Histoire des Trois Royaumes/VI, I

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Traduction par Théodore Pavie.
Duprat (2p. 203-221).


CHAPITRE PREMIER.


Exploits et aventures de Yun-Tchang.


I.


[ Règne de Hiao-Hien-Ty. Année 200 de J.-C. ] Cependant les soldats battus de la division de Yen-Léang ayant rencontré Youen-Chao, lui annoncèrent que leur chef avait été mis à mort et leurs propres lignes rompues par un seul guerrier. « Ce ne peut être que le frère cadet de Hiuen-Té, Yuu-Tchang en personne, » s’écria Tsou-Chéou ; et Youen-Chao, transporté de colère, accusait déjà Hiuen-Té de s’être entendu avec le héros pour conspirer sa perte. Devait-il donc le laisser vivre ?… Et il criait à ses gens de lui faire tomber la tête. Sans changer de visage, Hiuen-Té répondit : « Seigneur, pour un mot que vous venez d’entendre, oublierez-vous les sentiments d’une affection ancienne ? Chassé de Su-Tchéou, j’en suis sorti comme un fugitif, abandonnant ma famille entière ; puis-je savoir où se trouve mon frère adoptif ? Sous le ciel combien de gens se rencontrent qui lui ressemblent de nom et de figure ! Ce guerrier au visage rouge, au long glaive recourbé, faut-il donc absolument que ce soit Yun-Tchang ? De grâce, seigneur, réfléchissez[1]… »

Et comme Youen-Chao était le plus irrésolu, le plus changeant des hommes, à peine eut-il entendu ces observations, qu’il gourmanda Tsou-Chéou en s’écriant : « Si j’avais suivi vos conseils, j’aurais mis à mort cet allié que je regarde comme un frère ! » Aussitôt il pria Hiuen-Té d’entrer sous sa tente ; la il se concertait avec ses officiers sur les moyens de venger sa défaite et la perte de son général Yen-Léang ; l’un d’eux prit la parole et dit : « Celui que nous pleurons était mon jeune frère par adoption ; je réclame la permission de tirer une éclatante vengeance de ce meurtre commis par les gens du traître Tsao ! » À cette proposition, Hiuen-Té lève les yeux et voit un homme haut de huit pieds, au visage terrible[2] ; il était né de l’autre côté des montagnes et se nommait Wen-Tchéou. Comme il jouissait d’une grande réputation de bravoure au nord du fleuve Ho, Youen-Chao qui le jugeait plus que personne capable de ce grand exploit, accepta sa demande avec joie, et mit sous ses ordres une division de cent mille hommes, en lui recommandant d’aller attaquer les troupes impériales sur la rive opposée du fleuve Jaune.

« Quand on fait la guerre, interrompit Tsou-Chéou, l’essentiel est d’en prévoir les chances ; nos troupes sont maintenant à Hien-Kin, contentons-nous de les diviser en deux corps et de veiller au passage du fleuve Ho[3]. Quel que soit le résultat de l’expédition, nous serons prêts à reculer ou à nous porter en avant. Si au contraire nous jetons inconsidérément tout notre monde sur l’autre rive et que nous éprouvions un échec, l’armée ainsi réunie rencontrera de grandes difficultés à battre en retraite. Vous cherchez à éteindre l’ardeur de mes soldats, s’écria Youen-Chao avec colère ; reculer le moment de porter un grand coup, c’est ajourner encore la réalisation de nos espérances ! Ne savez-vous donc pas que le génie de la guerre est la promptitude[4] ! »

Tsou-Chéou sortit et dit en soupirant : « Le maître infatué de ses idées ne s’occupe guère des moyens d’exécution ! Le fleuve Jaune est débordé ; comment le traverserons-nous ? » Dès-lors il feignit d’être malade pour ne plus paraître au conseil.

Au même instant, Hiuen-Té exposa que n’ayant pas encore eu l’occasion de se rendre utile à un allié auquel il devait tant d’obligations, son plus ardent désir serait de se joindre a ce corps d’avant-garde ; d’une part, il acquitterait la dette de la reconnaissance ; de l’autre, il saurait quelque nouvelle de son frère Yun-Tchang. Agréant cette demande, Youen-Chao ordonna à Wen-Tchéou de prendre Hiuen-Té pour lieutenant ; ce que le général refusa, alléguant que cela porterait malheur aux troupes, d’avoir à leur tête ce chef encore sous le coup d’une défaite ; et la-dessus il se décida à partir seul.

« Emmenez-le avec vous, dit Youen-Chao voyant qu’il s’obstinait à ne pas s’adjoindre Hiuen-Té ; je sais par expérience qu’il a de grandes capacités.-Puisque vous voulez absolument que je l’emploie, répondit le général, je lui cède trente mille hommes et le place à l’arrière-garde ; s’il est vaincu, j’exige qu’on le punisse avec toute la rigueur des lois militaires.-Donnez-moi cette division, dit Hiuen-Té, donnez-la-moi ; je l’accepte de bon cœur ! » Et ils marchèrent ainsi ; Wen-Tchéou en avant avec soixante-dix mille hommes, Hiuen-Té à l’arrière-garde, commandant trente mille soldats.

Or, quand Yun-Tchang eut décapité Yen-Léang, Tsao lui témoignant encore plus de respect qu’auparavant, adressa à l’Empereur une requête, pour demander en faveur du héros le titre et le rang de prince de Chéou-Ting. Il lui envoya par son ami Tchang-Liéao[5] le sceau de sa nouvelle dignité, qui portait cette inscription : « Sceau du prince de Chéou-Ting ; » mais YunTchang refusa de l’accepter. « Quoi, s’écria Liéao, les mérites de mon frère sont-ils donc au-dessous de cette distinction ? — Mes mérites sont peu de chose, » reprit le héros ; et il persista dans son refus avec tant d’obstination, que Liéao dut rapporter le sceau au premier ministre et lui rendre compte de ce qui s’était passé.

