis sept heures du matin jusqu’a midi, ce fut une mêlée terrible, et sans résultat décisif ; les morts couvraient la terre. Alors, voyant que la victoire se refuse à passer de son côté, Tsao-Tsao abandonne son cheval ; il gravit à pied la montagne, et frappe le tambour de sa propre main. Les généraux et les soldats, qui l’ont vu, se lancent au combat avec une nouvelle ardeur ; les lignes ennemies sont mises en pleine déroute, le peuple tombe de toutes parts. Su-Hwang[680], traversant avec intrépidité les bataillons vaincus, rencontre Youen-Tan et l’abat d’un coup de sabre. A la vue de ses soldats mis en fuite, Kouo-Tou retourne précipitamment vers la ville, mais il tombe dans le fossé, percé par les flèches que lui lance Yo-Tsin.

Déjà le premier ministre, entré dans la place conquise, rassurait le peuple, quand parut un corps d’armée commandé par Tsiao-Tcho et Tchang-Nan, lieutenants de Youen-Hy. A peine virent-ils les troupes conduites vers eux par le vainqueur, qu’ils jetèrent bas leurs armes et firent leur soumission : le titre de prince fut leur récompense. Alors aussi arriva un rebelle des monts Hé-Chan (montagnes noires), nommé Tchang-Yen, qui se rendit avec cent mille hommes. Tsao-Tsao lui donna un commandement dans les provinces du nord, puis il l’envoya, en compagnie des généraux Yo-Tsin et Ly-Tien, soumettre le PingTchéou, défendu par Kao-Kan. Lui-même, a la tête du principal corps d’armée, il se porta vers Yéou-Tchéou pour y attaquer Youen-Hy et Youen-Chang.

Avant son départ, il avait fait exposer la tête de Youen-Tan et publier dans toute la ville une proclamation portant que : « Quiconque oserait pleurer devant cette tête périrait avec ses parents jusqu’au troisième degré. » Or, cette tête étant suspendue a la porte du nord[681], un homme, coiffé d’un bonnet de toile et vêtu de deuil, vint verser des larmes sous ce triste trophée. Les soldats de garde le conduisirent comme un criminel vers Tsao-Tsao qui l’interrogea. Cet homme avait été inspecteur du district de Tsing-Tchéou et se nommait Wang-Siéou[682]. Au lieu d’écouter ses conseils, Youen-Tan l’avait chassé ; mais le fidèle mandarin, instruit de la mort de son jeune maître, était venu pleurer sur ses restes.

« Connaissiez-vous mes ordres, lui demanda Tsao-Tsao ? Oui, répliqua le mandarin. — Et vous n’avez pas craint de faire périr avec vous vos plus proches parents ? — Tant qu’il a vécu, j’ai obéi à ses lois ; après sa mort, si je ne le pleurais pas, ce serait manquer au premier des devoirs. Par crainte des supplices, je manquerais à ce même devoir, et je resterais debout au milieu du monde ! J’ai reçu des bienfaits de la famille Youen ; si je pouvais avoir le corps de Youen-Tan et l’ensevelir, dussé-je périr avec tous ceux qui me sont chers, je fermerais les yeux sans regret ! »

« Au nord du fleuve Jaune, reprit Tsao-Tsao, peut-être y avait-il bien des mandarins fidèles comme vous !... Quelle pitié que ces Youen n’aient pas voulu s’appuyer sur leur zèle ! S’ils avaient su employer de pareils hommes, comment aurais-je osé regarder en face cette contrée !... » Il traita le mandarin comme un hôte de distinction, et le nomma l’un des intendants du palais. Tout joyeux de s’être attaché un tel homme, il lui dit : « Maintenant voilà que Youen-Chang s’est jeté dans les bras de son frère Youen-Hy ; enseignez-moi ce que j’ai à faire pour le prendre. » Et comme le mandarin gardait le silence, il s’écria : « Oh ! serviteur fidèle à ses anciens maîtres ! »

Interrogé à son tour, Kouo-Kia proposa de faire marcher contre ces deux frères les généraux Tsio-Tcho et Tchang-Nan, nouvellement soumis et qui avaient servi sous les ordres des deux jeunes princes ; ils viendraient à bout de les défaire. Tsao-Tsao goûta cet avis ;à ces deux commandants, il adjoignit Liu-Kwang, Liu-Tsiang, Ma-Yen et Tchang-Hy[683]. Chacun d’eux fut mis à la tête d’une division, et séparés en trois corps, ils marchèrent contre Yéou-Tchéou. Le premier ministre les suivait avec son armée, prêt à les soutenir. De son côté, Youen-Chang, sachant que l’avant-garde impériale se composait tout entière de soldats des provinces du nord qui avaient changé de drapeau, résolut, avec son frère, d’abandonner la place. Avec leur monde, ils s’enfuirent la nuit dans la direction de Liéou-Sy, cherchant un asile chez les Ou-Hoan[684],

Sur ces entrefaites, le commandant de Yéon-Tchéou, nommé Ou-Hoan-Tcho, ayant assemblé tous ses officiers, immola un cheval blanc[685], et voulut boire avec eux du sang de la victime pour sceller le serment qu’il leur proposait. Après leur avoir parlé de Tsao-Tsao et de sa lutte contre Youen-Chang et Youen-Tan, il trempa le premier ses lèvres dans le sang et dit : « J’ai entendu dire que son excellence le premier ministre est le plus grand héros de son temps ; faisons-lui notre soumission, et que celui qui résistera à ma volonté perde la vie ! » La coupe, en faisant le tour de la table, arriva dans les mains de l’inspecteur Han-Heng qui jeta son couteau à terre et s’écria : « J’ai reçu des bienfaits de Youen-Chao et de ses enfants ; aujourd’hui que notre maître est prêt de périr, le sage qui ne cherche pas à le sauver par ses conseils, et le héros qui ne combat pas jusqu’a la mort, manquent à leur devoir. Si quelqu’un regarde vers le sud et veut se soumettre a Tsao-Tsao, ce ne sera pas moi ! »

Tous les convives avaient pâli : « Lever des troupes, reprit Ou-Hoan-Tcho, voila la grande affaire ; il convient de remplir le plus grand des devoirs ! Mais le succès d’une entreprise n’est pas subordonné à la volonté d’un seul homme. Si Han-Heng est décidé à faire ce qu’il a dit, il en est le maître !... » Et le mandarin quitta le banquet sain et sauf. Le commandant, sortant des murs, alla au-devant des trois divisions impériales et se soumit à Tsao-Tsao, qui dans sa joie le nomma général en activité dans les provinces du nord, et gouverneur de ce même district de Yéou-Tchéou. Des courriers apportèrent aussi la nouvelle de la prise de Ping-Tchéou par Yo-Tsin et Ly-Tien ; quant au passage de Hou-Kouan[686],gardé par Kao-Kan, les troupes n’avaient pu s’en rendre maître. Le premier ministre s’y porta en personne ; les deux généraux que nous venons de nommer, l’ayant joint sur la route, lui répétèrent que Kao-Kan défendait le passage de telle sorte qu’ils n’avaient pu le forcer.

Tsao-Tsao assembla tous ses officiers pour les consulter sur le moyen d’enlever cette importante position : « Pour vaincre Kao-Kan, dit le conseiller Sun-Yéou, il n’y a qu’une chose à faire, c’est de lui envoyer de faux transfuges. » Goûtant ce conseil, Tsao-Tsao appela deux généraux nouvellement soumis, LiuKwang et Liu-Tsiang, et leur donna des instructions a voix basse. Tous les deux, ils partirent avec une dizaine d’hommes, et arrivés devant l’entrée du passage, ils dirent : « Les façons méprisantes de Youen-Chang nous avaient contraints de passer dans les rangs de l’armée impériale, mais Tsao-Tsao n’a pas de confiance en nous ; c’est un homme trop soupçonneux !.. Repentants de notre faute, nous revenons défendre notre ancien maître ; ouvrez-nous la porte et faites-nous entrer. »

Kao-Kan n’ajoutait pas foi à leurs paroles ; il se contenta de les admettre seuls en dedans des fortifications, afin de s’entendre avec eux. Les deux Liu entrèrent donc sans armes et à pied ; et comme ils parlaient très défavorablement de Tsao-Tsao : « Son armée approche, dit le commandant, indiquez-moi un moyen de la défaire ? — Profitez de l’incertitude de ses troupes, répondit Liu-Kwang ; attaquez son camp cette nuit même ; laissez-nous commander l’avant-garde... » Et cette nuit-la, Kao-Kan confiant son avant-garde aux deux traîtres, marcha contre les retranchements ennemis avec dix mille hommes environ.


CHAPITRE VI.


Kouo-Kia s'empare par ruse du Liao-Tong.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 205 de J.-C. ] A peine Kao-Kan arrivait-il sur le camp impérial, que des cris retentissent derrière lui, et de toutes parts se montrent des soldats embusqués ; il comprend qu’il a donné dans un piége. Son premier mouvement est de retourner vers le passage, mais Yo-Tsin et Ly-Tien l’occupent déjà. Tsao-Tsao en gardait l’entrée à la tête de ses troupes ; il lance ses soldats à la poursuite de Kao-Kan, qui, s’ouvrant un chemin en combattant, allait chercher un refuge près du tartare Tchen-Yu.

Arrivé en dedans des frontières de la Tartarie, le fugitif rencontre un chef de horde, du nom de Tso-Hien-Wang, devant lequel il se prosterne après s’être jeté à bas de son cheval. « Tsao-Tsao a envahi mon territoire, lui dit-il, et maintenant il voudra attaquer votre propre pays ; je vous en supplie, en grâce, tendez-moi une main secourable, réunissons nos efforts pour défendre de nouveau les pays situés au nord de la Chine. — Jusqu’ici, reprit le chef tartare, je n’ai eu aucun démêlé avec Tsao-Tsao ; pourquoi donc aurait-il l’audace d’envahir mon royaume ? C’est vous qui voulez ne faire prendre part à vos guerres !... » Et il le repoussa sans pitié. Kao-Kan avait beau réfléchir, il ne savait où donner de la tête ; enfin, il se décidait à demander asile à Liéou-Piao, quand, à moitié route, un de ses plus intimes officiers (nommé Wang-Yen ) l’assassina. Le traître lui coupa la tête et la porta à Tsao-Tsao, qui l’honora du titre de prince.

Le Ping-Tchéou se trouvait donc entièrement conquis[687] ; humilier les Tartares Ou-Hoan, et mettre la main sur Youen-Hy pour couper le mal dans sa racine, tel était le double projet sur lequel Tsao-Tsao consulta son conseil. Tsao-Hong et les autres disaient : « Les deux fils de Youen-Chao ont été battus ; leurs généraux sont morts ; leur puissance est anéantie, et il ne leur reste plus d’armée. Les voila réfugiés chez les Barbares, hors des limites de l’Empire ; mais ces étrangers sont plus avides de butin que bienfaisants ; que feront-ils pour eux ? Rien. Aujourd’hui si vous conduisez vos troupes sur le territoire de la Tartarie, sans doute Hiuen-Té et Liéou-Piao se porteront, avec leurs forces réunies, contre la capitale ; il ne sera guère facile de la secourir. Et voila que de grandes calamités surgiront ! Retirez vos armées et n’allez pas au-delà ; c’est le plus sage parti ! »

« Vous êtes tous dans l’erreur, objecta Kouo-Kia ; la puissance de notre maître ne rencontre rien qui lui fasse obstacle, j’en conviens ; mais ces habitants du désert[688], comptant sur la distance qui les sépare de nous, ne sont point prêts à la résistance. S’ils ne sont pas sur la défensive, il suffit de les attaquer vivement pour les battre. D’ailleurs, il y a eu entre eux et Youen-Chao, échange de bons procédés ; deux des fils de celui-ci ont trouvé un refuge chez ces Tartares. Si donc nous abandonnons les Ou-Hoan, que l’occasion nous livre, pour marcher au sud contre d’autres ennemis, les deux Youen sauront trouver dans ces alliés un point d’appui. Youen-Chang rassemblera les serviteurs de son père et de ses frères. Le chef des Tartares[689] deviendra plus ambitieux ; il épiera l’occasion de satisfaire sa convoitise, et je crains bien que nous ne perdions les provinces de Tsing et de Ky. Liéou-Piao est un hôte qui sait bien[690] entretenir un convive ; mais, il le sent lui-même, ses talents ne le mettent point au-dessus de Hiuen-Té. S’il s’agit de confier à celui-ci une affaire importante, il craindra de lui laisser prendre trop de pouvoir ; d’autre part, Hiuen-Té ne peut pas être confiné dans un emploi inférieur ; donc, bien que l’Empire soit dégarni de troupes, et qu’il s’agisse de porter la guerre très loin, votre excellence peut être tranquille. »

« Les paroles de Fong-Hiao[691], s’écria le premier ministre, ont tout à fait tranché la grande question qui nous occupe. » Sans plus tarder, il mit en marche son armée et un millier de chariots ; il franchit la palissade qui défend le pays de Lou-Long pour examiner les lieux, et n’aperçoit qu’une immensité de sables jaunes et mouvants, balayés par un vent impétueux, des ravins offrant au sein des montagnes d’étroits et impraticables sentiers. À cette vue, il eut envie de faire rétrograder ses troupes ; cependant il voulut interroger encore Kouo-Kia. En ce temps-la, ce mandarin, que le climat avait rendu malade, était couché dans un char. « Hélas ! lui dit le premier ministre en pleurant, cette fantaisie que j’ai de soumettre les Barbares du nord, est cause que vous m’avez suivi dans ces courses lointaines et pénibles, où votre santé s’est altérée ! — J’ai reçu tant de bienfaits de votre excellence, répliqua le mandarin, qu’en mourant à son service, je n’acquitterais pas la dix-millième partie de la reconnaissance que je lui dois ! »

« J’ai vu ce pays du nord plein de montagnes presque impossibles à franchir, reprit Tsao-Tsao, je suis tenté de revenir sur mes pas avec l’armée ; dites, que dois-je faire ? — Dans une campagne, dit le mandarin, la rapidité de la marche est un point fort important. Dans celle-ci, vous traversez des distances infinies pour dompter une nation ; si vous êtes trop pesamment chargé, il vous sera difficile de réussir. Le mieux est donc d’alléger le soldat, afin que, par une marche rapide, il puisse tomber à l’improviste sur un ennemi qui ne l’attend pas, et remporter la victoire. Mais n’oubliez pas de vous procurer un homme versé dans la connaissance des chemins, qui vous serve de guide. » Et Tsao-Tsao, laissant le mandarin malade à Y-Tchéou, pour qu’il pût s’y soigner, s’occupa de chercher le guide dont son armée avait besoin. On lui recommanda, comme fort habile dans la connaissance des localités, un ancien officier de Youen-Chao, nommé Tien-Tchéou.

Quand il fut arrivé à l’appel du premier ministre, il lui dit : « Dans cette route (que vous suivez maintenant), il y a, en été et en automne, beaucoup d’eau, c’est-à-dire, assez pour arrêter la marche des chariots et des cavaliers, et trop peu pour permettre d’y employer des bateaux et des pirogues ; il est donc impossible de s’en servir. Jadis il existait au lieu nommé Ping-Kang (dépendant du district de Pé-Ping) une route qui partait de Lou-Long et aboutissait à Liéou-Tching ; mais depuis le temps de l’Empereur[692] Kouang-Wou, et il y a de cela près de deux cents ans, elle a été détruite et ruinée. Toutefois, il reste un chemin détourné que vous pouvez prendre. Dans ce moment, le chef des Tartares est allé avec son armée à Ou-Tsong ; persuadé que loin de marcher en avant, vous ne pouvez que reculer, il néglige toute espèce de précautions et ne se tient point sur la défensive. Faites rétrograder furtivement vos divisions, en suivant les défilés de Lou-Long jusqu’aux escarpements de Pé-Tan ; arrivé la, vous déboucherez sur un terrain plane. Dégagé de tout obstacle, vous vous approcherez de Liéou-Tching, et en attaquant à l’improviste, vous êtes sûr, à la première charge, de venir à bout du chef des Ou-Hoan. » Ce conseil plut à Tsao-Tsao ; il donna au mandarin le titre de général chargé de la pacification des provinces du nord, et lui confia la direction de l’avant-garde ; Tchang-Léao eut ordre de se joindre à lui. Le premier ministre, en personne, se réservant l’arrière-garde, partit à la tête de la cavalerie légère.

On était alors en automne, au septième mois de la onzième année Kien-Ngan (206 de J.-C.) Tien-Tchéou avait conduit son collègue Tchang-Léao et le premier corps jusque dans les monts Pé-Lang-Chang ; de leur côté, les deux frères Youen s’étaient réunis au chef des Tartares, accompagnés d’environ dix mille cavaliers. Sans plus tarder, Tchang-Léao en donna avis au premier ministre, qui se lança au galop sur les hauteurs pour faire une reconnaissance ; il vit que les troupes du roi tartare ne formaient pas des rangs distincts, qu’elles étaient dispersées pêle-mêle et en désordre : « Ces barbares ne sont pas en ligne ; attaquons-les à l’instant ! » s’écria-t-il en s’adressant à son général ; puis il lui remit une bannière.

Tchang-Léao s’adjoignit trois divisions[693], et descendant du sommet des montagnes par quatre colonnes, les troupes impériales chargèrent l’ennemi avec ardeur et impétuosité. La déroute des Tartares fut complète ; leur chef, atteint dans sa fuite par Tchang-Léao, tomba sous les coups de celui-ci ; tout le reste des vaincus se soumit : depuis le chef (qui avait le titre de roi), jusqu’aux simples combattants, Tartares ou Chinois, on en compta bien deux cents mille. Quant aux frères Youen, ils s’enfuirent vers le Léao-Tong, suivis de mille cavaliers à peine[694].

Des courriers envoyés vers Kouo-Kia pour s’informer de sa santé, rapportèrent à Tsao-Tsao que le mandarin était mourant. Le premier ministre venait de rassembler son armée dans la ville de Liéou-Tching, et voulant confier cette place à Tien-Tchéou, il la lui donna à titre de principauté : « Je ne suis qu’un transfuge, répondit celui-ci ; n’ai-je pas tourné le dos à mon premier maître ? Après avoir reçu tant de bienfaits, je serai heureux de jouir de la vie que vous m’avez accordée ; mais ai-je donc vendu le passage de Lou-Long pour obtenir en récompense l’apanage que vous m’offrez ? Tout ce que je puis faire, c’est de mourir, si vous l’ordonnez, mais je refuse la principauté... » Et en achevant ces paroles, il fondit en larmes. Vainement Tsao-Tsao le fit-il presser par Hia-Héou-Tun d’accepter ses offres ; il persista dans son refus, et n’accepta que le titre de conseiller impérial.

Tsao-Tsao traita les Tartares vaincus avec beaucoup de douceur ; aussi lui envoyèrent-ils dix mille chevaux de bonne race. Alors il commença sa retraite ; le temps était très froid, et la terre si sèche que l’armée eut à faire plus de deux cents lys dans un pays dépourvu d’eau. Les soldats furent réduits à creuser des puits d’une profondeur de trente à quarante[695] pieds pour s’en procurer ; les vivres manquèrent aussi, et les troupes tuèrent pour se nourrir un millier de chevaux. Arrivé à Y-Tchéou, le premier ministre récompensa généreusement ceux d’entre ses généraux qui lui avaient donné d’abord le conseil de ne pas entreprendre cette campagne : « Dans le principe, leur dit-il, j’abordais une guerre pleine de périls en allant si loin châtier des rebelles. Par bonheur, j’ai réussi ; mais ce succès, je le dois à la protection du ciel ! La conduite que j’ai tenue en cette circonstance ne doit donc pas servir d’exemple. Ainsi, à vous tous qui me conseillez de rentrer dans la capitale et d’y rester en repos, je décerne des récompenses, afin qu’a l’avenir vous ne craigniez point de me donner vos avis ! »

Quand Tsao-Tsao arriva à Y-Tchéou, Kouo-Kia était mort ; depuis quelques jours son corps restait déposé dans le palais du gouverneur. Il lui rendit les derniers devoirs, et tombant à terre, dans l’excès de sa douleur, il s’écria : « Fong-Hiao[696] est mort !... Le ciel m’a frappé au cœur. » — Et se tournant vers les mandarins civils et militaires présents à cette cérémonie, il ajouta : « Vous êtes tous de mon âge, lui seul était plus jeune que moi ! J’espérais dans l’avenir lui confier le fardeau des affaires.... Mais avant qu’il eût atteint le milieu de sa carrière le ciel a tranché le fil de ses jours. Hélas ! mon cœur est déchiré ! » Alors ceux qui avaient assisté le mandarin dans ses derniers moments présentèrent à Tsao-Tsao une lettre que le fidèle conseiller avait écrite et cachetée de sa main, en lui disant : « Voici un billet tracé par Kouo-Kia à son lit de mort ; si votre excellence se conforme aux instructions qu’il renferme, le Léao-Tong sera conquis sans coup férir. — Ah ! répliqua Tsao-Tsao, il s’est dévoué de la sorte a mon service, et je ne suivrais pas ses conseils ! » Il brisa le sceau de la lettre, et la lut avec un mouvement de tête affirmatif accompagné d’un soupir ; mais les mandarins qui l’entouraient ne comprirent point sa pensée.

Le lendemain donc, Hia-Héou-Tun, suivi des autres généraux, vint dire à Tsao-Tsao : « Le commandant de Léao-Tong, Kong-Sun-Kang, tarde bien à se soumettre ; voici que déjà les deux Youen ont trouvé refuge près de lui ; très certainement il nous viendra de ce côté de nouveaux embarras. Pourquoi ne pas profiter de ce qu’ils n’ont pas encore fait un mouvement vers nous pour marcher contre eux ? par-là cette province tomberait entre nos mains. — Il n’est pas besoin pour cela de recourir a votre bouillante ardeur, répliqua Tsao-Tsao en souriant ; avant peu de jours, Kong-Sun-Kang m’aura envoyé les têtes des deux fugitifs. » Les officiers n’ajoutaient guère foi à ces paroles ; aussi le lendemain firent-ils de nouvelles observations auxquelles le premier ministre répondit comme la première fois ; de leur côté, ils continuaient à ne point partager sa confiance. Or, voici ce qui se passait.

Youen-Hy et Youen-Chang s’étant enfuis avec mille cavaliers dans le Léao-Tong, Kong-Sun-Kang[697], commandant du lieu, instruit de leur arrivée, assembla ses subordonnés, afin de conférer avec eux sur ce qu’il devait faire. « De son vivant, dit Kong-Sun-Kong[698], Youen-Chao avait le désir bien arrêté d’envahir cette province ; l’occasion seule lui a manqué. Maintenant ses deux fils arrivent ici, après avoir perdu leur armée ; leurs officiers ont été tués, ils n’ont plus ni feu, ni lie-égorgo,su. Leur pensée, en venant ici, est donc de jouer le rôle de l’épervier qui s’établit dans le nid de la pie. Si nous leur donnons l’hospitalité, ils ne manqueront pas de mettre leur dessein à exécution. Le meilleur parti à prendre, c’est donc de les inviter à entrer dans nos murs ; puis de les égorger et d’envoyer leurs têtes à son excellence, qui ne laissera pas que de nous en témoigner son obligation. — D’un autre côté, je crains, répliqua Kong-Sun-Kang, que Tsao-Tsao ne profite de l’occasion qui s’offre à lui de s’emparer de notre province. Appelons plutôt les deux fugitifs pour qu’ils nous aident, et faisons avec eux une alliance envers et contre tous ! »

« Si Tsao-Tsao a l’intention d’usurper cette province, il ne manquera pas d’arriver ici à marches forcées, objecta Kong-Sun-Kong ; si telle n’est pas sa pensée, certainement il restera tranquille avec ses troupes. Ainsi, tâchons de savoir ce qu’il fait ; s’il est en mouvement, laissons vivre près de nous les deux Youen ; s’il n’avance pas,... tuons les fugitifs et livrons-lui leurs têtes.»

Kong-Sun-Kang, partageant cet avis, envoya au plus vite des espions vers les troupes impériales. D’un autre côté, Youen-Hy disait à son frère : « Cette province de Léao-Tong renferme plus de dix mille soldats ; elle est assez forte pour résister à Tsao-Tsao. Entrés dans la place, égorgeons le commandant et toute sa famille ; le chef-lieu tombera ainsi en notre pouvoir. Après nous y être remis de nos défaites, nous pourrons porter la guerre dans le Tchong-Youen[699] et reparaître dans nos provinces du nord. » Ce projet, Youen-Chang avoua à son frère qu’il le formait lui-même depuis longtemps. Tous les deux, ils allèrent se présenter au commandant de la ville, qui les fit descendre à l’hôtel des Postes, et les entoura de gens chargés de les servir, nuit et jour, avec les plus grands égards. Quant à lui, il prétexta une indisposition pour ne pas les visiter personnellement. Alors arrivèrent les espions ; d’après leurs rapports, les troupes impériales restaient cantonnées à Y-Tchéou, sans manifester la moindre intention d’attaquer la province. À cette nouvelle, Kong-Sun-Kang cacha derrière la tenture de la muraille des sicaires armés de coutelas et de haches, puis il invita les deux jeunes princes à venir recevoir ses hommages.

Quand il eut fait asseoir les deux conviés, le commandant entraîna hors de la salle les gens qui les avaient accompagnés, sous prétexte qu’il s’agissait de traiter des affaires secrètes. Youen-Chang voyant que le froid du soir se faisait sentir, et qu’on n’étendait pas de coussins sur les lits, ne put s’empêcher de dire à son hôte : « Va-t-on apporter ce qu’il faut pour s’asseoir ? »

« Vos deux têtes vont partir pour une longue route, répondit le commandant avec colère ; il s’agit bien de coussins ! » Terrifié par ces paroles, Youen-Chang perdit contenance... « Frappez donc ! » cria le traître, et les sicaires sortant de leur retraite, décapitèrent dans la salle même les deux jeunes princes. Les têtes enfermées dans des coffres de bois furent aussitôt expédiées à Y-Tchéou.

Le premier ministre y restait dans l’inaction avec ses troupes. Hia-Héou-Tun et Tchang-Léao lui disaient : « Si nous ne marchons pas contre la ville, au moins retournons à la capitale, de peur que Liéou-Piao ne tente quelque entreprise. — J’attends les têtes des deux Youen, » répondait gravement le ministre, et les officiers riaient tout bas de ces paroles. Mais tout-à-coup la nouvelle se répand que des envoyés du gouverneur de Léao-Tong apportent en effet ces sanglantes dépouilles. Tous les mandarins sont frappés d’une surprise mêlée de trouble. « Je n’ai fait que suivre les instructions posthumes de Kouo-Kia, » répondit Tsao-Tsao en souriant ; puis il remit aux gens qui lui avaient apporté le message de Kong-Sun-Kang des récompenses pour eux, et pour leur maître un sceau avec le titre de prince de Hiang-Ping ; il y ajouta le grade de général de la gauche.

Quand les envoyés furent partis, les généraux demandèrent au premier ministre ce que signifiaient ces mots : « Je n’ai fait que suivre les instructions de Kouo-Kia. » Pour toute réponse, il leur montra le billet qu’avait laissé le mandarin et qui contenait ceci : « Voici ce que j’ai appris : Les deux Youen ont cherché un refuge dans le Léao-Tong ; gardez-vous de mettre vos troupes en mouvement. Il y a longtemps que Kong-Sun-Kang craint les projets ambitieux de Youen-Chao et de ses fils. L’arrivée de ceux-ci lui causera des alarmes ; si vous marchez précipitamment contre lui, certainement il s’unira aux fugitifs pour vous résister ; vous devez donc plutôt attendre quelque temps avant d’agir ; car si vous tardez un peu, les deux fugitifs et leur hôte chercheront réciproquement à se détruire... »

A la lecture de ce papier, les officiers laissèrent éclater leur admiration ; Tsao-Tsao les emmena tous devant la tombe du mandarin sur laquelle il lui offrit un sacrifice. Kouo-Kia était mort à l’âge de trente-huit ans ; il en avait passé onze à combattre dans les guerres de ce temps, où il s’était acquis une grande gloire. En se retirant vers Ky-Tchéou, Tsao-Tsao envoya le cercueil du fidèle mandarin en avant et sous escorte à la capitale, pour qu’on l’y ensevelît. Tcheng-Yu et les autres conseillers lui proposèrent, puisque les provinces du nord se trouvaient pacifiées, de revenir auprès de l’Empereur, et de former là de nouveaux plans pour soumettre les rebelles de la rive méridionale du Kiang. « J’ai ce désir moi-même, répliqua-t-il en souriant ; vous avez exprimé cette pensée avant moi, mais elle est d’accord avec mes propres intentions. »

Cette même nuit, comme il s’était retiré dans un pavillon situé à l’angle oriental de la ville de Ky-Tchéou, le ministre tout puissant, appuyé sur la balustrade, examinait l’aspect du ciel, et Sun-Yéou se trouvait près de lui ; il montra le firmament et s’écria : « Une grande clarté se montre du côté du midi[700] ; je crains qu’il ne me soit pas possible d’accomplir mes projets... — Le ciel prête son appui à votre excellence, répondit le courtisan ; qui pourrait lui résister ! » Et voila que tout-à-coup, élevant leurs yeux, s’élève une traînée de lumière couleur d’or. « Sans aucun doute, dit Sun-Yéou, la terre renferme la, dans son sein, des métaux précieux ! »

Tsao-Tsao descendit du pavillon et fit fouiller le sol : les hommes employés à ce travail trouvèrent un petit oiseau de cuivre jaune.


CHAPITRE VII.


Liéou-Hiuen-Té assiste à un banquet dans la ville de Hiang-Yang.


I.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 206 de J.-C. ] « Que signifie cet objet, demanda Tsao-Tsao quand il eut entre les mains le petit oiseau de cuivre jaune ? — Et Sun-Yéou à qui s’adressait cette question répondit : Jadis la mère de l’empereur Chun rêva qu’elle était enceinte d’un petit oiseau de jade, et elle mit au monde le fameux empereur Chun. Vous devez donc regarder comme un heureux présage la possession de cet oiseau de cuivre, et élever une haute tour en souvenir de cet événement fortuné. » Dans sa joie, le premier ministre ordonna la construction, sur les bords du fleuve Tchang-Ho, d’une tour qui fut appelée Tong-Tsio-Tay, la tour de l’oiseau de cuivre jaune[701]. Dès ce jour-la, des ouvriers furent occupés à creuser la terre, à couper des arbres, à façonner des tuiles et des briques polies, si bien qu’au bout d’une année l’édifice devait être achevé. Son second fils, Tsao-Tchy exposa que cette tour devait se composer de trois corps de bâtiments : « Le principal, celui du milieu, ajouta-t-il, conservera le nom de tour de l’oiseau de cuivre ; celui de gauche sera nommé Ku-Long, du dragon de jade, et celui de droite, Kin-Fong, du phénix d’or. » Il voulut encore deux ponts volants pour les réunir en l’air à une certaine élévation, ainsi, dans sa pensée, le dragon et le phénix (ces deux emblèmes de la majesté impériale) rendaient hommage au petit oiseau. Deux années devaient suffire à l’achèvement de ce travail. « Tu as raison, mon enfant, répondit Tsao-Tsao avec joie, cet édifice une fois achevé me réjouira dans mes vieux jours ! »

Ce jeune fils du premier ministre (son nom Tsao-Tchy, son surnom Tsé-Kien) était doué d’une intelligence précoce. A dix ans il excellait à écrire des compositions littéraires, et connaissait les livres canoniques. Qu’il s’agît de dialogues sur la morale, de vers ou d’art militaire, il pouvait tracer dix mille caractères sans faire une seule faute. Quand il avait achevé une composition littéraire, il était dans l’habitude de la présenter à son père qui lui répondait : « Tu es un enfant hors ligne ! Et l’enfant reprenait : Les paroles en sortant de la bouche forment un discours ; le pinceau en s’abaissant trace une composition littéraire ; regardez-moi bien en face !.. en quoi suis-je supérieur aux autres ? » Tsao aimait donc beaucoup ce jeune fils. On se rappelle qu’a la déroute qui suivit l’expédition contre Tchang-Siéou[702], il en perdit un du nom de Tsao-Ngan, qu’il avait eu de sa concubine Liéou-Ssé. Une autre de ses femmes, Pien-Ssé, lui en donna quatre : Pey, Tchang, Tchy et Hiong ; mais toute son affection se concentrait sur le troisième de ces quatre derniers. Il le laissa avec Tsao-Pey à Nié pour surveiller la construction des trois tours et leur confia à tous les deux la garde des frontières septentrionales à Tchang-Yen.

Les soldats de Youen-Chao, par leur soumission, avaient grossi son armée qui ne montait pas à moins de cinq ou six cents mille hommes. Il la ramena dans la capitale, donna à tous les mandarins qui s’étaient distingués dans cette campagne le titre de princes, et afin d’attirer sur la mémoire de son conseiller Kouo-Kia des honneurs posthumes, il adressa à l’Empereur la requête suivante :

« Voici ce que votre sujet a entendu dire : Louer les hommes fidèles, témoigner de l’affection aux sages, ce n’est certainement pas tout ce que l’on doit faire pour eux. Mais, en considération des mérites acquis, leur prodiguer des récompenses qui passent à leurs fils et à leurs petits-fils, voila ce à quoi ils ont droit. C’est ainsi que dans le royaume de Tsou, le titre de prince devint héréditaire chez les enfants de Sun-Cho ; ainsi quand Tsin-Pong fut mort, son rang se perpétua dans sa famille. Le défunt conseiller Kouo-Kia était le type du loyal et fidèle serviteur ; il avait un naturel vif et pénétrant. Dans les grandes délibérations, son avis devenait celui de toute l’assemblée ; il savait prendre un juste milieu, se tenir dans le droit et dans le vrai. Une fois en campagne, il donnait des plans qui n’ont jamais échoué. Durant dix années qu’il a servi dans nos guerres, soit en marche, soit au camp, il a accompagné votre sujet, galopant avec lui, auprès de lui sous la tente. A l’est, il s’est emparé de Liu-Pou ; à l’ouest il a capturé Kouei-Kou ; c’est lui qui a décapité Youen-Tan sur le champ de bataille, et rétabli l’obéissance dans les provinces septentrionales ; à travers les dangers d’une route impraticable il m’a aidé à soumettre les Tartares Ou-Hoan. La puissance de son génie s’est étendue jusque dans le Léao-Tong, et elle a fait tomber la tête de Youen-Chang. Quoique la puissance du ciel se soit visiblement manifestée (dans les événements), les ordres publiés pendant la campagne font ressortir cette vérité, que la ruine de nos ennemis est due tout entière aux mérites de Kouo-Kia.

« Au moment où il allait être présenté comme digne des plus hautes récompenses, il est mort jeune encore ! Le trône a perdu en lui le plus loyal des serviteurs ; ses collègues pleurent en lui une merveille que rien ne pourra remplacer !

« Donc, appréciant les mérites du défunt comme s’il vivait encore, accordant de plus grands bienfaits à celui qui n’est plus afin d’encourager ceux qui viendront, il faut conserver aux fils et aux descendants de Kouo-Kia les titres et dignités de celui-ci.

» Requête respectueuse. »

Kouo-Kia reçut le titre posthume de prince de Tching ; Tsao-Tsao fit élever dans sa propre demeure son fils Kouo-Y, qui fut instituteur de l’héritier présonptif ; mais il mourut jeune aussi, et son titre passa à son fils Kouo-Tchin, qui le transmit à son fils Kouo-Lié.

Marcher dans le sud contre Liéou-Piao, tel était le projet du premier ministre. Sun-Yéou lui objecta qu’à peine l’armée avait achevé sa campagne du nord ; avant de se remettre sous les armes et d’aborder une lointaine expédition, il lui fallait bien six mois de repos à lui et à ses troupes, après quoi Liéou-Piao et Sun-Kuen seraient facilement vaincus. Tsao-Tsao ne rejeta pas ce conseil ; il distribua ses soldats dans les campagnes en attendant que tout fût prêt pour cette nouvelle guerre.

Cependant Hiuen-Té, réfugié à King-Tchéou[703], y était traité par Liéou-Piao avec de grands égards. Un jour il se trouvait à table chez son hôte, quand, au milieu du banquet, la nouvelle arriva que deux généraux jadis ralliés à leur parti, Tchang-Hou et Tchin-Seng, — commettaient toute espèce de brigandage dans le pays de Kiang-Hia ; ils voulaient s’emparer de King-Tchéou et lever l’étendard de la révolte. « Si ces deux brigands secouent le joug, s’écria Liéou-Piao épouvanté, de grands malheurs nous menacent. — Frère, rassurez-vous, répliqua Hiuen-Té, je me charge de les réduire. » Trente mille hommes sont placés sous ses ordres ; il se met en marche, arrive le lendemain à Kiang-Hia, et là, rencontre les deux rebelles qui viennent lui offrir le combat. Debout, auprès de son étendard, il lance contre eux Kouan-Kong, Tchang-Fey (ses deux frères d’armes), et Tsé-Long. Tchang-Hou montait un cheval d’une beauté merveilleuse[704] : « Oh ! s’écria Hiuen-Té en l’apercevant, c’est là, à n’en pas douter, un coursier capable de faire cent lieues en un jour.... »

Il parlait encore que Tsé-Long[705] se précipitant au galop à travers les lignes, la lance au poing, renverse le chef ennemi, l’étend mort sur la place et ramène par la bride l’incomparable coursier. Déjà il rentrait dans les rangs, quand l’autre rebelle, Tchin-Seng, le voyant ravir cet animal précieux, s’est jeté sur ses pas.A son tour, Tchang-Fey pousse un cri terrible ; d’un coup de sa pique il abat Tchin-Seng, et l’armée des insurgés se disperse. La province se trouva ainsi pacifiée, grâce à Hiuen-Té, au grand avantage de tous les habitants des villes du Kiang-Hia.

