Histoire du Romantisme/XI - Première représentation d’Hernani

La bibliothèque libre.
Histoire du romantismeG. Charpentier et Cie, libraires-éditeurs (p. 99-108).



XI


PREMIÈRE REPRÉSENTATION D’HERNANI



25 février 1830 ! Cette date reste écrite dans le fond de notre passé en caractères flamboyants : la date de la première représentation d’Hernani ! Cette soirée décida de notre vie ! Là nous reçûmes l’impulsion qui nous pousse encore après tant d’années et qui nous fera marcher jusqu’au bout de la carrière. Bien du temps s’est écoulé depuis, et notre éblouissement est toujours le même. Nous ne rabattons rien de l’enthousiasme de notre jeunesse, et toutes les fois que retentit le son magique du cor, nous dressons l’oreille comme un vieux cheval de bataille prêt à recommencer les anciens combats.

Le jeune poëte, avec sa fière audace et sa grandesse de génie, aimant mieux d’ailleurs la gloire que le succès, avait opiniâtrement refusé l’aide de ces cohortes stipendiées qui accompagnent les triomphes et soutiennent les déroutes. Les claqueurs ont leur goût comme les académiciens. Ils sont en général classiques. C’est à contre-cœur qu’ils eussent applaudi Victor Hugo : leurs hommes étaient alors Casimir Delavigne et Scribe, et l’auteur courait risque, si l’affaire tournait mal, d’être abandonné au plus fort de la bataille. On parlait de cabales, d’intrigues ténébreusement ourdies, de guet-apens presque, pour assassiner la pièce et en finir d’un seul coup avec la nouvelle École. Les haines littéraires sont encore plus féroces que les haines politiques, car elles font vibrer les fibres les plus chatouilleuses de l’amour-propre, et le triomphe de l’adversaire vous proclame imbécile. Aussi n’est-il pas de petites infamies et même de grandes que ne se permettent, en pareil cas, sans le moindre scrupule de conscience, les plus honnêtes gens du monde.

On ne pouvait cependant pas, quelque brave qu’il fût, laisser Hernani se débattre tout seul contre un parterre mal disposé et tumultueux, contre des loges plus calmes en apparence mais non moins dangereuses dans leur hostilité polie, et dont le ricanement bourdonne si importun au-dessous du sifflet plus franc, du moins, dans son attaque. La jeunesse romantique pleine d’ardeur et fanatisée par la préface de Cromwell, résolue à soutenir « l’épervier de la montagne », comme dit Alarcon du Tisserand de Ségovie, s’offrit au maître qui l’accepta. Sans doute tant de fougue et de passion était à craindre, mais la timidité n’était pas le défaut de l’époque. On s’enrégimenta par petites escouades dont chaque homme avait pour passe le carré de papier rouge timbré de la griffe Hierro. Tous ces détails sont connus, et il n’est pas besoin d’y insister.

On s’est plu à représenter dans les petits journaux et les polémiques du temps ces jeunes hommes, tous de bonne famille, instruits, bien élevés, fous d’art et de poésie, ceux-ci écrivains, ceux-là peintres, les uns musiciens, les autres sculpteurs ou architectes, quelques-uns critiques et occupés à un titre quelconque de choses littéraires, comme un ramassis de truands sordides. Ce n’étaient pas les Huns d’Attila qui campaient devant le Théâtre-Français, malpropres, farouches, hérissés, stupides ; mais bien les chevaliers de l’avenir, les champions de l’idée, les défenseurs de l’art libre ; et ils étaient beaux, libres et jeunes. Oui, ils avaient des cheveux, — on ne peut naître avec des perruques — et ils en avaient beaucoup qui retombaient en boucles souples et brillantes, car ils étaient bien peignés. Quelques-uns portaient de fines moustaches et quelques autres des barbes entières. Cela est vrai, mais cela seyait fort bien à leurs têtes spirituelles, hardies et fières, que les maîtres de la Renaissance eussent aimé à prendre pour modèles.

