Histoire du Canada (Garneau)/Tome I/Livre I/Chapitre I

La bibliothèque libre.
Imprimerie N. Aubin (Ip. 99-122).

CHAPITRE I.


ACADIE. — (Nouvelle Écosse).

1603–1613.



Observations sur la civilisation de l’Europe à cette époque. — Importance des colonies pour la France. — M. Chauvin, à la suggestion de Pontgravé, se fait nommer lieutenant-général du Canada et de l’Acadie, et obtient le privilège exclusif d’y faire le commerce des pelleteries. — Il meurt. — Le commandeur de Chaste lui succède ; il forme une société de commerce pour faciliter la colonisation. — Pontgravé et Champlain font un voyage en Canada. Le Commandeur étant mort, M. de Monts, calviniste, est nommé lieutenant-général de cette contrée où l’on permet aux protestans de s’établir. — Expédition de M. de Monts en Acadie, province découverte par les Français. — De Monts et Champlain découvrent la baie de Fundy, et les rivières St.-Jean, Penobscot et Kénébec. Les colons débarquent à l’île Ste-Croix. — Champlain explore les côtes jusqu’à 20 lieues au sud du cap Cod. — De Monts, ou plutôt le baron de Poutrincourt fonde Port-Royal : il retourne en France. — Port-Royal concédé au baron de Poutrincourt. — Lescarbot. — Progrès de Port-Royal — Retrait du privilège accordé à de Monts — Dissolution de la société des pelleteries — Abandon temporaire de Port-Royal. — Poutrincourt y retourne en 1610. — Il refuse d’y mener des Jésuites. — Assassinat de Henri IV. — La marquise de Guercheville achète les droits des associés de de Monts pour envoyer des Jésuites en Acadie. — Difficultés entre les colons et les Jésuites. — Mde. de Guercheville les envoie fonder St.-Sauveur sur la rivière Penobscot. — Les Anglais de la Virginie détruisent St.-Sauveur et Port-Royal, en pleine paix. — Le gouvernement français ne s’intéresse point au sort de ces deux colonies qui n’étaient que des entreprises particulières.


Nous sommes enfin parvenu à l’époque à laquelle on peut fixer le commencement des succès permanens de la colonisation française. Bien des obstacles et bien des calamités en arrêteront encore le cours, paraîtront même l’interrompre ; mais ils ne cesseront pas d’être réels ; ils seront comme la lumière qui paraît et disparaît vacillante au souffle du vent ; elle brûle toujours quoiqu’elle semble quelquefois s’éteindre.

Cette époque correspond au règne de Henri IV, l’un des plus grands rois qu’ait eus la France, et à celui de son successeur, Louis XIII. La guerre civile avait fait place à la guerre étrangère ; et Richelieu achevait l’abaissement de la maison d’Autriche, et de la noblesse du royaume que les guerres de religion avaient divisée et affaiblie. Le caractère national n’était retrempé dans ces longues et sanglantes disputes ; son énergie s’était réveillée. Rendue à la paix, la France eut besoin de nouvelles carrières pour donner cours à son activité.

La marche de la civilisation ne s’était pas ralentie en Europe. La grande lutte religieuse où le principe protestant avait triomphé, avait donné, si je puis m’exprimer ainsi, plus de ressort et plus d’étendue à l’esprit humain, en agrandissant le champ de son expérience et en détruisant ses préjugés.

La France, l’Angleterre et les Provinces-Unies avaient pris un accroissement rapide de population, de richesse et de grandeur.

Henri IV police et fait fleurir son royaume, rétablit l’ordre dans les finances, réforme la justice, oblige les deux religions de vivre en paix ; encourage l’agriculture et le commerce, établit des manufactures de drap d’or et d’argent, de tapisseries, de glaces. C’est aussi sous lui que les vers à soie sont introduits en France et qu’on y creuse le canal de Briare.

