Histoire des empereurs romains de Marc-Aurèle à Gordien III/Livre I

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon Halévy.
Librairie de Firmin Didot (p. 1-46).

HÉRODIEN.


HISTOIRE ROMAINE

depuis la mort de marc-aurèle.

LIVRE PREMIER.



La plupart de ceux qui se sont occupés de l’histoire et qui ont voulu transmettre à la postérité le souvenir des actions passées, n’ont eu pour but que de faire briller leur érudition et de sauver ainsi leur nom de l’oubli. Aussi, peu soigneux de faire présider la vérité à l’histoire, c’est vers la beauté et l’harmonie du style qu’ils ont dirigé leur principale attention, persuadés que, malgré l’infidélité de leur récit, on rendrait toujours justice au talent de l’écrivain, sans songer à l’inexactitude de l’historien.

D’autres, guidés par des motifs d’inimitié et de haines contre des princes, ou par le respect et la flatterie envers des rois, des États ou de simples particuliers, ont trouvé l’art d’élever, par la diction, bien au-dessus de la vérité, des actions sans lustre et sans importance.

Pour moi, j’ai assisté à l’histoire que j’entreprends d’écrire ; elle n’est ni inconnue, ni sans témoins, elle vit toute récente dans la mémoire de mes lecteurs ; je veux l’écrire avec un respect religieux pour le vrai. J’ai l’espoir que nos descendants ne verront point sans intérêt le tableau d’actions grandes et variées, réunies dans l’espace de temps le plus borné. En effet, si l’on repasse en idée les jours écoulés depuis Auguste, depuis l’époque où la puissance des Romains devint l’apanage d’un seul, jusqu’à Marc-Aurèle, dans cet espace d’environ deux cents ans, on ne verra ni une aussi rapide succession d’empereurs, ni des guerres civiles et étrangères, si fécondes en événements, ni tant de nations agitées, ni tant de siéges dans l’empire même ou chez les barbares ; ni des tremblements de terre si nombreux, des pestes si affreuses ; ni, en un mot, des tyrans et des princes dont la vie offre un caractère de nouveauté qu’on chercherait en vain dans toute l’histoire ancienne. Le règne des uns fut très-long, celui des autres très court ; quelques-uns même furent a peine nommés empereurs, qu’ils périrent dans leur pourpre d’un jour. Le grand nombre de princes, qui, dans le court intervalle de soixante années, passèrent sur le trône de Rome, a rendu cette époque fertile en faits neufs et originaux. Les empereurs d’un âge avancé, aidés de leur longue expérience, surent gouverner habilement leurs sujets et eux-mêmes ; mais ceux qui, dans une grande jeunesse, reçurent la suprême puissance, habitués à la mollesse et à l’intempérance, se signalèrent par des actes inouïs. Cette différence d’âge et de position produisit chez les princes celle des goûts et des mœurs. Je vais commencer le récit de ces règnes, en observant l’ordre des temps et des empereurs.

I. L’empereur Marc-Aurèle eut plusieurs filles et deux fils. Le plus jeune de ces princes mourut dans un âge fort tendre. Verissimus était son nom. L’autre, appelé Commode, fut élevé par l’empereur avec la plus grande sollicitude. Il fit venir de toutes les contrées les hommes les plus célèbres par leur savoir, et les invita, par la promesse des plus brillantes récompenses, à orner de leurs leçons le cœur et l’esprit de leur élève. Quant à ses filles, il les maria à des sénateurs, les plus distingués de leur ordre. Il ne crut pas devoir choisir pour ses gendres ceux qu’illustrait une longue suite d’aïeux, ou qui brillaient par l’éclat de leur naissance, mais des hommes que recommandaient la sagesse et la vertu. Ces biens de l’âme étaient à ses yeux les seuls biens réels et durables. Marc-Aurèle ne fut étranger à aucun genre de mérite.

II. Il cultiva avec ardeur la littérature ancienne, et ne le céda sur ce point ni à aucun Grec ni à aucun Romain. Une foule de paroles remarquables et les écrits qu’il nous a laissés suffisent pour le prouver.

III. Plein d’affabilité et de douceur, il tendait la main à tous ceux qui paraissaient devant lui ; il défendait à ses gardes d’écarter qui que ce fût de sa présence. On vit en lui le seul monarque qui, ne bornant pas l’étude de la sagesse à des arguments et à de vaines théories, l’ait mise en pratique par la dignité de ses mœurs et sa modération. Aussi son siècle fut-il fertile en gens de bien. On sait que les hommes sont toujours portés à régler leur vie sur celle du prince qui les gouverne.

IV. Les actes de courage et de vertu qui ont illustré sa carrière tant militaire que civile, sa conduite envers les nations barbares du Nord et celles de l’Orient, ont déjà servi de matière au talent d’un grand nombre d’écrivains. Je bornerai ma tâche aux faits postérieurs à la mort de Marc-Aurèle ; ils forment les souvenirs de ma vie entière ; je les ai vus, je les ai entendus, et souvent j’y ai pris part, dans mes fonctions auprès du prince ou de l’État.

V. Marc-Aurèle déjà vieux, accablé sous le fardeau de l’âge, du travail et des soucis, fut attaqué soudain, en Pannonie, d’une maladie grave. Désespérant lui-même de son salut, et voyant son fils à peine entré dans l’adolescence, il craignit qu’entraîné par le feu de la jeunesse, perverti par l’usage funeste de cette liberté sans bornes à laquelle le livrerait la mort d’un père, il ne renonçât à la sagesse et à l’étude pour se livrer aux passions les plus déréglées. Il savait avec quelle facilité l’esprit des jeunes gens abandonne les goûts vertueux et honnêtes pour se plonger dans les plaisirs.

VI. Ce prince éclairé voyait avec effroi dans l’histoire tous ces monarques élevés à l’empire dans leur jeunesse : il se rappelait Denys, ce tyran de la Sicile, qui, dans son intempérance, avait besoin de nouveaux plaisirs dont il récompensait magnifiquement les inventeurs ; il se rappelait l’autorité violente et despotique de ces successeurs d’Alexandre, qui flétrirent à jamais la puissance que leur avait léguée ce prince ; il voyait un Ptolémée foulant aux pieds, dans son déshonneur, les lois de la Macédoine et celles de la Grèce entière, ne pas rougir d’un commerce incestueux avec sa sœur ; un Antigone, voulant imiter en tout Bacchus, entourer sa tête de lierre, au lieu du diadème macédonien, et porter un thyrse au lieu de sceptre.

VII. Des exemples récents redoublaient encore ses paternelles angoisses : c’était Néron portant la fureur jusqu’à égorger sa mère, et la folie jusqu’à se livrer en spectacle aux risées du peuple. C’était Domitien, n’oubliant aucun des excès que peut imaginer la plus ingénieuse barbarie. Il se retraçait l’image de ces odieuses tyrannies ; il ne savait s’il (levait craindre ou espérer. Il trouvait un nouveau sujet d’inquiétude dans le dangereux voisinage des Germains, qu’il n’avait pas encore entièrement soumis. Une partie de ce peuple avoir fait volontairement alliance avec lui ; l’autre n’avait cédé qu’aux armes et à la victoire : quelques-uns même s’étaient soustraits au joug, contenus, pour le présent, par l’effroi que leur inspirait l’empereur. Aussi craignait-il que, dans leur mépris pour rage tendre de son fils, ils ne saisissent de nouveau les armes. Il connaissait bien ces barbares, toujours prêts à s’agiter à la moindre occasion. Flottant au milieu de ces inquiétudes, il convoque auprès de lui ses amis et tous ses proches. Il fait placer au milieu d’eux son fils, et quand il les voit tous réunis, se soulevant un peu sur son lit de mort, il prononce ces paroles :

