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Histoire des peintres de toutes les écoles/École française - tome 1/Lesueur (Eustache)

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École Française. Histoire.

EUSTACHE LESUEUR

NÉ EN 1616 — MORT EN 1655.

La France, Dieu merci, ne saurait être taxée de partialité à l’égard de ses peintres. La première, elle les sacrifie aux dédains peu sincères des peuples étrangers. Tandis que parmi les autres nations amies de l’art, il n’en est pas une qui ne conserve avec soin la tradition de ses maîtres, pas une qui ne sache leur vie, ne vante leurs tableaux, et ne soit curieuse de ce qui les touche, les Français affectent une insouciance incroyable pour les artistes de la France. On en parle rarement, on les méconnaît, on les oublie ; leur nom même est ignoré du grand nombre, et quand l’amour de la peinture vient à inspirer le désir de connaître la vie de ceux qui ont illustré ce grand art dans notre pays, qu’arrive-t-il ? Les documents ont disparu, les notions intéressantes ont péri, l’histoire du royaume est muette au sujet des peintres, les mémoires eux-mêmes gardent le silence, et l’on peut dire de beaucoup de nos artistes ce que dit l’inscription gravée sur le tombeau de Nicolas Poussin : In tabulis vivit et eloquitur, ils ne vivent et ne parlent plus que dans leurs tableaux.

Lesueur est un de ceux que l’histoire avait le plus négligés. Mais le goût des études historiques et l’esprit d’investigation qui caractérisent le temps présent, ont réparé en partie cette négligence des anciens biographes, qui n’avaient fait que répéter, l’un après l’autre, ce que le premier d’entre eux avait dit.

Eustache Lesueur naquit à Paris le 19 novembre 1616, dans la rue de la Grande-Truanderie, et il fut baptisé à Saint-Eustache. Il était fils de Cathelin Lesueur, maître tourneur en bois, et d’Antoinette Touroude[1]. Ayant donné, dès l’enfance, des marques d’une forte inclination pour le dessin, il fut placé, très jeune, dans l’école de Simon Vouet, premier peintre du Roi ; école florissante, où il eut pour condisciples des artistes qui, plus tard, devinrent illustres : Lebrun, Mignard, La Hire, Testelin, Dufresnoy, Michel Dorigny, André Le Nôtre. Le talent précoce de Lesueur, sa facilité, son humeur douce et docile, le firent bientôt choisir par son maître pour partager les travaux commandés par le cardinal de Richelieu au premier peintre du Roi. Parmi ces travaux se trouvaient des dessins-modèles pour les tapisseries royales, et ce fut peut-être pour le compte du Vouet que son élève entreprit huit compositions romanesques tirées du Songe de Polyphile. Ce poëme étrange, ouvrage du religieux dominicain François Colonna, avait illustré son auteur au XVe siècle, et, comme il arrive souvent, il avait été d’autant plus admiré qu’on y entendait moins. Mais il avait été remis en vogue au dix-septième siècle par une nouvelle édition de Beroalde de Verville, et plusieurs autres peintres, notamment le Poussin, avaient dû emprunter des sujets aux visions de toute espèce couvertes du voile des feintes amoureuses et subtilement exposées dans ce livre bizarre, œuvre mystique d’un cénobite amoureux. Quoi qu’il en soit, Lesueur s’acquitta de sa mission avec beaucoup de grâce et de sagesse, sans compromettre la dignité qu’il devait mettre plus tard dans les tableaux religieux. Selon le témoignage de Mariette, qui les avait vues, Lesueur peignit ces compositions d’un ton clair et dans une manière très-vague, comme il convenait, ce nous semble, à la représentation des songes du moine-poëte. Une seule de ces compositions nous est connue par l’estampe qu’en a gravée Jacques Rouilliard. En voici le sujet : Polyphile, après avoir couru de grands dangers pour chercher Polia, sa bien aimée, arrive dans un pays enchanté, de la domination d’Éleuthérilide, et il est présenté par trois nymphes à cette reine, qui le reçoit sur son trône, au milieu de sa cour. Le génie de Lesueur est déjà tout entier dans ce morceau d’une ordonnance belle, grande et simple. On y voit quinze figures de jeunes femmes, aisément gracieuses, qui sont ajustées avec une élégance naturelle et dont la pantomime, expressive sans affectation, est trouvée sans effort. Déjà se révèle tout ce qu’il y aura de décence, de délicatesse et de charme dans les œuvres de Lesueur.

Accablé de travaux auxquels sa verve facile et son talent expéditif ne pouvaient pourtant suffire, Vouet eut plusieurs fois recours au pinceau de Lesueur. Aussi, jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans environ, le disciple s’en tint-il à la manière de son maître. À cette époque de la jeunesse de Lesueur se rapporte, sans aucun doute, le tableau qui a été longtemps au Louvre sous le nom du Vouet[2] et qui est ainsi décrit par Guillet de Saint-Georges : « M. de Chambray, trésorier des guerres, qui demeuroit dans la rue de Cléry, luy fit faire, dans un tableau, les portraits de plusieurs de ses amis, chacun d’eux représenté avec le symbole de leur inclination particulière ou de leur profession ; de sorte qu’un d’entre eux, qui avoit été enseigne d’une compagnie d’infanterie, arboroit un drapeau ; un autre, qui excelloit à jouer du luth, tenoit cet instrument à la main[3] ; et M. Lesueur, qui estoit du nombre de ses amis, fut obligé de s’y peindre lui-même, tenant un pinceau à la main pour représenter un génie des beaux-arts qu’on voit ébauché dans ce tableau. » Bien qu’on ait pu l’attribuer à Simon Vouet, cette peinture a pourtant une douceur, une légèreté que n’ont pas les ouvrages du maître de Lesueur. Les ombres ont plus de transparence, les contours plus de suavité, l’exécution est plus discrète et plus coulante.

SAINT BRUNO REFUSE LA MITRE D’ARCHEVÊQUE.

Ce fut aussi dans ses premiers temps que Lesueur peignit un plafond pour M. de Sénecé, à Conflans, et un Baptême de Jésus-Christ pour M. de Creil. Reçu maître à l’Académie de Saint-Luc, il présenta, pour sa réception, le tableau de Saint Paul imposant les mains aux malades ; peinture pleine d’expression qui rappelait déjà le plus grand maître de l’Italie et qui était bien faite pour attirer l’attention de Nicolas Poussin, si tant est qu’elle coïncide avec le séjour de ce grand peintre à Paris, en 1641 et 1642. S’il faut en croire quelques biographes, Poussin et Lesueur se connurent et furent liés d’amitié. Rien de plus probable que l’inclination que durent avoir l’un pour l’autre deux hommes que rapprochaient si naturellement leurs tendances, leur supériorité dans l’école, la dignité de leur caractère, le tour de leur génie, et ce fut peut-être par l’influence du Poussin que Lesueur, modifiant la manière expéditive et monotone qu’il avait héritée du Vouet, s’appliqua davantage à étudier les grands peintres italiens, surtout l’antique, dont il n’existait malheureusement à Paris qu’un petit nombre de copies et de très-rares originaux. Mais avec la grandeur qui le caractérisait, le Poussin, qui était retourné à Rome, prit, dit-on, la peine de copier lui-même les plus belles antiques pour les envoyer à Lesueur, trait de générosité bien noble, et qui, s’il n’est pas vrai, — on n’en trouve aucune trace dans sa correspondance, — est du moins bien vraisemblable de la part de Nicolas Poussin.