Quand le vainqueur rentra avec ses divisions, Liéou-Piao vint le recevoir hors des murs de son chef-lieu. Un repas était servi dans le palais, et lorsque le vin eut mainte fois circulé autour de la table : « Mon jeune frère, dit Liéou-Piao, a véritablement raffermi ma puissance dans la province de King-Tchéou par son courage et ses rares talents... Mais, ce qui m’inquiète, ce sont, du côté du midi, les gens de Youé qui menacent toujours mes frontières ; et puis Tchang-Lou et Sun-Kuen me tiennent en échec. — Mes trois compagnons d’armes, les trois généraux de votre jeune frère, suffisent à la défense de ce territoire, répondit Hiuen-Té ; Tchang-Fey irait s’établir sur la frontière du royaume de Youé, au sud ; Kouan-Kong cantonné à Kou-Tsé tiendrait tête à Tchang-Lou ; Tsé-Long aurait sous sa main les trois Kiang, prêt a attaquer Sun-Kuen ; que pouvez-vous donc craindre ? »

Cette proposition causa une grande joie à Liéou-Piao. Mais Tsay-Mao[706], qui avait entendu ces paroles, rapporta à sa sœur aînée (Tsay-Fou-Jin), femme de Liéou-Piao, que Hiuen-Té allait faire occuper les frontières par ses trois frères d’adoption, afin de s'assurer la possession de tout le territoire de King-Tchéon ; qu'un jour de grandes calamités naîtraient de cet événement ; que cet hôte réfugié près d'eux était un ingrat et un traître, qu'on ne devait point lui confier la défense du pays .. — Aussi, la nuit suivante, celle-ci dit-elle a son mari : « J'ai appris que les gens de ce chef-lieu ont des rapports fréquents et intimes avec Hiuen-Té ; vous ne gagnerez rien à le garder dans votre capitale ; ce que vous avez de mieux à faire, c'est de l'éloigner. — Mais, objecta Liéou-Piao, mon jeune frère Hiuen-Té est un homme vertueux et probe ! — Ah ! répliqua Tsay-Fou-Jin, vous jugez les autres d'après votre propre cœur ? »

Ces insinuations tirent naître de la défiance dans l'esprit de Liéou-Piao Le lendemain étant sorti de la ville pour inspecter ses troupes, il aperçut Hiuen-Té monté sur un magnifique cheval, que bientôt il sut être celui qui avait appartenu à l'un des chefs rebelles. Il se mit à vanter ses qualités avec tant d'enthousiasme, que Hiuen-Té, devinant son désir, lui en fit présent à l'instant même ; et monté à son tour sur ce bel animal, il rentra tout joyeux dans les murs. Kouay-Youé[707] l'ayant rencontre, lui demanda d'où il tenait ce cheval ? — « C'est mon hôte qui me l'a donné, répondit-il. — Écoutez, répliqua le mandarin, mon frère aîné était très habile connaisseur en chevaux, et s'il est mort, il m'a légué un peu de sa science. Cet animal a au bas de l'œil comme un sillon tracé par une larme ; au milieu du front[708] il porte une tache blanche ; c'est ce qu'on appelle un cheval ty-lou[709]; ce genre d'animal porte malheur a son maître ; voyez, le chef des rebelles qui le montait a péri ... Ainsi, seigneur vous ferez bien de ne point vous en servir. »

Liéou-Piao, frappé de cette observation, invita le lendemain Hiuen-Té à un repas : « Je vous suis bien reconnaissant, lui dit-il, du cheval que vous m’avez donné hier, mais je réfléchis que vous pourrez en avoir besoin dans vos campagnes ; et comme je n’ai aucune affaire qui m’appelle au dehors, je vous le renvoie avec mille remerciements : montez-le toujours ! » Hiuen-Té qui s’était assis se leva par politesse, et son hôte reprit : « Mon excellent frère cadet, il y a longtemps que vous êtes inactif dans cette ville, je crains que vous n’oubliez vos projets belliqueux. Il y a dans le district de Hiang-Yang, une ville appelée Sin-Yé, qui rapporte beaucoup de revenus en argent et en grains ; vous pourriez, mon jeune frère, vous y retirer avec vos propres troupes, et je vous laisserais pour votre usage tout ce qu’elle produit.. »

À cette offre, Hiuen-Té répondit par des remerciements ; sans plus tarder, il se mit en marche pour la destination qui lui était assignée, avec ses propres soldats : Liéou-Piao en personne lui fit la conduite.

Or, comme ils venaient de se quitter, un homme s’approchant de Hiuen-Té, lui fit un profond salut et lui dit : « Ne montez pas ce cheval ! » Le héros regarde ce personnage et reconnaît Y-Tsy[710], conseiller intime de son hôte. « Et pourquoi, demanda-t-il en se jetant précipitamment à terre, pourquoi ne pas monter ce coursier ? — Hier, reprit le mandarin, j’ai entendu Kouay-Youé dire à mon maître que cette bête porte au front un signe fatal, et qu’il doit causer la perte de celui qui le monte. Voila pourquoi il vous a été rendu. — Docteur, dit le héros, je vous suis infiniment obligé de cette marque d’intérêt, mais une fois que l’homme est sur la terre, sa vie et sa mort, son bonheur et son malheur, tout cela dépend du ciel. Comment donc mon sort dépendrait-il d’un cheval. »

Le conseiller Y-Tsy admira cette réponse, et depuis lors il se lia plus intimement avec Hiuen-Té. Celui-ci arriva bientôt à la ville de Sin-Yé, où il remit toutes les affaires sur un nouveau pied, à la satisfaction générale des habitants. On était alors au printemps de la 12° année Kien-Ngan (207 de J.-C.) Une des femmes de Hiuen-Té, Kan-Fou-Jin, accoucha d’un fils qui fut Liéou-Chen ; pendant la nuit, une cigogne[711] blanche vint se percher sur le toit du palais, puis après avoir jeté quarante fois son cri, prit son vol du côté de l’ouest. Les soldats qui étaient de garde virent tous dans cet événement un pronostic extraordinaire. De plus, au moment où l’enfant sortit du sein de sa mère, tout l’hôtel fut inondé d’un parfum céleste qui ne cessa de se faire sentir tant que dura la lune. Une nuit, Kan-Fou-Jin avait cru recevoir en elle l’étoile polaire, aussi appela-t-elle cet enfant Ouo-Téou[712].

Or, au temps où Tsao-Tsao s’engageait dans son expédition au nord de la Chine, Hiuen-Té, retiré a King-Tchéou[713], près de Liéou-Piao, avait conseillé à celui-ci de profiter de ce que le premier ministre, emmenant toutes les troupes de l’Empire dans cette guerre lointaine, laissait la capitale dégarnie : avec des soldats levés dans le King-Tchéou et dans le Hiang-Yang, il suffisait d’attaquer la résidence de la cour pour s’en rendre maître. Ainsi s’accomplirait le projet depuis si longtemps poursuivi. « Il me suffit de posséder ce petit état indépendant[714], répondit Liéou-Piao, pourquoi formerais-je de plus ambitieux desseins ! » Hiuen-Té n’avait rien dit ; mais bientôt, convié par son hôte à une collation dans les appartements intérieurs du palais, il s’aperçut que celui-ci, vers la fin du repas, poussait de profonds soupirs. « Frère aîné, lui demanda-t-il, quel chagrin vous oppresse ? — J’ai dans le cœur des choses difficiles à exprimer, » répondit Liéou-Piao ; et bien que Hiuen-Té insistât pour savoir ce qu’il avait dans l’âme, au lieu de répondre, il se retira de la table, parce que sa femme Tsay venait d’entrer dans la salle.

Cependant, Hiuen-Té, établi dans sa petite ville de Sin-Yé, s’entretenait chaque jour avec les sages des affaires de l’Empire. L’hiver de cette même année, ayant appris que Tsao-Tsao revenait de Liéou-Tching[715], il regrettait amèrement que Liéou-Piao n’eût point partagé ses projets, quand tout-à-coup arriva un exprès envoyé par celui-ci. Il rappelait au plus vite près de lui (à King-Tchéou) Hiuen-Té qui partit avec le courrier même, et fut reçu par son ancien hôte dans son propre palais : « Voici que Tsao-Tsao rentre dans la capitale avec une armée de six cents mille hommes, s’écria Liéou-Piao ; ses forces s’accroissent de jour en jour ; à n’en pas douter, c’est à nous qu’il en veut maintenant. Naguère j’ai rejeté vos sages conseils, et par suite, j’ai laissé échapper une occasion qui ne se représentera plus !… »

« Elle pourra revenir dans ces jours de guerre civile qui amènent sans cesse des circonstances nouvelles, reprit HiuenTé, tout n’est donc pas perdu ; seulement il faut se tenir prêt à profiter des chances qui s’offriront. « Liéou-Piao, admirant la justesse de cette réponse, échangea de nouveau quelques coupes de vin avec son hôte ; puis ses larmes commencèrent à couler avec une telle continuité, que Hiuen-Té s’empressa de l’interroger encore sur les causes de cette douleur impossible à contenir : « Ces jours passés, répondit-il, j’ai voulu m’ouvrir à vous, mais l’occasion m’a manqué et je me suis tû.. Cependant vous êtes pour moi un proche parent[716] ; c’est ce qui me décide à vous faire une confidence. — Si mon frère aîné éprouve quelque embarras, qu’il s’ouvre à moi… Voyons, parlez librement, et si vous avez besoin de Hiuen-Té, dût-il braver la mort, il est la, prêt à vous aider ! »

« De Tchin-Ssé, ma première femme, j’ai eu un fils nommé Liéou-Ky, excellent garçon à la vérité, mais doué de peu de moyens et incapable de porter le poids des affaires. Tsay-Ssé, ma seconde femme, m’en a donné un autre, Liéou-Tsong ; celui-la possède une rare intelligence ; je voudrais donc, au détriment de l’aîné, choisir le cadet pour héritier de mes états. La crainte d’aller contre les lois établies me retient cependant, mais d’autre part, si j’appelle au trône mon fils aîné, je suis certain de causer un jour de grands désordres dans mes états, parce que les parents de ma seconde femme ont en main l’autorité militaire ; tout cela fait que je ne puis prendre une décision. — Dans tous les temps, reprit Hiuen-Té, l’élévation des cadets au préjudice du fils aîné, a causé de graves désordres ; si l’autorité que possèdent les créatures de votre seconde épouse vous fait ombrage, retirez-leur peu à peu le commandement des troupes, plutôt que de léguer les droits de succession à votre jeune fils, en cédant à une coupable faiblesse. »

Liéou-Piao garda le silence ; mais la mère de ce second fils (Tsay-Fou-Jin), cachée derrière un paravent, avait tout entendu : aussi voua-t-elle une haine implacable à Hiuen-Té. Celui-ci, comprenant le mauvais effet qu’avait produit sa réponse, se leva aussitôt pour passer dans un cabinet voisin ; quelque chose qu’il découvrit sur sa propre personne, lui arracha des soupirs et des larmes qu’il ne put réprimer. Aussi, quand, rappelé dans la salle du festin par son hôte, il y reparut les yeux humides de pleurs, celui-ci lui demanda la cause de son chagrin : « Pendant bien longtemps, répondit-il, je n’ai pas quitté la selle de mon cheval, de telle sorte que la chair de mes cuisses avait disparu. Maintenant que je ne me livre plus au même exercice, cette chair a repoussé ; peu a peu les jours et les mois se succèdent, la vieillesse approche[717] ; je ne puis acquérir ni gloire, ni position élevée, et voila ce qui m’afflige ! »

« J’ai entendu dire que quand mon jeune frère était dans la capitale, Tsao-Tsao l’avait invité à boire du vin chaud[718] et à goûter des pêches, et que là, il avait été question des héros de l’Empire. Mon jeune frère, rapporte-t-on, avait cité tous les grands hommes de notre temps, mais Tsao-Tsao secouant la tête à chaque nom, avait dit : Sur toute la surface de l’Empire, il n’y a que deux personnages vraiment supérieurs, votre seigneurie et moi ! Et quoique ce puissant ministre compte sous ses ordres quatre cents mille soldats, il n’est qu’un usurpateur qui opprime Sa Majesté pour mieux dominer les grands, et avec tout cela il n’ose se mettre au-dessus de vous ! Pourquoi donc vous plaindre de votre position ? »

À ces mots le héros leva sa coupe et répondit fièrement : « Si Liéou-Hiuen-Té joue un si grand rôle, pourquoi s’inquièterait-il de voir dans l’Empire tant de gens nuls et incapables[719] ! »

Cette réponse fit pâlir Liéou-Piao ; elle était trop hardie, et Hiuen-Té qui le sentit aussitôt, se levant de table comme s’il eût été échauffé par le vin, retourna à son hôtel. Si Liéou-Piao n’avait rien dit, il n’en était pas moins fort irrité ; aussi sa femme, Tsay-Fou-Jin, qui le vit sombre et silencieux, lui dit : « J’étais tout à l’heure derrière le paravent et j’ai recueilli les paroles de votre ami ; il est clair qu’il a l’intention d’usurper vos états : ne traite-t-il pas les autres comme des brins de paille ! Si vous ne vous débarrassez pas de lui, il causera la ruine de notre postérité... » Et comme Liéou-Piao, sans rien dire, secouait la tête d’un air triste, devinant la pensée de son mari, elle appela aussitôt son jeune frère Tsay-Mao, pour s’entendre avec lui sur l’affaire qui l’occupait. Celui-ci exposa que Hiuen-Té, désireux de s’élever au-dessus de tous ses rivaux, nourrissait très certainement le dessein de s’emparer quelque jour du King-Tchéou ; qu’y avait-il de mieux à faire que de l’assassiner tout d’abord dans son hôtel, quitte à en avertir Liéou-Piao immédiatement après l’exécution du projet ?

« C’est une affaire qui demande de grandes précautions, répliqua Tsay-Fou-Jin ; ne vous hâtez pas trop... » Tsay-Mao sortit à l’instant pour mettre ses troupes sur pied ; heureusement, Y-Tsy[720], sachant qu’il méditait la mort de Hiuen-Té, courut au milieu de la nuit avertir le héros de s’éloigner. « Mais, répondit celui-ci, puis-je partir sans prendre congé ?... — Si vous vous arrêtez pour remplir ce devoir de politesse, reprit le mandarin, vous périrez sous les coups de Tsay-Mao ; je vous parle dans votre intérêt. »

Avant le jour, Hiuen-Té trottait à cheval par les chemins, et quand le traître arriva à son hôtel pour le surprendre, il ne le trouva plus. Dans sa rage, il imagina d’écrire sur la muraille quelques vers, puis courant chez Liéou-Piao : « Tenez, s’écria-t-il, votre hôte avait bien l’intention de se lever contre vous ; la preuve, c’est que sans prendre congé, il est parti en laissant inscrits sur la muraille des vers qui trahissent sa pensée. »

Liéou-Piao refusait d’ajouter foi à cette déclaration ; il se rendit donc à l’hôtel pour s’assurer du fait par ses propres yeux.... Sur la muraille, en effet, il lut les quatre lignes que voici :

« Depuis des années je me consume à veiller à la défense de cette province,
» Devant mes yeux s’étendent et coulent les vieux monts et les vieux fleuves (qui ne sont rien pour moi !
» Le Dragon est-il confiné au fond d’un fossé ?
» Non ; il attend, endormi, le vent et le tonnerre, pour reprendre son vol vers les cieux !

« Ah ! s’écria Liéou-Piao plein de colère, en tirant son sabre, je jure d’égorger ce traître ! — Puis, après avoir marché l’espace de quelques pas, il fit cette réflexion : J’ai vécu longtemps avec Hiuen-Té, et je ne me suis jamais aperçu qu’il ait composé des vers ! Certainement ceux-ci sont d’un autre que lui, de quelqu’un qui veut semer entre nous la division par des mensonges. » Il rentra donc dans l’hôtel, effaça les vers avec la pointe de son sabre, et jetant son arme loin de lui, il remonta à cheval. « J’ai là des soldats tout prêts, lui dit Tsay-Mao ; allons a Sin-Yé arrêter le fugitif ! — Non, reprit Liéou-Piao, j’ai d’autres desseins. » Et le mandarin, alarmé de cette indécision, retourna secrètement auprès de sa sœur pour s’entendre avec elle. « Voici que le grain arrive de toutes parts dans les greniers, disait-il, ne serait-il pas bon de rassembler a Hiang-Yang tous les personnages influents du pays, et de choisir cette réunion pour l’accomplissement de nos projets ! — Vous avez l’autorité en main, répondit-elle ; est-il besoin de m’interroger ? » Dès le lendemain, Tsay-Mao, paraissant devant Liéou-Piao, lui fit part de cette idée ; la récolte étant achevée, ce serait le cas d’appeler à Hiang-Yang les grands de la province, pour une partie de chasse dont tous les préparatifs étaient déjà faits ; les cavaliers allaient se trouver à leur poste, il ne manquait plus que Liéou-Piao lui-même.

« Cela m’est impossible, répondit celui-ci, je me sens indisposé depuis quelques jours ; appelez mes deux fils et qu’ils fassent les honneurs de la fête. — Ils sont encore jeunes, objecta le mandarin, je craindrais que ce ne fût manquer aux rites et aux convenances, et surtout à la coutume qui prescrit d’adresser aux convives, en cette circonstance, des félicitations et des encouragements... — Eh bien, vous avez ici près, à Sin-Yé, mon frère adoptif Hiuen-Té ; confiez-lui ce soin. » « Bon, pensa Tsay-Mao, voilà qui sert mes projets à merveille ! » Et il invita Hiuen-Té à la réunion.


II.[721]


Cependant, Hiuen-Té regrettant les propos inconsidérés qu’il avait tenus, n’osait plus voir personne. Quand les exprès, arrivés à Sin-Yé, vinrent le convier à la fête, il promit de s’y rendre, mais un des assistants s’écria : « Seigneur, restez, si vous ne voulez pas vous attirer de grands malheurs ! » Cette exclamation troubla tous les mandarins, et comme le héros faisait ses préparatifs de départ, Sun-Kien lui dit : « Seigneur, j’entends dire depuis plusieurs jours que vous êtes agité, et que quelque chagrin pèse sur votre cœur ; votre humble serviteur a réfléchi que vous aviez rapporté cette tristesse de King-Tchéou. La fête d’aujourd’hui, je le crains, cache quelque piége ; j’ose donc vous conseiller de n’y pas aller »

Là-dessus, Hiuen-Té raconta devant tous ses officiers ce qui s’était passé naguère. « Frère, dit Kouan-Kong, le souvenir de ces paroles hasardées vous trouble ; je ne crois pas cependant que Liéou-Piao puisse formuler contre vous aucun grief ; il ne faut pas ajouter foi si facilement aux propos du premier venu. La ville de Hiang-Yang est peu éloignée d’ici ; si vous vous abstenez de paraître à la réunion, il se pourra, au contraire, que votre hôte conçoive quelque soupçon. » Ce conseil semblait très sage à Hiuen-Té, mais Tchang-Fey s’écria que le banquet cachait une perfide invitation, que cette réunion n’était qu’un prétexte[722]. « Frère, frère, n’allez pas, n’allez pas ! » ajouta-t-il, et Tsé-Long déclara qu’il emmènerait trois cents soldats pour mettre leur maître à l’abri de tout péril.

« Si Tsé-Long est avec nous, je ne crains rien ! » dit le héros, et ce jour-la même il partit. Quand il arriva au lieu fixé, distant à peine de sept lieues de sa petite ville de Sin-Yé, Tsay-Mao vint le recevoir avec tant de démonstrations de politesse et d’égards, qu’il perdit tout soupçon. Les deux fils de Liéou-Piao se portèrent ensuite à sa rencontre accompagnés des officiers civils et militaires les plus distingués de la province[723], et à la vue des deux enfants de son hôte, le héros se sentit encore plus rassuré. Dès son arrivée, on le pria de descendre dans l’hôtel qui lui était préparé, et que Tsé-Long, par précaution, eut soin d’entourer avec ses trois cents soldats : le jeune guerrier lui-même, revêtu de sa cuirasse, et le sabre au côté, se tint constamment à portée de secourir son maître.

« Mon père, empêché par une indisposition réelle, ne pourra assister à cette fête, dit Liéou-Ky[724] ; je viens en son nom inviter mon vénérable oncle à la présider en son absence. Ce sera pour tous les mandarins qui gouvernent les districts de la province un bonheur de recevoir de sa bouche des félicitations et des encouragements. — De mon propre mouvement, répondit Hiuen-Té, je n’oserais accepter cet honneur, mais les volontés de mon frère adoptif sont des ordres pour moi ! »

Le lendemain, on annonça l’arrivée des gouverneurs des quarante-deux villes comprises dans les neuf districts (soumis à Liéou-Piao), et Tsay-Mao courut dire à Kouay-Youé[725] : « Hiuen-Té est le héros du siècle ; un jour il causera la ruine de notre pays ; voici l’occasion de nous défaire de lui. — Je craindrais de nous aliéner le peuple et les troupes, objecta le mandarin ; n’en faites rien ! — Mais j’ai déja parlé secrètement de cette affaire avec Liéou-Piao. — Dans ce cas, au moins, prenez bien vos mesures ! »

Elles étaient bien prises ; Tsay-Mao, comme il le lui expliqua, avait apposté à la porte de l’est, sur la grande route des monts Hien-Chan, cinq mille hommes commandés par son jeune frère Tsay-Ho ; trois mille hommes aux ordres de Tsay-Tchong occupaient la route ouverte devant la porte du sud. Celle du nord était gardée par un autre de ses frères cadets nommé Tsay-Hun, qui avait avec lui trois mille soldats : « Quant à la porte de l’ouest, ajouta-t-il, il n’est pas besoin de l’occuper : elle est très suffisamment défendue par la rivière Tan-Ky ; eût-il cent mille soldats avec lui, je le mettrais bien au défi de la franchir. »

« Je remarque que Tsé-Long ne le quitte pas d’un instant, reprit Kouay-Youé, ce qui rend la chose plus hasardeuse ! — Cinq cents hommes ont été par mes soins embusqués en dedans des murs, » répondit Tsay-Mao. « Bien entendu que nous le prendrons vivant, puis nous avertirons Liéou-Piao : gardons-nous de le tuer sur le coup ! Hors de la salle du repas il faudra préparer un banquet spécial pour les mandarins militaires ; Wen-Ping et Wang-Vey s’y trouveront ; c’est dans cette pièce qu’ils attireront Tsé-Long, et alors... nous agirons ! »

Tsay-Mao l’assura qu’il avait déjà tout prévu. Ce jour-la, on immola un bœuf et un cheval, et quand le grand banquet fut prêt, on alla chercher Hiuen-Té. Celui-ci montait le fameux cheval Ty-Lou, car il affectionnait beaucoup cet animal et ne faisait pas un pas sans lui[726]. Dans cette circonstance, il suivit à cheval la rue qui conduisait au palais, et fit conduire son coursier par la bride, dans le jardin, derrière l’édifice, où on l’attacha. Tous les mandarins étaient assemblés dans la grande salle ; assis à sa place d’honneur le héros avait à ses côtés les deux fils de Liéou-Piao, les autres conviés s’étant rangés autour de la table selon leurs grades et leurs dignités : quant à Tsé-Long, il se tenait debout près de son maître, le sabre à la ceinture.

Trois fois le vin avait circulé, lorsque les deux généraux chargés de ce rôle, invitèrent le jeune guerrier à passer dans la salle voisine ; mais il s’y refusa obstinément, si bien que Hiuen-Té lui-même l’en pria de manière à ce qu’il dût obéir, Tout autour du palais, Tsay-Mao avait établi comme un cercle[727] de fer, et les trois cents hommes qui servaient d’escorte au héros venaient d’être renvoyés à l’hôtel. Le traître attendait que le vin eût produit quelque effet, pour donner le signal. Ce fut alors que Y-Tsy[728], levant sa coupe, vint se placer devant le héros comme pour la lui offrir et sembla, d’un mouvement de l’œil, l’inviter à changer de vêtement. Hiuen-Té, devinant sa pensée, se hâta de sortir après qu’il eut vidé la coupe, sous un prétexte quelconque... Son ami, qui l’attendait dans le jardin, lui dit à l’oreille : « Les quatre portes de la ville sont gardées, à l’exception d’une seule, celle de l’ouest. »

Hiuen-Té tout hors de lui détache son coursier, ouvre la porte du jardin et sort ; sans regarder s’il est suivi, il galope comme le vent jusqu’à la porte de l’ouest. Interrogé par les gardes[729], il répond que le vin l’accable. Personne ne pouvant l’arrêter, le chef du poste se hâte d’avertir Tsay-Mao qui, à la tête de cinq cents cavaliers, se lance à la poursuite du fugitif.

Cependant, à peine le héros est-il hors des murs, qu’il aperçoit tout près de lui une large rivière qui lui barre le chemin. C’était la rivière Tan-Ky[730], large de dix coudées, aux flots remplis de tourbillons ; il reconnaît, en approchant de ses bords, qu’elle est infranchissable, et veut tourner bride. Mais derrière lui accourent cinq cents cavaliers bien armés ; à leur tête paraît Tsay-Mao ; tous le poursuivent...

« Je suis perdu ! » s’écrie le héros ; revenu sur les bords de la rivière, il jette un regard en arrière... Déjà les cavaliers approchent. Alors il lâche la bride à son cheval qui plonge dans les flots ; à peine l’animal a-t-il fait quelques pas, que les pieds de devant s’enfoncent dans les tourbillons ; Hiuen-Té qui sent ses vêtements pleins d’eau, l’excite du fouet et de la voix : « TyLou, Ty-Lou ! est-ce aujourd’hui que tu porteras malheur à ton maître !... Courage, fais effort !!.. » A ces mots, le coursier se relève du sein des flots, et d’un bond incommensurable[731], il atteint, comme s’il eût des ailes, la rive occidentale.

Il semblait que Hiuen-Té émergeât du milieu des nuages et des brouillards ; après avoir gagné la rive occidentale, il se tourna vers l’autre bord et entendit Tsay-Mao qui, après l’avoir poursuivi jusqu’au fleuve avec ses cinq cents cavaliers, lui criait : « Seigneur, pourquoi donc avez-vous déserté le banquet ? — Aucun motif de haine n’existait entre nous, répliqua le héros, pourquoi en vouliez-vous à ma vie ? — Jamais pareille pensée n’est entrée dans mon cœur, dit le traître mandarin ; seigneur, n’écoutez pas les mensonges de gens mal intentionnés ! » Et Hiuen-Té s’aperçut qu’en parlant, son ennemi se préparait à poser une flèche sur la corde de son arc ; il lança donc son cheval au galop dans la direction de Nan-Tchang.

« En vérité, s’écria Tsay-Mao en se tournant vers ses officiers, les esprits le protégent !.. » Et n’osant se jeter dans les eaux pour le suivre, il revint dans la ville.


CHAPITRE VIII.


Liéou-Hiuen-Té rencontre Ssé-Ma-Hoei.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 207 de J.-C. ] Cependant Tsé-Long prenait part au festin, quand tout-à-coup il s’aperçoit d’un mouvement d’hommes et de chevaux ; bien vite il entre dans la salle du banquet et n’y trouve plus son maître. Tout éperdu, le jeune guerrier court à l’hôtel ; là on lui apprend qu’on a vu Tsay-Mao à la tête de ses cavaliers poursuivre quelqu’un du côté de l’ouest. Cette nouvelle est pour lui comme un coup de foudre ; il s’arme de sa pique et monte à cheval, suivi de ses trois cents hommes. « Où est mon maître, crie-t-il à Tsay-Mao qu’il rencontre hors des murs ? — Il a quitté le festin comme un fugitif, répond le traître, pour aller je ne sais où ! »

Agir d’une façon inconsidérée, n’était point dans le caractère prudent et réfléchi de Tsé-Long. Il passe au milieu des troupes, regarde et ne recueille aucun indice ; devant lui, du côté de l’ouest, coule la rivière ; c’est la seule voie qui reste libre : « Vous invitez mon maître à un festin, dit-il alors à Tsay-Mao, et vous faites cerner la ville par des soldats ! — C’est tout naturel ; ayant appelé les quarante-deux gouverneurs des neuf districts, j’ai dû, en ma qualité de général en chef, veiller à leur sûreté ! — Et quand vous avez poursuivi mon maître, quelle direction a-t-il prise ? — On m’a dit qu’un cavalier est sorti par la porte de l’ouest, mais arrivé là, il a disparu. »

Plus inquiet encore, Tsé-Long s’approche des bords de la rivière. Il ne voit rien que des traces qui se perdent dans les eaux[732]. La rive opposée était très escarpée ; les trois cents cavaliers dispersés en tous sens, promènent leurs regards sur l’horizon ; c’est en vain, ils ne découvrent point Hiuen-Té.

Déjà Tsay-Mao était rentré dans la ville ; Tsé-Long revient en arrière, saisit les gardes de la porte et les interroge à leur tour. Ils lui répondent aussi que Hiuen-Té a passé au galop sous la porte de l’ouest. Sa première pensée fut alors de pénétrer dans les murs ; mais la crainte de tomber dans une embuscade (qui l’attendait en effet) le décide à se diriger vers Sin-Yé.

Or, après avoir traversé cette dangereuse rivière, Hiuen-Té, tout étourdi, presque sans connaissance, fit route du côté de Nan-Tchang : « Si je suis sorti d’un bond du milieu de ces flots écumeux, se disait-il, en vérité, c’est le ciel qu’il l’a voulu ! » Il marchait donc droit devant lui ; comme le soleil allait se coucher, il aperçut un jeune berger qui venait à sa rencontre, monté sur un bœuf, en jouant de la flûte. « Hélas, pensa le héros en soupirant, que ne suis-je comme lui !... » Puis, arrêtant son cheval, il regarde le petit paysan qui de son côté fait faire halte à son bœuf, ôte la flûte de ses lèvres et s’écrie après l’avoir considéré longtemps : « A n’en pas douter, général, vous êtes Liéou-Hiuen-Té, le vainqueur des Bonnets-Jaunes ! »

« Vous n’êtes qu’un jeune enfant de village, demanda le héros tout surpris, comment donc connaissez-vous mes noms ? — En effet, je ne vous connais pas, répondit le petit pâtre ; mais chez le maître que je sers, il y a toujours des étrangers qui parlent d’un Liéou-Hiuen-Té, haut de sept pieds cinq pouces, dont les grandes mains descendent plus bas que le genou, dont les grands yeux s’ouvrent jusqu’aux oreilles ; ils disent que c’est le héros du siècle : et voila qu’en regardant le visage de votre seigneurie, j’ai été sûr que c’était vous.... »

« Et comment se nomme ton maître ? »

« Son nom est Ssé-Ma-Hoey, son surnom honorifique Té-Tsao ; il s’appelle, dans la secte des Tao-Ssé, le docteur Chouy-King[733]. »

« A-t-il des compagnons, des amis ; où habite-t-il ? »

« Il a pour compagnons Pang-Té-Kong et Pang-Tong, originaires de ce pays de Hiang-Yang, et habite près d’ici une cabane au milieu d’un bois. »

« Et ces deux hommes que tu viens de nommer, que sont-ils ? »

« Le premier est l’oncle du second ; celui-ci est plus jeune de cinq ans ; celui-là plus âgé de dix ans que mon maître[734]. Un jour que mon maître était occupé, dans son enclos, à cueillir des feuilles de mûrier, Pang-Tong le rencontra et s’assit à l’ombre à ses côtés ; depuis le matin jusqu’au soir ils restèrent à converser ensemble, sans se fatiguer, prenant pour texte l’élévation et la chute des dynasties, si bien que mon maître, charmé de ce jeune sage, l’appela son frère cadet. »

La-dessus, Hiuen-Té se fit connaître au petit pâtre et le pria de le conduire vers son maître. A peu de distance de là, ils se trouvèrent devant une chaumière ; le héros, descendu de cheval, entendit le son mélodieux d’un luth, et fit signe à son guide de s’arrêter. Mais, bien qu’il n’eût pas voulu entrer, le luth cessa tout-a-coup de vibrer, puis un homme sortit en souriant : « Mon instrument rendait un son clair et vibrant, dit-il, quand tout-à-coup il a passé dans un mode qui est celui des batailles et du carnage. Certainement il y a la un héros qui m’écoute furtivement[735] ! » Frappé de surprise, Hiuen-Té regarde le sage ; c’était un homme élancé comme le pin, aux membres grêles comme la cigogne, et qui ne ressemblait en rien aux autres mortels. Bien qu’il fût âgé d’un demi-siècle, il avait la physionomie d’un adolescent. Hiuen-T’é, dont les vêtements étaient encore tout humides, se tint debout devant lui et le salua avec la plus grande politesse.

« Ah ! lui dit le docteur, votre seigneurie a échappé aujourd’hui à un grand péril ! » Et comme ces paroles causaient au héros un étonnement extraordinaire, le jeune pâtre s’écria : « Maître, c’est la Liéou-Hiuen-Té ! »

Ce grand non produisit un effet magique sur le solitaire, qui, avec une politesse empressée, fit entrer le héros dans sa chaumière et le fit asseoir à la place d’honneur. Celui-ci remarqua des milliers de volumes rangés le long de la muraille ; par la fenêtre il aperçut des plantations de pins et de bamboux, et sur un banc de pierre, servant de couchette, était déposé le luth : dans cette petite demeure circulait un air frais et pur. « Comme je traversais ce pays, dit alors Hiuen-Té, en se levant par respect, ce petit pâtre s’est rencontré sur mon chemin, et j’ai eu le bonheur inexprimable de pouvoir m’incliner devant votre respectable visage. — Seigneur, reprit le sage, dites la vérité ; vous arrivez ici en fuyant un grand péril ! »

Hiuen-Té lui raconta tous les événements que nous venons de voir se dérouler : « Et moi, continua le docteur, rien qu’à vous regarder, j’ai deviné tout cela ; veuillez me dire quel est votre grade, quels sont vos titres ? »

« Général de la gauche, prince de Y-Tching-Ting, gouverneur de Yu-Tchéou. »

« Depuis longtemps votre réputation est arrivée jusqu’aux oreilles de l’humble solitaire ; et cependant vous allez d’un lieu à l’autre à la recherche d’une position qui vous manque !. Comment cela se fait-il ? »

« Mon heure n’est pas encore venue ; combien d’infortunes traversent la vie ? »

« Ce n’est pas cela ; mais votre seigneurie manque de gens capables qui secondent ses projets ! »

« Si ma capacité est bornée, je compte autour de moi de bons et habiles conseillers, Sun-Kien, My-Tcho et Kien-Yong ; des généraux distingués, Kouan-Kong, Tchang-Fey et Tsé-Long, qui tous me soutiennent avec fidélité. Vous voyez donc que je ne manque pas de gens qui me secondent. »

« Les généraux que vous venez de nommer sont des braves qui tiendraient tête a dix mille hommes, mais ils n’ont point le talent de prévoir les circonstances. Vos conseillers ne sont que des têtes vides, des lettrés, bons a chercher un texte et à ramasser des mots, et non pas des savants capables de redresser le siècle en distinguant et réunissant ensemble (comme des fils de soie) les éléments de reconstruction qui s’offrent à eux[736] ! Est-ce que, avec de pareils hommes, on peut fonder rien de solide ! »

« Si, dans ma détresse, j’avais l’honneur insigne de rencontrer les sages cachés dans les monts et les vallées, ne pourrais-je pas dire que j’ai trouvé ces hommes précieux !... »

« Les lettrés[737] sont des hommes vulgaires qui ne connaissent ni le temps ni l’heure ; cette connaissance n’appartient qu’aux génies supérieurs. »

« Et ces génies supérieurs, voudriez-vous m’indiquer quels ils sont ? »

« Le fondateur de la dynastie des Han avait avec lui Tchang-Léang, Siao-Ho, Han-Sin. Le régénérateur de la même dynastie, Kouang-Wou, avait pour appui Teng-Hiu, Ou-Han, Fong-Y[738] : avec de pareils généraux et de pareils conseillers, ces deux princes ont pu s’élever au rang d’Empereur et de chef des vassaux. Voilà ceux que j’appelle des génies supérieurs ! »

« Mais dans ce siècle, je crains bien qu’il n’y ait pas de personnages de cette trempe ! »

« N’avez-vous jamais entendu prononcer cette parole de Kong-Fou-Tsé : Dans un hameau de dix familles on trouvera certainement un homme fidèle et digne de confiance ! — Pourquoi dites-vous que cela est impossible dans notre siècle ? »

« Hélas ! je ne suis qu’un pauvre homme sans talent ; je ne sais rien, veuillez donc me guider par la main. »

« Sans doute, vous connaissez ces vers prophétiques que chantent partout les enfants :

« Dans la huitième et neuvième année, il a commencé à s’affaiblir ;
» Dans la treizième, il disparait sans laisser de traces ;
» A la fin, le mandat du ciel sera confié à quelqu’un,
» Et le dragon endormi comme un ver au fond du fossé, s’élèvera en volant vers les cieux ! »

« En voici l’explication : Le premier vers s’applique à la période (Kien-Ngan) du règne actuel. C’est la huitième année de cette période que, la première femme de Liéou-Piao étant morte, la division a éclaté dans la famille de celui-ci. Le second vers fait allusion à la mort prochaine de Liéou-Piao ; quand il ne sera plus, ses mandarins civils et militaires, pareils à des feuilles dispersées par le vent, disparaîtront sans laisser de traces. Celui à qui le Ciel confiera alors son mandat, c’est vous, général ! »

À ces mots Hiuen-Té tout interdit s’inclina en disant : « Comment Liéou-Py serait-il digne de ce grand rôle ? » « Les hommes les plus distingués du siècle, reprit le docteur, sont tous les deux dans un même lieu près d’ici ; allez les chercher, général ! — Et quels sont-ils ? — Le Dragon endormi[739], Fo-Long ; et le Phénix dont les ailes sont poussées, Fong-Tsou ; avec ces deux hommes, vous pourrez pacifier l’Empire. »

« Mais enfin, quels sont-ils ces hommes ? » Le docteur frappa dans ses mains avec un grand éclat de rire : « Très bien, très bien ! » Et comme Hiuen-Té réitérait sa question. « Voici la nuit, répliqua le Tao-Ssé, allons nous reposer : Demain je répondrai à votre demande. » Puis il appela le petit pâtre qui, après leur avoir offert à boire et à manger, conduisit Hiuen-Té dans l’appartement destiné aux visiteurs : quant au cheval, on le mit à paître dans l’enclos, derrière la chaumière.