VIII. « L’état dans lequel vous me voyez vous afflige ; je ne m’en étonne pas. Il est dans la nature de l’homme d’avoir pitié des maux de ses semblables ; et c’est surtout aux maux physiques qu’il est le plus sensible. Entre nous d’ailleurs, il existe des rapports plus particuliers ; car je juge de vos sentiments d’après les miens, et j’attends à bon droit de vous une réciprocité de bienveillance. Il se présente aujourd’hui une occasion, à moi, d’éprouver si c’est en vain que pendant de si longues années, je me suis plu à vous combler de distinctions et d’honneurs ; à vous, de montrer par votre reconnaissance que vous n’êtes pas sans mémoire pour les bienfaits. Vous voyez ce jeune prince, mon fils, quo vous avez élevé vous-mêmes : il entre à peine dans l’adolescence ; et dans cette mer orageuse de la vie, il a besoin de sages pilotes qui guident son inexpérience, et l’empêchent de s’écarter du droit chemin pour aller se briser aux écueils du vice. Qu’il trouve en vous plusieurs pères au lieu d’un seul ; rendez-vous dignes de ce nom en lui inspirant sans cesse l’amour de la vertu et de l’honneur. Il n’est point d’assez grand trésor pour assouvir la cupidité d’un tyran ; il n’est point de garde assez nombreuse pour protéger les jours d’un roi, s’il n’est environné de l’affection de ses sujets. Ceux-là seuls jouissent d’un règne long et assuré qui aiment mieux inspirer à leurs peuples l’amour par la bonté, que l’effroi par la barbarie. Ce qui fait la sécurité des princes, ce ne sont point des esclaves soumis par la nécessité, tuais des hommes librement portes à l’obéissance. Ces derniers seuls sont étrangers à toute dissimulation, à toute bassesse dans leurs actions comme dans leurs pansées, et jamais ils ne reconnaîtront une autorité qui ne s’exercera ni par la violence, ni par l’outrage ; mais quand on se voit maître de tous les autres, il est difficile de rester maître de soi-même et de réprimer la fougue de ses passions. C’est par de semblables leçons que vous devez guider mon fils ; répétez-lui souvent ces derniers conseils qu’il vient de recevoir devant vous ; vous formerez ainsi pour vous-même et pour le monde entier, un excellent prince, et vous aurez bien mérité de ma mémoire qu’à cette condition seule vous pouvez rendre glorieuse et immortelle. »

IX. La faiblesse l’empêcha de continuer, et il retomba défaillant sur son lit. A ce spectacle, une douleur si violente s’empara de tous les assistants, que plusieurs ne purent la maîtriser et poussèrent des cris de désespoir. L’empereur vécut encore une nuit et un jour ; puis il mourut, laissant à ses contemporains les regrets les plus amers et à la postérité l’immortel souvenir d’une vertu sans tache. Quand le bruit de son trépas vint à se répandre, la plus vive affliction s’étendit et sur l’armée et sur tout le peuple. Il ne se trouva pas un seul homme dans tout l’empire romain qui reçût sans larmes cette funeste nouvelle. Tous célébraient en lui, comme d’une seule voix, ou le bon père, ou le monarque juste, ou le général habile, ou le prince vertueux et sage. Éloges glorieux que dictait la vérité seule !

X. Au bout de quelques jours, pendant lesquels on occupa le fils des funérailles du père, les amis ce Marc-Aurèle jugèrent à propos de présenter Commode à l’armée, pour qu’il haranguât les troupes, et se conciliât leur attachement par les largesses ordinaires aux nouveaux empereurs. On convoqua les soldats, selon l’usage, dans une vaste plaine. Commode s’avança, et quand il eut sacrifié aux dieux, il monta sur un tribunal qu’on avait élevé au milieu du camp ; et entouré des nombreux amis de son père (hommes distingués par leurs lumières et leur sagesse), il parla en ces termes :

XI. « Je suis convaincu que l’affliction où je suis plongé vous est commune, et que vous n’êtes pas moins sensibles que moi à mon malheur. Tant que mon père a vécu, je ne me conduisis jamais envers vous autrement que comme un égal. Marc-Aurèle semblait ne chérir en nous qu’un seul homme, et il se plaisait plutôt à m’appeler votre compagnon que son fils : dans ce dernier titre il ne voyait qu’une loi de la nature ; dans le premier, une noble participation à vos exploits. Souvent me portant sur son sein lorsque j’étais encore enfant, il me déposait dans vos bras, comme pour me commettre à votre fidélité. Aussi j’attends de votre part une entière affection. Les plus âgés d’entre vous doivent me regarder comme leur élève ; les plus jeunes, je puis, à juste titre, les appeler mes compagnons d’armes, puisque mon père, je le répète, nous chérissait tous comme un seul fils, et cherchait à nous inspirer toutes les vertus. Aujourd’hui le sort m’appelle à lui succéder sur le trône, non comme un de ces princes, mes prédécesseurs, qui, étrangers au pouvoir, y parvenaient tout fiers de leur fortune : seul, je suis né, j’ai été élevé pour vous près du trône ; mon berceau ne fut pas celui d’un enfant obscur ; au sortir du sein maternel, la pourpre impériale m’a recueilli, et le soleil me vit à la fois homme et monarque. Pénétrés de cette idée, honorez-moi, soldats, non comme un maître qui vous est imposé, mais comme un roi qui est né pour vous. Mon père, maintenant élevé dans l’Olympe, y siége l’égal et le compagnon des dieux. C’est à moi maintenant de gouverner ce monde et de dicter des lois à la terre ; mais c’est à vous d’environner mon trône de force et de succès, en poursuivant, avec une valeur digne de vous, cette guerre presque terminée, et en reculant jusqu’à l’Océan les limites de l’empire romain. Par cet exploit vous vous couvrirez d’une gloire immortelle, et vous. payerez de la plus noble récompense la mémoire de notre père commun. Croyez qu’il entend nos paroles, qu’il assiste à toutes nos actions. Heureux, mille fois heureux de faire le bien, sous les yeux d’un pareil témoin ! La sagesse du prince qui vous dirigeait réclame à bon droit une part d’honneur dans les succès qu’a obtenus jusqu’ici votre courage. Mais ceux que vous obtiendrez avec moi, avec votre jeune empereur, couvriront votre fidélité et votre valeur d’une gloire qui n’appartiendra qu’à vous seuls. Vous donnerez ainsi de l’autorité à ma jeunesse, que vous associerez à l’éclat de vos triomphes. Les barbares que nous combattons, réprimés dès le commencement de ce nouveau règne, ne puiseront pas une nouvelle audace dans le mépris de mon jeune âge ; et instruits par leurs revers, ils n’oseront plus troubler l’avenir. » Quand Commode eut ainsi parlé, il fit distribuer de grandes sommes pour s’assurer de ses soldats, et rentra au milieu de sa cour.

XII. Pendant un court espace de temps, tout fut dirigé par les amis de Marc-Aurèle. Ils ne cessaient d’entourer le jeune empereur de leurs soins et de leurs sages conseils, et ne lui permettaient que le repos nécessaire à sa santé. Mais bientôt se glissèrent dans son intimité quelques courtisans qui ne négligèrent rien pour pervertir le naturel encore flexible du jeune empereur. Ces flatteurs parasites, qui plaçaient la félicité dans les orgies de la table et au sein des plus honteuses débauches, ne cessaient d’entretenir le prince des délices de Rome ; ils lui peignaient les plaisirs de toute espèce que réunissait ce séjour ; ils lui décrivaient l’abondance au sein de laquelle couleraient ses jours. A ce tableau, ils opposaient les rives stériles de l’Iister, des frimas, des nuages éternels. « Quand cesserez-vous, disaient-ils, ô notre auguste maître, de boire une eau glacée, qu’on tire avec effort du sein de la terre ? d’autres cependant jouiront en paix de ces sources tièdes, de ces frais ruisseaux, de ces zéphirs, de ce ciel que possède l’Italie seule ? » En ne cessant de lui offrir ce spectacle de bonheur, ils tournèrent facilement l’esprit du jeune prince vers le goût des voluptés.