Eustache Lesueur se maria dans l’église de Saint-Étienne du Mont le 31 juillet 1644, avec la sœur de Thomas Goussé, un de ses condisciples ou élèves ; elle s’appelait Geneviève Goussé et elle était fille de « Jean Goussé, maistre épissier, demeurant au coin de la rue de Bièvre, place Maubert[4]. » Il eut six enfants de ce mariage, un garçon, qui porta aussi le prénom d’Eustache, et cinq filles. Lorsqu’il se maria, Lesueur habitait l’île Saint-Louis. Sa maison était déjà comme une école de peinture, car il y avait pour collaborateurs ses trois frères, Pierre, Philippe et Antoine Lesueur, et son beau-frère, Thomas Goussé. C’est ainsi que s’explique la quantité d’ouvrages que Lesueur a menés à fin dans sa courte vie : les plafonds et les bas-reliefs feints de bronze qu’il peignit chez M. de Fieubet, trésorier de l’épargne, rue des Lions ; les tableaux de Moïse exposé et de Moïse sauvé, qui lui furent commandés par M. de Nouveau, pour un des pavillons de la place Royale ; ceux qu’il fit chez la comtesse de Tonnay-Charante, rue Neuve-Saint-Médéric ; chez M. de Guénegaud, trésorier de l’épargne, rue Saint-Louis, au Marais ; chez M. Le Conny, vieille rue du Temple, où il traita une seconde fois l’histoire de Moïse ; chez M. de Chambray, trésorier des guerres, qui demeurait rue de Cléry ; chez M. Bezard, qui était également trésorier des guerres et qui demeurait dans la même rue ; chez le président Brissonnet, logé proche des Enfants-Rouges ; chez Mme la princesse de Guemenée et chez beaucoup d’autres encore, sans parler des peintures religieuses qu’il fit pour le couvent des Capucins de la rue Saint-Honoré, pour l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, pour la paroisse de Mitry, entre Saint-Denis et Dammartin, pour l’abbaye de Marmoutiers, près de Tours.

Ce fut l’année d’après son mariage que Lesueur commença les décorations du cloître de la Chartreuse de Paris. Il devait y représenter, en une suite de vingt-deux compositions, la Vie de Saint-Bruno, dont le sujet austère convenait si bien à la nature de son génie. Aussi, malgré son admiration pour Raphaël, Lesueur ne fut comparable qu’à lui-même dans cette suite de tableaux qu’il appelait modestement des esquisses et qui peuvent être regardées comme son œuvre capitale, car elles sont toutes remplies de son âme. Ce n’est pas seulement dans le choix des formes et dans le jeu des draperies que se manifeste ici l’originalité du peintre, c’est encore et surtout dans le caractère général de la conception et dans l’expression des choses intimes. Chez Raphaël, le sentiment religieux a presque toujours quelque chose de fier et d’imposant qui veut confondre l’impiété ; chez Lesueur, ce sentiment est accompagné d’une candeur qui émeut le plus incrédule. C’est dans la ferveur de ses humbles croyances qu’il a trouvé le secret d’une peinture religieuse qui serait impossible au sceptique. Personne n’a représenté comme Lesueur les tranquilles monastères bâtis dans la solitude, sur des montagnes inaccessibles, les murs d’enceinte des communautés religieuses, qui sont comme des barrières élevées contre les bruits du siècle, les pénitents à la physionomie grave et pensive, luttant à force de prières contre les mondaines apparitions et les regrets inutiles, et ces longues robes blanches qui traversaient comme des ombres les cloîtres mélancoliques.

Lesueur n’est jamais plus beau que lorsqu’il exprime les sentiments qui sont en lui. Dans le premier tableau de la Vie de saint Bruno, où l’on voit une assemblée de peuple écoutant un sermon, il a voulu représenter la foi se manifestant sous toutes les nuances dans des organisations diverses. Ici, au milieu de la foule, agenouillée sur les dalles de l’église, une femme écoute et regarde le prédicateur dans une sorte d’extase ; son corps un peu abandonné, sa tête légèrement renversée en arrière, l’expression admirable de son profil perdu, tout en elle accuse la foi ardente et passionnée, celle qui, chez les femmes ou dans les natures délicates et sensibles, est toujours accompagnée de tendresse, d’exaltation et d’amour. Là, un jeune homme debout, tenant un missel, exprime, par le calme de sa posture, par la sérénité de son visage, la foi désintéressée et tolérante ; tandis qu’à ses côtés, un homme, la tête courbée et les bras croisés, sur la poitrine, semble placé là comme une image du rationalisme qui se sent vaincu et s’humilie. Dans aucune école, on ne trouverait un sujet mieux rempli, une disposition plus heureuse ; et l’on ne peut trop admirer ici la tiédeur des teintes, la finesse de l’expression et la vérité des attitudes, notamment le geste du prédicateur, Raymond Diocre, qui se penche sur l’auditoire, avec tant de naturel, de chaleur et d’onction.

MORT DE SAINT BRUNO

Ce même docteur Raymond apparaît dans le deuxième tableau sur son lit de mort, et dans le troisième on le voit sortir à demi de son cercueil, pour prononcer lui-même, ou milieu de l’office des morts, l’arrêt de sa condamnation. Comme la résurrection de ce docteur était ce qu’on prétendait avoir donné lieu à la conversion de saint Bruno, Lesueur avait été forçé de se conformer à cette fable, dont la tradition était consacrée parmi les Chartreux. C’est donc seulement au quatrième tableau que commence la vie du saint. Le fondateur des Chartreux, revêtu d’une longue robe qui n’est pas encore celle de son ordre, est représenté à genoux devant un crucifix. Plongé dans la méditation et là tristesse, il semble repasser en sa mémoire les événements qui ont donné lieu à sa conversion, pendant qu’au loin, dans une campagne aride, on aperçoit deux hommes qui jettent dans un fossé le cadavre du docteur. Il n’appartenait qu’à Lesueur d’émouvoir avec si peu, et de répandre sur sa toile ce ton monotone si bien en rapport avec sa pensée.

