Histoire du Moyen Âge (Langlois)/Chapitre VI

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CHAPITRE VI


L’EMPIRE FRANC

PROGRAMME. — Charlemagne : la cour, les assemblées, les capitulaires ; les écoles ; l’armée et la guerre ; restauration de l’Empire.

Louis le Pieux. Le traité de Verdun. Démembrement de l’Empire en royaumes. Les Normands en Europe.


BIBLIOGRAPHIE.

Les annales de l’empire carolingien ont été dressées avec le plus grand soin, dans la collection des Jahrbücher der deutschen Geschichte, par S. Abel et B. Simson (Jahrb. des fränkischen Reichs unter Karl dem Grossen, t. I, Leipzig, 1888, 2e éd. ; t. II, Leipzig, 1883, in-8º) pour le règne de Charlemagne ; — par B. Simson (Jahrb. d. fr. R. unter Ludwig dem Frommen, Leipzig, 1874-1876, 2 vol. in-8º) pour le règne de Louis le Pieux ; — par E. Dümmler (Geschichte des ostfränkischen Reichs, Leipzig, 1887-1888, 3 vol. in-8º) jusqu’en 840 pour tout l’Empire et jusqu’en 918 pour l’Allemagne seulement. — Pour l’histoire des derniers Carolingiens en France, voir les travaux des élèves de M. A. Giry : E. Favre (Eudes, comte de Paris et roi de France, 882-898, Paris, 1893, in-8º) ; — F. Lot (Les derniers Carolingiens, 954-991, Paris, 1891, in-8º). — Pour l’histoire des Carolingiens d’Allemagne, v. la Bibliographie du ch. VIII.

Les excellents ouvrages que nous venons d’énumérer sont d’une érudition ardue. On regrette que les livres de vulgarisation sur l’histoire générale de l’empire carolingien soient, presque tous, vieillis ou médiocres. Nous ne saurions recommander ni l’Histoire des Carolingiens de MM. Warnkönig et Gérard (Bruxelles, 1862, 2 vol. in-8º), ni le Charlemagne de M. Vétault (Tours, 1880, in-4º, 2e éd.). Voir H. Brosien, Karl der Grosse, Leipzig, 1885, in-8º, et la Deutsche Geschichte unter den Karolingern de E. Mühlbacher, dans la Bibliothek deutscher Geschichte, publiée à Stuttgart. — Parmi les monographies, celles de A. Himly (Wala et Louis le Débonnaire, Paris, 1849, in-8º) et de E. Bourgeois (Le Capitulaire de Kiersy-sur-Oise, 878. Étude sur l’état et le régime politique de la société carolingienne, Paris, 1885, in-8º) sontestimées.

Les institutions de l’époque carolingienne ont été fort étudiées. Les traités généraux, en français, sont : celui de J.-H. Lehuërou (Histoire des institutions carlovingiennes, Paris, 1843, in-8º), l’ouvrage posthume, inachevé, de Fustel de Coulanges (Les transformations de la royauté pendant l’époque carolingienne, Paris, 1892, in-8º) ; on sait (ci-dessus, p. 45) que M. Ch. Bayet prépare un Manuel des institutions françaises. Période mérovingienne et carolingienne. Voir aussi le Manuel précité (p. 44) de H. P. Viollet. — Cf., en allemand, G. Waitz, Die karolingische Zeit, t. III et IV de sa Deutsche Verfassungsgeschichte, Kiel, 1883-1885, in-8º, 3e éd.

Il n’existe point jusqu’ici de bon ouvrage d’ensemble sur la renaissance carolingienne du IXe siècle, première, et, à quelques égards, admirable résurrection de l’antiquité. — On recommande d’ordinaire les livres de B. Hauréau (Charlemagne et sa cour, Paris, 1877, in-12), de J. Bass Mullinger (The schools of Charles the Great or the restoration of education in the ninth century, London, 1877, in-8º), de K. Werner (Alcuin und sein Jahrhundert, Paderborn, 1881, in-12). Mais le sujet reste à traiter. Toutefois quelques parties en ont été déjà magistralement approfondies. — La littérature des temps carolingiens a été étudiée par A. Ebert (Histoire générale de la littérature en Occident, t. II et III, Paris, 1884-1889, trad. de l’all.), et, mieux encore, par A. Hauck (Kirchengeschichte Deutschlands, t. II, Die Karolingerzeit, Leipzig, 1890, in-8º). M. L. Traube prépare pour le Handbuch d’I. v. Müller une « histoire de la littérature latine au moyen âge », symétrique à l’histoire de la littérature byzantine de K. Krumbacher (ci-dessus, p. 100). — Sur l’art carolingien, voir : F. v. Reber, Der karolingische Palastbau, München, 1891-1892, 2 vol. in-4º ; P. Clemen, Merowingische und karolingische Plastik, Bonn, 1892, in-8º ; F. Leitschuh, Geschichte der karolingischen Malerei, Berlin, 1894, in-8º. — Sur la réforme de l’écriture et de la décoration des manuscrits, il y a des notions élémentaires dans les Manuels de MM. M. Prou (Manuel de paléographie, Paris, 1892, in-8º, 2e éd., ch. III) et A. Molinier (Les manuscrits, Paris, 1892, in-16) ; mais ce sujet a été en grande partie renouvelé par les recherches de M. S. Berger (Histoire de la Vulgate pendant les premiers siècles du moyen âge, Nancy, 1893, in-8º), dont les résultats n’ont pas encore pénétré dans les livres d’enseignement.

Pour l’histoire économique et sociale des temps carolingiens, consulter : A. Longnon, Polyptyque de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, rédigé au temps de l’abbé Irminon, Introduction, Paris, 1895, in-8º ; — K. Th. v. Inama-Sternegg, Deutsche Wirthschaftsgeschichte bis zum Schluss der Karolingerperiode, Leipzig, 1879, in-8º ; — K. Lamprecht, Étude sur l’état économique de la France pendant la première partie du moyen âge, Paris, 1889, in-8º, trad. de l’all.