Xlll. Aussi se hâta-t-il de convoquer les amis de son père pour leur dire qu’il brûlait de revoir sa patrie. Mais n’osant pas leur avouer les causes de cette résolution subite, il manifesta la crainte qu’un des citoyens opulents de la noblesse ne s’emparât du palais, et là, comme du fond d’une citadelle, rassemblant et organisant des forces, ne parvint à se rendre maître du trône : « Cet usurpateur, ajoutait-il, pourrait trouver un grand nombre d’auxiliaires dans l’élite de la jeunesse romaine. »

XIV. En entendant le discours et les vains prétextes de l’empereur, tous les assistants restèrent stupéfaits de crainte, et baissèrent leurs yeux mornes et abattus. Un seul, Pompéianus, le plus vieux de tous, et qui avait épousé l’aînée des sœurs de Commode, parla ainsi : « Ô vous, mon fils et mon maître, il est juste que vous désiriez le ciel natal. Nous aussi, nous éprouvons ce regret ; mais nous lui opposons notre devoir qui nous retient ici, et qui doit occuper la première place dans notre pensée. Ces biens d’ailleurs, nous pourrons bientôt et pour longtemps en jouir ; Rome est là où est l’empereur. Abandonner une guerre sans l’achever, c’est à la fois une honte et un danger. Nous remplirions d’une nouvelle audace ces barbares, qui verraient une fuite dans notre retraite, et ne l’attribueraient pas à l’amour de la patrie, mais à la crainte. Quelle gloire pour vous, au contraire, si, après avoir vaincu tous ces peuples et reculé nos frontières jusqu’à l’Océan, vous rentrez dans Rome triomphant, traînant captifs et enchaînés à votre suite ces rois barbares avec leurs satrapes ! C’est par de tels exploits que les héros de l’ancienne Rome se sont rendus glorieux et immortels. Ne craignez pas que votre pouvoir soit en danger : les plus distingués des sénateurs sont avec vous ; et l’armée tout entière vous environne et protége votre autorité. Nous avons même ici le trésor impérial. Et la mémoire de votre père vous assure à jamais la bienveillance et l’amour de toutes les puissances de l’État. »

XV. En cherchant par ces paroles à lui inspirer one résolution plus sage, Pompéianus parvint à étouffer pour un moment les désirs de Commode. Respectant les conseils du vieillard et ne pouvant alléguer aucun prétexte honorable, il congédia l’assemblée, après avoir donné l’assurance qu’il réfléchirait plus mûrement à cette affaire. Mais ensuite, pressé de plus en plus par les instances de ses courtisans, il écrivit à Rome, sans consulter davantage les amis de son père, et ordonna sur-le-champ son départ, après avoir confié à plusieurs lieutenants la défense des rives de l’Ister et le soin de s’opposer aux incursions des barbares. Ces généraux remplirent avec succès leur tâche ; au bout de quelque temps, ils eurent soumis par les armes presque tous ces peuples ; le reste se laissa facilement entraîner par l’appât de grandes récompenses et conclut une alliance avec Rome : la passion naturelle de ces barbares est la soif de l’or. Inaccessibles à la crainte des dangers, ils assouvissent leurs besoins par des excursions et des rapines, ou ils vendent chèrement la paix. Commode, qui les connaissait, satisfit à toutes leurs demandes et prodigua des sommes immenses pour acheter sa tranquillité.

XVI. Dès que la nouvelle du départ vint à se répandre, une grande agitation se manifesta soudain dans tout le camp. Tous voulaient retourner à Rome avec le prince et échanger le sol ennemi contre les délices de Rome. Quand le bruit public et les messages de l’empereur eurent fait connaître à la capitale son retour inattendu, le peuple entier se livra à l’allégresse ; il concevait les plus douces espérances de l’arrivée du jeune monarque ; tous se persuadaient qu’ils retrouveraient en lui les vertus de son père. Commode précipitant son voyage avec toute l’impatience de la jeunesse, poussant rapidement son char à travers toutes les villes qu’il rencontrait sur sa route, accueilli partout par les honneurs dus à la royauté, et par les têtes d’un peuple ravi, marchait vers Rome au milieu de tous les vœux et de l’affection générale.

XVII. Quand il approcha de cette ville, le sénat sortit en corps à sa rencontre, et tous les habitants, se devançant à l’envi, se répandaient hors des portes, chargés de lauriers et de toutes les fleurs de la saison. Chacun s’avançait le plus loin possible dans la campagne pour voir le premier ce jeune prince, d’une si auguste naissance. Ils lui portaient en effet une affection réelle en songeant qu’il était né et qu’il avait été élevé au milieu d’eux, que ses titres et sa noblesse remontaient à la troisième génération : du côté de son père, il descendait d’une des premières familles du sénat, et sa mère Faustine, épouse de l’empereur, fille d’Antonin le Pieux, nièce d’Adrien par sa mère, avait eu Trajan pour aïeul.

XVIII. A cette illustre origine, à une jeunesse dans sa fleur, Commode joignait un extérieur plein de dignité, son corps était bien proportionné ; ses traits beaux et mâles ; son regard à la fois paisible et plein de feu : sa chevelure, naturellement blonde et bouclée, semblait briller comme la flamme, lorsqu’il se promenait au soleil, et l’on eût cru alors qu’une pluie d’or avait arrosé sa tête. Quelques-uns même croyaient y voir la marque d’une origine céleste et pensaient qu’une auréole divine ceignait son front ; ses joues commençaient à se couvrir d’un léger duvet. Tel était Commode, tel était le jeune empereur qui s’offrit aux yeux des Romains, et qu’ils accueillirent par des fêtes, des cris d’allégresse, des couronnes, et en semant des fleurs sous ses pas.

XIX. Entré dans la capitale, il s’empressa de visiter le temple de Jupiter et celui des autres dieux ; il remercia le sénat et les soldats restés à Rome de la fidélité qu’ils lui avaient gardée, et se retira enfin dans le palais des empereurs. Pendant un petit nombre d’années, il combla d’honneurs les amis de son père, et ne fit rien sans demander conseil à leurs lumières. Mais dans la suite, quand il se fut réservé à lui seul tout le soin du gouvernement, il mit à la tête des gardes prétoriennes un Italien nommé Pérennius, que ses talents militaires appelaient à ce poste élevé. Mais ce personnage, abusant de l’extrême jeunesse de l’empereur, livra son inexpérience aux plaisirs et à la débauche, se chargea lui-même des soins et des travaux de l’empire et sut attirer à lui l’autorité tout entière. Dévoré d’une insatiable avidité, dédaignant toujours ce qu’il venait d’acquérir, pour désirer ce qu’il ne possédait pas encore, il commença par poursuivre de ses calomnies les amis du père de Commode ; et bientôt par les soupçons qu’il sut répandre sur tous les citoyens riches et nobles, il effraya le jeune prince, obtint leur supplice et s’ouvrit ainsi un chemin à l’envahissement de leur fortune.