Son génie souple et facile se révèle dans le cinquième tableau, dont le sujet n’était que la variante du premier. Saint Bruno, dans une chaire, environné de ses disciples, leur montre du doigt le ciel et cherche à leur imprimer la crainte des jugements de Dieu. Quoique l’effet de cette composition soit moins flatteur que celui de la première, elle n’en est pas moins bien sentie, car on y trouve un caractère plus naïf peut-être, une admirable délicatesse de dessin et des draperies d’un beau style, mais, par-dessus tout, une douceur de clair-obscur et une couleur éteinte qui répondent parfaitement au recueillement de l’auditoire et à son silence. Le fond est d’architecture dorique, et il est remarquable que, dans les compositions de cette belle série, Lesueur a employé le plus sévère de tous les ordres d’architecture, pensant que la richesse des chapiteaux corinthiens s’accorderait mal avec les épisodes d’une vie de renoncement, et que des scènes aussi austères que celles du cloître voulaient une architecture tranquille, sans ornement, sans acanthe, et permettaient tout au plus, de temps à autre, la volute gracieuse de l’ordre ionique.

Partout Lesueur domine son sujet, partout il est grand, varié et singulièrement expressif. S’il fait apparaître trois anges à saint Bruno endormi, on ne sait ce qu’il faut admirer le plus, de ces anges doux et légers qui volent sans bruit, ou du saint personnage qui, même dans le rêve où il est plongé, paraît écouter une voix mystérieuse. Et quelle dignité dans son repos ! Jamais on ne fit un plus heureux choix parmi les lignes fournies par la nature elle-même. La simplicité se confond ici avec la noblesse ; c’est de ce sommeil grave et calme que dorment les grands cœurs. Tantôt Lesueur nous montre son héros à cheval, traversant d’affreux déserts avec ses compagnons, et prêt à gravir les Alpes pour y découvrir le lieu où sera fondée la Grande-Chartreuse ; alors le peintre des affections intimes devient tout à coup un habile paysagiste ; il accuse une nature sauvage, grandiose ; il dessine de nobles et robustes chevaux, comme s’il eût fait de ces objets l’occupation de sa vie entière. Tantôt il rend avec beaucoup de vérité et d’énergie tous les mouvements, toutes les postures du corps, observés dans les ouvriers qui bâtissent le monastère. Plus loin, il redevient naïf dans le tableau où saint Bruno reçoit une lettre du pape. Quel esprit dans la contenance un peu embarrassée de l’envoyé rustique, cherchant à lire l’effet de la lettre sur la figure du chartreux et ne sachant s’il lui est permis de se couvrir pendant la lecture !

On a toujours cité comme un des plus beaux tableaux de cette collection célèbre, celui où l’on voit le pape présidant le consistoire qui approuve l’institut des Chartreux. Rien n’est en effet mieux entendu que cette composition remplie de noblesse. Le souverain pontife, du haut d’un siége élevé bien au-dessus du banc des cardinaux, écoute la lecture de la bulle. Nous ne retrouvons plus, ici, les formes sveltes, allongées, si convenables pour caractériser des religieux résignés à la vie du cénobite, des moines rigides ; au contraire, ce sont des personnages puissants et fiers, des princes de l’Église qui, par l’ampleur de leur costume, la plénitude de leurs carnations, leur mine hautaine et assurée, personnifient le catholicisme mondain de Rome, capable d’approuver, au sein du luxe, l’amour de la pauvreté, de la retraite et du silence. Voyez avec quel art la draperie suspendue derrière le trône pontifical vient rompre la monotonie des colonnades intérieures, et quelle grandeur apparente donnent à un petit cadre les illusions de la perspective ! Mais quoi ! s’est écrié un savant, Lesueur devait-il peindre des cardinaux en chapeau rouge, dès le XIe siècle, tandis qu’ils n’ont obtenu ce chapeau qu’en 1464, trois cents ans après la fondation des chartreux ? Les érudits ont raison sans doute au point de vue historique ; mais celui qui tient une palette ne doit-il pas avant tout songer à son tableau ? La représentation de prélats immobiles écoutant la lecture d’un bref, ne serait-elle pas d’une froideur inévitable, si la scène n’était réchauffée, cette fois, par l’éclat des couleurs ? Heureux anachronisme ! dirai-je plutôt. Si la faute est blâmable aux yeux d’un antiquaire, elle est charmante en peinture. Lesueur, en introduisant trop tôt la pourpre dans le costume des cardinaux, ravive sa toile, et ne sacrifie la vérité de détail qu’à une vérité plus importante, car il prête ainsi au consistoire romain cette pompe dont la cour pontificale aime à s’entourer, même quand elle canonise l’ascétisme.

PRÉDICATION DE SAINT PAUL À ÉPHÈSE.

Il serait trop long d’énumérer et de décrire toutes les toiles de cette collection inestimable, qui offre partout des plans variés et pittoresques, un merveilleux emploi de la perspective, et, quand le sujet le comporte, un procédé plus ferme et une plus vive couleur. Mais on ne peut passer sous silence le tableau de la Mort de saint Bruno et celui de son Apothéose, le premier surtout, qui est un chef-d’œuvre d’ordonnance, d’expression et de clair-obscur. Jamais le pieux génie de Lesueur n’avait trouvé un langage plus pathétique : les différents gestes de la douleur résignée ou inconsolable à la vue du mort étendu sur la paille, la triste nudité du lieu, et les flambeaux qui jettent sur cette scène une lueur sépulcrale, tout cela est d’un grand peintre, tout cela est digne des plus fameux maîtres et des plus fameuses écoles. C’est que Lesueur a peint comme il croyait et comme il sentait. Il a fait passer dans ses œuvres la foi qui l’animait, la mélancolie qui le fit mourir. Son âme faible et tendre ne voyait dans la vie des cloîtres que l’absence des vulgaires soucis, le mépris des bonheurs imaginaires du monde et un abri contre les troubles du cœur[5].

Si nous suivons le peintre de la Vie de saint Bruno sur un plus brillant théâtre, nous le verrons demeurer fidèle à son caractère, apporter en toute chose son humeur un peu rêveuse et cette austérité qu’il tempérait au besoin par je ne sais quelle fleur d’élégance et de bon goût. Comme tous les grands peintres, Lesueur était toujours semblable à lui-même en des sujets divers, et bien qu’il eût un talent flexible et une merveilleuse facilité d’invention, il savait plutôt faire plier son œuvre à son génie, qu’assouplir son génie à son œuvre. Quand il fut appelé à peindre les plafonds de l’hôtel Lambert, il se trouva en concurrence avec Lebrun qui avait été chargé de décorer la grande galerie où il représenta les travaux d’Hercule, son hymen et son apothéose. Quant à Lesueur, il eut en partage les appartements qui reçurent plus tard les noms de Cabinet des Bains, Cabinet des Muses, Salon de l’Amour. C’est à la pointe orientale de l’île Saint-Louis qu’est situé cet édifice, qui fut bâti sur les dessins de Charles Levau, pour le président Lambert de Thorigny ; il fut habité dans la suite par le fermier général Dupin, et la marquise du Châtelet écrivait à Dargental le 2 avril 1739 : « Je veux que votre ami (Voltaire) et moi, nous puissions vivre quelques jours avec vous au palais Lambert, qui est à présent l’Hôtel du Châtelet. » Le cabinet des Muses devint celui de Voltaire, qui l’occupa de 1745 à 1749.

