Histoire du Canada, tome IV/Livre XVI/Chapitre II

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Imprimerie N. Aubin (IVp. 241-284).


CHAPITRE II.




LES TROUBLES DE 1837.

1835-1837.

Effet des 92 résolutions en Angleterre. — Une partie des townships de l’est se rallie à la chambre d’assemblée. — Comité nommé dans les communes sur nos affaires. — Débats. — Une partie du ministère anglais résigne. — M. Stanley est remplacé aux colonies par M. Rice et plus tard par lord Aberdeen. — Comités de district en Canada. — Nouvelles pétitions. — Lettre de M. Roebuck. — Nouveaux débats dans la chambre des communes. — Dissolution du parlement canadien. — Associations constitutionnelles. — Rapprochement entre les libéraux du Haut et du Bas-Canada. — Le parlement s’assemble à Québec. — Nouvelle adresse à l’Angleterre. — Une nouvelle section de la majorité se détache de M. Papineau. — Dépêches de lord Aberdeen. — Ministère de sir Robert Peel. — Trois commissaires envoyés en Canada. — Lord Gosford remplace lord Aylmer. — Chambre des lords. Ouverture du parlement canadien. — Discours de lord Gosford. — La chambre persiste dans la voie qu’elle a prise, en votant 6 mois de subsides qui sont refusés. — Le parlement est prorogé et convoqué de nouveau. — Les autres colonies qui devaient faire cause commune avec le Bas-Canada l’abandonnent et acceptent les propositions de l’Angleterre. — Rapport des commissaires. — La conduite du ministère approuvée. — Les assemblées continuent en Canada. — Langage des journaux. — Agitation dans les campagnes. — Bandes d’hommes armés. — M. Papineau descend jusqu’à Kamouraska. — Opinion réelle de la masse des habitans. — Nouvelle session du parlement aussi inutile que les autres. — Nouvelle adresse au parlement impérial. — Magistrats et officiers de milice destitués. — Associations secrètes à Québec et à Montréal, où l’on résout de prendre les armes. — Démonstrations en faveur du gouvernement. — Assemblée des six comtés. — Mandement de l’évêque de Montréal. — Le gouvernement fait des armemens. — Troubles à Montréal. — Mandats d’arrestation lancés. — Les troupes battues à St.-Denis ; victorieuses à St.-Charles. — La loi martiale proclamée. — Plusieurs membres invitent inutilement le gouverneur à réunir immédiatement les chambres. — Affaire de St.-Eustache. — L’insurrection supprimée. — Troubles dans le Haut-Canada. — Résignation de lord Gosford. — Débats dans les communes. — Les ministres promettent de soumettre l’insurrection par les armes.


Les 92 résolutions et l’ajournement prématuré des chambres ne laissèrent plus de doute sur la gravité de la situation, dans l’esprit de ceux en Angleterre qui s’intéressaient aux affaires de ces importantes provinces. La solution de toutes les questions était laissée à la métropole. Quoiqu’il régnât beaucoup d’incertitude sur ce qu’elle allait faire, il surgissait de temps à autre des faits, des rumeurs, qui entretenaient les espérances des libéraux. Les journaux reproduisirent une dépêche de lord Goderich au gouverneur de Terreneuve sur les conseils législatifs, qui paraissait leur donner gain de cause. « On ne peut nier, disait ce ministre, qu’en pratique l’existence de ces corps n’aient été accompagnée de difficultés sérieuses. Ils ont mis trop souvent en collision les différentes branches de la législature ; ils ont ôté aux gouverneurs le sentiment de leur responsabilité, et privé les assemblées de leurs membres les plus utiles, tout cela sans compensation. Ils ne prennent dans les colonies ni une position ni une influence analogue à la chambre des lords en Angleterre, parce qu’ils n’ont rien de la richesse, de l’indépendance et de l’antiquité de cette institution, qui fait respecter la pairie anglaise. D’après ces circonstances et l’histoire des colonies de l’Amérique, je verrais avec plaisir tout arrangement tendant à fondre les deux chambres en une seule, dans laquelle les représentans du peuple rencontreraient les serviteurs de la couronne. » Ces dernières paroles annonçaient à la fois l’abolition du conseil et l’introduction du système responsable. L’île du Prince Édouard comme Terreneuve se plaignait de son exécutif.

Une partie des habitans des townships de l’est s’assemblèrent à Stanstead sous la présidence de M. Moulton, et passèrent des résolutions à l’appui de l’assemblée. Presque tous les comtés, presque toutes les paroisses les imitèrent. Les journaux étaient remplis de ces manifestations qui raffermissaient les chefs et divisaient de plus en plus les partis. Des délégués de comtés s’assemblèrent à Montréal pour organiser un comité central et permanent, qui éclairerait l’opinion et donnerait l’exemple des mesures à prendre suivant les circonstances. Le parti anglais faisait courir alors le bruit que les ministres avaient résolu d’unir les deux Canadas. L’agitation dans le Haut-Canada était presqu’aussi vive que dans le Bas, et le parti libéral y paraissait vouloir coordonner ses mouvemens avec les nôtres.

Mais c’était à Londres que devaient se décider nos destinées. M. Roebuck avait fait nommer un comité dans les communes sur nos affaires. MM. Roebuck, Hume, O’Connell avaient pris la parole en faveur des Canadiens. Le ministre des colonies, M. Stanley, avait défendu sa politique appuyé de lord Howich et de M. P. Stewart. M. Roebuck en plaidant la cause du Bas-Canada, avait plaidé celle du Haut, dont M. McKenzie était l’agent à Londres, mais l’agent de la minorité d’après l’opinion de sa législature. M. Stanley dit que le Haut-Canada ne se plaignait pas de sa constitution, et que c’étaient les factions qui avaient décrié celle du Bas, accordée pour conserver la langue, les usages et les lois de ses habitans. Il déclara que le conseil législatif devait être maintenu, parce qu’en le rendant électif on détruirait entièrement l’influence du gouvernement et on annulerait les droits de la minorité anglaise, pour la défense et la protection de laquelle il avait été établi dans l’origine ; qu’il était vrai que sur 204 fonctionnaires 47 seulement étaient Canadiens-français ; mais qu’il ne doutait nullement que les deux Canadas ne fussent un jour unis, quoiqu’il ne fût pas préparé à proposer pour le moment une mesure qui lui paraissait la seule propre à y assurer la permanence des principes anglais et à réduire la législature réfractaire qui siégeait à Québec.

O’Connell protesta contre la constitution du conseil législatif, vu qu’elle donnait un double vote au gouvernement, et déclara que l’un des principaux abus venait de ce que l’exécutif mettait toute son influence à soutenir des étrangers contre les habitans du pays.

Lorsque la nouvelle de ces débats arriva à Montréal, le comité central vota des remercimens aux orateurs qui avaient plaidé la cause canadienne, et des approbations à M. Bidwell, à M. MacKenzie et autres chefs réformateurs du Haut-Canada. De jour en jour le parti libéral de cette province cherchait à se rapprocher de nous, pour s’appuyer de notre influence en attendant qu’il eût la majorité vers laquelle il approchait graduellement et qu’il devait bientôt obtenir.

Le comité de la chambre des communes ne put être retenu dans les limites de l’enquête de celui de 1828, et voulut étendre son investigation au delà, malgré les efforts de M. Stanley. La correspondance entre le bureau colonial et les gouverneurs du Canada, lui fut soumise. On trouva dans les dépêches de lord Aylmer depuis qu’il s’était soulevé contre la chambre, des épithètes offensantes pour les chefs du parti canadien, que M. Baring voulut faire effacer, parce qu’elles devaient tendre à irriter, et que d’ailleurs ce gouverneur était un homme indiscret et d’un esprit faible. Le comité interrogea sir James Kempt, MM. Viger, Morin, Ellice, J. Stuart, Gillespie et le capt. McKennan. M. Morin avait eu une conférence d’une heure et demie avec M. Stanley et sir James Graham, dans laquelle ils avaient discuté la question des finances et celle d’un conseil législatif électif. Quant à sir James Kempt, il disait que le seul moyen de terminer les différens serait d’assurer le payement des fonctionnaires par un acte du parlement impérial, et que quant au conseil exécutif, il s’était dispensé de ses services lorsqu’il était gouverneur du Canada ; M. J. Stuart pensait qu’il fallait réorganiser la chambre d’assemblée pour assurer une majorité anglaise, ou réunir les deux Canadas et donner le pouvoir au conseil exécutif de se renouveler lui-même et de renouveler le conseil législatif.

C’est pendant que la question canadienne était devant ce comité qu’une partie des ministres résigna sur la question des biens de l’Irlande. M. Stanley fut remplacé au ministère des colonies par M. Spring Rice. Cette nouvelle accueillie avec joie en Canada, où M. Stanley avait perdu par sa conduite récente la popularité que ses discours de 1822 lui avait acquise, exerça peu d’influence sur nos destinées. Le rapport que présenta le comité ne concluait à rien et laissait les choses dans l’état où elles étaient. Il était très court et à dessein contraint et fort ambigu, pour ne pas mécontenter trop fort aucun parti. Il laissait la solution de toutes les questions au bureau colonial. Cependant il avait causé beaucoup de discussions dans le comité. M. Stanley avait voulu y faire approuver sa conduite, et il y avait fait mettre des additions dans ce sens auxquelles M. Roebuck s’était opposé et qui avaient été retranchées. Sir James Graham et M. Robinson avaient soutenu le ministre contre MM. Roebuck, Howick et Labouchère. On avait débattu quatre heures, et obtenu une majorité de 2 voix.

Les comités de district siégeaient toujours en Canada. Ils avaient acheminé des pétitions portant plus de 60,000 signatures à Londres ; ils correspondaient avec nos agens et passaient résolutions sur résolutions pour tenir le peuple en haleine. On lut dans celui de Montréal une lettre de M. Roebuck dans laquelle il l’informait que tant que M. Stanley avait été à la tête du bureau colonial il n’avait conservé aucune espérance de voir les affaires s’arranger, mais que M. Spring Rice paraissait plus traitable et qu’il attendait un meilleur avenir de lui ; qu’il avait abandonné le bill de M. Stanley touchant la liste civile, et qu’on devait lui donner un peu de délai. « Il vaut mieux j’en conviens, disait-il, combattre que de perdre toute chance de se gouverner soi-même ; mais nous devons assurément essayer tous les moyens avant de prendre la résolution d’avoir recours aux armes… La chambre pourrait, comme sous l’administration de sir James Kempt, passer un bill de subsides temporaire sous protêt, se réservant tous ses droits et exposant qu’elle le faisait par esprit de conciliation et pour fournir au nouveau ministre l’occasion de redresser les griefs de son propre mouvement. » Il conseillait aussi de réveiller le peuple, de ne pas reculer d’un pas devant les principes, et déclarait que l’on n’aurait de bon gouvernement que lorsqu’on se gouvernerait soi-même et qu’on se serait défait du conseil législatif.

La suite des événemens fera voir si ces conseils étaient bien sages.

Le 4 août il y eut encore quelques débats dans les communes sur nos affaires à l’occasion d’une requête présentée par M. Hume à l’appui des 92 résolutions. M. Rice blâma sévèrement M. Hume d’une lettre publiée dans les journaux, dans laquelle il appelait les Canadiens à résister à la funeste domination du gouvernement anglais. Il dit qu’il ne convenait point à un homme parlant sans danger dans l’enceinte des communes, de lancer des sentimens qui pourraient faire tant de mal à l’Angleterre et au Canada, et que si l’on avait recours à la résistance il espérait que les lois atteindraient tous ceux qui y seraient concernés.

Le parlement canadien fut dissous au commencement d’octobre, et les élections qui eurent lieu affaiblirent encore le parti du gouvernement. Il y eut beaucoup de troubles à Montréal, où l’élection fut discontinuée pour cause de violence, et en d’autres localités. Un Canadien fut tué d’un coup de fusil à Sorel de propos délibéré. Les Anglais, joints à quelques Canadiens avec M. Neilson à leur tête, formaient alors à Québec, à Montréal, aux Trois-Rivières des associations constitutionnelles par opposition aux comités permanens des partisans de la chambre, pour veiller aux intérêts de leur race. Bon nombre d’Anglais cependant partageaient les sentimens de leurs adversaires, et sept à huit furent élus par leur influence. Les townships de l’est, peuplés d’Anglais, se prononçaient de plus en plus pour les réformes. Sur leur invitation, M. Papineau, accompagné de plusieurs membres de l’assemblée, se rendit à Stanstead, où il fut reçu avec toutes sortes d’honneurs par les comités qui s’étaient formés dans ces localités. Plusieurs centaines de personnes le visitèrent le jour de son arrivée, et le Vindicator annonça qu’il ne s’était pas trouvé moins de 500 personnes à la fois pour le voir, parmi lesquelles on avait remarqué plusieurs Américains des états de New Hampshire et de Vermont et entre autres le général Fletcher. Le soir on lui donna un diner de 200 couverts. M. Papineau, le Dr. O’Callaghan, M. Dewitt, le général Fletcher y furent les principaux orateurs.