XX. Pendant quelque temps néanmoins Commode fut contenu et par le souvenir de son père et par le respect qu’il portait aux anciens amis de ce vertueux prince ; mais tout à coup une destinée cruelle et jalouse sembla se plaire à pervertir entièrement sa modération et sa sagesse. Lucilla, sa sœur aînée, avait eu d’abord pour époux Lucius Verus que Marc-Aurèle avait associé à l’empire et qu’il s’attacha par les nœuds les plus étroits en l’unissant à sa fille. Lucius Verus vint à mourir ; Marc-Aurèle en laissant à sa fille les honneurs de la dignité impériale, lui fit épouser Pompéianus. Commode, parvenu à l’empire, ne la dépouilla point de ces honneurs, et permit qu’elle s’assit au théâtre sur le siége impérial et qu’on portât le feu devant elle. Mais quand il eut épousé Crispina, Lucilla fut obligée de céder la première place à l’épouse du prince. Son orgueil en fut blessé ; et elle regarda comme un outrage fait à sa personne les honneurs dont l’impératrice était l’objet. Connaissant l’affection de Pompéianus pour Commode, elle se garda bien de lui confier le projet qu’elle nourrissait de monter au trône. Mais elle tourna ses espérances vers Quadratus, jeune citoyen noble et riche, avec qui, dit-on, elle entretenait un commerce adultère. Elle sonda son esprit, se plaignit avec aigreur auprès de lui du rang auquel la reléguait Commode, et peu à peu l’entraîna à prendre une résolution funeste pour lui-même, comme pour le sénat tout entier. Quadratus associa à son complot téméraire plusieurs sénateurs, et sut décider un jeune homme entreprenant et hardi, nommé Quintianus, qui faisait partie de la conspiration, à cacher un poignard dans son sein, après avoir choisi le temps et le lieu, et à s’élancer tout à coup sur Commode pour l’assassiner. Quant au reste du complot, lui-même il se chargeait de l’accomplir avec de l’or.

XXI. Quintianus se place à l’entrée de l’amphithéâtre (il espérait, dans ce lieu obscur, échapper plus facilement aux regards). Il tire son poignard, à l’approche de Commode, et se précipite sur lui, en s’écriant d’une voix forte : « Voici ce que t’envoie Ie sénat. » Il ne se hâte point de frapper ; pendant qu’il perd les instants en de vaines paroles, et qu’il agite son poignard nu, il est arrêté par les gardes de l’empereur et paye de la vie sa folle témérité. L’insensé s’était dénoncé et perdu lui-même ; il avait proclamé son dessein au lieu de l’exécuter.

XXII. Cet événement fut la première et la plus puissante cause de la haine que Commode porta au sénat. Les paroles de Quintianus avaient profondément blessé son âme ; dès ce moment il regarda tous les sénateurs comme des ennemis ; il ne put oublier le mot du meurtrier.

XXIII. Pérennius profita d’une occasion aussi heureuse. Il persuada à Commode de frapper tous les citoyens distingués, et de ne permettre à aucun de s’élever. S’emparant comme d’une proie de la fortune des victimes, il devint en peu de temps le plus riche de tous ses contemporains. Il dirigea avec la plus grande ardeur une enquête sur le complot, et fit traîner au supplice la sœur même de Commode, tous ceux qui avaient pris part à la conspiration, tous ceux enfin sur qui planaient les plus légers soupçons.

XXIV. Pérennius ayant fait périr les hommes vertueux qui inspiraient à Commode un respect involontaire, et qui le chérissaient comme un fils, devenu le seul gardien des jours du prince, qu’il avait rendu pour ainsi dire son esclave, songea à s’emparer du trône : il obtint de Commode que ses propres fils, très jeunes encore, fussent mis à la tête des troupes d’Illyrie. Pour lui il entassait des sommes immenses, afin d’aliéner du monarque, à force de largesses, les soldats du prétoire. Ses fils, de leur côté, rassemblaient en secret des forces pour s’emparer de l’empire, dès que leur père aurait immolé Commode.

XXV. Ce complot se découvrit d’une manière étrange. Les Romains célébraient en l’honneur de Jupiter Capitolin des jeux sacrés et des exercices d’adresse et de force qui attirent une affluence digne de la ville reine du monde. L’empereur assiste à ces jeux comme spectateur et comme juge, avec les prêtres, désignés alternativement chaque année. Commode s’était donc rendu à cette fête, pour entendre de célèbres acteurs ; il s’était assis sur le siége impérial ; l’amphithéâtre était rempli de spectateurs, rangés avec ordre, et placés chacun selon sa dignité, au rang qui lui était assigné. Avant qu’aucun exercice eût commencé, un homme portant l’habit de philosophe (il avait un bâton à la main, était demi-nu, et une besace pendait à son épaule) s’élance tout à coup, s’arrête au milieu de la scène, et par un geste, commandant le silence au peuple : « Ce n’est point le temps, Commode, dit-il, de t’occuper de jeux, de spectacles et de fêtes. Le glaive de Pérennius est suspendu sur ta tête : si tu ne te garantis point d’un danger qui n’est pas prochain, mais déjà présent, ton imprudence va te coûter la vie. Pérennius rassemble lui-même contre toi des soldats et de l’or, tandis que ses fils séduisent pour sa cause l’armée d’Illyrie. Si tu ne te hâtes de prévenir le coup, Commode, c’en est fait de toi. »

XXVI. A ce discours, qui fut suggéré à cet inconnu ou par une inspiration secrète et divine, ou par le désir de s’illustrer et de se tirer de l’obscurité en commettant une action aussi hardie, ou enfin par l’espoir d’obtenir de l’empereur une récompense brillante, Commode resta muet d’étonnement. Tous les spectateurs croyaient bien aux paroles de l’inconnu, mais ils n’osaient le faire paraître. Cependant Pérennius le fait arrêter et brûler vif comme un insensé et un imposteur. Le malheureux expia ainsi son imprudente audace.

XXVII. Toutefois les courtisans, qui voulaient faire parade auprès de Commode d’un sincère attachement, et qui depuis longtemps détestaient Pérennius, dont la fierté et la hauteur les avaient souvent blessés, saisirent avec empressement cette occasion de le perdre dans l’esprit du prince. Le sort avait décidé que Commode échapperait au complot tramé contre ses jours, et que Pérennius subirait avec un de ses fils la peine de son crime. En effet, peu de temps s’était écoulé, lorsque des soldats, partis de l’Illyrie à l’insu du fils de Pérennius, apportèrent à Rome des pièces de monnaie que ce jeune homme avait osé faire frapper à son image. Ils parvinrent à les mettre sous les yeux de Comnnode, malgré la surveillance de Pérennius, qui commandait les gardes ; et ils découvrirent les détails les plus secrets de la conspiration à l’empereur, qui les combla de ses largesses.

XXVIII. Profitant de la sécurité de Pérennius, qui ne s’attendait à rien, Commode envoie la nuit suivante des émissaires lui couper la tête dans son palais. Il leur ordonna de se rendre aussitôt auprès de son fils, et de mettre la plus grande célérité dans leur voyage, pour que le jeune Pérennius ignorât encore, à leur arrivée, les événements de la capitale. Commode lui adressa une lettre pleine de bienveillance, dans laquelle il le rappelait à Rome, où, dit-il, de plus hautes destinées l’attendaient. Le jeune homme ne soupçonne rien du dessein caché de l’empereur ni de l’infortune de son père ; les messagers de Commode l’assurent que Pérennius lui-même souhaita ardemment son retour, et qu’il lui aurait manifesté ce désir par une lettre, s’il n’eût pensé que celle de l’empereur suffirait pour le déterminer ; il tombe dans le piége, et s’arrachant, quoiqu’à regret, à ses projets interrompus, plein de confiance d’ailleurs dans le pouvoir de son père, qu’il ne croyait pas encore ébranlé, il prépare son retour. A peine eut-il touché les frontières de l’Italie, qu’il fut assassiné par ceux qui en avaient reçu l’ordre de l’empereur. Telle fut la fin de ces deux conspirateurs.

XXIX. Commode, après cet événement, créa deux préfets des gardes prétoriennes. La prudence lui conseillait de ne pas confier à un seul homme une puissance aussi étendue : en la partageant, il espérait la rendre moins redoutable à la sienne.