Nous visitâmes, il y a vingt ans (1838), cette historique demeure pour savoir s’il restait, des peintures de l’hôtel Lambert, autre chose que les tableaux achetés par Louis XVI en 1777 et qui ornent aujourd’hui le musée du Louvre. À l’extrémité de la rue Saint-Louis en l’île, nous trouvâmes un bâtiment d’une belle apparence, dont les terrasses dominent les deux bras de la Seine et un magnifique horizon. C’est là qu’était installée l’administration des Lits militaires. Quand j’entrai dans cette cour, dont l’ordonnance avait été troublée par les maçonneries industrielles, quand je montai par cet escalier roide, sombre, dont la rampe de pierre et l’architecture massive et anguleuse présentent un aspect sévère, tel qu’il convenait à la résidence du chef de la justice, je ne pus me défendre d’un sentiment pénible, en songeant aux singulières destinées de l’art dans notre pays. Cà et là, je me heurtais aux plus étranges contrastes. Le premier étage ayant servi à un pensionnat de jeunes demoiselles, les mots Salle d’étude, Classe du soir, se lisaient encore sur ces portes qu’avait ornées le pinceau de Lesueur, et par où étaient passés tant d’illustres personnages. Ce fut bien pis quand on m’introduisit dans la grande galerie, encombrée alors d’ignobles charpentes, dont les solives avaient crevé des paysages d’Herman Swanevelt, et endommagé les moulures de la plus belle porte qui soit à Paris[6]. La garnison ayant sans doute commandé récemment un grand nombre de matelas, je dus à cet heureux hasard de pouvoir me hisser sur l’échafaudage à moitié dégagé et contempler de là les vigoureuses fresques de Lebrun, assez bien conservées pour que la gravure ou la lithographie pussent en reproduire au moins la composition. Dans une pièce voisine, d’une nudité affreuse, on voyait encore des Amours se jouer dans les

LE CHRIST DESCENDU DE LA CROIX.


compartiments du plafond et servir d’accompagnement à la petite coupole où sont représentés Zéphire et Chloris. Le concierge nous dit, il m’en souvient, que le nombre des visiteurs était tort rare, et qu’il s’écoulait presque des années sans que personne vînt s’enquérir de ces précieux débris. Quand nous eûmes admiré en silence ce petit chef-d’œuvre, étalant à nos yeux sa beauté solitaire et inutile, je voulus m’enfuir avec l’amateur qui m’avait accompagné dans mon pèlerinage ; mais on nous força de parcourir le reste de l’hôtel, qui n’offrait que des salles vides, des murs délabrés, quelques lambeaux de tapisseries.

Il faut donc revenir au Louvre, si l’on veut connaître et apprécier Lesueur dans le genre gracieux. C’est là que triomphent les qualités que l’artiste n’a pu déployer qu’à demi dans ses peintures catholiques. Son pinceau tout à coup s’enhardit, sa couleur devient plus animée, sa lumière moins timide. Le voici qui emprunte à l’art païen sa simplicité naïve et sa grandeur. Que dis-je ? Lesueur n’a jamais vu l’Italie ; s’il connaît la sublime antiquité, c’est seulement par de rares moulages et par des gravures. Il puise donc en lui-même ce raisonnement élevé qui le conduit sans détour et sans effort jusqu’au plus profond de son sujet ; c’est dans sa propre inspiration qu’il trouve cette expression juste et forte qui pouvait se passer de la contraction du visage, tant elle était clairement saisissable dans le mouvement des personnages ou dans leur seule contenance. Quoi de plus admirable, comme enchaînement des groupes et combinaison des lignes principales, que ces tableaux de l’histoire de l’Amour, si heureusement échappés à la dévastation de l’hôtel Lambert ? Les Grâces président à la naissance de l’Amour, qui vient au monde dans le vague des airs, et l’Espérance descend le couronner. Dans ce premier sujet, Lesueur n’a besoin que de la grâce naturelle à son pinceau et de cet heureux agencement des figures dont personne ne lui avait appris le secret. Mais au second tableau, où l’Amour est mené dans l’Olympe, le peintre ajoute encore à un incomparable talent de disposition cette éloquence du langage passionné que son esprit ingénu lui faisait rencontrer du premier coup. À la vue de l’enfant qui se débat dans les bras de sa mère, toutes les divinités se sentent frappées par une puissance mystérieuse et irrésistible, Jupiter lui-même se trouble et semble étonné de ne plus se croire le maître des dieux. Son aigle bat de l’aile, et pendant que les regards de l’Amour ont soulevé la tempête au cœur de Neptune, la froide Junon présente le contraste de sa hautaine indifférence. Sur un plan plus éloigné, Diane s’indigne de la faiblesse des dieux, qui offense sa chasteté, sans prévoir qu’elle sera vaincue à son tour, et que ses rayons amoureux iront écarter le feuillage qui protège le sommeil d’Endymion. Plus loin, le fils de Vénus est représenté se laissant glisser mollement sur un nuage, dans une attitude voluptueuse et nonchalante. Il va prendre possession de la terre, précédé de l’indispensable Mercure et accompagné des déesses de la Jeunesse et de la Beauté. Partout Lesueur nous montre combien sa nature tendre, déliée, le rendait propre à raconter ces fables ingénieuses dont il comprenait si bien l’intention délicate et le sens voilé. Jusqu’au bout, il se maintient dans la simplicité et le grandiose ; toujours ses formes sont pures, ses lignes majestueuses, ses draperies noblement jetées. De toutes ses compositions s’exhale je ne sais quel parfum de l’antique, et pourtant Lesueur le connaissait à peine ; mais il a fait mieux que de le connaître, il l’a deviné.