Les paroles du docteur bourdonnaient encore aux oreilles de Hiuen-Té ; aussi ne pouvait-il fermer l’œil, et la seconde veille venait de sonner, quand il entendit entrer un homme à qui son hôte demanda pourquoi Youen-Ky était revenu. Hiuen-Té se leva pour prêter l’oreille ; l’inconnu reprit : « Il y a longtemps que j’entends dire que Liéou-Piao aine les gens de bien et déteste les méchants ; et je suis allé vers lui tout exprès pour m’assurer du fait ; mais j’ai vu qu’on lui faisait une réputation qu’il ne mérite pas, aussi je reviens ! — Aimer les gens de bien et détester les méchants, répliqua le docteur, c’est être homme de bien ; pourquoi donc avez-vous abandonné un maître qui possède ces qualités ! — Il aime les gens de bien et ne sait pas se servir d’eux ; il déteste les méchants et ne sait pas les éloigner. Aussi me suis-je retiré en lui laissant un billet d’adieu. »

« Dans ces temps-ci, où la dynastie des Han périclite, répliqua le docteur d’un ton de reproche, les bons et les mauvais se rencontrent dans le même bourbier ! Le bouclier et la lance se lèvent, les calamités vont naître... Et vous, vous possédez un talent qui honorerait le ministre d’un Empereur ! Il faut que vous sachiez attendre l’heure et paraître à temps. Votre faute, ç’a été de prodiguer le jade comme une vile pierre, de le vendre aux hommes pour n’en retirer que de la honte. Quant à ce que vous dites d’aimer les gens de bien sans savoir se servir d’eux, vous avez parlé juste, car Kong-Fou-Tséa laissé cette parole : Si le beau jade est ici, serrez-le dans l’armoire et cachez-le bien, jusqu’à ce que vienne un bon acheteur qui vous en donne le prix ! — Voila ce qu’a dit le sage par excellence. Le héros, l’homme doué d’un génie supérieur était devant vos yeux, pourquoi donc alliez-vous chercher Liéou-Piao ? »

L’inconnu convint que le docteur avait raison. De son côté, Hiuen-Té rempli de joie par ce qu’il venait d’entendre, réfléchit en lui-même que ce personnage ne pouvait être autre que l’un de ceux dont son hôte lui avait parlé la veille. Il attendit le jour à luire ; alors, sortant de son appartement, il vint demander au docteur Chouy-King quel était l’étranger avec qui il s’était entretenu durant la nuit ?

« Il est parti à la recherche d’un maître intelligent, » répliqua le docteur Tao-Ssé.

« Quel est son nom ? »

« Ah ! Ah ! » fit le docteur...

« Mais n’est-ce pas un de ceux dont vous m’avez vanté les mérites, le Dragon ou le Phénix ? »

« Ah! Ah !... » Cette exclamation fut la seule réponse que Hiuen-Té put obtenir de son hôte. Il le pria donc, en redoublant de politesse, de l’aider par ses conseils à soutenir le trône chancelant des Han.

Le docteur répliqua : « Ce n’est point dans les hommes oisifs, retirés au milieu des montagnes et dans les plaines, qu’il faut que vous placiez votre espérance. Il existe un personnage, qui vaut dix fois plus que moi, et c’est lui qui doit seconder votre seigneurie... Il vous reste à le trouver ! »

« Veuillez me l’indiquer, » dit Hiuen-Té avec insistance.

« Ah ! Ah !.. très bien ! » répliqua de nouveau le docteur, et ils furent interrompus dans leur conversation par l’arrivée du petit serviteur[740] qui vint leur dire qu’on entendait à la porte de la chaumière des voix d’hommes et des hennissements de chevaux. Il ajouta qu’un grand général faisait entourer l’enclos par plusieurs centaines de soldats.


CHAPITRE IX.


Lieou-Hiuen-Té rencontre Su-Chu à Son-Yé[741].


[Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 207 de J.-C. ] La frayeur que causa cette nouvelle à Hiuen-Té ne tarda pas à se changer en joie, car en courant à la porte, il reconnut Tsé-Long. Revenu la veille à Sin-Yé, sans y avoir trouvé son maître, celui-ci s’était lancé de ce côté, au milieu de la nuit, quêtant des informations le long de la route. Un passant lui avait dit qu’un cavalier, un officier supérieur, s’était montré dans cette même direction au coucher du soleil, et avait dû trouver asile chez le docteur Tao-Ssé. Grâce à ce renseignement, il avait pu rejoindre son maître ; mais il l’invitait à retourner au plus vite à Sin-Yé, dans la crainte que leurs ennemis n’y commissent quelque violence[742]. Hiuen-Té prit donc congé de son hôte le Tao-Ssé et partit en compagnie de Tsé-Long.

A peine ont-ils fait quelques lieues, qu’ils rencontrent une division de cavalerie, puis bientôt une seconde... Le héros reconnaît successivement, dans ceux qui les commandent, ses deux frères d’armes[743] que l’inquiétude avait poussés à sa rencontre. Il leur raconta son grand exploit du passage de la rivière ; puis, rentré dans sa petite ville, il convint, d’après le conseil de Sun-Kien interrogé sur ce point, d’écrire à Liéou-Piao pour lui dévoiler ce qui s’était tramé contre lui. Sun-Kien chargé de porter le message fut introduit par Liéou-Piao qui lui témoigna sa surprise de ce que Hiuen-Té, honoré de la présidence du banquet, eût brusquement pris la fuite au milieu de la fête. Ce fut alors que Sun-Kien, tout en lui présentant la lettre explicative, lui dévoila les perfides projets de (son beau-frère) Tsay-Mao.

Transporté de colère, Liéou-Piao appela ce dernier et se mit à lui reprocher son crime... Le traître baissait la tête sans rien répondre. « Qu’on l’emmène, s’écria Liéou-Piao, et que sa tête tombe ! »

Mais sa jeune épouse (sœur du coupable) se précipita vers lui en demandant grâce, les larmes aux yeux. « Non, non, répondait Liéou-Piao, pas de grâce. » Il fallut que Sun-Kien lui fit entendre que si Tsay-Mao était puni de mort, son maître n’oserait plus reparaître dans la ville ; — et Tsay-Mao, vertement réprimandé, eut la vie sauve. Cependant Liéou-Piao voulut que son fils aîné[744] s’en allât, de compagnie avec Sun-Kien, porter des paroles d’excuses à Hiuen-Té. Celui-ci, flatté d’une pareille démarche, le reçut avec de grands égards ; et voyant les pleurs du jeune prince couler au milieu du repas, il lui demanda la cause de sa douleur.

« La seconde femme de mon père cherche toujours à se de faire de moi, répondit-il ; et je ne sais comment me mettre à l’abri de ses perfides desseins ! — Rendez-lui tous vos devoirs avec la plus scrupuleuse exactitude, répliqua Hiuen-Té, et vous écarterez ainsi toutes les occasions qui pourraient faire éclater son mauvais vouloir. » Le lendemain, le jeune prince prit congé du héros, en versant bien des larmes, et celui-ci, qui le reconduisait hors de sa ville de Sin-Yé, monté sur son fameux cheval Ty-Lou, lui dit en montrant l’animal : Sans ce coursier, je serais déja un habitant des sombres bords[745] ! — Ce n’est point à l’énergie de cette bête, répartit Liéou-Ky, mais bien à votre heureux génie, que vous devez d’avoir échappé à la mort ! » Et la, il quitta le héros, en donnant les marques de la plus profonde douleur.

Hiuen-Té s’en revenait donc seul, quand tout-à-coup il rencontra dans la grande rue un homme portant un bonnet d’écorce[746], des habits de toile, des souliers noirs, une ceinture de même couleur, et qui chantait à pleine voix la chanson que voici :

« Le Ciel et la Terre sont sens dessus dessous ;
» Le feu est prêt à s’éteindre.
» Quand un grand édifice va crouler,
» Une seule poutre ne suffit pas à l’étayer !
» Entre les quatre mers il y a des sages,
» Qui voudraient bien se rallier au maitre intelligent.
» L’homme au génie supérieur cherche aussi des sages..
» Mais, hélas ! ce maître ne me connaît pas ! »

Et après avoir chanté ce couplet, il se prit à rire en longs éclats. Hiuen-Té qui avait entendu le sens de ces paroles, ne douta point que ce ne fût la l’un des deux sages dont le docteur Tao-Ssé l’avait entretenu. Plein de cette pensée, il met pied à terre, salue l’étranger, et le conduit dans son palais. Ce singulier personnage, interrogé sur ses noms, déclara s’appeler Tchen-Fo[747]. Depuis longtemps il avait entendu dire que Hiuen-Té désirait engager à son service les gens sages et capables ; n’osant l’aborder de lui-même il s’était avisé d’attirer son attention en chantant ces quelques lignes dans la rue. Puis comme Hiuen-Té parut lui témoigner de grands égards : « Je prierai votre seigneurie, demanda-t-il, de vouloir bien me laisser voir de nouveau le cheval qu’elle montait tout à l’heure. »

L’animal fut amené par la bride à l’instant même. « Oui, dit Tchen-Fo, voila un cheval qui doit marcher d’une façon surprenante, mais il portera malheur à son maître ! »

« Je sais déjà a quoi m’en tenir la-dessus[748], » répartit Hiuen-Té ; et il lui raconta ce qui lui était arrivé au passage de la rivière. « Ah ! dit Tchen-Fo, un cheval qui sauve son maître, et un cheval qui porte malheur à son maître, ce n’est pas la même chose !... D’ailleurs quand on possède un animal dont on redoute quelque mauvaise affaire, il y a un moyen de détourner les chances. »

« Et ce moyen, quel est-il ? »

« C’est de le faire monter par un proche parent et d’attendre, pour s’en servir soi-même, qu’il ait tué son homme ! » À ces mots, Hiuen-Té (au lieu de répondre) ordonna à ses gens de servir le bouillon[749]. « Sur la nouvelle que votre seigneurie appelait à son service les gens sages et habiles, reprit Tchen-Fo, je suis accouru, sans calculer la distance, et voilà que je suis éconduit !... »

« A peine arrivé, répliqua Hiuen-Té, vous me donnez des enseignements, des conseils qui blessent l’humanité et les devoirs entre parents ; bien plus, vous venez m’apprendre à sacrifier les autres a mon intérêt personnel !.. Et bien, je vous chasse ! »

Tchen-Fo se mit à rire ; puis il reprit d’un ton plus cérémonieux : « On répète partout que votre seigneurie pousse loin le scrupule sur l’article de l’humanité ; je ne savais s’il fallait ajouter foi à ces propos, et ce que j’ai dit, ç’a été pour m’assurer du fait. »

« Si j’ai dans l’âme quelque sentiment d’humanité, répliqua le héros en se levant à son tour avec politesse, oserais-je prétendre à la trop belle réputation qu’on veut me faire !... Mon but unique serait de répandre la paix et le bonheur parmi le peuple et l’armée, et n’étant pas sûr d’y arriver, je réclame, docteur, vos excellents conseils. »

« Depuis mon pays de Yng-Chang jusqu’ici, j’ai entendu dire que les gens de Sin-Yé chantent un refrain ainsi conçu : Quand sa seigneurie Liéou-Hiuen-Té, oncle de notre Souverain, arrive parmi nous, le peuple est dans l’abondance ! — Voila la preuve que vous êtes bon envers le peuple et que vous répandez autour de vous des consolations ! » Hiuen-Té accorda à Tchen-Fo le titre de conseiller militaire, et le chargea d’exercer les troupes, hommes et chevaux.

Cependant, Tsao-Tsao, rentré dans la capitale[750], nourissait toujours le désir de s’emparer du King-Tchéou. Il tenait donc rassemblés dans la ville de Fan-Tching trente mille hommes commandés par son parent Tsao-Jin ; celui-ci avait sous ses ordres, outre Ly-Tien, les deux frères Liu[751]. Ce devait être comme un camp d’observation d’où le général en chef de ce corps de troupes surveillerait les mouvements (de Hiuen-Té et de Liéou-Piao qui occupaient)le King-Tchéou et le Hiang-Yang. Les deux Liu firent remarquer à Tsao-Jin que Hiuen-Té réunissait des troupes dans sa ville de Sin-Yé, qu’il s’occupait d’acheter des chevaux et de s’approvisionner de grains et de fourrages. Son intention n’était-elle pas de se porter sur la capitale ? et dans ce cas, ne devait-on pas diriger contre lui les premières attaques ? « Depuis que nous avons passé sous les drapeaux de Tsao-Tsao, ajoutaient-ils, nous n’avons pas encore eu l’occasion de nous signaler ; de grâce, accordez-nous cinq mille hommes de bonnes troupes, pour que nous puissions aller prendre la tête de Hiuen-Té et la présenter à son excellence ! »

Ce fut avec une grande joie que Tsao-Jin accueillit leur proposition. Mais les soldats, chargés de garder les frontières du district de Sin-Yé, vinrent en toute hâte avertir Hiuen-Té qui consulta son nouveau mandarin Tchen-Fo.

« Si l’ennemi vient, répondit le conseiller, ne le laissez pas franchir la frontière : mais, détachez en avant trois corps sous le commandement de vos deux frères d’armes (Kouan-Kong et Tchang-Fey) et de Tsé-Long. Le premier, prenant par la gauche, arrêtera l’ennemi dans sa marche ; le second, s’avançant par la droite, se préparera à lui couper la retraite ; le troisième, guidé par vous, se jettera entre les deux divisions pour charger. Par ce moyen,vous êtes sûr de mettre la main sur les deux chefs ennemis. » Empressé de suivre ce plan, le héros détache aussitôt les deux généraux désignés, après quoi, emmenant avec lui le conseiller Tchen-Fo, ainsi que Tsé-Long, il sort des passages avec deux mille hommes. A peine a-t-il fait quelques pas, qu’il voit une épaisse poussière s’élever derrière la montagne : ce sont les deux frères Liu qui arrivent, suivis de leurs cinq mille soldats. Les deux armées vont en venir aux mains, quand Hiuen-Té, à cheval au pied du grand étendard, s’écrie à haute voix : « Qui êtes-vous donc, vous qui avez osé envahir mes frontières ? »

« Je suis le grand général Liu-Kwang, répond l’aîné des deux frères ; un ordre de son excellence me prescrit de m’emparer de ta personne ! »

« Et quelle faute ai-je commise ? »

« Tu es un traître, rebelle aux Han..., et nous te ferions grâce ! »

Hiuen-Té transporté de colère lance contre lui Tsé-Long. Le combat ne dure pas longtemps ; le jeune guerrier a bientôt fait rouler son ennemi dans la poussière. En vain Liu-Tsiang veut fuir avec sa division ; un corps de troupes se lève près de lui, commandé par un général qui se précipite hors des rangs en brandissant un cimeterre recourbé. On a reconnu Kouan-Kong ! Il fend les lignes ; les soldats de Liu-Tsiang décimés par lui se retirent en pleine déroute. Le guerrier les suit de près, les harcèle, et à quelque distance de là, un autre corps leur barre le chemin. Celui qui le commande se précipite hors des rangs, la pique a la main ; — on a reconnu Tchang-Fey[752] ! Le chef vaincu, menacé par ce héros, perd toute contenance ; la terrible pique l’atteint, le perce, le renverse mort à bas de son cheval. Ses soldats qui fuyaient éperdus, sont faits prisonniers jusqu’au dernier et conduits à Sin-Yé par les troupes de cette même division.

Un succès aussi complet causa une grande joie à Hiuen-Té. Il entoura de respects son nouveau conseiller Tchen-Fo, et n’oublia pas de récompenser les trois petites divisions qui avaient remporté la victoire.

Les fugitifs échappés au massacre vinrent annoncer à Tsao-Jin les détails de cette désastreuse journée. Celui-ci, tout épouvanté, consulta Ly-Tien (le seul lieutenant qui lui restait). « Voila que deux de nos généraux ont péri pour avoir témérairement attaqué l’ennemi…., s’écria Ly-Tien ; tenons-nous ici bien en fermes, et envoyons avertir son excellence de notre fâcheuse position, afin qu’elle vienne avec sa grande armée nous tirer de ce mauvais pas ; c’est ce que nous avons de mieux à faire. »

« Non, répliqua Tsao-Jin ; si j’ai perdu deux de mes lieutenants, si la moitié de leurs divisions est restée au pouvoir de l’ennemi, après tout, ce district de Sin-Yé n’est pas si difficile à réduire qu’il faille avertir son excellence de ce premier échec. Pour égorger une poule, est-il besoin d’un coutelas à tuer les bœufs ? Vous et moi, nous sommes assez forts pour venir à bout de Hiuen-Té ! »

« Ne le traitez pas si légèrement, dit Ly-Tien, c’est un héros de premier ordre ! »

« Bah ! répliqua Tsao-Jin, vous êtes un poltron ! »

« Les règles de l’art militaire établissent ceci : connaissez bien l’ennemi, connaissez-vous bien vous-même, et sur cent batailles vous n’en perdrez pas une ; je ne crains pas de me battre, mais je doute que nous puissions triompher d’un pareil adversaire. »

« Vous n’êtes qu’un traître, » s’écria Tsao-Jin avec colère…

« Ce n’est pas d’aujourd’hui que Ly-Tien sert dans les armées du premier ministre, répliqua l’officier ; il a eu le temps de faire connaître sa loyauté !… »

« Et moi, je vous dis que je suis certain de prendre Hiuen-Té vivant… »

a Partez donc, général ; quant à moi, je garde la ville. » « Et bien, si vous ne me suivez pas, j’en conclus que vous méditez une trahison… »

Ly-Tien redoutait l’issue de cette entreprise ; quant à Tsao-Jin, il rassembla vingt-cinq mille hommes, leur fit endosser leurs cuirasses, leur donna l’ordre de monter à cheval et traversa la rivière pour aller attaquer la ville de Sin-Yé.


TABLE DES MATIÈRES.



Chap. I. ― Projet d’alliance entre Youen-Chu et Liu-Pou.

Lettre de Youen-Chu à Liu-Pou ; lettre de Hiuen-Té à celui-ci ; embarras de Liu-Pou ; lettre de Ky-Ling ; Liu-Pou invite Ky-Ling et Hiuen-Té à un banquet ; embarras et terreur des deux convies ; Liu-Pou perce avec une flèche la tige d’une lance ; les deux armées se retirent ; colère de Touen-Chu ; Han-Yn est envoyé pour négocier le mariage entre la fille de Liu-Pou et le fils de Touen-Chu ; observations de Tchin-Kong sur l’époque du mariage ; Liu-Pou change d’avis et emprisonne Han-Yn.


Chap. II. ― Révolte de Tchang-Siéou.

Liu-Pou injurie Hiuen-Té à la tête de ses troupes ; Hiuen-Té, forcé de fuir, se sauve à la capitale ; il se présente à Tsao-Tsao qui l’accueille avec égards ; perfide conseil de Sun-To ; Kouo-Kia engage Tsao-Tsao à s’attirer l’affection des gens de bien ; Hiuen-Té est nommé gouverneur de Tu-Tchéou ; il part pour Siao-Pey avec ses troupes ; révolte de Tchang-Siéou ; celui-ci se soumet d’abord ; Tsao-Tsao s’oublie auprès de la veuve de Tchang-Tsy ; révolte des soldats de Tchang-Siéou ; assaut du camp de Tsao-Tsao ; mort de Tien-Wei, de Tsao-Min et de Tsao-Ngan ; fuite de Tsao-Tsao ; fermeté de Tu-Kin ; lettre de Tsao-Tsao à Liu-Pou ; celui-ci fait décapiter Han-Yn et déclare la guerre à Touen-Chu ; lettre de Liu-Pou à Tsao-Tsao ; complote de Tchin-Kouey et de Tchin-Teng contre Liu-Pou.


Chap. III. ― Youen-Chu se déclare empereur et attaque Liu-Pou.

Youen-Chu déclare à ses mandarins les raisons qui le portent à prendre le titre d’Empereur ; irrité contre Liu-Pou, il l’attaque avec deux cents mille hommes ; effroi de celui-ci ; sa colère contre Tchin-Kouey ; réponse de ce mandarin ; Han-Sien et Tang-Fong abandonnent le parti de Youen-Chu ; défaite des généraux de celui-ci ; il apparaît avec toute la pompe impériale et est battu à son tour ; arrivée de Kouan-Yun ; lettre de Sun-Tsé à Youen-Chu qui lui redemande les soldats prêtés quelques années auparavant ; colère de Youen-Chu.


Chap. IV. ― Tsao-Tsao marche contre Youen-Chu.

Sun-Tsé envoie un message à Tsao-Tsao ; celui-ci marche contre Youen-Chu avec trois cents mille hommes ; Sun-Tsé, Liu-Pou et Hiuen-Té se réunissent avec lui ; disette et famine ; Tsao-Tsao emprunte la tête de son intendant pour calmer les murmures de l’armée ; Youen-Chu est chassé de la ville ; Tchang-Siéou et Liéou-Piao se liguent contre Tsao-Tsao ; celui-ci rentre dans la capitale, puis se remet en campagne ; sa déclaration au peuple et à l’armée à propos des moissons ; il coupe ses cheveux au lieu de sa tête ; siège de Nan-Yang ; fausse attaque ; Tsao-Tsao pris à son propre piège et battu ; il défait Tchang-Siéou et Liéou-Piao qui veulent lui couper la retraite ; sacrifices offerts aux mânes des officiers et à l’ombre de son cheval ; il est rappelé à la capitale ; il repousse l’ennemi qui le poursuit, puis est repoussé à son tour.


Chap. V. ― Tsao-Tsao attaque et bat Liu-Pou.

Tsao-Tsao envoye un titre et un grade à Sun-Tsé ; conversation de Tsao-Tsao avec Kouo-Kia et Sun-Yo ; Liu-Pou trompé par Tchin-Kouey et par Tchin-Teng ; fidélité de Tchin-Kong ; il intercepte le courrier de Hiuen-Té ; colère de Liu-Pou qui va attaquer Hiuen-Té et lui enlève sa ville de Siao-Pey ; défaite des armées impériales ; Hia-Héou-Tun blessé d’une flèche ; Liu-Pou respecte la famille de Hiuen-Té et l’emmène à Su-Tchéou ; Hiuen-Té et les siens se retirent près de Tsao-Tsao ; attaque du passage de Siéou-Kouan ; trahisons des deux Tchin ; Liu-Pou perd sa ville de Su-Tchéou ; il a l’intention de se rendre ; Tchin-Kong le force à la résistance.


Chap. VI. ― Mort de Liu-Pou.

Tchin-Kong donne des conseils à Liu-Pou ; hésitation de celui-ci ; il consulte ses femmes ; tentatives pour renouer l’alliance avec Youen-Chu ; sortie des négociateurs ; réponse de Youen-Chu ; hésitation de Liu-Pou ; il ne peut franchir le camp ennemi et rentre avec sa fille ; Liu-Pou fatigué par les orgies défend à ses officiers de boire ; châtiment et trahison de Héou-Tcbing ; Tsao-Tsao détourne la rivière pour inonder la ville assiégée ; proclamation de Tsao-Tsao ; Liu-Pou livré par les siens ; ses dernières paroles ; il est mis à mort ainsi que Tchin-Kong et Kao-Chun ; Tchang-Léao fait sa soumission.


Chap. VII. ― Complot contre Tsao-Tsao.

Pacification de la province de Su-Tchéou ; retour de l’armée à la capitale ; Tsao-Tsao présente Hiuen-Té à l’Empereur qui le reconnaît pour son oncle ; généalogie de Hiuen-Té ; partie de chasse de l’Empereur ; arrogance de Tsao-Tsao ; douleur de l’Empereur ; il appelle près de lui son oncle maternel Tong-Tching ; promenade dans la galerie des portraits ; l’Empereur écrit avec son sang un édit que l’Impératrice coud dans une ceinture et qui est remis à Tong-Tching ; Tsao-Tsao cherche à découvrir ce que renferme ce vêtement, et il n’y trouve rien ; Tong-Tching aperçoit par hasard l'édit impérial ; ses projets ; il se concerte avec Wang-Tsé-Vou ; liste des conjurés.



Chap. I. ― Suite du complot contre Tsao-Tsao.

Hiuen-Té est associé au complot ; il se retire dans son jardin pour écarter les soupçons ; Tsao-Tsao le mande près de lui ; ils soupent ensemble ; dialogue entre ces deux personnages sur les grands hommes de leur temps ; apparition d’un dragon ; coup de tonnerre et frayeur simulée de Hiuen-Té ; nouvelles de la défaite et de la mort de Kong-Sun-Tsan ; Hiuen-Té, désireux de s’éloigner de Tsao-Tsao, obtient de lui d’aller combattre Youen-Chu ; les conseillers exhortent Tsao-Tsao à lui retirer le commandement de ses troupes. Refus de Hiuen-Té ; défaite et mort de Youen-Chu ; le sceau impérial revient à Tsao-Tsao ; ruse pour faire périr Hiuen-Té ourdie par Tsao-Tsao et déjouée par Tching-Kouey.


Chap. II. ― Tsao-Tsao attaque Youen-Chao.

Hiuen-Té fait écrire à Youen-Chao pour lui demander des secours ; Youen-Chao délibère avec ses conseillers ; discours de ceux-ci ; Tsao-Tsao se met en campagne ; ses généraux Liéou-Tay et Wang-Tchong attaquent Hiuen-Té dans Su-Tchéou ; celui-ci ne sachant si Tsao-Tsao dont la bannière flotte dans le camp ennemi s’y trouve en personne.envoye en reconnaissance Yun-Tchang ; les deux généraux Liéou-Tay et Wang-Tchong, faits prisonniers par YunTchang et par Tchang-Fey dans deux rencontres, sont mis en liberté ; Hiuen-Té les charge d’éclairer leur maître sur ses véritables sentiments.


Chap. III. ― Tsao-Tsao est injurié par Ni-Hang.

Tsao-Tsao, irrité contre ses généraux vaincus, leur retire leurs grades ; il envoyé un émissaire à Tchang-Siéou, qui se soumet et veut en expédier un second vers Liéou-Piao ; on lui désigne le cynique Ni-Hang ; paroles étranges de celui-ci ; Tsao-Tsao en fait le chef de ses cymbaliers ; conduite fantasque du philosophe ; il va trouver Liéou-Piao qui l’envoyé vers Hwang-Tsou ; hésitations de Liéou-Piao ; conseils que lui donne Han-Song ; message de celui-ci vers Tsao-Tsao ; Han-Song bien traité à la cour conseille à Liéou-Piao de se soumettre ; Hwang-Tsou met à mort le philosophe Ni-Hang.


Chap. IV. ― Tsao-Tsao découvre la conspiration tramée contre lui.

Tong-Tching tombe malade ; il est traité par Ky-Tay-Ping, médecin de l’Empereur ; rêve de Tong-Tching ; il se trahit ; le médecin s’offre d’empoisonner Tsao-Tsao ; un esclave de Tong-Tching, maltraité par lui, se réfugie chez Tsao-Tsao ; celui-ci invite les grands à un repas ; le médecin est mis à la torture ; il refuse de nommer ses complices ; Tsao-Tsao accourt chez Tong-Tching ; il y amène le médecin enchaîné ; courage et mort de ce dernier ; supplice des conjurés et de la fille de Tong-Tching, épouse de l’Empereur ; le jeune souverain est séquestré ; Tsao-Tsao s’entoure d’une garde de trois mille hommes et marche contre Hiuen-Té.


Chap. V. ― Défaite de Hiuen-Té.

Tsao-Tsao marche contre Hiuen-Té et menace le Su-Tchéou avec deux cents mille hommes ; Hiuen-Té envoie demander des secours à Youen-Chao en le priant d’attaquer la capitale dégarnie de troupes ; faiblesse et indécision de Youen-Chao que la maladie d’un jeune fils empêche de se mettre en campagne ; Tchang-Fey échoue dans son plan de surprendre le camp de Tsao ; défaite de Hiuen-Té et de ses deux frères d’armes ; il se retire près de YouenChao ; Yun-Tchang entouré est sollicité de se rendre ; ses conditions ; Tsao-Tsao les accepte et il fait sa soumission à l’Empereur.


Chap. VI. ― Aventures de Yun-Tchang après sa soumission.

Yun-Tchang arrive à la capitale avec les deux femmes de Hiuen-Té ; l’Empereur le reçoit avec intérêt ; prévenances de Tsao-Tsao à son égard ; fidélité inébranlable de Yun-Tchang ; ses attentions et ses soins assidus envers les deux dames confiées à sa garde ; son désintéressement ; songes et appréhensions des deux captives ; Yun-Tchang est surnommé le héros à la Belle-Barbe ; Tsao-Tsao lui fait don du coursier nommé le Lièvre-Rouge ; joie de Yun-Tchang ; il demande à s’acquitter envers Tsao-Tsao pour pouvoir librement rejoindre son frère aîné ; Youen-Chao attaque Tsao-Tsao ; exploits de Yun-Tchang.



Chap. I. ― Exploits et aventures de Yun-Tchang.

Colère de Youen-Chao contre Hiuen-Té ; celui-ci s’excuse et demande à combattre ; Yun-Tchang reçoit de l’Empereur le titre de prince de Chéou-Ting ; premiers succès de l’armée de Youen-Chao ; nouveaux exploits de Yun-Tchang ; Hiuen-Té averti par les siens s’avance pour reconnaître quel est ce héros redoutable ; il voit flotter la bannière de Yun-Tchang ; celui-ci revient à la capitale sans avoir pu parler à son frère adoptif ; il demande à marcher de nouveau contre des rebelles ; Sun-Rien le rejoint et lui apprend où est Hiuen-Té ; lettre de celui-ci ; réponse de Yun-Tchang ; il veut prendre congé de Tsao-Tsao qui lui refusé sa porte ; départ du héros ; sa lettre d’adieu au premier ministre.


Chap. II. ― Yun-Tchang va rejoindre Hiuen-Té.

Tsao-Tsao défend devant ses mandarins la conduite de Yun-Tchang ; il envoye vers celui-ci Tchang-Léao sous prétexte de lui offrir un vase précieux et une tunique pour la route ; entrevue de Yun-Tchang et de Tsao-Tsao sur le pont de Pa-Ling ; Yun-Tchang accepte la tunique et poursuit sa route ; ses aventures ; il court un grand danger dans un couvent Bouddhique ; un Bonze lui sauve la vie ; il décapite, chemin faisant, cinq commandants qui veulent l’arrêter et force cinq passages ; sa rencontre avec Sun-Kien ; il retourne dans le Jou-Nan rejoindre Hiuen-Té qui s’y était retiré lui-même pour fuir les mauvais procédés de Youen-Chao.


Chap. III. ― Yun-Tchang retrouve Tchang-Fey.

Hia-Héou-Tun attaque Yun-Tchang ; quatre courriers expédiée par Tsao-Tsao arrivent successivement et interrompent le combat i entrevue de Tchang-Léao et de Yun-Tchang ; celui-ci poursuit sa route ; aventure dans une cabane où un jeune homme veut lui voler son coursier ; rencontre de l’ancien Bonnet-Jaune Pey-Youen-Chao et de son collègue Tchéou-Tsang ; l’un et l’autre se soumettent à Yun-Tchang ; ce dernier apprend que Tchang-Fey occupe la ville de Kou-Tching ; leur entrevue ; Tchang-Fey accuse son frère d’armes d’avoir trahi ses serments et veut le combattre ; arrivée d’une division de Tsao-Tsao commandée par Tsay-Yong que Yun-Tchang décapite aussitôt ; Tchang-Fey, à qui les deux dames ont tout raconté, reconnaît l’innocence de Yun-Tchang ; leur entrée à Kou-Tching.


Chap. IV. ― Yun-Tchang retrouve Hiuen-Té.

Rencontre de My-Tcho et de My-Fang ; repas de réjouissance ; Hiuen-Té ayant abandonné le Jou-Nan pour repasser au nord du fleuve Jaune, Yun-Tchang et Sun-Kien vont à sa recherche ; Hiuen-Té rejoint son frère d’armes dans la cabane du fermier Kouao-Tching dont il adopte le fils ; Hiuen-Té, sous prétexte d’attirer Liéou-Piao dans le parti de son allié, quitte Youen-Chao avec le conseiller Kien-Yong ; rencontre de Tsé-Long ; réunion de tous les généraux et conseillers de Hiuen-Té à Kou-Tching ; ils se retirent dans le Jou-Nan.


Chap. V. ― Sun-Tsé décapite un être surnaturel et meurt.

Puissance de Sun-Tsé ; sa requête à l’Empereur ; Tsao-Tsao lui refuse le titre de général en chef de la cavalerie ; colère de Sun-Tsé ; il surprend un messager de Hu-Kong et le fait mettre à mort ; trois partisans de celui-ci attaquent Sun-Tsé dans une partie de chasse et le blessent grièvement ; arrivée à Ou-Kiun du Tao-Ssé Yu-Ky ; Sun-Tsé, irrité des honneurs que lui prodiguent ses officiers, le fait jeter en prison ; il résiste aux prières de ses généraux et aux instances de sa mère ; le sorcier est condamné au feu s’il ne fait tomber une pluie surnaturelle ; il est décapité ; terreur de Sun-Tsé ; apparitions multipliées du sorcier ; ses miraculeuses vengeances ; derniers moments, recommandations et mort de Sun-Tsé.


Chap. VI. ― Tsao-Tsao attaque Youen-Chao.

État du royaume de Ou à l’avènement au trône de Sun-Kuen ; ses ministres et ses mandarins, Tchang-Tchao, Tchéou-Tu, Lou-Siéou, Kou-Tong ; Youen-Chao s’apprête à le combattre ; Tsao-Tsao se met en marche pour attaquer Touen-Chao ; celui-ci jette en prison son conseiller Tsou-Chéou ; premiers succès de Touen-Chao ; il entoure le camp impérial de tours en bois ; Tsao-Tsao fait construire des chars à lancer des pierres ; mines et contremines ; Tsao-Tsao bloqué dans son camp écrit à Sun-Tu ; réponse de celui-ci ; les convois de TouenChao sont interceptés et brûlés ; Tsao-Tsao manquant de vivres expédie à la capitale des courriers qui sont arrêtés par Hu-Téou ; ce mandarin propose à Youen-Chao de se porter sur la capitale ; ses avis sont rejetés ; il passe dans le camp de Tsao-Tsao.


Chap. VII. ― Tsao-Tsao brûle les vivres rassemblés à Ou-Tchao.

Hu-Téou se rend près de Tsao-Tsao, qui le reçoit bien et accueille ses plans ; leur conversation ; marche nocturne de Tsao-Tsao sur la ville de Ou-Tchao ; pronostics de Tsou-Chéou ; colère de Youen-Chao ; la ville est enlevée pendant l’ivresse du gouverneur ; défaite des divers corps de l’armée du nord ; vengeance exercée par Tsao-Tsao sur les prisonniers ; défection de Tchang-Hou et de Kao-Lan ; nouvelles ruses de Tsao-Tsao ; Tsou-Chéou fait prisonnier refuse de se soumettre ; Tsao-Tsao le fait mettre à mort.



Chap. I. ― Tsao-Tsao détruit l’armée de Youen-Chao.

Les vaincus se rallient autour de Touen-Chao ; il revient à Ky-Tchéou ; désolation de ses troupes ; Tien-Fong condamné à mort par Youen-Chao se tue dans sa prison ; faiblesse de Youen-Chao pour son plus jeune fils ; il se remet en campagne avec les renforts que ses enfants lui amènent ; prophétie d’un vieillard dans le camp de Tsao-Tsao ; les armées se rencontrent ; Tsao-Tsao dispose dix corps de troupes en embuscade ; défaite et fuite de Youen-Chao et de ses fils ; maladie et découragement de Youen-Chao ; Hiuen-Té veut marcher sur la capitale.


Chap. II. ― Défaite de Hiuen-Té.

