Histoire du Privilége de Saint Romain/Dissertation

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DISSERTATION


SUR L’ORIGINE


DU PRIVILÉGE
DE SAINT ROMAIN.


S’IL est vrai que saint Romain, évêque de Rouen dans le viie siècle, ait délivré miraculeusement cette ville d’un dragon qui la désolait ; s’il est vrai qu’en l’honneur de ce miracle un roi de France ait, soit pendant la vie du prélat, soit peu de tems après sa mort, accordé à l’église de Rouen le droit de délivrer, chaque année, un meurtrier ; ce fait, le plus extraordinaire, le plus merveilleux de l’histoire du saint pontife, dut faire, dans le tems où il se passa, une sensation vive et profonde. Nécessairement, les hagiographes contemporains du saint, ceux qui ont écrit dans les tems les plus rapprochés de l’époque de sa mort, les historiens, les chroniqueurs qui écrivaient alors, et ceux des tems immédiatement postérieurs, ont dû signaler ce miracle comme le plus éclatant de tous ceux attribués à saint Romain. De même, ils n’ont pas pu oublier le privilége de délivrer tous les ans un meurtrier, privilége exorbitant, qui, à en croire la légende, aurait dû sa naissance à ce miracle même.

Mais, en revanche, si les plus anciens hagiographes qui aient parlè de saint Romain ; si les historiens et les chroniqueurs contemporains du prélat, ou ayant écrit dans les tems qui ont suivi sa mort ; si les annalistes français et surtout normands, qui ont vécu aux époques les plus rapprochées de celle où existait le saint, n’ont parlé ni du miracle du dragon, ni du privilége dont, plus tard, on voulut trouver le principe dans ce fait merveilleux ; évidemment, le miracle aura été inventé à plaisir, et le privilége, destitué de cette origine fabuleuse, en aura quelque autre qu’il faudra s’efforcer de découvrir.

Voyons donc, d’abord, les plus anciennes vies de saint Romain, et cherchons-y les premiers récits du miracle de la gargouille, et de l’origine de la délivrance annuelle d’un prisonnier.

Au viiie siècle, c’est-à-dire dans celui qui suivit immédiatement la mort de saint Romain, arrivée en 638, il parut une vie du saint prélat, écrite en vers latins, ou, pour parler comme les auteurs de l’Histoire littéraire de la France, « en prose mise en mesures. » . Elle avait été composée d’après une vie en prose latine, plus ancienne encore. Au xe siècle, Hugues III, archevêque de Rouen, ayant su que Gérard, doyen de Saint-Médard de Soissons, possédait ces deux vies du saint pontife son prédécesseur, écrivit à ce religieux une lettre pressante, pour le prier de les lui confier. Le manuscrit de celle en prose étant dans un état de vétusté et de dépérissement qui ne permettait pas de le déplacer sans danger, Gérard aima mieux rédiger lui-même, tant d’après la vie en vers que d’après celle en prose, une troisième vie du saint qu’il dédia et envoya à Hugues III. Il lui adressa, en même tems, le manuscrit original de la vie en vers, « afin, lui disait-il, que tout le monde puisse voir que je n’ai rien inventé, rien écrit de mensonger[1]. »

Les doctes bénédictins Dom Martène et Dom Durand découvrirent, en 1717, et publièrent[2] la vie en vers écrite au viiie siècle ; elle est certainement l’ouvrage d’un auteur normand. Les miracles de saint Romain y sont racontés au long, dans le style pompeux et emphatique de la poésie du tems. Mais, il faut le dire, on n’y trouve pas un mot du miracle de la gargouille, non plus que du privilége de la fierte. La vie en prose latine, écrite antérieurement, en parlait-elle ? Gérard, doyen de Saint-Médard de Soissons, qui la possédait, dit que c’est sur cette vie qu’avait été composée celle en vers ; or, cette dernière ne parlant ni du miracle, ni du privilége, on peut conclure avec certitude que celle en prose n’en parlait pas davantage. Car, dans le cas contraire, le moyen de croire que le poète, ou, si l’on veut, le versificateur latin, eût négligé un fait si important et qui prêtait si bien d’ailleurs à une description poétique ?

Mais ce fait merveilleux figurait-il dans la vie composée, au xe siècle, par Gérard lui-même, et envoyée par lui à l’archevêque Hugues III ? Cette vie, que Mabillon avait vue[3] et qui, plus tard, lorsque les Bénédictins écrivirent l’Histoire littéraire de la France[4] « ne se retrouvoit pas, » je l’ai retrouvée, 1°. dans un manuscrit du xie siècle, appartenant à la bibliothèque publique de Rouen[5] ; 2°. dans un manuscrit provenant de la célèbre bibliothèque des Bigot, et qui appartient aujourd’hui à celle du roi, où il porte le n°. 1805. Dans ces deux manuscrits différens de la même vie, on ne trouve pas un mot du miracle, pas un mot de la concession du privilége. Déjà nous avons dit qu’en l’envoyant à l’archevêque Hugues III, Gérard lui envoyait aussi le poème d’après lequel il l’avait composée, afin, disait-il, que l’on pût connaître l’exactitude et la sincérité de son récit ; d’où l’on peut conclure avec certitude qu’il avait copié le poète, qu’il l’avait suivi pas à pas ; il n’avait donc garde de mentionner un fait dont le poète ne parlait en aucune manière.

Vient, maintenant, la vie de saint Romain, composée au xiie siècle par Fulbert, archidiacre de l’église de Rouen, publiée pour la première fois, en 1609, par Nicolas Rigault, avocat au parlement de Paris. On ne trouve encore aucune mention du miracle de la gargouille, soit dans le texte publié par Rigault, soit dans un manuscrit de cette même vie de saint Romain par Fulbert, qui existe dans le Livre d’ivoire appartenant autrefois au chapitre, et aujourd’hui à la bibliothèque publique de la ville de Rouen ; soit enfin dans deux autres manuscrits du même ouvrage, existant à la bibliothèque du roi, où l’un porte le n°. 5290, et l’autre le n°. 5989.

Mais, saint Ouen étant indiqué, dans quelques récits, comme ayant sollicité et obtenu, pour l’église de Rouen, le privilége du prisonnier, en mémoire du miracle de saint Romain son prédécesseur, qui ne s’attendrait à trouver une mention de ce miracle et du privilége dans les diverses vies de ce saint ? Et cependant, qu’on lise sa vie en vers, composée au ixe ou au xe siècle, qui existe manuscrite à la bibliothèque publique de Rouen[6] ; celle en prose, publiée par Surius ; la même, latine et française, qui existe aussi manuscrite dans la bibliothèque[7] de Rouen, et l’on n’y trouvera rien sur la gargouille, rien sur la délivrance annuelle du prisonnier. Encore, si ce silence unanime des plus anciens hagiographes qui ont parlè de saint Romain et de saint Ouen, était suppléé par les auteurs et chroniqueurs de la même époque et des années qui ont suivi immédiatement ; mais lisez les histoires du tems et des siècles postérieurs, lisez Grégoire de Tours, Aymoin, Sigebert, Bède, mort en 732, Usuard, qui vivait en 770, dans son martyrologe composé par ordre de Charlemagne, et combien d’autres encore ! Au reste, à quoi bon irais-je étaler les titres de ces ouvrages et les noms de ces auteurs ? Les nommer tous ne serait que donner un long et fastidieux catalogue de noms propres dont le lecteur n’a que faire. Qu’il nous suffise de dire que pas un seul ne parle de la gargouille, ni de la délivrance annuelle du prisonnier ; « quoique aucun d’eux, comme dit Pasquier, n’ait esté avaricieux au récit des miracles des saincts. »

Nous mentionnerons, toutefois, spécialement, nos auteurs normands, dont le silence est d’un si grand poids dans cette affaire. Dudon de Saint-Quentin a écrit l’histoire de quatre-vingts ans du xe siècle ; Guillaume de Jumièges, normand, moine de Fécamp en Normandie, parle de saint Ouen et de la translation du corps de ce saint ; Orderic Vital, dont l’histoire (il le dit lui-même) est « ecclésiastique plus que civile », parle au long, comme nous le verrons bientôt, de la fête de saint Romain, instituée par l’archevêque Guillaume-Bonne-Ame ; et pas un seul de ces auteurs ne laisse échapper un mot, une allusion, si légère qu’elle soit, relatifs au miracle et au privilége auquel on veut que ce miracle ait donné naissance. Anselme, abbé du Bec, commentant, vers la fin du xie siècle, le vingt-septième chapitre de l’évangile de saint Mathieu, dit quelque chose de la délivrance de Barabbas ; il la représente comme venant d’une coutume des Juifs, qui, tous les ans, délivraient un prisonnier en mémoire de leur miraculeuse sortie d’Égypte ; et il parle de cette coutume, sans alléguer sur ce sujet l’exemple, si analogue, du privilége de saint Romain. Est-il présumable qu’il y eût manqué si le privilége eût existé de son tems ?

En 1108, dans l’assemblée convoquée à Lillebonne par Guillaume-le-Conquérant, pour régler tous les priviléges généraux et particuliers de la province, il ne se dit pas un mot du privilége de saint Romain ; et cependant l’archevêque de Rouen était présent. Aurait-il gardé le silence, si ce privilége eût existé ? Si le miracle de la gargouille était vrai, disons-le avec un écrivain du xvie siècle, judicieux autant que savant, « ce ne seroit pas un miracle moindre que nulz des anciens autheurs ou modernes n’en eussent faict aucune mention, ores que (quoique) quelques uns ayent, avec tout honneur, solemnizé la mémoire de ce grand sainct Romain[8] ».

Mais que dire surtout du silence de saint Ouen, évêque de Rouen, successeur immédiat de saint Romain ? Ce prélat a laissé une vie fort détaillée de saint Éloi, son confrère dans l’épiscopat et son ami ; nous avons de lui un autre livre intitulé : De animâ Dagoberti ; et dans ces deux ouvrages, où il rapporte tant de choses sur l’histoire religieuse du tems, il ne parle pas plus du prétendu miracle de son prédécesseur, que des efforts heureux que lui-même aurait faits pour en perpétuer à jamais la mémoire. Est-il possible de croire qu’il n’aurait point rapporté l’éclatant miracle du dragon, s’il en eût été question alors, et qu’il n’aurait rien dit du privilége de l’église de Rouen, s’il eût existé de son tems, soit qu’il l’eût lui-même obtenu du roi, comme le prétendent quelques écrivains, ou qu’il eût été accordé à saint Romain, son prédécesseur immédiat, comme, le veulent d’autres légendaires ? Et en outre, si le privilége eût existé, comment concevoir que, pendant un si long espace de tems, on n’en eût point parlé ? Plus tard, lorsqu’il est en vigueur, et dès le commencement du xiiie siècle, nous voyons naître fréquemment, de son application, des différends animés entre le chapitre et les magistrats de Rouen. S’il eût existé dès le viie siècle, serait-il possible qu’il n’y eût eu, dans l’espace de cinq à six cents ans, aucune contestation entre l’église de Rouen et les officiers du roi ; ou, des différends de cette nature ayant eu lieu, qu’il ne s’en trouvât pas la trace la plus légère dans les historiens du tems, pas même dans les annalistes et chroniqueurs normands, qui, de préférence, aimaient à raconter des faits religieux ? « Monstrez-nous aucun juge qui ait contredit et empesché l’exécution de nostre privilége, depuis saint Romain jusqu’à Philippe-Auguste », disait naguère le chapitre de Rouen à Denys Bouthillier son adversaire[9]. Mais Bouthillier n’aurait-il pas pu rétorquer l’argument, et, de ce silence même sur les débats dont le privilége de la fierte n’aurait pas manqué d’être l’occasion, s’il eût existé, conclure, avec certitude, qu’il n’avait pas existé dans les tems où il n’avait pas été contesté ? « Depuis qu’on parle de ce privilége (disait Sacy au conseil, en 1687[10]), il a été perpétuellement contredit par ceux qui sont tenus de conserver l’autorité du roi et de veiller au salut des peuples. » Sacy avait raison ; le privilége, pendant toute sa durée, a été l’occasion de tant de débats, qu’on peut bien dire, avec certitude : De tel siècle à tel siècle nous ne voyons ni discussions ni disputes sur ce privilége : donc il n’existait pas.