Le commerce établissait déjà des communications entre tous les pays, mettait en regard leurs mœurs et leurs usages. L’imprimerie qui se propageait, en généralisant les connaissances, appelait les hommes de génie à éclairer leurs concitoyens prêts à recevoir l’impulsion qui leur serait donnée et à marcher dans la voie des progrès. Les classes moyennes ayant acquis par l’industrie de l’importance, de la liberté et des richesses, reprenaient le rang qu’elles doivent occuper dans la société dont elles sont la principale force. En repoussant du poste qu’elle occupait depuis des siècles cette noblesse guerrière qui ne s’était distinguée que par la destruction et l’effusion du sang, elles allaient introduire dans l’État des principes plus favorables à sa puissance et à la liberté des peuples. « Tout progrès, en effet, dit Lamennais, se résout dans l’extension de la liberté, car le progrès ne peut être conçu que comme un développement plus libre ou plus complet des puissances propres des êtres. Or, dans l’ordre social, nulle liberté sans propriété : elle seule affranchit pleinement l’homme de toute dépendance. »

La découverte du Nouveau-Monde avait activé ce grand mouvement. Les nations s’étaient mises à coloniser, les unes pour se débarrasser de sectaires remuans, d’autres pour ouvrir un champ aux travaux des prédicateurs chrétiens, toutes pour se créer des sources de richesse et de puissance. La France s’est surtout distinguée par ses efforts pour convertir les infidèles, et l’on peut dire à l’honneur de sa foi, qu’aucun autre peuple n’a tant fait pour cette cause toute de sainteté et de philantropie. C’est par cela probablement que l’on peut expliquer l’estime que toutes les nations indiennes ont eue dans tous les temps pour elle sur tous les autres peuples.


Cette conduite de la France, envisagée sous le rapport politique, ne mérite pas les mêmes louanges, surtout à cause de la pernicieuse influence qu’elle exerça sur la police des colonies. En Canada, par exemple, de peur de scandaliser les Sauvages par le spectacle de plusieurs religions, l’on persuada au gouvernement de n’y laisser passer que des émigrans catholiques. Ainsi le catholicisme forcé de laisser subsister la religion protestante à côté de lui dans la métropole, eut encore assez de force cependant pour le faire exclure dans les plantations d’outre-mer, exclusion qui annonce déjà l’arrière pensée qui devait se manifester plus tard par la révocation de l’édit de Nantes, et qui devait aussi altérer le système de gouvernement intérieur adopté par Henri IV et Sully. Les tendances libérales et quelque peu républicaines des Huguenots, les rendirent d’ailleurs redoutables à la cour, qui voyait d’un tout autre œil la soumission des catholiques et du haut clergé aussi hostile pour le moins que le pouvoir royal aux libertés populaires.


Tel était l’état de l’Europe et particulièrement celui de la France, lorsque s’ouvrit le dix-septième siècle.

Le commerce de pelleteries et la pêche de la morue prenant de jour en jour plus de développement, il devenait aussi d’une grande importance pour cette nation de s’assurer de la possession des pays où se faisaient ces deux négoces si avantageux pour sa marine. D’ailleurs le système colonial de l’Espagne s’agrandissait rapidement ; l’Angleterre persistait à s’établir dans la Floride en dépit de ses échecs. Elle ne pouvait donc rester tranquille en Europe, pendant que ses ennemis ou ses rivaux cherchaient à se fortifier en Amérique. Elle se mit aussi en frais plus sérieusement qu’elle ne l’avait fait jusque là, d’y avoir au moins un pied à terre. Mais les premiers hommes à qui elle confia cette tâche après la mort du marquis de la Roche, en firent simplement un objet de spéculation.

Pontgravé l’un des principaux négocians de St.-Malo, forma le vaste projet d’accaparer la traite des fourrures en Canada et en Acadie. Pour le réaliser, il jeta les yeux sur un capitaine de vaisseau nommé Chauvin, qui avait des amis puissans à la cour, et qui se recommandait en outre par les services qu’il avait rendus au roi dans les dernières guerres. Cet officier obtint facilement les pouvoirs qui avaient été accordés à la Roche. Mais il mourut après avoir débarqué à Tadoussac une douzaine de colons qui seraient morts de faim dans l’hiver sans les Sauvages qui les recueillirent dans leurs cabanes.