XXX. Mais peu de temps après, il eut de nouveaux dangers à craindre. Un soldat nommé Maternus, connu pour sa perversité et son audace, entraîna dans sa fuite et dans ses projets plusieurs de ses compagnons, et eut bientôt réuni une troupe nombreuse d’hommes capables de tous les crimes. D’abord il ravagea par ses excursions les villages et les champs. Mais quand sa force se fut accrue avec le fruit de ses rapines, il rassembla un bien plus grand nombre de malfaiteurs, qu’il sut attirer par la promesse de fortes récompenses et d’une part dans le butin. Aussi bientôt cette troupe ne fut-elle plus considérée comme une réunion de brigands, mais comme une armée ennemie. Ils s’emparaient des grandes villes, brisaient les portes des cachots, délivraient tous les prisonniers, quelle que fût la cause de leur captivité, et en leur promettant l’impunité se les attachaient par la reconnaissance. Ils ravagèrent ainsi toute la Gaule et toute l’Espagne, pénétrant de force dans toutes les grandes villes, les incendiant, les dévastant, et se retirant avec une proie immense.

XXXI. Dès que cette nouvelle parvint à Commode, il écrivit aux gouverneurs de ces provinces des lettres pleines de menaces et de colère ; il leur reprochait leur lâcheté, et leur ordonnait de marcher contre ces brigands. Quand ceux-ci apprirent qu’on se préparait à leur opposer des forces, ils abandonnèrent le pays qu’ils ravageaient, et par des chemins courts et détournés, gagnèrent secrètement l’Italie après s’être divisés en petites troupes. Là, Maternus médita des projets plus élevés et n’ambitionna rien moins que l’empire. Il voyait que tout lui avait réussi jusqu’à ce jour au delà de ses espérances ; il se crut appelé à tenter un coup d’éclat, et puisqu’il ne pouvait échapper au danger, il voulut du moins s’illustrer par une mort glorieuse.

XXXII. Ses forces étaient trop peu considérables pour qu’il pût songer à combattre Commode ouvertement et en pleine campagne. Il n’ignorait pas d’ailleurs l’attachement que lui portaient la plus grande partie du peuple et les gardes prétoriennes. Ce fut donc par la ruse et la prudence qu’il espéra réussir ; voici le projet qu’il imagina. Au commencement du printemps les Romains célèbrent avec solennité la mère dés dieux. Dans cette fête, les citoyens et l’empereur lui-même font porter devant l’image de la déesse ce qu’ils possèdent de plus brillant et de plus précieux, soit pour la matière, soit pour la délicatesse du travail. Chacun jouit alors de la liberté de se livrer aux divertissements les plus bizarres ; on peut choisir tous les déguisements ; il n’est point de dignité si élevée, de personnage si auguste qu’on ne puisse alors représenter avec une fidélité de costume, capable de produire la plus complète illusion. Maternus choisit ce jour comme le plus favorable à ses desseins ; il crut qu’en prenant, lui et ses compagnons, l’uniforme et les armes des gardes de l’empereur, et en se mêlant à la foule des soldats, comme s’ils eussent fait partie du cortége, ils pourraient mettre en défaut toute prévoyance, tomber tout à coup sur Commode et l’égorger. XXXIII. Mais il fut trahi par quelques-uns de ceux qui étaient entrés dans Rome avec lui. L’envie les porta à dénoncer les projets de leur chef. Ils ne pouvaient se résoudre à respecter comme un maître, comme un empereur, celui en qui ils n’avaient vu jusqu’alors qu’un compagnon, un brigand comme eus. Maternus fut arrêté avant le jour de la fête ; on lui trancha la tête, et tous ceux qui avaient pris part au complot subirent un juste supplice.

XXXIV. Commode fit un sacrifice à Cybèle, lui rendit publiquement des actions de grâces, assista d’un front riant à la fête, et accompagna l’image de la déesse. Le peuple entier redoubla d’allégresse pour célébrer à la fois et la déesse et la conservation des jours de l’empereur. Il ne sera peut-être pas hors de propos de rappeler ici, d’après les traditions historiques, la cause du respect particulier que portent les Romains à Cybèle. Ces détails sont ignorés de beaucoup de Grecs ; ils ne seront donc pas sans intérêt.

XXXV. La statue de la déesse est, dit-on, tombée du ciel. On n’en connaît ni la matière, ni l’ouvrier ; on est persuadé qu’elle ne sort point de la main des hommes. On raconte qu’elle tomba jadis du ciel en Phrygie, dans un lieu qui fut nommé Pessinonte. Ce lieu, dit-on, tira son nom de la chute de la statue, qui y parut pour la première fois. Je trouve néanmoins dans d’autres historiens quo ce fut en cet endroit qu’Ilus le Phrygien et le Lydien Tantale combattirent pour se disputer, selon les uns, le passage, ou, selon d’autres, Ganymède. Le combat aurait été long et opiniâtre ; un grand nombre d’hommes seraient tombés de part et d’autres, et cette circonstance aurait fourni le nom du lieu. Ce fut là aussi que périt, dit-on, Ganymède, pendant qu’Ilus son frère, et Tantale son ravisseur, voulaient se l’arracher l’un à l’autre. Son corps avait disparu, on divinisa son malheur ; de là la fable de son enlèvement par Jupiter. C’était à Pessinonte que les Phrygiens célébraient autrefois les bacchanales, sur les bords du fleuve Gallus, duquel ont tiré leur nom les eunuques, prêtres de la déesse. L’empire fondé par les Romains commençait à s’accroître, lorsqu’un oracle leur promit que cet empire serait florissant, durable, et ferait sans cesse de nouveaux progrès, s’ils transportaient parmi eux la déesse de Pessinonte. Ils envoyèrent demander la statue aux Phrygiens, et l’obtinrent facilement, en taisant valoir l’espèce de parenté qui les unissait et l’origine phrygienne qu’ils avaient reçue d’Énée. On embarqua la statue de la déesse, mais quand elle fut arrivée à l’embouchure du Tibre, qui servait alors de port aux Romains, le bâtiment s’arrêta tout à coup, comme par une force surnaturelle. Tous les efforts du peuple ne purent parvenir à le mettre en mouvement ; il ne céda qu’à une vestale. On accusait cette jeune fille d’avoir violé le vœu de virginité. Sur le point d’être jugée et craignant d’être condamnée à la mort, elle obtint du peuple par ses prières qu’il s’en remit pour le jugement à la déesse de Pessinonte. Elle détache aussitôt sa ceinture, la lie à la proue du navire, et prie à haute voix la déesse de permettre au vaisseau de la suivre, s’il est vrai qu’elle soit pure et innocente. Le vaisseau, entraîné par la ceinture de la vestale, vogue aussitôt. Et tous les Romains, dans l’admiration, reconnaissent à la fois et la puissance de la divinité et l’innocence de la vierge. Mais je me suis peut-être trop longtemps arrêté sur la déesse de Pessinonte ; cette digression toutefois plaira peut-être aux hommes peu versés dans les antiquités de Rome.

XXXVI. Commode, après avoir échappé au piége que lui tendait Maternus, s’entoura d’une garde plus nombreuse, ne se montra plus que rarement en public, séjourna la plupart du temps hors des murs de la ville, et même dans des maisons de campagne, éloignées de Rome, et renonça entièrement à rendre la justice et à prendre part aux affaires de l’État. A cette époque, une peste violente se répandit dans toute l’Italie, et exerça surtout de grands ravages dans la capitale, dont l’immense population était encore augmentée par la foule des étrangers de tous pays. Ce fléau coûta la vie à un grand nombre d’hommes et d’animaux. Commode, d’après le conseil de ses médecins, se retira à Laurente, lieu renommé par sa fraîcheur et couvert d’épaisses forêts de lauriers, dont il a tiré son nom. Les médecins lui vantaient la salubrité de cet endroit, préservé, disaient-ils, de la contagion de l’air par l’odeur des lauriers et l’agréable ombrage de ses bois. Aussi, dans la ville même, la plupart des habitants, sur leur avis, s’introduisaient dans le nez et dans les oreilles les parfums les plus suaves, et faisaient un usage continuel d’essences et d’aromates. On prétendait que ces odeurs occupant les passages des sens, en fermaient l’accès aux exhalaisons contagieuses, ou en détruisaient par leur force la pernicieuse influence. Le mal néanmoins ne cessait de croître de jour en jour et de frapper une multitude innombrable de victimes.