C’est en 1394 que, pour la première fois, nous trouvons une mention de la gargouille et du miracle de saint Romain. Cette année-là, une enquête dont nous parlerons au long, plus tard, eut lieu, sur le point de savoir si les complices du prisonnier délivré par la fierte, participaient aux effets du privilége. Le chapitre, voulant fortifier, et peut-être étendre son privilége, profita de cette occasion pour avancer quelques propositions dont la vérité fut attestée par de nombreux témoins. Sa deuxième proposition était conçue en ces termes :

Premier récit du miracle de la gargouille.

« Dit l’en (l’on dit) communément, et est bien à tenir et à croire pour vérité, que le dit prévilège fu ainsi ordené en l’onneur et remembrance (mémoire) des notables et beaux miracles que fist le glorieux saint monsieur saint Romain à la cité de Rouen et à tout le païs de environ. Entre les quieulx, par la grâce de Dieu, il prinst et mist en subjection un grant serpent ou draglon qui estoit environ Rouen, et dévouroit et destruisoit les gens et bestes du païs, telment que nulz n’osoit converser ne habiter en icelui païs ; et, ensément (aussi), icelui glorieux saint chassa et mist hors d’icelui païz anemis et malvèz espéris (diables) qui conversoient et habitoient en icelui païs, telment que aucun n’y osoit demourer ».

C’est ici le plus ancien titre où, à notre connaissance, il soit question, non du privilége de la fierte, mais du miracle de la gargouille. Plus tard, en 1425 (le 22 mai), Henri VI roi de France et d’Angleterre (il se qualifiait ainsi) donne commission à l’évêque de Bayeux et à Raoul-le-Sage, chevalier, seigneur de Saint-Pierre, « pour informer de l’usage et coustume d’exercer le privilége de saint Romain. » Dans cette charte, dont le préambule est évidemment copié, selon l’usage de cette époque, sur l’exposé contenu dans la requête du suppliant (et ici c’est le chapitre de Rouen), on lit ce récit, qui diffère de celui de 1394 : « C’est la voix notoire au pays de Normendie, ce privilège avoir esté introduit après voix angélique venant du ciel, par les mérites du glorieux sainct Romain. En quoy le peuple de la dicte archeveschie et de toute la région de Normendie a tousjours prins très grant et singulière dévocion. »

En 1485, on en revient à l’histoire du dragon. Le tems a porte conseil ; aussi donne-t-on de plus grands détails. C’est au roi Charles VIII, séant en son lit de justice à l’échiquier de Rouen, que s’adresse le récit qu’on va lire. Le narrateur est Maître Estienne Tuvache, chancelier et chanoine en l’église cathédrale de Rouen, qui, accompagné de plusieurs de ses confrères, vint, le mercredi 27 avril 1485, insinuer le privilége de saint Romain à l’échiquier où siégeait le monarque : « Monsieur saint Romain, dit-il, constant et durant le temps qu’il estoit archevesque de Rouen, délivra icelle ville et le païs d’environ, d’un serpent ou dragon qui dévouroit (ainsi comme chacun jour) plusieurs personnes, à la grande désolacion du dit païs ; le quel serpent ou dragon fut, en la vertu de Dieu, mis par le dit monsieur saint Romain en telle subjection, qu’il en délivra la dite ville et le païs ; et fut, aprèz ce que plusieurs personnes doubtant (craignant) la mort et danger du dit serpent, olrent (eurent) esté reffusans d’aler avecques lui. Et ce voyant le dit monsieur saint Romain, pour ce qu’il trouva que deux prisonniers avoient esté condempnéz à mort pour leurs démérites, iceulx prisonniers lui furent bailliéz pour aler avec luy, dont l’un d’iceulx prisonniers fist reffuz ; et, néantmoins, procéda oultre ; et, après que mon dit sieur saint Romain olt (eut) conjuré la dicte beste ou serpent, lui mist une estolle au col, et la bailla à mener au dit prisonnier qui estoît en sa compaignie, jusques au pont de Saine ; et, de dessus icelui pont, fut gectée en la rivière ; et, à ce moyen, depuis ne fist aucun mal ne inconvénient au peuple ; et octroya le roi qui estoit en iceluy temps, que, en nom de Dieu et d’icelui monsieur saint Romain, seroit délivré ung prisonnier. »

Ici le chapitre suppose qu’il y avait un pont à Rouen, du tems de saint Romain ; mais nous ferons remarquer, en passant, qu’en 885, et même en 962, sous Richard Ier., duc de Normandie, c’est-à-dire plus de trois cents ans après la mort de saint Romain, aucun pont n’avait encore été construit à Rouen. C’est ce que M. Deville a fort bien établi dans ses Recherches sur l’ancien pont de Rouen[11].

Dans un manuscrit latin, envoyé de Louvain au chapitre de Rouen en 1609, on lit que « du tems de Dagobert, illustre roi de France, un grand prodige se passa au vu et su des habitans de Rouen. Il y avait près de Rouen, dans un lieu marécageux, un serpent d’une grosseur extraordinaire, qui, depuis plusieurs années, dévorait les hommes et les animaux ; en sorte qu’il n’y avait pas de sûreté pour ceux qui sortaient de la ville. Saint Romain, évêque de Rouen, rempli de Dieu, voyant ce fléau, entreprit d’en délivrer la ville de Rouen. Il tire des prisons un scélèrat convaincu d’un grand nombre de vols et de meurtres ; et, accompagné de cet homme, il va au repaire du serpent. Il fait sur cette bête monstrueuse le signe de la croix, ce qui la rend aussi-tôt douce et paisible comme un agneau ; si bien que le meurtrier l’emmena sans peine dans la ville, où elle fut brûlèe en présence du peuple ; ses cendres furent jetées dans la rivière. Le bruit de ce miracle courut dans tout le royaume, et parvint aux oreilles du roi et de ses courtisans. Le roi, plein d’étonnement, fit venir saint Romain à la cour, pour savoir de lui les détails de cette action. Saint Romain raconta au monarque le fait dans toutes ses circonstances, ce qui excita dans le roi et dans les seigneurs de sa cour autant de joie que d’admiration. Mais, pour que le souvenir d’un si grand miracle ne pût jamais s’effacer, Dagobert, de l’avis de Dadon son référendaire (connu depuis sous le nom de saint Ouën, et qui, dans la suite, succéda à saint Romain en qualité d’évêque de Rouen, sous le règne de Clovis fils de Dagobert), accorda à l’église cathédrale de Rouen le droit de délivrer, tous les ans, le jour de l’Ascension, jour anniversaire du miracle, un prisonnier, de quelque crime qu’il fût coupable. »

Vient enfin le récit contenu dans les lettres-patentes de 1512, par lesquelles le roi Louis XII confirma le privilége de la fierte. C’est le plus long de tous :

« En l’an 520 ou environ ce dict temps, hors la ville et cité de Rouen et prèz les murs d’icelle, hantoit et habitoit une beste horrible et monstrueuse, en forme de grand serpent ou dragon, qui, chacun jour, faisoit grandz dommaiges et empeschements à nostre dicte cité de Rouen, habitante et voisins d’icelle, dévoroit toutes créatures tant humaines que autres, faisoit périr batteaux et navires navigans par la rivière de Seine et aultres maulx innumérables à la chose publicque d’icelle cité et de tout le païs d’environ ; tellement que par veoye humaine n’y pouvoit estre donné aucun remède. Jusques à ce que monsieur sainct Romain, lors chancelier de France, soubz nostre prédécesseur de bonne mémoire le roy Clotaire deuxième de ce nom, fut esleu et promeu par la grâce de Dieu au dict archevesché. Lequel glorieux sainct Romain faisoit par ses mérites et vouloir de Dieu, chacun jour, évidente et innumérables miracles qui seroient longs à réciter ; meu de pitié et compassion, et pour affranchir son peuple des périls et dangers d’icellui horrible et cruel serpent, se délibéra aller au lieu ou caverne où résidoit icelle beste, pour la doubte et craincte de la quelle ne trouva le glorieux sainct pour l’accompaigner aucune personne au dict lieu ny à l’environ, fors (excepté) un prisonnier du dict lieu de Rouen, pour lors détenu pour cas criminel pour le quel il avoit esté condamné à estre exécuté et souffrir mort, qui luy fut baillè par la justice d’icelui lieu ; le quel prisonnier, le dict sainct Romain mena avec luy au lieu où estoit la dicte beste ; et, par miracle et permission divine, prist celle beste et luy mist son estole au col ; et, lors, toute férocité et crudélité (cruauté) cessant, la bailla au dict prisonnier criminel, qui, en la compaignie du dict sainct, la mena sans contredict ou résistance jusques en la dicte cité. Au quel lieu publicquement, et en la présence du peuple, elle mourut et fut arse et consommée par feu. Et, par ce moyen, fut miraculeusement, par les saincts mérites et oraisons d’iceluy sainct, le peuple d’icelle cité delivré et affranchy du servaige, craincte et subjection d’icelle beste et serpent, et des inconvéniens qu’elle faisoit. Et, oultre, pour ce que iceluy prisonnier avoit esté en la compaignie du dict glorieux sainct, et aucunement ministre du dict miracle, il fut par luy délivré des prisons, déclaré quicte et deschargé de tous cas criminelz quelconques qu’il auroit au précédent commis, sans quelconque punition ou satisfaction. Et certain temps depuis, advenant décèz et trespas du dict glorieux sainct Romain, que Monsieur sainct Ouën, semblablement chancelier de France soubz nostre prédécesseur de bonne mémoire le roy Dagobert premier de ce nom, fut promeu au dict archevesché et feist remonstrance du dict miracle et autres dignes de mémoire faictz par iceluy sainct Romain au dict Dagobert. En contemplation et considération des quelz, iceluy nostre prédécesseur Dagobert, inspiré du sainct esprit, meu de bonne affection et dévotion, et affin de réserver le dict miracle à la perpétuelle mémoire des hommes et à la louange de Dieu et du dict glorieux sainct, donna, à perpétuité, privilège, faculté, authorité et puissance aux archevesques, doyen et chanoines de la dicte église, et à leurs successeurs, d’eslire en leur chapitre, chascun an, le jour de l’Ascension Nostre Seigneur, un prisonnier ou prisonnière criminel ou criminelle, pour quelconque cas ou crime qu’il soit détenu ou détenue, et icelluy mettre hors des dictes prisons et à pure délivrance. »