La littérature relative aux Normands et aux invasions normandes est très abondante dans les pays scandinaves ; mais il n’y a pas encore de bonne histoire générale de ces invasions (on ne se sert plus de celle de G.-B. Depping, Histoire des expéditions maritimes des Normands, Bruxelles, 1844, in-8º). Parmi les monographies : J. Steenstrup, Études préliminaires pour servir à l’histoire des Normands et de leurs invasions, Caen, 1882, in-8º, trad. du danois, extr. du Bull. de la Soc. des Antiquaires de Normandie ; — J. J. Worsaae, La civilisation danoise au temps des Vikings, dans les Mémoires de la Soc. des Ant. du Nord, 1878-79 ; — Prolégomènes à l’édition de Dudon de Saint-Quentin par M. J. Lair, dans les Mémoires de la Soc. des Ant. de Normandie, t. XXIII ; — C. F. Keary, The Vikings in western Christendom, 789-888, London, 1891, in-8º. — Sur l’art scandinave : H. Hildebrand, The industrial arts of Scandinavia in the pagan time, London, 1892, in-8º.


I. — L’ÉVÉNEMENT DE L’AN 800.


Le couronnement de Charlemagne comme empereur d’Occident n’est pas seulement l’événement capital du moyen âge, c’est un de ces très rares événements dont on peut dire que, s’ils n’étaient pas arrivés, l’histoire du monde n’eût pas été la même.

Pendant toute cette sombre période du moyen âge, deux forces luttaient à qui l’emporterait : d’une part, les instincts de division, de désordre, d’anarchie, qui prenaient leur source dans les impulsions sans frein et l’ignorance barbare de la grande masse de l’humanité ; de l’autre, l’aspiration passionnée des meilleurs esprits à l’unité réelle du gouvernement, aspiration dont les ressouvenirs de l’ancien empire romain formaient la base historique et dont le dévouement à une Église visible et universelle était la plus constante expression. La première de ces deux tendances, comme tout le montre, était, du moins en politique, la plus forte ; mais la dernière, servie et stimulée par un génie aussi extraordinaire que celui de Charlemagne, remporta en l’an 800 une victoire dont les fruits ne devaient plus être perdus. A la mort du héros, le flot de l’anarchie et de la barbarie se remit à battre avec autant de violence contre les choses du passé, mais sans pouvoir désormais les submerger en entier. C’est justement parce que l’on sentait que personne autre que Charles n’eût pu triompher à ce point des calamités présentes par la formation et l’établissement d’un gigantesque système de gouvernement, que l’excitation, la joie, l’espérance réveillées par son couronnement furent si profondes. On en trouvera peut-être la meilleure preuve, non dans les annales mêmes de ce temps, mais dans les lamentations déchirantes qui éclatèrent au moment où l’empire, vers la fin du IXe siècle, commença à se dissoudre ; dans les merveilleuses légendes qui se groupèrent autour du nom de l’empereur Charlemagne, du preux dont aucun exploit ne parut incroyable[1] ; dans l’admiration religieuse avec laquelle ses successeurs germains contemplèrent et s’efforcèrent d’imiter complètement ce modèle presque surhumain.

[Illustration : FACCIATA INTERIORE DELLA CHIESA ANTICHA DI S. PIETRO IN VATICANO, E SVO ATRIO

Descritta de Carlo Padredio disegnata et intagliata da Giovanni Battista Falde

Façade intérieure de l’ancienne église Saint-Pierre au Vatican.]

[Illustration : Ancienne basilique constantinienne de Saint-Pierre. Restitution.]

Transcrivons, pour connaître les pensées des hommes qui assistèrent en l’an 800 à la résurrection de l’empire au profit du chef de la dynastie austrasienne les récits de trois annalistes contemporains ou presque contemporains, de deux Germains et d’un Italien. On lit dans les annales de Lorsch :

« Et à cause que le nom d’empereur n’était plus employé par les Grecs et que leur empire était possédé par une femme, il sembla alors mêmement au pape Léon et à tous les saints pères qui assistaient au présent concile, de même qu’au reste du peuple chrétien, qu’ils devaient prendre pour empereur Charles, le roi des Franks, qui tenait Rome elle-même, où les Césars avaient toujours accoutumé de demeurer, et toutes les autres régions qu’il gouvernait en Italie, en Gaule et en Germanie ; et d’autant que Dieu lui avait remis toutes ces terres entre les mains, il semblait juste qu’avec l’aide de Dieu et à la prière de tout le peuple chrétien il eût aussi le nom d’empereur. Auquel désir le roi Charles n’eut pas la volonté de se refuser ; mais se soumettant en toute humilité à Dieu et à la prière des prêtres et de tout le peuple chrétien, le jour de la nativité de Notre Seigneur Jésus-Christ, il prit le nom d’empereur, étant consacré par le seigneur pape Léon. »

Le récit de la chronique de Moissac (an 801) est, à fort peu de chose près, le même :

« Or, comme le roi, le très saint jour de la naissance du Seigneur, se levait pour entendre la messe, après s’être mis à genoux devant la châsse du bienheureux apôtre Pierre, le pape Léon, avec le consentement de tous les évêques et des prêtres, du sénat des Franks et semblablement de celui des Romains, posa une couronne d’or sur sa tête, le peuple romain poussant aussi de grands cris. Et lorsque le peuple eut fini de chanter Laudes, il fut adoré par le pape selon la coutume des empereurs d’autrefois. Car cela aussi se fit par la volonté de Dieu. Car, tandis que ledit empereur demeurait à Rome, on lui amena diverses personnes qui disaient que le nom d’empereur avait cessé d’être en usage chez les Grecs, et que l’empire, chez eux, était occupé par une femme appelée Irène, qui s’était emparée par tromperie de son fils l’empereur, lui avait arraché les yeux et avait pris l’empire pour elle-même, comme il est écrit d’Athalie dans le Livre des Rois ; ce qu’entendant, le pape Léon et toute l’assemblée des évêques, des prêtres et des abbés, et le sénat des Franks, et tous les anciens parmi les Romains, ils tinrent conseil avec le reste du peuple chrétien afin de nommer empereur Charles, roi des Franks, voyant qu’il tenait Rome, la mère de l’empire, où les Césars et les empereurs avaient toujours accoutumé de demeurer ; et pour que les païens ne pussent pas se moquer des chrétiens, comme ils le feraient si le nom d’empereur cessait d’être en usage parmi les chrétiens. »

[Illustration : Couronne dite de Charlemagne, conservée au trésor impérial de Vienne.]