Le commandeur de Chaste, gouverneur de Dieppe, succéda à ses priviléges. Il paraît que le commerce n’était pour lui qu’un objet secondaire ; mais Pontgravé, qui n’entrait dans ces entreprises que pour s’enrichir, lui démontra la nécessité de la traite pour subvenir aux dépenses de premier établissement toujours si considérables. Le nouveau gouverneur forma, à sa suggestion, une société dans laquelle entrèrent plusieurs personnes de qualité et les principaux marchands de Rouen.

Sur ces entrefaites, Samuel de Champlain, capitaine de vaisseau, officier distingué, nouvellement arrivé des Indes occidentales, se trouva à la cour où Henri IV le retenait près de lui. À la demande du commandeur il voulut bien accompagner l’expédition qu’on envoyait en Canada.

La petite flotte qui consistait en barques de douze à quinze tonneaux seulement, fit voile en 1603. Champlain remonta le St.-Laurent avec Pontgravé jusqu’au Sault-St.-Louis, et de retour en France, il montra au roi la carte et la relation de son voyage. Henri en fut si content qu’il promit de favoriser l’entreprise de tout son pouvoir ; et le commandeur étant mort pendant ce temps-là, il donna sur le champ sa commission à Pierre Dugua, sieur de Monts, de la province de Saintonge, gentilhomme ordinaire de sa chambre et gouverneur de Pons, avec le privilège exclusif de faire la traite depuis le cap de Raze, en Terreneuve, jusqu’au 50e degré de latitude nord. Les Huguenots eurent la liberté de professer leur religion dans les colonies qu’on établirait tout comme en France ; mais les Indigènes devaient être instruits dans la foi catholique.

On attendait beaucoup des talens et de l’expérience de M. de Monts, qui avait toujours montré un grand zèle pour la gloire de son pays.

La société formée par son prédécesseur fut continuée et même augmentée par l’adjonction de plusieurs marchands de la Rochelle et d’autres villes du royaume. Cet accroissement permit de faire un armement plus considérable qu’à l’ordinaire. Quatre vaisseaux furent donc équipés, dont un pour faire la traite à Tadoussac ; un autre pour visiter les côtes maritimes de la Nouvelle-France et saisir les bâtimens qui trafiqueraient avec les Sauvages en contravention à la défense du roi ; et les deux derniers pour transporter les colons et chercher un lieu propre à leur établissement. Nombre de gentilshommes et d’hommes de métier s’embarquèrent sur ces navires avec quelques soldats.

On a déjà pu remarquer avec quelle ardeur les jeunes gens de famille noble se jetaient dans ces entreprises. Cartier et Roberval furent accompagnés par des gentilshommes dans tous leurs voyages. L’esprit inquiet et aventureux qui a distingué à un si haut degré la noblesse française du moyen âge, alors la première du monde, et dont les exploits depuis les bords brumeux d’Albion jusqu’aux rochers arides du Jourdain, formeraient un livre si intéressant et si dramatique, cet esprit, disons-nous, semblait chercher en Amérique un nouvel élément à son activité, et l’occasion de se soustraire à la sujétion que la politique du souverain faisait peser de plus en plus sur cette caste, dont l’ambition et l’indépendance avaient été pendant si longtemps pour la royauté un objet de souci et de crainte.

Champlain s’embarqua de nouveau avec le baron Jean de Poutrincourt pour l’Amérique, où ce dernier avait dessein de s’établir avec sa famille. Partis en mars 1604, du Havre-de-Grâce, les vaisseaux chargés d’émigrans des deux religions avec leurs prêtres et leurs ministres, se dirigèrent vers l’Acadie, dont de Monts préférait le climat à celui du Canada, qu’il trouvait trop rigoureux.