Ces démonstrations, les discours des membres dans les assemblées qui avaient lieu partout, et la polémique des journaux n’annonçaient aucune intention chez les partis de rien abandonner de leurs prétentions. M. Papineau avait recommandé dans son adresse aux électeurs de cesser de consommer les produits anglais, de se vêtir d’étoffes manufacturées dans le pays et de ne faire usage que de boissons canadiennes, pour encourager l’industrie locale et dessécher la source du revenu public, que les ministres employaient comme ils voulaient. Comme les banques appartenaient aussi à leurs ennemis, ils devaient exiger le payement de leurs billets en espèces afin de transférer ces établissemens de mains ennemies en mains amies, tous principes que le parti contraire avait commencé à mettre en pratique à Montréal ; mais qui ne furent admis du moins ouvertement par personne à Québec. Il fut en même temps question d’établir une banque nationale. À Toronto il se forma une association politique qui se mit en rapport avec les comités permanens du Bas-Canada. Tous les jours le parti libéral dans les deux provinces se rapprochait de plus en plus, et cherchait à coordonner ses mouvemens pour donner plus de poids à ses paroles et à ses résolutions. On en avait besoin, car bientôt l’on apprit la résignation du ministère et l’avénement des torys au pouvoir avec sir Robert Peel à la tête des affaires et le comte Aberdeen pour ministre des colonies. Ils eurent à s’occuper des nouvelles adresses du parti anglais et de la nouvelle pétition de l’assemblée et de la minorité du conseil législatif à l’appui des 92 résolutions. Mais les nouveaux ministres ne pouvaient transmettre leurs instructions à lord Aylmer avant l’ouverture des chambres canadiennes en 1835.

La première chose que fit l’assemblée fut de protester contre les remarques faites par le gouverneur en mettant fin à la dernière session, touchant les requêtes qu’elle avait adressées au parlement, et de faire biffer son discours de son procès-verbal. C’était dénoncer les hostilités. M. Morin proposa ensuite que la chambre se formât en comité général pour reprendre la considération de l’état de la province. M. Gugy en s’y opposant observa qu’il préférait un gouvernement d’hommes nés dans le pays, à tout autre. « Pour moi, répliqua M. Papineau, je ne veux pas cela ; j’aime autant celui de mes co-sujets, amis des lois, de la liberté, de la justice, d’hommes qui protègent indistinctement toutes les industries, et veulent accorder à tous les mêmes privilèges ; je les aime, je les estime tous sans distinction d’origine ; mais je n’aime pas ceux, qui, conquérans orgueilleux, viennent nous contester nos droits, nos mœurs et notre religion. S’ils ne sont pas capables de s’amalgamer avec nous, ils devraient demeurer chez eux. Il n’y a pas de différence entre eux et nous ; les mêmes droits et la même protection appartiennent à tous. Assurément je préférerais le gouvernement de gens du pays à celui des hommes dont je viens de parler, et mes compatriotes ont déjà fait preuve de capacité, d’intégrité. Ceux mêmes qui réclament ces privilèges exclusifs les réprouvent dans leur cœur, et ils en seront eux-mêmes les victimes. En supposant qu’ils fissent du Canada une Acadie, et qu’ils chassassent toute la population française, la division se mettrait bientôt parmi eux. S’ils parvenaient à former des bourgs pourris, bientôt même cette représentation corrompue les opprimerait. Il est dans le cœur de tous les hommes de détester les privilèges exclusifs ; mais la haine, la passion, l’esprit de parti les aveuglent… On nous dit : soyons frères. Soyons le : mais vous voulez avoir le pouvoir, les places et les salaires. C’est cette injustice que nous ne pouvons souffrir. Nous demandons des institutions politiques qui conviennent à notre état de société. »

L’exécutif n’avait rien à communiquer de décisif sur les affaires. L’assemblée siégea deux fois par jour pour terminer la session plus vite. Les débats furent la répétition de ce qu’on avait déjà dit tant de fois. Elle continua l’agence de M. Roebuck, et passa encore une nouvelle adresse qui occasionna une longue discussion et qui devait amener une prorogation immédiate. C’est au sujet de cette adresse que la majorité commença à se diviser une seconde fois. Plusieurs membres voulurent que l’on continuât à faire marcher les affaires, et que l’on s’abstint avec soin de toute mesure qui pût prêter à l’exécutif le plus léger prétexte d’interrompre les travaux législatifs. M. Bedard qui ne suivait qu’à contre cœur depuis deux ans, la majorité, osa dire enfin que l’adresse contenait un refus péremptoire et direct de tout ce que le gouverneur demandait, et qu’il ne pouvait l’appuyer. « Et peut-on oublier, répliqua aussitôt M. Papineau, qu’en Angleterre c’est la même plume qui prépare et le discours du trône et la réponse. Les circonstances exigent que nous nous écartions des formes ordinaires, et que nous exprimions hautement ce que nous sentons. C’est faire injure à l’Angleterre que de dire qu’elle peut passer un bill de coercition et nous envoyer dix à douze régimens. Si c’était le cas, on devrait songer au plutôt à nous délivrer d’un gouvernement qui serait si tyrannique. Mais s’il y avait lieu de craindre une lutte, on pourrait dire que le danger existe déjà, et que nous avons déjà été bien plus loin que ne va cette adresse. »

M. Bedard proposa divers amendemens, secondé par M. Caron, qui furent rejetés par 48 voix contre 26, dont 16 Canadiens. Cette rupture devait s’agrandir de jour en jour.

Elle fut regardée dès le premier instant par les hommes extrêmes comme une défection de la part de la minorité, et le bruit courut que des intrigues secrètes et des faveurs montrées dans le lointain avaient ébranlé les auteurs des amendemens sur lesquels on savait que l’évêché, qui redoutait les troubles, avait une grande influence. Le rédacteur du Canadien, M. Parent, qui était leur ami intime, et qui était bien supérieur à eux par ses lumières et ses talens, vint à leur secours et chercha à les justifier. Il attribua le vote de la minorité aux besoins du district de Québec, au progrès duquel la suspension des travaux législatifs faisait un grand tort dans un moment surtout où la gène commerciale était si grande. Mais les dépêches de lord Aberdeen, qui lui furent communiquées, et le refus de lord Aylmer d’avancer l’argent nécessaire pour payer les dépenses courantes de l’assemblée avant qu’elle eût approuvé celles qu’il avait faites sans bill de subsides, amenèrent la dispersion des membres et la prorogation des chambres.

Lord Aberdeen refusait d’assurer l’indépendance des deux conseils et des juges, jusqu’à ce que toutes les enquêtes sur les abus fussent parvenues au point où l’on pût avoir la perspective d’un arrangement, et le bill d’éducation parce qu’il paraissait reconnaître l’existence légale des sulpiciens et des jésuites, et pouvait donner des privilèges civils exclusifs aux catholiques au détriment de la minorité protestante. Vigilante comme elle devait l’être avec beaucoup de raison contre le moindre empiétement sur sa liberté religieuse, elle pouvait soupçonner que cette législation rétrograde conférait des avantages indus à la majorité catholique. Elle pouvait croire aussi que la langue, la littérature française et les institutions religieuses avaient été les objets d’une attention spéciale ; que les fondations ecclésiastiques existantes avaient été préférées à celles qui pourraient s’élever plus tard, parce que les premières étaient sous le contrôle du clergé catholique, et que les secondes, c’est-à-dire les protestantes, ne fleuriraient et ne se multiplieraient qu’avec l’émigration et l’accroissement des capitaux et des établissemens anglais.

Toutes ces raisons du ministre étaient de purs subterfuges pour tromper. Il ne voulait pas donner les mêmes avantages aux catholiques qu’aux protestans ; mais comme une déclaration ouverte et franche d’un pareil principe eût paru trop odieux, il faisait des suppositions idéales pour faire croire que l’usage de la liberté chez les uns aurait amené nécessairement l’esclavage chez les autres. La question religieuse ainsi traitée fit penser à la situation des catholiques en Canada. Les journaux publièrent les instructions de sir George Prévost,[1] dans lesquelles on maintenait les prétentions que nous avons déjà rapportées ailleurs sur la suprématie et la juridiction ecclésiastique de l’Angleterre. Dans les paroisses où la majorité serait protestante, le curé devait l’être et percevoir les dîmes, les catholiques se servant de l’église après les protestans. Les prêtres pourraient contracter mariage, et les ministres protestans devaient remplacer graduellement les missionnaires catholiques chez les Sauvages. C’était l’esprit de ces instructions qui avait inspiré lord Aberdeen dans le rejet de la loi dont nous venons de parler.

Cependant la politique du ministre était de le dissimuler dans le parlement impérial. Il y eut encore des débats dans les communes à l’occasion de la présentation de la pétition des membres du conseil législatif et de l’assemblée du mois de décembre. La veille on avait distribué un pamphlet aux membres des communes, dressé par un ami des Canadiens à Londres, dans lequel on exposait tous les vices du gouvernement et toutes les réformes que demandait le peuple. On passait en revue les abus du système judiciaire et de l’exécutif à la tête duquel on mettait des militaires incapables de gouverner un peuple libre ; la mauvaise administration des terres ; la multiplicité des emplois dans les mêmes familles, la défalcation de receveur-général Caldwell, protégé du pouvoir et conseiller législatif devenu riche, disait-on, depuis son malheur, nom que les gens de sa classe donnait à son péculat, et qui lui permettait de donner des diners somptueux ; l’absence de contrôle partout malgré l’abus de l’intervention incessante du parlement impérial. L’auteur terminait par appuyer sur la nécessité de rappeler lord Aylmer.

À peu près dans le même temps un article écrit avec beaucoup de verve parut dans Taits Edinburgh Magazine, sur la situation politique du Canada, qu’on attribua à M. Chapman et dont le mémoire ci-dessus était un résumé.

M. Roebuck répéta dans les communes ses remarques ordinaires sur les abus de l’administration. M. Spring Rice dit, qu’avant la retraite du ministère dont il faisait partie, il avait préparé une dépêche qui contenait un ample exposé des vues du gouvernement. Cette retraite avait empêché de l’envoyer. Il n’avait pas confirmé la nomination du juge Gale parce qu’il s’était trop compromis comme partisan politique, et comme le juge Kerr avait été destitué de sa place de juge de l’amirauté pour malversation, il n’avait pas cru convenable de lui laisser celle de juge de la cour du banc du roi. M. Stanley maintint qu’on n’avait pu réussir à prouver une seule plainte, un seul grief articulé dans les 92 résolutions, et que le ministère avait obtenu du comité un verdict d’acquittement triomphant. Sir Robert Peel fit part à la chambre qu’il avait chargé lord Aylmer d’informer le Canada que l’on allait y envoyer un gouverneur étranger à la politique coloniale et en possession des vues et des intentions de la métropole, pour y examiner l’état des choses et faire rapport, après quoi le ministère proposerait les mesures nécessaires. Mais il devait déclarer que l’on n’entendait admettre aucun nouveau principe dans l’organisation du gouvernement, et que, si les griefs n’étaient pas fondés, l’on prendrait les moyens de faire cesser l’agitation. Quant aux menaces de rébellion, il dirait aux rebelles, nous voulons vous rendre justice et vos menaces augmentent nos forces. Quant à l’intervention des États-Unis, on était en bonne intelligence avec eux, et quand bien même ils voudraient intervenir, ils ne prendraient pas M. Roebuck pour leur organe dans cette chambre. MM. Stanley, Robinson, Hume, Sheil prirent la parole.

Le discours du ministre malgré son air de modération, et la confirmation de la nomination du juge Gale, que M. Spring Rice avait refusée, indiquaient assez la conduite qu’on allait tenir. On voulait seulement mettre en usage cette bienveillance de manière et cette finesse de conduite usitées dans la diplomatie et inconnue jusque-là dans la politique coloniale, pour tâcher d’apaiser les discordes et de faire pénétrer dans les cœurs des sentimens plus favorables aux réformes qu’on pourrait juger nécessaire d’adopter plus tard.