« A-t-il regardé l’inscription, demanda le ministre ? — Oui, il l’a lue… — C’est que j’ai fait un oubli ! » Et la-dessus Tsao détruisant ce premier sceau, en fit faire un second sur lequel fut ajouté le mot Han[6]. Il chargea le même mandarin de l’aller remettre à Yun-Tchang, qui l’ayant regardé s’écria avec un sourire : « Son excellence a deviné ma pensée ! » Et il l’accepta en s’agenouillant (par respect pour l’Empereur de qui il tenait cet insigne de son nouveau rang). Ce fut alors que des émissaires vinrent annoncer qu’une partie des troupes de l’ennemi, sous la conduite de Wen-Tchéou, avait traversé le fleuve Jaune, tandis que le gros de son armée campait à Hien-Kin.

À cette nouvelle, Tsao-Tsao envoya aux populations de cette contrée l’ordre de se transporter sur la rive occidentale ; lui-même il partit avec ses trois corps d’armée. D’abord les soldats étaient en avant, et à l’arrière venaient les vivres et les fourrages ; il enjoignit à ses généraux de changer cette disposition. « Que les chariots marchent en tête, leur dit-il ; que l’arrière-garde, disposée au premier rang, protège le convoi ; l’avant-garde occupera ainsi la place du dernier corps. » L’un des officiers, Liu-Kien, lui demanda la raison de cette singulière manœuvre : « Nos chariots restant à l’arrière, répondit Tsao, pourraient être pillés en grand nombre par les rebelles ; voila pourquoi je les place en avant….. — Mais si nous rencontrons l’ennemi, cette arrière-garde placée en avant et chargée de défendre les vivres et les fourrages, n’osera combattre ; très certainement nous serons victimes de ces dispositions mal prises ! — Je sais à quoi m’en tenir ; quand l’ennemi paraîtra, tout sera calculé pour le combattre[7] ! »

Liu-Kien n’était pas très rassuré par cette réponse. Après avoir disposé à l’avant-garde les vivres et tous les bagages pesants, Tsao marchait donc vers Hien-Kin en suivant le fleuve ; lui-même, il était à l’arrière-garde, et de là, il entendit des cris d’alarmes dans les premiers rangs. Les gens qu’il dépêcha au plus vite pour savoir la cause de ces clameurs, rapportèrent que la grande division ennemie commandée par Wen-Tchéou, venait de se montrer ; les troupes s’étaient aussitôt dispersées en abandonnant les convois, et comme le dernier corps d’armée était bien loin en arrière, on ne savait quel parti prendre. Déjà les généraux, d’un commun accord, tendaient a reculer jusqu’au lieu nommé Pé-Ma, afin de s’y défendre. — Aussitôt Tsao-Tsao ramena toute la division sur la rive septentrionale ; et comme les vaincus, trouvant la route interceptée, fuyaient au hasard, il leur montra avec son fouet une colline du côté du sud, véritable lieu de refuge contre les coups de l’ennemi.

Cavaliers et fantassins s’y réunirent ; Tsao leur dit de délier les cuirasses afin de se reposer un peu, puis il voulut que tous les chevaux fussent lâchés. Les soldats victorieux de Wen-Tchéo arrivaient menaçants : « Voilà les rebelles ! À cheval, galopons vers Pé-Ma ! disaient les officiers. — Non, s’écria tout à coup une voix ; faisons face à l’ennemi ! Fuir. Et pourquoi ? » Tsao regarda celui qui parlait ainsi ; c’était son conseiller Sun-Yéou. Il fixa sur lui un regard perçant accompagné d’un sourire, et le conseiller, devinant sa pensée, n’ajouta pas un mot de plus.

Déjà les soldats de Wen-Tchéou avaient mis la main sur les vivres et sur les bagages ; ils enlevaient les chevaux abandonnés, rompant leurs rangs, courant ça et là en désordre. Ce fut alors que Tsao donna aux siens le signal de descendre de la colline et d’attaquer l’ennemi. En vain Wen-Tchéou essaya-t-il seul de résister ; il lui fallut tourner bride et fuir, tandis que du haut du monticule, Tsao le montrant du doigt s’écriait : « Cet homme est un général fameux dans les pays situés au nord du fleuve ; qui veut me l’aller prendre ? » Deux officiers se lancent en même temps ; le premier ministre a reconnu Tchang-Liéao et Su-Hwang. Ils se précipitent sur ses traces et crient en l’approchant : « Arrête, arrête !  !  ! » Dès qu’il se voit poursuivi par ces deux adversaires, Wen-Tchéou saisissant son arc, décoche contre le premier une flèche qui enlève la touffe de soie, ornement de son casque ; puis comme Tchang-Liéao le poursuivait toujours, et se trouvait en côté, il lui tire une seconde flèche qui atteint le cheval à la mâchoire ; l’animal tombe et le cavalier roule à terre avec lui.

Débarrassé de ce premier ennemi, Wen-Tchéou fouette son coursier et fuit en avant ; tout à coup Su-Hwang l’arrête ; trente fois ils luttent avec acharnement… Mais Tchang-Liéao est loin derrière ; les troupes de Wen-Tchéou se rallient et arrivent sur les pas de leur chef ; Su-Hwang, à cette vue, tourne bride et revient en arrière au galop.