Ces deux relations sont de source germaine ; celle qui suit a été écrite par un Romain, probablement une cinquantaine ou une soixantaine d’années après l’événement. Elle est extraite de la vie de Léon III, dans les Vitæ pontificum romanorum, attribuées au bibliothécaire papal Anastase :

« Après ces choses vint le jour de la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ, et tout le monde se rassembla de nouveau dans la susdite basilique du bienheureux apôtre Pierre ; et alors, le gracieux et vénérable pontife couronna de ses propres mains Charles d’une couronne très précieuse. Alors tout le fidèle peuple de Rome, voyant comme il défendait et comme il chérissait la sainte Église romaine et son vicaire, se mit, par la volonté de Dieu et du bienheureux Pierre, le gardien des clefs du royaume céleste, à crier d’un seul accord et très haut : « A Charles, le très pieux Auguste, couronné par Dieu, le grand et pacifique empereur, longue vie et victoire ! » Tandis que lui, devant la sainte châsse du bienheureux apôtre Pierre, il invoquait divers saints, il fut proclamé trois fois et tous le choisirent comme empereur des Romains. Là-dessus, le très saint pontife oignit Charles de l’huile sainte, et semblablement son très excellent fils qui devait être roi, le jour même de la naissance de Notre Seigneur Jésus-Christ ; et quand la messe fut finie, alors après la messe le sérénissime seigneur empereur offrit des présents. »

Ces trois relations n’offrent, quant aux faits, aucune différence sérieuse, bien que le prêtre romain, comme il est naturel, rehausse l’importance du rôle joué par le pape, tandis que les Germains, trop portés à prêter à l’événement une allure rationnelle, parlent d’un synode du clergé, d’une consultation du peuple et d’une requête formelle adressée à Charles, toutes choses que le silence d’Eginhard à ce sujet aussi bien que les autres circonstances du fait nous interdisent de prendre au pied de la lettre. De même le Liber pontificalis omet l’adoration rendue par le pape à l’empereur, sur laquelle la plupart des annales frankes insistent de façon à la mettre hors de doute. Cependant l’impression que laissent les trois récits est au fond la même. Ils montrent, tous les trois, combien il est peu facile d’attribuer à l’événement un caractère de stricte légalité. Le roi frank ne saisit pas la couronne de son propre chef, mais la reçoit plutôt comme si elle lui revenait naturellement, comme la conséquence légitime de l’autorité qu’il exerçait déjà. Le pape la lui donne, mais non en vertu d’un droit quelconque qui lui appartienne en propre comme chef de l’Église ; il est seulement l’instrument de la Providence divine, qui a, sans conteste, désigné Charles comme la personne la plus propre à défendre et à diriger la société chrétienne. Le peuple romain ne choisit ni ne nomme formellement, mais par ses acclamations accepte le chef qu’on lui présente. Ce fut justement à cause de l’indétermination où toutes choses furent ainsi laissées, reposant, non sur des stipulations expresses, mais plutôt sur une sorte d’entente mutuelle, sur une conformité de croyances et de désirs qui ne prévoyaient aucun mal, que cet événement prêta avec le temps à tant d’interprétations différentes. Quatre siècles plus tard, lorsque la Papauté et l’Empire se furent laissé entraîner à cette lutte mortelle qui décida de leur sort commun, trois théories distinctes relatives au couronnement de Charles seront défendues par trois partis différents, toutes trois plausibles, toutes trois à certains égards trompeuses. Les empereurs souabes regardèrent la couronne comme une conquête de leur grand prédécesseur et en conclurent que les citoyens et l’évêque de Rome n’avaient aucun droit sur eux. Le parti patriote parmi les Romains, en appelant à l’histoire des origines de l’empire, déclara que, sans l’acquiescement du sénat et du peuple, aucun empereur ne pouvait être fait légalement, puisqu’il n’était que leur premier magistrat et le dépositaire passager de leur autorité. Les papes signalèrent le fait indiscutable du couronnement par la main de Léon et soutinrent qu’en qualité de vicaire de Dieu sur la terre, c’était alors son droit et ce serait toujours le leur d’accorder à qui il leur plairait un office dont le titulaire n’avait été créé que pour être leur serviteur. De ces trois points de vue, le dernier prévalut en définitive, quoiqu’il ne soit pas mieux fondé que les deux autres. Il n’y eut, en réalité, ni conquête de Charles, ni don du pape, ni élection du peuple. De même qu’il était sans précédent, l’acte était illégal ; ce fut une révolte de l’ancienne capitale de l’Occident, justifiée par la faiblesse et la perversité des princes byzantins, sanctifiée aux yeux du monde par la participation du vicaire de Jésus-Christ, mais sans fondement juridique et incapable d’en établir un pour l’avenir.