L’Acadie à peine connue, n’était fréquentée que par les traitans. C’était le plus beau pays de la Nouvelle-France du côté de l’Océan ; il y a plusieurs ports excellens, où l’on entre, et d’où l’on sort par tous les vents, et le climat y est tempéré et fort sain. Le long de la mer le sol est rocheux et aride ; mais dans l’intérieur il est de la plus grande fertilité, et l’on y a découvert des mines de cuivre, de fer, de charbon et de gypse. Le poisson de toute espèce abondait sur les côtes, comme la morue, le saumon, le maquereau, le hareng, la sardine, l’alose, etc. Le loup-marin, la vache-marine, ou phoque, et la baleine y étaient aussi en grande quantité. Les Micmacs, ou Souriquois, qui habitaient cette contrée quoique très-braves avaient des mœurs fort douces, et ils accueillirent les Français avec beaucoup de bienveillance.

Outre l’avantage du climat et de la pêche, l’Acadie possède encore sur le Canada celui d’une situation plus heureuse pour le commerce maritime ; la navigation y est ouverte dans toutes les saisons. Tout contribuait donc à justifier le choix de cette contrée.

On fit terre d’abord dans un port de l’Acadie qui fut nommé de Rossignol, aujourd’hui Liverpool. De là l’on côtoya toute la presqu’île acadienne jusque dans le fond de la baie de Fundy, appelée par de Monts la baie Française.

L’on entra, chemin faisant, dans un bassin spacieux, entouré de collines d’où coulaient plusieurs rivières. Le baron de Poutrincourt, enchanté de la beauté de ce port et des terres qui l’environnent, en obtint la concession, et le nomma Port-Royal. Il devint et demeura le chef-lieu de l’Acadie durant toute la durée de la domination française.

L’on descendit ensuite vers le sud en longeant les côtes du Nouveau-Brunswick, où Champlain qui avait pris les devans, découvrit la rivière St.-Jean et lui donna ce nom qu’elle conserve encore. À une vingtaine de lieues de là, l’on atteignit l’île de Ste.-Croix (maintenant Boon ou Doceas Island) dans l’embouchure d’une grasse rivière (Ste.-Croix ou Schoodic) où M. de Monts résolut de placer sa colonie, la saison commençant à être avancée. Cette petite île était facile à défendre, et le sol, comme celui du pays environnant, paraissait d’une grande fertilité.

Les Indigènes furent enchantés des manières des Français et de la douceur de leurs mœurs. M. de Monts surtout captiva tellement leur confiance qu’ils le choisissaient pour juge des différends qui s’élevaient entre eux, et se soumettaient volontiers à ses décisions.

Cependant l’hiver fit bientôt apercevoir les inconvéniens du poste qu’on avait choisi. L’on se trouva sans eau et sans bois dans l’île, et ce n’était qu’avec des peines infinies qu’on pouvait s’en procurer de la terre ferme. Le scorbut, dont trente six personnes moururent, vint encore aggraver la situation des Français. L’on résolut dès lors d’aller s’établir ailleurs dès que la belle saison serait venue.

Après avoir exploré les côtes jusqu’au cap Cod (dans l’État du Massachusetts), et que Champlain qui avait poussé en chaloupe jusqu’à une vingtaine de lieues au delà, appelle cap Mallebarre, de Monts ne trouvant point de localité qui réunit tous les avantages qu’il désirait, songea à retourner en Acadie.

Sur ces entrefaites, Pontgravé arriva d’Europe avec 40 nouveaux colons. Ce secours, venu fort à propos, releva tous les courages que les fatigues de l’hiver écoulé, et surtout les ravages du scorbut, avaient très-abattus. La colonie se transporta à Port-Royal sur la rivière de l’Equille, où l’on jeta les fondemens (1604) de la ville qu’on appelle maintenant Annapolis.

Dans l’automne M. de Monts étant passé en France, trouva les esprits prévenus contre son entreprise, par suite des bruits que les gens intéressés à la traite de la pelleterie, et que son privilége avait privés de ce négoce, faisaient courir contre le climat de l’Acadie et l’utilité de ces établissemens dispendieux. Il craignit un moment de voir sa société se dissoudre ; mais le baron de Poutrincourt, repassé en Europe, vint à son aide, et se chargea du gouvernement de la colonie naissante pour laquelle il partit sans délai. Il était temps qu’il arrivât en Amérique, car les colons, se croyant délaissés, s’étaient déjà embarqués pour repasser dans leur pays natal.