Premiers combats dans lesquels l’avantage reste à Hiuen-Té ; ruse de Tsao-Tsao ; il enlève le Jou-Nan et repousse les lieutenants de Hiuen-Té ; celui-ci est réduit à fuir avec moins de mille cavaliers ; son désespoir ; ses frères d’armes refusent de l’abandonner et soutiennent son courage ; Tsé-Long lui propose de se retirer près de Liéou-Piao dont il va d’abord sonder les dispositions ; opposition de Tsay-Mao ; Liéou-Piao va recevoir Hiuen-Té ; Tsao-Tsao attaque de nouveau Youen-Chao ; il va camper à Kouan-Tou.


Chap. III. ― Discorde entre les fils de Youen-Chao.

Témérité du jeune Youen-Chang ; il est battu ; douleur de Youen-Chao ; vers sur sa mort ; Liéou-Ssé fait déclarer son fils Youen-Chang héritier du trône ; vengeance qu’elle exerce sur le corps de ses rivales assassinées ; cruautés de Youen-Chang ; il cède à Youen-Tan son conseiller Fong-Ly ; défiance mutuelle des deux frères ; conseils de leurs affidés ; Youen-Chang, apprenant que son frère veut se soumettre à Tsao-Tsao, va le secourir ; réunion des trois fils de Youen-Chao ; Tsao-Tsao se tourne contre Liéou-Piao ; Youen-Tan se décide à se soumettre à Tsao-Tsao ; Youen-Chang, apprenant que son frère veut l’assassiner dans un repas, l’attaque et le défait ; Sin-Py, envoyé vers le premier ministre par Youen-Tan, le décide à accepter la soumission de celui-ci et à marcher contre Youen-Chang.


Chap. IV. ― Tsao-Tsao s’empare de Ky-Tchéou en arrêtant la rivière.

Tsao-Tsao marche contre Ky-Tchéou ; défection de Liu-Kwang et de Liu-Tsiang ; défiance de Youen-Tan contre Tsao-Tsao qui découvre ses desseins ; siège de Ky-Tchéou ; châtiment et défection de Fong-Ly ; Chen-Pey bouche le souterrain que fait creuser Fong-Ly et l’y fait périr ; il chasse de la ville les vieillards et les infirmes et fait une sortie ; prise de la ville de Ky-Tchéou envahie par les eaux ; Chen-Pey fait prisonnier refuse de se soumettre ; Sin-Py demande sa tête pour se venger du massacre de sa famille ; Tsao-Py entre dans la ville prise et pénètre dans le palais de Youen-Chang.


Chap. V. ― Tsao-Tsao s’empare du passage de Hou-Kwan.

Colère de Tsao-Tsao contre son fils ; celui-ci épouse Tchen-Ssé ; Tsao-Tsao sacrifie sur la tombe de Youen-Chao ; Hu-Tcho décapite Hu-Yéou ; Tsao-Tsao consulte le mandarin Tsouy-Yen ; défaite de Youen-Tan ; il est tué par Su-Hwang ; Wang-Siéou va pleurer sur son cadavre ; Youen-Chang et Youen-Hy se réfugient chez les Mongols ; trahison du commandant de Yéou-Tchéou ; fermeté de Han-Heng ; le passage de Hou-Kwan est enlevé par surprise.


Chap. VI. ― Kouo-Kia s’empare du Léao-Tong.

Les Mongols refusent de prendre parti pour Kao-Kan ; il meurt assassiné par Wang-Yen ; conseils donnés par Kouo-Kia ; Tsao-Tsao franchit les frontières de la Tartarie ; Tien-Tchéou lui indique la route à suivre ; défaite des Mongols ; Tien-Tchéou refuse le titre de prince ; Tsao-Tsao récompense les mandarins qui lui avaient donné des avis prudents, bien qu’il eût refusé de les suivre ; mort de Kouo-Kia ; Youen-Chang et Youen-Hy, qui méditaient de s’emparer du Léao-Tong, sont assassinés par Kong-Sun-Kang, gouverneur de la province ; billet écrit par Kouo-Kia ; un petit oiseau de cuivre jaune est découvert sur l’indication de Sun-Yéou.


Chap. VII. ― Liéou-Hiuen-Té assiste à un banquet dans la ville de Hiang-Yang.

Tsao-Tsao fait élever trois tours ; détails sur son second fils Tsao-Tchy ; il adresse une requête à l’Empereur en faveur de Kouo-Kia et des fils de celui-ci ; Hiuen-Té combat et détruit les troupes de Tchang-Hou ; le cheval Ty-Lou ; Tsay-Mao et sa sœur, seconde femme de Liéou-Piao, veulent l’animer contre Hiuen-Té ; Y-Tsy donne des conseils à ce dernier ; Hiuen-Té se retire à Sin-Yé ; conversation entre Hiuen-Té et Liéou-Piao ; faiblesse de celui-ci à l’égard de son second fils ; observations qui lui sont faites par Hiuen-Té ; il s’enfuit à Sin-Yé ; Tsay-Mao l’accuse d’avoir écrit des vers qui trahissent ses projets ; incertitude de Liéou-Piao ; Tsay-Mao invite Hiuen-Té à un banquet pour l’assassiner ; Tsé-Long l’accompagne ; Y-Tsy fait comprendre par signes à Hiuen-Té le danger qu’il court ; Hiuen-Té s’enfuit ; son cheval le sauve en franchissant une rivière ; il se dirige vers Nan-Tchang.


Chap. VIII. ― Liéou-Hiuen-Té rencontre Ssé-Ma-Hoey.

Tsé-Long court à la recherche de son maître ; Hiuen-Té, errant dans la campagne, rencontre un petit pâtre ; l’enfant le reconnaît et le conduit chez son maître le docteur Chouy-King ; le docteur apprend par le son du luth l’approche du héros ; conversation entre le docteur et Hiuen-Té ; vers prophétiques ; le Dragon et le Phénix ; conversation du docteur avec un inconnu pendant la nuit ; Hiuen-Té interroge vainement le docteur, qui lui répond par des phrases mystérieuses.


Chap. IX. ― Liéou-Hiuen-Té rencontre Su-Chu à Sin-Yé.

Tsé-Long retrouve enfin Hiuen-Té, que ses frères d’armes, Tchang-Fey et Kouan-Kong, rejoignent bientôt ; colère de Liéou-Piao contre Tsay-Mao ; Liéou-Ky va porter à Hiuen-Té les excuses de son père ; vers chantés dans la rue par Tchen-Fo ; cet inconnu donne de mauvais conseils à Hiuen-Té pour s’assurer de ses vertus ; Hiuen-Té le renvoie ; Tchen-Po s’explique et reste près de lui avec le titre de conseiller militaire ; Liu-Kwang et Liu-Tsiang attaquent imprudemment Hiuen-Té ; ils sont défaits et perdent la vie ; Tsao-Jin veut les venger ; Ly-Tien cherche à le retenir ; Tsao-Jin le force à le suivre et se met en marche.

    se prémunir. — A propos de la phrase suivante, on lit cette autre observation : Quand le jeune Empereur Hoey-Ty vit la truie (que lui montrait sa mère), il pleura ; Youen-Chang, au contraire, ajouta ses propres cruautés à celles de sa mère. Voici le fait historique auquel se rapporte cette allusion : La mère du jeune Empereur Hoey-Ty, après avoir empoisonné Tchao-Wang, rival de son fils, fit horriblement mutiler la mère de ce malheureux prince ; puis comme Hoey Ty rentrait sur ces entrefaites, elle l’appela pour lui montrer ce cadavre hideux, en disant qu’elle voulait lui faire voir une laie extraordinaire et d’une nouvelle espèce. Le jeune Empereur fut saisi d’horreur à la vue de ce corps défiguré et méconnaissable, et ne put s’empêcher de reprocher à sa mère tant de cruautés. Hoey-Ty des Han monta sur le trône l’an 194 avant notre ère.

  1. C’est sa traduction même que nous avons textuellement reproduite, liv. II, ch. III, pag. 125 à 131.
  2. Son surnom ou nom honorifique, Hiuen-Té, signifie vertu obscure, vertu qui ne cherche pas à briller.
  3. Voir Mémoires sur les Chinois, art militaire, vol. VII.
  4. Vol VII, p. 9 des Mémoires sur les Chinois.
  5. Vol. I, liv. I, chap. I, p. 1 du texte chinois.
  6. Comme ils figurent presque tous dans la suite de l’histoire, il est utile de citer leurs noms, les voici : Tchang-Jang, Tchao-Tchong, Fong-Liu, Touan-Kouey, Tseo-Tsie, Heou-Lan, Kien-Siao, Tchang-Kwang, Hia-Hoey, Kouao-Ching.
  7. Dans les tableaux historiques de l’Asie, Klaproth dit que cette peste dura onze ans, de 173 à 184 de J.-C.
  8. Chaque district (Tchéou) renfermait deux mille cinq cents familles au temps des Han ; ces huit districts étaient ceux de Tsing-Tchéou, Su-Tchéou, Yeou-Tchéou, Yang-Tchéou, Hing-Tchéou, Yu-Tchéou et Yen-Tchéou.
  9. Un autre texte ajoute que plus de mille coupables furent décapités et jetés en prison.
  10. Ces désignations correspondent à ce que les Chinois appellent les Trois Pouvoirs : le ciel, la terre et les hommes.
  11. Il avait sept pieds cinq pouces de hauteur, les oreilles pendantes jusque sur les épaules, les bras si longs qu’ils dépassaient le genou ; ses yeux s’ouvraient Jusqu’aux oreilles ; son visage brillait comme le bouton de jade sur le bonnet de mandarin ; on eût dit qu’il avait du vermillon sur les lèvres. Ce personnage remarquable descendait, à la neuvième génération, de l’empereur King-Ty des Han, et il remontait par ses aïeux jusqu’à Liéou-Cheng et à Tsing-Wang du Tchong-Chan. La sixième année de la période Youen-Tsou (117 avant J.-C.), de Wou-Ty des Han, Liéou-Tching, fils de Liéou-Ching, avait reçu le titre de prince de Lo-Ting, dans la province de Tcho-Tchéou ; mais il en fut dépossédé pour avoir manqué de fournir l’argent qui servait à acheter le vin que son rang l’obligeait de donner dans la cérémonie du sacrifice au temple des aïeux. Son grand-père se nommait Liéou-Hiong, et son père Liéou-Hong. La droiture et la piété filiale de ce dernier lui avaient valu le titre de greffier de Tcho-Tchéou ; mais Hiuen-Té l’ayant perdu à l’âge de dix ans, servait sa mère avec une vertueuse tendresse. La pauvreté l’avait réduit à tendre des souliers et à faire des nattes pour vivre. À l’angle oriental de sa maison, s’élevait un beau mûrier, haut de cinquante pieds, dont les branches s’étendaient gracieusement par étages, comme le dessus d’un char. Les passants prétendaient que cet arbre était surnaturel.

    Un certain physionomiste, appelé Ly-Teng, avait dit : « Certes, il sortira de cette maison un homme illustre. » Hiuen-Té, tout jeune encore, jouant un jour avec les enfants du village, sous cet arbre, se prit à dire : « Si j’étais empereur, je monterais sur un beau char pareil à ceci, bien orné de couleurs variées. — Point de ces imprudentes paroles, lui dit son oncle en le grondant ; elles pourraient coûter la vie à toute notre famille. »

    À l’âge de quinze ans, sa mère l’envoya à l’école pour étudier ; il avait pour compagnons et amis son parent Liéou-Té-Jen et Kong-Sun-Tsan, de Leao-Sy. Son oncle Liéou-Youen-Ky le voyant si pauvre, venait toujours à son secours, et sa femme lui reprochant cette générosité, il lui répondit : « Dans notre famille, il n’y a que cet enfant, et cet enfant ne sera point un homme ordinaire. »

  12. Vol. I, livre I, chap. II, p. 21 du texte chinois.
  13. Près de lui, Hiouan-Kong, roi de Tsy, et Wen-Kong, roi de Tsin, n’entendaient rien à soutenir le fardeau d’un État : Tchao-Kao et Wang-Mang étaient inhabiles à tracer un plan de conduite. Ce grand homme savait disposer une armée comme Sun-Tche et comme Ou-Tche, qui tous les deux ont écrit sur l’art de la guerre ; il connaissait par cœur les ouvrages de Lou-Tao et de Sun-Lio, sur le même sujet. Il était né à Tsiao-Kun, dans le Pei-[?]oue, et occupait le grade de commandant de cavalerie. Tsao-Tsan, son aïeul à la vingt-quatrième génération, avait été ministre de l’un des empereurs de la famille régnante. Son bisaïeul Tsao-Tsie (son nom honorifique Youen Hoei) était un homme plein d’humanité, d’une magnanimité sans bornes ; au point qu’un de ses voisins ayant perdu un animal de sa basse-cour, fit semblant de reconnaître chez lui la bête égarée, et vint la réclamer ; au lieu de se quereller avec ce malheureux, Tsao-Tsie la lui laissa emmener. Deux jours après, l’animal rentra de lui-même, et le voisin tout honteux ramena celui qu’il avait pris, en demandant pardon. Mais Tsao-Tsie, loin de se fâcher, le renvoya en souriant ; voilà un bel exemple de sa générosité.

    Tsao-Tsie eut quatre fils ; le dernier, appelé Tsao-Teng (son surnom Ky-Hing), fut, sous l’empereur Hiouan-Ty, intendant du palais, puis prince de Fey-Ting. Il adopta pour fils Tsao-Song, qui appartenait à la famille Hia-Heou, et cette adoption fut cause que ce dernier prit le nom de Tsao. C’était un homme loyal, intègre ; après avoir été inspecteur de la cour et des provinces, il fut sous Ling-Ty président de l’agriculture, puis enfin maître des cérémonies. Ce fils adoptif de Tsao Tsong fut le père de Tsao-Tsao, à qui l’on donna dans son enfance le surnom de Ho-Man, puis celui de Ky-Ly. Dans ses premières années, il aimait à lancer les faucons et à chasser avec les chiens ; il se plaisait aux chants et à la danse, comme aussi à jouer des instruments. Ingénieux, fertile en expédients, le jeune Tsao savait se plier aux circonstances ; il se conduisait entièrement d’après son caprice, et son oncle se plaignit de ces précoces dérèglements à son père. Le père fustigea sévèrement son fils, et celui-ci résolut de se venger. Un jour, voyant venir cet oncle, il se laissa tomber à terre, se décomposa le visage, et feignit d’avoir des convulsions. L’oncle accourut tout effaré, et l’enfant s’étant plaint d’avoir été pris d’un vertige, il en avertit le père. « Eh bien, mon enfant, dit celui-ci à Tsao-Tsao, qui s’était relevé furtivement, tu as donc été pris d’un vertige ! — Hélas, répondit celui-ci, ces convulsions ne sont point en moi un mal naturel ; mais comme je n’aime plus mon oncle, sa vue me cause ces tristes attaques ! » Le père crut ce mensonge, et n’écouta plus les paroles de l’oncle quand il lui dénonçait les fautes de son fils. Dès lors, le jeune Tsao s’abandonna à une vie moins réglée encore ; il ne prit aucune carrière, et ne s’attira l’estime de personne.

    Cependant un certain Kiao-Hiuen dit un jour en le désignant : « Dans l’empire il y aura de grands troubles ; ceux qui se chargeront d’arrêter les désordres et de ramener la paix, doivent être doués d’une capacité supérieure que le ciel leur aura donnée ; sinon, ils ne réussiront pas dans leur entreprise ! Mais voilà celui qui a reçu cette mission ! » Un certain Ho-Yong de Nan-Yang dit aussi en regardant Tsao : « La dynastie des Han va succomber ; celui qui pacifiera l’empire, assurément c’est ce jeune homme ! »

    Une autre fois, Tsao étant allé voir un nommé Hu-Chao de Jou-Nan, homme de grande réputation, pour lui demander son horoscope, celui-ci refusa d’abord de répondre ; interrogé de nouveau par Tsao, le devin dit enfin : « Vous serez celui qui dirigera le monde ! Au milieu des désordres qui se préparent, vous brillerez comme un héros ! » Tsao, enchanté de ces prophéties, remercia beaucoup le physionomiste. À l’âge de vingt ans, sa bonne conduite et sa probité lui valurent le rang de membre d’un tribunal, et plus tard celui de chef de la police d’un des quartiers de la capitale.

    Dès son entrée en fonctions, il fit placer aux quatre coins de la ville dix bâtons de cinq couleurs, et quiconque transgressait les lois, il le faisait châtier sans égard pour sa naissance. L’oncle d’un certain Kien-Cho, eunuque de l’empereur Ling-Ty, et fort aimé de Sa Majesté, s’étant promené la nuit dans les rues avec un sabre, contre la défense qu’en avait faite Tsao, les gens de patrouille envoyés par celui-ci pour veiller au repos de la ville, lui amenèrent le délinquant ; Tsao lui fit donner la bastonnade. Depuis lors, personne dans la ville ou hors des murs ne fut assez hardi pour mépriser ses ordres. Dans l’empire, sa sévérité était proverbiale.

    Bientôt Tsao reçut le grade de commandant de Tun-Keou.

  14. Vol. I, livre I, chap. III, p. 34 du texte chinois.
  15. Il était de Lin-Tao dans le Long-Sy.
  16. Son surnom Wen-Tay ; Il était de Fon-Tchun dans le Ou-Kun. À l’âge de dix-sept ans, étant secrétaire d’un chef de district, il s’en alla demeurer avec son père à Tsien-Tang. Là, une dizaine de pirates, après avoir volé des marchands, partagèrent le butin sur le bord de la mer ; aussi personne n’osait se hasarder avec des barques dans le voisinage de leur retraite. « Si nous mettions la main sur ces brigands ? dit Sun-Kien à son père. — Ne tente pas l’entreprise, répondit celui-ci. » Le jeune homme se jette à l’instant sur son sabre, gravit le rivage en poussant des cris, et épouvante les pirates qui, se croyant attaqués par les troupes du gouverneur, s’enfuient en abandonnant leur butin. Sun-Kien en tua un. Cet exploit le fit connaître dans le canton ; il lui valut le grade d’officier dans l’armée.
  17. Vol. I, livre I, suite du chapitre III, p. 54 du texte chinois.
  18. Vol. I, livre I, chapitre IV, p. 54 du texte chinois.
  19. Ce passage a été un peu abrégé.
  20. Vol. I, liv. I, chap. V, p. 69 du texte chinois.
  21. C’étaient Ly-Kio, Koue-Sse, Tchang-Ky, Fao-Tchéou.
  22. Vol. I, liv. I, suite du chap. V, p. 81 du texte chinois.
  23. Le jeune empereur est Pien, fils de l’empereur défunt, et de Ho-Heou, sœur de Ho-Tsin, le général en chef assassiné par les eunuques. Tchin-Liéou-Wang est Hié, fils du même empereur et de Mei-Jin, empoisonnée par Ho-Heou, et adopté plus tard par Tong-Héou, empoisonnée elle-même par Ho-Tsin. Le premier était âgé de dix ans, le second de neuf, à la mort de l’empereur Ling-Ty.
  24. C’étaient le commandant en chef de l’infanterie Wong-Yun ; le chef des gardes impériales Yong-Pieou ; les généraux de l’armée de droite, de l’armée de gauche et de l’armée du centre Yu-Kiong, Tchao-Mong et Youen-Chao, et le général de l’arrière-garde Pao-Sin.
  25. Vol. I, liv. I, chapitre VI, p. 91 du texte chinois.
  26. Ting-Youen appelle ici son assassin par son petit nom ; nous avons cru rendre l’intention de l’auteur en mettant, au lieu d’un nom chinois, un mot français qui indique l’intimité.
  27. Vol. I, liv. I, chapitre VII, p. 104 du texte chinois.
  28. Ainsi s’accomplit la prophétie à laquelle il est fait allusion plus haut : l’empereur n’est plus empereur (nous suivons le texte qui donne Ty au lieu de Heou) , le prince n’est plus prince. Pien, le prince détrôné, échangea avec Hié qui le remplaça, le titre de Ty, empereur, et il prit celui de Wang que portait Hié. Au reste, il y a ici un petit jeu de mots impossible à rendre et peu regrettable.
  29. Vol. I, livre I, suite du chap. VII, p. 109 du texte chinois.
  30. Il nomma Yang-Piao général en chef de l’infanterie ; Hwang-Ouan, commandant militaire de la capitale ; Sun-Choang, percepteur des revenus de l’État ; Han-Fou, vice-roi de Y-Tchéou ; Tchang-Liao et Tchang-Tse, commandants militaires de Tchin-Liéou et de Nan-Yang.
  31. Vol. I, livre I, chap. VIII, p. 119 du texte chinois.
  32. C’est-à-dire qu’ils ne porte pas le même nom ; il n’est que frère adoptif du père de Tsao, qui, plus bas, l’appelle mon oncle par égard pour ce titre d’amitié.
  33. Vol. I, livre I, chap. IX, p. 128 du texte chinois.
  34. Voir page 46, l’alliance qui existait entre la famille de Tsao-Tsao et celle des Hia-Heou.
  35. Voici les noms des dix-huit chefs :
    Youen-Chu, chef du quatrième corps d’armée, commandant de Nan-Yang, aimé de tous les gens de bien, cher à tous les héros ;
    Han-Fou, vice-roi de Ky-Tchéou, versé dans la connaissance des anciens livres et des neuf ouvrages canoniques ;
    Kong-Kiéou, vice-roi de Yu-Tchéou, habile dans l’art de parler et dans l’étude des rites ;
    Liéou-Tay, vice-roi de Yu-Tchéou, doué de piété filiale et d’humanité, humble et plein de respect pour les sages ;
    Wang-Kwang, commandant militaire de Ho-Neuy, plein de loyauté et de désintéressement ;
    Tchang-Miao, commandant militaire de Tchin-Liéou, qui soulageait les pauvres et secourait les opprimés, homme aux grandes idées, au cœur élevé ;
    Kiao-Mao, commandant militaire de Tong-Kiun, homme bienfaisant, éclairé et instruit ;
    Youen-Y, commandant militaire de Chan-Yang, homme probe et droit, ami sincère, esprit distingué et brillant ;
    Pao-Sin, gouverneur de Tsy-Pé, homme de grand conseil, habile dans les lettres et dans l’art de la guerre ;
    Kong-Yong, commandant militaire de Pé-Hay, descendant de Kong-Fou-Tse, homme tendre pour ses amis, plein d’égards pour les sages ;
    Tchang-Tchao, commandant militaire de Kwang-Ling, incomparable parmi les gens de guerre, au-dessus de tous par sa gloire et l’autorité de son nom ;
    Tao-Kien, vice-roi de Su-Tchéou, homme humain, loyal envers son prince, d’une grande vertu, d’une noble magnanimité ;
    Ma-Teng, commandant militaire du Sy-Liang, célèbre jusque cher les Barbares, glorieux dans tout l’empire ;
    Kong-Sun-Tsan, commandant militaire de Pé-Ping, héros terrible, effrayant, à la voix retentissante ;
    Tchang-Yang, commandant militaire de Chang-Teng, guerrier en tout accompli, habile à profiter des occasions favorables ;
    Sun-Kien, commandant militaire et prince de Hou-Tching, modèle des héros de son siècle, guerrier qui ne recule jamais et qui reste sans rivaux ;
    Youen-Chao, prince de Ky-Hien, commandant militaire de Pou-Hay ; les trois grandes dignités de l’empire appartenaient à sa famille depuis quatre siècles ; beaucoup d’anciens mandarins se regardaient comme ses clients.
    Parmi les chefs d’un rang inférieur, on comptait : Tien-Fong ; Hu-Hieou ; Chin-Pey ; Kou-To ; Yen-Liang ; Wen-Tchéou.
  36. Ce passage est un peu abrégé.
  37. Voir page 25.
  38. Vol. I, liv. I, chap. X, p. 136 du texte chinois.
  39. Ce chapitre a été abrégé, ainsi que la fin du précédent.
  40. Vol. I, livre II, chap. I, p. 1 du texte chinois.
  41. Voir livre I, page 87.
  42. C’étaient Hia-Heou-Tun, Hia-Heou-Youen, Tsao-Jin, Tsao-Hong, Ly-Tien et Yo-Tsin.
  43. Vol. I, livre II, chap. II, p. 17 du texte chinois.
  44. Voici la légende racontée par Tching-Pou : Ce cachet était le sceau héréditaire des empereurs ; jadis, au temps de la chronique de Tchun-Tsieou, écrite par Confucius, un homme appelé Pien-Ho vit, au pied du mont Hing-Chang, un phénix se poser sur une pierre ; il mit cette pierre sur son char et la porta à Wen-Wang, roi de Tsou, qui la dégagea des matières étrangères : c’était un morceau de jade. La vingt-sixième année de la dynastie des Tsin (229 ans av. J.-C), ce jade, confié à un très-habile ouvrier, devint un sceau sur lequel Ly-Sse (ministre de Tsin-Chy-Hwang-Ty, celui-là même qui provoqua l’incendie des livres et la proscription des lettrés) écrivit les huit mots qui le désignaient comme le cachet héréditaire des empereurs ; et on le nomma : « le cachet de l’empire qui se transmet. » — Deux ans plus tard, Chy-Hwang, étant en tournée chez ses vassaux, fut surpris sur le lac Tong-Ting par une tempête ; le bateau allait chavirer ; alors l’empereur jeta le cachet au milieu des flots, ce qui apaisa l’orage. Huit ans s’écoulèrent ; le prince se trouvant en tournée au pays de Hoa-Yn, un homme arrêta les gens de sa suite pour leur remettre ce sceau, qu’un dragon, disait-il, lui avait donné, et il disparut aussitôt. À la mort de ce prince, Tseu-Yng, dernier rejeton de la dynastie, légua le cachet au fondateur de celle des Han, l’empereur Kao-Tsou ; ensuite, au temps de l’usurpation de Wang-Mang (neuvième année de J.-C.), l’impératrice Youen-Yeou en frappa Wang-Tsun-Sou-Tien ; de là, ce petit morceau brisé et remplacé par de l’or. Plus tard, Kwang-Wou-Ty, régénérateur de la dynastie régnante, en recouvra la possession, et le transmit à ses fils ; il se conserva dans la famille des Han jusqu’au prince régnant.

    Pien-Ho habitait au pied du mont King-Chan, au royaume de Tsou. Cette pierre, trouvée par hasard, il la donna au roi Ly-Wang, qui la montra à un joaillier ; celui-ci répondit : « C’est une pierre ; » on tint Pien-Ho pour un imposteur, et on lui coupa le pied gauche. Quand Wou-Wang monta sur le trône, Pien-Ho lui apporta cette même pierre, et le joaillier dit encore : « C’est une pierre ; » on tint Pien-Ho pour un imposteur, et on lui coupa le pied droit. Quand Wen-Wang monta sur le trône, le pauvre supplicié remporta cette pierre au pied du mont King-Chan, et là il pleura trois jours et trois nuits ; il pleura tant, qu’il répandit des larmes de sang. Wen-Wang en fut informé, et il envoya vers le vieillard des gens qui lui dirent : « Dans l’Empire, il y a bien des hommes à qui l’on a coupé les pieds ; pourquoi vous lamentez-vous donc ainsi ? » Le joaillier alors ouvrit cette pierre ; il y trouva le jade ; voilà pourquoi en appelle ce jade : pierre précieuse de Pien-Ho.