C’est une question intéressante et quelque peu embarrassante de savoir jusqu’à quel point la scène du couronnement, dont les circonstances furent si imposantes et les résultats si graves, fut préméditée entre ceux qui y participèrent. Eginhard dit que Charles avait coutume de déclarer que, même pour une si grande fête, il ne serait pas entré dans l’église, le jour de Noël de l’an 800, s’il avait su les intentions du pape. Le pape, d’autre part, ne se serait jamais hasardé à faire une démarche aussi importante sans s’être assuré au préalable des dispositions du roi, et il n’est guère possible qu’un acte auquel l’assemblée était évidemment préparée ait été gardé secret. Quoi qu’il en soit, la déclaration de Charles subsiste, et on ne saurait l’attribuer à un pur motif de dissimulation. Il faut supposer que Léon, après s’être éclairé sur les vœux du clergé et du peuple romain et sur ceux des grands personnages franks, résolut de profiter de l’occasion et du lieu qui s’offraient si favorablement pour réaliser le plan qu’il méditait depuis si longtemps, et que Charles, entraîné par l’enthousiasme du moment et voyant dans le pontife le prophète et l’instrument de la volonté divine, accepta une dignité qu’il eût peut-être préféré recevoir un peu plus tard ou de quelque autre façon. Si donc on adoptait une conclusion positive, ce devrait être que Charles, bien qu’il eût donné au projet une adhésion plus ou moins vague, fut surpris et déconcerté par son exécution subite, qui interrompait l’ordre soigneusement étudié de ses propres desseins. Et quoiqu’un événement qui changea l’histoire du monde ne doive être considéré en aucun cas comme un accident, il peut fort bien avoir eu, pour les spectateurs franks ou romains, l’air d’une surprise. Car il n’y avait point de préparatifs visibles dans l’église ; le roi ne fut pas, comme plus tard ses successeurs teutoniques, conduit en procession au trône pontifical : tout d’un coup, à l’instant même où il sortait de l’enfoncement sacré où il s’était agenouillé parmi les lampes toujours allumées devant la plus sainte des reliques chrétiennes, — le corps du prince des apôtres, — les mains du représentant de cet apôtre posaient sur sa tête la couronne de gloire et répandaient sur lui l’huile qui sanctifie. Ce spectacle était fait pour remplir l’âme des assistants d’une profonde émotion religieuse, à la pensée que la divinité était présente au milieu d’eux, et pour leur inspirer de saluer celui que cette présence semblait consacrer presque visiblement du nom de « pieux et pacifique empereur, couronné par Dieu », Karolo, pio et pacifico Imperatori, a Deo coronato, vita et Victoria.

J. BRYCE, Le saint Empire romain germanique, Paris, A. Colin, 1890, in-8º. Traduit de l’anglais par A. Domergue.


II. — LES OFFICIERS DU PALAIS CAROLINGIEN.


L’APOCRISIAIRE

Saint Adalbert, abbé de Corbie, avait pris soin de composer un livre de quelque étendue sur les officiers du palais de Charlemagne. Ce livre est perdu ; mais nous en possédons, du moins, une analyse faite pour l’instruction de Carloman par un prélat d’une grande autorité, Hincmar de Reims. C’est le guide que nous allons suivre.

Le premier officier du palais était l’apocrisiaire ou archi-chapelain. Sous ses ordres étaient les clercs de la chapelle du roi, et il présidait aux offices de cette chapelle. Mais c’étaient là ses moindres soins ; car il avait, en outre, dans ses attributions l’intendance de toutes les affaires ecclésiastiques du royaume, et préparait le jugement de toutes les causes de l’ordre canonique : ce qui lui donnait une grande puissance. Cependant cette haute fonction était quelquefois attribuée à de simples abbés. Ainsi, du temps de Pépin et dans les premières années du règne de Charlemagne, l’archi-chapelain du palais était l’abbé de Saint-Denis, nommé Fulrad. Zélé défenseur des droits de la crosse épiscopale, Hincmar n’admet pas qu’un abbé ait pu marcher ainsi devant les évêques sans leur consentement ; il suppose donc que ce consentement fut accordé. Nous avons lieu de croire que Pépin ne le demanda pas. Cet abbé de Saint-Denis était d’ailleurs un homme considérable. Il avait même rempli les fonctions d’ambassadeur dans la Ville éternelle, et par ses conseils le pape Zacharie avait déposé le dernier des princes mérovingiens. Ainsi l’établissement de la dynastie nouvelle était en partie son ouvrage. Cela méritait bien les plus hautes faveurs, et l’on ne doit pas s’étonner de voir les premiers évêques passer, à la cour de Pépin, après un tel abbé. A la mort de Fulrad, Charlemagne conféra son titre à l’archevêque de Metz, Angilramne. Les évêques observaient alors assez fidèlement l’obligation de la résidence. Charlemagne fit comprendre au pape Adrien qu’il devait constamment avoir à ses côtés un homme versé dans les affaires ecclésiastiques, et l’archevêque de Metz obtint, en conséquence, la permission de venir à la cour. Celui-ci fut, à sa mort, remplacé par Hildebold, évêque de Cologne. Théodulfe, qui lui devait peut-être quelques services, a célébré la grande bonté d’Hildebold : « La douceur de ses traits, dit-il, répondait à celle de son âme. » Angilbert l’inscrit au nombre des meilleurs poètes de la cour. Dans la vie de Léon III par Anastase, Hildebold remplit un grand rôle : c’est lui qui se rend le premier auprès de ce pape, si cruellement traité par ses clercs en révolte, et c’est lui qui fait arrêter les coupables….

Veut-on se faire une juste idée d’un grand officier de la couronne sous le règne de Charlemagne ? En voici le type le plus parfait ; c’est Angilbert [qu’une lettre du pape Adrien, datée de 794, désigne comme « ministre de la chapelle royale »].

Son père, son aïeul, ayant occupé, sous les rois précédents, de hautes charges, Charles l’avait eu, dans sa jeunesse, pour commensal et pour ami. En montant sur le trône, il le nomma son conseiller silentiaire ou auriculaire, c’est-à-dire son confident officiel, le premier de ses ministres. Angilbert a le goût des lettres profanes ; cet autre Homère lit couramment Ovide et Virgile : c’est un savant, c’est même un poète distingué. A ces titres l’Église le réclame, et le voilà prêtre. On lui destine déjà le pallium ; plusieurs villes métropolitaines se disputent l’honneur de posséder un prélat de si grand renom, quand il séduit et rend deux fois mère Berthe, une fille du roi….

