Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 17

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CHAPITRE XVII.


Travaux de M. Talon. — Incidens. — Soumission des Tribus du Nord et de l’Ouest. — Catarocouy.


M. Talon, qu’on pourrait appeller le Colbert du Canada, imaginait, tous les jours, de nouveaux moyens de faire fleurir ce pays, principalement par le commerce et l’industrie. Il avait surtout à cœur les mines de fer, qu’on lui avait dit être abondantes ; et dès le mois d’août 1666, il avait envoyé le sieur de la Tesserie à la Baie Saint-Paul, où ce mineur découvrit, en effet, une mine de fer considérable. Étant passé en France, en 1668[1], il engagea M. Colbert à suivre ces découvertes, et le sieur de la Potadière fut envoyé en ce pays, dans ce dessein. À son arrivée à Québec, ou lui présenta des échantillons de deux mines que M. de Courcelles s’était fait apporter des environs de Champlain et du Cap de la Madeleine. La Potadière se transporta sur les lieux, et à son retour à Québec, il déclara qu’il n’était pas possible de voir des mines qui promissent davantage, soit pour la bonté, soit pour l’abondance du minerai. Néanmoins, malgré un rapport aussi favorable, ces mines ne furent point alors mises en exploitation.

La colonie faisait aussi des progrès du côté de la population : la meilleure partie du régiment de Carignan était restée dans le pays, ou y revint, avec M. Talon, en 1669. Tous les soldats qui voulurent se faire cultivateurs ou artisans eurent leur congé à cet effet. Les officiers qui avaient obtenu des terres en fief et seigneurie s’y établirent et s’y marièrent presque tous. Charlevoix remarque que la plupart de ces officiers étaient gentilshommes, et en prend occasion de dire, que le Canada a eu plus de noblesse ancienne qu’aucune autre colonie française, et peut-être que toutes ensemble.

Parmi les instructions de l’intendant, il y avait un ordre du conseil qui lui enjoignait d’engager les missionnaires à instruire les enfans des Sauvages dans la langue française, et à les accoutumer à la façon de vivre des Européens. Les jésuites n’ayant pas réussi, moins, dit Charlevoix, par les difficultés qu’ils avaient rencontrées dans l’exécution du projet, que par les inconvéniens qu’ils y avaient reconnus, M. Talon s’adressa à l’évêque de Pétrée et aux ecclésiastiques de Montréal, qui promirent de faire ce que désirait la cour ; mais il paraît que leurs efforts, s’ils en firent, pour parvenir au but désiré, ne furent pas couronnés du succès.

Tandis que le gouverneur et l’intendant faisaient tout ce qui dépendait d’eux pour faire prendre à la colonie une forme solide, et lui donner un degré d’importance qui la rendissent digne de l’attention du roi et de la compagnie des Indes, des jésuites, et entr’autres, les P. P. Garnier, Bruyas, Millet et de Carheil, s’établissaient, comme missionnaires, dans les cantons iroquois ; et les P. P. Dablon, Marquette, Allouez et autres, allaient visiter des tribus sauvages, jusqu’alors inconnues, les Poutéouatamis, les Miamis, les Mascoutins, les Outagamis, les Sakis, les Illinois, les Cristineaux, ou Kilistineaux, et se fixaient au Sault de Sainte-Marie et sur les bords des grands lacs Supérieur et Michigan.

En 1670 fut consommée l’affaire de l’érection de Québec en évéché. Le roi avait consenti, à la fin, que cet évéché dépendît immédiatement du Saint-Siège, mais sans cesser d’être uni à l’église de France. Cette même année, M. Perrot, neveu, par mariage, de M. Talon, remplaça M. de Maison-Neuve, comme gouverneur de Montréal. « Toute l’île de Montréal, dit le P. Charlevoix, ressemblait à une communauté religieuse. On avait eu, dès le commencement, une attention particulière à n’y recevoir que des habitans d’une régularité exemplaire. Ils étaient, d’ailleurs, les plus exposés aux courses des Iroquois, et ainsi que les Israélites, au retour de la captivité de Babylone, ils s’étaient vus obligés, en bâtissant leurs maisons et en défrichant leurs terres, d’avoir presque toujours leurs outils d’une main, et leurs armes de l’autre, pour se défendre d’un ennemi qui ne faisait la guerre que par surprise. »

