Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 104

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIp. 151-159).

LETTRE CIV.

À la même.

20 Octobre.

J’étois dans une confusion extrême, lorsqu’il est entré dans mon Cabinet, le visage ouvert, comme il l’a toujours. Le mien s’est tourné. Il a paru surpris de mon embarras. Miss Byron ne se trouve pas mal ? Seroit-il arrivé quelque chose ?…

Mon papier, mon papier ! Vous l’avez, Monsieur. Pour ma vie, je ne voudrois pas… Pauvre Émilie ! Rendez, rendez-moi… Et mes larmes m’ont empêché de finir.

A-t-on jamais vu de pareille Folle ? Qu’avois-je besoin de nommer Émilie ?

Il a tiré le papier de sa poche. Je venois pour vous le rendre (en me le mettant entre les mains). J’y ai reconnu votre écriture, Mademoiselle. Je l’ai plié aussi-tôt. Il n’a pas été ouvert depuis, & je ne me suis pas permis d’en lire un mot.

Êtes-vous sûr, Monsieur, de ne l’avoir pas lu ?

Je vous le jure, Mademoiselle.

J’ai repris courage. Heureuse récompense, ai-je pensé, pour m’être refusé, malgré les instances de Charlotte, de lire une Lettre qu’elle s’étoit procurée par des voies clandestines !

Mille, mille remercimens, Monsieur, d’une action si noble. Vous m’auriez rendue malheureuse pour long-temps, si vous aviez lu ce papier.

Oh ! Mademoiselle, vous excitez à présent ma curiosité. Peut-être votre générosité vous permettra-t-elle de la satisfaire, quoique je ne me fusse point pardonné d’avoir tiré avantage d’un simple accident.

Je consens, Monsieur, à vous en communiquer une partie.

Celle qui regarde Émilie, je vous la demande en grace, Mademoiselle. La pauvre Émilie, dites-vous… vous m’avez alarmé. Peut-être doit-il manquer quelque chose à mon bonheur. Qu’est-il arrivé à la pauvre Émilie ? Auroit-elle commis quelque imprudence ? Auroit-elle déja… Son visage rougissoit d’impatience.

Je ne sais rien à lui reprocher. Il n’est question que d’une priere qu’elle me fait. (Quel meilleur parti, ma chere, pouvois-je tirer de mon effroi ?) Mais je n’aurois pas voulu, pour le monde entier, que vous eussiez vu dans quels termes j’en parlois.

Votre inquiétude, Mademoiselle, m’en avoit causé beaucoup. Mais si vous ne cessez point d’aimer Émilie, je suis sûr, en effet, qu’il n’y a rien à lui reprocher.

Qu’il me soit permis, Monsieur, d’admirer votre complaisance, votre bonté, votre humanité !

Ce qui me manque de ces qualités, l’exemple de Miss Byron me l’apprendra. Mais que souhaite mon Émilie ?

De vivre avec son Tuteur, Monsieur.

Avec moi, avec vous, Mademoiselle ?

C’est ce qu’elle desire.

Et ma chere Miss Byron croit-elle que cette demande puisse être accordée ? Consent-elle à servir d’Amie, par ses instructions, de Sœur par ses exemples, à une Fille de cet âge, c’est-à-dire dans la saison de la vie où les affections d’une jeune personne sont moins gouvernées par le jugement que par les yeux ?

J’aime cette chere Fille. Je me sens portée à souhaiter de l’avoir toujours avec moi.

Charmante bonté ! Je suis donc quitte d’un de mes soins. Une jeune Fille, entre quatorze & vingt ans, est souvent incommode pour ses Amis. Je ne vous aurois jamais demandé cette grace, mais votre proposition me charme. Écrirai-je, en votre nom, à notre chere Émilie ?

Voilà, Monsieur, une plume & du papier.

En votre nom, Mademoiselle ?

J’y ai consenti par un signe de tête, sans me défier de rien. Il s’est mis à écrire, & pliant le papier, il ne m’a fait voir que ces mots : « Chere Miss Jervins, j’ai obtenu pour vous la faveur que vous désirez. Ne continuerez-vous pas d’être aussi bonne que vous l’avez été jusqu’à présent ? C’est l’unique demande que fait à mon Émilie, sa très-affectionnée Servante ».