A quelque temps de là, c’est un duché qu’il possède et non pas une métropole. On le voit parcourir le Ponthieu, sa province, rendant la justice au nom du roi. Mais il est inquiet, car il est malade, et l’affection morbide qui le travaille menace, il paraît, d’interrompre le cours de sa vie. Alors il entend parler du monastère de Saint-Riquier, célèbre par le nombre de ses religieux et par les miracles accomplis au tombeau du saint qui l’a fondé. Ce récit émeut Angilbert, et il ne pense plus qu’à faire sa retraite à Saint-Riquier, s’il recouvre la santé par l’intercession du puissant patron des pauvres moines. Mais le terrible Charles a fait consacrer ses amours avec Berthe : il est marié. Qu’importe ? S’il entre dans un monastère, sa femme, par ses ordres, suivra son exemple ; ils expieront ainsi, l’un et l’autre, les écarts de leur conduite. Telles étaient les pensées qu’Angilbert roulait dans son esprit, accommodant toute chose au pieux dessein qu’il avait formé, quand un bruit plein d’alarmes arriva jusqu’à lui. Les Danois avaient pénétré, par les embouchures de la Seine et de la Somme, dans tous les ports de la France maritime ; leurs innombrables navires emplissaient les fleuves, et les populations riveraines, épouvantées par l’irruption de ces farouches dévastateurs, refluaient vers les villes du centre, implorant le secours des gens de guerre. Angilbert n’a plus le loisir de songer au salut de son âme ; et, comme les troupes dont il pouvait disposer n’étaient pas capables de soutenir le choc des pirates, il se rend auprès du roi pour lui faire le récit des périls qui menacent une de ses provinces. Celui-ci n’a rien de plus pressé que de mettre sous les ordres d’Angilbert des forces considérables. C’était en l’année 791. A l’approche des Francs, les Danois prennent la fuite et il en est fait un grand carnage.

[Illustration : Dôme de la cathédrale d’Aix-la-Chapelle.]

Angilbert se rend alors à Saint-Riquier, remercie Dieu de la victoire qu’il a si facilement remportée, prend l’habit claustral, et l’impose à Berthe, qui vient, au mépris des canons, demeurer avec lui dans l’intérieur du monastère. Bientôt on le nomme abbé. Les suffrages ne se partagent pas ; ils se réunissent tous sur la tête d’un homme aussi puissant à la cour, aussi vaillant à la guerre. Va-t-il, suivant la règle, s’assujettir à la résidence et finir dans le recueillement une vie commencée par les agitations du siècle ? La règle n’avait pas été faite pour les religieux de cette qualité, ou bien on les dispensait aisément de la suivre. Déjà, étant simple moine, en 792, il avait été chargé de conduire

Dôme de la cathédrale d’Aix-la-Chapelle.


au delà des monts, devant le pontife Adrien, ce malheureux évêque d’Urgel, Félix, qui avait osé chercher le sens d’un grand mystère, et s’était fait condamner comme nestorien. Reparaissant bientôt à la cour, Angilbert joint au titre d’abbé celui d’apocrisiaire, et se rend de nouveau dans la Ville éternelle, chargé de transmettre au pape les actes du concile de Francfort. On l’y retrouve encore en 796. En 800, il suit Charlemagne allant à Rome châtier les persécuteurs de Léon et recevoir les insignes de la puissance impériale. En 811, il réside à la cour, présidant, sous le nom d’Homère, les doctes assemblées des théologiens et des poètes palatins ; et puis il va mourir à Saint-Riquier, au mois de février de l’année 814, quand Charles, son maître et son constant ami, mourait dans son palais d’Aix-la-Chapelle.

L’apocrisiaire était certainement le plus occupé des fonctionnaires du palais, mais Charlemagne venait souvent à son aide. Lorsqu’il n’avait pas un trop vif souci des choses de la guerre, Charlemagne aimait à apprendre comment se comportait son église, faisait des règlements pour la discipline et dictait même des articles liturgiques ; ou bien encore, mandant auprès de lui les évêques, les abbés mal notés, il ne leur épargnait ni les réprimandes, ni même, au besoin, les châtiments. Ainsi, dans plusieurs de ses capitulaires, il recommande à ses clercs d’étudier les Écritures, et de croire fermement au mystère de la Trinité ; il leur enjoint, en outre, d’apprendre par cœur tout le psautier, avec les prières, les formules, les oraisons nécessaires pour administrer le baptême ; enfin il leur défend d’avoir plusieurs femmes pour épouses et de manger dans les cabarets. Jusqu’où ne s’étendait pas alors la compétence du pouvoir civil en matière de religion ? Se présentant un jour à sa chapelle au moment où l’on allait baptiser quelques enfants, Charlemagne les interroge et reconnaît qu’il ne savent pas convenablement l’oraison dominicale et le symbole. Usurpant alors, pour employer le langage des canoniales modernes, usurpant les fonctions de l’évêque, il interrompt la cérémonie, renvoie les enfants dans leurs familles, et leur interdit de revenir à la fontaine sacrée tant qu’ils ne seront pas mieux instruits. Une autre fois, il défend aux prêtres de recevoir de l’argent pour administrer les sacrements, ou bien de vendre à des marchands juifs les vases ou les autres ornements des églises. Comme il s’estimait, et à bon droit, plus savant en liturgie que les plus grands prélats de son royaume, il ne manquait pas de faire des règlements pour enjoindre ou pour prohiber telle ou telle pratique dans les cérémonies de la messe, dans l’ordre des jours fériés, dans l’administration des sacrements. Les prescriptions de ce genre abondent dans ses capitulaires. Quelquefois même, remplissant les derniers offices de l’apocrisiaire, il enseignait la psalmodie aux clercs de sa chapelle.