XXXVII. Dans le même temps Rome fut en proie à la disette. Voici quelle fut la cause de ce nouveau désastre. Un esclave phrygien, nommé Cléandre, qui, vendu à l’encan sur la place publique, avait été acheté pour le palais de l’empereur, vit sa fortune commencer avec le règne de Commode, et parvint sous ce prince au plus haut degré d’honneur et de pouvoir : l’empereur lui avait confié la garde de sa personne, l’intendance de son palais et le commandement des armées. Bientôt ses richesses et l’habitude des plaisirs lui inspirèrent le désir de la puissance souveraine. Il réunit donc des sommes considérables pour acheter une grande quantité de blé, qu’il accapara en secret. Il se croyait certain d’attacher à sa personne le peuple et les soldats, en les plaçant dans le besoin le plus urgent du nécessaire, pour les sauver ensuite par des largesses magnifiques et inattendues. Il avait déjà fait antérieurement construire un vaste gymnase et des bains publics. II n’oubliait rien de ce qui pouvait lui concilier la multitude.

XXXVIII. Mais les Romains qui n’avaient pour lui que de la haine, qui l’accusaient des calamités publiques, et détestaient sa cupidité insatiable, s’assemblèrent d’abord au théâtre dans des intentions hostiles ; puis, se rendirent hors de la ville, autour de la demeure de Commode, poussant de grands cris, et demandant le supplice de Cléandre. Pendant que le plus grand tumulte règne au dehors du palais, et qu’au dedans Commode, que l’adresse de Cléandre tenait toujours dans la plus complète ignorance des événements, se livre à ses plaisirs habituels dans le lieu le plus écarté, tout à coup, sur l’ordre du Phrygien, tous los cavaliers de la garde sortent à l’improviste le sabre nu ; ils tombent sur le peuple, renversant, blessant tout ce qui s’offre à leurs coups. Une multitude sans défense et à pied, ne pouvait résister à des hommes armés et à cheval : le peuple prend la fuite, et rentre dans Rome en désordre ; un grand nombre de citoyens tomba sous le fer des soldats ou sous les pieds des chevaux ; beaucoup même furent étouffés par la foule, et s’écrasaient les uns les autres, cherchant à éviter les charges de la cavalerie. Les gardes de l’empereur poursuivirent ainsi le peuple jusqu’aux portes de Rome sans éprouver de résistance, et en frappant au hasard. Mais ceux qui étaient restés dans la ville n’eurent pas plutôt appris le massacre de leurs concitoyens, qu’ils fermèrent les portes de leurs maisons, montèrent sur les toits, et firent pleuvoir sur les cavaliers une grêle de pierres et de tuiles. Le peuple alors, sans faire tête aux soldats, les combattit en sûreté et avec avantage. Blessés en grande partie, et incapables de soutenir plus longtemps cette lutte inégale, les cavaliers prirent la fuite à leur tour. Beaucoup périrent sous les projectiles que ne cessait de lancer le peuple. Beaucoup aussi furent précipités de leurs chevaux, qui s’embarrassant dans les pierres dont les rues étaient couvertes, renversaient leurs cavaliers. Il se fit de part et d’autre un grand carnage : les soldats en garnison à Rome avaient pris parti pour le peuple contre les cavaliers, qu’ils détestaient.

XXXIX. Pendant que Rome était livrée à cette guerre intestine, personne n’osait apprendre à Commode ce qui se passait, tant le pouvoir de Cléandre inspirait de craintes. Mais Fadilla, sœur aînée de Commode, à qui ce titre donnait auprès du prince un libre accès, accourt vers lui tout éperdue ; ses cheveux flottent épars ; elle se précipite à terre, son maintien exprime une désolation profonde : «  Ô mon frère, mon empereur, s’écrie-t-elle, vous vous livrez au repos, vous ignorez tout ce qui se passe autour de vous, vous vous endormez au milieu des plus grands dangers. Nous mêmes, votre propre sang, nous sommes en péril de la vie. Votre peuple, la plus grande partie de votre garde, en ce moment s’égorgent. Ce sont vos esclaves qui nous font éprouver des maux que nous n’avons jamais craints des barbares mêmes ; ceux que vous avez comblés de bienfaits se montrent vos plus grands ennemis. C’est Cléandre qui a armé contre vous le peuple et les soldats. Le peuple qui l’abhorre, les cavaliers qui le chérissent, se livrent des combats meurtriers, se massacrent et inondent Rome du sang romain. Mais le sang des deux partis retombera sur nous, si vous ne versez au plus tôt celui de l’insolent esclave qui a causé la mort de tant d’hommes, et qui déjà sans doute médite la nôtre. »

XL. En disant ces mots, elle déchire ses vêtements. Encouragés par ces paroles, plusieurs de ceux qui se trouvent présents redoublent les frayeurs de Commode. Le prince, épouvanté d’un danger qu’il reconnaît imminent, mande Cléandre en sa présence. Celui-ci n’avait encore qu’un simple soupçon qu’on eût instruit Commode des événements. Dès qu’il fut venu, l’empereur le fit saisir, et ordonna qu’on lui coupât la tête, et qu’on la portât dans Rome au bout d’une pique ; spectacle bien doux à la haine impatiente du peuple.

XLI. Les troubles s’apaisèrent aussitôt, et la lutte cessa de part et d’autre. Les soldats voyant le supplice de celui pour qui ils combattaient, craignaient le ressentiment de l’empereur ; ils reconnurent qu’on les avait trompés et qu’ils avaient agi contre la volonté du prince. Le peuple était satisfait, et se regardait comme vengé par la mort de l’homme qui avait causé tous ces désordres ; cependant il eut la cruauté de massacrer les deux fils et tous les amis de Cléandre. On traîna leurs corps dans Rome, et après avoir fait subir à ces cadavres tous les outrages imaginables, on les jeta dans des égouts : telle fut la fin de Cléandre, de sa famille et de ses créatures. La nature humaine semble avoir voulu montrer dans un seul homme qu’elle peut, au gré du plus faible souffle de la fortune, s’élever des rangs les plus obscurs au plus haut point de grandeur, pour retomber de nouveau par un caprice inattendu de la déesse.

XLII. Cependant Commode, malgré les craintes que lui inspirait le peuple, dont il redoutait le soulèvement, céda aux conseils de ses courtisans, et revint à Rome, où il fit une entrée solennelle au mi-lieu des acclamations de la multitude, qui l’accompagna jusqu’à son palais. Mais les périls auxquels il s’était vu exposé le rendirent défiant envers tout le monde. Il prodigua les supplices, ouvrit l’oreille aux délations les plus fausses, renonça à la société des gens de bien et répudia tout sentiment d’honneur et de vertu. Son âme fut asservie tout entière à la débauche et à des plaisirs déréglés, qui se disputaient sans interruption ses nuits et ses jours. Pour peu qu’on eût de probité et d’instruction, on était banni de la cour comme dangereux.

XLIII. Mais les histrions, les bouffons qui représentaient les scènes les plus ignobles, étaient en grande faveur auprès du prince. Il s’exerçait sans relâche à conduire des chars, à combattre corps à corps des bêtes féroces ; les courtisans ne cessaient de louer son courage et l’entretenaient ainsi dans des goûts auxquels un prince sage ne se serait pas livré avec tant d’excès. XLIV. A cette époque, on vit plusieurs prodiges. Des étoiles ne cessèrent de briller pendant le jour ; quelques-unes, d’une grandeur gigantesque, paraissaient suspendues au milieu des airs. On vit naître dans toutes les espèces d’animaux une foule de monstres qui s’écartaient de leur nature par l’étrange bizarrerie et la disproportion de leurs formes. Mais un malheur plus réel vint affliger tous les esprits, et parut pour l’avenir d’un triste et funeste présage. On n’avait vu tomber aucune pluie ; aucuns nuages ne s’étaient amoncelés ; seulement la terre avait ressenti une légère secousse, lorsque le temple de la Paix, le plus grand et le plus bel édifice de Rome, fut soudain dévoré par les flammes, soit que le tonnerre l’eût embrasé pendant la nuit, soit que des feux souterrains fussent sortis du sol ébranlé. Ce temple était le plus riche et le plus somptueux de tous, par la multitude d’offrandes d’or et d’argent que la piété des citoyens déposait dans cet asile sûr et sacré : chacun y apportait ce qu’il possédait de plus précieux. Mais en une seule nuit le feu réduisit à la pauvreté une foule de familles opulentes ; chacun eut à pleurer et le malheur publie et son infortune particulière.