Outre les soldats du régiment de Carignan, M. Talon avait amené avec lui, une partie des cinq cents familles que le roi lui avait promises. On vit arriver avec joie, à Québec, cette nouvelle recrue d’habitans. On ne songeait alors, dit Charlevoix, qu’à peupler le pays, et l’on n’était plus aussi scrupuleux qu’autrefois sur le choix des colons. Il y avait déjà dans la colonie « des mauvais garnemens, » et même des scélérats. Trois soldats français ayant rencontré un chef iroquois qui avait beaucoup de pelleteries, l’ennivrèrent et l’assassinèrent. Quelques précautions qu’ils eussent prises, pour cacher leur crime, ils furent découverts et mis en prison. Pendant que leur procès s’instruisait, trois autres Français rencontrèrent six Mahingans, qui avaient pour environ mille écus de marchandises : ils les massacrèrent, après les avoir ennivrés, et eurent l’effronterie d’aller vendre leur butin, qu’ils voulurent faire passer pour le fruit de leur chasse. Les corps de leurs victimes furent trouvés percés de coups et tous sanglants, et reconnus par des Sauvages de leur tribu.

Les Mahingans soupçonnèrent d’abord les Iroquois du meurtre de leurs gens ; mais bientôt le bruit se répandit que c’étaient des Français qui avaient fait le coup. De leur côté, les Iroquois ne tardèrent pas à être instruits de l’assassinat de leur chef : on leur assura même que deux des assassins avaient été accusés par le troisième d’avoir comploté d’empoisonner tous les gens de leur nation qu’ils rencontreraient. Il n’en fallut pas davantage pour les faire entrer en fureur. Il n’y avait donc pas un moment à perdre pour éviter de se voir replongés dans une guerre qui ne pouvait avoir que des suites fâcheuses ; et M. de Courcelles partit sans différer pour Montréal, où il savait que des Sauvages de différentes tribus venaient d’arriver. Il les assembla, et après s’être efforcé de les convaincre que leur intérêt était de rester unis aux Français, il se fit amener les assassins du chef iroquois, et leur fit casser la tête en leur présence. Il promit de traiter de la même manière les assassins des Mahingans, lorsqu’il les aurait en sa puissance. Enfin, il dédommagea les deux tribus de ce qui leur avait été enlevé, et l’assemblée se sépara très satisfaite.

M. de Courcelles, par sa fermeté et le ton d’autorité qu’il savait prendre avec les Sauvages, fit aussi cesser les courses que les Iroquois et les Outaouais recommençaient à faire, les uns contre les autres. Mais, ayant voulu le prendre sur le même ton avec les Tsonnonthouans, qui inquiétaient quelques tribus voisines de leur pays, il reçut d’eux cette réponse pleine de fierté : « Quoi donc ! est-ce que nous n’aurons plus le droit de venger nos injures, parce que des missionnaires ont bien voulu s’établir parmi nous ? Est-ce que nous ne pourrons plus ni lever, ni poser notre hache, parce qu’il a plu à Ononthio de bâtir quelques cabanes dans notre pays ? Est-ce que, pour avoir fait la paix avec lui, nous sommes devenus ses vassaux ? Non ; nous verserons, s’il est nécessaire, jusqu’à la dernière goutte de notre sang, pour défendre notre liberté et notre indépendance ; et si les Français ont de la mémoire, ils se rappelleront que nous leur avons fait sentir, plus d’une fois, que nous ne sommes ni des alliés qu’on doive traiter avec tant de hauteur, ni des ennemis qu’on puisse mépriser impunément. » Ils cessèrent néanmoins, pendant quelque temps, d’inquiéter leurs voisins, et envoyèrent même au gouverneur quelques uns des prisonniers qu’ils avaient faits.

Pendant que M. de Courcelles maintenait ainsi la bonne intelligence entre les Français et les Sauvages, et faisait régner la paix parmi ces derniers, la petite vérole ravageait le nord du Canada, et achevait de dépeupler presque entièrement ces vastes contrées. Les Attikamègues disparurent : Tadousac, où l’on avait vu jusqu’à 1200 Sauvages réunis, au temps de la traite, commença à être presque entièrement abandonné, aussi bien que les Trois-Rivières. Il y eut pourtant cette différence entre ces deux postes, que les Français se maintinrent dans le dernier ; au lieu que le premier, où ils n’avaient aucun établissement fixe, demeura désert.