Examinons, d’abord, ce dernier récit, le plus détaillè de tous, et consacré, pour ainsi dire, par des lettres-patentes. Chose étonnante ! voilà un acte émané d’un roi, un acte de la plus haute importance relativement au privilége, puisqu’il n’a d’autre objet que de le confirmer, de lui donner une force nouvelle ; et cependant, de tous ceux qui se rapportent au miracle de la gargouille, il n’en est pas un qui offre un plus beau texte à la critique. On l’a vu, selon ces lettres-patentes, le miracle aurait eu lieu en 520 ou environ, « soubz le roi Clotaire deuxième de ce nom », et le privilége de la délivrance annuelle d’un prisonnier, en mémoire du miracle, aurait été accordé, depuis, « par le roy Dagobert premier de ce nom, successeur de Clotaire II, à Monsieur sainct Ouën successeur de saint Romain. »

Mais d’abord, en 520, c’était Clotaire Ier. qui régnait sur la Neustrie ; Clotaire II ne vint qu’environ cent ans plus tard. En 520, le siége épiscopal de Rouen était occupé par saint Godard et non par saint Romain, qui, alors, n’était pas né, et qui aussi ne fut élevé au siége de Rouen qu’un siècle après. Dira-t-on qu’il y a erreur dans les chiffres, et qu’au lieu de 520 il faut lire 620 ? Une erreur semblable doit surprendre dans des lettres-patentes dressées sur l’exposé du chapitre lui-même, surtout lorsque l’on considère que le chapitre fit sonner bien haut cette date reculée, tant qu’il ne se trouva personne pour signaler les bévues de son récit. Cependant, passons ; et, au lieu de 520, lisons 620. En 620, Clotaire II était roi de la Neustrie comme du reste de la France ; mais saint Romain n’était pas encore évêque de Rouen ; il ne le devint qu’en 626 ; encore est-ce selon le calcul de ceux d’entre les chronologistes qui reculent le plus sa promotion à ce siége, car il s’en trouve qui ne la placent qu’en 630 ou même en 631 ; et, dans cette dernière hypothèse, on ne pourrait plus parler de Clotaire II, qui était mort en 628. Mais, dira-t-on peut-être, l’expression environ, employée dans le récit, ne permet-elle pas de croire que saint Romain a pu faire le miracle depuis l’an 626, où il semble être devenu évêque de Rouen, jusqu’à 628, époque où mourut Clotaire II ? Passons encore sur cette variante de-huit années ; mais, alors, nous examinerons le reste du récit, et nous demanderons s’il est vrai que saint Ouen ait, depuis, en qualité de successeur de saint Romain au siège de Rouen, obtenu de Dagobert, en faveur de son église, et, en conséquence du miracle de la gargouille, le privilége de délivrer, chaque année, un prisonnier. Ici l’impossibilité est évidente. Dagobert, en quelque année que l’on veuille placer sa mort, était, du moins, certainement décédé lorsque saint Ouen fut sacré évêque de Rouen, puisque cette consécration eut lieu « le quatorzième jour du troisième mois de l’an troisième du règne de Clovis II, fils et successeur de Dagobert », date indubitable, et qui nous est donnée par saint Ouen lui-même, dans sa vie de saint Éloi, évêque de Noyon[12].

D’après ce qui précède, on peut voir si, dans ces divers récits, il en est un seul digne de créance. Que si l’on essaie, maintenant, de les concilier les uns avec les autres, on ne tardera pas à s’apercevoir que c’est peine perdue.

Dans l’enquête de 1394, le chapitre dit simplement que saint Romain « prinst et mist en subjection ung grant serpent ou draglon qui estoit environ Rouen où il dévouroit les gens et bestes du païz, telment que nulz n’osoit converser ne habiter en icelui païz. » En 1425, plus de dragon, ni de prisonnier. Le privilége, dit le chapitre, « a esté establi par grande dévotion et révérence de Dieu, après une voix angélique venant du ciel. »

En 1485, plus de voix angélique. L’histoire du dragon reparaît, mais avec des additions notables. Saint Romain veut se rendre au repaire du monstre, avec deux prisonniers condamnés à mort l’un et l’autre. L’un d’eux a peur et s’enfuit. Avec l’autre, le saint en vient à ses fins ; la bête monstrueuse est entraînée, au moyen d’une étole, jusques au « pont de Saine », d’où elle est jetée dans la rivière. Sur l’existence de ce pont, le lecteur sait déjà à quoi s’en tenir ; passons.

Dans le manuscrit de Louvain, autre chose. Saint Romain requiert l’assistance, non plus de deux prisonniers, mais d’un seul. La bête, amenée dans la ville, est brûlée vive et non plus jetée dans la rivière. Dans les lettres-patentes de 1512, copiées littéralement sur l’exposé du chapitre au roi, on peint comme « faisant périr batteaux et navires navigans par la rivière de Seine », ce monstre, que, selon un autre récit du même chapitre (en 1485), il a suffi de jeter vivant dans la rivière, du haut d’un pont qui, par parenthèse, n’existait pas. Aussi, dans ce récit de 1512, la gargouille n’est plus précipitée dans la Seine, comme le chapitre l’assurait en 1485 ; mais, disent les lettres-patentes, « elle mourut et fut arse et consommée par feu » ; et c’est aussi la version du manuscrit de Louvain…

Autant on vient de voir de variations sur le miracle, autant nous en pouvons signaler dans le récit de la concession du privilége. Tantôt, selon les chanoines de Rouen, le privilége « a esté establi après une voix angélique venant du ciel. » Tantôt, selon le manuscrit de Louvain, invoqué comme authentique par les mêmes chanoines, et dont ils n’ont jamais voulu dire la date, parce qu’elle leur était désavantageuse, c’est Dagobert qui accorde le privilége, et qui l’accorde à saint Romain lui-même. Tantôt, enfin, selon un autre récit du chapitre, adressé à Louis XII et reproduit dans, les lettres-patentes de ce monarque, le privilége n’est établi que « certain tems après la mort de saint Romain », et accordé à saint Ouen, évêque de Rouen, par Dagobert, qui, nous l’avons montré, était mort deux ou trois ans avant que saint Ouen ne fût appelè au gouvernement de cette église. Maître Tuvache, chanoine, auteur du récit de 1485, était un homme bien autrement circonspect, et que vous ne sauriez trouver en défaut sur la chronologie. Parle-t-il du miracle de la gargouille ? Ce miracle fut fait, dit-il, « constant et durant que Monsieur saint Romain estoit archevesque de Rouen. » La date est bien fixée, il n’y a rien à dire à cela. S’agit-il de la concession du privilége ? « Il fut (continue-t-il) octroyé par le roy qui estoit en iceluy temps. » Voilà de ces récits où la critique ne peut mordre. Malheureusement, les narrateurs du chapitre ne furent pas toujours aussi prudens, et des différentes versions que nous avons rapportées, à laquelle donnerons-nous la préférence ? croirons-nous que le privilége a été établi « après une voix angélique venant du ciel », ou en mémoire de la destruction de la gargouille ? sur ce dernier prodige, croirons-nous le récit de 1485, ou celui du manuscrit de Louvain, ou bien encore le récit des lettres-patentes de 1512 ? saint Romain se fit-il accompagner par deux prisonniers, ou par un seul ? le dragon fut-il pris dans la forêt du Rouvray, ou dans le Champ-du-Pardon ? Car c’est encore une question débattue dans d’autres récits que nous avons épargnés au lecteur. Et quant au privilége, croirons-nous qu’il a été octroyé par Clotaire II, ou par Dagobert Ier, à saint Ouen ou à saint Romain lui-même ? Tant de versions contradictoires convainquent de mensonge les inventeurs de l’histoire du miracle. La vérité est une ; mais, au contraire, et c’est le chapitre de Rouen lui-même qui l’a dit, « en une fable, on y adjouste tousjours quelque chose, chacun y contribue du sien ; on y adjouste, on y diminue ; si bien qu’en fin de compte, le premier et le dernier rapport sont entièrement dissemblables[13]. » Ce que disait ici le chapitre en parlant de la papesse Jeanne, a son application directe à l’histoire (aussi peu digne de foi) de la gargouille ; il n’y a que les noms qui diffèrent.

La fausseté du miracle de la gargouille nous paraissant désormais prouvée, quelle est donc la véritable origine du privilége de la fierte ? Froland, jurisconsulte normand justement célèbre (mort en 1746), disait : « Je ne conseillerois à qui que ce fût de se donner le moindre mouvement pour tâcher de découvrir cette origine ; ce serait, ajoutait-il, chercher la pierre philosophale[14]. » L’avis n’était pas encourageant, donné surtout par un homme si versé dans nos antiquités, et qui, apparemment, avait cherché long-tems ce que maintenant il déclarait introuvable. Toutefois, l’Académie de Rouen, fondée en 1744, n’hésita pas, en 1758, à mettre au concours cette question si intéressante pour la ville et la province : « La délivrance annuelle d’un meurtrier à Rouen a-t-elle quelque fondement historique dans l’histoire de Normandie ? » Le prix fut décerné, en 1760, à un sieur Le Moine, secrétaire-archiviste de l’église de Toul. L’Académie possède encore dans ses archives deux des mémoires envoyés alors au concours. L’un est rempli d’hypothèses sans probabilité, qu’un style des plus médiocres et des plus incorrects est loin de rendre séduisantes. L’autre, un peu mieux écrit, n’offre aussi que des hypothèses, plus vraisemblables, il est juste de le dire, mais vagues, incomplètes, sans liaison entre elles, et que n’appuie aucun fait puisé dans l’histoire ou dans la liturgie. L’auteur a mal profité des conjectures de quelques écrivains ses devanciers ; encore est-il évident qu’il n’a pas lu tout ce qui avait été précédemment écrit sur cette matière. Rien ne prouve que ce mémoire soit l’ouvrage de M. Le Moine, et nous ne pouvons croire que l’Académie ait couronné une composition qui n’avait pas même le mérite de résumer complètement les notions existant à cette époque sur la question mise au concours.

Osons aussi, quoi qu’en ait dit Froland, offrir, à notre tour, nos conjectures sur ce point depuis si long-tems débattu dans la province. Le lecteur les jugera.

Orderic Vital, comme on l’a vu, ne parle ni du miracle de saint Romain, ni du privilége de l’église de Rouen ; nous allons, maintenant, rapporter un passage de cet auteur, qui fortifie l’argument que nous avons tiré de son silence, et qui, combiné avec d’autres documens, nous paraît jeter du jour sur l’origine du privilége et sur l’époque où il dut commencer.