Ce qu’il y a de plus beau dans les peintures de l’hôtel Lambert, ce sont les quatre tableaux représentant les Muses ; dans cet ouvrage, Lesueur, sans presque rien dérober au peintre du Parnasse, invente des motifs variés et d’une exquise élégance. Ses groupes de Muses s’enlèvent sur un fond de riants paysages où il est impossible de reconnaître la main de Patel, tant il y a d’harmonie entre le principal et l’accessoire, tant les arbres, les lointains et le ciel répondent au mode de la composition et à la nature du sujet. Peut-être faut-il relever une certaine petitesse dans ce feuillage, que le Poussin eût traité plus largement, bien que Lesueur pût s’autoriser ici de l’exemple de Raphaël ; mais un paysage aussi délicat n’en est que plus propre à encadrer ces Muses pudiques et tendres, vierges antiques auxquelles le peintre a soufflé une âme chrétienne. L’artiste qui avait su rendre aimable la mortification et la pénitence, reste donc semblable à lui-même en donnant de la modestie à la grâce, de même qu’il avait donné des charmes à l’austérité.

On raconte que des mains jalouses souillèrent plus d’une page de la Vie de saint Bruno, et forcèrent les chartreux de protéger ces tableaux avec des volets fermant à clef[7]. On rapporte aussi que Lebrun, comme il accompagnait le nonce du pape dans les galeries de l’hôtel Lambert, doublait le pas en traversant les pièces peintes par Lesueur, et que le nonce l’arrêta en lui disant : « Voilà pourtant de bien belles peintures ! » Quoique les détails, de cette anecdote soient diversement racontés, il est possible que le fond en soit vrai ; mais on ne peut rien induire touchant la prétendue jalousie de Lebrun à l’égard de Lesueur, et la prétendue inimitié dont il l’aurait poursuivi. Un simple fait prouve suffisamment que Lebrun et Lesueur vécurent dans de bons rapports, c’est l’acte de baptême d’un neveu de Charles Lebrun, acte dans lequel Eustache Lesueur figure comme parrain et Susanne Butey, femme de Lebrun, comme marraine[8]. Après cet effort, Lesueur tomba dans une maladie de langueur à laquelle il était prédisposé. Il mourut le 30 avril 1655, en la paroisse de Saint-Louis en l’Isle. Il était âgé seulement de trente-Huit ans. Raphaël était mort à trente-sept.

SAINT BRUNO EN PRIÈRE.

On a écrit que Lesueur s’était retiré aux Chartreux et qu’il y était mort[9] ; mais c’est là une de ces fables imaginées pour jeter un intérêt de plus sur les grands hommes. Lesueur était fait sans doute pour achever sa vie dans cette retraite silencieuse, au milieu de ces bons religieux dont il avait immortalisé les origines ; mais on sait positivement aujourd’hui qu’il ne mourut point dans le cloître. S’il y était mort, nul doute que les Chartreux n’eussent tenu à grand honneur de conserver sa dépouille, d’autant que leur cimetière, où ils avaient le privilège d’ensevelir même des personnages étrangers à leur communauté, était célèbre par les tombes illustres qu’il renfermait. Lesueur mourut dans sa maison de l’île Saint-Louis, et, sans doute en mémoire de son mariage qui avait été célébré dans l’église Saint-Étienne du Mont, il voulut être inhumé dans cette église, où on lisait encore son épitaphe au siècle dernier[10].

Eustache Lesueur fut un des douze fondateurs de l’Académie de peinture qu’on appela les Douze anciens. Ses frères Pierre, Philippe et Antoine, et son beau-frère Thomas Goussé, l’aidèrent dans ses tableaux, qui ont été gravés pour la plupart avec succès par Benoît Audran, Chauveau, Picart le Romain, Desplaces, Dupuis[11]. Lebrun alla voir Lesueur à ses derniers moments, et quand il lui eut fermé les yeux, il ne put, dit-on, retenir cette parole : « La mort vient de m’ôter une grande épine du pied. » Si l’on doit ajouter foi à ce fait, raconté par un chartreux même, Vigneul de Marville (Bonaventure d’Argonne), du moins faut-il rejeter bien loin tout ce que l’on a raconté au sujet de cette prétendue jalousie qui, en tout cas, ne put aller jamais jusqu’à l’animosité, ainsi que nous l’avons dit et prouvé plus haut.

La communauté des orfèvres de Paris était dans l’usage d’offrir chaque année à l’église Notre-Dame un tableau qui était exposé le 1er mai sous le porche de la cathédrale[12]. Ces tableaux avaient pris le nom du mois de l’année où ils étaient offerts et exposés. Un des plus beaux May, et des plus admirés, fut le Saint Paul prêchant à Éphèse de Lesueur. Le peintre nous transporte tout d’abord en Asie Mineure, sur la place même de cette ville célèbre par son magnifique temple de Diane. Ce temple et la statue de la grande déesse des Éphésiens, qu’on aperçoit à travers les colonnes du péristyle, à la droite du tableau, servent à localiser parfaitement la scène. Sur les marches d’un portique placé à gauche, saint Paul parle avec autorité, avec feu ; il parle, comme son geste l’indique, au nom de Dieu, du vrai Dieu, du Dieu unique, et à sa voix les Éphésiens renoncent à leur culte, il brûlent ce qu’ils avaient adoré. L’un écrit sur des tablettes les paroles de l’apôtre, l’autre les explique, tous en sont émus, et, déchirant les livres du polythéisme, ils les livrent aux flammes. Un esclave accroupi, sur le premier plan, souffle le feu du bûcher qui dévore les manuscrits païens. Autant il y a de majesté dans l’attitude de saint Paul et d’expression dans les autres figures, autant je trouve admirable, par le naturel de la pose, cet esclave noir, venu de l’Éthiopie, qui ne prend part à l’action que par son côté vulgaire, sans comprendre le changement dont le monde va être témoin.

Il y a, dans le Saint Paul prêchant à Éphèse, une combinaison cachée, un secret balancement de lignes qui donnent il la composition son assiette, sa grandeur. Ôtez-en le moindre détail, par exemple les deux troncs d’arbres dépouillés qui se projettent sur l’azur du ciel, le tableau paraît aussitôt coupé en deux. À l’analyse, tout semblerait prévu et rien cependant n’est calculé. La seule intuition d’un heureux génie a enfanté cette composition irréprochable. Elle est claire, comme le sont ordinairement celles des peintres français, et néanmoins elle est fort animée ; il n’y règne aucune confusion, et pourtant il y a de la vivacité dans les mouvements ; elle est conçue dans un style très-élevé, et toutefois on n’y remarque point de recherche ; au contraire, elle est remplie de choses naïves, de gestes calqués sur la simple nature. Le tableau porte la date de 1649 et le nom de Lesueur ; effacez ce nom, je suppose, et mettez a la place celui de Raphaël, qui osera s’en offenser ?