Cependant, M. Talon, toujours plein de zèle et d’activité, profitait de la paix dont jouissait la colonie, et des bonnes dispositions des Sauvages à l’égard des Français, pour établir les droits de la couronne de France, dans les quartiers les plus reculés du Canada. De concert avec M. de Courcelles, il résolut d’envoyer dans le Nord un homme connu et estimé des Sauvages, pour les engager à se trouver, par députés, en un lieu où l’on pût traiter avec eux. Un voyageur, nommé Nicholas Perrot[2], partit muni des instructions de l’intendant ; et ayant visité toutes les tribus du nord, avec lesquelles la colonie avait des relations de commerce, il les invita à envoyer, le printemps suivant, des députés au Sault de Sainte-Marie, où le grand Ononthio (le roi de France) leur enverrait un de ses capitaines, pour leur déclarer ses volontés. Toutes ces tribus promirent de faire ce qu’on désirait d’elles.

Perrot passa ensuite à l’ouest, puis rebattit au sud, et alla jusqu’à Chicagou, au fond du lac Michigan, où habitaient les Miamis, une des plus puissantes tribus de ces quartiers. Il fut bien reçu de leur principal chef,[3] séjourna quelque temps avec eux, puis retourna au Sault Sainte-Marie. M. de Saint-Lusson, subdélégué de M. Talon, y arriva dès le mois de mai (1671). Y ayant trouvé des députés de toutes les tribus que Perrot avait visitées, il leur fit un discours, dont la substance était qu’il ne pourrait leur rien arriver de plus heureux que d’avoir le roi de France pour grand chef, et de mériter sa protection. La réponse s’étant trouvée telle qu’il la désirait, il déclara qu’il mettait tous ces pays en la main du roi, et les habitans sous sa protection, et fit accompagner cette déclaration des cérémonies usitées en pareilles circonstances.

M. de Courcelles, persuadé de la nécessité d’opposer une nouvelles barrière aux Iroquois, fit dire à leurs principaux chefs, qu’il avait une affaire importante à leur communiquer, et qu’il irait incessamment les attendre à l’endroit nommé Catarocouy. Ils s’y rendirent en grand nombre ; et le gouverneur, après leur avoir témoigné beaucoup de bienveillance, leur dit qu’il avait dessein de bâtir, en cet endroit même, un fort où ils pussent venir plus commodément faire la traite avec les Français. Les Sauvages, ne soupçonnant pas le principal but du gouverneur, répondirent que ce projet leur paraissait bien imaginé ; et sur le champ, les mesures furent prises pour l’exécuter ; mais M. de Courcelles n’en eut pas le temps ; à son retour à Québec, il y trouva Louis de Buade, comte de Frontenac, qui venait le relever. Il n’eut pourtant pas de peine à faire goûter à son successeur le projet qui lui avait fait entreprendre son dernier voyage ; et dès le printemps suivant, le nouveau gouverneur se rendit à Catarocouy, et y fit construire un fort, auquel il donna son nom.

  1. En conséquence de quelques démêlés entre lui et M. de Courcelles, principalement au sujet du clergé, dont ce dernier n’approuvait pas le zèle immodéré. On lui donna pour suppléant, ou pour successeur ad interim, M. de Bouteroue, à qui il fut particulièrement recommandé de modérer la trop grande sévérité de l’évêque et des confesseurs, et de maintenir la bonne intelligence entre tous les ecclésiastiques du pays. De fortes et nombreuses réclamations avaient donné lieu au premier article des instructions de M. de Bouteroue ; mais le dernier, suivant Charlevoix, n’était fondé sur aucune plainte ; l’union étant parfaite alors entre tous les corps qui composaient le clergé séculier et régulier.
  2. Ce Nicholas Perrot avait été, dans sa jeunesse, au service des jésuites. Il dut probablement à ces religieux un commencement d’instruction. C’était, d’ailleurs, un homme d’esprit et doué de beaucoup de talent naturel. Il fut employé, à diverses fois, par différents gouverneurs, comme envoyé, agent, ou négociateur, chez les Sauvages, et rendit, en ces qualités, des services importants à la colonie.
  3. Charlevoix le nomme Tetinchoua. C’était, dit-il, un des plus puissants, et le plus absolu des chefs du Canada. Il pouvait mettre sur pied de quatre à cinq mille combattans, et ne marchait jamais qu’accompagné d’une garde de quarante guerriers, qui faisaient aussi, jour et nuit, sentinelle autour de sa cabane, quand il y était. Ce chef communiquait rarement en personne avec ses sujets, mais se contentait de leur faire intimer ses ordres par ses officiers.