  45. Puisqu’ils sont célèbres dans l’histoire, il faut bien donner leurs noms ; les voici : Liéou-Piéou, lui-même (son surnom, King-Chen) ; Tchin-Tsiong (Tchong-Lin) ; Fan-Pang (Ming-Pou) ; Kong-Yo (Ky-Youen) ; Fan-Tchin (Tchong-Tchin) ; Tan-Fou (Wen-Yo) ; Tchang-Kien (Youen-Tsie) ; Tsen-Ky (Kong-Hiao).
  46. Vol. I, liv. II, chap. III, p. 51 du texte chinois.
  47. On se rappelle ses quatre lieutenants, dont l’un, Tchong-Meou, lui avait sauvé la vie en se dévouant. Voir page 88.
  48. Dans un combat contre les peuples pasteurs du nord-ouest de la Chine il avait choisi les chevaux blancs pour commencer l’attaque ; on l’avait même surnommé le général des cheveux blancs. Les barbares fuyaient rien qu’à la vue de ces cavaliers renommés ; il avait donc un grand nombre de chevaux de cette couleur dans son armée.
  49. Vol. I, livre II, chap. IV, p. 44 du texte chinois.
  50. Voici les noms des quatre fils qu’il avait de sa femme légitime Ou : Tsé-Pé-Fou, Kuen-Tchong-Méou, Y-So-Py et Kwang-Ky-Tao. De la sœur cadette de sa femme, il avait une fille Sun-Jin et un fils Lang-Tsao-Ngan. Une autre femme, de la famille Yu, lui donna un sixième fils du nom de Sun-Chao, son surnom Kong-Ly.
  51. Au milieu Han-Tang, à gauche Tching-Pou, à droite Hwang-Kay.
  52. Le fleuve Han coule au nord-ouest de la ville de Siang-Hyang ; il prend sa source dans les monts Pou-Tchong-Chan du Chen-Sy. L’autre fleuve désigné ici est le Kiang.
  53. Vol. I, livre II, suite du chap. IV, p. 59 du texte chinois. Nous reproduisons textuellement la traduction que M. Stanislas Julien a faite de cet épisode.
  54. Petits bâtons dont les Chinois se servent au lieu de fourchettes.
  55. Instrument à vent composé de plusieurs tuyaux de bambou ; espèce de flûte de pan, appelé en chinois Seng-Hwang.
  56. Le dragon est le symbole de la puissance impériale.
  57. Vol. I, liv. II, suite du chap. VII, p. 98 du texte chinois.
  58. On trouva dans cette ville de Meï-Ou vingt à trente mille livres d’or, et quatre vingt-dix mille livres d’argent.
  59. Vol. I, liv. II, chap. VIII, p. 102 du texte chinois.
  60. Vol. I, liv. II, chap. IX, p. 115 du texte chinois.
  61. Kia-Hu (son surnom Wen-Ho), était de Kou-Tsang dans le Ou-Hoey ; dans la suite il eut un emploi à la cour des Wei.
  62. Vol. I, liv. II, chapitre X, p. 129 du texte chinois.
  63. Ainsi ses conseillers militaires étaient Son-Yo et Sun-Yeou, Tching-Yo, Kouo-Kia ; d’autres aussi remarquables dans les lettres que dans l’art de la guerre : Lieou-Hié, Mao-Kiay, Man-Tchong, Liu-Hien, Yo-Tsin, Ly-Tien. Pour généraux il avait : Hia-Heou-Tun et son frère Hia-Heou-Youen, Tsao-Jin, Yu-Kin, Tien-Wei, tous gens de sa province et beaucoup d’autres qu’il serait trop long de nommer ici. Il comptait trois cent mille hommes de bonnes troupes du Tsing-Tchéou, anciens rebelles vaincus et soumis. Un homme du Ho-Man, Jin-Sun, était chargé de la solde et de l’entretien de l’armée.
  64. Il se nommait Yng-Chao.
  65. On se rappelle les meurtres commis par Tsao dans sa fuite ; la mort de son père semble être dans la pensée du narrateur chinois une punition de ces crimes.
  66. Ce même mandarin qui ayant relâché Tsao, son prisonnier, l’avait escorté dans sa fuite jusqu’à ce que l’assassinat de la famille de Pa-Ché l’eut engagé à se séparer de lui.
  67. Vol. I, liv. III, ch. I, p. 1 du texte chinois.
  68. My-Tcho habitait alors la ville de Hoay-Ngan.
  69. Ce petit conte, où se trahit l’esprit de la secte des Tao-Ssé, semble emprunté aux livres des Récompenses et des Peines.
  70. Il était fils de Kong-Tchéou, inspecteur-général des travaux publics dans les monts Tay-Chan.
  71. Vol I, livre III, chap. II, p. 23 du texte chinois.
  72. Celui qui avait abandonné Tsao-Tsao après le meurtre de la famille de Liu-Pa-Ché. Voir liv. I, ch. IV, p. 78.
  73. Surnom de Yun-Tchang, l’un des deux frères adoptifs de Hiuen-Té, l’autre est Tchang-Fey.
  74. Surnom de Tchao-Yun.
  75. Son surnom Wen-Youen ; il était de Ma-Y dans le Yen-Men.
  76. Son surnom Hiuen-Kao ; il était de Hoa-Yn dans les monts Tay-Chan.
  77. Ce sont He-Mong, Tsao-Seng, Tching-Lien, Wey-Sou, Song-Hien, Heou-Tching.
  78. Tsao-Hong, Ly-Tien, Mao-Kiay, Liu-Kin et Tien-Wey.
  79. Kao-Chun, Wey-Sou et Heou-Tching.
  80. De Ky-Ngo dans le Tchin-Liéou.
  81. Vol. I, liv. III, ch. III, p. 47 du texte chinois.
  82. Dans ce passage, une foule de noms propres a été supprimée, les généraux secondaires des deux armées nous sont trop indifférents pour que nous les nommions à chaque ligne, comme le fait l’auteur chinois.
  83. Plus haut il a été question de canon ; ici la bombe est mentionnée. Le mot chinois Ho-Pao est expliqué par Morrison : « Guns, cannons and rockets, in which powder is inclosed. » Nous traduisons donc tantôt par canon, tantôt par bombe, selon que l’une de ces deux expressions se prête mieux au sens. Il est probable qu’il s’agit dans tout l’ouvrage, non point de canon, mais de ces boîtes dont on se servait jadis en France aux fêtes publiques et dont les Hindous ont conservé l’usage. Cette machine de guerre, citée fréquemment dans le San-Koue-Tchy, ne renfermait pas de projectiles ; on l’employait surtout pour faire des signaux de nuit.
  84. Le mont Ma-Ling était le lieu où s’élevait la sépulture de l’épouse de Tsiang-Taï-Kong, nommée Ma. Ce fut là aussi que les troupes de Pang-Youen essuyèrent une défaite. (Note de l’éditeur chinois.)
  85. Vol. I, liv. III, ch. IV, p. 61 du texte chinois.
  86. Les pays en dedans des passages et entre les divers bras du fleuve Jaune.
  87. Vol. I, livre III, chap. V, p. 75 du texte chinois.
  88. Ceci fait allusion à la bataille qui se livra au passage de Ky-Chouy cinq ans auparavant. Voir livre I, chap. IV, p. 95.
  89. Vol. I, liv. III, ch. VI, p. 91 du texte chinois.
  90. Surnom d’un de ses lieutenants appelé Su-Hwang ; il était de Yang-Kiun dans le Ho-tong.
  91. Il ne faut pas confondre ce Ly-Yo, commandant de district, accouru au secours de l’empereur, avec Ly-Kio, l’un des deux chefs rebelles.
  92. Vol. I, liv. III, ch. VII, p. 105 du texte chinois.
  93. Vol. I, liv. III, ch. VIII, p. 121 du texte chinois.
  94. Il nomma Sun-Yo conseiller du gouvernement et président des cours suprêmes ; Sun-Yeou, intendant des armées ; Kou-Kia, général de cavalerie et grand de l’empire ; Liéou-Yé, directeur des travaux publics ; Tsao-Yen, Mao-Kiay et Jin-Kiun directeurs de l’agriculture, commandants d’une division, intendants des finances et des vivres de l’armée ; Tching-Yo, gouverneur du Tong-Ping ; Ouan-Tching et Tong-Tchao, commandants du district de Lo-Yang ; Man-Tchong, commandant de Hu-Tou ; Heou-Tun, Heou-Youen, Tsao-Jin et Tsao-Hong, généraux ; Liu-Kien, Ly-Tien, Yo-Tsin, Yu-Kin, Su-Hwang, Hu-Tchu et Tien-Wey, officiers supérieurs, chargés de missions particulières.
  95. Vol. I, liv. III, suite du ch. VIII, p. 124 du texte chinois.
  96. On y voyait figurer My-Tcho, My-Fang, Kien-Yong, Sun-Kien et ses deux frères d’adoption, Kouan-Kong et Tchang-Fey.
  97. Son petit nom Tseu-Long, il a figuré plus haut.
  98. On se rappelle la profession première de Hiuen-Té.
  99. Ce sont là des sentiments fraternels, dit en note l’éditeur chinois. Ces deux personnages de caractère si opposé avaient été amenés par les circonstances à se donner le nom amical de frère, comme on l’a vu plus haut.
  100. Vol. I, liv. III, ch. IX, p. 157 du texte chinois.
  101. Voir liv. I, p. 11.
  102. Vol. I, liv. III, suite du ch. IX, p. 140 du texte chinois.
  103. L’ancien gouverneur de Su-Tchéou avait eu des querelles avec Ou-King, gouverneur de Tan-Yang, oncle de ce même Sun-Tsé.
  104. Il était de Kou-Tchang dans le Tan-Yang. Autrefois il avait suivi Sun-Kien (père de Sun-Tsé) à Tchang-Chao, à Ling-Ling et à Kouay-Yang. Dans ces trois districts, il s’était acquis une grande renommée en battant les Bonnets-Jaunes ; après avoir défait Tong-Tcho, à Yang-Tching, il avait aidé Tao-Kien à se délivrer des rebelles qui l’assiégèrent. Voir p. 172, liv. II.
  105. Voir liv. II, p. 105.
  106. Le premier était de Pang-Tching ; le second de Kwang-Ling.
  107. Arrière-petit-fils des Han, dont le nom de famille était Liéou. Ce Liéou-Yao, né à Méou-Ping, dans le Tong-Lay, avait pour père l’ancien ministre d’état, Liéou-Tchong ; son frère aîné, Liéou-Tay, gouvernait le Yen-Tchéou. Yao lui-même avait été jadis gouverneur du Yang-Tchéou.
  108. Vol. I, livre III, chap. X, p. 155 du texte chinois.
  109. L’éditeur chinois avertit en note que des historiens postérieurs aux temps où l’ouvrage a été écrit ont réclamé contre cette supposition gratuite que Sun-Tsé eût perdu son casque. (271)
  110. Ce sont des lieutenants de Liéou-Yao, cités plus haut.
  111. Son surnom Tchong-Kiang ; il était de Yu-Yao, dans la province de Oey-Ky, où il occupait un petit emploi.
  112. Il était de la même ville que Yu-Fan ; son surnom Youen-Tay. — Il s’était rallié à Pé-Hou avec quelques soldats.
  113. Voir l’histoire générale de la Chine, tome IV, page 7, ce qu’il y a d’accepté comme historique dans ce chapitre.
  114. Voir vol. Ier, page 153.
  115. Voir vol. Ier, page 199.
  116. Mot à mot, couvraient et illuminaient les monts et les plaines.
  117. Mot à mot, afin de faire promptement bouillir le vase qui est sur le feu.
  118. Allusion historique de deux personnages cités dans les annales historiques du Sse-Ky de Sse-Ma-Tsien.
  119. Ouen-Héou est le titre honorifique de Liu-Pou.
  120. Voir vol. Ier, page 220.
  121. Il y a de l’ironie dans ces paroles de Liu-Pou, qui est le plus guerroyant de tous les personnages du San-Koué-Tchy, après Tchang-Fey, le frère adoptif de Hiuen-Té.
  122. Le texte chinois dit seulement fa-lou, qui signifie tractare aliquem ; le tartare rend cette expression par le verbe kamambi : voir le dict. d’Amyot.
  123. Voir vol. Ier, page 12, et la note, page 295.
  124. On sait que la porte du camp est représentée par deux chariots, qui se placent à l’endroit où se réunissent les deux points extrêmes du cercle que forment les palissades. Voir mémoire sur les Chinois, vol. VII.
  125. Littéralement : du milieu du camp à la porte, il y a… La tente du général se trouve toujours au centre du camp.
  126. Littéralement : si Liu-Pou et Hiuen-Té se réunissent de manière à former la tête et la queue (d’un seul corps).
  127. Cette alliance se fit la neuvième année du règne de Tchwang-Kong, roi de Lou (563 avant J.-C.), dans la ville de Hy ; voir Tso-Kéou-Ming, K.V, p. 13.
  128. Ces mots : comme un hôte de distinction, ne sont pas dans le texte, mais ils sont compris dans l’idée de l’écrivain chinois, l’hôtel des Postes étant d’ordinaire affecté pour logement aux grands mandarins, aux inspecteurs, à tous les fonctionnaires qui voyagent.
  129. Voir vol. Ier, pages 78 et 191.
  130. Littéralement, une saison.
  131. Voir vol. Ier, page 264.
  132. Le texte chinois dit simplement pao-ma, cheval précieux ; ce que le traducteur tartare rend par pobai hatame araha enguemou sohohai morin, c’est-à-dire cheval enharnaché d’une selle et d’une bride semées de pierres précieuses. Voir, sur les cérémonies du mariage, la description de la Chine, par l’abbé Grosier, livre XI.
  133. Voir vol. Ier, page 257.
  134. Voir vol. Ier, page 179 et suiv., l’histoire de My-Tcho.
  135. Il est souvent désigné dans le texte par son surnom de Yun-Tchang.
  136. Les deux premières divisions étaient commandées par Song-Hien et Oey-So ; la troisième, par Tchang-Léao. Les noms propres ont été supprimés pour ne pas embarrasser le récit.
  137. Littéralement : un frère cadet, ce qui implique l’idée de protection et d’accueil hospitalier, et aussi parce que Tsao occupait un poste plus élevé dans l’Empire.
  138. La phrase chinoise dit, sous une forme négative : seulement craignez qu’ils ne soient pas encore venus.
  139. Kouan-Tchong, signifie en dedans des passages ; le siège de la révolte était donc asses rapproché de la capitale.
  140. Voir vol. Ier, livre II, chapitre II.
  141. Le mot Yu ne se trouve pas dans le dictionnaire de Basile de Glemona. Celui de Kang-Hy l’explique par : rivière qui sort du sud-est du mont Lou-Tchy dans le district de Hang-Nong, et se jette dans le fleuve Mien (Bas. 4, 884). Le texte tartare dit : dans le lieu nommé Yu-Chouy, sans interpréter les deux caractères chinois.
  142. Littéralement : voyant qu’il répondait à ses questions comme l’eau qui coule.
  143. Voir vol. Ier, page 156.
  144. Littéralement : qui gouvernait les affaires de ses vêtements et de sa nourriture.
  145. Il semblerait que Tsao-Tsao habitait la ville dans laquelle il avait placé une partie de ses troupes ; cependant les deux textes disent expressément sous la tente ; on doit donc supposer que le premier ministre campait dans les murs où il ne devait passer que quelques jours.
  146. Voir vol. Ier, page 171.
  147. L’éditeur chinois d’une édition in-18 du San-Koué-Tchy, met en note : Et s’arma de deux hommes en guise de lance ; on peut dire qu’il repoussa les ennemis avec ces mêmes ennemis (qui lui servaient d’armes).
  148. Il y a dans le texte chinois : Ta-Youen ma, mots que l’interprète tartare a omis de reproduire et d’expliquer : ils signifient ; un cheval du Ta-Youen, pays situé à l’ouest de la Chine, à 1, 250 milles (12, 500 lys) de la capitale des premiers Han, selon le dictionnaire de Kang-Hy et celui de Basile (qui tous les deux prononcent Youen et non Wan). Au vol. Ier, page 200, des Mélanges asiatiques, M. Abel Remusat appelle ce royaume Fergana, et parle des chevaux merveilleux qu’on y élevait. Sans doute, ici ce mot n’a plus que la valeur d’une épithète.
  149. La phrase chinoise a été retournée pour établir une transition qui manque dans l’original. Le nom du district est Ping-Lou ; les lieutenants sont Hia-Héou-Tun, Hu-Tchu, Ly-Tien, Yo-Tsin (voir vol. Ier, page 204, et passim). Cet incident, qui déjà embarrasse un peu le récit, est trop rempli de noms propres ; il a fallu en rejeter quelques-uns dans les notes.
  150. Sur le sceau des mandarins et des généraux, voir la note de la page 84, vol. Ier, page 316.
  151. Le premier soin du souverain qui monte sur le trône, est de déclarer celui de ses fils qui doit lui succéder, et de choisir une épouse à ce prince qui devient Tay-Tseu, c’est-à-dire maximus filius ; on le désigne aussi en chinois par les mots de Tong-Kong, littéralement palais de l’est, que notre texte emploie ici, et que les dictionnaires ne donnent pas. Le texte tartare traduit ces mots par Tay-Tseu.
  152. Voir plus haut, page 13.
  153. Voir vol. Ier, page 191, le détail des aventures de Liu-Pou, depuis la mort de Tong-Tcho jusqu’à son arrivée près de Hiuen-Té.
  154. Voir vol. Ier, page 810, la note de la page 58.
  155. Littéralement : j’attends le châtiment de ma faute.
  156. Cette barbare coutume de mettre à mort l’envoyé d’un prince ou d’un seigneur révolté avec lequel on n’est pas encore en hostilité, équivalait sans doute à une déclaration de guerre formelle.
  157. Titre honorifique de Liu-Pou.
  158. Le renard est un assez gros gibier pour un faucon ; peut-être s’agit-il d’un oiseau plus grand, tel que le gerfaut. Les Tartares aiment beaucoup cette chasse à vol ; ici l’interprète mandchou rend le mot chinois Yang, s’envoler comme emporté au gré du vent, par Kalimbi, s’élever bien haut ; ce qui se dit des oiseaux qui se sauvent et prennent leur vol bien haut pour éviter d’être pris. La langue tartare est plus riche en termes de grande et de petite chasse, qu’en expressions abstraites et philosophiques. Remarquons aussi que cette phrase de notre texte est citée tout au long dans le dictionnaire de Kang-Hy, au mot Yang (Basile, 12, 391), pour en bien expliquer le sens. Le passage est emprunté au livre intitulé Oey-Tchy-Liu-Pou-Tchouen. — Dans l’expression chinoise oue-sy, le mot sy (Basile 2, 846) doit peut-être se lire avec la clef du feu (Basile 5, 500 ; Morrrison, seih) pour mieux exprimer le sens du mandchou ouatchira.
  159. Ces personnages ont déjà figuré dans le vol. Ier, et ils doivent jouer un rôle dans la suite de l’ouvrage ; on ne pouvait donc supprimer cette énumération, d’autant plus que de la part de l’auteur, c’est un moyen d’appeler l’attention sur les événements qui se préparent.
  160. Aujourd’hui le Yang-Tchéou dans le Kiang-Nan.
  161. Voir vol. Ier, page 264.
  162. Liéou est le nom de famille des Han ; voir vol. Ier, page 336 ; et la vie du fondateur de la dynastie Liéou-Pang, au vol. III, page 51, des Mémoires sur les Chinois.
  163. Littéralement ; la marmite bout avec violence, ou comme l’exprime l’interprète tartare, l’empire est tout entier en effervescence comme une eau qui bout. Les Chinois affectionnent ces comparaisons à l’antique, tirées des détails de la vie privée.
  164. C’est-à-dire la dénomination de Kong, la première des cinq classes de princes tributaires qui, aux temps anciens, recevaient des empereurs la tablette d’ivoire. Voir Hist. gén. de la Chine, tome Ier, pages 79 et 267.
  165. Allusion à la chute du dernier des Yn (1137 avant J.-C.), qui fut vaincu par Wou-Wang, fondateur de la dynastie des Tchéou, et fils de Wen-Wang. L’aïeul de ce dernier est proprement l’esprit des céréales ; la fable le représente comme ayant appris l’agriculture aux Chinois.
  166. Le Chen-Sy a été le berceau du peuple et des premières dynasties de la Chine.
  167. Voir vol. Ier, note de la page 246. Chin-Nong qui régnait par le feu, céda le trône à Houang-Ty qui régna par la terre, selon le Chou-King. De là, cette allusion aux éléments qui se succèdent. Lou, caractère qui entre dans la composition du mot Kong-Lou, signifie terre battue par le pied des passants ; Tsan veut dire preuves, témoignages. Nous ne cherchons point ici à éclaircir ces données fabuleuses, mais seulement à expliquer les mots assez obscurs de notre texte.
  168. Si on traduisait les quatre caractères qui forment le titre accordé à Liu-Pou, ils signifieraient : général chargé de pacifier les provinces orientales.
  169. Ky-Ling avait attaqué le Su-Tchéou, comme on l’a vu dans les précédents chapitres ; il était donc en campagne. Déjà les divisions sont désignées par le nom de leur chef : Tchang-Hiun marchait sur le chef-lieu, Su-Tchéou ; Kiao-Jouy sur Siao-Pey ; Tchin-Ky sur Y-Tou ; Louy-Pou sur Lang-Yé ; Tchin-Lan sur Kié-Chy ; Han-Sien sur Hia-Py ; Yang-Fong sur Sun-Chan.
  170. Le vrai nom est Tchin-Kong ; nous l’avons altéré ici pour le différencier des deux autres.
  171. Littéralement : il emploie des gens qui sont comme des tas d’herbes à brûler.
  172. Voir vol. Ier, page 249.
  173. Littéralement : changer le vieux et établir le neuf ; abandonner ce qui ne vaut plus rien, le quitter pour s’affermir sur une base solide et non altérée. Les mots chinois et ting, dans le sens qu’ils ont ici, sont des expressions empruntées au Chou-King. Le tartare traduit ces mots par : changez une ancienne faute en une conduite nouvelle et bonne.
  174. Le texte tartare dit simplement soutouri l’histoire ; l’auteur chinois fait allusion aux livres anciens, aux antiques annales, qu’on écrivait sur des planchettes de bambou et sur des rouleaux de soie.
  175. Ces noms ont été supprimés ; Liu-Pou opposait un général et une division à chacun des chefs qui allaient attaquer une des villes désignées ci-dessus dans la note.
  176. Le texte chinois emploie le caractère koua (clef 97), qui signifie citrouille, courge, et que l’interprète chinois rend par maitou, masse, bâton. Après cette peinture du faux empereur, l’éditeur chinois du texte in 18 ajoute cette note : pareil à un grand cerf qui se cache sous la peau du tigre.
  177. Ce drapeau, appelé mao, est fait d’une queue de vache.
  178. Dans ces combats, on a omis quelques noms propres et ajouté quelques épithètes pour éclaircir le texte.
  179. Il avait été envoyé par Hiuen-Té au secours de Liu-Pou, qui lui avait écrit une lettre, ainsi qu’on l’a vu plus haut. L’auteur chinois décline ici ses noms et surnoms, comme s’il paraissait pour la première fois.
  180. Les deux frères adoptife de Hiuen-Té, Kouan-Yu et Tchang-Fey, avaient un éloignement invincible pour Liu-Pou, dont la brutalité contrastait en toute occasion avec les vertus de leur maître.
  181. Il nomma Han-Sien gouverneur de Y-Tou, et Yang-Fong gouverneur de Ling-Yé, deux villes du Su-Tchéou mentionnées plus haut.
  182. Voir vol. Ier, page 264.
  183. Cette lettre, écrite en style ancien, fort difficile et peu intéressante en elle-même, est traduite pour le lecteur consciencieux, qui s’étonnerait de voir supprimer un de ces morceaux auxquels les Chinois attachent un grand prix. Elle ne se trouve pas dans la petite édition in-18.
  184. Croyance propre aux Tao-Ssé ; voir le livre des Récompenses et des Peines, traduit en français par M. Stanislas Julien.
  185. Voir le Ssé-Chou, édition impériale, K. Ier ; le vol. Ier de l’Histoire générale de la Chine, et les planches de l’ouvrage de M. Pauthier, sur la Chine.
  186. Le texte chinois dit : « En toute chose, s’il y a ce qui est long, certes aussi il y a ce qui est court. » Nous avons traduit littéralement l’interprétation tartare, dans ce passage comme dans beaucoup d’autres ; ce qui nous a obligé à paraphraser un peu des pensées exprimées en style concis et à peine intelligible.
  187. Voir vol. Ier, page 65.
  188. Voir vol. Ier, page 239.
  189. Le Tay-Pao, conservateur en chef, et le Tay-Fou, intendant général. Voir vol. Ier, page 301, note de la page 30, et le vol. Ier de l’Histoire générale de la Chine, page 181.
  190. Le texte mandchou emploie les mots ahoura hatchoun, armes offensives et défensives.
  191. Voir vol. Ier, page 268.
  192. Littéralement : Tsao-Tsao et les autres meurent de faim.
  193. Allusion à la chute des deux dynasties Hia et Yn ; voir l’Histoire générale de la Chine.
  194. Littéralement : retroussa sa manche d’un sentiment unanime.
  195. On a vu plus haut que Youen-Chu sacrifiait au ciel et à la terre ; cérémonies réservées au légitime souverain.
  196. Ces mots, à la naissance de, sont ajoutés par l’interprète tartare ; Pantchirédé. Remarquons en passant que l’idiome mandchou n’a qu’un mot pour rendre l’idée de présage, ferketchoun, que le chinois exprime quatre fois de suite par des caractères différents. Dans les Mémoires sur les Chinois, on trouve les portraits de la plupart de ces célèbres Empereurs.
  197. Kong-Sun-Chu se révolta sous Kwang-Wou-Ty, l’an 30 de notre ère ; Wang-Mang s’empara de la couronne l’an 14 de notre ère, au préjudice de Jou-Tseu-Yng.
  198. Le texte chinois dit seulement : se sont appelés eux-mêmes l’orphelin, mot par lequel l’Empereur se désigne lui-même quand il parle. Il y a un moi particulier, dans le style cérémonial de la Chine, à peu près pour toutes les classes.
  199. Voir sur Tchéou-Kong, la note du vol. Ier, page 311 ; sa vie est donnée très au long dans le vol. III des Mémoires sur les Chinois, page 34. Chao-Kong était frère et fut ministre de Wou-Wang.
  200. Littéralement : ce bec-jaune.
  201. Voir plus haut, page 23.
  202. Le texte mandchou dit plus explicitement : Sun-Tsé a pris des troupes d’eau, et traversant le Kiang, il attaque notre coté occidental.
  203. L’édition in-18 porte le nombre des soldats de Tsao-Tsao à 700.000, dans tous les passages où il est fait mention de son armée.
  204. Fleuve de la province du Kiang-Nan, dans laquelle Youen-Chu s’était déclaré Empereur. — Nous avons suivi, pour cette phrase, la construction plus logique de la version tartare. L’édition in-18 la développe mieux, et dit : « Au lieu de combattre, attendons que l’ennemi ait consommé tous ses vivres ; alors il se retirera de lui-même. Et vous, sire, vous traverserez le fleuve Hoey avec votre propre corps d’armée, ce qui vous procurera le double avantage de trouver des provisions et d’éviter les coups qui vous menacent. »
  205. C’étaient Ly-Fong, Yo-Tsiéou, Liang-Kang et Tchin-Ky. Il est utile de les nommer, au moins en note, parce qu’ils reparaîtront plus tard.
  206. À ce propos, l’édition in-18 fait l’observation suivante : « Sun-Tsé a prêté des vivres ; ce n’est pas assez, il faut que l’intendant prête sa tête ! Des vivres, oui, cela se prête, mais une tête !… »
  207. Littéralement : dans ces dix districts…., etc.
  208. L’intention de Tsao était de détruire l’un par l’autre ces deux hommes qui, sous des rapports bien différents, lui portaient ombrage. Liu-Pou passait pour l’un des héros de son temps à cause de sa bravoure, de sa témérité, et de sa force extraordinaire ; Hiuen-Té avait une grande influence sur les populations, parce qu’il était de la famille impériale des Han. Tsao cherchait à les réunir, quand il avait besoin d’eux, puis à les diviser pour les vaincre plus facilement ou les porter à s’attaquer l’un l’autre.
  209. Voir vol. Ier, livre III, chapitre III.
  210. Quand il s’agit de rébellion et de crime de lèse-majesté au premier chef, on punit de mort en Chine les parents du coupable jusqu’au neuvième degré.
  211. Ces chefs de villages sont des vieillards qui jouissent d’une certaine autorité parmi leurs concitoyens.
  212. De Confucius. — Il faut sous-entendre ici : excepté dans le cas de lèse-majesté ou de rébellion. Le texte chinois dit seulement fa, la loi criminelle ; l’interprète tartare ajoute le mot eroun, qui correspond au chinois hing, supplice de toute sorte, torture, etc.
  213. Littéralement : couper mes cheveux, c’est comme si je coupais ma tête. À ce propos, l’édition in-18 dit en note : « Plus haut il a fait tomber la tête de l’intendant des vivres pour sauver la sienne ; maintenant il coupe ses cheveux au lieu de sa tête ; il a toujours quelque chose à mettre à la place de ce qu’il veut garder !… C’est ce qui fait dire à un poète :

    Cent mille soldats féroces et affamés, ce sont autant de volontés différentes ;
    Un seul homme qui commande à cette multitude a bien de la peine à la maintenir !
    En coupant ses cheveux avec son sabre au lieu de sa tête,
    Tsao-Tsao a fait voir qu’il était passé maître dans l’art d’éblouir et de tromper la multitude.

      Ce même texte paraît croire dans une autre note, que Tsao met lui-même les paroles du Tchun-Tsiéou dans la bouche de son conseiller, pour éviter cette peine de mort qu’il faisait semblant de s’infliger de sa main.

  214. On a supprimé le détail du combat ; pour la centième fois, c’était une armée en bataille, une provocation, une lutte entre deux chefs, etc.
  215. Littéralement : échelle à escalader les nues. D’après le dessin qu’en ont donné les missionnaires, elle ressemble à une échelle de bibliothèque, faite sur des proportions gigantesques ; on employait aussi une espèce de mât garni de barreaux, pour arriver à une hune posée au sommet ; cet appareil portait, comme tous ceux de ce genre, sur quatre ou six roues en bois. Voir Mémoires sur les Chinois, vol. VIII, aux planches, les numéros 47, 50, 52, 140.
  216. Chapitre V, page 79, du texte chinois-mandchou.
  217. En chinois, lo-kio, cornes de cerfs ; ce qui signifie aussi quelquefois chevaux de frise. Voir Mémoires sur les Chinois, vol. VIII, planche XXIV.
  218. Liu-Kien et Yu-Kin.
  219. Elle sort de Tao-Lin (la forêt de Pêchers), à l’est des monts Koua-Chan.
  220. Voir plus haut, page 23.
  221. Le chinois ne dit pas immoler un bœuf et un cheval, mais bien égorger un bœuf et tuer un cheval. Pour ce dernier animal il emploie un mot plus noble, le même dont il se servirait à l’égard d’un homme. La langue tartare, moins riche, n’a pas cette distinction.
  222. Cimon, père de Miltiade fit enterrer, devant sa propre tombe, ses chevaux qui avaient gagné trois fois les prix aux jeux olympiques. On connaît l’attachement d’Alexandre-le-Grand pour son cheval de bataille Bucéphale, en l’honneur duquel il fonda dans les Indes la ville de Bucéphalie ; un empereur romain fit son cheval consul, mais c’est une idée toute chinoise d’offrir un sacrifice aux mânes d’un animal.
  223. Il était dépêché par Sun-Yo qui gardait la capitale.
  224. Voir vol. Ier, page 118.
  225. Littéralement : sont comme des démangeaisons vives, mais peu à craindre, qui ne suffisent pas à inquiéter beaucoup.
  226. Son surnom Wey-Ta ; il était de Ping-Tchun dans le Kiang-Hia, et avait le titre de gouverneur militaire du Tchen-Oey. Il se trouvait dans le Jou-Nan, quand, averti des combats livrés aux deux rebelles par Tsao, il s’empressa de lui porter ce secours inattendu. Tsao le nomma général en second et lui fit accorder le titre de prince de Kien-Kong.
  227. Littéralement : général qui châtie les rebelles, c’est-à-dire chargé d’une mission spéciale, hors des limites dans lesquelles un chef doit communiquer en toute occasion avec l’Empereur. Voir vol. Ier, page 316. Ce mot Ou, est le nom d’un ancien royaume que Sun-Tsé chercha à faire revivre.
  228. Voir plus haut, page 58.
  229. Auteur des Treize-Articles sur l’art militaire, traduits au tome VII des Mémoires sur les Chinois. A l’Art. VIII, intitulé des neuf changements (page 100), on reconnaît le passage auquel Tsao fait allusion dans ces lignes : « Si vous êtes dans un lieu de mort, cherchez l’occasion de combattre ; j’appelle lieu de mort ces sortes d’endroits ou l’on a aucune ressource, etc., etc... Si vous vous trouvez dans de belles circonstances, hâtez-vous de livrer combat ; je vous réponds que vos troupes n’oublieront rien pour se bien battre. »
  230. Voir vol. Ier, livre III, chapitre Ier.
  231. Voir, sur la lutte de ces deux compétiteurs, l’Histoire générale de la Chine, tome III, page 423 ; les portraits des Chinois célèbres, tome III des Mémoires sur les Chinois, pages 51 et 53 ; et la Chine de M. Pauthier, p. 233.
  232. Les Chinois affectionnent cette manière dogmatique et un peu pédante de raisonner, ce qui tient à l’habitude qu’ils ont de subdiviser les idées philosophiques et toute sorte de doctrine, d’une façon un peu imaginaire ; ainsi, les neuf changements, les neuf sortes de terrains, le plein et le vide en art militaire, les trois puissances en théogonie, les cinq relations en morale, etc. De pareils morceaux sont trop dans le genre de la langue chinoise et dans le caractère de la nation, pour qu’on puisse les supprimer ; de plus, ils se rapprochent toujours du style ancien et, par conséquent, ils présentent des difficultés qu’on doit essayer de vaincre, et non pas éluder.
  233. Le lecteur a pu se convaincre que la ruse n’est pas prise en mauvaise part par les Chinois.
  234. Le mot , vertu, signifie aussi talent, capacité, qualités utiles à celui qui les possède autant qu’au reste des hommes. Rien n’est plus difficile que de traduire exactement les idées philosophiques des Chinois.
  235. Littéralement : par les talents civils, par opposition à ce qui suit. L’édition in-18 simplifie parfois le texte plus étendu que nous suivons ici ; elle fait suivre chaque paraphrase de notes tendant à prouver que Tsao ne mérite aucun de ces éloges. Cette réduction, moins classique, est empreinte d’un esprit critique assez curieux à observer : une grande animosité contre Tsao, ministre trop puissant, usurpateur de l’autorité impériale, sinon du trône des Han, s’y trahit à chaque page.
  236. Il le fit en des termes si pareils à ceux que venait d’employer l’autre conseiller Kouo-Kia, que les répéter ici ce serait pousser l’amour du texte jusqu’au fétichisme. Ce chapitre, presque tout en entier en dialogues (d’un fort beau style chinois), paraîtra au lecteur français assez long encore.
  237. Le texte dit : Les ressources de Fong-Sien et la sagacité de Wen-Yo ; ce sont les surnoms de Sun-Yo et de Kouo-Kia ; un supérieur qui parle familièrement à son inférieur, un ami qui cause avec un ami, s’appellent volontiers par cette dénomination qui entraîne avec elle une certaine intimité ; pour la même cause, en l’absence de quelqu’un, on s’en sert avec un sentiment de mépris ou de colère. — Tchin-Ping, l’an 205 avant J.-C., vint demander du service à Liéou-Pang, fondateur de la dynastie des Han, après avoir quitté son compétiteur Hiang-Yu ; Tchang-Léang, qui fut ministre de ce grand monarque, se rallia à sa cause la même année. Voir l’Histoire générale de la Chine, tome II, page 461 ; et les Mémoires sur les Chinois, tome III, page 56.
  238. Le mot ministre d’état est pris tel quel dans Morrison.
  239. Voir plus haut, page 34.
  240. Voir plus haut, page 10. Nous avons développé ici le sens du texte. Si Tchin-Kong craint de s’attirer la risée de ses contemporains, il lui passe donc dans l’esprit de retourner auprès de Tsao, qu’il a déjà abandonné une fois (vol. Ier, page 79), et dont il a été plus tard fort mal reçu (vol. Ier, p. 174) ; enfin devant qui il ne peut reparaître sans honte.
  241. Le mot impérial est très significatif dans la bouche de Hiuen-Té, allié à la famille régnante et invariablement attaché à la dynastie par cette même cause. Remarquons que la petite phrase suivante est omise dans l’édition in-18 ; peut-être serait-il mieux de supposer que Hiuen, en écrivant une lettre confidentielle, n’a pas mis tout au long le nom de Liu-Pou, en y ajoutant une épithète injurieuse.
  242. Il dit à Tchin-Kong et à Tsang-Pa : allez rassembler les brigands des monts Tan-Chan, Sun Kouan, Ou-Tun, Yn-Ly, Tchang-Hy ; et emparez-vous de la ville de Yen-Tchéou, dans le Chan-Tong. Les généraux, Kao-Chun et Tchang-Liéao, durent marcher contre la place forte de Siao-Pey, résidence de Hiuen-Té ; Song-Hien et Œy-So, contre Jou-Hing ; Liu-Pou en personne les seconderait à la tête du principal corps d’armée, partagé eu trois divisions. — La multiplicité des noms propres nous a fait rejeter ce passage au bas de la page.
  243. Son surnom honorifique Hien-Ho ; il était du même pays que Hiuen-Té.
  244. Il était beau-frère de Hiuen-Té, qui avait épousé sa sœur cadette. Voir l’histoire de My-Tcho, vol. Ier, page 179. La phrase qui précède a été retournée pour plus de clarté et de précision.
  245. On ne doit pas perdre de vue que l’auteur fait de Liu-Pou, en toute occasion, un guerrier turbulent. impétueux, incapable de se conduire par lui-même et obéissant aux impulsions qui lui viennent du dehors.
  246. Voir plus haut, page 10.
  247. Littéralement : il traverse en maître l’espace compris entre Hoay et Tsé. Ce sont deux rivières : la première coule dans le Kiang-Nan, la seconde dans le Chan-Tong ; il y avait aussi deux provinces de ce nom.
  248. Chapitre VII, page 105, verso du texte chinois.
  249. Voir vol. Ier, page 220.
  250. Voir plus haut, page 7.
  251. On sait que le nom de famille de Hiuen-Té est Liéou-Pcy ; Liéou était le nom patronymique de la dynastie impériale des Han.
  252. Cet atroce épisode n’offusque pas les Chinois ; Hiuen-Té est parent de l’Empereur ; ce titre suffit pour qu’on se dévoue jusqu’à la mort, soi et les siens. L’édition in-18 fait là-dessus une foule de réflexions et rapproche le dévouement de cet homme, parent de son hôte, du crime commis par Tsao au temps de sa fuite, dans des circonstances à peu près analogues. (Voir vol. Ier, page 78). Hiuen-Té et Sun-Kien mangèrent seuls.
  253. Voir sur ces passages fortifiés la note du vol. Ier, page 316. Les quatre généraux de Liu-Pou sont Sun-Kouan, Ou-Tun, Yn-Y et Tchang-Hy ; les détails du combat sont abrégés. Dans ce morceau, il n’y a de vraiment digne d’intérêt que la trahison de Tchin-Kouey et de son fils Tchin-Teng, opposée à la fidélité inébranlable de Tchin-Tong. Puisse la similitude d’une partie de ces noms doubles ne pas décourager et troubler le lecteur.
  254. Voir plus haut, pages 28 et 52.
  255. My-Tcho, surpris dans Siao-Pey où il protégeait la demeure et la famille de Hiuen-Té, avait été emmené à Su-Tchéou avec tous ceux qui étaient confiés à sa garde. Voir plus haut, page 73.
  256. Le petit nom de Tchin-Teng est Youen-Long ; littéralement : « Les paroles de Youen-Long sont excellentes. »
  257. Il y a dans le texte : Le prince de Ouan, titre honorifique de Liu-Pou. Tchin-Teng, qui était un traître, le désigne ici par son plus beau nom, afin de mieux simuler le zèle et l’obéissance. Ce sont là des nuances que l’auteur chinois fait toujours sentir ; l’embarras que causent les noms propres dans une traduction ne permet pas de les exprimer, si ce n’est en note.
  258. Quand Artabaze assiégeait la ville de Potidée, Timoxène, stratège des Scionéens convint de lui livrer la place.... Toutes les fois que Timoxène et Artabaze voulaient correspondre l’un avec l’autre, ils attachaient la lettre à une flèche et l’entortillaient autour de son entaille, de façon qu’elle lui servit d’ailes ; on tirait ensuite cette flèche dans un endroit convenu. Hérodote, Uranie,§ CXXVIII.
  259. Il y a quelque embarras et même un membre de phrase inutile dans ce passage du texte chinois. Le tartare-mandchou est plus clair et plus conforme à la petite édition in-18. Au lieu de Teng, il a mis le mot Kong, qui est la véritable leçon.
  260. Ceci était un mensonge, comme on le verra plus bas : il veut faire croire à Liu-Pou qu’il n’a pas été trahi par les deux mandarins, afin de détourner ses soupçons et de laisser à Tchin-Teng le temps de bien accomplir ses projets. On se rappelle que Liu-Pou avait enlevé cette ville à Hiuen-Té ; voir vol. Ier, livre III, chap. V.
  261. Voir plus haut, page 73.
  262. Voir plus haut, page 73.
  263. Ce chapitre est sans contredit l’un des plus remarquables du San-KouéTchy ; il représente, pour ainsi dire, le dernier acte d’un drame dont Liu-Pou serait le héros ; triste héros, à la vérité, impétueux et irrésolu, trahi par les siens qu’il ne sait pas s’attacher, comme il a trahi ses maîtres, et conduit à sa perte pas à pas, comme un tigre traqué tombe dans la fosse du chasseur.
  264. Voir vol. Ier, page 150 : celui qui cacha la famille de Liu-Pou et la sauva du carnage, se nommait Pang-Chu.
  265. Voir vol. Ier, livre II, chap. III, l’histoire de la danseuse Tiao-Tchan.
  266. Voir vol. Ier, page 58, l’histoire de ce fameux cheval nommé le Lièvre-Rouge, et l’épisode de la première trahison de Liu-Pou.
  267. Ou plus littéralement : dedans et dehors ; des murs de la ville assiégée et de la campagne.
  268. Voir plus haut, page 69.
  269. C’étaient Kao-Chun et Héou-Tching.
  270. Il se trouvait alors à Chéou-Tchun.
  271. Le texte tartare dit seulement : « Pourquoi venez-vous me demander des secours ? » Il vaut mieux donner un sens plus large au mot demander de la version chinoise. La phrase suivante, renfermée entre deux parenthèses, est dans le texte ; elle y cause même quelque embarras, parce qu’elle se trouve dans le dialogue, sans que rien l’en distingue.
  272. L’édition in-18 nous apprend (ce que notre texte n’a pas dit) que Hou-Mong, avec ses cinq cents hommes, avait escorté les émissaires jusqu’au terme de leur voyage, tandis que Tchang-Liéao était rentré dans la ville avec son détachement.
  273. L’édition in 18 développe ainsi cette réponse : Hou-Mong ayant été fait prisonnier, Tsao-Tsao sait déjà quels doivent être nos projets. Il va se tenir sur ses gardes, et si ce n’est vous, général, qui pourra traverser ce cercle d’ennemis qui nous presse ?
  274. La phrase chinoise est ainsi construite : Le lendemain, le ciel s’étant obscurci, Liu-Pou prend sa fille, l’enveloppe dans une armure et monte sur le Lièvre-Rouge ; sa fille est en croupe derrière lui ; dans sa main, il brandit sa lance peinte. C’était l’heure de la seconde veille ; au milieu de la nuit, la lune brillait faiblement. On ouvre les portes de la ville ; Liu-Pou s’élance en avant, ses deux lieutenants le suivent. — On conçoit qu’il est impossible de traduire ainsi un ouvrage de longue haleine.
  275. Su-Hwang et Hu-Tou.
  276. Nommé Ssé-Houan.
  277. Il est probable que Tsao parlait ainsi pour réveiller le zèle de ses généraux ; c’est une de ces ruses qui conviennent à l’esprit des Chinois.
  278. Le texte chinois dit plus énergiquement : « Qui entendaient la voix des eaux. »
  279. Voir vol. Ier, page 58.
  280. C’est une formule de politesse chinoise, qui consiste à attribuer au bonheur de son maître ou de son souverain, tous les succès que l’on peut obtenir. Le texte chinois dit : « C’est par la puissance pareille à celle du tigre ; » ce que le tartare interprète ainsi : « C’est par le grand bonheur qui vous est accordé
  281. L’édition in-18 fait remarquer en note que cet épisode rappelle celui du vol. Ier, page 256.
  282. Ce premier signal était pour dire à Tsao d’approcher et de se tenir prêt.
  283. Il faut supposer que les gardes veillaient au bas de la porte, et non auprès de Liu-Pou. Dans l’édition in-18, il est dit qu’il sommeillait, que les deux traîtres le prirent endormi, de manière qu’en se sentant lié, il s’éveilla comme d’un rêve. En général, la petite édition développe ces détails de narration, que l’autre donne d’une façon plus concise.
  284. Il fut arrêté par Su-Hwang.
  285. Il faut encore avoir recours ici à la petite édition, dont voici le texte : Alors Tsao-Tsao entra dans la ville, et après avoir ordonné qu’on levât les obstacles qui faisaient dévier les eaux, après avoir fait rompre les digues, il rassura la population. Hiuen-Té dut s’asseoir auprès de lui dans le pavillon, dit -Men, de la porte blanche ; le frère d’armes de ce dernier, Tchang-Fey, était debout près de lui....
  286. C’est son surnom ; voir vol. Ier, page 77, les événements auxquels Tsao fait allusion. Cette phrase ironique veut presque dire : « Après m’avoir abandonné, tu tombes entre mes mains. »
  287. Tsao fait tout ce qu’il peut pour attendrir Tchin-Kong ; dans son orgueil, il aimait à humilier ou à faire fléchir ses ennemis ; dans sa prudence, il cherchait un prétexte de sauver la vie à un homme supérieur pour se l’attacher. Si Tchin-Kong eût demandé la vie, Tsao, d’après les lois et les usages du temps» pouvait la lui accorder.
  288. Voir vol. Ier, page 303, ce qui a été dit sur le sens très étendu de ce mot. Il ne faut pas oublier que les parents des condamnés » dans le cas de rébellion, ascendants, descendants et collatéraux, doivent être mis à mort.
  289. Le premier c’est Ting-Youen, le second Tong-Tcho ; voir vol. Ier, pages 58 et 156. — On se rappelle aussi que Liu-Pou avait échangé avec Hiuen-Té le nom de frère ; c’est ce qui explique la phrase suivante. Il fait ensuite allusion à l’épisode raconte au premier chapitre de ce second volume.
  290. Voir le siège et l’incendie de cette ville, vol. Ier, livre III, chap. II.
  291. L’édition in-18 cite des pièces de vers sur la mort de ces divers personnages. Voici ceux qui ont rapport à Tchin-Kong :
    À la vie et à la mort, il se montra inébranlable ; mais fut-il un héros ?
    Sans distinguer l’or de la pierre, il inutilisa des talents qui eussent fait de lui le soutien du trône.
    En servant l’Empereur, il se fut attiré le respect, mais hélas ! il refusa d’honorables emplois.
    Aussi, qui approuve la conduite de Tchin-Kong mourant de son plein gré au pavillon de Pé-Men ?