Combien de peintres ne peuvent s’élever au style sublime sans paraître tendus ? Chez Lesueur, la dignité est toujours facile ; elle est tempérée par une ingénuité charmante. Cela tient, je crois, à ce qu’il sait introduire, en chacun de ses ouvrages, des détails empruntés il la vie familière. J’en pourrais donner plus d’un exemple. La première scène de la Vie de saint Bruno nous fait voir, au milieu de figures d’un noble caractère, l’épisode d’un enfant qui empêche son chien d’aboyer. Le Saint Paul à Éphèse n’est point déparé par la figure si naïvement dessinée, sur le premier plan, de l’esclave noir, et les signes de l’attachement d’un chien pour son maître sont un des plus touchants accessoires du Martyre de saint Protais.

LE MARTYRE DE SAINT LAURENT.

Qui ne se rappelle avoir vu, au moins dans la gravure d’Audran, les martyrs Gervais et Protais traînés devant la statue de Jupiter ? Là tout est grand et noble, et vigoureux même. Le peintre des solitudes hospitalières aux âmes blessées passe tout à coup et sans peine à l’expression des scènes bruyantes. Il agite ses draperies, il mouvemente sa composition, il y met la passion, le tumulte. Soldatesque brutale, aux bras robustes, à la pesante allure, juges païens dans leur toge, et les sacrificateurs et la foule émue et l’image immobile des faux dieux, tout cela est conçu dans un style aisé, mais puissant, que Lesueur a trouvé, non pas chez Raphaël, mais dans un génie qui n’était pas sans parenté avec celui du peintre des Loges. Le dessin facile de ces figures élégantes n’appartient qu’à lui. Qui sait ? Jules Romain eût été plus mâle peut-être, Raphaël plus sévère dans le contour et plus châtié ; mais personne, je crois, n’aurait donné cette délicatesse aux saints martyrs, personne n’eût inventé des visages d’une sérénité plus angélique, ni su recouvrir de teintes mieux attiédies et plus légères ces draperies qui ne doivent point blesser la vue, mais, au contraire, former entre elles une douce harmonie qui laisse tout l’intérêt se porter sur les bienheureuses figures des saints martyrs, déjà ravis en extase.

Il y a au Louvre quelques tableaux que je ne puis revoir jamais sans émotion et sans les contempler longtemps en silence. Je parle surtout de certains tableaux ignorés, perdus dans le nombre, et que les visiteurs ne remarquent point, la Messe de saint Martin, par exemple, et Sainte Véronique. Là sont des figures qui respirent une sécurité sainte. En parcourant toute l’école française, on ne rencontrerait point une autre fois ce caractère d’inspiration divine. Nous ne l’avons retrouvé que deux cents ans plus tard, avec plus de puissance encore, dans le sublime Saint Symphorien de M. Ingres. Lesueur était seul capable alors de trouver cette expression d’en haut. Lui seul aussi pouvait répandre sur ses tableaux la douce lumière qui les fait ressembler aux peintures effacées des murailles d’un pieux édifice ; lumière éloignée, tranquille, amortie, éclairant des visages d’une incomparable sérénité. Les femmes antiques n’ont guère plus de grâce que la Véronique de Lesueur, que les jeunes filles de la Messe de saint Martin, et elles n’ont pas autant de tendresse. Le sentiment de la grâce antique, tel qu’il apparaît dans les bas-reliefs, s’adresse à la sensualité pure, au paganisme de la pensée. La grâce de Lesueur, au contraire, est imprégnée d’un spiritualisme qui touche et va droit à l’âme. Excepté la Belle Jardinière, les vierges de Raphaël sont plus matérielles, leurs carnations sont plus abondantes, leurs formes plus rondes, plus remplies ; celles de Lesueur ont une sveltesse heureuse, une suavité pénétrante. La pâleur même des teintes, la légèreté d’une peinture unie, à peine épaissie dans les lumières, le vague des cheveux et jusqu’à l’inachevé de certaines formes, tout cela vient en aide au sentiment et plonge l’esprit dans une rêverie que rien ne dérange, ni un contour trop accusé, ni un accessoire en saillie, ni un ton trop éclatant. J’adore Raphaël, je vénère Poussin, Corrège me séduit, Titien m’impose, Rubens et Véronèse m’enchantent ; mais j’avoue que rien ne me procure une émotion plus intime et plus profonde que la peinture de Lesueur, peinture calme, suave, silencieuse, recueillie et souvent sublime.

Lesueur a été fort peu compris de ses contemporains. Félibien et après lui Roger de Piles, en ont parlé avec assez de froideur, et ni l’un ni l’autre ne paraissent s’être doutés de la poésie répandue dans ses ouvrages. Du reste, ils ont reconnu à ce grand peintre la simplicité de l’ordonnance, la vérité et la noblesse des attitudes, de belles draperies, et enfin un goût délicat, une raison profonde. Nous ne saurions admettre dans toute sa sévérité le jugement qu’en a porté de Piles, en ce qui concerne le matériel de l’art. Il est vrai que Lesueur a quelquefois acheté la grâce aux dépens de la correction, en donnant trop de longueur à ses figures, comme on le voit notamment dans le tableau où saint Bruno lit une lettre ; mais qui ne fermerait les yeux sur ces défauts en considération d’un dessin si svelte et si élégant ? Quant à la couleur, c’est bien à tort, suivant nous, que le même critique reproche à Lesueur un coloris sans choix et sans recherche. Cette expression est évidemment irréfléchie, car les tons de ce peintre ont de la finesse, et rien ne convenait mieux à l’enveloppe austère de sa pensée que ces mélanges légers, vagues et précieux d’ocre jaune et d’outremer.

Au siècle dernier, un homme d’esprit et de savoir, le marquis d’Argens[13], entreprit de défendre l’école française contre les dédains affectés que temoignent en toute occasion les Italiens au sujet de nos peintres ; et s’il avança bien des énormités, lorsque, par exemple, il compara Lebrun à Michel-Ange et Santerre à André del Sarte !… avouons qu’il soutint mieux sa périlleuse thèse, quand il mit en parallèle Raphaël et Lesueur. Il est prudent d’éviter autant que possible les comparaisons en peinture, à moins qu’on ne les établisse entre deux hommes traitant les mêmes sujets, à la même époque et sous les mêmes cieux. Mais cependant, qu’on nous permette de rapprocher ici deux situations : celle de Lesueur vivant à Paris sous Louis XIII, n’ayant d’autres modèles que de rares tableaux, des estampes, quelques plâtres moulés sur l’antique, d’autre maître que Simon Vouet, d’autres ressources enfin que sa propre inspiration,… et celle de Raphaël d’Urbin, venu au monde entre Michel-Ange et Léonard de Vinci, au plein midi de la Renaissance, comme pour servir d’apogée à

EUTERPE, ÉRATO, POLYMNIE.