Saint Romain, immédiatement après son décès (en 638), avait été inhumé dans l’église de saint Godard, où l’on voit encore le souterrain dans lequel était autrefois son tombeau[15]. L’an 1036, le corps du saint fut extrait de ce souterrain, et transporté près de l’église cathédrale, dans une chapelle dédiée sous son vocable, et située dans la rue que, par ce motif, on appelle encore aujourd’hui rue Saint-Romain, quoique la chapelle qui lui a donné ce nom ait, depuis long-tems, cessé d’exister. Mais, à la fin du xie siècle, ou au commencement du xiie, « Guillaume-Bonne-Ame, archevêque de Rouen, transporta solennellement le corps de saint Romain, de cette chapelle dans l’église cathédrale, et le plaça, avec beaucoup de respect, dans une châsse couverte d’or et d’argent et enrichie de pierres précieuses. » C’est Orderic Vital qui nous l’apprend, et, ajoute-t-il, « le prélat ordonna que la fête de ce saint serait célébrée solennellement chaque année, le 10 des calendes de novembre (23 octobre), et que le clergé irait tous les ans, processionnellement, faire une station au tombeau du saint pontife, hors la ville. Tous les fidèles furent avertis de s’y trouver ; attirés par les indulgences attachées à la fête, et par les bénédictions que donnait l’archevêque Guillaume-Bonne-Ame, ils s’y rendirent en foule[16]. » Tel est le passage d’Orderic Vital que nous avons annoncé ; et je ne voudrais pas autre chose que ce fragment, pour prouver que, dans les premières années du xiie siècle, tems où écrivait Orderic Vital, on ne connaissait point le miracle de la gargouille, et que l’usage de délivrer tous les ans un prisonnier n’existait pas encore. Cet auteur était normand, et moine à Saint-Évroult, en Normandie ; il aimait à raconter en détail les faits qui intéressaient la province, ceux, surtout, qui se rapportaient à l’église ; et certes il n’aurait pu parler plus au long de l’institution de la fête de saint Romain, ni décrire avec plus de complaisance les honneurs décernés au saint pontife par un des prélats ses successeurs sur le siége de Rouen. Or, je le demande, si la cérémonie du prisonnier eût existé alors, était-il possible qu’il ne saisît pas cette occasion de parler du privilége de la fierte, de ce privilége, le plus grand, assurément, et le plus éclatant des honneurs décernés à saint Romain, et particulier, en tout cas, à la province dont il écrivait l’histoire ? Mais ce fragment d’Orderic Vital nous apprend encore autre chose. Jusqu’au tems de Guillaume-Bonne-Ame, le corps de saint Romain avait été d’abord dans son tombeau à Saint-Godard, puis dans une chapelle sise près l’église cathédrale. Ici, par les soins d’un des prélats ses successeurs, le corps, ou du moins une partie du corps du saint évêque est déposée respectueusement dans une châsse d’or et d’argent enrichie de pierres précieuses. Des diverses châsses dans lesquelles furent successivement placées les reliques de saint Romain, évidemment celle-ci est la première en date. Si, ce qui ne paraît pas douteux, la levée de la châsse, de la fierte de saint Romain par le prisonnier, a toujours été une circonstance essentielle de la solennité que, par cette raison même, on appelait la cérémonie de la fierte ; voudra-t-on que cet usage existât lorsqu’il n’y avait pas encore de châsse, de fierte de saint Romain ?

Orderic Vital, qui nous parle de cette première châsse, écrivait dans les premières années du xiie siècle (il mourut en 1141) ; c’est dire qu’à cette époque on ne connaissait pas plus la cérémonie du prisonnier que le miracle de la gargouille ; il n’en devait être question que plus tard.

Parlons, maintenant, des deux titres les plus anciens où il soit expressément question du privilége ; et examinons si, combinés avec le témoignage d’Orderic Vital, ils ne nous donneront pas des lumières sur l’époque où a pu commencer l’usage de la délivrance annuelle d’un prisonnier, ainsi que sur les autres questions qui se rattachent à cet objet.

En 1210, à la fête de l’Ascension, le gouverneur du château de Rouen fit difficulté de délivrer au chapitre le chevalier Richard, abbé (c’est-à-dire, ici, avoué, protecteur militaire) de l’abbaye de Saint-Médard de Soissons, prisonnier élu pour la cérémonie de ce jour. Ce refus n’avait rien de relatif à la personne du prisonnier élu. C’était, de la part de cet officier préposé par un gouvernement encore nouveau en Normandie, une méconnaissance du droit du chapitre, ou, du moins, un scrupule sur ce privilége, qui lui paraissait un empiétement sur les prérogatives de son souverain.

Le chapitre s’étant plaint aussi-tôt au roi Philippe-Auguste, le monarque donna commission à Robert, archevêque de Rouen, et à Guillaume-de-la-Chapelle, châtelain d’Arques, d’informer sur ce conflit, et pouvoir de mettre en liberté le prisonnier, si le résultat de l’enquête était favorable à la prétention des chanoines de Rouen. Une telle condescendance, de la part d’un roi si éclairé, était un acte de la plus sage politique. Qui ignore combien grande était alors l’influence du clergé sur les peuples ? Le chapitre était bien puissant dans Rouen ; l’Angleterre était bien voisine de la Normandie, et l’occupation de cette province par Philippe-Auguste était un fait encore si récent ! Eût-il été prudent à un nouveau souverain d’indisposer les chanoines, en leur contestant un droit auquel ils tenaient tant ? Quoi qu’il en soit, en exécution des ordres du roi, le jour de la fête de saint Pierre et saint Paul, les deux commissaires firent venir, dans l’abbaye de Saint-Ouen, neuf témoins, savoir : trois chanoines de la cathédrale, trois chevaliers et trois bourgeois de la ville[17]. Ces neuf témoins déposèrent, sous la foi du serment, que « jamais, sous les règnes de Henri II et de Richard-Cœur-de-Lion, ducs de Normandie, il n’y avait eu de difficulté sur le point aujourd’hui en litige. » Chaque année, le jour de l’Ascension, un prisonnier était délivré au chapitre, en cette forme : Lorsque la procession passait devant le château, les chanoines allaient à la porte de la prison, où ils trouvaient tous les prisonniers, qu’on avait eu le soin de faire sortir de leurs cachots, et, parmi ces prisonniers, les chanoines délivraient celui qu’ils voulaient, pourvu qu’il ne fût point coupable de félonie, c’est-à-dire du crime de lèze-majesté. Ils ajoutèrent, toutefois, que, l’année de la captivité du roi Richard, il n’avait pas été délivré de prisonnier aux chanoines « à cause de la captivité de ce monarque. » Mais, l’année suivante, Richard étant rendu à la liberté, le chapitre avait eu deux prisonniers, un pour l’année présente, l’autre pour l’année précédente.

Ces faits sont consignés, tels qu’on vient de les lire, dans une lettre que l’archevêque Robert et Guillaume-de-la-Chapelle écrivirent collectivement à Philippe-Auguste, après l’enquête. Ils la terminèrent en lui annonçant que, vu ce qui résultait de cette enquête, ils avaient, en vertu du pouvoir qu’il leur avait confié, ordonné la délivrance au chapitre, du prisonnier par lui élu[18]. Ce prisonnier, nous l’avons dit, était le chevalier Richard, avoué de Saint-Médard de Soissons. Rendu à la liberté, grâce aux démarches, aux soins empressés du chapitre, il témoigna sa reconnaissance à cette compagnie par une donation à l’église de Rouen. L’acte de cette donation est parvenu jusqu’à nous ; c’est le second titre que nous avons annoncé plus haut. Faisons-le connaître, en nous attachant, toutefois, plus au sens qu’aux paroles.

« Qu’il soit notoire à tous, qu’en l’année 1210, moi Richard, chevalier, abbé[19] de Saint-Médard de Soissons, j’étais détenu à Rouen, dans les prisons du roi, et menacé d’une peine capitale. Dieu, par sa miséricorde, a permis qu’en vertu d’un privilège de l’église de Rouen, accordé fort anciennement à cette église par les rois et les princes, en l’honneur de la glorieuse vierge Marie et de saint Romain, j’ai été, à la fête de l’Ascension dernière, désigné par le chapitre de cette église pour recouvrer ma liberté. Mais le gouverneur du château de Rouen, pour le roi Philippe, ayant fait difficulté de me délivrer, le chapitre de Rouen, non sans beaucoup de frais et de démarches, a obtenu du roi Philippe qu’une information serait faite sur ce privilège. Une enquête a eu lieu dans l’église abbatiale de Saint-Ouen, en présence de l’archevêque de Rouen. La possession de l’église de cette ville a été attestée par des temoins irrécusables. Enfin, le vendredi qui a précédé la fête de la translation de saint Benoît, je suis sorti de prison, ayant recouvré ma pleine et entière liberté, et m’en suis allé absous de tout délit, et affranchi de toute peine.

« Redevable de sa liberté « à Dieu, aux mérites de la bienheureuse Marie et du bienheureux saint Romain, » plein de reconnaissance pour eux et pour l’église de Rouen, le chevalier Richard déclare que, s’approchant humblement du grand autel, il donne à l’église cathédrale de Rouen vingt sols de rente à prendre sur son moulin situé dans son fief, près le monastère de Saint-Médard, payables chaque année, à Rouen, le jour de l’Ascension ; plus un cierge d’une livre, dû tous les ans à ladite église, le jour de la translation de saint Romain, avec une autre rente assise sur le même moulin. En cas de non paiement de ces redevances aux époques fixées, le chapitre de Rouen aurait le droit d’exercer la justice ecclésiastique dans tous les domaines du donateur, fussent-ils transmis à ses héritiers. Le chevalier Richard confirmait cette donation par son serment, déclarant s’obliger lui et ses héritiers[20]. »

Ces deux titres, les plus anciens qui existent sur la fierte, nous donnent des révélations précieuses sur la nature primitive du privilége de saint Romain, et sur l’époque où il dut commencer d’exister : prenons acte, d’abord, du silence de ces deux chartes, tant sur le miracle de la gargouille que sur la prétendue concession faite, soit par Clotaire II, comme le disent les uns, soit par Dagobert Ier., comme le veulent quelques autres. Puis souvenons-nous qu’Orderic Vital, écrivain mort en 1141, ne parlait pas non plus ni du prétendu miracle, ni de la prétendue charte concédée par un de ces deux rois ; d’où nous avons conclu que le privilége n’existait pas encore dans les premières années du xiie siècle. Maintenant, remarquons dans la lettre de l’archevêque Robert au roi Philippe (1210), que les neuf témoins de l’enquête indiquèrent le règne de Henri II, roi d’Angleterre, duc de Normandie, comme l’époque la plus reculée à laquelle remontassent leurs souvenirs relativement à l’usage de la délivrance annuelle d’un prisonnier ; et concluons de ces faits combinés que l’usage de la délivrance annuelle d’un prisonnier dut commencer fort peu de tems après l’époque où Orderic Vital écrivait ; c’est-à-dire, soit à la fin du règne de Henri Ier., mort en 1135, soit sous la domination éphémère d’Étienne comte de Blois, soit enfin pendant les sept années durant lesquelles Geoffroi-Plantagenet regna, sous le nom de Henri II son fils. Du moins cet usage existait certainement sous Henri II duc de Normandie, qui règna sur cette province depuis 1145 environ jusqu’en 1189. Mais était-ce en vertu d’une charte ? Richard, avoué de Saint-Médard de Soissons, nous dit : « J’ai recouvré ma liberté en vertu d’une immunité de l’église de Rouen, approuvée très-anciennement par les rois et princes, et accordée à cette église, en considération de la glorieuse vierge Marie et du bienheureux saint Romain. »