    Sur la mort de Liu-Pou, que Hiuen-Té ne secourut pas, on lit ceux-ci :

    L’homme dangereux, le tigre vorace, même enchaînés, n’excitent pas la pitié ; le sang des deux maîtres trahis et égorgés par Liu-Pou, était encore chaud.
    Hiuen-Té savait que ce monstre eût dévoré son propre père, aussi laissa-t-il la vengeance de Tsao avoir son cours.


    Enfin, dans les vers suivants, on trouve comme un résumé des dernières pages de ce chapitre :

    Les eaux débordées envahissaient la ville de Hia-Pey ; cette même année Liu-Pou fut fait prisonnier.
    En vain comptait il sur son infatigable coursier ; en vain s’appuyait-il follement sur sa lance célèbre !
    Le tigre enchaîné espérait en la clémence du vainqueur ; quelle faiblesse ! Tant que le faucon n’était pas rassasié, on ne l’avait pas craint.
    Épris de ses femmes, il négligea les avis de Tchin-Kong, et injuria méchamment Hiuen-Té, en le traitant d’ingrat et de niais aux grandes oreilles.
  292. Littéralement : a le cœur rouge. Cette expression rappelle un passage du livre de l’Histoire des Perses, par Aristide, où il est dit que le cœur de Léonidas était velu.
  293. Le surnom de Tchang-Liéao est Wen-Youen ; il avait formé un commencement de liaison avec Yun-Tchang, sous les murs de Hia-Pey ; voir plus haut, page 86. On a du remarquer cette puérile réponse que l’auteur chinois met parfois dans la bouche de ses héros. Quand ils reviennent d’un premier mouvement irréfléchi, ils disent comme des enfants : C’était pour rire ! A propos de la clémence de Tsao en cette occasion, l’édition in-18 donne les vers suivants :
    Liu-Pou demanda (lâchement) la vie, personne n’intercéda en sa faveur.
    Tchang-Liéao injuria (hardiment) Tsao en l’appelant bandit, et au contraire il eut la vie sauve.
  294. Littéralement : prince en dedans des passages.
  295. On a supprimé cette première fois la longue généalogie qui se retrouve amplement détaillée quelques lignes plus bas. Dans le second cas, on l’a traduite telle quelle, comme morceau historique et important, malgré la monotonie du qui autem genuit de cette série de petits princes.
  296. Littéralement : il n’est pas une chose dans un étang ; expression figurée dont le sens est expliqué par Morrison, à l’article che, (Bas. 4,858, Tchy).
  297. L’édition in-18 ne rapporte pas ce dialogue, dans lequel Tsao se montre fort tranquille parce qu’il a déjà pris ses mesures ; elle le remplace par une conversation qui met Tsao à même de développer ses plans.
  298. L’auteur chinois veut faire sentir combien Tsao tenait le jeune prince dans l’ignorance de l’antiquité ; comme on le sait, et comme ce ministre l’explique lui-même, les premiers Empereurs chassaient, ou au moins sous ce prétexte, parcouraient leurs états quatre fois par an. Voir Mémoires sur les Chinois, vol. Ier, et le Confucii Chi-King, édité par M. J. Mohl.
  299. Il s’agit ici de flèches appelées en tartare nirou ; elles sont fort grandes et destinées à chasser la grosse bête. Le lieu de la chasse est désigné ici sous le nom de Hu-Tien, qui a été omis pour ne pas embarrasser le récit.
  300. L’auteur insiste sur le penchant que le jeune prince ressent pour Hiuen-Té, et sur la conduite irréprochable, toute soumise de celui-ci, avec l’intention de l’opposer aux façons arrogantes de Tsao-Tsao. Ces mots : quand le cortège fut rendu sur le lieu de la chasse, manquent dans le texte chinois, et se trouvent dans la version tartare.
  301. C’était bien la flèche d’or qui avait percé le cerf ; les courtisans firent semblant de prendre le change. Ces mots : vive l’Empereur t sont la traduction du cri des Chinois : « (Qu’il vive) dix mille années ! » Au moment où la foule poussait ces acclamations, Tsao fit en sorte de se trouver à peu près dans la même position que l’Empereur ; c’était en quelque sorte essayer du rôle de souverain.
  302. Ce qui est en Chine un crime de lèse-majesté.
  303. Frère par adoption.
  304. Voir la note plus haut, page 91.
  305. Ce proverbe, dont les dictionnaires ne donnent pas le sens, parait signifier ici : Si vous voulez vous défaire de Tsao-Tsao, ménagez les jours de l’Empereur, que votre zèle imprudent pourrait compromettre. Le texte tartare traduit littéralement, et l’édition in-18 omet ce passage.
  306. Voir vol. Ier, les chap. II du livre II, et III du livre III.
  307. Voir vol. Ier, page 308, l’histoire de cet eunuque tout-puissant, qui vivait sous la courte dynastie des Tsin.
  308. Il était frère de la princesse Tang-Héou, mère adoptive de l’Empereur. Voir vol. Ier, livre III, chap. III.
  309. Livre IV, chap. X, page 151 du texte chinois.
  310. L’édition in-18 fait la remarque suivante : Ce fut Fou-Wan qui indiqua le stratagème de la ceinture, et cependant il ne figura pas même parmi les sept complices que Tong-Tching associa à ses projets ! — Le même texte ajoute, qu’après avoir donné ce conseil, il se retira prudemment. — Comme on le verra plus bas, l’Empereur écrivit sur un morceau de gaze blanche.
  311. Littéralement : des mandarins qui ont acquis des mérites.
  312. Voir sa biographie et celle de Tchang-Léang, dans le vol. III des Mémoires sur les Chinois, et l’ensemble des événements auxquels il est fait allusion, dans l’Histoire générale de la Chine, vol. II, page 443 et suivantes. — Dan s cette scène, qui ne manque pas de grandeur, pourquoi se trouve-t-il de ces traditions bizarres qui en gâtent l’effet ! Ce serpent blanc fabuleux peut être quelque chose comme la tarasque.
  313. Le texte tartare dit : tatan tobo te tahe, était assis dans la cabane, dans la chaumière. On peut voir dans cette phrase une allusion à la retraite de Tchang-Léang à Hia-Py.
  314. Ou plutôt, selon la version tartare : C’est bien justement qu’en les plaçant à côté des ancêtres, on leur rend les mêmes honneurs.
  315. Voir vol. Ier, page 232.
  316. Littéralement : des mandarins qui ont bien mérité.
  317. L’écrivain chinois oublie, en mettant cette citation dans le décret, que le jeune Empereur, ignorant les actions de ses aïeux, ne les a apprises que quelques minutes après avoir écrit ces lignes, de la bouche même de Tong-Tching.
  318. Voir vol, Ier, page 163.
  319. C’est-à-dire les barbares de l’ouest qui avoisinaient la province occidentale de Sy-Liang.
  320. Il y a en chinois : dents et ongles ; image analogue que les dictionnaires n’expliquent pas, et que la version mandchou n’interprète jamais.
  321. Voir plus haut, page 104.
  322. Une note de l’édition in-18 fait cette observation qui est juste : Ma-Teng l’avait vu aussi, mais il feint d’avoir été seul à surprendre ce mouvement.
  323. Cette phrase a été biffée au pinceau et à l’encre rouge, par un lettré qui a écrit en marge les mots maô-meï, qui équivalent à peu près à cette exclamation : grossière ignorance ! En mandchou, il y a palamtehapi, dont le sens est le même. Il nous est impossible de deviner d’où vient cette boutade du lettré, à propos d’une phrase qui parait à sa place, et que l’édition in-18 a reproduite ; peut-être trouve-t-il, en chinois rusé, que Hiuen-Té découvre trop franchement ses intentions. Au reste ce livre tout entier appartient à un autre exemplaire que le reste de l’ouvrage ; beaucoup de fautes y ont été corrigées à l’encre rouge, surtout à l’occasion des noms propres mal figurés dans l’orthographe de la partie tartare.
  324. Voir plus haut, page 107.
  325. On sait que c’est là le nom de famille de Hiuen-Té.
  326. Il vaut peut-être mieux entendre, à cause de ce qui suit : « Tirer de l’arc à cheval. » Le sixième précepte de l’Empereur Yong-Tcheng aux gens de guerre, recommande aux généraux de se rendre habiles à l’exercice de l’arc, tant à pied qu’à cheval. Mémoires sur les Chinois, vol. VII, page 31.
  327. Deux officiers de Tsao-Tsao.
  328. On a va plus haut qu’ils avaient échangé le nom de frère, en signe d’une amitié difficile à établir et surtout à rendre durable.
  329. Voir vol. Ier, page 311, la note qui a rapport au dragon. On devine où Tsao en veut venir avec ce long discours. Sur le principe Yang, ou principe subtil, opposé à Yn, le principe plus grossier ; voir les Mémoires sur les Chinois, vol. II, page 29.
  330. Le texte mandchou dit simplement : Liéau-Pey 'mentouhoun ; Liéou-Pey qui n'a pas de talent.
  331. Voir l’explication de ce mot san-kong, les trois grandes dignités, à la note de la page 301, vol. Ier.
  332. Dans ce long dialogue, l’auteur passe en revue les principaux personnages de son histoire, afin de les remettre dans l’esprit du lecteur et de le tenir en haleine.
  333. Il emploie ici les deux noms ensemble : Liéou, surnommé King-Ching ; Sun, surnommé Pé-Fou. Ce sont Liéou-Piao et Sun-Tsé. — Nous avons supprimé l’éternelle phrase chinoise : Tsao-Tsao éclatant de rire, répondit...
  334. Ce que le chinois exprime par une image emphatique et de mauvais goût : Avaler et vomir le ciel et la terre. Le texte mandchou dit simplement : Qui émettrait la pensée d’attaquer le ciel et la terre.
  335. Si Hiuen-Té laissa tomber ses bâtonnets, ce ne fut point par frayeur, comme on le verra, mais pour provoquer le jugement que Tsao porta sur lui. A ce propos, l’édition in-18 dit : Comme Hiuen-Té trompa Tsao-Tsao ; aussi plus tard a-t-on écrit les vers que voici :

    « Contraint d’entrer dans la caverne du tigre qui l'y appelait, il sut aussitôt ? se faire petit ;
    » Par des paroles qui eussent trahi on esprit supérieur, il eut éveillé les soupçons du monstre mangeur d’hommes.
    » Saisissant le prétexte avec habileté, il se couvrit du voile de la peur, au bruit du tonnerre qui se faisait entendre.
    » Il se plia ans circonstances et se soumit aux vicissitudes, sincère (dans ses intentions) comme un génie immortel. »
  336. Voir sur les intermèdes, auxquels il est fait allusion ici, le tome VII de la Description de la Chine, page 378. Dans l’Inde, l’exercice du sabre fait encore partie des fêtes religieuses et particulières. Des bateleurs, par exemple, tiennent dans chaque main un sabre bien aiguisé dont ils se placent la pointe sur les yeux, et pirouettent ainsi jusqu’à perdre haleine.
  337. Il y a dans le texte la porte dite 'Hong-Men ; c’était le nom d’une porte de la capitale, de celle où l’on faisait les exécutions. Le texte dit aussi : Qu’avons-nous besoin de Hiang-Tchoang et de Hiang-Pé ; ce sont deux personnages célèbres par leur adresse dans le maniement du sabre.
  338. Voir vol. Ier, livre III, chap. Ier, et plus haut, page 62.
  339. Elle se nommait la tour Y-King-Léou ; mots que l’interprète mandchou déclare ne devoir pas être traduits. C’est plutôt un pavillon du genre de ceux que l’on élève sur les portes des villes.
  340. Voir plus haut, page 3.
  341. C’était la province dont Hiuen-Té venait d’être nommé gouverneur.
  342. Ou plus exactement : « L’imprudence d’un jour que l’on commet en lâchant son ennemi, fait naître des chagrins de dix mille siècles. »
  343. Vol. II, livre V, chap. II, page 19 du texte chinois-mandchou.
  344. L’édition in-18 dit que Hu-Tchu, voyant les troupes de Hiuen-Té rangées en bon ordre, et prêtes à résister, mit pied à terre et aborda poliment ce dernier. À propos de ce qui est exprimé ici sur l’indépendance des généraux en campagne, une fois arrivés hors des limites de la province où l’Empereur gouverne en personne, on peut consulter la note de la page 316, vol. Ier. Il y a ici seulement : Quand un général est sorti, c’est-à-dire quand il est devenu un général du dehors.
  345. Voir plus haut, page 128.
  346. A propos du départ de Hiuen-Té, l’édition in-18 cite les vers suivants :

    « Il disposa hommes et chevaux, puis partit au plus rite,
    » Le cœur rempli des ordres de Sa Majesté qu’il portait dans sa ceinture. ,
    » Brisant par un mouvement brusque la cage de for, ainsi s’enfuient le tigre et le léopard ; ,
    » Ainsi marchent tout I coup le crocodile on le dragon, après avoir rompu leurs chaînes d’acier. »
  347. Voir plus haut, page 34, à la note.
  348. Qu’il avait usurpé lui-même ; voir chapitre III, livre IV.
  349. Les deux généraux que Tsao lui avait prêtés.
  350. On se rappelle la première profession de Hiuen-Té. Voir vol. Ier, page 9.
  351. Voir l’abrégé de ces événements, historiques quant au fond, le vol. IV, pages 33, 24 et 25 de l’Histoire générale de la Chine. On y lit, page 25 : « Lorsque Youen-Chu arriva à Kiang-Ting, le cœur accablé de chagrin, il se jeta sur un Ut, et ressentant toute l’amertume du triste état où il était réduit, il se mit à se lamenter. Il pleura avec une telle violence, qu’il se rompit une veine et mourut après avoir vomi le sang à gros bouillons. » A la suite de ce récit, vient celui de la conspiration que notre texte a racontée dans les chapitres précédents.— L’édition in-18 a résumé, dans les huit vers qui suivent, la mort de Youen-Chu :

    « Vers la fin de la dynastie des Han, des guerriers se levèrent aux quatre coins de l’Empire ;
    » Vainement Youen-Chu poussa l’orgueil jusqu’à l’extravagance,
    » Vainement, parce que depuis des générations, le titre de ministre passait dans la famille,
    » Voulut-il prendre le nom qui n’appartient qu’à l’Empereur, et ce faire maître souverain.
    » Par la force et par le mensonge, il fit arriver en ses mains le sceau héréditaire.
    » Dans son délire hautain, il osa dire que des pronostics surnaturels l’appelaient au trône.
    » Tourmenté par la soif, il demanda une boisson rafraîchissante sans pouvoir l’obtenir.
    » Il ne put faire autre chose que se coucher sur son lit ; pois il vernit le sang et mourut. »
  352. Voir plus haut le rôle que jouèrent ce mandarin et son fils dans les derniers événements qui signalèrent la vie de Liu-Pou ; on dirait que l’écrivain les place à dessein auprès des hommes mal intentionnés, pour tourner contre eux leurs propres ruses.
  353. Qu’il avait promis de diriger contre les troupes de Hiuen-Té.
  354. Les districts de Ky, Tching, Yu et Pinig-Tchéou.
  355. Ami et conseiller de Hiuen-Té.
  356. Littéralement : « an dehors, il n’y a plus de colonnes ni de pierres qui le soutiennent ; au dedans, il n’y a plus de poutre principale qui l’étaie. » La version mandchou a supprimé l’image et interverti l’ordre de phrase qui est plus logique dans le texte chinois. Tout ce cinquième livre, comme nous l’avons dit plus haut, appartient à un exemplaire différent, fautif par endroits et corrigé ça et là par le pinceau d’un lettré.
  357. Il est très souvent fait allusion à ces deux ministres, qui ont laissé de grands souvenirs en Chine. Voir les notes des pages 309 et 311 du vol. Ier.
  358. Voir plus haut, page 126.
  359. Le cinquième précepte de l’Empereur Yong-Tcheng aux gens de guerre, recommande de cultiver les terres avec soin. « Ouvrez le sein de la terre, préparez-la, ensemencez-la, cultivez-la, recueillez ce qu’elle vous offre, etc. » Mémoires sur les Chinois, vol. VII, page 27 et suivantes.
  360. Au vol. VII des Mémoires sur les Chinois, article III de Sun-Tsé (page 73) on lit : « Si vous êtes dix fois plus nombreux que ne l’est l’ennemi, environnez-le de toutes parts ; ne lui laissez aucun passage libre, faites en sorte qu’il ne puisse ni s’évader pour aller camper ailleurs, ni recevoir le moindre secours. Si vous avez une fois plus de monde que lui, disposez tellement votre armée, qu’elle puisse l’attaquer par quatre cotés à la fois quand il en sera temps. Mais si de part et d’autre il y a une même quantité de monde, tout ce que vous pouvez faire, c’est de hasarder le combat. » On peut soupçonner le traducteur d’avoir paraphrasé les paroles de Sun-Tsé. Ici, le texte chinois est plus concis ; il y a littéralement : « dix, entourer ; cinq, attaquer, etc. » Ce que la version tartare traduit et développe ainsi : Si vous êtes dix fois plus fort, entourez ; si vous êtes cinq fois plus fort, attaquez la ville ; si vous êtes égal en force, combattez.
  361. Il s’agit du fondateur de la dynastie des Tchéou, surnommé WouWang, l’Empereur guerrier, qui détruisit le dernier des Yn, Chéou-Sin, et monta sur le trône l’an 1134 avant notre ère. Cette dissertation politique n’a rien d’amusant ; elle est écrite en style ancien, concis et difficile, tout à fût dans le goût des lettrés chinois, mais peu intelligible pour le commun des lecteurs ; la preuve, c’est que la petite édition in-18 l’a supprimée à peu près en entier.
  362. Allusion historique au dernier prince de Ou, Fou-Tcha, qui se pendit après avoir été vaincu par le prince de Youe ou Y u-Youe, l’an 473 avant notre ère. Fou-Tcha avait défait les armées de Youe dans une première guerre ; malgré les conseils d’un de ses généraux, il ne voulut point exterminer son ennemi ; celui-ci finit par lui enlever ses états et par se faire proclamer Pa, c’est-à-dire le premier des vassaux. Histoire générale de la Chine, vol. II, page 227 et suivantes.
  363. L’écrivain chinois veut faire ressortir le caractère indécis de Youen-Chao ; embarrassé sur le parti qu’il doit prendre, ce faible personnage recueille les avis de tout le monde, et se contente de joindre le sien à celui du plus grand nombre.
  364. Voir plus haut, page 135.
  365. Descendant de Confucius et gouverneur de Pé-Hay ; voir des détails sur sa vie, vol. Ier, page 180.
  366. Nous faisons grâce au lecteur d’une longue suite de noms propres, énumérés en partie dans la réponse de Sun-Yo.
  367. Liéou-Tay et Wang-Tchong, que suivaient cinquante mille hommes ; ils campaient à une dizaine de milles de Su-Tchéou où se trouvait Hiuen-Té.
  368. Vol. II, livre V, chap. IV, page 38 du texte chinois-mandchou.
  369. Art. 3 de Sun-Tsé : « ....... Si vous joignez à la connaissance que vous devez avoir de vous-même et de tout ce que vous pouvez ou ne pouvez pas, celle de tous ceux qui sont sous vos ordres, eussiez-vous cent guerres à soutenir, cent fois vous serez victorieux. Si vous ne connaissez pas, etc.............. » Mémoires sur les Chinois, vol. VII, page 75. Dans la phrase de notre texte, il vaut mieux, peut-être, opposer l’ennemi à celui qui parle et dire : « Si vous vous connaissez vous-même, et que vous connaissiez bien votre ennemi.» Par respect pour la traduction du passage cité, nous nous rangeons de l’avis du P. Amiol. D’ailleurs, ce savant missionnaire a traduit les livres qui traitent de l’art militaire sur un texte tartare, et ici même l’interprète tartare rend par niyalma, les hommes, autrui, et non par pata ennemi, le mot qui pourrait offrir quelque doute.
  370. Il marchait à contre-cœur, parce que le sort l’avait désigné ; voir plus haut, page 143. L’édition in-18 rappelle au lecteur que ces événements se passaient au solstice d’hiver.
  371. Littéralement : Mon second frère aîné ; on a vu (tome Ier, page 11) que Hiuen-Té, Yun-Tchang (son surnom Kouan Kong), et Tchang-Fey (son surnom Y-Té) avaient échangé le titre de frère dans l’ordre où ils sont désignés ici.
  372. Voir vol. Ier, page 82 et page 92.
  373. Lesquelles, d’après les rapports du transfuge, devaient venir l’attaquer. Cette ruse, qui consiste à maltraiter un soldat, coupable ou innocent, pour qu’il aille dans le camp ennemi porter de fausses indications, est très souvent employée dans le San-Koué-Tchy. On en a vu (vol. Ier, page 851, et la note, page 337), et on en verra dans la suite des exemples fréquents.
  374. Hiuen-Té veut s’excuser devant son prisonnier et lui demander, en quelque sorte, pardon du malheur qui lui est arrivé.
  375. Voir plus haut, page 134.
  376. C’était son petit nom ; il est employé ici pour indiquer de la part de l’interlocuteur un sentiment affectueux.
  377. Dans ce chapitre, l’auteur chinois fait ressortir clairement le caractère éminemment loyal de Hiuen-Té, qui est son héros, les qualités intellectuelles et le courage extraordinaire de Yun-Tchang, et enfin la grossière bravoure de Tchang-Fey, qui ne comprend rien aux sentiments élevés de son maître.
  378. Kan-Fou-Jin était de Siao-Pey. L’autre femme, My-Fou-Jin, était sœur cadette de My-Tcho. (Voir vol. Ier, page 179.)
  379. L’édition in-18, voulant les excuser de leur défaite, cite ces deux vers :

    « Le chien et le sanglier pourraient-ils lutter contre le tigre !
    » Le petit poisson et la crevette essaieraient vainement d’attaquer le dragon ! »
  380. La révolte de Tchang-Siéou a été mentionnée, page 19 de ce vol. Quant à Liéou-Piao, souvent cité dans le cours de l’ouvrage, on trouve quelques détails sur sa vie, à la page 108 du vol. Ier.
  381. Voir plus haut, chap. II, l’épisode de l’enlèvement de la belle-sœur de Tchang-Siéou, par Tsao-Tsao.
  382. De prendre le titre de Pa, qui était accordé sous les Tchéou, au plus puissant des princes feudataires.
  383. Pour obvier à la monotonie de ces dialogues, nous avons souvent remplacé le discours direct par la forme indirecte et narrative.
  384. Siao-Ho fut le conseiller intime de Liéou-Pang, fondateur de la dynastie des Han. Tchin-Ping est cité dans le Hao-Kiéou-Tchouen (fortunate union), traduction de Davis, vol. Ier, page 214 ; on lit à la note : « Tchen-Ping, the chinese Ulysses, who, during the civil wars, assisted one of the contending states with his stratagems. » Cet Ulysse chinois, comme l’appelle le traducteur anglais, vivait dans le même temps ; l’an 205 avant notre ère, il entra au service de Hiang-Yu, le compétiteur de Liéou-Pang. Voir Histoire générale de la Chine, tome II, page 461.
  385. Tchin-Pong, général très renommé, qui servait du temps de Kwang-Wou-Ty, le régénérateur de la dynastie des Han, l’an 25 de notre ère. Ma-Wou joua un grand rôle pendant l’usurpation de Wang-Mang (années 9-23 de l’ère chrétienne).
  386. Cette boutade du Diogène chinois, se plaignant de ne pas trouver un homme, doit plaire aux lettrés du céleste Empire plus qu’au lecteur européen. L’édition in-18 a donné ce chapitre en entier ; si nous le traduisons intégralement, c’est dans l’intention d’aider les personnes qui auraient la curiosité de lire, dans le texte, ce long ouvrage, le mieux écrit de tous ceux que la Chine admire. Quand on fait passer dans une langue européenne, un texte oriental, on travaille surtout pour le studieux élève avide de traductions, de notes et d’éclaircissements.
  387. Il s’agit sans doute ici de Fou-Ché, surnommé Yen, qui commenta l’ouvrage de Pan-Kou, sur la création. Voir Mémoires sur les Chinois, vol. Ier, pages 135 et 296.
  388. L’édition in-18 dit en note : Ce fut sur Tsao que retomba la honte, car il fut horriblement injurié !
  389. Le texte dit littéralement : « Aussitôt frappant les tambours, il battit trois fois le yu-yang, et rendit un son discordant. (l’édition in-18 ajoute : C’était à la fois le son du métal et de la pierre.) » Ce qui est expliqué ainsi dans cette petite édition : « Avec les instrumenta de bois et de peau, on pouvait obtenir le son du métal et de la pierre, ce qui s’appelle ky, bruit de l’eau frappant les rocs. C’était là ce que recherchait le plus avidement Ngo-Yang, habile musicien (et comédien célèbre) du royaume de Tsou. Au temple des ancêtres, on frappait d’abord ce même ton yu-yang dans sa pleine intonation, ce qui s’appelait cho, commencer. Dans le royaume de Yé..., on séparait les sons, ce qui s’appelait tsue, interrompre ? Traditions qui ne se sont point conservées jusqu’à nous. »
  390. C’est-à-dire l’âme errante et mauvaise d’un criminel décapité dans une existence antérieure.
  391. Et en cela, dit l’édition in-18, il avait une tête, un chef, c’est-à-dire l'empereur légitime, tandis que les courtisans qui reconnaissaient Tsao-Tsao pour maître, en manquaient.
  392. Voir vol. Ier, page 124.
  393. Tout ce passage, emprunté aux auteurs anciens, est très difficile ; il abonde en ellipses que nous avons cherché à remplacer par des parenthèses.
  394. Ils sont nommés Kong-Wen-Huu et Yang-Té-Tsou.
  395. Le philosophe semble se rire des cérémonies sacrées, et tourner en plaisanterie les statues auxquelles on offrait des sacrifices, mais qui, courroucées sans doute contre les officiants, ne laissaient point paraître l’esprit divin résidant en elles.
  396. L’édition in-18 ajoute : Ce ne fut point Hwang-Tsou qui le tua, ce fut Liéou-Piao ; ou plutôt ce ne fut pas ce dernier, mais bien Tsao-Tsao ; et le même texte ajoute : Liéou-Piao le fit ensevelir au bord de l’île appelée Yng-Vou (perroquet), ce qui fournit le sujet des quatre vers suivants :
    « Hwang-Tsou était un homme d’un talent borné, un personnage ordinaire ;
    » Ni-Hang étant mort, sa tête forma la source du fleuve Kiang.
    » Aujourd’hui si vous passez au bord de l’île du Perroquet,
    » Vous n’y verrez qu’un courant sans transparence et sans limpidité. »
  397. Voir plus haut, page 115, et suivantes.
  398. L’année chinoise commence au printemps. Ce quinzième jour du premier mois est celui où l’on célèbre la fête des lanternes.
  399. De cette façon, dit l’édition in-18, il fit comme l'Empereur qui avait écrit l’ordre avec son propre sang.
  400. Il ne s’agit pas précisément ici de vapeurs, mais de l’air, du vent, qui joue un grand rôle dans les livres de médecine chinoise. Voir vol. VI de la Description de la Chine, page 220, et suivantes.
  401. Dans l’édition in-18, on trouve cette note : Au livre X, la conjuration de Ma-Teng est dévoilée par un esclave, et la même circonstance se trouve ici ; dans le premier cas, la dénonciation est abrégée ; dans le second, elle se fait plus en détail. C’est le même fait, seulement les noms sont changés.
  402. Ce sens peut-être hasardé et qui nous laisse quelques scrupules, est tiré du texte moins concis de l’édition in-18. Le mandchou dit : Angga te houngherere te, comme il (le lui) versait dans la bouche.
  403. Cette fin de phrase, utile au sens général, ne se trouve que dans l’édition in-18, avec cette note : « Le médecin Ky-Ping excellait dans l’art de faire cuire les aliments ; c’est lui dont Tsao se sert en ce moment pour donner du goût aux mets, pour assaisonner le repas ! » Ce qui fait mieux comprendre l’atroce ironie du premier ministre.
  404. Voir plus haut, page 119.
  405. Littéralement : « Sur un tapis, sur une étoffe foulée faite d’aiguilles au lieu de laines. » Dans la phrase suivante, le texte in-8° est d’une concision incroyable ; il dit seulement : Tsao ordonna d’un côté de frapper, d’un côté de jeter de l’eau.
  406. Vol. II, livre V, chap. VII, page 75 du texte chinois.
  407. Littéralement : « Comme si on lui coupait le cœur. » Autant que possible, nous tachons d’adoucir la peinture de ces atrocités qui peignent trop bien la barbarie chinoise. Que l’on change les noms et l’époque, on aura l’interrogatoire d’un missionnaire catholique, tel qu’il s’est fait jusqu’à ce jour.
  408. Il est dit plus haut (et nous en verrons d’autres exemples), que les conjurés se mordaient le doigt pour en tirer du sang et signer la liste. Ky-Ping n’avait pas signé ; il s’était coupé un doigt avec les dents, dans sa précipitation à montrer son zèle.
  409. L’écrivain chinois a déjà conduit les affaires extérieures jusqu’à l’année suivante ; ici, il est revenu en arrière pour présenter les détails de cette conspiration, dont il est dit quelques mots dans l’Histoire générale de la Chine, vol. IV, page 28.
  410. C’est-à-dire, comme le remarque l’édition in-18, faire ce qu’avait fait déjà Tong-Tcho.
  411. Il va sans dire que les conjurés eux-mêmes périrent les premiers. L’édition in-18 n’a pas manqué d’ajouter ce détail, comme aussi de mettre cinq au lieu de quatre, nombre fautif donné par le texte impérial, chinois et mandchou.
  412. Tong-Tching, que nous avons désigné par le titre d’oncle maternel de l'empereur, ne l’était que par adoption ; sa mère ayant été empoisonnée par une de ses rivales, une des épouses de son père, Tong-Héou, sœur de Tong-Tching, l’avait élevé et adopté. Voir vol. Ier, page 33.
  413. Voir plus haut, page 105.
  414. L’édition in-18 met la phrase précédente dans la bouche de l’impératrice mère, et celle-ci dans celle de la princesse elle-même ; ce qui semble plus naturel et donne plus d’intérêt à cette scène tragique. « Cette jeune mère qui ne peut sauver l’enfant enfermé dans son sein, dit l’éditeur en note, demande avec des larmes que son corps ne soit pas mutilé par le glaive. O douleur ! O chagrins ! Je ne puis, en lisant ceci, retenir mes larmes ! »
  415. C’est-à-dire : N’emportez pas dans l’autre monde des sentiments de haine contre moi, de ce que je suis la cause (involontaire) de votre mort. Dans le Tso-Tchouen, une femme qui reproche sa mort à son mari lui dit : « Quand vous viendrez me rejoindre au bord des neuf fontaines, je me détournerai de vous avec colère. »
  416. Tien-Fong, Tsou-Chéou, Chen-Pey, Kou-To, Hu-Yéou, Fong-Ky ; personnages qui ont déjà figuré dans cette histoire et qu’on retrouvera bientôt en scène.
  417. L’un des généraux de Youen-Chao ; voir plus haut, page 174.
  418. Dans une note, l’éditeur du texte in-18 oppose la faiblesse de Youen Chao, son excessive tendresse pour son plus jeune fils, au stoïcisme que montra Tsao-Tsao à la mort de son fils aîné, tué dans une retraite, après la révolte de Tchang-Siéou ; voir plus haut, page 24.
  419. On se rappelle que Hiuen-Té, craignant la fougue et les emportements de son second frère adoptif, l’avait gardé près de lui.
  420. On a vu (vol. I", page 121) qu’un même présage avait annoncé la mort de Sun-Kien. Tsao ne voulant point agir contre les impressions secrètes de ses généraux, a la prudence de les consulter l’un après l’autre, et sans doute aussi l’esprit de faire répondre les plus influents dans le sens de sa propre pensée, selon ce précepte de Sun-Tsé : « Ne permettez pas qu'on tire des augures sinistres de tout ce qui peut arriver d'extraordinaire. » (Sun-Tsé, art 11)
  421. Ces divisions s’avancent du nord, du nord-est, du sud, du sud-est, etc. Les noms des généraux qui les commandent sont omis, et nous avons supprimé dans les combats les détails cent fois reproduits qui n’apprennent rien. L’ensemble de ces combats peut à la rigueur offrir quelque intérêt, mais c’est à condition qu’on en fera disparaître le plus de noms propres possible. — Il ne faut pas oublier que la plupart de ces faits en eux-mêmes sont historiques. (Voir Histoire générale de la Chine, tome IV, page 29, et suivantes).
  422. Cette expression, si souvent répétée, veut dire : loger quelqu’un aux frais de l’état, le considérer par conséquent comme un mandarin de premier ordre, comme un envoyé de l’Empereur, etc.
  423. L’Empereur n’avait pas pu protéger son oncle Tong-Tching, ni les sept cents personnes de la famille de celui-ci (mises à mort par Tsao-Tsao) ; comment Hiuen-Té aurait-il pu être rassuré sur le sort de ses deux femmes ? (Note de l’édition in-18).
  424. Voir plus haut, page 150. Tchin-Teng, on se le rappelle, a joué un rôle assez singulier auprès de Liu-Pou d’abord, puis auprès de Tsao lui-même.
  425. Cette expression paraît avoir le double sens de faire accepter au peuple un changement de maître, et de l’assurer positivement que la ville ne sera point pillée.
  426. Vol. II, livre V, chap. IX, page 95 du texte chinois-mandchou.
  427. Voir plus haut, page 135.
  428. L’édition in-18 a supprimé, comme étant un hors-d’œuvre, ce double alinéa qui interrompt le discours de Tching-Yu.
  429. Le même texte cite à ce propos le distique suivant :

    Préparez vos arcs et vos flèches pour attaquer le terrible tigre
    L'hameçon à l'appât parfumé est bon pour le poisson avide.
  430. Frère ainé est une expression familière et polie, dont on se sert en parlant à un ami supérieur par l’âge ou le rang. Tchang-Liéao fait allusion à l’accueil qu’il reçut, ainsi que son ancien maitre Liu-Pou après une défaite, dans la province appartenant à Hiuen-Té. (Vol. Ier, page 219).
  431. L’édition in-18 ajoute : « Hiuen-Té a disparu, on n’a plus de nouvelles de lui ; » ce qui complète l’idée.
  432. Voir vol. I°, page 11. À cette occasion l’édition in-18 ( qui suit le roman avec plus d’intérêt qu’il ne nous est possible d’y en attacher), rappelle le passé et dit:Auparavant, Tchang-Fey a laissé prendre les deux femmes de son frère ainé (vol. I*, page 257) dans la ville de Hu-Tchéou ; cette fois Yun-Kong les laisse enlever dans celle de Hia-Pey. La première fois, ce fut la nuit, par suite de l’ivresse et du sommeil de Tchang Fey ; la seconde, ce fut en plein jour, pendant que Yun-Kong avait les yeux bien ouverts.
  433. En mourant, le héros fût resté fidèle, tandis que Tchang-Liéao qui disait de si belles paroles ne l’était guère lui-même. » (Note de l’édition in-18.)
  434. Yu-Jang, né d’une famille distinguée en littérature et qui sortait du pays de Tsin, travailla au Li-Ky, au livre des Rites. Son frère Yu-Tan se fit un nom comme poète. Ici, il est fait allusion à un dialogue de cet écrivain, dans lequel, sans doute, on parle du moyen de s’attirer un ennemi en le comblant de bienfaits qui lui fassent oublier son premier maître.
  435. L’édition in-18 supprime cette dernière phrase qui est cependant caractéristique dans la bouche de Tsao-Tsao, et la remplace par celle-ci plus banale : « En vous voyant, je sens se réaliser l’espérance de toute ma vie ; » puis, le même texte ajoute en note : Cet accueil est précisément celui que Youen-Chao (voir plus haut page 180) venait de faire à Hiuen-Té. Youen-Chao reçut ce dernier avec une politesse affectée et de vaines promesses ; Tsao-Tsao accueillit le héros vaincu avec un cœur froid et l’affectation d’une grande clémence.
  436. C’est-à-dire qu’il logea les deux femmes de Hiuen-Té dans le corps de logis le plus reculé, et s’établit dans le plus avancé.
  437. Il faudrait savoir par cœur Meng-Tsé pour apprécier cette conduite d’un jeune frère à l’égard des femmes d’un frère ainé, conduite en tout conforme aux rites ; détails de politesses et d’égards respectueux qui ne sont guère dans nos mœurs. Aussi l’édition in-18 dit-elle en note : « De nos jours trouverait-on un frère comme celui-là ? Non ! » La phrase du texte est littéralement celle-ci : « Quand elles disaient : beau-frère, ne vous gênez pas ! — Alors il osait prendre congé. »
  438. Vol. II, livre V, chap. X, page 113 du texte chinois-mandchou.
  439. En tartare-mandchou eié, ce qui peut signifier trappe, et par suite piége. Descendre au bas des neuf fontaines, veut dire mourir, comme on l’a vu plus haut.
  440. A tous ces détails singuliers, l’édition in-18 ajoute çà et là les réflexions suivantes : Quand on a bu, le cœur se dilate ; le héros profita de cette situation d’esprit pour délier sa barbe. Tsao-Tsao ne lui répondit point par une parole de consolation qui se rapportât au sens intime de ce monologue, mais il l’interrogea sur sa barbe, comme le touchant de plus près. Il voulait à toute force allonger la conversation et l’étendre sur des sujets vagues ; car il connaissait bien l’art d’amener les gens à s’ouvrir à lui. En prenant soin de sa barbe, Yun-Tchang ne faisait qu’imiter d’autres héros de l’antiquité. Flatter un homme directement ou vanter sa barbe, c’est toujours se l’attirer par des compliments.
  441. Voir vol. I°, page 59, et vol. II, page 89. L’édition in-18 ajoute : Depuis la scène qui s’est passée devant le pavillon de Pé-Men, ce coursier avait disparu sans qu’on sût où il se trouvait ; maintenant le voilà qui rentre en scène. — L’homme choisit son maitre ; le cheval choisit le sien ; tant mieux ! — Le Lièvre-Rouge a désormais celui qui peut lui convenir. Le guerrier à la face rouge et le coursier de même couleur, c’est comme la lagune et le vaste firmament (comme le ciel qui se reflète dans le lac, comme la chose et l’image). — Ce n’était point à propos du cheval, mais à la pensée de son frère ainé qu’il s’agenouillait ! — Et plus tard on a écrit les vers que voici :