XLV. L’incendie, après avoir consumé ce temple, s’étendit plus loin, et brilla la plupart des beaux monuments de Rome. Le temple de Vesta fut de ce nombre, et le Palladium, pour qui les Romains ont tant de respect, et qu’ils cachent loin de tous les yeux, le Palladium qu’Énée, dit-on, avait apporté de Troie, fut alors pour la première fois, depuis son arrivée en Italie, exposé aux regards des hommes. Les vestales arrachèrent cette statue du milieu des flammes, et à travers la voie Sacrée, la portèrent au palais de l’empereur. Le feu continua de ravager les plus belles parties de la ville ; il dura plusieurs jours sans interruption, et ne cessa qu’étouffé par des pluies abondantes.

XLVI. Aussi cette calamité fut-elle regardée comme surnaturelle : chacun était persuadé que la volonté seule des dieux avait allumé et éteint cet incendie. Quelques-uns même voyaient dans la ruine du temple de la Paix le présage certain d’une guerre. Et l’événement (comme nous le verrons dans la suite) ne confirma que trop cette crainte. Les désastres continuels dont Rome était frappée avaient changé en haine l’amour que le peuple portait naguère à Commode. Tous rejetaient leurs malheurs communs sur les meurtres sans nombre et suries honteux excès dont l’empereur avait souillé sa vie. Ces excès n’étaient ignorés de personne, et lui-même ne songeait nullement à les cacher. Il ne craignait point de commettre en public des actions qu’il aurait dû rougir de commettre en secret ; et il en vint à un tel point de folie et d’audace, que, répudiant le nom glorieux de son père, il ne se fit plus appeler Commode, fils de Marc-Aurèle, mais Hercule, fils de Jupiter. On le vit quitter la toge romaine et les insignes de la dignité impériale, pour se couvrir d’une peau de lion et armer sa main d’une massue. Mais en même temps il portait une tunique de pourpre brochée d’or, et rappelant ainsi, dans le même costume, le luxe recherché d’une femme et la force d’un héros, il osait s’exposer aux justes risées de la multitude. Il changea aussi le nom des mois, et substitua à leurs anciennes dénominations ses propres surnoms, qui presque tous se rapportaient à Hercule, comme au plus brave des héros. Il se fit ériger des statues dans tous les quartiers de Rome ; l’une d’elles, placée devant le sénat, avait un arc tendu à la main. Il voulait que ses images mêmes pussent inspirer la terreur. Mais, après sa mort, le sénat fit enlever ce marbre, et le remplaça par une statue de la liberté.

XLVII. Commode ne gardait plus de mesure. Il fit annoncer des jeux où il promettait de tuer de sa propre main toutes les bêtes qu’on lâcherait dans l’arène, et de combattre ensuite corps à corps les plus habiles gladiateurs. Dès que cette nouvelle se répandit, il vint de toute l’Italie et des contrées voisines une grande affluence, attirée par l’espoir d’un spectacle qui jamais n’avait eu lieu, et dont l’on n’avait même point d’idée. Son adresse à lancer le javelot et à tirer de l’arc était devenue célèbre ; il avait la réputation de ne jamais manquer le but. Il avait pour maîtres des Parthes, très habiles archers, et des Maures qui excellaient au maniement du javelot ; mais l’élève triomphait de tous ses maîtres. Quand le jour des jeux fut arrivé, une foule immense remplit l’amphithéâtre. On avait élevé à l’entour une galerie du haut de laquelle Commode, sans s’exposer aux dangers d’un combat, lançait en sûreté des javelots sur les bêtes féroces du cirque, et faisait parade d’adresse, mais non de courage. Il tua d’abord des cerfs, des daims et des bêtes à corne de toute espèce, excepté des taureaux. Il descendit de sa galerie pour combattre ces animaux ; il les poursuivait, et prévenait la vitesse de leur fuite par la rapidité et la sûreté de ses coups. II tua ensuite, du haut de la galerie, qu’il parcourait en lançant des traits, des lions, des panthères et des bêtes fauves de toute espèce. Jamais il ne visa deux fois le même animal, et tous ses coups étaient mortels. A peine la bête s’était-elle élancée dans l’arène, qu’elle tombait frappée au front et au cœur. Il ne dirigeait ses traits que vers ces parties de leur corps ; aussi le javelot ne frappait jamais ailleurs, et l’animal recevait la mort avec la blessure. On, rassemblait pour lui des animaux de toutes les parties du monde ; et nous vîmes alors pour la première fois en réalité des monstres que nous n’avions encore vus qu’en peinture. De l’Inde, de l’Éthiopie, du midi et du septentrion, on lui amenait des animaux jusqu’alors inconnus dans nos climats ; Commode les donnait en spectacle aux Romains, et les faisait tomber sous ses coups. On ne se lassait point d’admirer sa prodigieuse adresse. Quelquefois il se servait de flèches années d’un fer en croissant, contre des autruches de Mauritanie. Ces oiseaux, sans quitter la terre, courent avec la plus grande rapidité, poussés par leurs ailes comme par des voiles. Commode les visait avec tant d’adresse et de force qu’il leur coupait le cou, et dans cet état, l’impétuosité de leur élan les entraînait quelque temps encore. Un jour, une panthère s’était jetée avec la rapidité du vent sur un homme descendu dans le cirque ; déjà elle avait saisi le malheureux et allait le déchirer. Commode lance son javelot, abat la panthère, sauve l’homme, et par un heureux coup prévient la morsure des dents acérées du monstre. Un autre jour, on fit sortir de leurs loges cent lions, qu’il tua les uns après les autres avec un pareil nombre de javelots. On les laissa longtemps étendus sur l’arène, chacun les compta à loisir ; tous les javelots avaient porté. XLVIII. Jusqu’alors, quoique cette conduite de l’empereur fût contraire à la dignité d’un prince, elle ne laissait point de plaire au peuple, parce qu’elle prouvait de la force et de l’adresse. Mais lorsque Commode vint à se montrer nu dans l’amphithéâtre et à combattre, armé de l’épée, des gladiateurs, ce fut pour le peuple un triste et douloureux spectacle, de voir un empereur romain, d’une si auguste origine, et dont le père et les ancêtres avaient obtenu tant de triomphes, au lieu de combattre les barbares, au lieu de prendre des armes vraiment dignes d’un souverain de Rome, déshonorer la majesté de l’empire par le honteux appareil d’un gladiateur. Dans ces luttes infâmes, Commode n’avait point de peine à être vainqueur. Aussi se contentait-il de blesser ses adversaires, qui n’avaient garde de lui disputer la victoire, et qui dans leur antagoniste reconnaissaient toujours l’empereur. Son extravagance franchit bientôt toutes les limites : il voulut quitter sa demeure impériale, pour habiter le gymnase des gladiateurs. Il renonça au nom d’Hercule et se fit donner celui d’un gladiateur célèbre qui venait de mourir. Il fit ôter la tête de la statue colossale du Soleil, si révérée des Romains, la remplaça par la sienne, et fit inscrire sur le piédestal, non pas la liste des vertus qu’il eût pu tenir de son père, ou qu’on devait exiger de son rang, non pas le titre de vainqueur des Germains, mais ces mots : Commode, vainqueur de mille gladiateurs.

