Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 103

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIp. 127-151).

LETTRE CIII.

Miss Byron à la même.

15 octobre.

Je ne vous ai pas dit, ma chere, que Sir Charles ayant promis à M. Greville de faire sa réconciliation au Château de Selby, avoit différé deux jours à nous en parler sérieusement, & que sa proposition, quoiqu’exprimée avec toutes les graces & les ménagemens possibles, avoit trouvé quelques difficultés de la part de mon Oncle & de mes Cousines. Mais que peut-on refuser ici à Sir Charles ? Enfin l’on étoit convenu qu’ils se trouveroient ensemble à l’Église, le Dimanche au matin, & qu’ils nous y feroient les civilités qui pouvoient nous conduire à recevoir leur visite après-midi.

Personne n’ignorant dans le Pays, que le Chevalier Grandisson étoit venu pour faire agréer à ma Famille ses vues sur une jeune personne à qui tout le monde fait la grace de souhaiter beaucoup de bien, l’Église s’est trouvée remplie d’une foule de Curieux qui étoient fort impatiens de le voir. Ils se sont crus trompés dans leur attente, lorsqu’ils n’ont vu paroître que ma Tante, conduite par M. Deane, & moi, par mon Oncle, comme mes deux Cousines l’étoient par leur Frere ; mais on n’a pas été long-temps sans voir entrer Sir Charles avec M. Greville & M. Fenwick. Ils se sont placés tous trois dans un banc qui est vis-à-vis le nôtre. Messieurs Greville & Fenwick ont commencé par nous saluer, tandis que Sir Charles s’est cru obligé de donner le premier rang à d’autres devoirs. Il a toujours été, comme vous le dites, supérieur à la fausse honte. J’ai pris plaisir à le voir donner l’exemple. Son second compliment s’est adressé à nous, avec une grace que je représenterois mal. La rougeur m’est montée au visage, du murmure d’admiration qui se faisoit entendre autour de nous. J’ai cru voir ce sentiment dans les yeux de tout le monde, au travers même des éventails de quelques Dames. Quelle différence entre lui & les deux autres, dans leur conduite pendant le service ! Cependant, qui a jamais vu deux des trois, si décens, si attentifs, & je puis dire si respectueux ! Que tous ceux qui ont quelque supériorité sur les autres, se conduisent comme votre Frere, & je ne doute pas que le monde ne devînt meilleur. Après l’office, M. Greville a tenu la porte de son banc ouverte pour régler ses mouvemens sur les nôtres, & lorsqu’il nous a vu presque sortis, prenant officieusement la main de Sir Charles, il s’est avancé vers nous. Sir Charles nous a rencontrés à la porte de notre banc. Il s’est approché de la meilleure grace, & m’a offert respectueusement sa main. C’étoit l’équivalent d’une déclaration publique. Aussi tout le monde en a-t-il pris cette idée. M. Greville, hardi dans sa bassesse, a fait un mouvement, comme s’il eût cédé à votre Frere la main qu’il prenoit : &, plus subtil qu’un serpent, mon maudit cheval, a-t-il dit en regardant son bras, que sa derniere aventure l’obligeoit de tenir encore dans l’ouverture de sa veste, n’a pas été fort docile pour son Maître. Je m’invite, Mademoiselle, à prendre le thé avec vous cet après-midi, vous me ferez la grace d’aider vous-même au pauvre manchot.

Il ne faut point espérer, quand on le voudroit, que les moindres démarches puissent demeurer cachées dans une Province. Nos gens nous ont rendu témoignage de l’applaudissement Général. C’est une extrême satisfaction, ma chere, de se voir recherchée par un homme auquel tout le monde applaudit.

Dimanche au soir.

Ô chere, chere Mylady ! Que ce Greville m’a déconcertée ! L’étrange Homme !

Il n’a pas manqué de venir avec son Ami Fenwick : nous l’avons reçu fort civilement. Vous savez qu’il se pique de bel esprit, & qu’il affecte de faire le Plaisant. Il se trouve des gens qui ne peuvent paroître avec avantage sans un second qui sert de but à leurs plaisanteries. Fenwick & lui se sont exercés long-temps à badiner aux dépens l’un de l’autre. Votre Frere leur accordoit quelques sourires, & de quelque maniere qu’il pensât d’eux, il ne leur a pas marqué de mépris. Mais à la fin, ma Grand’Mere & ma Tante l’ont engagé dans une conversation qui a rendu ces deux hommes si muets & si attentifs, que s’ils ne s’étoient pas oubliés plus d’une fois entr’eux, on auroit pu les croire capables de quelque discrétion.

Personne n’avoit encore touché à ce qui s’étoit passé à Northampton, lorsque Monsieur Greville a commencé lui-même un sujet si sérieux. Il m’a demandé une audience de dix minutes : ce sont ses termes. Comme il a déclaré aussi-tôt que ce seroit la derniere qu’il me demanderoit jamais sur le même point, ma Grand’Mere m’a dit : Obligez M. Greville, ma chere ; & j’ai consenti à me retirer avec lui vers une fenêtre. Je crois pouvoir me rappeller son discours, sans changer presque rien aux expressions. Il n’a pas parlé si bas qu’il ne pût être entendu de tout le monde, quoiqu’il m’eût dit tout haut qu’il ne vouloit l’être que de moi.