De quelle nature était ce droit de l’église ? Les chanoines délivraient-ils, chaque année, un prisonnier en vertu d’un titre qui leur en assurât le droit perpétuel ? Le souverain qui, dans un ordre régulier de choses, a seul le droit de faire grâce, s’était-il dessaisi, en leur faveur, de ce droit essentiellement inhérent à sa couronne ; de ce droit incommunicable, comme le dit un écrivain judicieux autant qu’éclairé ? Une dérogation au droit commun ne doit pas se présumer ; mais combien moins la renonciation d’un souverain à ses droits royaux ? Il faudrait qu’elle fût clairement prouvée, et nous sommes loin de là. Trois chanoines ont été entendus dans l’enquête de 1210. Paraît-il qu’ils aient parlé de charte et de miracle ? Richard, avoué de Saint-Médard de Soissons, en dit-il quelque chose dans son acte de donation, formulè, selon toute apparence, sous la dictée du chapitre ? Non ; il parle seulement de l’immunité (c’est-à-dire du privilège de la fierte) comme ayant eté accordée, anciennement à l’église de Rouen, par les rois et les princes, en considération de la glorieuse vierge Marie et du bienheureux saint Romain ; par les rois et les princes, c’est-à-dire, évidemment, par la tolérance des ducs qui avaient successivement régné sur la Normandie. S’il y avait eu quelque charte formelle accordée par l’un d’eux, ou par quelque roi de France, avant l’invasion des Normands, quelle occasion plus favorable pouvait-on avoir pour l’alléguer ? Mais non, les chanoines n’avaient point alors de titre, ils n’avaient point de droit. Seulement ils demandaient, chaque année, le jour de l’Ascension, un prisonnier aux rois, aux ducs, aux juges, qui ne le leur refusaient pas. C’était suivre l’exemple des saints évêques des premiers siècles, qui, presque tous, avaient intercédé avec succès en faveur des prisonniers. C’était, comme naguère saint Augustin auprès de Macédonius, juge d’Afrique, faire triompher la miséricorde de l’église sur la rigueur de la justice[21]. Les premiers tems de l’église de France offrent des exemples semblables. Une pareille délivrance d’un prisonnier, le jour de l’Ascension, sans titre formel, n’a donc rien qui puisse beaucoup surprendre. Quoi de plus notoire d’ailleurs que l’ancien usage de solenniser les grandes fêtes du christianisme par des grâces accordées à des condamnés, par la mise en liberté de quelques détenus ? Le jour de Pâques, du tems de Théodose, on ouvrait toutes les prisons. Cet empereur en avait fait une loi expresse. Saint Éloi, évêque de Noyon, au viie siècle, semble dire qu’en France, de son tems, la fête de la résurrection de Jésus-Christ était solennisée de la même manière[22]. Le jour de l’Ascension, il y avait des motifs plus particuliers encore. On connaît l’usage où étaient autrefois toutes les églises cathédrales, de rendre sensibles les mystères du christianisme par des représentations scéniques, pour ainsi dire. « Il semble, dit Lacurne de Sainte-Palaye, qu’on ne pouvait, dans ces tems ignorans et grossiers, présenter la religion sous une forme assez matérielle pour la mettre à la portée du peuple[23]. » L’église de Rouen avait aussi ses mystères. Ainsi, par exemple, le dimanche des Rameaux, par un cérémonial qui lui était particulier, elle célébrait, en les figurant, la fuite de Jésus-Christ au désert et son entrée triomphante dans Jérusalem. Dès deux heures du matin (dans les premiers tems) on portait, avec beaucoup de respect, mais comme à la dérobée, dans le silence et sans apparat, le corps saint, de Notre-Dame à l’église Saint-Godard, qui, alors, était hors la ville. C’était ainsi que Jésus-Christ était sorti de Jérusalem, sans bruit et en cachette. Mais, comme le retour du fils de Dieu dans la cité sainte avait été une entrée royale et triomphante, la suite du cérémonial de l’église de Rouen rappelait cette pompe, que l’évangile a décrite. A dix heures du matin, tout le clergé et les chanoines de Notre-Dame, des palmes à la main, rapportaient le corps saint, de Saint-Godard à la métropole, en chantant des hymnes de joie. Partout, sur le passage du cortège, les rues étaient tendues de tapisseries et jonchées de fleurs, et le clergé chantait ; « Hosanna filio David. Benedictus qui venit in nomine Domini[24]. »

Les fêtes de Noël, de Pâques, de la Pentecôte, et d’autres moins importantes, étaient aussi figurées, et les mystères qu’elles rappelaient, représentés d’une manière sensible. N’était-il pas naturel, dès-lors, que la fête de l’Ascension, l’une des plus solennelles de la religion catholique, eût son cérémonial particulier, propre à représenter matériellement, et à rendre ainsi intelligible au vulgaire, le mystère dont cette fête est destinée à reproduire le souvenir ?

A Lille, dans l’église collégiale de Saint-Pierre, le jour de l’Ascension, le célébrant prenait un peu de pain et de vin, pendant que l’on chantait le répons : « Non vos relinquam » ; puis il montait au jubé, où l’on avait figuré une montagne qu’il gravissait, et d’où il semblait s’élever vers le ciel, pendant que les enfans de chœur, habillés comme l’on représente les anges, chantaient ces paroles qu’autrefois, après l’ascension du Christ, des envoyés du ciel étaient venus dire aux Apôtres[25] : « Hommes de Galilée, que cherchent vos regards élevés vers le ciel ? Ce Jésus qui vient de vous quitter pour les règions célestes, reviendra un jour comme vous l’avez vu s’en aller[26]. »

Pour ce jour solennel, les vieux rituels manuscrits de la cathédrale de Rouen n’indiquaient point d’autre cérémonial à observer que celui de la délivrance du prisonnier et de la levée de la fierte. Si cette délivrance d’un prisonnier, si cette levée de la fierte ne se rapportaient en rien à la fête de l’Ascension, et avaient été fixées à ce jour-là, fortuitement, et comme elles auraient pu l’être à un autre jour, il faudrait en conclure que les liturgistes avaient oublié, dans leurs inventions mimiques, une des plus grandes fêtes du catholicisme, et précisément celle de toutes qui prêtait le plus à ces représentations scéniques qu’ils préparaient si curieusement, et dont ils se promettaient, avec raison, tant d’effet sur le peuple. Mais ils n’avaient point commis cette inconcevable omission ; au contraire, quelle étroite connexité entre la fête de l’Ascension et les usages religieusement observés, ce jour-là, par l’église de Rouen ! et quel autre cérémonial aurait-on pu trouver qui fût plus approprié à l’esprit de la fête ?

En ce jour, Jésus-Christ, montant au ciel, avait délivré les hommes de la captivité du démon, et leur avait ouvert les portes du ciel. Une hymne que l’on chantait dans le diocèse de Rouen, au XVe siècle[27], et peut-être avant, faisait allusion à cette victoire de Jésus-Christ sur le démon, à cette délivrance des captifs.

L’église chantait aussi, ce jour-là, ce répons : « Ascendisti in altum ; cepisti captivitatem[28], » paroles prophétiques par lesquelles David, inspiré d’en haut, avait annoncé l’Ascension du fils de Dieu et la délivrance des captifs. Dans la fête de l’Ascension, était célébré le triomphe de la loi nouvelle, de la loi de grâce ; le mystère de l’homme délivré du joug du péché et marchant dans les voies nouvelles. Quoi de plus propre à rendre sensibles ces idées religieuses, que la délivrance effective d’un prisonnier arraché, en ce jour de grâce, à l’horreur du cachot et à la mort ? Dans des siècles où la religion avait tant d’empire, et où il restait peut-être encore des traces de l’usage certainement en vigueur à une époque antérieure, de rendre des prisonniers à la liberté, lors des grandes solennités, les chanoines de Rouen pouvaient bien demander au prince, et ce dernier leur accorder, le jour de l’Ascension, un prisonnier qui, ainsi, devait la vie et la liberté à la fête, et qui, de plus, y figurait pour rendre sensible au peuple le mystère que cette fête était destinée à rappeler. Ce prisonnier, demandé humblement par le chapitre, les premières fois, et toujours accordé sans difficulté par les ducs ou par leurs officiers, les chanoines se seront accoutumés à le réclamer chaque année ; peu à peu, par la continuité d’un usage non interrompu, ils l’auront demandé comme leur étant dû ; il leur aura toujours été délivré, et insensiblement une grâce sera devenue un droit. Ce n’est pas le premier exemple de l’habileté avec laquelle les corporations religieuses ou civiles surent quelquefois, à l’aide d’une simple tolérance, s’acquérir une possession qui, dans la suite, devenait bien difficile à contester.

En un mot, la fête de l’Ascension, célébrée par la délivrance d’un prisonnier ; cette fête, rendue sensible par une représentation matérielle, voilà, selon nous, l’origine du privilège de la fierte. Si cette délivrance eût été, dans le principe, instituée en l’honneur de saint Romain, il est hors de doute qu’elle aurait eu lieu le 23 octobre, jour où l’église de Rouen célébrait solennellement la fête de la translation du saint, fixée audit jour par Guillaume-Bonne-Ame, à la fin du xie siècle, c’est-à-dire cinquante ans environ avant l’époque où, pour la première fois, il est question de cet usage de délivrer un prisonnier. Et, pour en venir aux particularités, ces deux mannequins d’osier, en forme de dragons, que l’on portait, autrefois, à Rouen, aux processions des Rogations[29], qu’étaient-ils autre chose que des emblèmes destinés à figurer, à leur manière, le mystère du jour ? Le peuple ne manquait pas d’y voir des images de la gargouille, terrassée naguère par saint Romain, ou, qui sait ? la dépouille même de ce monstre vaincu ; tout son embarras était de savoir lequel des deux, precisément, était la gargouille. Mais, presque dans toutes les églises de France, on portait de ces figures monstrueuses aux processions des Rogations. Un dragon, ou du moins une tête de dragon, figurait aux processions de la cathédrale de Coutances ; elle était portée par un laïque[30]. Le même usage existait à Metz, à Langres ; l’église de Paris faisait porter, dans ces processions, la figure d’un grand dragon d’osier qui avait la bouche béante. La cathédrale de Poitiers avait aussi son dragon appelè la grand’gueule, qui continua de figurer jusqu’à la révolution. L’abbaye de Fleury avait un dragon, dans la gueule duquel on mettait le feu. Ce feu s’éteignait quelquefois ; mais tout avait été prévu, et un enfant de chœur, qui marchait auprès du porteur, tenait une bougie allumée dans une lanterne, pour le rallumer promptement[31]. Il faut voir dans tous ces dragons l’image du démon, qui devait, en effet, jouer un rôle important dans des fêtes où il s’agissait de la victoire remportée sur lui par Jésus-Christ. Les trois jours des Rogations représentaient les trois grandes époques de la religion : 1°. le tems qui précéda la loi écrite ; 2°. celui où les Juifs furent régis par la loi de Moïse ; 3°. le tems de grâce après Jésus-Christ. Dans les deux premières époques, le démon avait régné en maître. Aussi les lundi et mardi des Rogations étant destinés à représenter ces deux époques, à Rouen, le dragon était, ces jours-là, porté devant la croix, la queue dressée : il triomphait ; et c’était, sans doute, ces deux jours-là que l’on voyait du feu dans la gueule du dragon de Fleury. Le mercredi troisième jour des Rogations représente le tems de grâce, l’époque évangélique où Jésus-Christ est vainqueur et le démon terrassé. Aussi, ce jour — là et le jour de l’Ascension, le dragon marchait-il derrière la croix, la queue basse et l’air humilié[32].

