Histoire des relations entre la France et les Roumains/Introduction

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Texte établi par préface de M. Charles BémontPayot et cie (p. vii-xiii).


INTRODUCTION



M. Nicolas Iorga ou Jorga est un Moldave. Il est né à Botuschani le 5 juin 1871. Docteur de l’Université de Jassy, il est professeur d’histoire à l’Université de Bucarest, membre de l’Académie roumaine, député au Parlement du royaume. Il est arrivé jeune à de hautes situations par son travail, sa science et son talent. Pour nous autres Français, il est intéressant de savoir en outre qu’il est venu terminer en France ses années d’apprentissage scientifique et qu’il est élève diplômé de notre École pratique des Hautes-Études (Sorbonne). Chargé de missions à l’étranger pour recueillir les documents relatifs à l’histoire de son pays, il entreprit de longues et fructueuses explorations dans les archives et les bibliothèques européennes, en particulier dans celles de France, d’Italie, d’Autriche et d’Allemagne. Les nombreuses copies qu’il y a prises ont alimenté pendant plusieurs années les vastes recueils qui paraissent sous le nom de Hourmouzaki et sous le patronage de l’Académie roumaine ; elles ont fourni la matière de publications considérables, telles que les Actes et fragments relatifs à l’histoire des Roumains rassemblés dans les dépôts de manuscrits de l’Occident (3 volumes) et les Notes et extraits pour servir à l’histoire des Croisades au xve siècle (5 volumes, 1899-1915).

Mais M. Jorga n’est pas seulement un liseur, un copiste infatigable ; c’est un historien. Curieux du détail des faits, il sait aussi montrer comment ils s’enchaînent et dégager les causes qui les déterminent. Il l’a prouvé dans des circonstances exceptionnelles où il a été en quelque sorte le porte-parole de son pays devant le monde savant ; ainsi dans la conférence qu’il fit devant les délégués des Universités étrangères venus pour assister au jubilé de l’Université de Jassy en 1911 (les Éléments originaux de l’ancienne civilisation roumaine), et les deux communications lues au troisième congrès international d’histoire (Londres, 1913) sur Les bases nécessaires d’une nouvelle histoire du moyen-âge et La survivance byzantine dans les pays roumains. Il a écrit de gros livres qui prouvent une lecture immense mais qui sont tout autre chose que des recueils de textes : Philippe de Mézières (1327-1406) et la Croisade au xive siècle, thèse présentée à l’École des Hautes-Études (fascicule 110 de la « Bibliothèque » de l’École, 1896), sur la vie et les écrits d’un seigneur picard qui ne cessa de combattre par l’épée et par la plume les Ottomans ennemis de la chrétienté ; une volumineuse Histoire de la littérature roumaine au xviiie et au xixe siècle ; une Histoire de l’empire ottoman (5 vol. 1908-1913) qu’il dut se résigner à faire paraître en allemand et en Allemagne, n’ayant pas réussi à la faire éditer ni chez lui ni chez nous ; une Histoire des Roumains de Transylvanie et de Hongrie (2 volumes 1915-1916), publiée cette fois en français et à Bucarest. Et nous ne parlerons ni de ses précis d’histoire universelle ou d’histoire de Roumanie rédigés pour les élèves des écoles secondaires, ni des nombreux articles, critiques et autres, publiés soit dans le Bulletin de la Section historique de l’Académie roumaine fondé en 1912, soit dans le Bulletin de l’Institut pour l’étude de l’Europe sud-orientale dont il est un des directeurs (depuis 1914), ni dans des recueils d’érudition de l’étranger, tels que notre Revue critique d’histoire et de littérature ou notre Revue historique. Ce ne serait pas ici le lieu de dresser une bibliographie complète des œuvres de M. Jorga ; ce qui précède suffit d’ailleurs pour marquer la place éminente qu’il occupe dans le monde de l’érudition historique.