Ces brigands de la pensée, l’expression est de Philothée O’Neddy, ne ressemblaient pas à de parfaits notaires, il faut l’avouer, mais leur costume où régnaient la fantaisie du goût individuel et le juste sentiment de la couleur, prêtait davantage à la peinture. Le satin, le velours, les soutaches, les brandebourgs, les parements de fourrures, valaient bien l’habit noir à queue de morue, le gilet de drap de soie trop court remontant sur l’abdomen, la cravate de mousseline empesée où plonge le menton, et les pointes des cols en toile blanche faisant œillères aux lunettes d’or. Même le feutre mou et la vareuse des plus jeunes rapins qui n’étaient pas encore assez riches pour réaliser leurs rêves de costume à la Rubens et à la Velasquez, étaient plus élégants à coup sûr que le chapeau en tuyau de poêle et le vieil habit à plis cassés des anciens habitués de la Comédie-Française, horripilés par l’invasion de ces jeunes barbares shakspeariens. Ne croyez donc pas un mot de ces histoires. Il aurait suffi de nous faire entrer une heure avant le public ; mais, dans une intention perfide et dans l’espoir sans doute de quelque tumulte qui nécessitât ou prétextât l’intervention de la police, on fit ouvrir les portes à deux heures de l’après-midi, ce qui faisait huit heures d’attente jusqu’au lever du rideau.

La salle n’était pas éclairée. Les théâtres sont obscurs le jour et ne s’illuminent que la nuit. Le soir est leur aurore et la lumière ne leur vient que lorsqu’elle s’éteint au ciel. Ce renversement s’accorde avec leur vie factice. Pendant que la réalité travaille, la fiction dort.

Rien de plus singulier qu’une salle de théâtre pendant la journée. À la hauteur, à l’immensité du vaisseau encore agrandies par la solitude, on se croirait dans la nef d’une cathédrale. Tout est baigné d’une ombre vague où filtrent, par quelque ouverture des combles, ou quelque regard de loge, des lueurs bleuâtres, des rayons blafards contrastant avec les tremblotements rouges des fanaux de service disséminés en nombre suffisant, non pour éclairer, mais pour rendre l’obscurité visible. Il ne serait pas difficile à un œil visionnaire, comme celui d’Hoffmann, de trouver là le décor d’un conte fantastique. Nous n’avions jamais pénétré dans une salle de spectacle le jour, et lorsque noire bande, comme le flot d’une écluse qu’on ouvre, creva à l’intérieur du théâtre, nous demeurâmes surpris de cet effet à la Piranèse.

On s’entassa du mieux qu’on put aux places hautes, aux recoins obscurs du cintre, sur les banquettes de derrière dès galeries, à tous les endroits suspects et dangereux où pouvait s’embusquer dans l’ombre une clef forée, s’abriter un claqueur furieux, un prudhomme épris de Campistron et redoutant le massacre des bustes par des septembriseurs d’un nouveau genre. Nous n’étions là guère plus à l’aise que don Carlos n’allait l’être tout à l’heure au fond de son armoire ; mais les plus mauvaises places avaient été réservées aux plus dévoués, comme en guerre les postes les plus périlleux aux enfants perdus qui aiment à se jeter dans la gueule même du danger. Les autres, non moins solides, mais plus sages, occupaient le parterre, rangés en bon ordre sous l’œil de leurs chefs et prêts à donner avec ensemble sur les philistins au moindre signe d’hostilité.

Six ou sept heures d’attente dans l’obscurité, ou tout au moins la pénombre d’une salle dont le lustre n’est pas allumé, c’est long, même lorsqu’au bout de cette nuit Hernani doit se lever comme un soleil radieux.

Des conversations sur la pièce s’engagèrent entre nous, d’après ce que nous en connaissions. Quelques uns, plus avant dans la familiarité du maître, en avaient entendu lire des fragments dont ils avaient retenu quelques vers, qu’ils citaient et qui causaient un vif enthousiasme. On y présentait un nouveau Cid ; un jeune Corneille non moins fier, non moins hautain et castillan que l’ancien, mais ayant pris cette fois la palette de Shakspeare. On discutait sur les divers titres qu’avait dû porter le drame. Quelques-uns regrettaient Trois pour une, qui leur semblait un vrai titre à la Calderon, un titre de cape et d’épée, bien espagnol et bien romantique, dans le genre de La vie est un songe, des Matinées d’avril et de mai ; d’autres, et avec raison, trouvaient plus de gravité au titre ou plutôt au sous-titre l’Honneur castillan, qui contenait l’idée de la pièce.

Le plus grand nombre préférait Hernani tout court, et leur avis a prévalu, car c’est ainsi que le drame s’appelle définitivement, et que, pour nous servir de la formule homérique, il voltige, nom ailé, sur la bouche des hommes à la voix articulée.