Dès le mois de février lord Aberdeen avait écrit à lord Aylmer pour lui dire qu’il approuvait sa conduite, mais que dans l’état des esprits il n’y avait pas d’espoir qu’il pût employer avec succès des paroles de paix et de conciliation, et qu’on allait le remplacer par une personne de confiance avec le titre de commissaire royal.

Lord Aylmer lui avait déjà envoyé une longue dépêche pour repousser les accusations portées contre lui dans les 92 résolutions. Il disait que sur 142 personnes qu’il avait nommées à des emplois salariés, 80 étaient d’origine française et 295 sur 580 nommées à des emplois non salariés ; que sur 330 commissaires des petites causes, 151 étaient de la même origine, et qu’au reste l’on devait préférer les personnes les plus propres sans distinction d’origine ; que toutes les places dans l’église catholique, comme les cures dont les appointemens excédaient £25,000, étaient entre les mains des Canadiens-français, qu’il en était de même des maîtres d’écoles de campagne, dont les salaires et les allocations s’élevaient à £18,000. Mais la partialité avait été si grande avant lui, et l’abus était si enraciné encore que s’il avait donné 80 places aux Canadiens qui formaient les trois quarts de la population, il en avait donné 62 aux Anglais qui formaient l’autre quart, et que les salaires et les émolumens de ces 62 excédaient de beaucoup ceux des 80. D’après la liste civile, l’estimation soumise à la chambre en 1834 et d’autres sources, les fonctionnaires recevaient £71,770, distribués comme suit : Anglais £58,000, Canadiens-français £13,600. Ceux-ci étaient exclus de tous les départemens de l’exécutif, ainsi que du bureau des terres, des douanes et des postes, et dans l’administration de la justice qui coûtait £36,000, £28,000 étaient partagés par les Anglais et £8,000 par les Canadiens. Une pareille exclusion, une pareille injustice peut-elle être tolérée sinon sous l’empire de la force matérielle ? C’est insulter les sentimens les plus nobles que de le croire.

Cependant les discussions que le Canada soulevait dans le parlement impérial avaient leur écho au dehors où, les grands journaux, comme le Times, le Chronicle, le Herald, étaient hostiles à l’assemblée et aux Canadiens-français presque totalement inconnus en Angleterre. L’Advertiser, le Globe, prenaient leur défense ; mais il était facile de voir que la grande majorité des communes comme de la nation, n’avait aucune sympathie pour eux.

Le bruit courut d’abord que le commissaire royal allait être le vicomte de Canterbury, ci-devant sir Charles Manners Sutton ; mais bientôt l’on apprit qu’il refusait d’accepter cette mission difficile sous prétexte de maladie dans sa famille. Sa réputation avait fait concevoir des espérances. L’on parla ensuite de lord Amherst, celui-là même qui avait été ambassadeur en Chine et vice-roi d’Irlande. Lord Aberdeen annonça même sa nomination à lord Aylmer. Mais le ministère ayant été changé sur ces entrefaites, le choix des nouveaux ministres tomba sur lord Gosford, qui avait acquis quelque réputation en Irlande, sa patrie, par son opposition aux orangistes. L’on vantait sa fermeté et la libéralité de ses principes ; mais on lui adjoignait deux personnages à peu près inconnus, sir Charles Gray, tory de la vieille école, et sir James Gipps. Le correspondant de Londres du Vindicator n’attendait rien de cette commission.

L’un des agens du parti anglais, M. Walker, osa chercher à gagner O’Connell à sa cause. « Comment, vous désirez être représentés comme minorité, lui dit le grand orateur ; certes ce serait, selon moi, un grand grief si vous l’étiez. » Le 12 juin les affaires du Canada furent l’objet de quelques discussions dans la chambre des lords. Le langage du comte Aberdeen faisait dire au Canadien : « La base de sa politique coloniale, chose remarquable, est précisément la même que pose le peuple du pays… Si lord Aberdeen et les hommes d’état de l’Angleterre, voulaient être aussi honnêtes et sincères qu’ils sont faiseurs de belles phrases nos difficultés seraient bien vite arrangées. » Un lord déclara qu’il ne pouvait pas concevoir quel intérêt avait l’Angleterre à refuser des concessions larges et libérales. On ne devait pas traiter les assemblées coloniales comme des enfans ni les assujettir entièrement aux ordres de l’Angleterre ; on devait les laisser jouir de la plus entière liberté compatible avec le maintien de la souveraineté métropolitaine. Une commission lui semblait non seulement inutile, mais pire qu’inutile ; on devait envoyer un commissaire prêt à agir. Le gouvernement pouvait et devait décider sur le champ toutes les questions importantes. Il y avait peu de sujets sur lesquels on avait besoin d’information.

Lord Glenelg répliqua qu’il s’était cru obligé avec ses collègues de changer les instructions de ses prédécesseurs, et d’envoyer plusieurs commissaires pour faire une enquête sur les lieux.

Les nouvelles instructions que lord Aberdeen qualifiait d’inutiles, mettaient la majorité et la minorité du Canada en face, déclaraient d’avance que le conseil législatif ne pouvait être changé, et ordonnaient à la commission d’opposer un refus formel à la proposition de l’assemblée de renvoyer cette question à des conventions du peuple. Quant aux subsides, les revenus de la couronne ne pourraient être abandonnés que moyennant une liste civile suffisante pour le soutien du gouvernement. L’administration des terres de la couronne devait rester entre les mains de l’exécutif. Les juges accusés subiraient leur procès devant le conseil législatif ou devant le roi aidé du comité judiciaire du conseil privé. La commission devait faire rapport sur la tenure des terres, sur les biens du séminaire de St.-Sulpice, sur l’éducation, sur la distribution des droits de douane entre les deux Canadas. Elle pouvait interroger des témoins et les documens écrits ; elle allait au Canada pour remplir une mission de conciliation et de paix et devait éviter conséquemment de paraître mettre en force un pouvoir nouveau et odieux. En recevant les plaintes de tous les partis, la politesse, l’urbanité et le respect devaient caractériser sa conduite envers toutes les classes ; elle devait entrer en relation avec elles, exprimer ses opinions avec bienveillance, surveiller les indications des assemblées publiques et des relations sociales ordinaires, étudier les écrits politiques et la littérature périodique, transporter ses enquêtes en différens endroits du pays et observer le plus grand secret sur ses conclusions.

La commission arriva à Québec à la fin d’août. Le Conseil-de-Ville lui présenta une adresse de bien-venue. Lord Gosford tint un lever quelques jours après, et s’y montra très gracieux. Mais on était sur ses gardes. Les membres libéraux du conseil et de l’assemblée se réunirent au commencement de septembre aux Trois-Rivières pour s’entendre sur la conduite à suivre devant les commissaires. Ceux du district de Québec ne jugèrent pas à propos d’y aller. La division entre ce district et ceux des Trois-Rivières et de Montréal devenait plus grande de jour en jour. Lord Gosford cherchait par tous les moyens à captiver la bienveillance des Canadiens. Il invita M. Papineau et M. Viger à diner chez lui ; il visita les classes du séminaire, et laissait tout le monde enchanté de sa politesse. Il donna un grand bal le jour de la Ste.-Catherine, anniversaire fêté chez beaucoup de Canadiens, où ses prévenances pour Madame Bedard blessèrent quelques parvenus de l’oligarchie, enfin la place du juge Kerr destitué, parut destinée pour le mari de cette dame, celui-là même qui avait proposé les 92 résolutions. Ces faits, ces bruits portés, grossis de bouche en bouche augmentaient les espérances, lorsque les chambres s’ouvrirent le 27 octobre. Lord Gosford leur adressa un long discours, dans lequel il parla de beaucoup de choses, mais finit par déclarer que sur les grandes questions en débat la commission ferait son rapport à Londres, et que du reste les Canadiens pouvaient être assurés qu’on ne toucherait point à leurs arrangemens sociaux. C’était annoncer un nouvel ajournement. Mais comme il avait appuyé sur beaucoup de réformes de détail et que son discours, préparé avec soin, respirait la modération et la justice, on osa espérer encore. « Je dirais, observait-il, aux Canadiens tant d’origine française que d’origine britannique, considérez le bonheur dont vous pourriez jouir, et la situation favorable où, sans vos dissensions, vous pourriez vous placer. Issus des deux premières nations du monde, vous occupez un vaste et beau pays, un sol fertile, un climat salubre, et le plus grand fleuve du globe amène jusqu’à votre ville la plus éloignée les vaisseaux de la mer. »

La réponse au discours du trône provoqua quelques débats, sur un amendement de M. Clapham, qui voulait qu’on reconnût la commission ; mais la chambre s’y refusa, ne connaissant point les instructions qu’elle devait suivre. Le parti tory cherchait déjà à l’appuyer comme s’il les eut connues et s’il eût connu sa pensée. La réponse de la chambre ne fut qu’un écho du discours, interprété au point de vue des 92 résolutions. Lord Gosford fidèle au système qu’on lui avait tracé de tâcher de capter la bienveillance des Canadiens par ces égards qui touchent, répondit d’abord à la chambre en français, puis ensuite en anglais. La Gazette de Montréal se trouva offensée de cette courtoisie et de l’audace qu’avait eue un gouverneur anglais de faire usage de la langue du vaincu. C’était une concession coupable, le premier pas de la dégradation de la mère-patrie, qui avait eu la faiblesse de ne pas proscrire la langue française dès l’origine.

Les journaux anglais qui avaient eu le signal, faisaient les plus grandes menaces suivant le système qu’on leur avait indiqué, et que faisaient marcher des fils secrets qu’on tenait à Londres. L’association constitutionnelle de Montréal demanda à être entendue par la commission, qui l’informa que l’esprit de la constitution ne serait pas changé et que l’intérêt commercial serait protégé. Elle voulut organiser des comités de quartier dans la ville dans le cas où l’union et la force seraient nécessaires. Elle organisa un corps de carabiniers de 800 hommes au nom de Dieu sauve le roi. Elle voulut faire sanctionner cette organisation par le gouverneur, qui s’y refusa et qui en ordonna quelque temps après la dissolution. Les orangistes essayèrent aussi à lever la tête avec eux. Dès 1827 sir Harcourt Lees avait recommandé leur organisation dans les deux Canadas. Le district de Gore du Haut-Canada fit aussitôt offrir son appui à lord Gosford contre les tentatives séditieuses des constitutionnels. Dans le Bas-Canada on n’en faisait de cas que par leur influence à Londres.

Cependant l’assemblée continuait ses travaux législatifs. Elle accusait encore un autre juge, M. Thompson de Gaspé. Elle protestait une seconde fois contre l’annexion du comté de Gaspé, au Nouveau-Brunswick ; elle réclamait surtout contre le payement des officiers publics sans appropriation, et le Dr. O’Callaghan présentait un rapport sur les procédés du parlement impérial à l’égard des 92 résolutions, dans lequel il mettait à nu les contradictions, les erreurs du bureau colonial en faisant l’historique de la question des finances depuis 1828. Dans le temps même on recevait du Haut-Canada une partie des instructions de lord Glenelg à la commission, que sir Francis Bond Head avait communiquées à l’assemblée. Comme M. Mackenzie, disait le Canadien, l’avait prévu, la communication de ces instructions produit un vif regret et un désappointement général. Décidément ces instructions décèlent chez les ministres des dispositions et des vues peu propres à inspirer de la confiance dans la libéralité de leur politique à notre égard. Lord Glenelg fait le réformiste à Londres et le conservateur à Québec.