J’ai souscrit aussi-tôt, Henriette Byron. Mais, Monsieur, vous avez plié votre papier.

Adorable confiance, s’est-il écrié. Eh ! qui seroit jamais tenté d’en abuser ? Lisez, Mademoiselle, ce que vous avez signé.

J’ai lu, que mon cœur a palpité !… Sir Charles Grandisson, me suis-je écriée à mon tour, est donc capable de tromper ? Sir Charles Grandisson est capable de ruse ? Graces au Ciel, qu’il n’est point un méchant homme ! Alors les mots, j’ai obtenu pour vous ce que vous désirez, suivoient ceux-ci : « Il faut être bonne. Il faut vous résoudre à ne me donner que de la joie, une joie égale à l’affection que j’ai pour vous, & au sacrifice que je fais pour vous obliger. Rendez-vous, ma chere, aussi-tôt qu’il sera possible, au Château de Grandisson. Ce sera une de mes trois Sœurs, que j’y trouverai pour me recevoir. Si vous y êtes avant quinze jours, je m’efforcerai de vous y joindre environ quinze jours après. Je sacrifie la petite bienséance d’une quinzaine de plus, pour avancer votre satisfaction. Ne continuerez-vous pas, &c. »

Donnez moi ce papier, Monsieur ; (en avançant la main pour m’en saisir).

Ai-je blessé mon caractere, Mademoiselle ? (en retirant le papier vers lui, d’un air de gaieté.)

Il faut que j’y pense, Monsieur, avant que de répondre à votre question.

Le mal est fait : pourquoi n’enverrois-je pas cette Lettre ? Et puisque Miss Byron ne sauroit désavouer sa main, pourquoi ne tirerois-je point avantage de ce qu’elle nomme une ruse ? sur-tout lorsqu’il n’en peut résulter que de bons effets, tels, par exemple, que l’exécution de ses propres desirs en faveur d’Émilie, & l’accroissement du pouvoir qu’elle a d’obliger, & l’avancement du bonheur d’un homme qui n’aspire qu’à la rendre heureuse ?

N. B. cette conversation est plus longue, & contient, de la part de Miss Byron, des objections auxquelles Sir Charles est obligé de se rendre. Mais la faveur, accordée pour Émilie, subsiste. Mylady G…, dans une Lettre d’immense longueur, badine bien & mal sur la situation de son Amie, la raille de ses scrupules, conserve le même ton sur tout ce qu’elle traite, sans en excepter son Mari, ses plus proches Parens, & les affaires de sa Famille ; informe Miss Byron de ce qui se passe à Londres, ou dans les cantons voisins, toujours à l’honneur de Sir Charles. Elle reconnoît elle-même qu’elle s’est fort oubliée dans ses railleries, & ne s’en attire pas moins une Lettre de reproches & d’explications, de la même longueur que la sienne. Ensuite reviennent des entretiens de Miss Byron avec Sir Charles, où les sollicitations recommencent pour l’heureux jour. Elle est pressée de faire dépendre cette grande affaire du jugement de sa Grand-Mere & de sa Tante, qui décident contr’elle, après une délibération dans les formes. Elle ne se rend point encore ; mais on sent que sa fermeté, ou plutôt son incertitude, ne vient que du souvenir de Clémentine & de l’attente des Lettres d’Italie.

Après le petit voyage, entrepris pour la santé de Miss Byron, tout le monde se retrouve au Château de Selby. Miss Orme y fait connoissance avec Sir Charles, & prend, comme son Frere, beaucoup d’estime & d’amitié pour lui. Au contraire, M. Greville change de disposition ; & tourmenté par l’amour, il tient un langage qui donne à Miss Byron de nouvelles alarmes pour Sir Charles. Elle a d’affreux songes, qui semblent lui annoncer les plus grands malheurs. La scène devient encore plus triste par une Lettre de Sir Hargrave Pollexfen, dangéreusement malade, qui écrit ses remords au Docteur Barlet, & par les funestes circonstances de la mort de Bagenhall.