Publiciste savant et fécond, M. Jorga est en outre un ardent patriote. Il aime sa patrie pour la richesse de son sol, l’originalité de son art religieux et même profane, la variété de sa littérature, si complètement inconnue en France ; il l’aime pour ses malheurs. Il a de la tendresse pour son peuple laborieux et honnête, surtout pour la forte race des paysans qui engrangent de si belles récoltes et donnent à l’armée tant et de si braves soldats. L'histoire lui montre ce peuple divisé en plusieurs tronçons que séparent des fleuves et des montagnes, mais qui sont conscients de leur origine commune et qui veulent s'unir en un grand État danubien. 11 parle avec enthousiasme de l'acte créateur qui, en 1866, a scellé la réunion de la Moldavie et de la Valachie et il garde à la France un vif sentiment de reconnaissance pour la part essentielle qu'y prit la « grande sœur latine » de la nouvelle Roumanie. Comme tous les patriotes roumains, il souhaite qu'à ce ferme noyau central viennent s'ajouter les autres Roumains encore soumis au joug étranger, notamment ceux qui sont les sujets persécutés des Autrichiens et des Magyars. La guerre mondiale qui éclata en 1914 lui apparut comme l'occasion unique pour délivrer enfin ces frères opprimés et parfaire l'unité roumaine. Il écrivait en octobre 1915 : « Je n'ai pas hésité un moment à reconnaître et à servir la bonne cause. Je suis un de ces arriérés qui croient encore qu'il y a au monde autre chose que le droit de la force. En Roumanie, nous sommes décidés... » Les premiers revers, qui le frappèrent cruellement dans ses intérêts personnels, n'ébranlèrent ni ses convictions, ni ses espérances. C'est au peuple qu'il songea tout d'abord ; « Notre paysan a été admirable dans la défense du sol natal ; malgré les dures épreuves qu'il eut à subir, il n'a pas dégénéré » (lettre du 20 octobre 1916). Même après la conquête de la Valachie par les Austro-Allemands, aidés comme au moment du hallali par les Bulgares et les Turcs, il ne désespéra pas : « Nous ne sommes ni découragés ni humiliés. Nous ne nous sentons pas malheureux, bien que nous ayons tout perdu, surtout les plus pauvres d'entre nous, car les Allemands ne se font aucun scrupule de tout emporter ou de tout détruire. Nous ne regrettons rien de ce que nous avons fait ; nous avons la conscience de n'avoir rien épargné pour lutter, au moment même où s'élaborait une rénovation morale, lente mais sûre. Nous ne nous leurrons pas de vains espoirs ; nous subirons notre sort, c'est-à-dire que nous les vaincrons. C'est une œuvre à reprendre et non une œuvre à abandonner. La souffrance nous aura rendus plus forts pour la reprise de demain » (lettre du 18 décembre 1916). Dans le même temps,il disait à la tribune de la Chambre des députés (27 décembre) : « Nous sommes entrés en guerre avec la résolution de donner tout ce que nous avons à cette heure pour obtenir notre droit entier. Pour tout cela et pour rien au-delà. Si, au cours de cette guerre, nous avons démontré une fois de plus sur tant de champs de bataille, que l'âme humaine demeure toujours supérieure aux moyens fournis par le hasard, nous avons écrit un chapitre, non seulement dans l'histoire des guerres, mais aussi dans le développement de la moralité humaine ». Dans ce même discours, il évoquait encore les plus grandes figures de l'histoire roumaine : celle de Michel Le Brave « le héros dont nous avons », disait-il, « suivi les traces dans la victoire et dans la souffrance... Nous avons souffert comme lui et peut-être dès demain nous irons punir comme lui ceux qui couvrent de leur usurpation une terre roumaine » ; et celle d'Étiènne-le-Grand, dont les soldats du général Sarrail ont récemment retrouvé l'étendard dans un monastère bulgare du mont Athos (voir l'Illustration du 28 juillet 1917). Le 27 avril 1917, M. Jorga faisait représenter au théâtre national de Jassy un drame de lui sur Etienne-le-Grand ; la famille royale y assistait et ce fut un événement littéraire qui fit battre le cœur de tous les Roumains.

En attendant l'heure de la « reprise », M. Jorga combat avec sa plume avec autant d'ardeur et de foi que les soldats avec leurs armes. Jamais peut-être son activité n'a été plus féconde que depuis le moment où il se trouva exilé dans son propre pays. Sous ses doigts d'historien et d'imprimeur se succèdent des brochures de propagande destinées à faire connaître la Roumanie aux nations de l'Entente et ces nations elles-mêmes à la Roumanie : Relations des Roumains avec les alliés, bref résumé de 46 pages ; Les droits nationaux et politiques des Roumains dans la Dobrogea, où il présente des considérations politiques dont les diplomates devront s'inspirer quand il s'agira de poser les conditions de la paix ; Histoire des relations russo-roumaines fort volume de 367 pages; enfin l'Histoire des relations entre la France et les Roumains, qu'on lira plus loin et dans laquelle, en deux cents pages, il a condensé une masse considérable de faits attestés par les documents glanés par lui dans les bibliothèques et les archives. Dans ce dernier opuscule, on pourra suivre avec un intérêt croissant les rapports entre deux peuples séparés par devastes espaces et par des empires ennemis, mais unis par la communauté de la langue et des intérêts depuis l'antiquité gauloise jusqu'à nos jours. Cet ouvrage a été d'abord offert gratuitement par l'auteur aux officiers de la mission française « comme un hommage de reconnaissance » ; on va le lire sous une parure nouvelle. Puisse-t-il, largement répandu, contribuer à resserrer plus étroitement encore les liens qui nous rattachent à la Roumanie, liens où le cœur a autant de puissance que la raison.

Charles Bémont.