« Ces instructions renferment aussi, comme le discours du trône, circonstance que nous n’avons pas cru devoir faire ressortir jusqu’à présent, cette mortifiante comparaison de la faction oligarchique avec la masse de la population, en parlant comme ayant toutes deux le même poids, un droit égal à la considération auprès des autorités impériales. C’est là sans doute le résultat de l’éducation et des habitudes aristocratiques du vieux monde ; on croit là sans doute que la faction oligarchique est ici ce que le corps aristocratique est en Angleterre. Cette erreur, cette prévention, si elle ne disparaît, et ne fait place à des idées plus conformes à l’état de la société, fera perdre bientôt à la couronne britannique un de ses plus beaux joyaux. Ce n’est qu’avec des idées et des principes d’égalité que l’on peut maintenant gouverner en Amérique. Si les hommes d’état de l’Angleterre ne veulent pas l’apprendre par la voie de remontrances respectueuses, ils l’apprendront avant longtemps d’une façon moins courtoise ; car les choses vont vite dans le Nouveau-Monde. »

Tel était le langage d’un organe de la presse qui songeait alors à abandonner le parti de M. Papineau pour soutenir celui de Québec, et à recommander l’acceptation des propositions de lord Gosford. On peut concevoir quel put être celui du parti extrême. Un appel nominal fut de suite ordonné. Le parti de Québec, qui se séparait de plus en plus de celui de M. Papineau, voulut s’opposer à la réception des instructions de la commission, par son organe M. Bedard, opposition inutile, parce que l’essentiel était connu, c’est-à-dire les dépêches elles-mêmes. Loin de vouloir guerroyer sur des questions de forme, cette nouvelle opposition aurait dû lever de suite franchement son drapeau et déclarer clairement ses principes. Si les réformes qu’on demandait n’étaient pas accordées, allait-on se les faire donner de vive force, en levant l’étendard de la révolte, ou allait-on négocier ? On aurait alors comparé ses forces à celles de l’Angleterre et pesé les chances de succès. Car quant à la justice de leur cause, les Canadiens-français avaient cent fois plus de droit de renverser leur gouvernement que l’Angleterre elle-même en 1668, et les États-Unis en 1775, parce que c’était contre leur nationalité elle-même que le bureau colonial dirigeait ses coups ; jugée sous ce rapport, la question se modifiait et devait être envisagée non sous le point de vue du droit, mais sous le point de vue de l’expédience que les peuples comme les individus ne peuvent négliger lorsqu’ils en appellent à la force physique.

Mais malheureusement le chef du parti de Québec, comme nous désignerons désormais cette nouvelle opposition, était alors en pourparlers, pour une charge de juge, avec lord Gosford, qui laissait entrevoir d’autres faveurs à quelques uns de ses amis. Dans des débats aussi graves entre l’Angleterre et l’assemblée, une scission entre le parti extrême et le parti modéré aurait dû se faire en vue du bien public seulement et non sous l’influence de l’or et des places. Le devoir de tout représentant du peuple était de refuser toute faveur jusqu’après l’arrangement des difficultés, afin de conserver son indépendance et de ne pas paraître influencé par l’intérêt personnel. Le moment était trop solennel pour s’occuper de soi lorsque l’existence politique de tous les Canadiens était en question. Cette grande faute du parti modéré n’échappa pas à ses adversaires, qui en profitèrent pour l’exposer aux yeux du public, qui donna dès lors par ironie le nom de petite famille à M. Bedard et à ses amis, pour désigner des hommes qui servaient leurs intérêts avant ceux du pays. C’était détruire leur influence dès le début de la nouvelle voie dans laquelle ils entraient, et dans laquelle la majorité des Canadiens eussent suivi des hommes indépendans et énergiques, qui n’auraient pas plus fléchi devant les appâts du pouvoir que devant les menaces de la rébellion. Le vrai patriote tout pauvre qu’il est, tient plus de place dans le cœur du peuple que l’agitateur riche et puissant dont on soupçonne toujours l’ambition.

La majorité de l’assemblée fut entraînée par l’éloquence de M. Papineau. La nomination de M. Bedard comme juge formellement annoncée, loin d’apaiser les esprits, les excita, suivie qu’elle fut presqu’aussitôt après du refus du gouverneur de destituer le juge Gale, dont le ministre qui avait succédé à M. Spring Rice avait confirmé la nomination. Le conseil plus opposé que jamais à la chambre, rejetait presque tous les bills qu’elle lui envoyait, ce qui la confirmait dans l’opinion que le gouvernement voulait la tromper et que le conseil lui, servait d’instrument. Sur 106 bills passés par l’assemblée dans la session, 61 furent ainsi étouffés ou mutilés, et c’étaient les principaux. En voyant ce résultat, les hommes versés dans la politique et qui connaissaient la dépendance du conseil, étaient convaincus que le gouvernement jouait un rôle double et qu’il excitait par des moyens secrets et détournés une chambre contre l’autre. La dernière lutte entre l’exécutif et l’assemblée allait se porter sur la question des subsides. Les débats durèrent deux jours. On y répéta ce qui avait déjà été dit tant de fois. Une grande partie des membres prirent la parole. M. Morin proposa d’accorder six mois de subsides. M. Vanfelson proposa en amendement douze mois avec les arrérages. MM. LaFontaine, Papineau, Taschereau, Drolet, Rodier, Berthelot parlèrent contre l’amendement ; MM. Power, Caron, DeBleury pour. « Par suite de l’injonction du parlement impérial, dit M. Vanfelson, le secrétaire colonial a commencé à remplir sa mission de réforme, et quoiqu’il n’ait pas remédié efficacement à tous les maux, je crois pouvoir démontrer si l’on veut discuter et juger sans passion qu’il a déjà fait beaucoup. Plusieurs griefs ont été réparés ; un grand nombre d’autres sont en voie de l’être. Qu’on relise les 92 résolutions et on verra que déjà 9 ou 10 des griefs énoncés ont cessé d’exister, et lord Aylmer que nous avions accusé d’avoir violé les droits et les privilèges de cette chambre a été rappelé. » L’orateur passant ensuite aux dissensions entre la chambre et le conseil, ajouta que l’Angleterre avait envoyé la commission pour constater qui avait tort et qui avait raison, et que quant à la plainte faite contre le choix de militaires pour gouverner le pays, on y avait fait droit, puisque lord Gosford ne l’était pas. Il fallait donner le temps aux commissaires d’achever leur enquête, et imiter O’Connell qui se relâchait de ses prétentions dans certaines circonstances. M. LaFontaine prenant la parole, observa que dans sa revue des griefs, le préopinant avait été obligé d’avouer que les principaux, ceux qui avaient provoqué les 92 résolutions, existaient encore ; que lord Gosford n’avait d’autre mérite auprès de l’assemblée que ses promesses, qu’il n’avait encore rien exécuté, et que si l’on voulait adhérer strictement aux principes, on ne devait pas voter de subsides du tout.

M. Papineau se leva enfin et parla pendant plusieurs heures. C’était à lui à soutenir la position prise par le parti populaire dans les 92 résolutions ; il en était le véritable auteur, il y avait résumé l’esprit et les doctrines de l’opposition canadienne depuis plusieurs années. Le sort de ses compatriotes y était attaché. Orateur énergique et persévérant, M. Papineau n’avait jamais dévié dans sa longue carrière politique. Il était doué d’un physique imposant et robuste, d’une voix forte et pénétrante, et de cette éloquence peu châtiée mais mâle et animée qui agite les masses. À l’époque où nous sommes arrivés il était au plus haut point de sa puissance. Tout le monde avait les yeux tournés vers lui, et c’était notre personnification chez l’étranger comme disait le Canadien. Tout président de la chambre qu’était M. Papineau, c’est lui qui dirigeait la politique de la majorité.

« Nous sommes, dit-il, à voir s’il y a dans la situation politique du pays des circonstances nouvelles qui puissent justifier la conduite de ceux qui semblent déserter la cause de la patrie, qui se séparent de cette immense majorité de leurs concitoyens qui ont directement approuvé et ratifié sur les hustings la conduite des membres qui ont voté les 92 résolutions. Dans cette grande discussion, il ne faut pas considérer lord Gosford, mais il faut considérer les principes. Nous sommes en lutte contre un système colonial qui, tel qu’il nous est expliqué par lord Glenelg, contient dans son essence les germes de tous les genres de corruption et de désordre ; nous sommes appelés à défendre la cause et les droits de toutes les colonies anglaises. Le même génie malfaisant qui jetait malgré elles les anciennes colonies dans les voies d’une juste et glorieuse résistance, préside à nos destinées. Il a inspiré les instructions de la commission, qui changent nos relations avec le gouvernement, qui détruisent le titre qu’il avait à la confiance des représentans du peuple. Elles renferment un refus formel de faire aucune attention aux plaintes du Haut et du Bas-Canada. La commission au lieu de puiser ses renseignemens auprès des autorités constituées du pays, est décidée à prendre pour base de ses déterminations les opinions de la minorité, de cette minorité turbulente et factieuse, disait-il, dans une autre occasion, qui ne cherche qu’à se gorger aux dépens d’une population qui lui a offert un refuge. On veut dominer là peu de mois auparavant on ne cherchait qu’un asyle, qu’une patrie. Au milieu de nous cette minorité se pavane de sa supériorité et de ses prétentions exclusives. Nous n’avons pas un gouvernement de droits égaux, mais de favoritisme. Les mignons de l’administration accaparent au préjudice de la population entière tous les avantages du pays. L’estime et la confiance de la majorité les font crier contre l’usurpation et la nationalité, comme s’il était juste d’avoir versé son sang pour se voir dégradé, exploité, dépouillé par et pour la minorité. De telles prétentions pourtant se font entendre journellement à un degré dont même l’Irlande n’offre pas d’exemple, dans le temps où ceux qui trahissaient sa cause étaient récompensés par des emplois comme les seuls hommes de capacité et de lumières.

« Pouvait-on imaginer, continua l’orateur, un plan plus défectueux que d’envoyer trois commissaires qui ne s’étaient jamais vus, ayant une foule d’employés avec chacun leurs communications et leurs correspondances secrètes ? Peut-on voir dans cette combinaison quelque trait de sagesse ? Aussi les résultats ne se sont pas fait attendre. Quelques heures pour ainsi dire après leur arrivée le public fut averti qu’il y avait division parmi eux sur tous les points. Pouvait-on espérer qu’ils ne sèmeraient pas ici la division ; qu’il y aurait entre eux unanimité sur nos difficultés politiques, et que la diversité connue de leurs opinions sur la politique de leur pays, ne serait pas le prélude à la même diversité d’opinions sur la politique de notre pays ? Aussi les a-t-on vus se jeter dans les sociétés les plus opposées, et la presse anglaise a bientôt retenti d’injures contre celui qu’elle appelait radical, de louanges pour celui qu’elle appelait tory. On nous a promis que de ce mélange naîtraient l’ordre et la justice. On aime à s’endormir sur le bord d’un précipice, à attendre le bonheur que promet un songe fugitif et trompeur ; au lieu des jouissances et des réalités enchantées, nous allons rouler dans un gouffre… Il ne fallait accorder que six mois de subsides pour nous mettre dans la même position que la Jamaïque. Ses représentans se sont dit : Nous voici dans des circonstances extraordinaires, nous voterons six mois de subsides pour salarier les troupes, mais après ce temps, nous sommes déterminés à nous ensevelir sous des ruines plutôt que de céder nos libertés. Ces inspirations héroïques ont obtenu du gouvernement anglais qui a su les apprécier, les droits que réclamaient les colons de la Jamaïque, de semblables inspirations nous assureront les mêmes avantages. »

L’amendement de M. Vanfelson fut rejeté par 40 contre 27. Huit Anglais, dont quelques uns des townships de l’est, votèrent avec la majorité et huit avec la minorité, preuve assez forte de la justice des prétentions de l’assemblée. Le conseil rejeta la liste civile de six mois, ce qui amena presqu’aussitôt la prorogation des chambres, n’y ayant plus de membres suffisans pour continuer les affaires, et fit observer par lord Gosford qu’il ne voulait pas se hasarder à prédire toutes les conséquences qui résulteraient de cette conduite.

Ce dénouement donna un nouvel élan à l’agitation. L’on recommença à s’assembler pour approuver la majorité de la chambre et se rallier aux associations de réforme de Québec et de Montréal. Une adresse de sept cents électeurs de Québec fut présentée à M. Papineau vers la fin de la session pour approuver sa conduite, adresse qui amena la résignation d’un des représentans de cette ville, M. Caron, parce qu’elle comportait une censure contre sa conduite opposée à celle de M. Papineau depuis les 92 résolutions. Quelques-uns attribuèrent cette démarche au mécontentement que lui causait la faveur qu’on faisait alors à M. Bedard en le nommant juge. Dans les colonies peu d’hommes sont au-dessus de pareilles faiblesses, mais pour M. Caron, ces bruits devaient être mal fondés, car sa conduite n’avait pas cessé un moment d’être uniforme et constante.

Depuis quelque temps le parti libéral dans les deux Canadas avait des communications encore plus fréquentes qu’auparavant, et les chefs travaillaient activement à coordonner leurs mouvements. La majorité des membres de l’assemblée du Haut-Canada se rallia même un instant au parti de M. MacKenzie ainsi que le conseil exécutif de sir Francis Bond Head. À Londres l’activité de M. Roebuck ne se lassait point. Discours dans les communes, articles dans les journaux et dans les revues,[2] pamphlets, il ne perdait pas une occasion de plaider notre cause.