cette longue ascension de l’art qui avait commencé à Giotto et s’arrêtait à lui, Raphaël. N’est-il pas permis de croire qu’il fallait presque autant de génie pour être Lesueur, à Paris, au XVIIe siècle, que pour être Raphaël, à Rome, au commencement du XVIe siècle ? Lesueur a exprimé des sentiments que personne avant lui n’avait su peindre. Il représente, dans le domaine de la peinture, un idéal particulier, une exquise nuance. Je parle de cette austérité tendre, de cette aimable sagesse, sans froideur, sans bigoterie, sans ennui, qui rappelle l’onction et la finesse de François de Sales, les saintes ardeurs de Fénelon. Raphaël a été plus savant et Lesueur plus pathétique. L’un a peint les charmes de la beauté, l’autre le recueillement et les douceurs infinies de la vertu. Quelle facilité de conception, quelle heureuse fécondité de génie n’a-t-il pas fallu pour faire de l’histoire d’un simple moine une suite de compositions aussi variées, quoique toujours dictées par un sentiment uniforme ; aussi pittoresques, quoique toujours graves ; aussi ingénieuses, quoique toujours fidèles aux traditions du cloître !… Que si Lesueur nous paraît plus grand, à nous, qu’il ne parut à ses contemporains, c’est sans doute à cause de sa foi naïve, qui contraste aujourd’hui avec notre scepticisme, et qui lui a fait trouver des accents d une tendresse toute chrétienne, d’une suavité qui, dans notre école du moins, était inconnue.

CHARLES BLANC.
RECHERCHES ET INDICATIONS

Les plus importants morceaux de l’œuvre de Lesueur, tableaux ou dessins, se trouvent dans le musée du Louvre. Deux salles sont consacrées aux ouvrages de cet illustre maître : l’une renferme les tableaux, l’autre les dessins.

La notice officielle porte à 46 le nombre des toiles de Lesueur que possède le musée. Les tableaux relatifs à la vie de saint Bruno sont au nombre de 24. Ces ouvrages ornaient le cloître des Chartreux, ils avaient été peints sur bois ; depuis ils ont été fixés sur toile. Les experts du musée ont estimé ces 24 tableaux, sous l’Empire, 294,500 fr., et en 1816, sous la Restauration, 405,500 fr. Les tableaux de Lesueur, relatifs à des sujets de l’Ancien et du Nouveau Testament, sont au nombre de dix, parmi lesquels il faut remarquer la Descente de Croix, estimée sous l’empire 18,000 fr., et 60,000 fr. sous la Restauration, tableau d’une simplicité solennelle, plein de sentiment, et la Prédication de saint Paul à Éphèse, estimée 250,000 fr. aux deux époques. Les sujets mythologiques sont au nombre de 12. Cinq, représentant les Muses, étaient placés autrefois à l hôtel Lambert, — la Naissance de l’Amour y décorait un plafond. Ce tableau, peint sur plâtre, fut enlevé et remis sur toile. Les 6 autres tableaux, relatifs à l’Histoire de l’Amour, avaient été faits, comme les précédents, pour M. Lambert de Thorigny, et avaient orné, dans son hôtel, le cabinet dit de l’Amour. Une partie des peintures de ce cabinet, les panneaux et pilastres, sont maintenant au château de la Grange, en Berri.

Nos musées des départements ne sont pas très-riches en tableaux de Lesueur. Nous en trouvons un au musée de Toulouse, il représente Mantré offrant un sacrifice à Dieu, — un autre dans le musée Fabre, à Montpellier : la Première nuit des Noces de Tobie. Le musée de Nantes possède l’esquisse en petit d’un plafond que le peintre exécuta en grand pour un hôtel de Paris : elle représente le Lever de l’Aurore. Voilà tout.

Dans les collections particulières de France, nous ne connaissons que trois ou quatre tableaux de Lesueur : ils appartiennent à M. Girou de Buzareingues, place Royale, et à M. George. (Ceux-ci ont été vendus en 1857.)

Des débris de l’hôtel Lambert, c’est-à-dire des écussons et panneaux qui n’avaient pas été acquis pour le Louvre, M. de Montalivet s’est composé, dans le château de la Grange, en Berri, une chambre ornée avec goût, qui a pris le nom de Chambre Lesueur.

À l’exception de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg, nous ne trouvons pas de tableaux de Lesueur dans les galeries publiques de l’Europe ; et encore, il n’est à l’Ermitage que le Moïse exposé sur le Nil qui soit digne du maître.

À l’étranger, chez les amateurs, les tableaux de ce maître sont extrêmement rares, si ce n’est pourtant en Angleterre.

À Devonshire-House, il y a une compositionde Lesueur représentant la Reine de Saba devant Salomon.

À Corsam-House, dans la collection de la famille Methuen, on admire le Pape Clément bénissant Saint-Denis.

À Leight-Court, chez M. P. Miles, la Mort de Germanicus, riche et noble page ; les figures sont demi-nature.

Enfin, au château d’Alton Fower, le comte Shrewsbury possède Jésus-Christ pleuré par les siens au pied de la Croix, composition d’un sentiment vrai et profond.

Sont-ce là tous les tableaux sortis de la main de Lesueur ? Non, assurément. Florent Lecomte, dans son Cabinet des singularités d’architecture et de peinture, Paris, 1700, en a décrit 88, sans compter la Vie de saint-Bruno et quelques autres tableaux qui figurent au musée du Louvre. Le catalogue qu’en a dressé cet écrivain-amateur a été tiré d’un manuscrit-journal des œuvres de Lesueur de 1645 à 1653, lequel journal, dit Florent le Comte, m’a été confié par une personne de sa famille.

Que sont devenus ces tableaux dont nous ne trouvons aucune trace ?

Le musée du Louvre renferme un nombre considérable de dessins de Lesueur. En parcourant la Notice des dessins, on ne trouve à l’article Lesueur que quatre dessins, et lorsqu’on visite le grand salon destiné aux dessins de ce maître, on est surpris d’en compter jusqu’à 170 !…

Les dessins de Lesueur sont tracés d’une main sûre, au crayon noir, avec des rehauts de blanc, sur papier de couleur, ou bien à la plume avec une légère teinte de lavis. Ces dessins, à l’exception de douze compositions allégoriques, sont les études de la Vie de saint Bruno. Trois sont signés de la main du maître : deux avec le prénom d’Eustache précédant celui de Lesueur.

Au Cabinet des Estampes de Paris, il y a trois volumes consacrés à l’œuvre gravé de Lesueur, renfermant 230 planches, y compris les répétitions. — La Vie de saint Bruno y reparaît cinq fois : au trait, pour le musée Landon, par Normand ; en taille-douce, par Chataignier et Niquet, pour le musée Filhol ; au trait, pour quelques planches seulement, par Le Bas et Guyot ; au burin, pour quelques autres, par Ingouf, Dennel et Croutelle. Vient enfin la collection publiée par Cousinet et gravée par Chauveau. Elle se compose de 22 pièces.