Celui qui rendit alors les plus grands services à Port-Royal, fut le célèbre Lescarbot, homme très-instruit et le premier qui indiqua les vrais moyens de donner à un établissement de ce genre une base durable. Il représenta que la culture de la terre était la seule garantie de succès ; qu’il fallait s’y attacher particulièrement, et donna lui-même l’exemple aux colons. Il animait les uns, dit un auteur, il piquait les autres d’honneur, il se faisait aimer de tous, et ne s’épargnait lui-même en rien. Il inventait tous les jours quelque chose de nouveau pour l’utilité publique, et jamais l’on ne comprit mieux de quelle ressource peut être dans un nouvel établissement un esprit cultivé par l’étude, que le zèle de l’État engage à se servir de ses connaissances et de ses réflexions. C’est à lui que nous sommes redevables des meilleurs mémoires que nous ayons de ce qui s’est passé sous ses yeux, et d’une histoire de la Floride française. L’on y voit un auteur exact et judicieux, un homme qui a des vues, et qui eût été aussi capable d’établir une colonie que d’en écrire l’histoire.

Une activité aussi intelligente porta bientôt ses fruits. L’on fabriqua du charbon de bois ; des chemins furent ouverts dans la forêt ; un moulin à farine, mû par l’eau, fut construit sur la rivière et épargna beaucoup de fatigues aux colons qui avaient été jusque-là obligés de moudre leur blé à bras, opération des plus pénibles ; l’on fit des briques et un fourneau dans lequel on monta un alambic pour clarifier la gomme de sapin et en faire du goudron. Les Indiens étaient tout étonnés de voir naître tant d’inventions qui étaient des merveilles pour eux. Ils s’écriaient dans leur admiration, « Que les Normands savent beaucoup de choses ! » C’est ainsi qu’ils appelaient les Français, parceque la plupart des pêcheurs qui fréquentaient leurs côtes étaient de cette partie de la nation.

Mais tandis que les amis de l’établissement se félicitaient du succès qui avait enfin couronné trois ans de pénibles efforts, deux accidens vinrent détruire de si belles espérances. Toutes les pelleteries de la société acquises dans une année de trafic, furent enlevées par les Hollandais conduits par un transfuge ; ce qui lui causa une perte à peine réparable. Et dans le même temps, les marchands de St.-Malo, obtinrent la révocation du privilége exclusif de la traite accordée à M. de Monts, son chef, qui ne reçut en retour qu’une indemnité imaginaire.

Ces deux événemens, arrivés coup sur coup, amenèrent la dissolution de la société. Les lettres qui contenaient ces nouvelles furent lues publiquement à Port-Royal, où elles causèrent un deuil universel. L’on abandonnait en effet l’entreprise au moment où le succès paraissait assuré, car dès l’année suivante la colonie aurait pu suffire à ses besoins.

Poutrincourt s’était fait chérir des Indigènes. Ils versèrent des larmes en le reconduisant sur le rivage, larmes qui font le plus bel éloge de sa conduite et de son humanité. Tel était leur respect pour les Français qu’ils ne dérangèrent rien dans les habitations qu’ils avaient abandonnées ; et que, quand ils revinrent trois ans après, ils trouvèrent le fort et les maisons dans l’état dans lequel ils les avaient laissés, les meubles étant même encore à leur place. C’est en 1607 que Port-Royal fut ainsi abandonné.

Mais Poutrincourt était parti avec la résolution de revenir, s’il pouvait trouver quelque citoyen riche pour s’associer à son entreprise, de Monts s’en étant retiré tout-à-fait. Des personnes de qualité l’amusèrent d’abord pendant deux ans de leurs vaines promesses. Voyant que ces négociations n’avaient aucun résultat, il tourna les yeux ailleurs, et forma enfin un traité avec deux riches négocians de Dieppe, nommés Dujardin et Duquêne. Le cœur plein de joie, il remit à la voile pour l’Acadie (1610) avec bon nombre d’artisans et de personnes appartenant aux classes les plus respectables.