Cependant les ministres voyant l’effet qu’avait eu la communication des instructions tronquées de la commission, chargea Lord Gosford tout en lui recommandant d’agir de concert avec sir Francis Bond Head, de réunir les chambres de nouveau pour leur en communiquer la totalité, ce qu’il fit sans changer les opinions de l’assemblée, qui déclara qu’elle voyait avec regret et une vive douleur que les vices de nos institutions politiques étaient demeurés les mêmes, qu’on maintenait le conseil législatif, qu’on ne faisait aucune réforme administrative et que les autorités exécutives et judiciaires étaient combinées en faction contre les libertés publiques.

Après cette réponse peu satisfaisante on s’ajourna.

C’est alors que M. Morin vint se fixer à Québec vers la fin de 1836 sous prétexte d’y pratiquer comme avocat. Aussitôt les partisans de M. Papineau crurent voir quelque tactique dans cette démarche de son disciple le plus dévoué ; ils se réunirent autour de lui, ils s’organisèrent et se mirent en rapport avec les libéraux de Montréal et d’autres parties du pays, pour contrecarrer les résolutions de l’association constitutionnelle, qui parlant au nom du parti anglais, priait le roi de maintenir le conseil législatif en l’organisant de manière à tenir en échec l’influence de l’assemblée, de diviser les comtés de façon à diminuer les représentans français, de rappeler lord Gostford, et de réunir les deux Canadas. Elle s’adressait en même temps au Haut-Canada pour l’engager à favoriser ses projets, et aux Canadiens-français eux-mêmes pour leur dire qu’ils étaient trompés et opprimés par leurs meneurs.

À cette époque leur perspective était la plus triste qu’on puisse imaginer. Eux qui s’étaient bercés un instant de l’espoir d’avoir de nombreux alliés, venaient de les perdre presque tous à la fois. Sir Francis Bond Head était sorti triomphant de la lutte à Toronto. Il avait dissous la dernière chambre et était parvenu à force d’adresse et d’intrigues à faire élire une majorité de torys dans la nouvelle. Sûr maintenant d’elle, il avait convoqué aussitôt la législature, et l’assemblée avait biffé des procès-verbaux de la dernière session, les résolutions de celle du Bas-Canada que M. Papineau avait envoyées à son président. En même temps Head lui avait communiqué les dépêches du bureau colonial qui approuvaient sa conduite. La politique de Downing Street était de briser la dangereuse alliance qui avait paru s’établir entre le Haut et le Bas-Canada, menacer le Bas où le danger était le plus grand, et mettre la totalité de la population en lutte une partie contre l’autre. Cette politique avait donc réussi. Dans le Haut-Canada tout marchait à merveille ; et il en était de même dans les autres provinces. Le Nouveau-Brunswick avait accepté les propositions de l’Angleterre, et la Nouvelle-Écosse, qui avait d’abord été plus ferme, avait révoqué les résolutions qu’elle avait passées contre l’administration, de sorte que la commission qui achevait ses travaux, se voyait autorisée par toutes ces défections à adopter des conclusions plus hostiles contre la seule chambre qui restait inébranlable.

Le rapport de cette commission fut mis devant le parlement impérial dès le commencement de la session. Il formait un volume imprimé de plus de 400 pages folio et renfermait à peine une suggestion nouvelle. Les commissaires recommandaient séparément ou collectivement d’employer les deniers publics sans le concours des représentans ; d’user de mesures coercitives pour forcer l’assemblée à se soumettre, justifiaient le conseil législatif d’avoir rejeté les six mois de subsides, et suggéraient de faire représenter la minorité en changeant la loi d’élection de manière à donner plus d’avantage à l’électeur anglais qu’à l’électeur canadien. Il fallait persister dans la demande d’une liste civile de £19,000 pour la vie du roi ou pour un terme de sept ans au moins, refuser un conseil législatif électif et le système responsable, maintenir la compagnie des terres et s’opposer à l’union des deux Canadas. Lord Gosford n’approuvait pas toutes ces suggestions, et il était d’opinion qu’il fallait libéraliser les deux conseils en y faisant entrer une forte proportion d’hommes partageant les opinions de la majorité de l’assemblée.

Lord John Russell proposa une série de résolutions dans les communes, conformes aux suggestions les plus hostiles, et qui suscitèrent des débats qui durèrent trois jours, le 6, le 8 et le 9 mars 1837. Lord John Russell lui-même, M. Stanley, M. Robinson, sir George Grey, M. Gladstone et lord Howick furent les principaux orateurs en faveur du ministère, ainsi que M. Labouchère qui se trouva cette fois contre les Canadiens. MM. Leader, O’Connell, Roebuck, sir William Molesworth, le colonel Thompson et M. Hume contre. Il y eut plusieurs divisions ; mais la minorité fut très faible chaque fois. La proposition de M. Leader de rendre le conseil législatif électif, ne rallia que 56 voix contre 318, et encore cette minorité tomba-t-elle de l’adoption finale des résolutions.

Le ministre ne manqua pas de tirer parti de la défection des autres colonies. Aucune de ces colonies, dit-il, n’avance des prétentions semblables à celles du Bas-Canada, et tout présage un arrangement satisfaisant avec elles. Rendre le conseil législatif électif, serait créer une seconde chambre d’assemblée et un conseil exécutif responsable, ce qui était absolument incompatible avec les rapports qui devaient exister entre la métropole et la colonie, vain jugement d’un homme d’état qui devait être démenti si peu de temps après.

Il était évident que les ministres pourraient entreprendre maintenant tout ce qu’ils voudraient contre le Bas-Canada, et qu’ils seraient appuyés. Ils en avaient fait une question de race, et avaient feint de se donner pour les protecteurs de cette minorité anglaise qui avait été le fléau de l’Irlande, disait O’connell. Ils ne faisaient d’ailleurs que rester fidèles à un principe de gouvernement bien connu surtout dans les colonies, contenir la majorité par la minorité. Le résultat des débats fut le même dans la chambre des lords, lorsque lord Brougham y présenta la pétition de l’assemblée.

Cependant le bureau colonial qui savait qu’il violait un principe sacré de la constitution en ordonnant le payement des fonctionnaires sans vote de la législature, n’était pas sans inquiétude, car lord Glenelg avait écrit à lord Gosford dès le mois de mars qu’il espérait qu’il n’y avait aucun danger de commotion ou de résistance, mais que par précaution on allait probablement lui envoyer deux régimens. Ensuite craignant que cette démonstration ne fît du mal, il permit à lord Gosford de tirer du Nouveau-Brunswick les troupes dont il pourrait avoir besoin.[3]

La sensation produite par le résultat des débats dans les deux chambres impériales, ne fut pas celle de la surprise en Canada. Les journaux qui soutenaient l’assemblée recommandèrent la fermeté et la persévérance ; soutinrent que l’oppression et la tyrannie que voulait imposer l’Angleterre ne pouvaient être durables en Amérique, que le gouvernement des États-Unis serait bientôt forcé d’intervenir, qu’en un mot l’avenir était au peuple ; qu’il fallait rester uni, qu’il fallait agiter, qu’il fallait cesser tout rapport commercial avec la métropole, qu’il fallait manufacturer soi-même les marchandises nécessaires à notre consommation, et ne rien acheter qui payât droit à la douane, afin d’épuiser le trésor, et d’obliger le gouvernement à suivre la volonté des représentans. On tint des assemblées publiques, surtout dans le district de Montréal, pour répandre les nouvelles idées économiques partout dans les villes et dans les campagnes. La Minerve et le Vindicator s’insurgèrent. « Pense-t-on, disait la première, qu’il nous faille succomber sous le poids de cette force, courber honteusement la tête sous le joug ? Non, notre position comme peuple n’est que plus avancée, puisque les mesures de la métropole doivent contribuer à faire poursuivre avec plus d’activité que jamais cette lutte dont l’issue sera le succès des principes américains… Des protestations nouvelles, énergiques et telles qu’on ne puisse les méprendre, nous paraissent nécessaires et urgentes. La force d’inertie pour refuser toute coopération à un gouvernement qui ne veut pas respecter les principes constitutionnels et les droits inhérens d’un peuple, mais qui au contraire les rejette et les foule aux pieds ; les nombreux moyens qui sont à la disposition de nos compatriotes pour tarir la source des revenus qu’on approprie sans le contrôle de la représentation du pays, ne peuvent nous être ôtés moins par une loi du parlement impérial, et sont quelques unes des armes puissantes que les Canadiens ont en leurs mains et dont ils sauront se servir pour assurer leurs droits, ceux de leurs descendans et des autres colons dans quelque partie du globe qu’ils habitent. »

« Un parlement étranger, s’écriait à son tour le Vindicator, dans lequel le peuple de cette province n’est pas, ne peut-être représenté, est décidé à disposer de nos deniers sans le consentement et contre la volonté de ceux qui en ont l’appropriation de droit ; il a résolu de faire de cette province une autre Irlande. »

« Qu’allons nous faire, disait à Québec le Canadien, qui soutenait la minorité de la chambre avec le Populaire, nouveau journal établi à Montréal et rédigé par un français arrivé à point dans le pays pour soutenir le gouvernement. Allons-nous avec les débris du naufrage, essayer de nous remettre en mer et poursuivre notre route ; ou bien allons-nous renoncer à notre destination en appelant la providence à notre aide, allons-nous rassembler un reste de vigueur pour tenter les hasards d’une nouvelle destinée ?… Nous ne conseillons pas de prendre ce dernier parti. Il sera encore temps d’en venir aux extrêmes lorsque nous aurons épuisé tous nos moyens de salut. Un peuple faible peut se résigner à un sort malheureux sans déshonneur ; il y a une soumission honorable comme il y a une domination déshonorante. » Quant aux journaux de l’oligarchie, la persistance de l’assemblée dans le programme des 92 résolutions, leur fournissait un prétexte d’exprimer sans réserve toute leur pensée ; l’asservissement complet des Canadiens pouvait seul les satisfaire et les deux Canadas devaient être réunis si cela était nécessaire pour noyer une bonne fois ce peuple français et catholique dans une majorité anglaise et protestante.

Les partisans de M. Papineau ne se découragèrent pas devant l’attitude hostile du parlement impérial et de l’Angleterre. Les assemblées publiques continuaient dans les campagnes. Celle du comté de Richelieu recommanda la réunion d’une convention générale. Les Irlandais de Québec s’assemblèrent le 15 mai, pour se déclarer en faveur de la cause canadienne et approuver ce qu’avait dit O’Connell de ses compatriotes qui s’étaient ligués avec le parti anglais ; c’est-à-dire qu’ils voulaient renouveler en Canada les malheurs de l’Irlande. Mais ces démonstrations ne pouvaient produire rien par elles-mêmes sur la volonté de l’Angleterre, et il y avait à craindre qu’une fois l’élan donné à l’agitation, on ne put l’arrêter lorsqu’il serait à propos de le faire. Les esprits s’échauffaient de plus en plus ; si le Populaire paraissait à Montréal pour les calmer, le Libéral naissait à Québec pour les exciter aux mesures extrêmes. Il s’opérait un changement singulier chez plusieurs individus. Des torys devenaient tout à coup des hommes du parti le plus avancé comme si l’attente des troubles eut excité leur ambition, et s’ils n’avaient vu de chance de la satisfaire que dans le parti qui menaçait le pays d’une révolution, tandis que de chauds partisans de la chambre ne voyant pas d’issue se rapprochaient des hommes modérés.

L’agitation qui commençait à devenir sérieuse dans beaucoup de comtés, finit par inquiéter le gouvernement, qui publia une proclamation dans le mois de juin, qu’on fit lire à la tête des milices, afin de mettre le peuple en garde contre les écrits et les discours propres à le séduire. Sans se laisser intimider par cet avertissement, M. Papineau entraîné par ses partisans descendit jusqu’à Kamouraska, accompagné de MM. Girouard, LaFontaine, Morin, et faisant des discours à l’Islet et à St.-Thomas où le Dr. Taché, partisan zélé, avait monté quelques têtes. À Missiskoui, à l’Assomption, à Lachenaie, à Deschambault, à l’Acadie, on protestait contre les mesures de la métropole, et le Daily Express de New-York publiait une correspondance canadienne où l’on parlait d’un appel aux armes et faisait l’histoire de la révolution américaine. Un peu plus tard, on pendait le gouverneur en effigie, et des bandes d’hommes armés rôdaient dans le comté du lac des Deux-Montagnes et obligeaient la justice d’intervenir. Partout enfin on s’agitait pour appuyer ou les 92 résolutions ou le gouvernement, dont les amis s’assemblaient à leur tour pour lui promettre leur appui et s’opposer au parti du mouvement. Leurs assemblées à Québec et à Montréal furent très nombreuses, beaucoup de gens s’y étant ralliés parce qu’ils étaient convaincus qu’il était hors de question de lutter contre l’Angleterre, les colonies divisées comme elles l’étaient. Dans les États-Unis les journaux étaient bien partagés, et l’on pouvait être certain que le gouvernement de Washington n’interviendrait que quand la cause républicaine serait à peu près gagnée, c’est-à-dire pour enlever le prix de la victoire.

