Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 58

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome Vp. 171-180).
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LETTRE LVIII.

Miss Byron à Miss Selby.

Même jour.

Mes tristes sentimens m’ont forcée de quitter la plume : il faut que je commence une seconde Lettre. Je ne m’étois pas proposé de finir l’autre à l’endroit où je me suis arrêtée.

Sir Charles, voyant combien j’étois attendrie, a paru oublier sa propre douleur, pour applaudir à ce qu’il a nommé mon humanité. Je vous ai renvoyée plusieurs fois, m’a-t-il dit, aux explications du Docteur Barlet. Je le prierai de vous communiquer tous les détails qu’il a reçus de moi, dans une correspondance sans réserve. Vous, Mademoiselle, qui vous faites un si doux amusement d’entretenir vos Amis par vos Lettres, peut-être trouverez-vous, dans une histoire de cette nature, de quoi satisfaire leur curiosité. Je puis me reposer sur leur discrétion. Ne sont-ils pas du même sang que vous ? C’est un bonheur pour moi, de contribuer à leur satisfaction comme à la vôtre.

Je l’ai remercié par une inclination : je n’étois pas capable d’autre chose.

Je vous ai dit, Mademoiselle, que je suis engagé fort loin par la compassion, mais que mon honneur est libre : c’est ce que je pense de ma situation. Lorsque vous aurez vu tout ce que le Docteur Barlet peut vous communiquer, vous jugerez plus aisément du fond & des circonstances. Il n’y a point de femme au monde, dont l’estime me soit plus précieuse que celle de Miss Byron.

Ce que je viens d’entendre, lui ai-je dit, ne suffiroit-il pas à tout le monde, pour souhaiter que la malheureuse Clémentine… Ah, Lucie ! la voix m’a manqué. J’allois me noircir d’une fausseté. Cependant ne devois-je pas être capable, au fond du cœur, d’achever ce que je voulois dire ? Comptez, chere Lucie, que l’amour rétrécit le cœur. Je l’ai vérifié par des expériences répétées. Ne m’a-t-on pas toujours crue bonne, généreuse, supérieure aux petits détours de l’amour-propre ? Que suis-je à présent ?

Enfin, Mademoiselle, a-t-il repris… & sans continuer lui-même, il alloit prendre ma main, mais d’un air qui sembloit marquer de l’embarras, avec une tendresse qui parloit dans ses yeux, un respect qui étoit répandu dans toute sa contenance… Il n’a fait que la toucher néanmoins ; & retirant la sienne, que dirai-je de plus, Mademoiselle ? Je ne sais ce que je dois ajouter. Mais je vois que vous êtes capable de me plaindre. Vous plaignez aussi la malheureuse Clémentine. L’honneur me défend… cependant l’honneur m’ordonne… mais je ne puis être injuste, ingrat, intéressé ! Il s’est levé de sa chaise : Quels remercîmens ne vous dois-je pas, Mademoiselle, pour la complaisance que vous avez eue de m’écouter ! J’en abuse. Pardonnez le trouble que j’ai répandu dans un cœur qui est capable d’une sympathie si tendre ; & me faisant une profonde révérence, il s’est retiré avec précipitation, comme s’il eût appréhendé de me laisser voir toute son émotion.

Je suis demeurée pendant quelques momens immobile, vraie statue ; regardant d’un côté & d’autre, comme pour chercher mon cœur, & le jugeant perdu sans ressource ; un torrent de larmes, qui est sorti fort à propos de mes yeux, m’a rendu la connoissance & le mouvement. Miss Grandisson, ayant vu sortir son Frere, avoit attendu quelques momens, dans la crainte qu’il ne revînt sur ses pas ; mais m’entendant soupirer, elle est accourue les bras ouverts. Ô chere Henriette ! m’a-t-elle dit en m’embrassant, que s’est-il passé ? Est-ce ma Sœur que j’embrasse ? ma Sœur réelle, ma Sœur Grandisson ?

Ah, ma Charlotte ! il faut renoncer à toute espérance. Point de Sœur. Il est impossible. Il n’y faut plus penser. Je connois… Mais aidez-moi, aidez-moi à sortir de cette chambre. La vue m’en déplaît, (en étendant une main devant mes yeux, & sentant mes larmes qui couloient entre mes doigts… des larmes, ma chere, que je ne donnois pas seulement à moi, mais à Sir Charles, à la malheureuse Clémentine ; car, ne concluez-vous pas de tout ce que vous avez lu, qu’il est arrivé quelque chose de Boulogne ?) & me soutenant sur les bras de Miss Grandisson, je me suis hâtée de sortir de la Bibliotheque, pour monter à ma chambre. Miss Grandisson vouloit me suivre. Non, non, lui ai-je dit ; laissez-moi, laissez-moi pour un quart d’heure. Je vous rejoindrai moi-même dans votre cabinet.