Qu’après cela, on se fût imaginé, à Rouen, de placer l’un de ces dragons sous les pieds de saint Romain, et l’autre sous ceux de la sainte Vierge ; ces variantes ne changeaient rien à la signification des deux figures. Quoi de plus biblique, en effet, que l’emblème de la Vierge écrasant la tête du serpent[33] ? Et pour saint Romain, dernier destructeur de l’idolâtrie dans le diocèse de Rouen, il pouvait, à ce seul titre, être représenté ayant sous les pieds un dragon. Quant au nom de gargouille, donné par le peuple à un de ces dragons, ou peut-être à tous deux, on appelait ainsi, par toute la France, dans les xive et xve siècles, les gouttières de pierre des églises, des palais, des grands châteaux. Les ouvriers d’alors s’étudiaient à donner à ces volumineux tuyaux de pierre, la forme de serpens ou de dragons ailés et monstrueux qui se penchaient au bord des toits de ces hauts édifices, et semblaient, par leur attitude menaçante, en défendre les approches. Peut-être, par ce mot bizarre, appliqué aux énormes gouttières des églises, avait-on cru imiter le bruit, le bouillonnement de l’eau qui s’engorge dans ces longs tuyaux, pour retomber ensuite à terre avec fracas. En tous cas, on ne peut douter que la ressemblance entre ces figures monstrueuses et celles que l’on portait aux processions, ne leur ait fait donner, aux unes et aux autres, un nom commun ; et il faut renoncer à trouver là un argument en faveur du miracle du dragon.

Mais comment saint Romain avait-il un rôle principal dans une cérémonie qui n’était que le complément de la fête de l’Ascension ? Il n’est pas difficile de l’expliquer. Nous avons vu que le chevalier Richard, dans sa charte de donation, se dit rendu à la liberté « en vertu d’une immunité accordée anciennement à l’église de Rouen, en l’honneur de la glorieuse vierge Marie et de saint Romain. » Ailleurs, dans la même charte, il se dit reconnaissant « du don de Dieu et de sa délivrance due aux mérites de la bienheureuse vierge Marie et du bienheureux saint Romain. » Outre que ces deux clauses nous paraissent un argument de plus contre la fable de la gargouille et contre celle de la concession qu’aurait faite Dagobert ; par elles aussi nous apprenons ce qui valut à l’église de Rouen le beau privilège dont elle s’énorgueillit si long-tems. C’est qu’elle avait l’insigne honneur d’être à la fois sous le patronage de la sainte Vierge et sous celui de saint Romain[34], son ancien évêque. Sans doute elle était glorieuse et fière des saints prélats qui l’avaient illustrée dès les premiers siècles. Elle révérait comme ses protecteurs et ses intercesseurs auprès de Dieu, saint Nicaise, saint Mellon, saint Ouen, saint Ansbert, saint Victrice ; mais c’était de saint Romain qu’elle avait fait choix, pour être, avec la sainte Vierge, son patron principal. Dans ses plus anciennes chartes, on la voit mêler ensemble le nom de Marie et celui de saint Romain, ses patrons, ses génies tutélaires[35]. Encore au xvie siècle, le grand portail du parvis de la cathédrale s’appelait le Portail Sainct Romain ; celui de gauche (en regardant l’église) Portail Sainct Jehan ; celui de droite Portail Sainct Estienne. Pour une église, c’était un titre à des faveurs, à des priviléges spéciaux, que l’honneur d’exister sous le vocable d’un saint de renom. Combien de prérogatives valut à l’abbaye de Saint-Denis le patronage d’un des premiers prédicateurs de la foi dans les Gaules, et à l’église de Tours celui de saint Martin ! Saint Romain était dans cette classe. Né de parens illustres, alliés, il paraît, à la famille qui régnait alors, sa vie avait eu beaucoup d’éclat. Son nom, l’avantage qu’avait la métropole de Rouen de le citer comme son patron, avaient bien pu aider cette église à obtenir la permission de délivrer, chaque année, un prisonnier. Cette faveur avait été accordée à la cathédrale de Rouen, première église de la province, à la cathédrale de Rouen dédiée à la sainte vierge et à saint Romain, ou plutôt, comme le disait expressément une charte de 1299, que nous aurons occasion de citer ailleurs, le privilège avait été octroyé à la sainte vierge Marie et au bienheureux saint Romain[36]. D’ailleurs, à l’époque où, selon nous, cet usage s’introduisit dans Rouen, c’est-à-dire, soit pendant l’usurpation d’Étienne comte de Blois, soit pendant l’administration de Geoffroi-Plantagenet, mais en tout cas peu de tems après la mort de Henri Ier. (arrivée en 1135), il n’y avait pas un demi-siècle que la fête solennelle de la translation de saint Romain, fondée par Guillaume-Bonne-Ame, était annuellement célébrée. Cette translation publique du corps du saint, cette procession, cette station solennelle à son tombeau, ces prédications, ces pardons accordés aux fidèles accourus de toutes parts à la fête, étaient un événement pour la Normandie, pour la ville de Rouen, surtout dans un tems où la religion tenait tant de place dans les esprits. Saint Romain était déjà célèbre dans les fastes de l’église de Rouen ; ces nouveaux et éclatans honneurs renouvelèrent sa gloire et le souvenir de ses actions. Ils appelèrent sur lui, plus que jamais, les regards et les hommages des habitans de la Neustrie. Saint Romain avait lutté avec succès contre le paganisme affaibli, et était parvenu à l’anéantir entièrement dans son diocèse. Si, comme saint Nicaise, l’un de ses saints prédécesseurs, il n’avait pas scellé de son sang la foi nouvelle, du moins avait-il eu la gloire de la propager, de la faire embrasser à ce qu’il restait encore de païens, et de porter les derniers coups à l’idolâtrie. Il avait renversé plusieurs temples dédiés aux faux dieux, brisé les autels, et réduit en poudre les idoles ; en un mot, il avait, pour parler le langage de son tems, achevé le démon qui soupirait encore. Patron de l’église de Rouen, destructeur de l’idolâtrie, propagateur de la foi nouvelle, que de titres pour figurer au premier plan dans une solennité où les chrétiens célèbrent le triomphe de la nouvelle loi sur l’ancienne, et où l’église de Rouen représentait, par des images matérielles, la délivrance de l’homme affranchi du péché ! Par lui la Neustrie, encore à demi-païenne, avait enfin secoué entièrement le joug de l’erreur et du mensonge[37], et accepté celui de la vérité. Les fers qui, à son nom, et pour ainsi dire à sa voix, tombaient, le jour de l’Ascension, des mains du prisonnier, aux acclamations d’une multitude émerveillée, étaient un emblème de ces autres chaînes dont le zélé pontife avait délivré naguère l’idolâtre converti. La châsse, la fierte du saint, imposée sur les épaules du gracié, levée par lui trois fois, étaient l’emblème du nouveau joug, du joug de la foi qu’avait accepté le catéchumène. Le prisonnier, avant de lever la fierte, se confessait naguère au célèbrant ; dans les derniers tems, il récitait encore le confiteor, et c’était un rapport de plus avec le néophyte, qui, avant d’être admis à professer le christianisme, devait reconnaître et abjurer ses erreurs. Enfin, du moins anciennement, lorsque la procession, revenant de la Vieille-Tour, arrivait au parvis de Notre-Dame, la châsse de saint Romain était élevée par deux prêtres, placée en travers devant le grand portail ouvert, et tout le peuple, s’inclinant avec respect et passant dévotement sous cette sainte châsse[38], pour entrer dans la basilique, donnait par là une nouvelle marque de sa soumission à cette foi dont l’église voulait, en ce jour, célébrer et représenter le triomphe.

Qu’après cela on ait imaginé la fable de la gargouille, il n’y a rien là qui doive surprendre. Postérieurement à la fondation de Guillaume-Bonne-Ame, sans doute, on vit partout se multiplier les images de saint Romain. Destructeur de l’idolâtrie, il fut représenté ayant à ses pieds un serpent, un dragon terrassé et frémissant. C’était ainsi que l’on représentait partout les évêques, les saints qui avaient lutté avec éclat contre le paganisme, qui avaient renversé les temples des faux dieux et brisé les idoles. Quoi de plus vulgaire que l’idolâtrie personnifiée, rendue sensible sous l’image d’un serpent, d’un dragon, d’une bête monstrueuse ? N’est-ce pas ainsi qu’a toujours été peint le démon ? Un prisonnier agenouillè aux pieds du saint, dans l’attitude de la prière ou de la reconnaissance, suppliant le pontife de briser ses fers, ou lui rendant grâces de les avoir brisés, était l’image de la Neustrie gouvernée naguère par le pieux évêque, délivrée par lui de l’idolâtrie et de l’erreur. Dans les tems où ces emblèmes furent imaginés, sans doute on ne se méprenait pas sur leur véritable sens. Mais dans la suite, le peuple, toujours ignorant et grossier, ne songea guères à percer le voile de ces allégories. Toutefois, l’anéantissement du paganisme dans la Neustrie, par saint Romain son dernier apôtre, étant un fait trop notoire pour qu’on pût l’oublier si vite, quelque tems on mêla ensemble le souvenir de ce bienfait et la foi au miracle de la gargouille. Dans un vieux mémoire manuscrit, le chapitre, représentant cette multitude empressée qui assistait à la cérémonie de la fierte, fait dire, par les pères à leurs enfans, en leur montrant la gargouille : « Voicy la commémoration du grand miracle que l’un de nos premiers evesques feist quant il tyra noz grandz peres hors du paganisme ; car nous estions en la puissance et entre les mains de ce grand dragon invisible qui est le diable, et, autour de ceste ville, le peuple fust délivré de ce dragon visible ; et furent noz pères délivréz des deux ensemble ; donc rendons grâces à Dieu ainsi chascun an de la grâce qui nous a esté faicte par nostre bon père et archevesque sainct Romain[39]. » Il n’était pas possible d’arriver plus près du but, sans l’atteindre. Mais, comme les hommes vont toujours affaiblissant la vérité[40], on finit, plus tard, par ne plus penser au vrai et unique sens de la fête, et par ne plus vouloir que de la fable, qui charmait bien autrement les esprits par son merveilleux, accommodé au goût du tems. Alors, les dragons horribles qui figuraient aux pieds des saints, ne furent plus des images de l’ennemi du genre humain, mais des dragons véritables, des monstres de chair et d’os, dont les saints avaient délivré le pays. Le peuple de Paris croyait (avec raison ou non, nous n’avons point à examiner ce point) que saint Marcel avait effectivement tué un dragon. Le peuple de Rouen, ne fût-ce que par imitation, crut, mais sans fondement (les anciennes vies de saint Romain le prouvent), la même chose de saint Romain son évêque. Cet idolâtre converti, représenté aux pieds du saint, tout joyeux de voir ses fers tomber de ses mains, devint un prisonnier, un meurtrier qui avait obtenu sa grâce en aidant le saint à triompher du monstre. Au lieu que les monumens ont été imaginés pour conserver la mémoire des faits, là on imagina une histoire fausse, d’après des monumens destinés à représenter allégoriquement un fait vrai. Le peuple se complut dans ces idées fabuleuses ; la croyance de ce miracle alla s’accréditant de plus en plus : voyant, chaque année, un criminel arraché à l’échafaud, en l’honneur de saint Romain, marcher libre, couronné de fleurs, et se mêler impuni et inviolable à ses concitoyens, c’était un besoin pour lui de rattacher un si merveilleux spectacle à une origine plus merveilleuse encore. La multitude a faim et soif de merveilles, et alors on ne l’en laissait pas manquer. Les légendaires du chapitre, s’ils n’inventèrent point le miracle de la gargouille, le recueillirent du moins soigneusement, et propagèrent, non sans l’embellir, une histoire qui consacrait le privilège en lui donnant une source divine. De là toutes ces versions différentes et inconciliables qui seules suffiraient pour prouver la fausseté du récit. On n’y croyait pas moins fermement ; et, encore dans le xviiie siècle, « ce prétendu prodige était si profondément gravé dans l’esprit du petit peuple, qu’il aurait fallu un autre saint Romain pour en effacer les traces[41]. »