C’est sur ces entrefaites qu’arriva la nouvelle que lord John Russell avait déclaré le 23 juin dans les communes, que comme il espérait que le Bas-Canada pèserait sérieusement les résolutions qu’elles avaient passées, il suspendrait le projet de loi auquel ces résolutions devaient servir de base, espérant qu’il verrait que ses demandes étaient incompatibles avec son état colonial ; mais qu’il ne serait fait aucun changement organique à la constitution. C’était annoncer une nouvelle session à Québec. Lord Gosford répugnait, malgré son rapport avec les autres commissaires, aux mesures extrêmes ; et quoiqu’il n’attendît aucun bien d’une dissolution, il espérait que les changemens qu’il suggérait de faire dans les deux conseils et que les ministres allaient finir par adopter, pourraient avoir un bon résultat. Il ne voulait pas croire non plus à des troubles sérieux, et il ne fit usage de l’ordre qu’il avait de faire venir des troupes du Nouveau-Brunswick que dans les derniers momens. Il pensait qu’il y avait beaucoup d’exagération dans les rapports des assemblées tenues par les partisans de M. Papineau ; que les affaires pourraient marcher si les deux conseils étaient libéralisés, et que rien n’était plus erroné que de supposer que la masse des Canadiens-français fût déloyale ; qu’il avait toutes les raisons de penser le contraire.

Malgré les troubles qui arrivèrent cette appréciation était parfaitement juste. Le premier vœu des Canadiens était de conserver leurs usages et leur nationalité ; ils ne pouvaient désirer l’annexion aux États-Unis parce que ç’aurait été sacrifier ces deux choses qui leur sont si chères ; et c’est la conviction que l’Angleterre travaillait à les leur faire perdre qui entraîna la plupart de ceux qui prirent part ensuite à l’insurrection. Lord Gosford sentait si bien cela qu’il recommanda d’ajouter sept Canadiens au conseil législatif et neuf au conseil exécutif.

Les chambres furent convoquées pour le 18 août. Lorsqu’elles s’assemblèrent, il leur dit qu’il voulait fournir une nouvelle occasion aux représentans du peuple de reconsidérer la marche qu’ils suivaient depuis quatre ans touchant les subsides, et de faire eux-mêmes les appropriations que la métropole ferait sans doute sans eux s’ils s’obstinaient dans leurs premières résolutions. Cette nouvelle tentative ne put ébranler la majorité des membres, qui vota une adresse dans laquelle elle protestait contre les recommandations contenues dans le rapport des commissaires.

Cette adresse fut présentée au gouverneur le 26 août, et le parlement prorogé aussitôt après par une proclamation dont M. Papineau trouva une copie sur son siége à son retour dans la salle des séances. Ce résultat avait achevé de convaincre lord Gosford que le parti de ce chef voulait la république, et qu’il se servait de l’animosité créée chez les Canadiens par les attaques violentes et injustifiables de la minorité pour maintenir son influence.[4]

La brusque clôture des travaux législatifs n’était pas de nature à calmer les esprits. Dans le district de Montréal surtout le peuple était en plusieurs endroits entraîné par les agitateurs. Les assemblées, les discours se succédaient sans cesse dans les villes et dans les campagnes. Le gouvernement se mit à sévir contre ceux qui prenaient part à ces procédés, et destitua en grand nombre, les magistrats et les officiers de milice. M. Papineau qui avait répondu avec hauteur au secrétaire du gouverneur qui lui demandait s’il avait pris part à l’assemblée de St.-Laurent, était du nombre. Mais cela ne faisait guère que fournir des armes aux partisans du mouvement. Les jeunes gens surtout étaient emportés. Les associations politiques étendaient leurs ramifications parmi les ouvriers pour les exciter à appuyer la majorité de la chambre. On faisait les plus grands efforts pour soulever partout le peuple, mais on excitait plutôt la curiosité du grand nombre que les passions. Loin des villes, loin de la population anglaise et du gouvernement, il vit tranquille comme s’il était au milieu de la France, et ne sent que très rarement les blessures du joug étranger. La peinture qu’on lui faisait des injustices et de l’oppression du vainqueur n’excitait que bien lentement les passions de son âme et ne laissait aucune impression durable. D’ailleurs il n’avait pas une confiance entière dans tous les hommes qui s’adressaient à lui. Il en avait vu tant accuser le gouvernement d’abus et de tyrannie et accepter les premières faveurs qu’il leur offrait, qu’il était toujours prêt à soupçonner leurs motifs et leur bonne foi, et à se mettre en garde contre leur désertion.

Cependant sur quelques points il commençait à oublier sa prudence. Le comté des Deux-Montagnes était déjà fort agité depuis quelque temps. À St.-Denis et en plusieurs autres endroits on fêta les officiers de milice et les magistrats destitués ; on forma des associations secrètes, et l’on commença à parler de résistance ouverte. Déjà une association de jeunes gens s’était formée à Montréal sous le nom de Fils de la liberté ; elle publia un manifeste menaçant pendant que l’association constitutionnelle anglaise en publiait un dans un sens contraire. Ces associations avaient leurs agens dans les campagnes.

À Québec quelques jeunes gens, avocats, notaires et autres, après avoir vainement essayé de former une organisation semblable à celle des Fils de la liberté, reçurent un envoyé secret du district de Montréal, qui les informa qu’on allait prendre les armes, et qui les détermina à en faire autant. Un d’eux, M. Cazeau, homme facile à exciter et qui acheva de se ruiner dans ces troubles, comptant sur les ouvriers du St.-Roch, prépara quelques balles qu’on eut beaucoup de peine à cacher à la police, lorsque plus tard elle fit une descente chez lui. Ce club secret avait pris M. Morin pour chef. Mais ses idées ne faisaient pas grand progrès. M. Morin s’en plaignait à ses amis de comité central des Deux-Montagnes. Il leur écrivait le 25 octobre, pour les remercier de la manière dont ils appréciaient ses efforts pour le soutien des libertés populaires et de la cause canadienne : « Ces efforts que les vôtres, auraient déjà été couronnés de succès sans l’influence que les meneurs, l’intrigue, l’ignorance et la corruption ont exercée sur ceux qui avaient une prédisposition ou qui étaient les plus exposés… Avec de la constance et du courage nous détruirons un mal éphémère, nous démasquerons l’avilissement et la corruption de nos ennemis et de quelques ci-devant prétendus amis. »

M. Morin, malgré ce langage, était un homme doux, poli, d’un goût simple et studieux, ayant plutôt la suavité de manière d’un ecclésiastique, que l’ardeur emportée d’un conspirateur. On ne pouvait le charger d’un rôle qui fût plus contraire à son caractère. Ce qui faisait dire au Canadien ; « Ce fut pour lui un jour bien malheureux que celui où il se posa chef de parti dans ce district. Tant qu’il n’eut qu’à agir sous la direction immédiate de volontés supérieures, plus habituées que lui au commandement, il vit s’accroître sa réputation d’homme habile ; mais depuis il n’a fait que jouer de malheur, et prouver que s’il a les talens de l’exécution, il n’a pas encore acquis ceux de la direction. »

À St.-Denis, à St.-Charles, à St.-Eustache, à Berthier, à l’Acadie, on fit les mêmes préparatifs, malgré l’apathie de la masse de la population, qui n’était nullement disposée à prendre les armes pour renverser le gouvernement de vive force. Ces têtes exaltées de Montréal résolurent de s’adresser au congrès des États-Unis pour demander le commerce libre. Petit à petit l’on augmentait ainsi de hardiesse jusqu’à ce que l’on commençât à inquiéter les hommes paisibles, qui crurent devoir faire des démonstrations en sens contraire. Le colonel de Hertel, qui commandait un bataillon de milice de 1500 hommes dans le comté des Deux-Montagnes même, ce centre d’agitation, écrivait au gouvernement que ses soldats étaient pleins de loyauté et prêts à obéir à ses ordres au premier appel qui serait fait. Mais le grand nombre ne voyant pas de danger réel, désirait laisser le gouvernement se retirer comme il pourrait de ces difficultés. Car c’est lui qui en était la cause en voulant maintenir un ordre de chose plein d’injustices et de distinctions nationales. Mais lorsqu’ils virent le danger devenir réel et la résistance ouverte à St.-Denis et à St.-Charles, ils sortirent de leur neutralité pour appuyer le gouvernement, et les Canadiens à Québec, à Montréal, à Berthier, à la Rivière-Ouelle, à Kamouraska, à Lotbinière, à Portneuf, à Champlain, aux Trois-Rivières et dans presque tous les comtés du pays lui présentèrent des adresses et se rallièrent à lui.

Jusque-là, la plupart des gens de la campagne surtout pensaient que l’agitation à Montréal finirait par s’apaiser. Mais loin de là, elle commençait à dégénérer en scènes de troubles inconnues jusqu’ici dans le pays. On donna des charivaris à quelques hommes impopulaires ; on fit des menaces en différens endroits, qui fournirent un prétexte pour donner des armes aux hommes fiables afin d’assurer le maintien de l’ordre, sans que ces précautions empêchassent les partisans de la chambre de tenir à St.-Charles, le 23 octobre, une grande assemblée des habitans des comtés de Richelieu, St.-Hyacinthe, Rouville, Chambly et Verchères, auxquels se joignit le comté de l’Acadie et qui prirent le nom de confédération des six comtés. Il y avait une centaine de miliciens sous les armes commandés par des officiers destitués. On y voyait une foule de drapeaux avec diverses inscriptions. « Vive Papineau et le système électif. » « Honneur à ceux qui ont renvoyé leurs commissions ou ont été destitués. » « Honte à leurs successeurs. » « Nos amis du Haut-Canada. » « Honneur aux braves Canadiens de 1813 ; le pays attend encore leur secours. » « Indépendance. » Le conseil législatif était représenté par une tête de mort et des os en croix.

Le Dr. Nelson, de St.-Denis, fut appelé au fauteuil. Il y assistait une douzaine de membres de la chambre. MM. Papineau, Nelson, L. M. Viger, Lacoste, Côte, T. S. Brown et Girod prirent la parole. On y fit une espèce de déclaration des droits de l’homme. M. Papineau qui commençait à s’apercevoir qu’on allait plus loin qu’il était prudent de le faire, prononça un discours qui mécontenta les esprits les plus ardens. M. Chasseur qui y assistait, s’en revint à Québec tout désappointé de la timidité du chef canadien. Il recommanda de s’abstenir de prendre les armes. La seule résistance constitutionnelle et le meilleur moyen de combattre l’Angleterre, c’était de ne rien acheter d’elle,[5]opinion qui déplut au Dr. Nelson, qui s’avança et déclara que le temps d’agir était venu. Les résolutions qu’on passa servirent de base à un appel au peuple, qu’on répandit avec profusion et qui engagea l’évêque de Montréal, M. Lartigue, à lui adresser un mandement pour le mettre en garde contre ces conseils, dans lequel il recommandait, suivant la doctrine catholique, l’obéissance au pouvoir établi. « Depuis longtemps nos très chers frères, nous n’entendons parler que d’agitation, de révolte même, dans un pays toujours renommé jusqu’à présent par sa loyauté, son esprit de paix et son amour pour la religion de ses pères. On voit partout les frères s’élever contre leurs frères, les amis contre leurs amis, les citoyens contre leurs concitoyens ; et la discorde, d’un bout à l’autre de ce diocèse, semble avoir brisé les liens de la charité qui unissaient entre eux les membres d’un même corps, les enfans d’une même église, du catholicisme qui est une religion d’unité.