Elle a eu la bonté de se retirer. Je me suis jettée dans un fauteuil. Je me suis abandonnée quelques momens à mes larmes, & j’en ai tiré assez de soulagement, pour recevoir les deux Sœurs, qui sont venues, en se tenant par la main, dans l’impatience de me consoler.

Mais je n’ai pu leur raconter, avec la moindre liaison, ce qui venoit de se passer : je leur ai dit seulement que tout étoit consommé ; que leur Frere étoit digne de pitié ; qu’il ne méritoit aucun blâme ; que si elles vouloient m’accorder quelques heures pour me rappeler ce que j’avois entendu de plus touchant, je les rejoindrois, & qu’elles en auroient un récit plus exact. Elles m’ont quittée, lorsqu’elles m’ont vue un peu plus tranquille.

Sir Charles est sorti dans son Carrosse, avec le Docteur Barlet. Il s’est informé plusieurs fois de ma santé, en disant à sa Sœur Charlotte, qu’il craignoit de m’avoir causé trop d’émotion par les tristes récits qu’il m’avoit faits. Avant son départ, il a fait demander la permission de ne pas venir pour dîner. Qu’il est à plaindre ! Quelle doit être son affliction ! N’être pas en état de nous voir, de s’asseoir avec nous ! Je me serois excusée aussi, dans le désordre où j’étois encore. Mais on a refusé d’y consentir. Je suis descendue ; je me suis mise à table. Que le tems du dîner m’a paru long ! Les yeux des Domestiques m’étoient à charge. Ceux d’Émilie ne me gênoient pas moins, brillans de curiosité comme je les voyois ; sans qu’elle sût elle-même pourquoi, mais par une espèce de sympathie apparemment, & dans la seule supposition que tout n’alloit pas à son gré.

Elle m’a suivie, lorsqu’elle m’a vu remonter à ma chambre. Un mot, ma chere Miss Byron (en tenant la porte d’une main & passant seulement la tête pour me voir.) Dites-moi qu’il n’y a point de mésintelligence entre vous & mon Tuteur. Je ne vous demande qu’un mot.

Non, ma chere, il n’y en a point. Non, non, ma chere Émilie !

Le Ciel en soit loué ! (en joignant affectueusement les deux mains.) Le Ciel en soit loué ! Si vous étiez mal ensemble, je n’aurois pas su pour qui prendre parti. Mais je ne veux pas vous interrompre. Je me retire.

Demeurez, demeurez, ma chere petite amie ! demeurez, ma bonne Émilie. Je suis allée vers elle. J’ai pris sa main. Eh bien, chere fille ! vous dites donc que vous souhaitez de vivre avec moi ?

Si je le souhaite ! C’est le plus cher de tous mes désirs.

M’accompagnerez-vous en Northampton-Shire, mon Amour ?

Au bout du monde, Mademoiselle. Je serai votre premiere Suivante, & je vous aimerai plus que mon Tuteur, s’il est possible.

Ah, ma chere ! Mais comment pourrez-vous vivre sans voir quelquefois votre Tuteur ?

Quoi donc ? Il vivra sans doute avec nous.

Non, non, ma chere. Et vous aimerez mieux alors vivre avec lui qu’avec moi, n’est-il pas vrai ?

Pardonnez-moi, Mademoiselle. Je souhaite, en vérité, de vivre & de mourir avec vous ; & je suis sûre que la bonté de son cœur l’amenera souvent pour nous voir. Mais, vous pleurez, ma chere Miss Byron ! dites-moi donc d’où viennent vos larmes. Pourquoi parlez-vous si vîte, avec une prononciation si courte ? Vous paroissez dans un embarras…

Je parle vîte ; ma prononciation est courte, & je parois dans un embarras… Mille graces, mon Amour, pour votre observation. J’en profiterai. Faites-moi le plaisir, à présent, de me laisser.