Dans la même année fut assassiné Henri IV. Cette calamité nationale eut encore des suites plus funestes pour la lointaine et faible colonie de la baie Française, que pour le reste du royaume. L’intrigue et la violence qui firent place, sous Marie de Médicis et son ministre Concini, à la politique conciliante du feu roi, vinrent troubler jusqu’aux humbles cabanes de Port-Royal, où elles jetèrent la confusion, et dont elles causèrent la ruine plus tard.

Dès que le ministre italien fut au pouvoir, les Jésuites eurent assez d’influence pour forcer le baron de Poutrincourt de les recevoir dans son établissement en qualité de missionnaires. Ses associés qui étaient huguenots, ou qui avaient des préjugés contre ces religieux, qu’ils regardaient comme les auteurs de la ligue et de l’assassinat de Henri, préférèrent se retirer de la société que d’y rester si l’on persistait à les admettre dans la colonie. Ils y furent remplacés sur le champ par la marquise de Guercheville qui s’était déclarée la protectrice des missions de l’Amérique : c’était tout ce que l’on demandait. La marquise acheta en outre les droits que de Monts avait sur toute l’Acadie, et qu’elle se promettait de faire revivre. Poutrincourt se trouva complétement à sa merci. Son fils signa un arrangement avec elle, par lequel la subsistance des missionnaires devait être prise sur le produit de la pêche et du commerce des pelleteries.

Cette dame qui ne faisait rien sans l’avis des Jésuites, les fit entrer encore dans le partage des profits de la traite, ôtant ainsi, selon Lescarbot, à ceux qui auraient eu la volonté d’aider à l’entreprise, le moyen d’y prendre part. « S’il fallait donner quelque chose, continue ce judicieux écrivain, c’était à Poutrincourt, et non au Jésuite qui ne peut subsister sans lui. Je veux dire qu’il fallait premièrement aider à établir la république, sans laquelle l’Église ne peut être, d’autant que, comme disait un ancien évêque, l’Église est en la république, et non la république en l’Église. »

Les profits que rendaient les pelleteries se trouvèrent ainsi en partie absorbés pour le soutien des missions au détriment de Port-Royal. Les protestans et les catholiques, partisans de la politique de Sully, composaient ce qu’il y avait de plus industrieux en France, et étaient par cela-même plus favorables aux améliorations que leurs adversaires, auxquels ils durent cependant céder le pas dans les plantations comme ailleurs, depuis l’avènement de Marie de Médicis aux affaires. L’intérêt du pays fut ainsi sacrifié à la dévotion sublime, mais outrée du 17e siècle.

Les dissensions ne tardèrent pas à éclater en Acadie. Les Jésuites, agissant au nom de celle qui les y avait envoyés et maintenus, firent saisir les vaisseaux de Poutrincourt ; il s’en suivit des emprisonnemens et des procès qui le ruinèrent, et réduisirent les habitans de Port-Royal auxquels il ne put envoyer des provisions, à vivre de glands et de racines durant tout un hiver .

La marquise de Guercheville se retira alors de la société, et avisa aux moyens d’établir les Jésuites ailleurs. Champlain fit tout ce qu’il put pour l’engager à se lier avec de Monts ; mais elle refusa constamment de s’associer avec un calviniste. Au reste les Jésuites espéraient peut-être former en Acadie un établissement semblable à celui qu’ils avaient déjà dans le Paraguay, et qui fût entièrement sous leur contrôle ; mais leur tentative eut les suites les plus funestes.

Leur protectrice fit armer à ses frais un vaisseau à Harfleur, dépense à laquelle la reine-mère voulut bien contribuer ; et de la

Saussaye, un de ses favoris, fut choisi pour le commander. Il alla prendre les Jésuites de Port-Royal et continua sa route vers le Mont-Désert, où il entra dans la rivière Penobscot (Pentagoët), que le P. Biart avait explorée l’année précédente, et commença sur la rive gauche un établissement qu’il nomma St.-Sauveur (1613).