« Encore une fois, nous ne vous donnerons pas notre sentiment, comme citoyen, sur cette question purement politique qui a droit ou tort entre les diverses branches du pouvoir souverain ; ( ce sont de ces choses que Dieu a laissées aux disputes des hommes ) ; mais la question morale, savoir quels sont les devoirs d’un catholique à l’égard de la puissance civile établie et constituée dans chaque état, cette question religieuse, dis-je, est de notre ressort et de notre compétence…

« Ne vous laissez donc pas séduire si quelqu’un voulait vous engager à la rébellion contre le gouvernement établi, sous prétexte que vous faites partie du peuple souverain : la trop fameuse convention nationale de France, quoique forcée d’admettre la souveraineté du peuple puisqu’elle lui devait son existence, eut bien soin de condamner elle-même les insurrections populaires, en insérant dans la déclaration des droits en tête de la constitution


de 1795, que la souveraineté réside, non dans une partie, ni même dans la majorité du peuple, mais dans l’universalité des citoyens… Or qui oserait dire que, dans ce pays, la totalité des citoyens veut la destruction de son gouvernement… »

Ce mandement eut un grand retentissement. Dans le même temps, le Canadien renouvelait ses instantes représentations sur l’absolue nécessité de se prononcer hautement contre le parti du mouvement et de la résistance, au nom de notre honneur national et de nos libertés menacées ; et le clergé catholique de Montréal se mettait en rapport avec celui de Québec pour solliciter l’appui de l’exécutif dans une requête aux autorités impériales, qui aurait pour but d’obtenir le plutôt possible en faveur du peuple canadien tout ce qu’il pouvait attendre de réforme, afin d’apaiser les troubles et l’agitation. L’exécutif prenait aussi des mesures pour faire cesser cette agitation et faire respecter la loi partout. Pour donner main forte aux troupes, il arma une partie de la population anglaise de Montréal. Il organisa des corps de cavalerie, d’artillerie et d’infanterie. Il fit la même chose à Québec en excluant soigneusement, comme à Montréal, les Canadiens quelque fussent leurs principes et malgré les offices de service d’un grand nombre de leurs notables. Il arma presque toute la population irlandaise, dont une grande partie faisait cause commune peu de temps auparavant avec les libéraux les plus exaltés, mobilité qui peut expliquer une partie des maux de l’Irlande. Six cents volontaires furent armés en quelques jours. Il manda enfin des troupes du Nouveau-Brunswick.

Cependant l’excitation était trop grande dans plusieurs localités pour s’apaiser tout à coup, et se terminer sans effusion de sang si les deux partis venaient en présence. Déjà il y avait eu des troubles sérieux à Montréal. Le 7 novembre, les Fils de la liberté et les constitutionnels, ou les membres du Doric Club comme se nommèrent les Anglais, en vinrent aux mains avec des succès divers. La maison de M. Papineau et celle du Dr. Robertson, entre autres, furent attaquées et les presses du Vindicator saccagées. Les troupes furent appelées sous les armes et paradèrent dans les rues avec de l’artillerie.

Un grand nombre de mandats d’arrestation furent lancés contre les chefs canadiens dans les différentes localités, dont vingt-six pour haute trahison. M. Papineau, le Dr. O’Callaghan, le Dr. Nelson étaient dans cette dernière catégorie. À Québec comme à Montréal les arrestations se firent sans difficultés. M. Morin fut du nombre ; mais dans les campagnes de Montréal on résolut d’opposer de la résistance, et les officiers de la justice furent mis en fuite. Alors on les fit accompagner par des corps de troupes qui furent repoussés en plusieurs endroits, mais qui triomphèrent à la fin. Entre Chambly et Longueuil, un détachement de cavalerie fut jeté en déroute et quelques prisonniers qu’il emmenait furent élargis. Un corps de troupes commandé par le colonel Gore et composé de cinq compagnies de soldats, d’une pièce de canon et d’un détachement de cavalerie, parti de Sorel se dirigeant sur St.-Charles, fut arrêté à St.-Denis le 22 novembre, par le Dr. Nelson, qui s’était retranché dans une grande maison de pierre. Au bruit du tocsin 800 hommes se trouvèrent réunis sous les ordres de ce chef intrépide, mais presque tous sans armes et sans munitions. On n’avait qu’environ 120 fusils bons et mauvais. On s’était muni de lances, de fourches ou de bâtons. Une partie resta pour combattre, et les autres s’éloignèrent. Le succès était si incertain, que le Dr. Nelson engagea M. Papineau qui se trouvait là avec le Dr. O’Callaghan dans le moment, à se retirer pour ne pas compromettre sa vie, et par là même la cause dont il était le chef. « Ce n’est pas ici, lui dit-il, que vous serez le plus utile ; nous aurons besoin de vous plus tard. » Ainsi M. Papineau qui était opposé à la prise des armes à l’assemblée des six comtés, était déjà entraîné par le torrent, et sans faire de résistance se laissait promener au milieu des insurgés pour les encourager par sa présence, sans qu’on lui permît cependant d’exposer comme les autres, sa vie au feu, malgré les reproches sévères, observa-t-il lui-même au Dr. Nelson, qu’on pourrait lui faire plus tard s’il s’éloignait dans un pareil moment.[6]

Les troupes en arrivant s’emparèrent des maisons voisines et se préparèrent au combat. Après avoir pris leur position, elles ouvrirent un feu d’artillerie et de mousqueterie qu’elles continuèrent pendant quelque temps. Voyant son peu d’effet, le colonel Gore ordonna au capitaine Markham de donner l’assaut à une distillerie défendue par une quinzaine de Canadiens, qui l’incommodaient beaucoup tout en protégeant les insurgés ; mais après des efforts inutiles, l’attaque dut être abandonnée. Le capitaine Markham y fut grièvement blessé.

Vers 2 heures, les insurgés reçurent un secours qui porta le nombre des fusils à 200 environ. Alors ils résolurent sur quelques points de prendre l’offensive, et ils réussirent à déloger et à mettre en fuite un corps de troupes qui s’était embusqué derrière une grange. Enfin après six heures de combat, les troupes furent partout obligées d’abandonner la victoire aux rebelles, qui les poursuivirent quelque temps, s’emparèrent de leur canon, de quelques blessés et d’une partie de leurs voitures et de leurs munitions.

M. Ovide Perrault, membre de la chambre, fut mortellement blessé par un boulet de canon, dans le moment même qu’un autre renversait cinq hommes et jetait quelque confusion dans les rangs des Canadiens.

En même temps que ce combat avait lieu, un autre corps de troupes fort de 330 hommes, 2 pièces de canon et quelques cavaliers, commandé par le colonel Wetherall, venant de Chambly, et qui devait opérer sa jonction avec celui du colonel Gore, pour attaquer réunis les insurgés à St.-Charles, où on les disait en force et retranchés, s’avançait lentement parce que les ponts sur les rivières avaient été coupés. Quoiqu’il n’eût pas trouvé le colonel Gore au lieu indiqué, il continua sa route recevant quelques coups de fusils sur plusieurs points en arrivant à St.-Charles ; il atteignit les retranchemens des insurgés, le 25 novembre. Ces retranchemens formés d’arbres renversés, recouverts en terre appuyés sur la maison de M. Debartzch, qu’on avait crénelée et percée de meurtrières, formaient un parallélogramme entre la rivière et le pied d’une petite colline qui le dominait par derrière. Il était défendu par plusieurs centaines d’hommes, la plupart toujours sans armes, commandés par M. T. S. Brown, qui prit la fuite avant l’attaque. Les insurgés avaient pour toute artillerie deux pièces de canon dont ils tirèrent un coup ou deux. Le colonel Wetherall prit possession de la colline, plaça son artillerie dans les positions les plus favorables, et enveloppa le camp de ses troupes, de manière à ne laisser aucune issue aux insurgés pour échapper que la rivière. Après avoir fait ses dispositions, il donna l’ordre de l’attaque. Les rebelles répondirent avec vigueur au feu des troupes ; et en jetant quelques hommes parmi des arbres qui étaient à droite, ils obligèrent le colonel Wetherall de faire appuyer les grenadiers qui étaient sur ce point par une autre compagnie. Le feu de mousqueterie durait environ depuis une heure lorsque l’artillerie ayant renversé les fragiles retranchemens qui couvraient les rebelles et semé la confusion dans leurs rangs, ce commandant fit charger son infanterie à la bayonnette. Elle s’empara du camp d’emblée, et massacra un grand nombre d’insurgés qui osaient se défendre encore. On ne fit qu’une trentaine de prisonniers. Le nombre des tués dépassa 100, celui des blessés fut considérable.

Après cette victoire tout fut brûlé dans le camp excepté la maison de M Debartzch, et les insurgés qui avaient pu se sauver s’étant dispersés, Wetherall retourna à Montréal par Chambly et St.-Jean, dispersant encore à la Pointe-Olivier un rassemblement qui voulut intercepter son retour.

À la suite de ces deux combats, le district de Montréal fut mis sous la loi martiale, tandis que le peuple commençant enfin à se remuer partout, s’assemblait dans les comtés, dans les villes et dans les paroisses, pour protester contre l’insurrection et assurer le gouvernement de sa fidélité. M. LaFontaine et M. Leslie s’apercevant maintenant comme bien d’autres qu’on s’était trop obstiné, descendirent à Québec pour prier lord Gosford de convoquer les chambres, afin de prendre les mesures nécessaires dans les circonstances ; mais il était trop tard de toute façon puisque l’assemblée aurait paru comme vaincue et le gouvernement comme vainqueur. C’était aux chefs à prévoir ce résultat, et à ne pas se mettre dans le cas de subir toutes les conséquences d’une défaite sans avoir réellement combattu ; car les petits chocs qui venaient d’avoir lieu n’étaient que le fruit d’une agitation locale prolongée au-delà des bornes raisonnables, mais insuffisante pour amener un soulèvement en masse et une véritable révolution. Lord Gosford refusa.

Cependant l’insurrection était vaincue sur la rive droite du St.-Laurent. Un dernier parti venant des États-Unis avait été pris ou dispersé à Four Corners, sur l’extrême frontière près du lac Champlain. Il ne restait plus qu’un point à soumettre sur la rive gauche, St.-Eustache. Depuis quelques jours il y avait beaucoup d’agitation dans le comté des Deux-Montagnes. On y avait fait des tentatives inutiles de soulèvement. Le Dr. Chénier et Armury Girod, Suisse depuis quelques années en Canada, en étaient les principaux chefs. Ils s’emparèrent des fusils et d’une pièce de canon qu’il y avait au village des Sauvages puis marchèrent avec leurs hommes sur St.-Eustache, où ils prirent le couvent de force et s’y retranchèrent. Le curé, M. Paquin, M. Scott, membre de la chambre, M. Eméry Feré, voulurent vainement les persuader d’abandonner leur entreprise ; leurs discours n’eurent d’influence que sur leurs suivans, auxquels M. Desèves, vicaire de St.-Eustache, lut une proclamation qu’avait publiée sir John Colborne. Vaincus par leur conseil, ils abandonnèrent tous le camp et s’en retournèrent chez eux, ne laissant qu’un jeune homme au couvent. D’autres, cependant, venant du Grand-Brûlé et d’ailleurs les remplacèrent, et pendant plusieurs jours il y eut de quatre à quinze cents hommes vivant à discrétion dans le village, mais presque tous sans armes. C’est sur ces entrefaites qu’arriva la nouvelle de l’affaire de St.-Charles et de la dispersion des rebelles dans le sud. Croyant cette occasion favorable, M. Paquin invita le Dr. Chénier au presbytère et le pressa de nouveau de renoncer à ses dangereux projets. Tous ceux qui étaient présens, ecclésiastiques et séculiers, se joignirent à lui pour lui faire les mêmes instances en lui mettant sous les yeux toute l’inutilité de son entreprise et toutes les conséquences funestes qui devaient en résulter ; mais ce fut en vain. Chénier prétendit que les nouvelles de St.-Charles étaient fausses ; qu’il venait d’apprendre par un courrier que les patriotes étaient vainqueurs dans le sud, et il ajouta que pour lui sa résolution était inébranlable, qu’il était déterminé à mourir les armes à la main. Malgré son opiniâtreté cependant on s’aperçut qu’il ne pouvait surmonter une profonde émotion, et que de temps en temps de grosses larmes s’échappaient de ses yeux et coulaient sur son visage malgré ses efforts pour les retenir. N’ayant pu le dissuader de son dessein, le bon curé se vit obligé de s’éloigner et d’abandonner sa maison et l’église aux rebelles. Beaucoup de familles étaient déjà parties ou partaient à tout instant pour Montréal ou pour les paroisses voisines. Le bruit s’était répandu plusieurs fois que les troupes paraissaient, et ceux qui étaient bien informés savaient que les insurgés n’étaient pas assez nombreux pour résister aux forces qu’ils allaient avoir sur les bras.