Mais, lorsque vint le moment de la saine et judicieuse critique, le miracle ne fut pas épargné. L’inexorable Adrien Baillet, le plus éclairé des hagiographes, le nia formellement. Dès 1608, Bouthillier, dans ses plaidoyers et ses écrits, l’avait attaqué avec vigueur, et l’avait accablé du poids de sa preuve négative, qui, quoi qu’en eût pu dire le chapitre, était d’une force invincible. En 1698, dans des mémoires adressés au roi, le bailliage de Rouen, la cour des aides revinrent à la charge. L’invraisemblance et l’absurdité de cette légende parurent de toutes parts. Vers la même époque, dans un procès au grand conseil, dont nous parlerons plus tard, le docte et pieux Sacy[42] rejeta avec mépris le miracle de la gargouille. A ses yeux cette légende fabuleuse n’était qu’une version populaire et dénaturée d’un autre miracle très-vrai. Du tems de saint Romain, la Seine s’étant débordée et menaçant de submerger une partie de la ville, le saint, par ses prières, avait fait rentrer le fleuve dans son lit, et Rouen avait été préservé d’une inondation imminente. Cette inondation, disait Sacy, avait dû être appelée gargouille, ce mot signifiant, autrefois, dans notre langue, irruption, bouillonnement de l’eau. Les savans l’avaient traduit par le mot hydra, « de udor, aqua » ; puis, étaient venus les ignorans qui avaient traduit hydra par hydre, serpent, dragon ; et, en définitive, saint Romain s’était trouvé avoir dompté, non la Seine débordée, mais une hydre, un dragon furieux. Et pour donner un exemple de ces travestissemens de faits certains en des fables où paraissaient encore quelques traces de l’action primitive, qu’était-ce, en réalité, que cette hydre de Lerne qu’Hercule avait su dompter ? Isidore de Séville nous l’avait appris[43]. C’était un lac dont les eaux inondaient et ruinaient la campagne. Hercule avait élevé les bords de ce lac, et, étant parvenu, par ce moyen, à le contenir dans ses rives, avait mérité ainsi la reconnaissance des peuples. Dans la suite, de ce lac si redouté, qui, naguère s’épandant par plusieurs bouches, allait inonder et dévaster les campagnes, ils avaient fait un serpent monstrueux armé de cent têtes, qui dévorait les hommes. La fable de l’hydre d’Hercule et la fable du dragon de saint Romain, à peu près semblables, avaient la même origine. Sacy interprétait ainsi la légende de la gargouille ; et certes, cette explication avait quelque chose d’ingénieux ; mais, sans relever ce qu’il y avait, selon nous, de forcé à vouloir qu’on eût traduit inondation par gargouille, puis gargouille par hydra, et enfin hydra par serpent, dragon, comment rattacher à tout cela l’usage de la délivrance annuelle d’un prisonnier ? c’est ce que Sacy ne disait pas. Notre système, s’il n’est pas aussi ingénieux, n’est-il pas, du moins, plus vraisemblable et plus complet ? Le lecteur en jugera. Après Sacy, vint le savant bénédictin dom Toussaint Duplessis, qui dit que « ce trait d’histoire (le récit du miracle et de la concession du privilège) ne pouvoit avoir été inventé que dans un siècle d’ignorance, et ne méritait pas d’être réfuté[44]. » Les auteurs de la nouvelle Gallia christiana[45]) le traitèrent avec le même dédain, et se moquèrent des premiers éditeurs, qui, disaient-ils, n'avaient pas eu honte de rapporter cette fable, « non piguit. »

Aussi, plus d’un siècle avant la suppression du privilège, les chanoines n’osaient plus rien dire sur son origine. Dans un mémoire adressé au roi en 1698, et qu’ils savaient devoir être regardé de près, on est presque étonné de les entendre dire : « Les différens changemens qui sont arrivés dans la France, et particulièrement en Normandie, sont cause que les supplians ne peuvent rapporter l’origine de ce privilège, et ils aiment mieux n’en rien dire que d’avancer quelque chose qui puisse être révoqué en doute. » On les voit s’exprimer presque de la même manière dans un autre mémoire de l’an 1701. Que n’avaient-ils toujours agi avec cette prudente circonspection ! ils se seraient épargné bien des démentis et des débats.

Au reste, à l’époque même où le chapitre avait fait sonner le plus haut le récit du miracle de la gargouille, il n’avait osé en glisser un mot, ni dans les rituels, ni dans les bréviaires du diocèse. Au commencement du xviie siècle, Pasquier et d’autres auteurs en faisaient la remarque ; et si les rituels et les bréviaires existant alors s’en taisent, on doit bien penser que ceux publiés depuis n’en parlent pas davantage. Cependant, si ce miracle était aussi vrai que le chapitre le voulait alors, n’était-il pas naturel, et même nécessaire, d’insérer dans l’office de saint Romain le récit du plus glorieux des prodiges de sa vie ? Dans une notice sur ce saint, qui précède son office, on lit que « la piété de nos rois très-chrétiens a voulu honorer la mémoire de ce grand saint par un privilège accordé à perpétuité au chapitre de l’église cathédrale, en sa considération. Tous les ans, le jour de l’Ascension, MM. les chanoines ont droit de choisir un criminel condamné à mort ; lequel, après avoir humblement confessé et demandé pardon de son crime, lève trois fois la châsse de saint Romain, et est ensuite renvoyé libre et absous avec tous ses complices. »

Mais le rédacteur de la notice ne dit pas à quelle occasion fut accordé le privilège. Dans l’office des matines, sont racontées, en diverses leçons, la naissance de saint Romain, son éducation, sa promotion au siége de Rouen ; on voit le zélé prélat détruire les temples de Vénus, de Jupiter, de Mercure et d’Apollon ; on voit la Seine débordée qui rentre dans son lit à la voix du pontife ; sa mort, digne de sa vie ; le soin que prit Guillaume-Bonne-Ame de placer les ossemens du saint évêque dans une châsse magnifique, qui, vendue plus tard, dans une année de disette, fut remplacée quelque tems après par une autre que fit faire l’archevêque Rotrou. La sixième leçon des matines, où est ce qui précède, relativement à la châsse, ajoute (je traduis littéralement) : « c’est ce que l’on appelle encore aujourd’hui la fierte de saint Romain. Tous les ans, le jour de l’Ascension, le chapitre de Rouen, en vertu d’un privilège, délivre un prisonnier qui a encouru la peine de mort. Ce prisonnier lève la fierte ou châsse dont nous venons de parler, et, à ce moyen, est mis en liberté, lui et ses complices. »

On remarque encore ici le même silence sur l’origine de ce privilège. C’était, cependant, l’occasion d’en parler. Dans l’office de la même église, pour le jour de l’Ascension, nous trouvons une mention encore plus détaillée du droit du chapitre, et une description du cérémonial observé pour la procession et la levée de la fierte, mais rien encore sur l’origine du privilège.

Lorsque Étienne Pasquier et Denis Bouthillier temoignèrent leur étonnement du silence des bréviaires et des rituels de Rouen, sur un point d’une si haute importance, les chanoines répondirent[46] que « depuis cent cinquante ans, toutes les fois que le chapitre de Rouen s’était occupé d’une nouvelle édition du bréviaire, on avait mis en délibération s’il fallait y ajouter le miracle de la gargouille ; mais, chaque fois, on avait considéré que le souvenir d’un miracle de ce genre se conserverait beaucoup mieux par les nombreux monumens, les statues, les tapisseries et les vitraux qui le représentaient, que par des témoignages écrits. Un écrivain infidèle pouvait facilement en imposer au vulgaire ; mais, tous ces signes, ces monumens extérieurs, exposés aux yeux de tous, ces statues, ces peintures représentant saint Romain avec le prisonnier et le dragon, que l’on voyait dans toutes les églises qui lui étaient dédiées, ne pouvaient tromper. D’ailleurs, les greffiers ou notaires-secrétaires qui, tous les ans, le jour de l’Ascension, inscrivaient les arrêts du parlement, en vertu desquels un meurtrier était délivré au chapitre, n’étaient-ils pas autant d’écrivains, d’annalistes fidèles, qui éternisaient le souvenir du privilège et du miracle dans lequel il avait sa source ? »

Ces raisonnemens parurent-ils péremptoires alors ? Pour nous, nous ne voyons pas en quoi les récits du miracle de la gargouille, consignés dans les livres rituels du diocèse de Rouen, auraient pu infirmer la preuve que l’on voulait trouver dans des statues, dans des tapisseries, dans des vitraux ? N’était-il pas bien naturel, au contraire, que ces récits y figurassent, et bien extraordinaire qu’ils ne s’y trouvassent point ? Le jour de l’Ascension, lorsque, dès l’aurore, les seize cloches de Notre-Dame de Rouen, mises en volée, annonçaient la belle et imposante solennité du jour, que les chanoines entraient au chœur pour chanter les matines, ne devait-on pas s’attendre à trouver, dans quelqu’une des leçons qui allaient être chantées, le récit du fameux miracle du dragon, de ce miracle, occasion et motif du droit royal que le chapitre allait exercer, et de toutes les choses merveilleuses dont, en cette belle journée, la ville allait être témoin ? et dira-t-on que le jour de l’Ascension étant, avant tout, consacré à Jésus-Christ, des particularités sur un saint de la province eussent été déplacées dans l’office de la fête ? Mais on conviendra, du moins, que le miracle étant supposé vrai, il était indispensable que le récit de ce miracle figurât en première ligne dans l’office du 23 octobre, jour consacré, depuis si long-tems, à saint Romain. Toutefois, il ne s’y en trouve pas un mot. La conscience du chapitre ne lui permit pas de se prêter à cette interpolation ; et en cela il faut louer sa réserve et sa sincérité. Il avait cru pouvoir, en 1512, fortifier sa possession, presque immémoriale, par une légende fabuleuse répandue depuis deux siècles, et il était parvenu à faire consigner, dans un édit royal, cette légende du dragon, qui apparemment lui inspirait peu de confiance ; mais, sans doute, il eût craint de profaner des livres de prières en laissant s’y glisser des récits mensongers, ou, en tout cas, douteux. Et qu’on ne suppose pas que les mots serpentes tollent, qui se trouvent dans l’évangile que l’on chantait à Rouen le jour de l’Ascension, l’eussent fait choisir pour ce jour là, comme renfermant une allusion au miracle de saint Romain. Le même évangile était chanté, le jour de l’Ascension, dans d’autres diocèses, à Paris en particulier. Il fait partie de la série des récits où sont racontées les diverses apparitions de Jésus-Christ après sa résurrection ; dès-lors, il vient à sa place dans une fête qui suit de près celle de Pâques.

Nous le répétons, pas un mot dans les rituels et dans les bréviaires ne se rapporte au miracle, et ce silence est un argument de plus à joindre à ceux qui en démontrent la fausseté.