Voici ce que raconte, à ce propos, notre anonyme de Saint-Gall : « Parmi les hommes attachés à la chapelle du très docte Charles, personne ne désignait à chacun les leçons à réciter, personne n’en indiquait la fin, soit avec de la cire, soit par quelque marque faite avec l’ongle ; mais tous avaient soin de se rendre assez familier ce qui devait se lire pour ne tomber dans aucune faute quand on leur ordonnait à l’improviste de dire une leçon. L’empereur montrait du doigt ou du bout de son bâton celui dont c’était le tour de réciter, ou qu’il jugeait à propos de choisir, ou bien il envoyait quelqu’un de ses voisins à ceux qui étaient placés loin de lui. La fin de la leçon, il la marquait par une espèce de son guttural. Tous étaient si attentifs quand ce signal se donnait, que, soit que la phrase fût finie, soit qu’on fût à la moitié de la pause, ou même à l’instant de la pause, le clerc qui suivait ne reprenait jamais au-dessus ni au-dessous, quoique ce qu’il commençait ou finissait ne parût avoir aucun sens. Cela, le roi le faisait ainsi pour que tous les lecteurs de son palais fussent les plus exercés, quoique tous ne comprissent pas bien ce qu’ils lisaient. » Ce récit doit être exact. On y voit si bien tous les personnages désignés remplir leur rôle qu’on les représenterait aisément sur la toile. Ce serait une curieuse peinture, et qui saisirait tous les regards par l’énergie de sa couleur locale : Charlemagne enseignant la psalmodie, un bâton à la main, et touchant de ce bâton l’épaule des clercs qui doivent entonner les répons….

B. HAURÉAU, Charlemagne et sa cour, Paris, Hachette, 1877, in-12.


III. — FRANCE ET PAYS VOISINS APRÈS LE TRAITÉ DE VERDUN.


Le traité conclu à Verdun en août 843, entre les trois fils de Louis le Pieux, réglait une question qui troublait l’Empire depuis quatorze ans. Il assura l’indépendance absolue de chacun des princes qui y participèrent et doit être considéré comme la charte constitutive du royaume de France, tel qu’il subsista jusqu’à la fin du moyen âge.

Les chroniqueurs carolingiens qui parlent du traité de Verdun ne donnent sur la composition des trois royaumes que des indications sommaires. Au dire de Prudence de Troyes, le plus explicite d’entre eux, « Louis reçut pour sa part tout ce qui est au delà du Rhin et, en deçà du fleuve, Spire, Worms, Mayence et leur territoire. Lothaire eut le pays compris entre l’Escaut et le Rhin jusqu’à la mer, et, de l’autre côté, le Cambrésis, le Hainaut, le Lommense, le Castricium et les comtés qui les avoisinent en deçà de la Meuse jusqu’à la Saône qui se joint au Rhône, et le long du Rhône jusqu’à la mer avec les comtés qui bordent l’une et l’autre rive du fleuve ; hors de ces limites, il dut à l’affection de son frère Charles l’abbaye de Saint-Vaast d’Arras. Les deux princes laissèrent à Charles toutes les autres contrées jusqu’à l’Espagne. »

Le texte dont on vient de lire la traduction est fort heureusement complété par l’acte de partage du royaume de Lothaire II, rédigé en 870. Cet acte, où sont énumérés avec grand soin les cités et tous les pagi ayant appartenu à ce fils de l’empereur Lothaire, nous a permis de tracer avec une exactitude absolue la limite intérieure des trois États créés par le traité de Verdun : il complète les renseignements donnés par Prudence, en indiquant parmi les possessions de Lothaire une province d’outre-Rhin, la Frise, et son étude attentive permet d’établir, contrairement à l’opinion exprimée en plus d’une carte de la dernière édition de Sprüner, qu’il ne comprenait, en dehors de cette région, aucun pagus de la rive droite du Rhin.

Nous n’avons point compris dans le royaume de Charles le Chauve la Bretagne, où Noménoé se rendit indépendant en cette même année 843, et nous avons joint au royaume breton les territoires de Nantes et Rennes, qu’il enleva bientôt aux Francs et qui, en 851, furent officiellement cédés par Charles le Chauve a Érispoé, fils et successeur de Noménoé.

Lors de la conclusion du traité de Verdun, qui attribuait à Charles le Chauve l’ancien royaume d’Aquitaine, Pépin II revendiquait, non sans un certain succès, ce pays que son père, le roi Pépin, avait gouverné durant vingt et un ans. Un traité intervint en 845 entre les deux compétiteurs : Charles abandonna l’Aquitaine à Pépin en se réservant Poitiers, Saintes et Angoulème ; mais cette scission fut de courte durée, Pépin ayant été rejeté en 848 par ses sujets.

A. LONGNON, Atlas historique de la France, texte explicatif, 2e livr., Paris, Hachette, 1888, in-8º.


IV. — MANUSCRITS CAROLINGIENS.


Il suffit de comparer certaines initiales des plus anciens manuscrits carolingiens et celles des manuscrits anglo-saxons pour reconnaître entre les unes et les autres des ressemblances indéniables. Qu’on rapproche par exemple les initiales enclavées et à formes bizarres du fameux Évangéliaire de Stockholm, et celles de la seconde Bible de Charles le Chauve, on sera frappé de la ressemblance : même abus des formes géométriques données aux lettres, même goût pour les points rouges ou verts cerclant les grandes initiales, même usage de cadres de couleur sur lesquels se détachent ces lettres. Ces ressemblances se remarquent encore dans l’Évangéliaire de Saint-Vaast d’Arras, type de l’école franco-saxonne du nord de la France. Voilà un premier élément [constitutif de l’art carolingien] dont l’origine est bien certaine. Transporté en Gaule et en Germanie par les colonies monastiques du VIe et du VIIe siècle, l’art anglo-saxon, épuré et raffiné, jouit, grâce à Alcuin et à ses disciples, d’une faveur bien méritée au VIIIe et au IXe.

[Illustration : Page ornée de l’Évangéliaire de Saint-Vaast.]

[Illustration : La Source de vie.

Peinture de l’Évangéliaire de Charlemagne.]

