Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 105

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIp. 159-163).

LETTRE CV.

Miss Byron à Mylady G…

2 Novembre.

Vous avez reçu, ma très-chere Amie, sous une même enveloppe, les Lettres de votre Frere & du Seigneur Jeronimo avec ma réponse à votre Frere. Jamais je ne me suis trouvée dans une situation plus inégale ; livrée tantôt à la joie, tantôt à la plus mortelle crainte. On m’assure que ce Greville a l’air si sombre ! il me hait, dit-il. N’arrivera-t-il rien… Ô non, non ! le Ciel protégera votre Frere. Cependant le trouble regne au fond de mon cœur. Il n’est pas question de mes affreux songes ; je ne suis pas superstitieuse. Mais un récit de Miss Orme me fait trembler.

Ce matin elle a rencontré Greville chez une Dame de nos voisines. Il lui a parlé dans ces termes : J’apprens, Mademoiselle, que votre Frere est revenu depuis peu. Je l’en félicite. Il est arrivé fort à propos, pour voir le mariage de Miss Byron. Fenwick est un Misérable. Il est allé hurler de l’avanture à Carlile. Votre Frere & moi nous hurlerons ici.

Je suis sûre, a répondu Miss Orme, que mon Frere tiendra dans cette occasion la conduite d’un Galant Homme, & je ne connois à M. Greville aucune raison de hurler, puisqu’il emploie ce terme. N’est-il pas devenu fort ami du Chevalier Grandisson ?

Il a répliqué avec un sourire forcé, qu’il s’étoit cru capable en effet de tourner l’affaire en plaisanterie ; mais que si près du dénouement, il avoit peine à dévorer tant d’affronts. Le morceau est dur, a-t-il ajouté en portant la main au cou, & faisant quelques grimaces ; je crains qu’il n’ait peine à passer, & je désespere de la digestion. Mais votre Frere se donnera-t-il le plaisir de prêter l’oreille au son des Cloches, qui ne manqueront point, dans peu de jours, de se faire entendre à la ronde ? J’apprens que Sir Charles va grand train. « Qu’il sache pourtant que je veux mourir avec décence. Nous ne nous laisserons point enlever, sans conditions, la fleur de notre Province. Vous voyez quelquefois la sirene, Mademoiselle ; dites-lui que je n’espere le repos qu’en la haïssant de tout mon cœur ; mais ne lui conseillez pas (en se baissant à l’oreille de Miss Orme) de croire le sien trop assuré. »

Ces derniers mots ont fait une étrange impression sur moi ; car je n’étois pas déja fort tranquille. Je les ai répétés : j’y ai réfléchi, & j’ai pleuré, Folle que j’étois ! Mais je me suis remise aussi-tôt, & j’ai supplié Miss Orme de ne pas faire attention à ma folie.

Vers la fin du jour, j’ai reçu la visite de son Frere. Elle m’a fait plaisir, & je ne crois pas qu’il m’accuse d’avoir augmenté sa mélancolie. Il m’a fait diverses questions, auxquelles je n’aurois pas répondu, de toute autre part que de la sienne. J’estimerai toujours M. Orme. Avec quelle ouverture de cœur n’a-t-il pas loué Sir Charles Grandisson ? Il a fini par des vœux pour lui & pour moi, d’un ton bien différent de celui de Balaam Greville. Ses bénédictions ont été suivies de quelques larmes. Excellent homme ! Il m’a mise dans un véritable embarras, pour lui faire mes remercimens.

Lucie me conseille de me rendre auprès de ma Grand-Mere, avant le retour de Sir Charles : mais, ma Tante & moi, nous ne sommes point de son opinion. Il nous semble, au contraire, que c’est lui qui doit se rendre au Château de Sherley, & nous rendre de-là ses visites : car celui de Selby n’est-il pas ma résidence ordinaire ? Ma Grand-Mere sera charmée de sa compagnie & de sa conversation. Mais comme il ne peut penser à revenir avant la fin de la semaine prochaine, au plus tôt, il y a du tems de reste pour tous ces arrangemens. Cependant une jeune Créature, si proche du grand jour, avec un homme qu’elle préfere à tout autre, peut-elle trouver place dans sa tête pour d’autres réflexions ?

Ma Cousine Reves m’écrit. Ils sont si pleins de cet agréable Sujet, elle & son Mari, qu’ils s’invitent d’eux-mêmes à se rendre ici. Cet empressement est fort singulier : mais ma Tante ne croit pas qu’on puisse leur dire, non. Votre présence, Charlotte, me causeroit, je vous l’avoue, une vive satisfaction. Je ne puis espérer de voir Mylady… Pauvre Émilie ! ma Tante souhaiteroit qu’elle fût avec nous. Cependant, pour son propre intérêt, il n’y faut pas encore penser. Combien de fois ne me suis-je pas rappellé cette réflexion de votre Frere, que dans nos plus heureuses perspectives, les soupirs du cœur décèlent quelques imperfections ?

N. B. la Lettre suivante est de Sir Charles, qui fait de vifs remercimens à Miss Byron de sa derniere Lettre, avec une apologie raisonnée de l’empressement qu’il a marqué pour son heureux jour. Il ne veut pas tarder deux fois vingt-quatre heures à se rendre, soit au Château de Sherley, soit à celui de Selby, dont il espere qu’il lui sera permis de ne plus s’écarter, avec des espérances si prochaines d’obtenir rang dans la chere Famille. Il parle de ses Équipages, qui sont fort avancés, & des articles qu’il a remis tout dressés entre les mains de M. Deane. S’il ne reçoit pas d’ordre contraire, il présentera, dit-il, Mardi au matin, si ce n’est pas Lundi au soir, le plus sincere & le plus ardent des Hommes à la plus aimable de toutes les Femmes.