Dix ans plus tard nous voyagions en Espagne. Entre Asligarraga et Tolosa, nous traversâmes au galop de mules un bourg à demi ruiné par la guerre entre les christinos et les carlistes, dont nous entrevoyions confusément dans l’ombre les murs historiés d’énormes blasons sculptés au-dessus des portes et les fenêtres noires à serrureries compliquées, grilles et balcons touffus, témoignant d’une ancienne splendeur, et nous demandâmes à notre zagal qui courait près de la voiture, la main posée sur la maigre échine de la mule hors montoir, le nom de ce village ; il nous répondit : « Ernani. » — À ces trois syllabes évocatrices, la somnolence qui commençait à nous envahir, après une journée de fatigue, se dissipa tout à coup. À travers le perpétuel tintement de grelots de l’attelage passa comme un soupir lointain une note du cor d’Hernani. Nous revîmes dans un éblouissement soudain le fier montagnard avec sa cuirasse de cuir, ses manches vertes et son pantalon rouge ; don Carlos dans son armure d’or, dona Sol, pâle et vêtue de blanc, Ruy Gomez de Silva debout devant les portraits de ses aïeux ; tout le drame complet. Il nous semblait même entendre encore la rumeur de la première représentation.

Victor Hugo enfant, revenant d’Espagne en France, après la chute du roi Joseph, a dû traverser ce bourg dont l’aspect n’a pas changé, et recueillir de la bouche d’un postillon ce nom bizarre d’une sonorité éclatante, si bien fait pour la poésie qui, mûrissant plus tard dans son cerveau comme une graine oubliée dans un coin, a produit cette magnifique floraison dramatique.

La faim commençait à se faire sentir. Les plus prudents avaient emporté du chocolat et des petits pains, — quelques-uns — proh ! pudor — des cervelas ; des classiques malveillants disent à l’ail. Nous ne le pensons pas ; d’ailleurs l’ail est classique, Thestysis en broyait pour les moissonneurs de Virgile. La dînette achevée, on chanta quelques ballades d’Hugo, puis on passa à quelques-unes de ces interminables scies d’atelier, ramenant, comme les norias leurs godets, leurs couplets versant toujours la même bêtise ; ensuite on se livra à des imitations du cri des animaux dans l’arche que les critiques du Jardin des Plantes auraient trouvés irréprochables. On se livra à d’innocentes gamineries de rapins ; on demanda la tête ou plutôt le gazon de quelque membre de l’Institut ; on déclama des songes tragiques ! et l’on se permit, à l’endroit de Melpomène, toutes sortes de libertés juvéniles qui durent fort étonner la bonne vieille déesse, peu habituée à sentir chiffonner de la sorte son péplum de marbre.

Cependant le lustre descendait lentement du plafond avec sa triple couronne de gaz et son scintillement prismatique ; la rampe montait, traçant entre le monde idéal et le monde réel sa démarcation lumineuse. Les candélabres s’allumaient aux avant-scènes et la salle s’emplissait peu à peu. Les portes des loges s’ouvraient et se fermaient avec fracas. Sur le rebord de velours, posant leurs bouquets et leurs lorgnettes, les femmes s’installaient comme pour une longue séance, donnant du jeu aux épaulettes de leur corsage décolleté, s’asseyant bien au milieu de leurs jupes. — Quoiqu’on ait reproché à notre école l’amour du laid, nous devons avouer que les belles, jeunes et jolies femmes, furent chaudement applaudies de cette jeunesse ardente, ce qui fut trouvé de la dernière inconvenance et du dernier mauvais goût par les vieilles et les laides. Les applaudies se cachèrent derrière leurs bouquets avec un sourire qui pardonnait.

L’orchestre et le balcon étaient pavés de crânes académiques et classiques. Une rumeur d’orage grondait sourdement dans la salle, il était temps que la toile se levât : on en serait peut-être venu aux mains avant la pièce, tant l’animosité était grande de part et d’autre. Enfin les trois coups retentirent. Le rideau se replia lentement sur lui-même, et l’on vit, dans une chambre à coucher du seizième siècle, éclairée par une petite lampe, dona Josefa Duarte, vieille en noir, avec le corps de sa jupe cousu de jais à la mode d’Isabelle la Catholique, écoutant les coups que doit frapper à la porte secrète un galant attendu par sa maîtresse :


            Serait-ce déjà lui ? — C’est bien à l’escalier
            Dérobé —


La querelle était déjà engagée. Ce mot rejeté sans façon à l’autre vers, cet enjambement audacieux, impertinent même, semblait un spadassin de profession, un Saltabadil, un Scoronconcolo allant donner un pichenette sur le nez du classicisme pour le provoquer en duel.