Après ce combat, Wen-Tchéou continuait sa route le long du fleuve, quand à ses yeux parut un groupe de dix cavaliers portant une bannière ; à leur tête se montrait un général armé du cimeterre recourbé ; c’était Kouan-K’un-Tchang, prince de Chéou-Ting, serviteur des Han ; il criait à haute voix : « Arrête-toi, brigand, ne fuis pas !... » Il a bientôt abordé Wen-Tchéou, qui, après une ou deux attaques, ne se sentant plus de cœur à combattre, fuit précipitamment ; mais grâce à son coursier pareil à un dragon, capable de parcourir cent lieues en un jour, Yun-Tchang l’atteint et l’abat d’un coup de cimeterre.

Du haut de la colline, Tsao-Tsao a vu tomber le chef ennemi : de toutes parts il lance des soldats contre ceux de l’armée adverse qu’ils culbutent ; les chariots, les bagages, les chevaux sont repris. Accompagné de ses fidèles cavaliers, Yun-Tchang fait à droite et à gauche des trouées profondes ; mais voici que Hiuen-Té, à la tête de ses trente mille hommes d’arrière-garde, arrive sur les lieux. Les éclaireurs lui ont dit que cette fois encore le même héros au visage rouge, à la longue barbe, a décidé de la victoire et décapité le général en chef. À ces mots, Hiuen-Té singulièrement ému, se précipite en avant et regarde. Sur le bord du fleuve, un groupe de combattants passait avec la rapidité de l’oiseau : « Il est la, il est la, » crient les soldats en montrant du doigt cette petite troupe… Hiuen-Té distingue à travers un nuage de poussière, un étendard sur lequel sont peints ces mots : « Kouan-K’un-Tchang, prince de Chéou-Ting, au service des Han. »

À cette vue, le héros remerciant du fond de son âme le ciel et la terre, se dit à lui-même : « Enfin, mon jeune frère est auprès de Tsao, j’en suis sûr !… » Et il n’eut plus d’autre pensée que de l’aller trouver[8] ; mais les troupes victorieuses du premier ministre l’environnaient déjà en le menaçant ; il lui fallut ramener hors du champ de bataille ses soldats vaincus.

De son côté, Youen-Chao marchant au secours de cette division, venait de camper au passage du fleuve ; là, deux de ses officiers (Kouo-Tou et Chen-Pey) lui apprirent que le général en chef du premier corps avait été tué par Yun-Tchang, et que Hiuen-Té s’était retiré furtivement on ne savait en quel lieu. Dans sa colère, Youen-Chao s’écriait avec menace : « Le monstre, le brigand !… Quelle audace !… » Et Hiuen-Té étant arrivé sur ces entrefaites, il ordonna à ses gardes de le décapiter. « Quel crime ai-je donc commis ? demanda celui-ci. — C’est toi qui as envoyé ce brigand, tout exprès pour me tuer un général de première classe ! — Laissez-moi dire une parole avant de mourir !. Tsao a toujours eu peur de moi, aujourd’hui que je suis hors de sa portée, certainement sa haine me poursuit encore. Sachant que je suis réfugié près de votre seigneurie, il redoute que nous ne l’écrasions par nos efforts réunis ; voilà pourquoi il a chargé Yun-Tchang d’aller mettre à mort les généraux que vous regrettez. Seigneur, si dans un accès de colère vous me faites périr, eh bien, par votre main, ce sera Tsao lui-même qui me frappera. Songez, seigneur, donc, à déjouer les mauvais desseins qu’un ennemi forme contre vous ! »

« J’accepte vos raisons, répliqua Youen-Chao ; vous seriez cause, par votre supplice, que je me ferais la mauvaise réputation d’un homme qui punit de mort les gens de bien ! » Il cria aux gardes de le lâcher, et l’emmena même sous sa tente. Hiuen-Té s’étant assis, témoigna de nouveau a Youen-Chao son désir de reconnaître le généreux accueil qu’il avait reçu de lui. Il proposa donc d’envoyer près de Yun-Tchang un de ses amis intimes chargé de lui remettre une lettre, et de lui faire savoir ce qu’il était devenu. Le héros ne manquerait pas d’arriver au plus vite pour prêter à Youen-Chao le secours de son bras ; il serait prêt même à tuer Tsao-Tsao, afin d’effacer le souvenir fâcheux de ses précédents exploits.

« Si j’avais à mon service Yun-Tchang, répliqua Youen-Chao avec joie, je ne regretterais plus les deux généraux qu’il m’a tués !… » Ils écrivent donc la lettre de concert ; seulement, personne ne se présentait par qui on pût l’envoyer. Youen-Chao avait fait reculer ses troupes jusqu’a Wou-Yang, où elles campèrent par divisions, occupant l’espace de plus d’une lieue. De son côté, Tsao avait ordonné à Hia-Héou-Tun de garder le passage du fleuve, tandis que lui-même il revenait a la capitale. Là, dans un banquet solennel où tous les mandarins se trouvaient réunis, il célébra les hauts faits de Yun-Tchang. « Ces jours derniers, dit-il à Liu-Kien, quand j’ai placé les convois en tête de l’armée, je tendais un appât à l’ennemi, et Sun-Yéou est le seul qui ait compris ma pensée ! »

Tous les convives admirèrent les ressources de son esprit, et comme le repas finissait, des courriers vinrent dire que du côté de Jou-Nan, des Bonnets-Jaunes[9] commandés par Liéou-Py et Kong-Tou, commettaient toute sorte de brigandages. Tsao-Hong (parent du premier ministre, et qui commandait cette province), les ayant attaqués sans succès, demandait qu’on lui envoyât de bonnes troupes pour les réduire. A cette nouvelle, Yun-Tchang se leva et demanda la permission de faire briller son zèle et son dévouement en détruisant ces rebelles.