En effet sir John Colborne arrivait avec deux mille hommes, huit pièces de canon et une pièce à rockets. À l’aspect de cette colonne d’autant plus imposante qu’elle couvrait avec ses bagages plus de deux milles de chemin, le plus grand nombre de ceux qui composaient l’attroupement alors réuni et qui pouvait s’élever à 5 ou 600 hommes, voyant qu’ils s’étaient trompés, s’esquivèrent et laissèrent Chénier avec environ 200 à 250 hommes seulement, qui se placèrent dans l’église, dans le couvent, dans le presbytère et dans les maisons voisines. Plusieurs n’avaient pas d’armes, ce dont ils se plaignirent à leur chef, qui leur répondit froidement : « Soyez tranquilles, il y en aura de tué et vous prendrez leurs fusils. »

Les troupes cernèrent complètement le village en arrivant, et leur artillerie ouvrit son feu. Les insurgés y répondirent bravement tant qu’ils eurent des munitions, et obligèrent même une batterie à reculer. Après une canonnade de deux heures, les volontaires du capitaine Leclerc, le 32e régiment et les royaux s’approchèrent et ouvrirent un feu terrible, qui durait depuis quelque temps lorsque l’ordre vint de donner l’assaut. L’incendie se déclarait dans le même temps dans les édifices occupés par les rebelles. La fusillade et les flammes les obligèrent de tout abandonner, excepté l’église qui fut bientôt cernée à son tour par les troupes et par l’incendie qui approchait. Chénier voulut en vain s’y défendre encore, les flammes marchant comme un torrent, l’obligèrent d’en sortir. Il réunit alors quelques-uns de ses gens, sauta avec eux par les fenêtres et chercha à se faire jour au milieu des assaillans ; mais atteint par une balle dans le cimetière, il tomba et expira presqu’immédiatement. Ce ne fut plus alors qu’une scène de carnage. On ne fit de quartier à personne, et le reste du village fut abandonné au pillage et aux flammes.

Lorsqu’on les enterra, on trouva sur plusieurs des tués des balles de pierre dont ils se servaient pour tirer en guise de balles de plomb. Girod qui avait pris la fuite avant le combat se voyant sur le point d’être pris quelques jours après par des hommes envoyés après lui, se tua d’un coup de pistolet.[7]

Le combat de St.-Eustache fut le dernier livré à l’insurrection.

Les troupes marchèrent alors sur St.-Benoît, qui ne fit aucune résistance, mais qui subit le sort de St.-Eustache et de St.-Denis, où on avait renvoyé une nouvelle expédition de 1100 hommes, qui malgré la soumission des habitans n’en détruisit pas moins le village pour venger la défaite du 22. L’insurrection était maintenant abattue. Les chefs étaient en fuite ou prisonniers. M. Papineau qui s’était montré aux insurgés avant les affaires de St.-Charles et de St.-Eustache comme avant celle de St.-Denis, parvenait aux États-Unis avec plusieurs autres personnes compromises. Les journaux de leur parti étaient saisis ou muets, et le peuple partout soumis à l’autorité, qui continuait à recevoir de toutes parts des adresses propres à la rassurer. Le clergé fit entendre de nouveau sa voix sur les ruines qu’avait faites la tempête qui venait de passer. Les évêques de Québec et de Montréal publièrent de nouveaux mandemens, annonçant des prières en actions de grâces pour remercier Dieu du rétablissement de la paix. « Quelle misère, quelle désolation s’est répandue dans plusieurs de vos campagnes, disait l’évêque de Montréal, depuis que le fléau de la guerre civile a ravagé cet heureux et beau pays, où régnaient l’abondance et la joie avec l’ordre et la sûreté, avant que des brigands et des rebelles eussent à force de sophismes et de mensonges, égaré une partie de la population de notre diocèse ! Que vous reste-t-il de leurs belles promesses… ? Est-ce le vœu de la majorité du pays, qui néanmoins selon leurs principes doit régler tout dans un état ? Est-ce cette volonté générale qui a dirigé les opérations militaires des insurgés ? Vous trouviez-vous libres, lorsqu’en vous menaçant de toutes sortes de vexations, de l’incendie et de la perte de tous vos biens, de la mort même, si vous ne vous soumettiez à leur effrayant despotisme, ils forçaient plus de la moitié du petit nombre qui a pris les armes contre notre auguste souveraine à marcher contre ses armées victorieuses ? »

« De notre côté, ajoutait l’évêque de Québec, pendant les désastres dont quelques parties de cette province ont été le théâtre, nous avons à l’exemple de Moïse, conjuré le Seigneur de ne point perdre son peuple et son héritage ; et aujourd’hui nous avons, ainsi que vous, le bonheur de voir que ce Dieu de bonté a écouté favorablement nos humbles prières. »

Mais si le calme se rétablissait dans le Bas-Canada, le Haut était menacé à son tour de la révolte. M. W. L. MacKenzie avait levé l’étendard de l’insurrection à Navy-Island à deux milles au-dessus de la chute de Niagara, où il s’était réfugié avec un corps de mécontens et d’Américains. Dans le district de Londres quelques rebelles erraient çà et là ; ils ne purent tenir cependant longtemps la campagne ; un parti fut mis en déroute dans ce district même ; un autre fut défait à Amherstburgh, et M. MacKenzie lui-même fut obligé plus tard d’évacuer son île après avoir subi un bombardement de plusieurs jours ; de sorte que bientôt la paix se trouva rétablie dans le Haut comme dans le Bas-Canada. Il rôda bien encore il est vrai une partie de l’hiver des bandes d’Américains et de rebelles sur les frontières des deux provinces sous les ordres de MacKenzie, du Dr. Robert Nelson et autres ; mais dans l’intérieur elles restèrent tranquilles, et chaque fois que ces bandes voulurent les envahir, elles furent repoussées jusqu’à ce que le gouvernement des États-Unis intervint et fît cesser ces déprédations en réunissant des forces suffisantes sous les ordres des généraux Scott et Brady, pour faire observer les lois de la neutralité partout.

Ailleurs, dans le Nouveau-Brunswick, dans la Nouvelle-Écosse, tout était tranquille. À la première nouvelle des troubles du Canada, le peuple s’était assemblé et avait rassuré le pouvoir. L’un des chefs du parti libéral de la Nouvelle-Écosse, M. Howe, écrivait : « Quoique je n’éprouve aucune sympathie pour la faction officielle du Bas-Canada, et que je haïsse et méprise aussi fortement que vous, les hommes et les mesures qui dans toutes les provinces de l’Amérique Septentrionale, ont excité de l’opposition et des plaintes,… je partage jusqu’à un certain point depuis quelque temps les soupçons qui règnent, je vous l’assure, très généralement dans les colonies d’en bas, que votre parti est déterminé à précipiter à tout hasard une lutte avec la mère-patrie… Le langage des derniers numéros du Vindicator ne laisse plus lieu à douter sur ce point.

« Prenant donc pour établi qu’une rupture soudaine et violente du lien qui nous unit à la Grande-Bretagne est désirée par le parti Papineau en Canada, ou par une grande portion de ce parti, je puis dire avec assurance qu’au moins les sentimens des sept huitièmes de la population des provinces d’en bas sont opposés à un pareil mouvement… »

Qu’allait-il maintenant résulter de ces événemens dus à un système de gouvernement qui n’était plus en harmonie avec les idées et les progrès du pays ? Car si la grande majorité du peuple était restée étrangère à cette tentative de révolution, le gouvernement dans les deux Canadas n’en avait pas moins besoin de réformes. Il ne suffisait pas d’avoir abattu la révolte, il fallait prendre des mesures pour en prévenir le retour. Malheureusement ce sont ceux qui avait le plus de droit de se plaindre qui allaient être punis, et dès ce moment l’on peut dire que l’union des deux Canadas fut fait.

Déjà avant les troubles, la reine en ouvrant le parlement le 20 novembre, avait appelé l’attention des chambres sur nos affaires. M. Hume et M. Leader avaient interpellé les ministres pour leur demander quelle marche ils allaient suivre maintenant que leurs mesures avaient poussé un peuple moral, tranquille et religieux sur le bord même d’une révolution, et que le Haut-Canada faisait cause commune avec le Bas ? Lord John Russell avait défendu sa conduite tout en refusant de dire ce qu’il allait faire. Il annonça qu’on avait accepté la résignation de lord Gosford, qui demandait son rappel depuis quelque temps, et que sir John Colborne, allait le remplacer temporairement. Lorsque la nouvelle des troubles arriva, quelques marchands en relation avec les nôtres, se présentèrent au bureau colonial avec M. Gould à leur tête et reçurent de lord Glenelg l’assurance que les sujets fidèles seraient protégés, et les rebelles soumis par la force des armes. Déjà les Anglais à Québec, et surtout à Montréal, s’agitaient pour demander l’union des deux Canadas. C’était l’attente de cette mesure que les ministres voyaient toujours comme inévitable dans un avenir plus ou moins éloigné, qui les avait empêchés de faire des concessions réelles au Bas-Canada. Ils ne voulaient pas laisser trop grandir cette nationalité française qui offusquait leurs préjugés, et aux bruits qui transpiraient de temps à autre, on pouvait croire que dès que le parti anglais ne pourrait plus tenir tête au parti canadien, tout appuyé qu’il était de la métropole, et que la population du Haut-Canada serait assez considérable, on réunirait les deux provinces pour mettre fin une bonne fois à la querelle de race.

Lord Gosford partit de Québec à la fin de février 1838, pour l’Europe, par la voie des États-Unis. Le gouverneur du Haut-Canada, sir Francis Bond Head, qui avait demandé aussi son rappel, le suivit peu de temps après. Plusieurs journaux d’Angleterre blâmaient la conduite de leur ministère au sujet de nos affaires ; mais il n’y avait aucun doute que la grande majorité de la nation et des chambres le soutiendrait dans tout ce qu’il voudrait entreprendre au préjudice des Canadiens-français, pour lesquels il y avait peu d’intérêt ou de sympathie. Les sentimens du Nouveau-Brunswick leur étaient aussi très hostiles comme les débats qui eurent lieu dans leur chambre le prouvèrent. Cette province était prête à soutenir la métropole, pour renverser tous leurs arrangemens sociaux. C’est une nouvelle conquête des Canadiens qu’il faut faire, s’écriait un de ces membres influens, M. Wilmott, inspiré par la gazette de Montréal. Dans le Haut-Canada, où la question de l’union avait été amenée devant les chambres, la branche représentative n’en voulait qu’à la condition que la prépondérance fût assurée aux Anglais, et que les lois et la langue française fussent abolies dans la législature et les tribunaux.

Tels étaient partout les sentimens à notre égard. Tel fut aussi le résultat du mouvement de 37, dont celui de l’année suivante bien moins sérieux, ne fut que le contre coup. Ce mouvement fut prématuré et inattendu. Le peuple dans aucune partie du pays n’y était préparé. Il n’y avait que les hommes les plus engagés dans la politique, les journalistes, les partisans souvent courant alternativement d’un camp à l’autre, qui ne voyaient qu’une révolution capable de porter remède aux abus qui existaient ou de satisfaire leurs vues personnelles. Ils s’excitèrent réciproquement les uns les autres : ils se montèrent l’imagination ; ils ne virent plus les choses sous leur véritable jour. Tout prit à leurs yeux une grandeur ou une petitesse exagérée. Leurs sentiment changèrent. Bientôt ceux que l’intérêt personnel seulement animait, se crurent patriotes à force de se proclamer tels, et de se mêler avec ceux qui l’étaient réellement. Mais le temps devait faire connaître les uns et les autres, car il n’y a que les hommes sincères qui subissent la conséquence de leur entraînement avec l’indépendance qui seule donne de la noblesse à une cause.

  1. Papiers officiels imprimés en 1814 par ordre de la chambre des communes.
  2. London Review et autres.
  3. Dépêches de lord Glenelg à lord Gosford, 6 et 16 mars, 1837.
  4. Dépêche de lord Gosford à lord Glenelg du 2 septembre 1837.
  5. Le Dr. O’Callaghan m’écrivait d’Albany, le 17 juillet 1852. “ If you are to blame the movement, blame then those who plotted and contrived it and who are to be held in history responsable for it. We, my friend, were the victims, not the conspirators, and were I on my death bed I could declare before heaven that I had no more idea of a movement or resistance when I left Montreal and went to the Richelieu river with M. Papineau, than I have now of being bishop of Quebec. And I also know that M. Papineau and I secreted ourselves for some time in a farmers house in the parcel of St.-Marc, lest our presence might alarm that country and be made a pretext for rashness… I saw as clearly as I now see the country was not prepared.”
  6. Papineau et Nelson : Blanc et Noir. Pamphlet avec affidavits publiés à Montréal par les presses de l’Avenir en 1818.
  7. Journal historique des événemens arrivés à St.-Eustache pendant la rébellion du comté des Deux-Montagnes, par un témoin oculaire. Publié dans l’Ami du Peuple et le Canadien, en 1838.