Mais il a à lutter contre un rival puissant, l’art antique. Déjà, on ne saurait le nier, la tradition antique a exercé une réelle influence sur l’art anglo-saxon ; au temps de Charlemagne, il revit en Gaule, et du mélange des deux arts sortira plus tard l’art roman proprement dit. Comment et pourquoi au IXe siècle l’art antique jouit-il d’une telle faveur, on ne saurait le dire au juste. Nous n’avons plus les manuscrits connus et imités par les calligraphes carolingiens. Toutefois, on ne peut en douter, ils ont dû voir et imiter de bons modèles. On conserve à Utrecht un Psautier célèbre, exécuté en Angleterre, au VIIIe siècle probablement, par un artiste anglo-saxon, mais copié, semble-t-il, sur un manuscrit bien plus ancien. Le texte, écrit en capitales sur trois colonnes, est illustré de quantité de dessins ; sans doute l’artiste a trahi son inexpérience dans le tracé des têtes et des extrémités, mais une foule de détails prouvent que soit directement, soit indirectement, il s’inspirait d’images antiques….

C’est donc de l’art antique et de l’art anglo-saxon que procède, à notre sens, l’art carolingien ; les artistes du IXe siècle auront pu s’inspirer parfois de quelques peintures grecques connues d’eux, mais le cas est fort rare, et à mesure que l’on avance dans le siècle, l’art antique prédomine de plus en plus. Que l’on compare seulement l’Evangéliaire de Charlemagne de 781 et le Psautier de Charles le Chauve, et l’on comprendra la portée de notre observation.

Le premier est un remarquable produit du nouvel art à ses débuts. Écrit en 781 et présenté par le scribe Gotescalc au roi Charles durant un séjour de celui-ci à Rome, il renferme les évangiles de l’année ; il est écrit en lettres d’or sur parchemin de pourpre, avec titres en encre d’argent[2] ; chaque page se compose de deux colonnes renfermées dans des encadrements assez beaux, imités, semble-t-il, de manuscrits d’Angleterre ; on y retrouve bien quelques rinceaux rappelant l’ornementation antique, mais la majeure partie des motifs se compose d’entrelacs, de monstres, de dessins géométriques. Six peintures ornent le volume ; quatre d’entre elles représentent les évangélistes et leurs symboles, une cinquième le Christ dans sa gloire, la dernière enfin la Source de vie. Une sorte de kiosque, grossièrement colorié, supporté par huit colonnes et surmonté d’une croix pattée, abrite la fontaine mystique, à laquelle viennent se désaltérer un cerf et des oiseaux ; d’autres animaux, paons, coqs, canards, couvrent le fond qu’occupent encore en partie des plantes d’apparence bizarre. L’aspect général est singulier et rappelle un peu l’Orient. La signification symbolique de la composition est du reste bien connue, et les artistes occidentaux ont plus d’une fois représenté la source mystique de la vie éternelle.

Le fameux Psautier de Charles le Chauve, écrit vers le milieu du IXe siècle par un certain Liuthard, qui se nomme à la fin, est tout entier écrit en onciale d’or sur vélin blanc. Les initiales et les titres sont sur bandes de pourpre, et en tête de chaque nocturne on trouve une page d’ornement ; on y remarque une foule de motifs empruntés à l’art antique, entre autres une grecque de deux teintes vue en perspective, copiée probablement sur une mosaïque. Quelques feuillets entièrement pourprés sont chargés des rinceaux les plus délicats, dignes des peintres de la Renaissance. Les peintures sont au nombre de trois. La première représente David accompagné de ses quatre compagnons accoutumés : l’un d’eux, qui danse, paraît copié sur un modèle romain. Dans la seconde figure le roi Charles, sous un fronton à l’antique, de couleur violette : le roi est sur un trône d’orfèvrerie, il a la couronne sur la tête et porte des sandales de pourpre. La troisième peinture, qui fait vis-à-vis à cette dernière, représente un écrivain assis et nimbé. Quelques-unes des initiales de ce précieux volume rappellent encore de fort loin les manuscrits anglo-saxons ; mais tout le reste de l’ornementation est antique.

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L’École de Tours est une des écoles calligraphiques les plus importantes des temps carolingiens. Fondée par Alcuin, elle resta longtemps florissante et on en trouve des produits un peu partout, à Tours même, à Paris, à Chartres, en Allemagne, etc. On les reconnaît à l’usage d’une demi-onciale toute particulière, avec quelques lettres bizarres, tel que le g qui, composé de trois traits droits, rappelle la même lettre dans l’alphabet anglo-saxon. M. Delisle attribue à cette école quelques-uns des plus beaux monuments du IXe siècle ; nous n’en citerons que quatre : la Bible du comte Vivien, à Paris ; celle d’Alcuin, au Musée Britannique ; le Sacramentaire d’Autun et l’Évangéliaire de l’empereur Lothaire.

La Bible offerte à Charles le Chauve par le comte Vivien[3] est un des plus beaux spécimens de l’art carolingien. Les lettres ornées, dont beaucoup sont sur fond de couleur, sont tout à fait anglo-saxonnes. Par contre, l’inspiration antique se fait jour dans le reste de l’ornementation ; aux canons des évangiles, on remarque des animaux traités assez librement, mais copiés sur d’anciens modèles, et des mufles de lion ; des chapiteaux des colonnes, les uns sont corinthiens, les autres formés d’entrelacs de couleur….

De cette Bible on peut rapprocher la Bible de Glanfeuil (aujourd’hui à la Bibliothèque nationale), donnée à cette abbaye par le comte Roricon, gendre de Charlemagne, celle de Zürich, et surtout celle d’Alcuin, conservée au Musée Britannique. L’attribution à Alcuin de la confection de ce dernier volume est fondée sur une pièce de vers dans laquelle ce célèbre écrivain se nomme et nomme Charlemagne. Les peintures et les ornements rappellent tout à fait la Bible de Charles le Chauve ; même imitation de l’art antique, avec un certain mélange d’ornements anglo-saxons.

[Illustration : L’empereur Lothaire.]