« Général, répondit Tsao, vous avez acquis des mérites extraordinaires qui ne sont point encore récompensés ; qu’avez-vous besoin de courir de nouveaux hasards ? — Si je restais plus longtemps oisif, répartit le héros, je tomberais malade ; laissez-moi faire cette campagne ! » Le premier ministre applaudissant à son ardeur, choisit cinquante mille hommes qu’il mit sous ses ordres ; il lui donna pour lieutenants Yu-Kin et Yo-Tsin : dès le lendemain la petite armée fut en marche.

« Yun-Tchang songe toujours à s’en aller vers son frère d’adoption, dit Sun-Yo ; s’il sait où le trouver, soyez-en sûr, il courra vers lui ; ainsi, ne le laissez pas partir, ce n’est pas prudent. — Pour cette fois, répliqua Tsao, je lui permets encore d’acquérir des mérites, mais ce sera la dernière… » Et Yun-Tchang, marchant vers le pays de Jou-Nan, ne tarda pas à rencontrer les rebelles.


II[10]


Il venait de camper ; cette même nuit les soldats qui faisaient patrouille hors des retranchements, lui amenèrent deux hommes rencontrés dans le voisinage[11]. Yun-Tchang, à la lueur du flambeau qui l’éclairait, reconnut Sun-Kien ; aussitôt criant aux gens de sa suite de se retirer, il demanda à son ami où se trouvait Hiuen-Té, dont il n’avait pas entendu parler une seule fois depuis leur séparation.

« Après le désastre de Su-Tchéou, répondit Sun-Kien, je me suis jeté dans le Jou-Nan, où par bonheur j’ai rencontré le chef de ceux que vous venez combattre (Liéou-Py). Mais bientôt j’ai appris que notre maître était auprès de Youen-Chao, et malgré mon grand désir de le rejoindre, je ne sais comment faire. Liéou-Py (que je sers maintenant) et son collègue Kong-Tou, se sont soulevés pour prêter l’appui de leurs forces à Youen-Chao, et l’aider à abattre le puissant ministre Tsao. Grâce au ciel, j’ai été informé de votre présence à la tête de ce corps d’armée, et mes deux chefs m’ont fait conduire ici par un soldat pour recueillir des informations. Demain ils se feront battre tout exprès, et s’entendront avec vous dans leur fuite. Vous, général, courrez prendre les deux femmes de Hiuen-Té (restées à la capitale) et venez vous joindre à votre frère. Retiré avec nous dans le Jou-Nan, vous verrez s’y former une nouvelle ligue, car les deux chefs que je sers se soumettront à Hiuen-Té. J’attends ce que vous allez décider et je compte sur vous ! »

« Si mon frère aîné se trouve près de Youen-Chao, répliqua Yun-Tchang, j’irai le rejoindre, même en pleine nuit ; mais c’est que j’ai décapité deux des premiers officiers de ce Youen-Chao, et je crains que les choses ne soient changées[12] ! — Dans ce cas, laissez-moi aller sonder le terrain, et je reviendrai vous dire d’où en sont les choses… »

« Ah ! s’écria le héros, pour revoir le visage de mon frère aîné, je braverai dix mille morts ! Je retourne à la capitale pour prendre congé de Tsao. »

Et cette même nuit, il se sépara affectueusement de Sun-Kien, sans que ses deux lieutenants (Yu-Kin et Yo-Tsin, officiers de Tsao) osassent l’interroger sur cette singulière entrevue. Le lendemain, quand ses troupes se disposèrent à combattre, un des chefs rebelles, Kong-Tou, parut devant les lignes ; et Yun-Tchang lui ayant demandé a haute voix pourquoi il méconnaissait l’autorité de l’Empereur, le guerrier répliqua : « Et vous, ne méconnaissez-vous pas celle de votre maître ? Quel reproche pouvez-vous m’adresser ? — En quoi tournai-je le dos à mon maître, dit Yun-Tchang ? — Vous l’ignorez, répondit Kong-Tou ; Hiuen-Té est auprès de Youen-Chao, et vous, vous êtes avec leur ennemi commun ! — Trève de vaines paroles !… » s’écria le héros, fouettant son cheval et brandissant son cimeterre recourbé.

Kong-Tou ne résista pas longtemps à cette attaque ; poursuivi par Yun-Tchang, il se détourne et lui dit : « Votre ancien maître vous a comblé de bienfaits, ne les oubliez donc pas ! Venez, venez vite dans le Jou-Nan, nous vous céderons cette province. »

Comprenant le sens de ces paroles, Yun-Tchang appelle ses soldats et les lance sur l’ennemi ; les deux chefs rebelles qui fuient à dessein, laissent leurs troupes se disperser au hasard. Le chef-lieu de la province tombe au pouvoir du héros ; il rassure la population et se hâte de ramener son armée dans la capitale (comme s’il eût achevé une campagne sérieuse). Tsao-Tsao étant venu pompeusement à sa rencontre, donna des récompenses aux soldats ; après le festin d’usage, Yun-Tchang rentra à son hôtel et s’agenouilla sur le seuil de la porte des appartements qu’habitaient les deux femmes de Hiuen-Té.