XLIX. Il était temps que ces extravagances eussent un terme, et que l’État fût délivré de ce tyran. Le premier jour de l’année, les Romains célèbrent une fête en l’honneur de Janus, le plus ancien de leurs dieux. Ils disent que Saturne, dépouillé par Jupiter de l’empire du ciel, descendit sur la terre, fuyant le pouvoir de son fils, et reçut de Janus l’hospitalité et un asile. L’Italie, ajoutent-ils, fut appelée Latium, parce que ce dieu s’y était tenu caché. C’est par respect pour ce souvenir que les Romains, de nos jours encore, célèbrent d’abord les Saturnales en l’honneur du dieu fugitif, puis en l’honneur de Janus, la fête du commencement de l’année. Ils ont donné deux visages à la statue de ce dieu, parce que l’année commence et finit sous ses auspices. Le jour de cette solennité était arrivé ; les Romains sont dans l’usage de se rendre alors des visites mutuelles ; ils se donnent en présent de l’argent, et se font des cadeaux de toute espèce. C’est aussi dans ce jour que les premiers magistrats de Rome (les consuls) revêtent la pourpre et les plus brillantes marques de leur dignité. Commode résolut de faire cette année sa sortie publique, non point du palais selon l’usage, mais du gymnase même des gladiateurs. Au lieu de se couvrir de vêtements somptueux et de la pourpre impériale, il voulait paraître en armes, et suivi de toute la foule des gladiateurs, se donner ainsi en spectacle aux yeux des Romains.

L. Marcia fut instruite de cette résolution. C’était de toutes ses concubines celle pour qui il avait le plus d’égards ; il la considérait presque comme une épouse ; et si on eût porté le feu devant elle, elle eût joui de tous les honneurs qu’on accorde aux impératrices. Cette femme, étonnée d’un dessein aussi honteux et aussi absurde, supplie Commode, en tombant à ses genoux et en pleurant, de ne pas déshonorer ainsi la majesté de son rang, et de ne pas livrer sa vie à des hommes sans frein et sans aveu, à des gladiateurs. Mais elle ne put rien obtenir par ses supplications, et se retira en versant des larmes.

LI. L’empereur mande aussitôt Lætus, le chef des gardes prétoriennes, et Electus, l’intendant du palais : il leur ordonne de lui préparer dans le gymnase des gladiateurs un appartement où il pût passer la nuit, pour en sortir le matin, tout armé, et se rendre ainsi au temple, sous les regards de tout le peuple. Ces officiers emploient à leur tour les plus vives instances, et cherchent à le détourner d’un dessein si indigne de son rang.

LII. Commode courroucé les congédia, et se retira dans sa chambre à coucher, comme il le faisait d’ordinaire vers le milieu du jour ; il prit alors une de ces tablettes faites avec l’écorce déliée du tilleul, et qui se replient des deux côtés ; il y écrivit les noms de ceux qu’il devait faire tuer la nuit prochaine. En premier était le nom de Marcia, puis ceux de Laetus et d’Electus, et enfin une foule de sénateurs les plus distingués de leur ordre. Il voulait se défaire de tous les anciens amis de son père qui survivaient encore ; ces vertueux et rigides témoins de sa conduite lui étaient devenus insupportables. Il avait résolu de partager les richesses des condamnés aux soldats et aux gladiateurs, pour garantir à la fois la sûreté de sa personne et la continuité de ses plaisirs.

LIII. Quand il eut écrit ces noms, il posa les tablettes sur son lit, ne se doutant pas qu’on dût pénétrer dans son appartement. Il avait à sa cour un de ces petits enfants qu’on laisse nus, couverts d’or et de pierreries, et que les Romains voluptueux élèvent près de leur personne. Commode chérissait cet enfant et le faisait appeler Philo-Commode, pour indiquer par ce nom la passion qu’il lui inspirait. Pendant que l’empereur était au bain et se livrait à ses débauches, l’enfant, qui parcourait en jouant le palais, entra, selon son habitude, dans la chambre du prince. Il vit les tablettes sur le chevet du lit, les prit pour jouer et sortit. Marcia, par un bonheur surnaturel, le rencontra. Elle embrasse et caresse l’enfant, qu’elle aimait aussi, et lui enlève des mains les tablettes, craignant qu’avec l’étourderie de son âge il ne détruisit quelque papier peut-être important. Elle reconnaît la main de Commode, et sa curiosité est excitée ; elle la satisfait : elle découvre aussitôt que c’est un arrêt de mort ; elle voit d’abord son nom, puis ceux de Laetus, d’Electus et enfin d’une foule de citoyens : « Courage, Commode, se dit-elle en gémissant, voilà la récompense que tu prépares à mon amour, à ma tendresse, à la résignation avec laquelle, pendant de si longues années j’ai supporté tes brutalités et tes débauches ! Mais un homme toujours plongé dans l’ivresse ne triomphera pas d’une femme sobre. » Aussitôt elle fait venir Electus, à qui sa charge donnait souvent l’occasion de la voir ; on les soupçonnait même d’un commerce secret. Elle lui présente les tablettes. « Vois, dit-elle, Electus, quelle fête on nous prépare pour cette nuit ! » Electus resta frappé d’étonnement. C’était un Égyptien prompt à oser et à agir, et du caractère le plus irascible. il envoie aussitôt à Laetus, par un homme dont il était sûr, les tablettes cachetées. Épouvanté à son tour, celui-ci se rend chez Marcia, comme pour se concerter avec elle sur les mesures que nécessite l’ordre donné par l’empereur, de lui préparer un appartement dans le gymnase. Ce prétexte leur permet de délibérer, et tous trois conviennent qu’il faut agir ou perdre la vie, qu’aucun délai n’est possible, même celui d’un jour.

LIV. On s’arrête au poison, et l’exécution fat confiée à Marcia, sur sa demande. Elle versait et présentait habituellement à Commode la première coupe, pour que Ie vin lui parût plus doux, offert par la main de celle qu’il aimait. A son retour du bain, elle lui offrit un vase de vin exquis, qu’elle avait empoisonné. Le prince, que le bain et la chasse avaient altéré, but avec confiance, selon son habitude. Il sentit aussitôt une grande pesanteur de tête, et un assoupissement qu’il attribua à la fatigue ; il alla se reposer sur son lit., Aussitôt Electus et Marcia font retirer tout le monde : « le prince, disaient-ils, avait besoin de repos. » Ce n’était pas la première fois qu’il lui arrivait, après ses orgies, de dormir ainsi le jour. Comme il se baignait souvent, et qu’il mangeait à toute heure, il n’avait point de temps réglé pour le sommeil. Une succession de plaisirs toujours nouveaux et dont il était devenu l’esclave, se partageait tous ses instants, presque malgré lui-même. Quand il eut dormi, et que le poison commença à agir dans son estomac et dans ses entrailles, il s’éveilla avec de grands étourdissements, suivis bientôt d’un vomissement terrible : ou les mets et le vin dont il s’était surchargé, repoussaient le poison, ou, selon la coutume des princes, avant de se mettre à table, Commode avait pris un préservatif.

LV. Les conjurés, épouvantés de ce long vomissement, craignant que l’empereur ne rejetât tout le poison et ne les fît périr, quand il aurait recouvré ses esprits, engagèrent, par la promesse d’une forte récompense, un jeune homme nommé Narcisse, dont l’audace leur était connue, à égorger Commode sur son lit. Il pénètre dans l’appartement du prince, le trouve affaibli par le vomissement et la débauche, le saisit au cou et l’étrangle. Ainsi finit Commode, qui après Marc-Aurèle, son père, gouverna treize ans l’empire. Il fut supérieur par la naissance à tous ses prédécesseurs, et par la beauté à tous les hommes de son temps. On peut vanter aussi son courage, ou plutôt son adresse sans égale à lancer la flèche et le javelot. Mais nous avons montré par quels vices honteux il profana les dons qu’il avait reçus de la nature.