Toutefois, on crut long-tems le miracle de la gargouille. Cette légende frappait l’imagination ; elle prêtait merveilleusement aux effets de la statuaire et de la peinture. Aussi les artistes s’évertuèrent, et nous n’aurions jamais fini si nous voulions indiquer tous les monumens destinés à perpétuer le souvenir et la croyance de ce prodige. A Aulnois, en Brie, dans l’église des Minimes, saint Romain était représenté avec le dragon, sur un sépulcre d’une grande ancienneté[47]. A Rouen, surtout, on ne voyait en tous lieux que saint Romain et son dragon. Un bas-relief de la porte Beauvoisine, aujourd’hui détruite, représentait ce fait merveilleux. Des tapisseries qui ornaient autrefois la cathédrale, et qui, dès 1609, étaient vieilles et usées[48], retraçaient toute l’histoire de saint Romain, et le miracle de la gargouille n’y avait pas été oublié. L’abbaye de Saint-Ouen possédait encore, en 1698, une autre tapisserie fort ancienne dès-lors, où était indiqué l’ancien mode de délivrance du prisonnier. On y voyait la procession passant devant le château, et le bailli délivrant aux chanoines le prisonnier qu’ils avaient choisi[49].

Mais c’était dans la cathédrale de Rouen et dans l’église de Saint-Godard qu’il fallait aller voir de brillantes représentations du miracle de la gargouille. A Notre-Dame, la chapelle dite du Grand-Saint-Romain, dans le croisillon méridional, était et est encore décorée de deux vitraux peints, donnés par la confrérie de saint Romain. L’un et l’autre représentent des faits de la vie du saint. La gargouille figure dans tous les deux. On la voit aussi dans un vitrail de la chapelle dite le Petit-Saint-Romain, qui est au haut de la basse-nef de droite ; à la porte d’une maison (n°. 29) de la rue Damiette. A Saint-Godard, on admire dans la chapelle de Saint-Pierre (autrefois dédiée à saint Nicolas), à l’extrémité orientale de l’aile gauche, au-dessus de l’autel, un des plus beaux vitraux de France, donné apparemment par une autre confrérie de Saint-Romain, qui avait été instituée pour honorer le tombeau du saint évêque, que cette église possédait alors. Dans ce beau vitrail, resplendissent, reproduits par les plus vives et les plus éclatantes couleurs, les principaux faits de la vie de saint Romain. Le saint paraît dans le parvis d’un temple dédié aux faux dieux ; à son aspect, on voit « s’enfuyr les anemis et les malvèz espéris ». Ailleurs, la Seine débordée menace la ville et va l’inonder. Mais, adjuré par la voix puissante de saint Romain, le fleuve, devenu docile, obéit et rentre dans son lit[50].


« L’onde ecume, le flot se brise,
Reconnaît son maître, et s’enfuit… »


Autre scène. La fiole des saintes huiles, tout à l’heure brisée en morceaux, est miraculeusement réparée par saint Romain, et on la voit remplie de cette même huile qui coulait, il n’y a qu’un instant, sur les dalles du temple. Ailleurs est figurée la vision miraculeuse qu’eut un jour saint Romain en célébrant les saints mystères. Mais il faut voir surtout le meurtrier entraîner avec l’étole du saint pontife l’effroyable gargouille ailée et couverte d’écailles, tandis que le voleur s’enfuit épouvanté. Puis, dans un magnifique palais, au milieu d’une cour brillante et d’officiers empressés, paraît le roi Dagobert, la couronne en tête, le sceptre à la main, le cordon de Saint-Michel au cou, en sautoir[51]. Saint Romain ou saint Ouen vient de lui raconter la destruction de la gargouille, et le monarque remet au prélat une charte scellée, par laquelle il octroie à l’église de Rouen le beau privilège du prisonnier. Le dirai-je ? et cette confidence ne paraîtra-t-elle pas bien puérile à mes lecteurs ? Dans mon enfance j’assistais, été et hiver, avec une ponctualité peu méritoire, aux grand’messes paroissiales de Saint-Godard, et, je m’en accuse, elles me paraissaient un peu longues. Mais ma place était au haut de l’aile gauche ; le magnifique vitrail de Saint-Romain était devant moi ; je prenais donc en patience le froid et mon immobilité forcée. L’eucologe ne m’occupait guères, je m’en accuse encore à qui de droit ; mais j’interrogeais curieusement la verrière aux vives couleurs, et croyais comme évangile ses récits merveilleux et pittoresques. Aujourd’hui, il y a chez moi moins d’illusion, et partant moins d’enchantement. J’en ai bien rabattu sur le compte de la gargouille ; et je viens donner à mes concitoyens, non plus une fable, mais la vérité, je le crois du moins. Hélas ! ils ne s’en apercevront que trop, la fable valait bien mieux.


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  1. « Ut omnino cunctis notum sit quod nulla inventionum vobis dirigo mendacia. »
  2. Thesaurus Anecdotorum ; Colonn., 1653, 1654 et seq. ; tom. iii.
  3. Mabillon, Analecta ; tome i, page 107 et 109.
  4. Histoire littéraire, tome iv, page 73.
  5. Manuscrit n°. 19, bibliothèque publique de la ville de Rouen.
  6. Manuscrit n°. 20.
  7. Manuscrit n°. 25.
  8. Estienne-Pasquier ; dernier chapitre de ses Recherches de la France.
  9. Défense du Privilége de la Fierte, page 23.
  10. Factum pour la veuve Darsy.
  11. Précis des Travaux de l’Académie de Rouen, volume de 1831, pages 166 et suivantes.
  12. « Convenientcs igitur simul in civilatem Rotomagensem quarto decimo die mensis tertiâ, tertio anno Clodovei, juvenculi adhuc regis, die dominico ante litanias… Consecrati sumus ab episcopis pariter épiscopi, ego Rodomo, ille Noviomo. » (Vita S. Eligii, lib. 2.)
  13. Réfutation de la Responce de Denis Bouthillier, page 100.
  14. Froland, Arrêts de règlement, etc., tome l°., page 752.
  15. Ce tombeau, en jaspe, existe encore et est aujourd’hui enfermé dans le maître autel de l’église de Saint-Romain.
  16. S’il faut en croire Farin, l’église de Saint-Godard étant trop petite pour contenir cette multitude innombrable, on fit la prédication au milieu d’un vaste champ qui occupait tout l’espace, vide alors, existant entre l’église et le bas de la montagne. Ce champ fut, dès-lors, appelé le Champ-du-Pardon, à cause des indulgences ou pardons qui y furent accordés aux fidèles. Guillaume-le-Conquérant, voulant conserver le souvenir de cette fête à laquelle il avait assisté, institua la foire de Saint-Romain ou du Pardon, pour être tenue, chaque année, le même jour et au même lieu. {Farin, tome 1er., page 65, édition de 1668.)
  17. Les trois chanoines étaient Henri, chantre ; Raoul, archidiacre ; Vautier de Catenay. Les trois chevaliers étaient Jean de Préaux ; Luc, fils de Jean ; et Robert de Fresquienne. Les trois bourgeois étaient Jean Fessard ; Laurent d’Ylion; et Jean Luce.
  18. Au xvie siècle, le chapitre possédait encore l’original de cette lettre, et le produisit dans un procès. L’inventaire disait : « Une petite lettre en parchemin, fort ancienne, en latin, sans date, scellée à doubles sceaulx, commençant : « Reverendo domino Philippo, dei gratiâ, illustrissiino Franciæ regi. » ( Inventaire manuscrit dressé au xvie siècle.) Voyez cette lettre dans les Pièces justificatives de cette histoire.
  19. Abbé veut dire ici avouè, protecteur militaire de l’abbaye. Voyez Ducange, au mot Abbas.
  20. Cet acte de donation existe dans le cartulaire de la cathédrale de Rouen, manuscrit n°. 38 de la bibliothèque de la ville de Rouen. C’est le 214e. acte de ce cartulaire. Il est intitulé : Carta Ricardi militis abbatis super xx solidos redditûs. Voyez les Pièces justificatives.
  21. Epistola divi Augustini ad Macedonium.
  22. « Hâc die, pœnitentibus per indulgentiam subvenitur ; patescunt carceres in toto orbe. Dont indulgentiam principes criminosis. »
  23. Premier Mémoire sur l’ancienne chevalerie.
  24. Évangile saint Matthieu, chap. 21.
  25. Act. Apost., cap I, vers. 11.
  26. Carpentier, Suppl. ad Gloss., v° Festum Ascensionis.
  27.  
    « Inferni claustra penetrans,
    Tuos captivos redimens, »
    Victor triumpho nobili...
    (Hymne des complies du jour de l’Ascension.)


    D’anciens rituels manuscrits de la cathédrale de Rouen, des xve et xvie siècle, indiquent cette hymne comme devant être chantée le jour de l’Ascension.

  28. Pseaume 67, Exurgat Deus, etc.
  29. Histoire de la cathédrale de Rouen, par dom Pommeraye, pages 624 et 625 ; Normandie chrestienne, par Farin, pages 521 et 522.
  30. Ordinarium Ecclesiæ Constantiensis, Mss. bibl. reg.
  31. « Ut præsto sit ignis, si extinguatur qui in ore draconis portatur. »
  32. Durand, Ration. Offic. div.
  33. « Ipsa conteret caput tuum. » Genèse, chap. 3, vers. 15.
  34. « De beato Romano, nostro, post sacratissimam virginem matrem, patrono prœcipuo, meliùs senti. » Péroraison de la Réfutation, par le chapitre, de la Response de Me. Denys Bouthillier.
  35. « Ad omnipotentis Dei laudem, ad beate et gloriose semper que virginis Marie honorent et beati Romani aliorumque sanctorum gloriam. »
    (Charte de Mars 1292, inédite jusqu’alors, et qui se trouve publiée pour la première fois dans cet ouvrage.) Voir les Pièces justificatives.
  36. Livre d’ivoire, manuscrit de la bibliothèque publique de Rouen.
  37. Primœ vos canimus gentis Apostolos
    Per quos relligio tradita patribus,
    Errorisque jugo libera Neustria,
    Christo sub duce militat.

    (Hymne pour la fête de saint Nicaise et de saint Mellon.)
    Cette hymne peut s’appliquer, en quelques points, a saint Romain.

  38. Rituels manuscrits de la cathédrale de Rouen, des xive et xvie siècles, à la bibliothèque du roi.
  39. Anciennes archives de la cathèdrale de Rouen.
  40. Bossuet, Discours sur l’Histoire universelle.
  41. Suite de l’histoire de J.-A. De Thou, livre 1er., an 1607.
  42. Louis de Sacy, Recueil de mémoires et de factums, tome 1er.
  43. Isidorus, episcopus hispalensis, originum XI.
  44. Description de la haute Normandie.
  45. Tome xi, page 12.
  46. Responsio brevis ad Bonasi (Rigaltli) causidici mendacia.
  47. Vie et Miracles de saint Romain, par Pommeraye. Rouen, 1652, in-8o.
  48. Réfutation de la Responce de Denys Bouthillier, page 119.
  49. Requête du bailliage contre le chapitre, en 1698.
  50. « Tangit exundans aqua civitatem ;
    Voce Romanus jubct efficaci ;
    Audiunt fluctus, docilis que cedit
    Unda jubenti. »
    (Hymne pour la fête de saint Romain.)

  51. Il est piquant de voir Dagobert décoré des insignes d’un ordre de chevalerie qui fut créé par Louis XI plus de huit cents ans après ce roi mérovingien.