« Beau-frère, demanda Kan (l’une des deux femmes), dans cette expédition avez-vous eu quelque nouvelle de notre époux ? — Non, » répliqua le héros ; et il se retira, laissant les deux dames en proie à la plus vive douleur. « Hélas ! disait (l’autre femme nommée) My, notre maître est mort ! Dans la crainte de mettre le comble à nos chagrins, notre beau-frère nous cache cette affreuse vérité ! » Et elles se désespéraient ; l’un des vétérans placés en faction devant leur demeure, ayant entendu les larmes et les sanglots des deux dames, dit à travers la porte : « Ne pleurez point ainsi ! Notre seigneur et maître est au nord du fleuve, à la cour de Youen-Chao. — Comment le savez-vous, demandèrent-elles ? — Dans cette campagne, le général a reçu la visite de quelqu’un qui le lui a appris. »

A l’instant même elles firent appeler Yun-Tchang et lui adressèrent de vifs reproches. « Elles ne pouvaient donc plus compter sur lui ; les bienfaits, les bons traitements de Tsao avaient effacé dans son cœur ses sentiments anciens, puisqu’il leur cachait une si importante vérité ? — Voulez-vous donc, ajoutaient-elles, nous faire mourir de chagrin, tandis que vous vivrez ici dans les honneurs et les richesses ? Prenez en main votre glaive précieux et coupez nos têtes, afin de mettre un terme à l’ennui que nous vous causons ! Mais de grâce, ne nous tourmentez pas ainsi… »

Le front dans la poussière, les yeux baignés de larmes, Yun-Tchang répondit : « Oui, mon frère aîné est sain et sauf au nord du fleuve Jaune ! Si je ne vous l’avais pas annoncé, c’est que je craignais d’ébruiter cette nouvelle dans la capitale[13]. Nous avons besoin d’agir doucement et avec prudence, de ne rien hâter. — Frère, reprirent-elles, agissez donc !… » Et il se retira pour songer aux moyens de quitter la capitale ; mais il éprouvait de grandes inquiétudes.

Or Yu-Kin (qui l’avait accompagné dans l’expédition), savait très bien que Hiuen-Té se trouvait au nord du fleuve ; ce qui décida Tsao à envoyer encore Tchang-Liéao près de Yun-Tchang pour deviner ses pensées. Admis aussitôt près du guerrier, que la tristesse accablait, le mandarin lui dit : « Nous savons que dans cette guerre vous avez appris des nouvelles de votre frère adoptif je viens tout exprès pour vous en féliciter. — Tant que je ne vois pas son visage, reprit le héros, quel bonheur y a-t-il pour moi ? »

« Connaissez-vous, reprit Liéao, l’histoire de deux amis nommés Kouan-Tchong et Pao-Cho, que Confucius rapporte dans son Tchun-Tsiéou ? — Oui ; Kouan-Tchong disait : Trois fois j’ai combattu et trois fois j’ai fui, mais Pao-Cho ne m’a pas traité de lâche ; il savait bien que je conservais ma vie à cause de ma vieille mère. Trois fois j’ai été nommé à des emplois et trois fois j’ai perdu ma charge, mais Pao-Cho ne m’a pas cru incapable ; il savait que j’avais rencontré des circonstances défavorables. Je suis pauvre et malheureux, mais je ne rougis point devant Pao-Cho ; car il ne m’accuse pas d’être l’auteur de ma propre infortune ; il sait qu’il y a des temps où l’on réussit, d’autres où la prospérité s’éloigne. Quand nous avons partagé les bénéfices d’un commerce que nous faisions ensemble, je me suis adjugé une forte part, et Pao-Cho ne m’a point regardé comme un homme avide ; il sait que je suis nécessiteux, que j’ai à ma charge de vieux parents. Aussi, si quelqu’un me connaît, c’est Pao-Cho ! Telle fut l’amitié qui unit jadis ces deux personnages célèbres par leur mutuelle affection[14]. »

« Eh bien, ajouta Tchang-Liéao, existe-t-il entre Hiuen-Té et vous un lien tout à fait pareil ? — Nous sommes unis a la vie et à la mort, dit le héros ; nous devons vivre ensemble et mourir le même jour ; cette union est donc plus intime encore que celle de Kouan-Tchong et de Pao-Cho. — Et celle qui existe entre vous et moi, de quelle nature est-elle ? –C’est le hasard qui nous a rassemblés et rendus amis ; dans les circonstances fâcheuses, notre devoir sera de nous entr’aider ; dans le malheur, notre devoir sera de nous soutenir l’un l’autre ; y manquer, ce serait rompre ce lien. (Si ce lien peut se rompre), comment le comparer à celui qui m’attache pour la vie et pour la mort à Hiuen-Té ? »

« Dernièrement, reprit Liéao, quand Hiuen-Té a été battu à Siao-Pey, pourquoi n’avez-vous pas péri les armes à la main en cherchant a le défendre ? — À ce moment-la, dit Yun-Tchang, je ne savais pas le malheur arrivé à mon frère ; mais s’il y eût perdu la vie, croyez-vous que j’eusse pu lui survivre ? — Aujourd’hui qu’il est retiré au nord du fleuve, êtes-vous décidé à l’y aller rejoindre ? — Les préceptes des anciens sages ne doivent point être méconnus ; vous avez dû pénétrer mes sentiments ; déclarez-les au premier ministre ! »

C’est ce que fit Tchang-Liéao sans y rien changer ; Tsao se contenta de répondre : « Je sais un moyen de le retenir ! »

Sur ces entrefaites, comme Yun-Tchang était toujours occupé de ses projets de départ, on lui annonça la visite d’un étranger ; il l’admit en sa présence, et cet homme qu’il ne connaissait pas, déclara se nommer Tchin-Tchin, officier au service de Youen-Chao. Troublé par ses paroles, Yun-Tchang fit retirer les gens de sa suite, et demanda au mandarin quelle affaire l’amenait en son hôtel. Celui-ci lui présenta une lettre ; elle était de Hiuen-Té, ainsi qu’il reconnut en l’ouvrant, et contenait ce qui suit :