    « Dans les guerres désastreuses qui signalèrent l’époque des Trois Royaumes, un héros surgit,
    Qui seul se tint à part, et chez qui le sentiment de fidélité s’éleva bien haut.
    Un ministre fourbe, des généraux pervers lui prodiguèrent vainement des marques d’égards et de respect ;
    Ils ignoraient donc que jamais ce guerrier ne se soumettrait à Tsao.
  442. En chinois, le mot y exprime la fidélité au prince, la loyauté ; le mot tchong représente l’obéissance due au frère ainé, une fidélité, pour ainsi dire, au second chef. — Tout ce chapitre est fort difficile, en ce qu’il fait allusion aux rites et reproduit le plus souvent des expressions anciennes, que l’interprète mandchou rend presque toujours par des mots analogues, sans éclaircir la pensée.
  443. En chinois Jin, être humain ; ce que le manchou traduit par sain moutchilengué niyalma, bono corde praeditus homo.
  444. L’éditeur de la version populaire était un lettré ; aussi dit-il en note : En n’écoutant point les avis de ce mandarin, Youen-Chao s’attira la honte d’une défaite. Était-ce en traitant ainsi les lettrés qu’il pouvait se montrer supérieur à Tsao.
  445. Dans les poèmes hindous, et particulièrement dans le Mahâbhârata, on trouve des passages que celui-ci rappelle, mais ils sont développés avec une abondance d'images que la langue chinoise n'ose aborder.
  446. Le texte chinois dit : Comme un homme qui a mis un signe et vend sa tête ; le texte tartare dit : Comme un homme qui ayant fourré de la paille sur son épaule, vendrait sa tête. L’édition in-18 ajoute en note : Ceux qui dans le siècle veulent usurper un vain renom, tous à l’envi affichent leurs têtes comme une marchandise.
  447. Du pays de Yen ; second compagnon d’armes et frère adoptif de Hiuen-Té.
  448. Si Youen-Chao eût en effet mis à mort Hiuen-Té à ce moment-là, dit en note l’édition in-18, Yun-Tchang en apprenant ce meurtre, n’eût pas manqué d’accomplir son serment. Après avoir tué Youen-Chao, il se fût tué lui-même. — Puis à propos du danger que court Hiuen-Té d’être décapité par son hôte, le même texte cite ces deux vers :

     » Hier vous l’avez vu au banquet assis à la place d’honneur ;
    « Le lendemain les circonstancesl’amènent comme un coupable aux pieds des marches ! »
  449. Littéralement : au visage de Hiay-Tchay ; nom d’un animal fabuleux dont les officiers militaires portent le dessin tracé sur leur poitrine, et les bourreaux sur leur bonnet.
  450. Littéralement : à kouan-tou ; ce qui signifie passage public.
  451. S’il était si bien convaincu de cette vérité, pourquoi donc dans les deux occasions précédentes a-t-il montré si peu de promptitude à se mettre en campagne ! ( Note de l’édition in-18.)
  452. Voir plus haut, page 183.
  453. L’inscription signifiait ainsi : Sceau du prince de Chéou-Ting, serviteur des Han, ou nommé par les Han.
  454. Cette tactique de Tsao est exposée en forme de note à l’article IX de Sun-Tsé sur l’art militaire, vol. VII, page 112 des Mémoires sur les Chinois : Lorsque les armées chinoises allaient pour combattre, elles envoyaient une partie des chariots, fourgons et chars au-devant de l’ennemi, tant pour le tromper par l’appât de quelque butin, que pour se faire une espèce de rempart contre toute surprise. Lorsque ces chars étaient attaqués, il se détachait quelqu’un pour en donner avis au gros de l’armée.
  455. L’édition in-18 dit mieux : Il voulait l’attendre pour l’appeler et le voir. — Puis elle ajoute en note : S’il fût rempli de joie en le sachant dans l’armée de Tsao, c’est qu’il comptait sur lui assez pour comprendre qu’il ne s’était point soumis à ce ministre (mais bien aux Han).
  456. C’est par souvenir des Bonnets-Jaunes (dont la révolte a été racontée dans le premier volume), que les rebelles étaient désignés à cette époque par ce nom trop fameux. — Il ne faut pas confondre ce rebelle Liéou-Py avec Liéou-Pey-Hiuen Té. Voir plus haut, page 61.
  457. Vol. II, livre VI, chap. II, page 14 du texte chinois.
  458. Littéralement  : deux espions ; c'est-à-dire des hommes qui erraient autour du camp afin de se faire arrêter comme espions et conduire auprès du général en chef. Sun-Kien, on se le rappelle, est un des conseillers militaires et des amis dévoués de Hiuen-Té ; après le désastre de Su-Tchéou, chacun s'était enfui au hasard ; maintenant l'auteur se plaît à réunir ces guerriers dispersés.
  459. Ce que l’édition in-18 explique dans une note, de la manière suivante : Il ne craint pas que Youen-Chao le mette à mort pour cela, mais il craint qu’à cause de cela, Hiuen-Té n’ait pas pu rester près de Youen-Chao. La preuve, c’est qu’il ajoute plus bas : Si mon frère aîné se trouve encore près de celui-ci, je l’irai rejoindre très certainement.
  460. Parce qu’il voulait attendre que Sun-Kien revînt lui donner de nouveaux renseignements ; ce que le texte ne fait pas clairement comprendre. (Note de l’édition in-18).
  461. Ils vivaient sous la dynastie des Tchéou, au temps de Tchwang-Wang, vers l’an 690 avant notre ère. Voir pour plus de détails, le recueil de Contes et Nouvelles, page 260, et suivantes, à l’histoire intitulée le Luth brisé, laquelle contient un véritable traité de amicitiâ d’après les idées chinoises. L’édition in-18 a supprimé toute cette citation et simplifié le reste du dialogue.
  462. Voir vol. Ier, page 11.
  463. Ce qui paraît signifier : L’homme est dans la dépendance des événements ; il doit, s’il est sage, tenir compte des antécédents et des résultats probables d’une action.
  464. Littéralement : j’ai entendu dire que la justice ne se proportionne pas au cœur, d’après l’interprète tartare, et selon l’expression chinoise : ne se règle pas sur le cœur, c’est-à-dire sur les passions. — Il faut sans doute lire le caractère chinois fou avec la clé de l’homme (Basile, 355), pour arriver à l’équivalent du mot mandchou houaliambi.
  465. Yang-Kiéou-Ngay et Tsou-Pé-Tao, sont deux amis célèbres par leur fidélité, dont l’histoire était le sujet de la nouvelle XII du recueil intitulé Kin-Kou-Ky-Kouan, histoires merveilleuses anciennes et modernes. Tchang-Youen-Pé et Fan-Kiu-Tching, qui vivaient sous les premiers Han, sont cités aussi comme des modèles d’amitié et de dévouement. Voir le Sing-Chy-Tso-Pou, Biographie universelle, livre CXVII, page 69, à l’article Fan.
  466. Voir plus haut, page 185.
  467. Voilà, dit en note l’édition in-18, le stratagème dont parlait Tsao, au moyen duquel il l’empêcherait de partir.
  468. C’est-à-dire, avec le plus cérémonieux respect.
  469. C’est-à-dire, il y a des devoirs réciproques entre le père et le fils, le prince et le sujet. Il a fallu développer un peu ces lignes pour les rendre intelligibles.
  470. Les trois lois sont les devoirs qui règlent les relations du prince et du ministre, du père et du fils, du mari et de la femme ; les cinq préceptes correspondent aux cinq vertus principales, qui sont : La bienveillance ou l’humanité, la justice, l’accomplissement des rites, la connaissance des devoirs et la véracité.
  471. Ké-Tang, littéralement : pouvoir, être assez fort pour équivaloir ; tang (Basile, 6, 232) a ici le sens de compensari.
  472. La grande édition se sert du mot kou (Basile, 2,524), qui signifie magasin, trésor ; le mandchou emploie ce même mot ; dans la petite édition, on lit Tang (Basile, 1,633), grande salle.
  473. L’édition in-18 termine le chapitre par ces deux vers :

    « Il voulut s’éloigner de ce repaire où abondaient les crocodiles et les dragons,
    Et il eut à affronter trois mille soldats pareils à des loups et à des tigres. »
  474. Littéralement : aux bras de singe ; expression qui rappelle le mot sanscrit mahabâhou.
  475. Général sans commandement fixe, général adjoint, comme l’indique l’épithète pien, de côté, illégitime, ce qui n’est pas en titre ; en mandchou asha-i.
  476. Voir plus haut, page 190.
  477. Youen-Chao avait voulu mettre à mort Hiuen-Té, et Tsao-Tsao ne veut pas qu’on poursuive Yun-Tchang ; comme depuis le commencement jusqu’à la fin le ministre se montre supérieur à Youen-Chao ! (Note de l’édit. in-18).
  478. Il l’appelle par son petit mom Wen-Youen.
  479. Si le lecteur veut savoir leurs noms, nous lui dirons que c’étaient : Hu-Tchu, Su-Hwang, Yu-Kin et Ly-Tien.
  480. C’est là que Tsao en voulait venir ; n’osant violer sa promesse et garder de force ce guerrier (assez difficile d’ailleurs à contrarier dans l’exécution de ses projets), au moins essaya-t-il de se l’attacher par des bienfaits, afin de ne pas le retrouver trop terrible dans les rangs ennemis. On comprend qu’à ce point du récit, l’auteur prépare pour l’avenir des scènes animées où ces nuances, ces délicatesses du cœur humain joueront le premier rôle.
  481. Le bonnet jaune que portait ce chef de partisans était devenu le symbole de l’indépendance, maintenue au moyen du brigandage dans cet Empire en proie aux guerres civiles.
  482. On sait que c’est la formule usitée pour dire : Je suis à vos ordres, je me rends à discrétion, etc.
  483. Voir plus haut, pages 201 et 208.
  484. L'écrivain voulait en arriver là et introduire dans son récit cette allusion historique que les lecteurs chinois aiment à rencontrer. Lou-Nan-Tsé ayant été obligé de passer la nuit seul dans une maison avec une dame, resta jusqu'au jour, un livre à la main, une lumière allumée, pour mettre à l'abri de tout soupçon la réputation de cette femme aussi bien que la sienne. Voir le Hao-Kiéou-Tchouen, the fortunate union, vol. I°, chap. VI, page 128 ; traduction de M. Davis.
  485. L’édition in-18 dit en note : Tsao à son départ lui avait bien offert de l’or et donné une riche tunique, mais il ne lui avait pas remis d’ordre écrit. Ainsi c’était le retenir, sans le retenir, le laisser partir, sans le laisser partir.
  486. « Réponse fort impolie, » dit en note le même texte.
  487. Vol. II, livre VI, chap. IV, page 41 du texte chinois.
  488. Sur les passages, voir vol. I°, la note de la page 85.
  489. L’éditeur de l’exemplaire in-18 fait tout ce qu’il peut pour donner raison à Yun-Tchang. Aux phrases qui précèdent, il ajoute les notes que voici : — Il y avait bien là de quoi l’exaspérer. — Cet officier se montre poli, puis arrogant ; Yun-Tchang est d’abord respectueux, puis il a recours à la force — En voilà un de décapité ! — On pourra voir à propos des cinq officiers auxquels il fait éprouver le même sort, que le héros était vraiment forcé d’agir ainsi.
  490. Yen-Léang et Wen-Tchéou ;voir plus haut, pages 201 et 208.
  491. Le temple se nommait Tchin-Koué-Ssé ; une note insérée dans les deux textes explique qu’il était consacré à Bouddha. Le mot ssé ( Basile, 2,188), dit la note, signifie temple dédié à Bouddha (à Foe), tandis que miao (Basile, 2,511 et 2,564)se prend pour un temple consacré aux Esprits. L’éditeur du texte in-18, qui tenait pour la secte de Confucius, en sa qualité de lettré, ajoute l’observation suivante  : Dans un pays bouddhique, il se trouve des bandits qui conspirent contre la vie des honnêtes gens ; ce qui ne prouve pas que les religieux fussent incapables d’un pareil crime.
  492. Son nom de religion était Pou-Tsing-Tchang-Lao, le grand religieux de la pureté universelle.
  493. On sait que les religieux Bouddhistes ne mangent jamais de viande. A propos de la conversation du supérieur avec Yun-Tchang, l'édition in-18 dit en note  : Les gens des pays éloignés aiment à parler de la patrie avec des compatriotes ; les gens entrés dans la vie religieuse (littéralement : sortis de la maison) aiment à causer avec les gens du monde (littéralement  : les hommes du siècle) des choses de leur famille. Leur but est de savoir en détail les affaires les plus importantes, et cependant, ils ont l'air dans leurs paroles de questionner négligemment.
  494. Voir plus haut, page 206.
  495. Voir plus haut, page 198.
  496. Voir plus haut, page 211. Pour comprendre ces soupirs de Yun-Tchang, il ne faut pas oublier qu’aux yeux des Chinois, ce chevalier sans peur et sans reproches, accomplissait les plus héroïques actions et les plus légitimes exploits en sacrifiant tous ces officiers qui, de leur côté, au nom du même principe d’obéissance absolue, l’empêchaient de se réunir à son frère adoptif. Aussi à chaque fois qu’il abat un de ces officiers, l’édition in-18 dit en note : Et d’un, et de deux, et de trois, etc.
  497. Voir plus haut, page 197.
  498. L'édition in-18 termine ce chapitre par les vers suivants  :

    « Il se démit de son grade et restitua les présents en s'éloignant du ministre des Han ;
    » Il alla chercher son frère aîné à travers les plus lointains espaces,
    » Monté sur son Lièvre-Rouge à la marche rapide,
    » Armé du Dragon-Vert, il franchit cinq passages ;
    » Plein de fidélité, loyal, d'une bravoure proverbiale par toute la terre,
    » Héros sans égal, capable de faire trembler les fleuves et les montagnes,
    » A lui seul il abattit tous les commandants qui voulurent lui résister avec arrogance.
    » Depuis l'antiquité il a servi de texte à ceux qui se servent de l'encre et du pinceau. »
  499. L’édition in-18 fait l’observation suivante  : « La première fois, quand Yun-Tchang décapita le commandant d’un passage, il y a tout lieu de croire que des émissaires partirent au galop vers la capitale pour en avertir TsaoTsao ; et cinq commandants auraient ainsi succombé sous les coups du fugitif, sans que le premier ministre l’eût appris ?.. Quand l’envoyé répond  : « Pas encore, » c’est d’après les propres instructions du ministre, qui craignait, s’il laissait partir Yun-Tchang librement après avoir eu connaissance deses actes violents, de passer pour agir d’une façon trop contraire aux idées reçues.
  500. Ces passages ont été un peu abrégés ; les répétitions qui plaisent assez aux écrivains orientaux n’étant pas trop du goût des lecteurs européens.
  501. Officier au service de Tsao-Tsao, ami de Yun-Tchang ; voir plus haut, livre V, chap.V ; et livre VI, chap. II.
  502. Littéralement  : sous le ciel, c’est-à-dire dans l’Empire et par suite à travers le monde, au hasard, l’Empire étant le monde des Chinois.
  503. Tchang-Kio, qui se nommait lui-même le Général du Ciel, avait été le chef des premiers Bonnets-Jaunes ; voir vol. I°, livre I°. — Il ne faut pas confondre ce Youen-Chao, qui ne fait qu’apparaître sur la scène, avec Youen-Chao, maître des provinces situées au nord du fleuve Jaune, ancien chef de la ligue contre Tong-Tcho, et près de qui Hiuen-Té avait d’abord cherché un refuge. En chinois, le mot youen présente à l’œil une différence que la transcription phonétique ne peut pas reproduire.
  504. Littéralement  : mon père Yun-Tchang ; il emploie ce mot de père par respect.
  505. On ne dit pas en chinois s’incliner devant la personne que l’on rencontre, mais s’incliner à côté, le long de la route ; le cérémonial ne permettant pas d’aborder en face un supérieur. Il y a en sanscrit une locution analogue  : Parikrama, circumambulatio, l’action de tourner autour d’un supérieur pour le saluer.
  506. Quelle étrange chose ! — dit en note l’édition in-18 ; — quatre chefs de partisans, campagnards et officiers, qu’il a rencontrés dans sa fuite, sont venus au-devant de lui, se sont prosternés à ses pieds ; et ce frère bien-aimé ne l’a pas plutôt aperçu, qu’il saisit sa pique. Ah ! le brutal et violent tueur d’hommes ! — Et plus bas, à propos de leur dialogue  : — Autrefois, ils s’appelaient frère ainé et frère cadet, maintenant voici que tout à coup (Tchang-Fey) dit simplement moi et toi, locution fort irrégulière entre frères (véritables ou adoptifs). Tu as manqué à la foi jurée (s’écrie-t il), c’est-à-dire, toi et moi nous faisons deux, nous sommes deux êtres distincts ; et tu ne peux plus me regarder en face, c’est-à-dire, je ne puis plus supporter ton visage.Ses paroles sont écrites avec des caractères où se peignent l’agitation et prononcées avec l’accent de la colère.
  507. Voir vol. I°, page 11.
  508. Dans ces dernières paroles, il y a une nuance de sentiments que l’édition in-18 fait connaitre par cette note : Ces deux dames étaient ses belles-sœurs aînées. Tuer devant elles un homme coupable d’infidélité envers un aîné, c’eût été commettre ce meurtre devant le frère ainé lui-même, — Se soumettre à Tsao, c’eût été manquer au serment qui le liait à Hiuen-Té. Manquer au serment qui le liait à Hiuen-Té, c’eût été manquer à la fidélité. Tant qu’il a été fidèle, il a été pour lui un frère ainé ; en cessant de l’être, il n’est plus qu’un homme ! Ce guerrier était vraiment un saint personnage ! — Et plus loin quand les deux dames prennent la défense de Yun-Tchang, une note ajoute  : Une première fois, Tchang-Fey (voir vol. I°, page 258), après sa défaite, abandonna entre les mains de Liu-Pou ces mêmes belles-sœurs ; Yun-Tchang lui fit de graves reproches, et Hiuen-Té l’excusa. Cette fois Yun-Tchang, après sa défaite, se retire avec les deux dames près de Tsao-Tsao ; Tchang-Fey l’accable de reproches et les deux femmes de Hiuen-Té l’excusent à leur tour. Entre ces deux passages fort éloignés, il y a un rapprochement à faire.
  509. Voir vol. I°, page 179.
  510. Ignorant sa belle conduite, dit en note l’édition in-18, il s’irrita et voulut le tuer ; instruit de ce qui s’était passé, il éclata en sanglots et se prosterna devant lui ; héros chez qui l’ardeur martiale et la persévérance brillaient au même degré.
  511. Il ne faut pas oublier que le peuple chinois ne se nourrit guère que de végétaux, la viande étant fort rare dans le céleste Empire ; tuer des porcs et des moutons, c’est faire un grand festin.
  512. Jou-Nan désigne ici la province et le chef-lieu. L’édition in-18 dit en note  : Quand l’un était dans le Jou-Nan, l’autre se trouvait au nord du fleuve ; quand celui-ci passa dans le Jou-Nan, celui-là se trouva à son tour au nord du fleuve ; il y a un poète ancien qui a dit :

    « Les hommes dans la vie ont bien de la peine à se rencontrer ;
    » Ils s’agitent sur un même point comme la multitude sur le marché,
    » Et se dispersent pour chercher de nouveau la foule ! »

    S’il en est ainsi, peut-on s’étonner de ce qu’ils ne se rencontrent pas !
  513. Voir plus haut, page 247.
  514. On se rappelle que le nom de famille de Hiuen-Té est Liéou-Pey ; en Chine, tous ceux qui portent le même nom sont censés parents. Ce Liéou Piao a joué un rôle dans la première partie de ce livre ; voir v. I°, page 120.
  515. Yen-Léang et Wen-Tchéou ; voir livre V, chap. V et VI.
  516. Littéralement  : Hiuen-Té et Kien-Yong ayant pris congé de Youen-Chao, montèrent à cheval et sortirent de la ville. — Ce sont là de ces détails minutieux, dont un écrivain chinois ne fait jamais grâce, mais qu’on ne peut nous reprocher d’omettre quelquefois. Par contre aussi, le texte n’offre guère de ces petites phrases de transition indispensables à la phraséologie française, et que nous nous permettons d’insérer çà et là dans la traduction.
  517. Yun-Tchaug se nommait Kouan-Yu ; il était de la famille des Kouan, comme le maître de cette ferme, et par conséquent son parent. À propos de cet épisode, l’éditeur du texte in-18 qui suit le roman pas à pas et aime à noter les rapprochements, ajoute cette observation  : Yun-Tchang ne songeait qu’à retrouver son frère ainé, voilà que tout à coup il trouve un fils ! Hiuen-Té au même instant est rejoint par son jeune frère et reconnait un neveu ! Quelle admirable histoire, quelle étonnante situation !. Précédemment, Hiuen-Té, dans sa fuite, a rencontré un individu (voir plus haut, page 74), de la même famille que lui, qui a tué sa propre femme pour lui donner à manger ; Yun-Tchang, dans sa fuite, trouve un personnage du même nom que lui, qui lui cède son propre enfant.
  518. Tchao-Yun, surnommé Tsé-Long, de Tchang-Chan dans le Tchin-Ting ; voir vol. I°, page 195, et plus haut, page 126.
  519. Quand Yun-Tchang a retrouvé son frère ainé dans la maison de Kouan-Tching, il s’est contenté de lui prendre la main et de sangloter, sans dire une parole pour expliquer sa conduite ; c’était aux deux femmes à donner pour lui ces détails. (Note de l’édition in-18.)
  520. Comme lors de leur première réunion dans le jardin des Pêchers. A propos de ce banquet, on lit dans l’édition in-18 les vers suivants :

    « Dans ce temps, les frères et les amis étaient tous dispersés,
    » Et ne recevaient les uns des autres ni nouvelles, ni le moindre avis ;
    » Aujourd hui le prince et ses sujets forment une réunion de fidèles,
    » Comme le dragon et les tigres, comme le vent et les nuées. »
  521. Littéralement  : une maladie de peau, une maladie qui n’est qu’à la surface, et qui n’attaque pas le dedans du corps. Appliquée à un individu, cette expression veut dire  : Un homme qui cause de l’ennui, une démangeaison et non une crainte réelle.
  522. Voir vol. I°, chapitre dernier, et plus haut, pages 46 et 59. Liéou-Hiun était le gouverneur militaire de Lou Kiang.
  523. Littéralement  : nous avons environ vingt mille têtes.
  524. Voir vol. I°, la note de la page 97. Pa-Mang est désigné ici par son nom de Hiang-Tsy.
  525. L’édition in-18 dit que Sun-Tsé alla à la chasse dans un lieu nommé Tan-Tou, puis ajoute la réflexion suivante  : Lorsque Tsao-Tsao alla chasser le cerf à coup de flèches, à Hu-Tien, pourquoi était-il si bien entouré d’une pompeuse escorte ? Lorsque Sun-Tsé alla courre le cerf, à Tan-Tou, pourquoi prit-il si peu de soin de se faire accompagner ? — Ce qui, dans l’idée de l’écrivain, veut dire : Pourquoi le ministre usurpateur fut-il à l’abri des coups que de fidèles mandarins voulaient lui porter, et pourquoi Sun-Tsé, qui pouvait relever la dynastie, fut-il blessé mortellement dans cette partie de plaisir ? — Voir plus haut, page 102.
  526. Ils n’étaient pas là pour percer le cerf à coups de flèches, mais bien pour percer le lion ! (Note de l’édition in-18.)
  527. Voir vol. I°, page 280.
  528. Littéralement  : dans la plaine du milieu, par opposition aux petits états dissidents.
  529. La capitale dans laquelle Tsao avait établi la cour.
  530. Les Tao-Ssé prétendaient avoir trouvé le moyen de conserver une éternelle jeunesse, en se nourrissant du suc de certaines plantes. On peut voir, dans l’Histoire de la Chine, les efforts que firent plusieurs souverains pour acquérir cette immortalité, dont les sorciers de la secte se vantaient de posséder le secret. — Quant à ces mots, les vêtements de sa secte, ils sont traduits littéralement du mandchou. Le texte chinois dit : Sur son corps flottent comme une nuée volante, les habits faits d’un tissu où se mêle le plumage de l’oiseau tsiao. — Le bâton fait d’une certaine plante a été expliqué au vol. I°, page 6.
  531. L’éditeur du texte in-18 qui proteste contre la superstition des Tao-Ssé, dit en note avec assez de raison  : Le docteur Hoa-To était médecin, on l’appela. Ce Tao-Ssé divin, en qualité d’être surnaturel, était médecin aussi ; or Sun-Tsé se trouvant criblé de blessures, pourquoi les généraux ne lui amenèrent-ils pas ce sorcier ? Sun-Tsé, s’il l’eût guéri, lui eût naturellement et très volontiers prodigué les mêmes égards qu’au médecin Hoa To.
  532. Chun-Ty des Han, régna de 126 à 145 de notre ère. Le vieillard qui racontait ces détails l’an 220, se donnait donc près d’un siècle d’existence.
  533. Tchang-Kio, le chef des Bonnets-Jaunes, dit en note l’édition in-18, prétendait aussi avoir le talisman de la grande quiétude ; il le disait tout seul, car personne n’avait vu ce livre, ni ces recettes !
  534. Une note de l’édition in-18 nous apprend que ce Tchang-Tsin précéda Tchang-Kio ; le premier portait un bonnet rouge (couleur de la terre ) et proclamait que la terre rouge allait se lever ; le second portait un bonnet jaune (couleur du ciel) et proclamait que le ciel jaune allait se lever. — Le ciel et la terre représentent ici deux des trois pouvoirs. Voir la note de la page 8 du vol. 1°.
  535. Tous ces mandarins, tous ces gens du peuple, dit en note la petite édition, sont véritablement responsables de la mort du sorcier ; car si Sun-Tsé le tua, ce fut parce qu’ils ne lui témoignèrent pas, à lui-même, le respect auquel il avait droit.
  536. Vol. II, livre VI, chap. V, page 102 du texte chinois.
  537. Cette foi d’une femme dans les esprits, c’est bien le sentiment d’une mère qui aime tendrement son fils. Ne devait-il pas aussi calmer par des prières et des sacrifices les mânes du mandarin décapité (Hu-Kong), et des trois partisans de celui-ci qu’il avait tués ? Peut-on ne faire aucun cas des âmes des morts et respecter ainsi un être surnaturel ? (Note de l’édition in-18).
  538. Sun-Tsé, ajoute le même éditeur, se montre plein de respect filial pour sa mère ; un immortel eût-il voulu perdre un fils aussi pieux ! — On sait que la piété filiale est pour les lettrés de la secte de Confucius, le principe de toute morale.
  539. De nos jours encore, ceux qui croient à Fo (Bouddha) et aux esprits immortels (comme les sectateurs de Lao-Tsé), faussent le sens des paroles de Kong-Fou-Tsé et de Meng-Tsé, pour y chercher des preuves à l’appui de leurs doctrines. Ce n’est pas seulement l’erreur particulière d’une femme du pays de Ou (celui où s’était établi Sun-Kien). (Note de l’édition in-18).
  540. À ce propos, le même texte poursuivant sa thèse, ajoute en note  : Ce simple soldat a fait un acte passif en tuant le sorcier ; ce n’est pas lui qui a eu l’intention ; et voilà que ce sorcier (après sa mort) se venge et le tue !... Non, ce n’était pas là le fait d’un esprit immortel !
  541. C’était le cas, dit en note la même édition, d’obtenir du ciel une pluie bienfaisante qui éteignit le feu !
  542. Ou et Youé sont les noms de deux anciens royaumes tributaires des Tchéou, et auxquels correspondaient les provinces de l’Empire des Han dont le père de Sun-Tsé s’était emparé à la faveur des guerres civiles.
  543. C’est-à-dire qu’étant considéré comme coupable de rebellion, il est séparé jusque dans la tombe du reste de la famille. La jeune sœur dont il parle quelques lignes plus bas, est sa propre sœur. Voir vol. I°, page 119.
  544. Dans la suite, dit l’édition in-18, on a écrit sur lui les vers qui suivent :

    « Seul, il conquit les provinces du sud-est de la Chine, et les hommes l’ont comparé à Pa-Wang.
    » Il méditait ses attaques comme le tigre (qui songe) dans sa tanière ; il se précipitait à l’exécution de ses projets comme le faucon qui s’élance dans les airs.
    » Il soumit à sa puissance les trois bras du fleuve Kiang, et sa renommée se répandit comme un parfum entre les quatre mers.
    » Au moment de mourir, il légua à son successeur l’accomplissement de ses grandes entreprises, et en confia la direction à Tchéou-Yu. »
  545. L’allusion historique renfermée dans ce passage nous a forcé de paraphraser un peu les mots du texte. A la mort de Wou-Wang, fondateur de la dynastie des Tchéou, son frère Tchéou-Kong, chargé de diriger l’Empire et d’instruire l’héritier présomptif, se retira pendant deux ans, laissant à sa place son fils Pé-Kin. Voir la note du vol. I°, page 311 ; l’Histoire générale de la Chine, vol. I°, page 285 ; et les Mémoires sur les Chinois, vol. III, page 35.
  546. Oncle de Sun-Kuen ; voir vol. I°, page 119.
  547. C’est-à-dire le district où se trouvait la capitale du petit royaume.
  548. Littéralement  : je voudrais graisser la terre avec mon fiel et mon foie pour, etc
  549. Ce sont le sixième et le dernier des sept ouvrages fondamentaux sur l’art militaire des Chinois ; voir vol. Ier, page 296, note de la page 16.
  550. A ce propos, l’édition in-18 insère la note suivante  : Celui qui a de la piété filiale envers les siens, et qui secourt ses amis, sera certainement loyal envers son prince. Celui qui se prive soi-même et aime à rendre service, ne sacrifiera certainement pas aux intérêts particuliers de sa famille, ceux de l’État.
  551. Il s’agit ici de Liéou-Piao, souvent cité.
  552. Ma-Youen joua un grand rôle sous Kwang-Wou-Ty, qui régénéra l’Empire et la dynastie des Han, après l’usurpation de Wang-Mang (l’an 25 de notre ère). Voir Histoire générale de la Chine, vol. III, pages 282 et suivantes. — Tout ce chapitre écrit en chinois avec une élégance remarquable et en style ancien assez difficile, abonde en allusions historiques que nous devons traduire. Après tout, c’est ainsi que les écrivains du céleste Empire traitent la philosophie de l’histoire.
  553. On sait que le nom de famille des Han était Liéou.
  554. Hiuen-Kong, roi de Tsi, fut le plus puissant des vassaux sous Hoey-Wang des Tchéou, vers l’an 670, et Wen-Kong eut le même rang sous Siang-Wang, de la même dynastie, vers l’an 636 avant J.-C. Voir dans l’Histoire générale de la Chine, ces deux Empereurs, vol. II.
  555. Après la chûte des Tsin (l’an 206 avant J.-C.), tandis que Liéou-Pang, fondateur de la dynastie des Han, luttait contre son compétiteur Hiang-Yu, ce dernier décerna le titre d’Empereur au roi de Tchou, et lui imposale nom de Y-Ty. Histoire générale de la Chine, vol. II, page 450.
  556. L’édition in-18 dit en note : Hu-Kong (adressant une dépêche secrète à Tsao-Tsao), avait comparé Sun-Tsé à ce même Hiang-Yu, et c’était seulement en parlant de son courage ; cette fois Lou-Sou compare Tsao-Tsao lui-même à cet usurpateur ; c’était en parlant de sa manière de gouverner.
  557. L’étiquette chinoise veut qu’on rajuste ses habits pour saluer quelqu’un.
  558. Il était de Nan-Yang, dans la province de Lang-Yé.
  559. Voir plus haut, pages 263 et 269.
  560. A l’article premier de l’art militaire de Ssé-Ma, intitulé De l’humanité, il est dit qu’on ne doit point attaquer l’ennemi pendant le temps du grand deuil. Le traducteur ajoute en note : Par le grand deuil on entend ici les trois années pendant lesquelles toutes les affaires sont interdites à celui auquel la mort a enlevé son père ou sa mère. Comme ce terme est un peu long, on l’a restreint à cent jours sous la dynastie présente (celle des Tartares-Mandchou). Ainsi, si le roi de l’un des deux partis se trouve dans les circonstances du grand deuil, ce serait, suivant la doctrine chinoise, une très grande indécence que de lui faire la guerre. Mémoires sur les Chinois, volume VII, page 232.
  561. Vol. II, livre VI, chap. IX, page 120 du texte chinois.
  562. L’armée du midi est celle de Tsao ; l’armée du nord est celle de Youen-Chao. L’auteur, emporté par son désir de peindre Youen-Chao comme un homme irrésolu et violent, le replace encore dans la même situation ; il le montre toujours prêt à rejeter les bons conseils, à suivre les mauvais avis, en un mot courant à sa perte tête baissée, tandis que Tsao, plus habile et plus prudent, prête l’oreille aux paroles de ses mandarins et assure sa victoire.
  563. Voir sur les étendards et la hache, la note de la page 84, vol. I°.
  564. Il s’agit ici des bannières de général en chef, placées aux portes du camp. Si on l’osait on devrait dire  : Entouré de ses officiers d’état-major... , ce sont Hu-Tchu, Tchang-Liéao, Su-Hwang, Ly-Tien, Yu-Kin, Yo-Tsin et d’autres ; ils ont tous paru dans les guerres précédentes.
  565. Il a été fait maintes fois déjà allusion à l’usurpation de Wang-Mang ; quant à celle de Tong-Tcho, elle se trouve rapportée tout au long dans le vol. Ier.
  566. Littéralement  : la tour du général ; elle est d’ordinaire placée à l’un des angles du camp. Voir vol. VII et VIII des Mémoires sur les Chinois, la description et la figure de ces tours.
  567. Nous avons déjà remarqué que ce mot signifie le grand gué, le grand passage ; en le reproduisant sous la forme de Kouan-Tou, on peut comprendre que ce nom s’applique à un village voisin, désigné par la même dénomination. — Ces détails de combats ont été abrégés. — L’édition in-18 fait observer que les soldats du nord, très exercés au maniement de l’arc, l’emportaient de ce côté sur ceux du midi.
  568. Littéralement  : échelle (pour escalader les) nuages. Voir les vol. VII et VIII des Mémoires sur les Chinois. Toutes ces ruses de guerre, tous ces mouvements stratégiques sont expliqués au vol. VII de ces mêmes Mémoires ; ils ont donc un intérêt particulier pour les Chinois qui, avides de retrouver partout la tradition, ne se plaisent point comme nous à rencontrer l’imprévu. Il leur faut des allusions historiques, ou des réminiscences, des applications d’un texte qui a fait le sujet de leurs études.
  569. C’est-à-dire des balistes montées sur des roues.
  570. L’édition in-18 explique ainsi dans une note ces paroles des soldats : Les flèches qui sont lancées de haut en bas, on les appelle pluie ; quand elles vont de bas en haut, on les appelle foudre. Après la pluie, le ciel s’abaisse, et le tonnerre, la foudre, s’élance de la terre au firmament.
  571. Littéralement  : un héros vêtu de toile.
  572. Voir les notes précédentes et celles du vol. Ier, où les incidents de cette guerre ancienne sont rapportés en détail. Liéou-Pang fut serré de près dans la ville de Yong-Yang où il manquait de vivres, et plus tard Hiang-Yu se vit assiégé par lui dans Tching-Kao, l’an 204 avant J.-C. Voir l’Histoire générale de la Chine, vol. II, pages 470 et suivantes.
  573. C’est-à-dire  : Ce qui, en privant les soldats ennemis des provisions attendues, les porterait à se mutiner, à se soulever.
  574. Littéralement  : avoir la force des cornes du taureau ; ce que le texte mandchou exprime par : En même temps observer, se secourir.
  575. Siao-Ho fut premier ministre de Liéou-Pang (fondateur de la dynastie des Han), qu’il éclaira par ses conseils et soutint par son sang-froid ; voir l’Histoire générale de la Chine, vol. II, page 453.
  576. C’étaient Han-Kiu-Tsé, Liu-Wey-Hwang et Tchao-Jouy.
  577. Celui qui excelle dans l’art d’employer les hommes, dit en note l’édition in-18, en tire toujours parti, fussent-ils avides d’argent ou menteurs. Ce Hu-Yéou était un voleur, c’est vrai, mais ses plans méritaient d’être suivis ; et Youen-Chao les rejeta ! (Le célèbre conseiller) Tchin-Ping avait eu la faiblesse aussi lui de se laisser tenter par de l’argent, et (le fondateur de la dynastie des Han) Kao-Tsou, le combla de richesses pour se l’attacher comme un fils.
  578. L’édition in-18 termine ce chapitre par les vers suivants :