Tout marcha d’abord comme on pouvait le désirer ; et l’on se flattait déjà d’un succès qui dépasserait toutes les espérances, lorsqu’un orage, parti du côté d’où l’on devait le moins l’attendre, vint fondre sur la nouvelle colonie et l’étouffer dans son berceau. Voici ce qui donna lieu à cet événement.

L’Angleterre réclamait le pays jusqu’au 45e. degré de latitude septentrionale, c’est-à-dire, une grande portion de l’Acadie. La France, au contraire, prétendait descendre vers le sud jusqu’au 40e. degré. Il résultait de ce conflit que, tandis que la Saussaye se croyait dans les limites de la Nouvelle-France à St.-Sauveur, les Anglais l’y regardèrent comme empiétant sur leur territoire.

Aussi le capitaine Argall de la Virginie, n’eut-il pas été plutôt informé de son apparition sur la rivière Penobscot, qu’il résolût d’aller le déloger. L’espoir d’y faire un riche butin fut néanmoins pour beaucoup dans cet accès de patriotisme.

Il parut devant St.-Sauveur avec un vaisseau de 14 canons, et jeta la terreur dans la place qui était sans défense, et qui le prit d’abord pour un corsaire. Le P. Gilbert du Thet voulut opposer de la résistance avec quelques habitans et fut tué. Argall s’empara alors de l’établissement et le livra au pillage, donnant lui-même le premier l’exemple.

Pour légitimer cet acte de piraterie, il déroba la commission que la Saussaye tenait du roi de France, et feignit de le regarder, lui et les siens, comme des gens sans aveu ; il se radoucit cependant lorsqu’il eut pris tout ce qu’il avait trouvé à sa guise, et rendit les prisonniers à la liberté, en proposant à ceux qui avaient des métiers de le suivre à Jamestown, d’où, après y avoir travaillé un an, on les transporterait dans leur patrie. Une douzaine acceptèrent cette offre. Les autres avec la Saussaye et le P. Masse, préférèrent se risquer sur une frêle embarcation pour atteindre la Hève, où ils trouvèrent un bâtiment de St.-Malo qui les ramena en France.

Ceux qui s’étaient fiés à la parole d’Argall, furent bien surpris en arrivant à Jamestown de se voir jeter en prison et traiter comme des pirates. Ils réclamèrent vainement l’exécution un traité conclu avec lui, et furent condamnés à mort. Celui-ci qui n’avait pas songé que la soustraction de la commission de la Saussaye finirait d’une manière aussi tragique, et ne voulant point prendre sur lui la responsabilité de l’exécution des condamnés, la remit au gouverneur, le chevalier Thomas Dale, et avoua tout.

Ce document et les renseignemens puisés dans le cours de l’affaire, engagèrent le gouvernement de la Virginie à chasser les Français de tous les points qu’ils occupaient au sud de la ligne 45. En conséquence, une escadre de trois vaisseaux sous les ordres du même Argall, fut chargée d’aller exécuter cette résolution. Les prisonniers de St.-Sauveur y furent embarqués, et entre autres le P. Biart, qu’on accuse avec trop de précipitation sans doute d’avoir servi de pilote aux ennemis à Port-Royal, en haine de Biencourt, qui en était gouverneur, et avec lequel il avait eu des difficultés en Acadie.

La flotte alla ruiner d’abord tout ce qui restait de l’ancienne habitation de Ste.-Croix, vengeance inutile puisqu’elle était abandonnée depuis plusieurs années ; elle cingla ensuite vers Port-Royal, où elle ne trouva personne en arrivant, tout le monde étant aux champs à deux lieues de là. En moins de deux heures toutes les maisons et le fort furent réduits en cendre. Alors le P. Biart voulut vainement persuader aux habitans, attirés par la fumée et les flammes qui dévoraient leurs asiles, de se retirer avec les Anglais ; que leur chef était ruiné et ne pourrait plus les soutenir ; ils repoussèrent cet avis avec mépris, et l’un d’eux leva même une hache sur ce Jésuite et menaça de le tuer, en l’accusant d’être la cause de leurs malheurs.