Nous avons à nous occuper maintenant du prix auquel se sont élevés, dans les ventes publiques, les rares tableaux de Lesueur qui y ont été offerts.

À la vente du duc de Tallard, en 1756, Jésus guérissant l’aveugle-né, fut adjugé 1,820 livres.

À la vente du cabinet de M. La Live de Jully, en 1770, le Martyre de saint Laurent, gravé par Audran, et que nous avons reproduit, fut vendu 7,550 livres.

Il y avait, dans la riche collection du prince de Conti, 6 Lesueur : l’Adoration du veau d’or et Moïse dans un buisson ardent, atteignirent, à la vente de cette galerie, en 1777, le prix de 2,300 livres. La Vierge en adoration fut portée à 1,000 livres, Joseph et Putiphar à 401 livres, et Vénus endormie surprise par les Amours à 201 livres.

À la vente du cabinet de Randon de Boisset, en 1777, il fut offert aux amateurs un tableau de Lesueur connu sous le titre : le Ministre d’État, sujet allégorique gravé par Tardieu ; il fut vendu 10,000 livres. Cinq esquisses terminées du plafond de l’hôtel Lambert s’élevèrent à 3,800 liv.

M. de Calonne possédait l’Ange quittant la famille de Tobie, tableau de Lesueur qui avait orné le cabinet de Watelet. En 1788, à la vente du célèbre ministre, ce tableau fut adjugé pour 1,200 livres.

Lesueur ne signait pas ses tableaux. Un seul au musée, celui de Saint Paul à Éphèse, porte son nom en lettres carrées. Nous avons dit que trois de ses dessins portaient sa signature ; nous l’avons décalquée et nous l’offrons à nos lecteurs, ainsi que celle apposée par lui sur les registres de l’Académie, que nous plaçons à gauche.

  1. La présente biographie de Lesueur avait été écrite par nous, il y a vingt ans, pour un journal de Paris. Ce fut notre premier essai. N’ayant guère alors d’autre guide pour les faits que les biographies connues, pour lesquelles nous avions un naïf respect, nous dûmes commettre les mêmes erreurs que nos devanciers. D’autres erreurs se sont glissées dans la réimpression de cette notice ; mais celles-là ne sont point de notre fait, et proviennent de ce que le premier éditeur de l’Histoire des Peintres, ayant réimprimé la biographie de Lesueur pendant que nous étions en Hollande, y fit de son chef quelques modifications fondées sur de vagues renseignements. Le moment est venu de rectifier ces erreurs, et ce travail nous sera singulièrement facilité par les précieux documents que MM. Jal, Montaiglon et Dussieux ont publiés dans les Archives de l’art français.
  2. C’est M. Eudore Soulié, conservateur du musée de Versailles, qui à rectifié cette erreur et retrouvé les preuves de la bonne attribution.
  3. Les notes de Mariette nous apprennent que ce joueur de luth était Denis Gaultier.
  4. V. les curieux documents communiqués aux Archives de l’art français, par M. Jal, historiographe et archiviste de la marine.
  5. On a fait plus d’un conte sur Lesueur : on a dit par exemple qu’il remplissait les fonctions d’inspecteur des recettes aux entrées de Paris, et qu’un jour, ayant tué en duel un gentilhomme qui avait insulté un des employés de l’octroi, Lesueur s’était réfugié dans le couvent des Chartreux. Ces assertions, sans aucun fondement, ne sont autre chose que de prétendues traditions de famille, racontées de nos jours par le musicien Lesueur, qui avait la double manie de se croire noble et de se dire descendant du grand peintre. M. Vitet, dans sa belle étude sur Eustache Lesueur, a fait justice de ces anecdotes et en a signalé la très-suspecte origine.
  6. Depuis cette époque, l’hôtel Lambert a été magnifiquement restauré ; il est habité par Mme la princesse Czartoryska, et tous les amis de l’art se réjouiront de voir d’aussi précieux débris rendus à une vie nouvelle et à l’admiration du voyageur.
  7. Germain Brice confirme ce fait dans sa Description de Paris, et Voltaire y a puisé le sujet de quelques beaux vers.
  8. Voyez au tome V des Archives de l’art francais, cet acte intéressant communiqué par M. de Montaiglon.
  9. Nous-même nous avions commis cette erreur, d’après la Biographie universelle, dans l’introduction à l’Histoire des Peintres français au XIXe siècle, (Paris, Cauville, 1845), dont il n’a été et ne sera publié que le premier volume, les autres devant trouver place dans le présent ouvrage.
  10. Sur les registres de Saint-Étienne du Mont, M. Jal a trouvé cette mention qui lève tous les doutes : « Le samedi 1er mai, fut inhumé dans l’église deffunt M. Lesueur, vivant peintre et sculpteur ordinaire du Roy, apporté dans un carrosse de la paroisse de Saint-Louis en l’Isle.
  11. La Vie de saint Bruno a été gravée par Chauveau, d’un burin rude et savant. L’exemplaire que j’ai sous les yeux et qui appartient à un amateur distingué et très-bien instruit des choses d’art, M. Victor Schœlcher, paraît provenir d’une précieuse bibliothèque ; il renferme une vie manuscrite de Lesueur, et, sur la dernière page du livre, cette mention curieuse : « J’ai vu, dans la Chambre de dom Basile d’Artois, vicaire de la Grande-Chartreuse de Paris, homme d’esprit et d’un grand mérite, en l’année 1715, tous ces tableaux en miniature, d’une beauté parfaite, dans des bordures d’ébène avec des glaces. »
  12. Un autre usage de ce temps-là voulait que le peintre dont la communauté des orfèvres avait acheté le tableau, en offrît uue copie réduite a chacun des deux syndics de la communauté. Le plus souvent le peintre se plaisait à distinguer ces copies par quelques changements, sans doute afin de leur donner plus de prix aux yeux du donataire. Une des répétitions du Saint Paul à Éphèse est aujourd’hui dans le cabinet de M. le docteur Girou de Buzareingues ; on y remarque des additions et des changements ou, pour mieux dire, des améliorations considérables. Ce connaisseur émérite possède encore deux autres tableaux de Lesueur, et nous a signalé les ouvrages que le maître fit à la place Royale, pour M. de Nouveau, et dont parle Félibien. La première pensée du Saint Paul avait été achetée par M. Le Normand, greffier du grand conseil.
  13. Voyez les Réflexions critiques sur les différentes écoles de peinture, par le marquis d’Argens. Paris, 1752. — Les Italiens répliquèrent à cet opuscule par la Riposta alle reflessioni critiche, del sig. marchese d’Argens. Lucca, 1755. (Ridolfino Venuti.)