« Moi, Liéou-Pey, j’ai entendu dire ceci : Les sages de l’antiquité craignaient de ne pouvoir marcher seuls dans la véritable voie ; aussi s’associaient-ils des hommes de bien, à l’effet de se concerter avec eux pour secourir les gens vertueux. L’acquisition d’un ami est une richesse, la perte d’un ami est une calamité. Autrefois, dans le jardin des Pêchers[15], je me suis uni à vous par la promesse d’une amitié plus forte que la vie ; quoique nous ne soyons pas nés au même instant, nous avons juré de mourir à la même heure. Aujourd’hui, au milieu de notre carrière, ce lien serait-il rompu, ces sentiments de fidélité oubliés ?… A n’en pas douter, vous désirez maintenant vous couvrir de gloire, vous environner d’honneurs ; je vous offre ma tête pour vous donner l’occasion de mettre le comble à vos mérites ! »

« Dans une lettre on ne peut tout dire ; résigné à la mort, » j’attends votre réponse ! »

A la lecture de ces lignes, le guerrier éclata en sanglots : « Par-dessus toute chose, s’écria-t-il, je veux retourner près de mon frère aîné, mais je ne sais comment faire ? Est-ce que je désire servir Tsao ?… Est-ce que j’aspire aux honneurs ?… — Hiuen-Té vous attend, seigneur, et ses larmes ne tarissent pas, répondit l’envoyé ; si vos sentiments de fidélité sont inébranlables, qui vous empêche de partir au plus vite ? — L’homme est placé entre le ciel et la terre ; ce qui n’a ni commencement ni fin, ce n’est pas le sage[16] ! Déjà j’ai fait mes conditions la-dessus avec son excellence le premier ministre ; et elles ont été acceptées. Trois fois j’ai rendu des services qui ont acquitté la dette de la reconnaissance. Mais il faut que ma retraite s’opère au grand jour ; elle ne doit rien avoir de clandestin. Je vais écrire une lettre que vous voudrez bien remettre à mon frère aîné, après quoi j’irai prendre congé de Tsao, et annoncer ma résolution aux deux dames. »

« Dans le cas où son excellence chercherait à vous retenir, resterez-vous ici ? — Plutôt mourir que de rester plus longtemps dans ces lieux ! » Telle fut la réponse de Yun-Tchang ; pressé par l’officier d’écrire la lettre si impatiemment attendue de Hiuen-Té, il traça les lignes suivantes :

« Moi, Kouan-Tchang, j’ai appris que la justice doit se mettre au-dessus des sentiments qui naissent du cœur[17] ; que la loyauté ne s’arrête pas devant la crainte de la mort ; telles sont du moins les doctrines des vrais héros ! Depuis mon enfance, j’ai étudié les livres ; j’ai appris en gros ce qui touche » aux rites et à la justice. Depuis que j’ai lu les histoires de Yang-Kiéou-Ngay et de Tsou-Pé-Tao, et réfléchi sur les actions de Tchang-Youen-Pé et de Fan-Kiu-Tching[18] ; quand je repasse toutes ces choses en mon souvenir, je ne puis m’empêcher de gémir et de pleurer ! Naguère, dans cette ville de Hia-Pey, qui était confiée à ma garde, les vivres devenaient rares ; à cette calamité intérieure se joignait le manque de soldats pour défendre les murs. Je voulais mourir pour prouver mon dévouement, mais vos deux femmes étaient près de moi ; » cette grave considération m’empêcha de me couper le cou et de chercher la mort dans les fossés de la place. Voici que vos nouvelles m’arrivent du Jou-Nan ; à l’instant même je prends congé de Tsao et je ramène les deux dames près de vous. Quand je me suis soumis à l’Empereur, j’ai eu soin de poser des conditions[19] ; désormais mes obligations sont remplies ; rien ne peut l’empêcher de me laisser partir.

« La vue de votre lettre m’a fait l’effet d’un songe. Je prends le ciel et la terre à témoins des sentiments dévoués que je nour » ris dans mon cœur à votre égard ; mais comment dans une » lettre vous exprimer mes tourments et mes angoisses ! J’attends avec anxiété l’heure qui nous réunira, et vous supplie de prêter votre attention à ces paroles ! »

L’officier était parti avec cette réponse. Yun-Tchang alla prendre congé de Tsao qui, ayant déja deviné sa pensée, venait de faire placarder à sa porte l’ordre de ne laisser entrer personne[20]. Le cœur agité de mille pensées, Yun-Tchang prépara un char pour les deux dames que devaient escorter jour et nuit les vingt vétérans. L’une d’elles, Kan, appela le héros et se plaignit encore de ce qu’il n’annonçait point le jour du départ. « Sitôt que j’aurai dit adieu à Tsao, répliqua-t-il, je vous ferai monter sur le char ; mais vous abandonnerez ici tous les cadeaux que vous avez reçus ; il ne faut pas que vous emportiez même un brin de soie. — Beau-frère, reprit-elle, soyez prêt, partons sans plus tarder !.. »

Quand il se présenta de nouveau à l’hôtel du premier ministre, les gardes lui montrèrent l’ordre écrit ; et quoiqu’il vint à plusieurs reprises demander audience, la porte ne lui fut point ouverte. Il se décida à passer chez Tchang-Liéao, pour conférer avec lui sur cette question délicate ; le mandarin fit répondre qu’une indisposition le mettait hors d’état de se présenter. « Je le vois, se dit Yun-Tchang, Tsao ne veut pas m’accorder ce que je désire. Mais quand un homme de cœur s’est promis de partir, il perd son nom s’il reste en place ! » Et la-dessus il écrivit la lettre suivante :