L’aimable fille est sortie sur la pointe des pieds. C’étoit sincerement que je la remerciois ; son observation m’a servi réellement. Mais vous jugez bien, ma chere Lucie, que je devois être un peu agitée. La maniere dont il m’avoit quittée… N’y trouvez-vous pas quelque chose de singulier ? Se retirer si brusquement, en quelque sorte ! Et ne m’avoir rien dit qui n’ait été accompagné de regards si tendres ; de regards, qui sembloient exprimer beaucoup plus que ses paroles ! Et s’être retiré sans m’offrir de me reconduire, après m’avoir amenée ! comme si… je ne sais pas comme quoi ; mais vous me donnerez votre opinion sur toutes ces circonstances. Ce que je ne puis dire, c’est que je crois mes incertitudes finies, & que ma situation n’en est pas plus désirable. Cependant… Mais pourquoi cette confusion d’idées ? Ce qui doit arriver, n’est-il pas déterminé par l’ordre du Ciel ?

Dans l’après-midi, Sir Charles & le Docteur n’étant pas revenus, j’ai fait à Mylord & aux Dames un récit abrégé de ce qui s’étoit passé entre leur Frere & moi, sans m’embarrasser qu’Émilie fût présente. À peine avois-je fini, & lorsque je me disposois à remonter, les deux Amis sont entrés. Sir Charles s’est adressé d’abord à moi, par de nouvelles excuses de la peine qu’il m’avoit causée. À chaque mot qu’il prononçoit, son émotion étoit visible. Il hésitoit. Il trembloit. Pourquoi hésiter, ma chere, & pourquoi trembler ?

Je lui ai répondu que je ne faisois pas difficulté d’avouer combien sa triste histoire avoit excité ma compassion, & je l’ai prié de se souvenir de sa promesse. Il m’a dit qu’il avoit chargé M. Barlet de remplir ses engagemens ; & le bon Docteur a témoigné que rien ne lui étoit plus agréable que cette commission. Comme j’étois proche de la porte, dans le dessein de remonter à mon Cabinet, j’ai suivi ma premiere intention. À mon passage, Sir Charles m’a saluée d’une profonde révérence, sans me dire un mot ; & j’ai cru remarquer qu’il s’étoit attendu à me voir demeurer. Mais non, en vérité.

Cependant, je le plains du fond du cœur. Quelle bizarrerie, par conséquent, d’être fâchée contre lui ! Jamais tant de bonté, tant de sensibilité, tant de compassion, qui est, je crois, la principale source de ses peines, ne s’est trouvé ensemble dans un cœur si mâle.

Dites, dites, ma chere Lucie… Mais non, ne me dites rien, avant que nous ayons lu les Lettres que je dois recevoir du Docteur Barlet. C’est alors que nous aurons toutes les pieces devant nous.

Samedi 25 au matin.

Il est (mais pourquoi cet il, qui est un terme peu respectueux ? La petitesse de mon cœur me fait honte.) Sir Charles est parti pour Londres. Ne pouvant être heureux dans lui-même, il va se procurer le plaisir de contribuer au bonheur des autres. Il en jouit comme eux. Quel présent du Ciel, qu’un cœur bienfaisant ! Que toutes les disgraces possibles tombent sur un homme de ce caractere, elles ne le rendront jamais tout-à-fait malheureux.

Samedi à Midi.

Sir Charles est parti, & je sors d’un long entretien avec Mylord L… & les deux Dames. Que direz-vous, Lucie ? Ils sont tous persuadés que le grand combat de Sir Charles, sa peine la plus vive, vient de… Son grand combat (en vérité je ne sais ce que j’écris… mais je n’y changerai rien, ma chere) est, ou vient, n’ai-je pas dit ? d’un partage entre sa compassion pour la malheureuse Clémentine & son amour pour une autre.

Mais qui se contentera de la moitié d’un cœur, tout grand, tout vif & tout sensible que je suppose le sien ? La compassion, Lucie ! La compassion du cœur de Sir Charles ! Ce ne peut être que de l’amour. Et n’en doit-il pas à une femme de ce caractere ? Vous-même, Lucie, n’êtes-vous pas pénétrée de compassion pour la malheureuse Clémentine ? Quelle fatalité dans son amour ! Elle aime, contre sa Religion, c’est-à-dire, contre son inclination, du moins à cet égard, un homme qui ne peut être à elle sans blesser sa conscience & son honneur. Aimer contre son inclination ! Que signifient ces termes ? Qu’il y a d’absurdité dans cette passion qu’on appelle amour ! ou plutôt, qu’elle produit d’effets absurdes, dans ceux qui s’y laissent entraîner ! Je veux que la mienne soit toujours réglée par les loix de la raison & du devoir. Alors, alors mes souvenirs & mes réflexions ne me causeront jamais de chagrin durable.