Enfin une Lettre du Seigneur Jéronimo apprend à Sir Charles, dans un très-long détail, comment Clémentine est parvenue à ne souhaiter rien plus ardemment que son mariage. Elle veut faire le voyage de Londres, aussi-tôt qu’elle en sera informée. On a pris le parti de remettre à d’autres tems les propositions du Comte de Belvedere ; & pour la calmer entiérement, on lui a promis tout ce qu’elle désire. Elle est si tranquille, qu’elle écrit, en prose quarrée, ses vœux pour le bonheur de Sir Charles & de Miss Byron. La Lettre de Jéronimo est signée de toute sa Famille. Sir Charles, que diverses raisons avoient fait retourner à Londres sans avoir pu obtenir que le délai de son heureux jour fût de moins d’un mois, après avoir fait à Miss Byron des présens dignes d’elle & de lui, prend occasion de cette Lettre, en l’envoyant au Château de Selby, pour renouveler ses plus vives instances. Entre les motifs qu’il donne à Miss Byron, il dit : « Si vous insistez, Mademoiselle, sur le mois entier, faites-moi la grace de m’apprendre de quelle partie de notre vie nuptiale, heureuse comme elle doit l’être, vous voulez déduire les jours que vous nous faites perdre par vos délais. Pour moi, mon espérance, lorsque nous serons l’un à l’autre, est de ne pouvoir vous dire, d’année en année, que des heures passées & des heures futures, il n’y en a pas une que je voulusse retrancher de mon bonheur. ».

Miss Byron lui fait cette réponse.

Que je suis touchée, Monsieur, de la Lettre de votre Ami ! Elle sert à me convaincre de plus en plus que Clémentine est seule digne de vous. Quelle seroit ma vanité, si je pensois autrement ! & le pensant, comme je fais, qu’il y auroit de bassesse à ne le pas reconnoître ! Je ne puis mal interprêter votre sensibilité. La mienne m’apprend ce que je dois accorder à la vôtre. Je vous regarde, avec Clémentine, comme le meilleur des hommes ; mais l’ambition d’Henriette sera remplie, en occupant le premier rang après elle. Est-il possible qu’elle souhaite de me voir à vous ! Noble & généreuse Ame ! Grandisson, dit-elle, fera mon bonheur ! Mais tendre & vertueuse Clémentine ! mon respectable modèle ! Henriette peut-elle être heureuse, même avec Grandisson, si vous ne l’êtes pas vous-même ! Croyez-moi, votre bonheur est nécessaire au sien. Que le Ciel vous comble de ses faveurs ! C’est la priere d’Henriette. N’en doutez pas ; mon étude sera de le rendre heureux. Mais, excellente Fille ! Fille parfaite ! avez-vous des regrets ! Des regrets qui ne puissent être diminués que par la joie que vous ressentirez de son bonheur, & d’un bonheur qui sera l’ouvrage d’une autre ? Incomparable bonté ! Pourquoi, pourquoi, lorsqu’il vous accordoit la liberté de votre Religion, & qu’il ne faisoit pour lui que la même demande, vous est-il resté des obstacles invincibles !

Ô Monsieur ! je ne puis pousser plus loin ces réflexions. C’est un mouvement irrésistible qui me les a fait commencer. Mais comment serois-je capable de paroître devant elle, si le voyage qu’elle médite en Angleterre s’exécute jamais ? D’un autre côté, avec quel plaisir ne rendrois-je pas mes respects à sa grande ame, sous la charmante figure que M. Barlet nous a représentée !

Elle, sa Famille, vous, Monsieur, vous souhaitez donc de me voir bientôt à vous ? N’êtes-vous pas content du terme accordé ? Un mois, Monsieur, n’est-il pas un terme bien court, après une déclaration si récente ? Et c’est sérieusement que vous me demandez, de quelle partie de la vie nuptiale je voudrois déduire les délais que je suppose ? Ô Monsieur, quelle question ! Voici ma réponse… de nulle de ces heureuses parties ! Mon honneur est votre honneur. Prononcez, vous, le plus généreux des hommes, pour votre

Henriette Byron.