« Kouan-Yun-Tchang, prince de Chéou-Ting, au service des Han, après s’être purifié[21], salue à plusieurs reprises, en lui adressant ces lignes, le grand ministre des Han, son excellence Tsao-Tsao. Voici ce que j’ai entendu dire : on distingue le ciel et la terre, le père et le fils, le souverain et le sujet[22]. Le principe subtil du ciel qu’on nomme Yang, s’élève, tandis que le principe plus grossier de la terre, qu’on nomme Yn, tend a descendre ; ces deux éléments premiers se correspondent. Si tous les êtres se conforment au temps que le ciel leur prescrit, ils prospèrent et se développent ; ils accomplissent ce qui est recommandé par les trois lois et les cinq préceptes[23]. Moi, je suis né dans l’Empire des Han ; j’ai juré a Hiuen-Té, parent de l’Empereur, de vivre et de mourir avec lui. Après avoir été battu à Hia-Pey, je me suis soumis à votre excellence ; mais ce n’a pas été sans établir trois conditions. Vous daignâtes les accepter, et ce fut la raison qui m’engagea à déposer les armes. Vous m’avez élevé en dignité au-delà de mes espérances, à tel point qu’il était difficile de ne pas rester au-dessous de pareils bienfaits[24]. Aujourd’hui, je suis informé que mon ancien maître Hiuen-Té, parent de l’Empereur, a trouvé un refuge dans les armées de Youen-Chao ; dès-lors il ne peut plus y avoir de repos pour moi. Je me rappelle la générosité de votre excellence avec une gratitude qui est profonde comme l’Océan ; mais je me souviens aussi du lien qui m’unit à mon ancien maître, et c’est à mon cœur un poids lourd comme une montagne. Partir est chose difficile ; rester est plus pénible encore ! Toute affaire a des précédents et des conséquences ; je dois retourner près de mon premier maître. Si je ne me suis pas encore acquitté envers vous, je suis prêt un jour à donner ma vie pour payer l’excédent de cette dette. Telle est ma pensée ! »

« Cette lettre, je l’écris tout exprès pour prendre congé ; de grâce, comprenez clairement les sentiments qu’elle exprime. — Au septième mois, saison d’automne de la cinquième année Kien-Ngan, Yun-Tchang votre serviteur a tracé cette requête ! »

Après avoir écrit ces lignes, Yun-Tchang mit son enveloppe et cacheta tout ce qu’il avait reçu (pour lui et pour les femmes de son frère adoptif) de présents en or et en argent, en étoffes et en vases précieux ; puis il suspendit le sceau de sa principauté dans la grande salle[25], fit monter en plein jour les deux dames dans le petit char qu’entourèrent ses fidèles vétérans au nombre de vingt, et envoya un de ses gens porter à Tsao sa lettre d’adieux. Monté sur le Lièvre-Rouge, tenant en main son cimeterre recourbé (le dragon vert), il se plaça auprès de la voiture qui renfermait les deux femmes de son frère, puis sortit de la capitale par la porte du nord. Les gardes firent mine de l’arrêter ; mais roulant des yeux pleins de colère, agitant son grand sabre, le héros cria d’une telle voix que ceux-ci se retirèrent au plus vite.

À peine était-il hors des murs, qu’il appela les gens de sa suite, et leur recommanda de prendre les devants avec le char, se réservant le soin d’arrêter ceux qui pourraient se mettre à leur poursuite. « Surtout, disait-il, gardez-vous d’effrayer les deux dames ! » Les vétérans suivirent donc la grande route, serrés autour de la voiture.

Cependant Tsao discutait avec ses conseillers sur le départ imminent du héros, sans savoir à quel parti s’arrêter, quand les gens de son hôtel lui remirent la lettre (que nous connaissons). Il la lut et s’écria tout épouvanté : « Il est parti !.. » Et les gardes de la porte septentrionale, accourus en grande hâte, annoncèrent qu’il venait de passer malgré eux ; vingt hommes à cheval et un char fermé, s’éloignaient de la capitale dans cette direction. On envoya des gens dans l’hôtel du fugitif ; ils rapportèrent que tous les cadeaux reçus par celui-ci, sans en excepter les dix jeunes filles, restaient abandonnés au lieu qu’avaient habité les deux dames. Le sceau de prince de Chéou-Ting était suspendu dans la salle principale ; de toutes les personnes affectées à son service, il n’en avait emmené aucune autre que les vingt compagnons de guerre qui le suivaient ; il avait donc pris la grande route avec le char destiné à voiturer les dames, en plein jour, sans cortége, n’emportant que son propre bagage.

Tous les assistants restaient muets de surprise ; un général s’avança qui promit, si on voulait lui donner quelques milliers de cavaliers armés de lances, de ramener vivant entre les mains de son excellence, le guerrier fugitif[26].