L’Évangéliaire de Lothaire, exécuté par Sigilaus aux frais de ce prince, et offert par ce dernier à Saint-Martin de Tours, est encore un magnifique exemple de ce que savaient faire les calligraphes du IXe siècle. Même mélange des deux arts, mais ici

L’empereur Lothaire.


l’art antique l’emporte. L’art anglo-saxon a fourni cependant une partie des dessins d’encadrement et des lettres ornées, dont beaucoup sont cerclées de ces lignes ou de ces points rouges, affectionnés des scribes d’outre-Manche. C’est dans ce manuscrit que figure le célèbre portrait de l’empereur Lothaire, si souvent reproduit.

Un moine de Marmoutier, Adalbaldus, qui vivait au milieu du IXe siècle, est l’auteur de plusieurs volumes également remarquables. Citons seulement le célèbre Sacramentaire d’Autun, exécuté sous l’abbatiat de Ragenarius (vers 845). On y remarque des bandes pourprées chargées d’ornements ou de lettres capitales, des encadrements à entrelacs, des bustes à l’antique, les signes du zodiaque, des camées, des médailles. M. Delisle, grâce à une comparaison attentive, a montré que les mêmes motifs ornementaux se retrouvent dans ce beau volume, dans la grande Bible du comte Vivien et dans celle de Glanfeuil[4].

Une école voisine de Paris, celle d’Orléans, créée et organisée par le poète-évêque Théodulfe, s’est également illustrée par des travaux de haute valeur à tous égards. C’est là, semble-t-il, qu’a été achevée la revision des Livres saints, entreprise par l’école du palais, et nous avons deux manuscrits frères sortis des ateliers de cette école. L’un est aujourd’hui à Paris, l’autre, tellement semblable au premier qu’on dirait deux exemplaires d’un même ouvrage imprimé, appartient à l’évêché du Puy. Dans ces volumes, écrits soit à Orléans même, soit à Saint-Benoît-sur-Loire, on a tenu avant tout à employer une écriture élégante et d’une grande finesse ; pour l’ornementation, le scribe s’est contenté de quelques feuillets de pourpre avec lettres d’or (le psautier et les évangiles sont en argent sur pourpre), de grands cadres avec colonnes pour l’ordo librorum et les canons des évangiles, enfin de belles initiales, fort sobres d’ailleurs. Tels qu’ils sont, ces deux volumes sont dignes d’un roi, et font le plus grand honneur à la science et au bon goût des disciples de Théodulfe[5]….

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[Illustration : Reliure du Psautier de Charles le Chauve.]

La plupart des riches manuscrits carolingiens, principalement les volumes liturgiques, étaient à l’origine revêtus de somptueuses reliures ; beaucoup ont péri, soit enlevées par des mains profanes, soit remplacées par des enveloppes plus modernes. Généralement ces reliures consistaient en plaques de métal, argent ou or, appliquées sur une planche épaisse de bois, ou en lamelles d’ivoire ciselées ou sculptées. Mais ces reliures précieuses ont souvent été refaites ; souvent aussi, dès le IXe siècle, on a utilisé des morceaux plus anciens, principalement des ivoires ; il serait donc téméraire de conclure, a priori, de l’âge du volume à celui de l’enveloppe qui le couvre.

L’un des meilleurs exemples à citer est la reliure du Psautier de Charles le Chauve à la Bibliothèque nationale. Sur l’un des plats figure David implorant l’assistance de Dieu contre ses ennemis (Ps. 35). Le centre de la composition est occupé par un ange assis sur un trône ; dans le registre supérieur figure le Christ glorieux entouré de six saints. L’autre plat, que nous donnons ci-contre, représente l’entrevue du prophète Nathan et de David, et l’apologue du riche et du pauvre. Le choix des sujets permet d’affirmer que nous avons ici la reliure même exécutée pour ce beau manuscrit.

A. MOLINIER, Les manuscrits, Paris, Hachette, 1892, in-16. Passim.


  1. Dès avant la fin du Xe siècle, nous voyons le moine Benoît de Soracte attribuer à Charles une expédition en Palestine et d’autres exploits merveilleux. Le poème qui porte le nom de l’archevêque Turpin est bien connu. Les meilleures anecdotes relatives à Charles — et quelques-unes sont très bonnes — se trouvent dans l’ouvrage du moine de Saint-Gall. Plusieurs font allusion à sa conduite envers les évêques, qu’il y traite à la façon d’un maître d’école en belle humeur. [Sur les légendes dont la vie de Charlemagne a été surchargée au moyen âge : G. Paris, Histoire poétique de Charlemagne, Paris, 1867, in-8º ; et G. Rauschen, Die Legende Karls des grossen im XI u. XII Jahrhundert, Leipzig, 1890, in-8º.]
  2. [Les manuscrits écrits en lettres d’or, ou « chrysographiques », de l’époque carolingienne sont très nombreux. « Ils remontent, dit M. S. Berger, pour le plus grand nombre, au règne de Charlemagne, et même à la première partie de ce règne. L’Evangéliaire de Godescalc a été copié entre 781 et 785, le psautier d’Adrien Ier, s’il lui appartient réellement, est antérieur à 795, le Codex Adæ paraît antérieur à 803…. Il est probable que le plus grand nombre des manuscrits en lettres d’or sont sortis de l’école palatine. L’école palatine, en effet, fut dirigée, à partir de 782, par Alcuin, qui n’avait pas encore fondé l’école de Tours. » (Histoire de la Vulgate…, p. 277.)]
  3. [« Le comte Vivien fut un grand personnage. Quoique laïque, il reçut, en 845, de Charles le Chauve, l’investiture de l’abbaye de Saint-Martin et de celle de Marmoutier. C’est lui qui, en 846, réduisit à deux cents le nombre des chanoines de Saint-Martin. Détesté en qualité de laïque, et peut-être à cause de l’énergie (ou de la dureté) dont il paraît avoir fait preuve dans son administration, il fut tué, aux applaudissements de ses moines, en 851, au cours d’une campagne contre les Bretons. » (S. Berger, p. 217.)]
  4. [Sur Adalbald et l’école de Tours, S. Berger, op. cit., p. 243 et s.].
  5. [Sur la Bible de Théodulfe, S. Berger, op. cit., p. 145 et s.].