    « Au commencement, les héros couvraient la fleur du milieu (la Chine) ;
    » Au passage de Kouan-Tou, leurs espérances, hélas ! furent frustrées !
    » S’il avait voulu mettre à exécution les plans de Hu-Yéou,
    » Les monts et les fleuves seraient retournés, à l’envi, sous la domination de leur ancien maître (de l’Empereur). »
  579. Littéralement  : un habit de toile, un homme qui ne porte les insignes d’aucune dignité, qui est habillé comme les gens du peuple. Tsao-Tsao l’appelle toujours par son petit nom de Tsé-Youen, ce qui implique l’idée de la familiarité et de la condescendance. Nous ne pouvons mettre ces nuances dans la traduction ; les noms propres y sont trop nombreux déjà, pour que nous allions les doubler.
  580. Littéralement : je périssais sans avoir un lieu où l’on m’enterrât. — Expression consacrée et qui a en chinois un sens de plus que chez nous, la sépulture d’un habitant du céleste Empire étant pour la famille, pour les enfants surtout, l’objet d’une espèce de culte domestique.
  581. A l’article 4 de Ssé-Ma sur l’art militaire, au chapitre intitulé De la majesté des troupes, on lit le passage suivant : S’il arrive que pendant la nuit on veuille faire quelque coup de main, ou s’il est à propos d’aller surprendre l’ennemi dans son camp, il faut que les hommes mettent dans leur bouche le bâillon qui est destiné à cet usage et qu’ils portent toujours pendu à leur cou, pour s’en servir dans l’occasion ; il faut aussi qu’on mette à celle des chevaux (à leur bouche) le frein qui les empêche de hennir. Voir Mémoires sur les Chinois, vol. VII, page 283. — Les Tartares plus braves ignoraient sans doute ces précautions, car le texte mandchou se contente de dire : On ne laissa pas parler les hommes, ni hennir les chevaux.
  582. Ceci se passait dans l’armée de Youen-Chao, comme l’édition in-18 a soin d’en avertir le lecteur. Tsou-Chéou (voir plus haut, page 290) était gardé à vue et condamné à mourir, pour avoir déplu à son maitre en lui donnant de bons conseils.
  583. Dans la suite, dit l’édition in-18, on a fait à ce propos les vers suivants :

    « Il a fermé l’oreille aux conseils loyaux, et les a crus sortis d’une bouche ennemie.
    » Ce Youen-Chao n’était qu’un pauvre homme aux vues étroites !
    » Bien des provisions avaient été amassées dans Ou-Tchao au commencement de la campagne,
    » Et il sembla se borner uniquement à défendre sa ville de Ky-Tchéou. »
  584. Youen-Chao buvait et dormait, le gouverneur de Ou-Tchao buvait et dormait ; tel maitre, tel serviteur. (Note de l’édition in-18).
  585. Sun-Pin fut un des grands capitaines du roi de Goey, Hoey-Wang. L’an 354 avant notre ère, Pang-Kiuen, général comme lui au service du prince de Goey, ayant été nommé au commandement supérieur des armées, on dit que c’était un passe-droit ; Pang-Kiuen pour se venger de ces discours, fit couper les pieds et meurtrir le visage de Sun-Pin, qui passa au service du prince de Tsi et le dirigea dans ses expéditions contre celui de Goey. Si c’est bien ce Sun-Pin dont il est ici question, il faudrait au lieu de Yen, lire Tsi ; l’histoire ne faisant point intervenir le pays de Yen dans les querelles qui divisèrent à cette époque les princes feudataires. (Voir l’Histoire générale de la Chine, tome II, page 276, l’événement auquel ce passage semble faire allusion). Au reste, l’édition in-18 dit le royaume de Hân (distinct de celui de Han d’où sortait la dynastie régnante), et le dictionnaire chinois de Kang-Hi, au caractère Yen (Basile, 5,544), cite l’ode 7° du Chy-King, section Ta-Ya, qui commence par ces mots  : « Elle est vaste cette ville de Hân, que les habitants de Yen ont achevée. » Ce qui explique comment la même ville, et par suite le petit royaume dont elle était le chef-lieu, peut avoir deux appellations distinctes.
  586. C’étaient à la gauche Hia-Héou-Tun, à la droite Tsao-Jin, et au centre Tsao-Hong ; ces deux derniers, parents du premier ministre.
  587. Oey-Tsé était fils naturel de Ty-Y, Empereur de la dynastie des Yn (1168 avant notre ère). Voyant les crimes de Chéou-Sin, il se rendit en suppliant vers Wou-Wang, roi de Tchéou, qui fonda la dynastie de ce nom, l’an 1122 avant notre ère. (Voir sur Han-Sin, vol. Ier, les notes des pages 145 et 196). Tsé-Sou est probablement le prince de Ou qui, pour venger son fils tué par l’héritier présomptif dans une querelle, se révolta contre les Han et périt avec ses partisans, l’an 154 avant notre ère, dans une attaque imprudente sur le camp impérial. L’Histoire générale de la Chine (tome II, pages 580 et suivantes), raconte ces événements sans désigner le prince de Ou par son nom.
  588. Lui qui, au commencement de la campagne, dit en note l’édition in-18, s’était montré devant les lignes avec un casque d’or, une cuirasse d’or, une tunique de brocard et la ceinture de jade ; quel contraste ! Voir plus haut, page 291.
  589. A savoir  : Tchang-Liéao, Hu-Tchu, Su-Hwang et Yu-Kin, chacun avec mille hommes.
  590. L’éditeur du texte in-18 ne pouvant ôter au ministre usurpateur le mérite de cette belle action, n’oublie pas de dire en note que l’Empereur Kwang-Wou-Ty, restaurateur de la dynastie des Han, lui en avait donné l’exemple. Voir l’Histoire générale de la Chine, tome III, page 270.
  591. L’édition in-18 cite à ce propos les vers qui suivent :

    « Au nord du fleuve Ho, il y avait bien des mandarins célèbres ;
    » Le plus loyal fut Tsou-Chéou ;
    » Il connaissait à fond les lois de l’art militaire,
    » Et savait, en regardant le ciel, y lire l’avenir.
    » Jusqu’à la mort, il garda un cœur inflexible comme l’acier,
    » En face du danger, son esprit s’éleva comme la nuée.
    » Tsao-Tsao honora son inviolable fidélité,
    » Et voulut élever une tombe à ce mandarin abandonné de son maître ! »
  592. C’est-à-dire les événements que nous avons racontés dans le chapitre précédent ; le Ky-Tchéou est la province occupée par Youen-Chao, et dont le chef-lieu est la ville du même nom.
  593. Voir plus haut, page 197.
  594. Dans la suite, dit l’édition in-18, on a écrit sur lui les vers que voici :

    « Hier, Tsou-Chéou a péri au milieu de l’armée ;
    » Aujourd’hui Tien-Fong se donne la mort dans sa prison.
    » Au nord du fleuve Ho, le nouvel Empire voit s’écrouler le faite de sa puissance ;
    » Comment Youen-Chao n’aurait-il pas à pleurer la ruine de sa propre famille ? »
  595. C’est-à-dire à nommer l’héritier de ce trône, de ce royaume rétabli à la faveur des guerres civiles, afin que l’autorité princière se conservât entre les mains de ce successeur.
  596. Le royaume de Song est celui que fonda Liéou-Hiuen-Té, et qu’il légua à ses successeurs ; on appelle cette dynastie Han-Postérieurs. Le royaume de Tsou est celui que Sun-Tsé légua à ses frères. Le royaume dans lequel régna la famille de Tsao, s’appela royaume de Wey.
  597. Littéralement : un coq ou un chien. L’édition in-18 ajoute en note : Il y a des temps où les hommes sont méprisés comme des coqs et des chiens ; il y a des temps où l’on estime les coqs et les chiens autant que les hommes. Tout cela dépend des circonstances.
  598. Littéralement : on frappa le lo ; c’est un instrument de musique militaire, un grand bassin de cuivre sur lequel, disent les écrivains qui ont traité de la stratégie, on doit frapper pour donner l’ordre de la retraite.
  599. C’est, dit le texte, celui qu’on nomme : placer des troupes en embuscade sur dix faces. Voici ce que l’édition in-18 ajoute en note : Ce fut le stratagème qu’employa Han-Sin pour vaincre Hiang-Yu. S’adosser à la rivière pour déployer ses troupes, ce fut le stratagème qu’employa Han-Sin pour vaincre Tchin-Yu. (Voir sur ces événements l’Histoire générale de la Chine, vol. II, pages 460 à 484).
  600. A gauche celle de Héou-Youen, à droite celle de Kao-Lan ; ainsi de suite, dans l’ordre où ils ont été cités plus haut, mais en sens inverse.
  601. Sin-Ping et Kouo-Tou, comme on l’a vu plus haut.
  602. Chen-Pey et Fong-Ky, confidents de Youen-Chang.
  603. Voir plus haut, page 262.
  604. Ce qui semble signifier que la postérité, en gardant le souvenir des effets, méconnait les causes ; l’édition in-18 a supprimé ce monologue.
  605. Voir plus haut, page 260. Nous continuons de désigner par son petit nom, le personnage important appelé Tchao-Yun.
  606. On se rappelle le complot dirigé par l’Empereur lui-même, et auquel Hiuen-Té fait allusion ici. Voir plus haut, page 117.
  607. ODu pays de Tchang-Chan.Voir vol. I", page 187.
  608. Tchang-Yun connaissait Tsao mieux que personne, lui qui avait eu tant de mal à lui échapper ; voir plus haut, tout le chap. II du livre VI. Tchang-Yun et Kouan-Yu, on ne l’a pas oublié, sont les deux noms d’un même personnage.
  609. C’est le nom de famille de Hiuen-Té.
  610. Voir plus haut, page 262.
  611. Il ne lui dit pas que son frère d’adoption est entouré d’ennemis et serré de près ; il veut lui épargner ce chagrin. (Note de l’édition in-18).
  612. On sait que les Chinois et les Japonais, au lieu de se percer de leur épée, à la manière des Grecs et des Romains, s’ouvrent le ventre avec leur large cimeterre.
  613. Précédemment, dit en note l’édition in-18, les vieillards ont apporté du vin à Tsao-Tsao ; c’était pour exalter le vainqueur ; maintenant les gens du pays font les mêmes offrandes à Hiuen-Té, c’est pour consoler le vaincu. Présenter la coupe de vin au temps de la victoire, cela se voit volontiers ; mais l’offrir après la défaite, voilà qui est rare ! — Ce qui veut dire que Tsao devait tout à sa puissance, et Hiuen-Té à sa vertu personnelle, ainsi qu’à sa parenté avec l’Empereur.
  614. Voir l’Histoire générale de la Chine, vol. II, page 482. L’édition in-18 dit que Hiuen-Té n’était pas alors plus mal dans ses affaires que Kao-Tsou lui-même, après sa défaite aux bords de la rivière Soui-Choui, où plus de deux cents mille hommes périrent dans les eaux.
  615. Littéralement : les neuf provinces, le monde, l’Empire tout entier. Voir Morisson au mot Tchéou. Cependant, il s’agit plutôt ici des neuf provinces que les anciens historiens plaçaient en dehors de la Chine proprement dite. L’Histoire générale de la Chine, vol. IV, page 35, déclare que Liéou-Piao régnait sur le King-Tchéou et sur tout le Haut-Kiang.
  616. L’édition in-18 admire la délicatesse de ce langage. Hiuen-Té n’aura pas la peine d’aller chercher Liéou-King ; celui-ci viendra au-devant de lui, pour lui éviter la honte de cette démarche ! — D’après l’Histoire générale de la Chine, vol. IV, page 35, Liéou-Piao avait ajouté, à ses premières conquétes, ce qui forme aujourd’hui les deux provinces de Tchang-Cha et de Tchin-Tchéou, dans le Hou-Kwang.
  617. Quoiqu’il portât aussi le nom de Liéou.
  618. Les plus grands fleuves de la Chine prennent leur source dans les montagnes, à l’ouest ; et vont se jeter, à l’est, dans la mer qui forme de ce côté la limite de l'Empire.
  619. Voir vol. I°, page 61, et page 151.
  620. Littéralement : par la droiture et la piété filiale. Nous avons déjà expliqué que les Chinois entendent, par cette dernière expression, à peu près toute la morale privée et publique.
  621. Liéou-Piao va au-devant de Hiuen-Té, précisément comme Youen-Chao l’avait fait aussi ; mais il y a cette différence entre les deux circonstances analogues, que la première fois Hiuen-Té arrivait seul près de Youen-Chao, tandis que la seconde, en se soumettant à Liéou-Piao, il amenait avec lui ses braves compagnons. (Note de l’édition in-18).
  622. On sait que l’année chinoise commence au printemps.
  623. Sur la frontière du pays occupé par Youen-Chao.
  624. Ky-Tchéou.
  625. Voir plus haut, page 315, les noms de ces personnages et des districts qu’ils commandaient.
  626. En décapitant Ssé-Ouan à la tête d’une division ; voir plus haut, page 318.
  627. Littéralement : l’armée du sud, par opposition au pays du nord qui est le nom des provinces occupées par Youen-Chao. Pour bien comprendre ce chapitre, il ne faut pas oublier que Youen-Chang était le troisième fils et le fils préféré de Youen-Chao, qui l’avait eu de sa seconde femme Liéou-Ssé.
  628. Voir plus haut, page 316 ; ils étaient les lieutenants et les partisans dévoués de Youen-Chang son fils. L’histoire admet que Youen-Chao mourut sans avoir désigné son successeur.
  629. Ces vers sont empruntés à l’édition in-18.
  630. Voilà jusqu’où elle poussa l’envie et la méchanceté, dit l’éditeur du texte in-18 ; puis il ajoute en note : S’attaquer dans sa jalousie aux mânes des morts, voilà qui est extraordinaire ! Jalouse de ses rivales pendant leur vie, elle veut leur mort ; puis jalouse d’elles même après leur mort, comment ne les poursuivrait-elle pas au-delà de l’existence ? Tant que nous sommes sur la terre, nous agissons comme des hommes ; une fois morts, nous ne pouvons plus faire d’actions méritoires ; nous sommes à l’état de mânes, nous n’agissons plus. Mais arrivés à cet état de mânes, nous avons un genre d’actions particulier ; et c’est contre cette influence des mânes qu’il est bon de
  631. Kouo-Tou, comme le fait remarquer l’édition in-18, était un rusé mandarin. Il voulait priver Youen-Chang de ses deux bras ; seulement il oubliait que celui-ci n’était pas homme à éloigner de lui les deux fidèles serviteurs qui faisaient sa force. — La phrase suivante, un peu obscure dans le texte chinois-mandchou, est plus claire dans la petite édition ; la voici : « Eh bien, dit Kouo-Tou, sur les deux, cédez-nous-en un. Voulez-vous ? » Youen-Chang ne put refuser cette proposition, et il leur ordonna de tirer au sort.
  632. C’est-à-dire de le proclamer et de le faire reconnaître, au lieu de le désigner par testament.
  633. Ce sont, on se le rappelle, Kouo-Tou et Sin-Ping.
  634. Ping-Youen est aujourd’hui le chef-lieu du même nom dans la province de Ho-Nan ; (note de l’édition in-18.) Cet endroit est désigné dans l’Histoire générale de la Chine (vol. IV, page 38), comme faisant actuellement partie du district de Taï Ngan-Fou, dans le Chan Tong.
  635. Le fleuve Ho formait le quatrième côté de la ville.
  636. Ces détails, ces discours et ces dialogues sont fort longs ; mais nous ne voulons rien supprimer, surtout quand il s’agit d’événements historiques. C’est ici le cas, on peut s’en convaincre en consultant le vol. IV de l’Histoire générale de la Chine, pages 38 et suivantes. Dans cette phrase, Kouo-Tou n’oublie pas que Tsao veut avant tout la ruine des deux frères, et que si d’abord il triomphe de Youen-Chang sans le secours de Youen-Tan, ses efforts se tourneront contre ce dernier.
  637. Le texte dit : Échappés du royaume de Tchao. C’est le nom d’un petit royaume indépendant qui, après avoir duré 187 ans, fut détruit par un prince de la dynastie des Tsin, l’an 228 avant notre ère. Ce petit état correspondait au royaume que Youen-Chao venait de léguer à ses enfants ; il s’étendait dans le Chen-Sy et le Pé-Tché-Sy, au nord de la Chine.
  638. Voir plus haut, page 332.
  639. Allusion à la mort de Tien-Fong et d’autres mandarins, injustement condamnés par Youen-Chao.
  640. Littéralement : par la guerre de ces années qui se suivent, les poux ont éclos dans les cuirasses et dans les casques.
  641. Littéralement : si l’on marche, il n’y a pas de grains dans les sacs.
  642. Nié ou Yé est le nom d’une ville du Chan-Tong, fondée par Houan-Kong, roi de Tsy, l’an 685 avant J.-C.
  643. Le texte chinois-mandchou dit en note : Six armées, c’est le nombre de celles que l’Empire met sur pied ; elles sont chacune de 12,500 hommes.
  644. Tsao-Tsao l’appelle par son petit nom (Sin-Tso-Ky), en signe d’amitié et pour le flatter.
  645. Liu-Kwang et Liu-Tsiang.
  646. C’est-à-dire pour remplir le rôle obligé d’entremetteurs.
  647. La rivière Ky coule dans la province du Ho-Nan. L’édition in-18 dit en note : La rivière Ky sort du district Hoay-King, province de Y-Youen. La rivière Pé-Kéou coule dans le district de Pao-Tching, province de Tsiang-Ngan.
  648. La signification et l’usage du sceau envoyé par un souverain à ses généraux, ont déjà été expliqués dans une note du I° vol., page 316, et ailleurs.
  649. Neuvième de la période Kien-Ngan, 204 de J.-C.
  650. Fils de Tsu-Chéou ; voir plus haut, page 312. Chang-Tang est la ville de Lou-Tchouen, dans la province de Tchang-Ping ; Han-Tan est la ville de Kwang-Tchéou, dans la préfecture de Ming-Tan.
  651. Il ne faisait point avec des nuages ce tonnerre (destiné à écraser les frères rivaux) ; mais il allait faire des fossés et prendre l’eau pour arme.(Note de l’édition in-18).
  652. On a vu plus haut que Youen-Chao, à l’attaque de Kouan-Tou, avait élevé des montagnes de terre et creusé des routes souterraines pour agir contre les assiégés. Tsao emploie les mêmes moyens contre la ville de Ky-Tchéou ; il savait bien que ces amas de terre et ces galeries souterraines, ne valent pas des fossés où l’on fait entrer l’eau. (Note de l’édition in-18. )
  653. L’édition in-18 dit en note : Sun-Yu-Kiong (voir plus haut, page 305), ruina les affaires de son maître en s’enivrant ; Fong-Ly fait de même. Par quelle fatalité les généraux des Youen aimaient-ils à boire ? — Sun-Yu-Kiong est resté célèbre parmi les buveurs ; son nom se trouve cité dans le Hao-Kéou-Tchouen, k. IV, page 36, verso.
  654. C’est-à-dire l’occupation de Ping-Youen par le premier ministre, l’attaque de sa capitale cernée par des forces imposantes, et la mort des deux généraux Yn-Kay et Kiu-Kou.
  655. Cette phrase est empruntée à l’édition in-18, qui la développe plus clairement que le texte chinois-mandchou. Ce sont les deux frères Liu-Kwang et Liu-Tsiang.
  656. Il chargea de cette mission Yn-Kouey et Tchin-Lin, commandants de Hu-Tchéou.
  657. Celles de Tchang-Léao et de Ha-Hwang.
  658. D’après une très courte note de l’édition in-18, on devine que Tsao n’avait fait creuser d’abord qu’une fosse étroite pour ne pas trop éveiller la vigilance des assiégés.
  659. C’est-à-dire fils du frère ainé, nuance qui nous importe peu ici, mais que les Chinois n’oublient jamais d’indiquer.
  660. Nous dirions : publia un ordre du jour qui.
  661. L’édition in-18 rappelle que précédemment Chen-Pey a persécuté la famille de Hu-Yéou. Voir plus haut, page 298.
  662. Nous croyons interpréter ainsi la pensée de l’auteur chinois qui dit : Notre Ky-Tchéou.
  663. Ou bien, en suivant la version de l’édition in-18 : La perversité de ce misérable a pu aller jusque là !... Et le même texte ajoute en note : Dans la famille Youen, le frère cadet et le frère ainé s’entre-déchirent ; dans la famille Chen, le neveu s’arme contre son oncle. Ce sont là des révolutions intestines ; littéralement : des révolutions entre la chair et les os.
  664. Littéralement : dans ma vie, j’ai été serviteur des Youen ; mort, je serai mâne des Youen !
  665. Il était né, dit le texte, à Tsiao-Kiun, le dixième mois de la quatrième année Tchong-Ping (187 de J.-C.)
  666. Les King sont les livres canoniques, à savoir : Le Y-King, livre des transformations ; le Chy-King, livre des vers ; le Chou-King, annales impériales ; le Ly-Ky, mémorial des cérémonies ; le Tchun-Tsiéou, chronique du royaume de Lou, au temps où vivait Confucius. — Les chefs-d’œuvre littéraires ou Taï-Tsé, sont dix ouvrages écrits par les plus brillants littérateurs du céleste Empire. L’histoire des Trois-Royaumes de Lo-Kwan-Tchong, tient le premier rang parmi ces monuments de la littérature chinoise. Au second rang, on place le Yu-Kiao-Ly (les deux cousines), que la traduction d’Abel Remusat a rendu populaire en France ; puis vient le Hao-Kiéou-Tchouen (la femme accomplie), traduit en anglais par M. Davis, et en français par M. Guillard-d’Arcy. Le quatrième de ces ouvrages est le Ping-Chan-Ling-Yen (les deux chinoises lettrées), le plus difficile de tous, que M. Stanislas Julien pouvait seul faire passer dans une langue européenne ; le cinquième est le Choui-Hou-Tchouan (histoire des migrations), dont M. Bazin prépare une traduction. Le Si-Siang-Hy (histoire du pavillon occidental), est considéré comme le cinquième ; on y ajoute le Pi-Pa-Ky (histoire du luth), publié en français par M. Bazin ; le Hao-Tsien-Ky (histoire du papier à fleur d’or) ; le Pé-Kouei Tsy (la tablette de jade blanc), et le Ping-Kouei-Tchouen (la pacification des démons).
  667. Le texte ajoute : C’est pourquoi elle lui avait donné un fils ; c’est-à-dire un fils qui devenait son héritier.
  668. Ce que l’édition in-18 explique par cette idée toute chinoise : Tsao-Tsao était sous l’influence de l’astre Hwang (jaune). Voir plus haut, page 317. – La naissance de son fils avait été signalée par une nuée étincelante. Ce pronostic de la nuée étincelante se retrouve dans l’apparition de cette éblouissante lumière.
  669. C’était le petit nom du premier ministre.
  670. C’est le petit nom de Youen-Chao.
  671. Les mots Mongou-Kouroun du mandchou, et Jong Ty du chinois de la grande édition, sont remplacés dans la petite par l’expression Cha-Mo, qui désigne le désert ainsi appelé et plus connu sous la dénomination de Kobi.
  672. Littéralement : il avait prétexté une maladie et restait dans sa maison. Son surnom honorifique était Ky-Kouey ; son pays natal, la ville de Tong-Wou-Tching, dans le Tsing Ho.
  673. En chinois Pie-Kia, expression que le mandchou transcrit sans la traduire. Comme les dictionnaires ne l’expliquent pas non plus, nous empruntons au texte même de Khang-Hy la définition suivante : Pie-Kia ( littéralement, celui qui mène un char à part) ; c’est le nom d’une dignité. Sous les Han, ce magistrat avait les mêmes fonctions que le Tsang-Ssé-Ssé, le secrétaire chargé de suivre les affaires. Quand le gouverneur en chef de la province se rendait au tribunal, il l’accompagnait sur un char particulier ; de là cette dénomination.
  674. Ceux de Kan-Ling, Pou-Hay, Ngan-Ping et Ho-Hien.
  675. Liu-Pou avait voulu marier sa fille à l’ainé des fils de Youen-Chao ; l’affaire avait manqué, et comme il ramenait la jeune fiancée, Tsao-Tsao avait cherché à conclure une alliance du même genre qui n’avait pas réussi non plus. Ainsi, dans la famille des Youen, c’était toujours la même incertitude, la même fluctuation. (Note de l’édition in-18.)
  676. Près de Ho-Kien-Fou dans le Pé-Tché-Ly. (Histoire générale de la Chine, vol. IV, page 37.)
  677. Sin Py ; voir plus haut, page 359.
  678. Littéralement : on distinguerait la femelle du mâle, la poule du coq.
  679. Celui qui est sans pitié pour le peuple, dit en note l’édition in-18, est-il digne de posséder la terre !
  680. Le texte in-18, qui varie un peu dans les détails du combat, attribue cet exploit à Tsao-Hong, parent du premier ministre. De là, une note qui fait ressortir d’une part l’union qui règne dans la famille de Tsao-Tsao, et de l’autre la division qui a causé la ruine des enfants de Youen-Chao.
  681. C’est-à-dire, qu’elle faisait face à l’intérieur du pays gouverné naguère par Youen-Tan.
  682. Son surnom honorifique Cho-Tchy ; il était originaire de Yng-Ling, dans le Pé-Hay.
  683. Tous ces généraux étaient des déserteurs qui avaient abandonné le parti des Youen.
  684. Ces Tartares avaient profité des troubles de l’Empire pour augmenter leur puissance ; on comptait plus de cent mille familles chinoises réfugiées et établies chez eux. (Histoire de la Chine, tome IV, page 43.)
  685. Voir, sur cette cérémonie, les détails donnés dans le 1° volume et les notes.
  686. Passage situé à l’ouest des montagnes, et qui conduit dans le sud-est.
  687. Tsao-Tsao se trouvait maître des quatre provinces soumises naguère aux Youen et qu’il avait gagnées successivement ; c’étaient les Tchéou ou provinces de Tsing, de Ky, de Yéou et de Ping.
  688. Cette expression appartient à l’édition in-18, plus moderne et par conséquent plus portée à placer indistinctement, dans le désert de Cha-Mo ou Kobi, ces hordes que la Chine eut l’occasion de bien connaitre au temps des premières dynasties, mais dont le territoire, dans son ensemble, n’était point encore fixé par des cartes exactes.
  689. Le chef de cette horde se nommait Me-Tha. Dans son tableau ethnographique de l’Asie intérieure et moyenne, Klaproth dit : « An 209 avant J.-C., Me-Tha, chef des Hiong-Nou, dispersa les Tong-Hou des montagnes, qui se divisèrent en deux branches, dont une se retira dans les monts appelés OuHouan, qui se trouvent dans le pays de la tribu mongole d’Arou-Kortsin de nos jours, à 140 li de leur campement.
  690. On se rappelle que Hiuen-Té s’était réfugié près de lui ; voir plus haut, page 262.
  691. C’est le petit nom de Kouo-Kia.
  692. L’empereur Kouang-Wou des Han, l’un des plus grands princes de cette dynastie, monta sur le trône l’an 25 de l’ère chrétienne. Sous son règne, les Sien-Py, les Hiong-Nou et les Ou-Houan, eurent entre eux et avec la Chine, de fréquents démêlés qui tournèrent à l’avantage du céleste Empire.(Voir l’Histoire générale de la Chine, page 320 et suivantes, volume III.)
  693. Commandées par Hu-Tcho, Yu-Kin et Su-Hoang.
  694. Voir l’Histoire générale de la Chine, volume IV, pages 44 et 45, le récit succinct de cette campagne hors des frontières chinoises. Le roman et la chronique sont parfaitement d’accord sur tous les points principaux et même sur beaucoup de détails.
  695. Littéralement : trente à quarante mesures de dix pieds chinois.
  696. C’est le petit nom de Kouo-Kia.
  697. Né à Siang-Ping, dans cette même province ; il était fils de Kong-Sun-Tou, commandant militaire de Wou-Wey.
  698. Oncle de Kong Sun Kang, comme l’apprend le texte mandchou.
  699. Littéralement : la plaine du milieu, c’est-à-dire la Chine, les provinces soumises à l’Empereur.
  700. L’histoire rapporte que cette même année, au dixième mois, il parut une comète dans la constellation Chun-Vey.
  701. Le texte chinois de la petite édition appelle alternativement tour et galerie, cet édifice que nous pourrions appeler une pagode dans le sens vulgaire du mot.
  702. Voir plus haut, page 24. L’édition in-18 fait remarquer que cette faiblesse pour des enfants cadets se retrouve chez les trois principaux personnages de cette histoire. On l’a notée déjà dans Youen-Chao ; elle se montre ici dans Tsao-Tsao ; nous allons la rencontrer plus tard dans Hiuen-Té, sans parler de Liéou-Piao chez qui elle se trahit également.
  703. Voir plus haut les circonstances de la retraite de Hiuen-Té près de Liéou-Piao, page 257 et page 262.
  704. Par allusion au monument que Tsao-Tsao venait de faire élever sous l’invocation d’un oiseau, le texte in-18 dit en note : « Tsao se réjouissait d’avoir trouvé un moineau mort ; Hiuen-Té au contraire se réjouit à la vue d’un cheval vivant.
  705. Voir sur ce personnage, ami dévoué de Hiuen-Té, l’un des héros du roman, le vol. I°, page 112 ; et plus haut, page 260.
  706. Voir plus haut (page 331) les raisons de l’inimitié qui existait entre Tsay-Mao et Hiuen-Té.
  707. Voir ce qu’étaient ce personnage et son frère ; vol. I°, l. II, ch. II.
  708. Les Persans et les Musulmans de l’Inde attachent aussi une idée superstitieuse à cette lune sur le front que nous apprécions assez en Europe ; on en trouve des preuves dans les petits poêmes Persans et Hindoustanis les plus répandus.
  709. Ces deux mots ne sont ici que des caractères phonétiques, ils expriment l’idée énoncée plus haut, celle d’un cheval qui porte une touffe de poils blancs sur le milieu du front. Voir le dictionnaire de Khang-Hy au caractère Lou (Bas'. 6578).
  710. Sur surnom honorifique Ky-Pé, il était originaire de Chan-Yang.
  711. L’oiseau que Tsao-Tsao regarda comme un pronostic si favorable, sortait de la terre ; cette cicogne venait du ciel ! » (Note de l’édition in-18.).
  712. De son petit nom ; ces deux mots signifient quelque chose comme une exclamation de louange adressée à l’étoile du nord.
  713. Cette province était une partie du Ssé-Tchouen actuel. Les événements rapportés ici sont antérieurs au départ de Hiuen-Té pour Sin-Yé.
  714. Littéralement : les neuf Tchéou.
  715. C’est-à-dire de son expédition dans le nord.
  716. On a vu plus haut qu’ils se regardent comme frères par adoption. D’ailleurs il suffit en Chine de porter le même nom pour être parent.
  717. « Les larmes de Liéou-Piao provenaient d’une faiblesse de petite fille ; les larmes de Hiuen-Té provenaient d’une énergie de héros. » (Note de l’édition in-18.)
  718. Voir plus haut, page 121, la conversation à laquelle il est fait allusion dans ce passage.
  719. L’édition in-18 dit en note : « En présence de Tsao-Tsao, Hiuen-Té s’était appliqué à rester humble et à s’amoindrir ; en face de cet hôte (timide et incapable, trop dénué d’ambition) il ose se montrer sous les couleurs héroïques qui lui conviennent. » Ces rapprochements que nous notons au passage, servent à mieux faire comprendre, nous le croyons du moins, l’habileté du romancier chinois ; si on les néglige, le long dialogue n’est plus qu’une insignifiante série de demandes et de réponses.
  720. Voir plus haut, page 390.
  721. Volume III, livre VII, page 117 du texte chinois-mandchou.
  722. Littéralement : « Ce banquet n’est pas un bon banquet, cette réunion n’est pas une bonne réunion. » L’auteur aime à mettre des paroles simples et vives dans la bouche de Tchang-Fey, toujours ardent et emporté.
  723. A savoir : Wang-Tsan, Fou-Sun, Wang-Vey, Wen-Ping, Teng-Y, Liéou-Sien.
  724. Le fils aîné de Liéou-Piao. Il appelle le héros son oncle, parce que celui-ci a échangé avec son père le nom de frère.
  725. Voir plus haut, page 389.
  726. Voir plus haut, page 389.
  727. Littéralement : avait disposé le dehors comme un sceau de fer.
  728. Voir plus haut, page 390.
  729. Il s’agit ici du corps de garde placé à toutes les portes des villes.
  730. Elle se jette dans le Hiang Kiang. Le mot employé ici en chinois signifie une rivière torrentielle, encaissée.
  731. Le texte dit qu’il fit un bond de trente pieds !
  732. Littéralement : les vestiges de quelqu’un qui a traversé la rivière.
  733. Il était de Yng-Tchouen. « Chouy veut dire eau ; King, miroir. L’eau étant unie avec le ciel peut alimenter tous les êtres. Elle peut prendre la forme carrée et la forme ronde. Dans un miroir on peut voir les mânes des morts. » Note (très peu satisfaisante) de l’édition in-8o. Il s’agit de la divination au moyen de l’eau, expliquée ainsi dans la Chine de l’abbé Grosier : « Tantôt ils (les Tao-Ssé) font paraitre successivement, sur la surface d’un bassin plein d’eau, toutes les personnes d’une maison ; ils y font remarquer, comme dans un tableau magique, les dignités futures auxquelles seront élevés ceux qui embrasseront leur secte. » (Tome IV, page 443.)
  734. Leurs surnoms Chan-Min et Ssé-Youen.
  735. Pour comprendre ces idées sur les propriétés du luth, voir le Luth brisé, dans le recueil de Contes et Nouvelles traduit du chinois. À ce propos, l’édition in-18 donne la note suivante : « Entre le galop des chevaux, le mugissement des flots écumeux qu’il venait d’entendre, et le son de cette flûte, les accents de cet instrument à cordes, quelle différence, quel contraste ! »
  736. Cette périphrase ne rend qu’imparfaitement les deux caractères chinois King et Sun, dont le sens est si difficile à préciser.
  737. Ce mot est pris ici par opposition aux docteurs de la secte des Tao-Ssé.
  738. Tous ces personnages sont fameux dans l’histoire ; la plupart d’entre eux se sont déjà rencontrés et ont donné lieu à des notes.
  739. C’est le nom qu’a conservé dans l’histoire le personnage extraordinaire que nous allons voir entrer en scène. Bien qu’il paraisse plus fabuleux que réel, il n’en est pas moins vrai qu’il a doté son pays d’une foule de découvertes et d’inventions que nous noterons chemin faisant.
  740. Le petit pâtre que Hiuen-Té avait rencontré dans sa fuite et qui l’avait amené chez le docteur Chouy-King. Voir plus haut, page 403.
  741. Ce titre paraît d’abord fautif, mais on verra dans le huitième livre que le vrai nom de Tchen-Fo, dont il va être question, était Su-Chu.
  742. Dans la crainte que Tsay-Mao n’y massacrât leurs partisans. — Ainsi l’explique une note de l’édition in-18 qui dit : « Il redoutait l’arrivée des troupes de Tsay-Mao, et ce furent les soldats de Tsao-Jin qui l’attaquèrent. » Ceci fait allusion aux événements qui vont suivre.
  743. La première était commandée par Tchang-Fey, la seconde par Kouan-Kong.
  744. Liéou-Ky, celui-là même dont Hiuen-Té avait soutenu les intérêts vis-à-vis de son père. (Voir page 392.)
  745. Littéralement : un homme qui habite au bord des fontaines, ou des neuf fontaines. — C’est ainsi que les Chinois désignent le monde des morts.
  746. L’écorce de la plante appelée Urtica Nivea ; les Chinois prétendent que ses fleurs ont la faculté de réveiller de leur ivresse les gens qui ont trop bu.
  747. Il était originaire de Yng-Chang.
  748. Littéralement : il a déjà répondu à cela ; — ce qui n’irait pas bien avec le récit que fait Hiuen-Té du passage de la rivière. Mais on peut tout accorder au moyen de la note suivante que donne l’édition in-18 : « Oui, ce cheval a répondu au pronostic, puisque son premier maitre Tchang-Hou (voir plus haut, page 387) a été tué ; et ensuite, il n’y a plus répondu, le jour qu’il a sauvé la vie à Hiuen-Té. »
  749. Coutume chinoise qui équivaut à servir le dessert et annonce la fin du repas.
  750. Après avoir triomphé des Youen dans le Ky-Tchéou.
  751. Liu-Kwang et Liu-Tsiang, qui avaient abandonné le parti des Youen. Voir, page 355, ce que le texte chinois exprime par les mots : récemment soumis.
  752. Littéralement : celui qui commande est un grand général ; armé d’une pique, il s’élance à cheval hors des rangs. C’est Tchang-Y-Té, natif du pays de Yen.