  1. Si Youen-Chao eût en effet mis à mort Hiuen-Té à ce moment-là, dit en note l’édition in-18, Yun-Tchang en apprenant ce meurtre, n’eût pas manqué d’accomplir son serment. Après avoir tué Youen-Chao, il se fût tué lui-même. — Puis à propos du danger que court Hiuen-Té d’être décapité par son hôte, le même texte cite ces deux vers :

     » Hier vous l’avez vu au banquet assis à la place d’honneur ;
    « Le lendemain les circonstancesl’amènent comme un coupable aux pieds des marches ! »
  2. Littéralement : au visage de Hiay-Tchay ; nom d’un animal fabuleux dont les officiers militaires portent le dessin tracé sur leur poitrine, et les bourreaux sur leur bonnet.
  3. Littéralement : à kouan-tou ; ce qui signifie passage public.
  4. S’il était si bien convaincu de cette vérité, pourquoi donc dans les deux occasions précédentes a-t-il montré si peu de promptitude à se mettre en campagne ! ( Note de l’édition in-18.)
  5. Voir plus haut, page 183.
  6. L’inscription signifiait ainsi : Sceau du prince de Chéou-Ting, serviteur des Han, ou nommé par les Han.
  7. Cette tactique de Tsao est exposée en forme de note à l’article IX de Sun-Tsé sur l’art militaire, vol. VII, page 112 des Mémoires sur les Chinois : Lorsque les armées chinoises allaient pour combattre, elles envoyaient une partie des chariots, fourgons et chars au-devant de l’ennemi, tant pour le tromper par l’appât de quelque butin, que pour se faire une espèce de rempart contre toute surprise. Lorsque ces chars étaient attaqués, il se détachait quelqu’un pour en donner avis au gros de l’armée.
  8. L’édition in-18 dit mieux : Il voulait l’attendre pour l’appeler et le voir. — Puis elle ajoute en note : S’il fût rempli de joie en le sachant dans l’armée de Tsao, c’est qu’il comptait sur lui assez pour comprendre qu’il ne s’était point soumis à ce ministre (mais bien aux Han).
  9. C’est par souvenir des Bonnets-Jaunes (dont la révolte a été racontée dans le premier volume), que les rebelles étaient désignés à cette époque par ce nom trop fameux. — Il ne faut pas confondre ce rebelle Liéou-Py avec Liéou-Pey-Hiuen Té. Voir plus haut, page 61.
  10. Vol. II, livre VI, chap. II, page 14 du texte chinois.
  11. Littéralement  : deux espions ; c'est-à-dire des hommes qui erraient autour du camp afin de se faire arrêter comme espions et conduire auprès du général en chef. Sun-Kien, on se le rappelle, est un des conseillers militaires et des amis dévoués de Hiuen-Té ; après le désastre de Su-Tchéou, chacun s'était enfui au hasard ; maintenant l'auteur se plaît à réunir ces guerriers dispersés.
  12. Ce que l’édition in-18 explique dans une note, de la manière suivante : Il ne craint pas que Youen-Chao le mette à mort pour cela, mais il craint qu’à cause de cela, Hiuen-Té n’ait pas pu rester près de Youen-Chao. La preuve, c’est qu’il ajoute plus bas : Si mon frère aîné se trouve encore près de celui-ci, je l’irai rejoindre très certainement.
  13. Parce qu’il voulait attendre que Sun-Kien revînt lui donner de nouveaux renseignements ; ce que le texte ne fait pas clairement comprendre. (Note de l’édition in-18).
  14. Ils vivaient sous la dynastie des Tchéou, au temps de Tchwang-Wang, vers l’an 690 avant notre ère. Voir pour plus de détails, le recueil de Contes et Nouvelles, page 260, et suivantes, à l’histoire intitulée le Luth brisé, laquelle contient un véritable traité de amicitiâ d’après les idées chinoises. L’édition in-18 a supprimé toute cette citation et simplifié le reste du dialogue.
  15. Voir vol. Ier, page 11.
  16. Ce qui paraît signifier : L’homme est dans la dépendance des événements ; il doit, s’il est sage, tenir compte des antécédents et des résultats probables d’une action.
  17. Littéralement : j’ai entendu dire que la justice ne se proportionne pas au cœur, d’après l’interprète tartare, et selon l’expression chinoise : ne se règle pas sur le cœur, c’est-à-dire sur les passions. — Il faut sans doute lire le caractère chinois fou avec la clé de l’homme (Basile, 355), pour arriver à l’équivalent du mot mandchou houaliambi.
  18. Yang-Kiéou-Ngay et Tsou-Pé-Tao, sont deux amis célèbres par leur fidélité, dont l’histoire était le sujet de la nouvelle XII du recueil intitulé Kin-Kou-Ky-Kouan, histoires merveilleuses anciennes et modernes. Tchang-Youen-Pé et Fan-Kiu-Tching, qui vivaient sous les premiers Han, sont cités aussi comme des modèles d’amitié et de dévouement. Voir le Sing-Chy-Tso-Pou, Biographie universelle, livre CXVII, page 69, à l’article Fan.
  19. Voir plus haut, page 185.
  20. Voilà, dit en note l’édition in-18, le stratagème dont parlait Tsao, au moyen duquel il l’empêcherait de partir.
  21. C’est-à-dire, avec le plus cérémonieux respect.
  22. C’est-à-dire, il y a des devoirs réciproques entre le père et le fils, le prince et le sujet. Il a fallu développer un peu ces lignes pour les rendre intelligibles.
  23. Les trois lois sont les devoirs qui règlent les relations du prince et du ministre, du père et du fils, du mari et de la femme ; les cinq préceptes correspondent aux cinq vertus principales, qui sont : La bienveillance ou l’humanité, la justice, l’accomplissement des rites, la connaissance des devoirs et la véracité.
  24. Ké-Tang, littéralement : pouvoir, être assez fort pour équivaloir ; tang (Basile, 6, 232) a ici le sens de compensari.
  25. La grande édition se sert du mot kou (Basile, 2,524), qui signifie magasin, trésor ; le mandchou emploie ce même mot ; dans la petite édition, on lit Tang (Basile, 1,633), grande salle.
  26. L’édition in-18 termine le chapitre par ces deux vers :

    « Il voulut s’éloigner de ce repaire où abondaient les crocodiles et les dragons,
    Et il eut à affronter trois mille soldats pareils à des loups et à des tigres. »