Après la destruction de Port-Royal, une partie des habitans se dispersa dans les bois ou se mêla avec les naturels ; une autre gagna l’établissement que Champlain avait fondé sur le fleuve St.-Laurent. Ce désastre acheva d’épuiser les ressources du baron de Poutrincourt, qui, l’amertume dans l’âme et n’ayant plus aucune espérance, abandonna pour jamais l’Amérique.

De retour en France il prit du service, et dans les troubles qui survinrent à l’occasion du mariage du roi, il fut chargé de s’emparer de Méri-sur-Seine et de Château-Thierri. Il fut tué au siège de la première ville qui fut prise, et son corps fut enterré à St.-Just en Champagne. On peut le regarder à juste titre comme le véritable fondateur de Port-Royal ou Annapolis. Sa persévérance assura le succès de l’établissement de l’Acadie ; car la destruction de Port-Royal n’amena pas l’abandon de cette province, qui continua d’être occupée par la plupart des anciens colons, auxquels vinrent bientôt se joindre de nombreux aventuriers.

Le gouvernement français, qui n’avait pris aucun intérêt direct à cette colonie, n’eut pas même l’idée de venger les actes de piraterie d’Argall. La cour de la régente, livrée aux cabales et aux factions des grands qui finirent par se soulever, et mirent la monarchie sur le bord de l’abîme[1], avait d’ailleurs bien autre chose à faire qu’à prendre en main la cause des pauvres planteurs de l’Acadie. Poutrincourt n’avait pas assez d’influence auprès de Marie de Médicis pour espérer qu’elle se chargeât de la défense de ses intérêts, et il ne fit aucune démarche auprès d’elle. Il se contenta d’adresser des plaintes inutiles contre le P. Biart à l’amirauté de Guyenne.

La marquise de Guercheville envoya la Saussaye à Londres pour y demander réparation des dommages qu’on lui avait faits contre le droit des gens ; elle fut indemnisée d’une partie de ses pertes par l’appui qu’elle reçut sans doute de la part de l’ambassadeur de France. Elle reconnut alors, mais trop tard, la faute qu’elle avait faite de ne pas suivre l’avis de Champlain qui la rejette indirectement sur le P. Cotton, confesseur de Louis XIII. Mais y aurait-il eu bien de la sûreté répète-t-on à confier à un calviniste la direction d’un établissement dont le principal objet était de répandre la foi catholique parmi les tribus de la Nouvelle-France ? Ce que l’on peut répondre à cela, c’est qu’il est bien fâcheux que l’intérêt des colonies et celui de la religion, n’aient pas toujours été identiques.

Malgré la nullité de ses résultats aujourd’hui, l’on ne peut s’empêcher cependant d’admirer un enthousiasme religieux comme celui qui animait madame de Guercheville, et qui la portait à sacrifier une partie de sa fortune pour la conversion des infidèles. Mais en lui rendant toute la justice qui lui est due pour un dévouement qui doit paraître sublime dans ce siècle de froid calcul et d’égoïste avidité, l’on peut se demander pourquoi est-il resté sans fruit, et ultérieurement sans avantage pour la France. Il est vrai qu’à cette époque l’expérience n’avait pas encore appris que l’intérêt religieux même exigeait impérieusement que tout fût sacrifié à l’avancement et à la consolidation des colonies ; car celles-ci tombant, la ruine des missions devait en être la suite, ou du moins leur succès devenait fort problématique.

  1. « L’ambassadeur d’Espagne voyant ce déchaînement presque général écrivait à son roi de profiter de cette circonstance pour démembrer la France, au lieu de lui procurer, par le mariage de sa fille, une tranquillité dont la monarchie espagnole pourrait souffrir ». — Anquetil.