Je dois me croire bien malheureux, Mademoiselle, de n’avoir jamais obtenu de vous le moindre témoignage de faveur ! Vous m’accuserez de vanité, je n’en suis pas exempt. Mais pourquoi désavouerois-je des avantages & des qualités que tout le monde m’accorde ? Je jouis d’un bien qui me permet d’adresser mes vœux aux Femmes du plus haut rang : il est clair & libre. Je ne suis pas un homme d’un mauvais naturel. J’aime la plaisanterie, j’en conviens, mais je suis capable d’attachement pour mes Amis. Vous autres Femmes vertueuses, vous n’en aimez pas moins un homme, pour quelques défauts qu’il vous offre à corriger. Je pourrois ajouter mille choses en ma faveur, si le Chevalier Grandisson (en jettant les yeux sur lui) ne m’éclipsoit entiérement. Le Diable m’emporte si j’ai la moindre opinion de moi devant lui. Je l’ai toujours redouté. Mais lorsqu’il eut quitté l’Angleterre pour suivre d’autres amours, je me flattai d’en pouvoir tirer de l’avantage.

D’un autre côté néanmoins, j’avois quelque chose à craindre aussi de Mylord D… Sa Mere a l’habileté d’un Machiavel. Il possède une fortune immense, un titre. Il a de fort bonnes qualités pour un Seigneur : Mais voyant qu’il n’étoit pas moins rejetté que moi, il faut, me suis-je dit à moi-même, qu’elle ait quelqu’un dans le cœur. Fenwick ne vaut pas mieux que moi, ce ne peut être Fenwick. Orme, pauvre chrétien ! Il est encore plus impossible que ce soit le doucereux Orme.

Je vous prie, Monsieur…, ai-je interrompu, & j’allois prendre la défense de M. Orme ; mais se hâtant de me couper la voix, il m’a dit effrontément qu’il vouloit être entendu, que c’étoit son discours de mort, & que j’avois mauvaise grace de l’interrompre. Eh bien, Monsieur, ai-je répondu en souriant, venez donc vîte à la péroraison.

Je vous ai dit autrefois, Miss Byron, que je ne pouvois supporter vos sourires. Aujourd’hui, souriez ou faites la sévere, peu m’importe. J’ai perdu tout espoir, je suis résolu de vous maltraiter avant que nous finissions.

Me maltraiter ! J’espere, Monsieur…

Vous espérez ! Que signifient vos espérances, vous qui ne m’en avez jamais donné l’ombre ? Mais écoutez-moi ; j’ai à vous dire, Mademoiselle, plusieurs choses qui vous déplairont, & d’une nature toute différente. Je continuois de chercher qui pouvoit être l’heureux Mortel. Ce second Orme, Fouler ; ce ne sauroit être lui, me disois-je. Est-ce le nouveau venu, le sage Belcher ? (je faisois observer tous vos pas, comme je vous en avois avertie.) Non, répondois-je à moi-même, elle a refusé Mylord D… & des légions entieres, avant que Belcher eût remis les pieds dans l’Isle. Qui Diable est-ce donc ? Mais lorsque ce dangereux homme, que j’avois cru parti pour remplir sa destinée conjugale avec une Étrangere, est revenu sans être engagé, & lorsque j’ai su qu’il prenoit sa route vers le Nord, j’ai commencé à tout craindre de sa part. Jeudi dernier je reçus avis qu’on l’avoit vu le matin à Dunstable, marchant vers notre Canton. Le cœur me manqua. J’avois mes espions autour du Château de Selby. De quoi l’Amour & la Jalousie ne sont-ils pas capables ? J’appris que votre Oncle & M. Deane étoient allés au-devant de lui. Ma rage ne peut se concevoir. Combien ne m’échappa-t-il pas de juremens & d’imprécations ? Cependant je jugeai que dans une premiere visite, il ne seroit point accordé à mon Rival de prendre sa résidence sous un même toit avec cette charmante Sorciere

Quelle expression, Monsieur !

Sorciere, oui sorciere. Dans ma fureur je lui donnai mille noms de cette force. Will, Tom, George, vîte, qu’on m’apporte une douzaine de torches ardentes, je veux embraser le Château de Selby, en faire un feu de joie pour l’arrivée de l’Usurpateur de mon bien. J’aurai des crocs & des fourches pour repousser dans les flammes jusqu’au dernier de la Famille. Il n’en échappera pas un à ma vengeance.

Horrible Personnage ! Je ne veux pas vous écouter plus long-temps.

Vous m’entendrez jusqu’à la fin. Vous m’écouterez, vous dis-je, c’est mon discours de mort ; faut-il que je le répete ?

Un Mourant devroit penser à la pénitence.

Moi ! Et dans quelle vue, s’il vous plaît ? J’ai perdu l’espérance. Qu’attendez-vous d’un malheureux désespéré ? Mais je fus averti que mon Rival ne passeroit pas la nuit au Château ; c’est ce qui sauva votre maison. Alors toute ma malice se tourna vers l’Hotellerie de Northampton. L’Hôtellier, dis-je en moi-même, m’a mille sortes d’obligations, & n’en donne pas moins retraite au plus mortel de mes Ennemis ! Mais il est plus digne de moi d’aller lui demander compte en personne de l’intérêt qu’il prend au château de Selby, & de le faire renoncer à toutes ses prétentions, comme j’y ai déja forcé plus d’un Galant par mes rodomontades. Je ne fermai pas l’œil de toute la nuit. Ma visite fut rendue le matin à l’Hôtellerie. Je prétens savoir, autant qu’aucun autre homme du monde, tout ce qui concerne la civilité & les bons usages ; mais je connoissois le caractere de l’homme à qui j’avois à faire. Je savois qu’il avoit autant de sang-froid que de résolution : ma rage ne me permettoit point d’être civil ; & quand elle me l’auroit permis, j’étois persuadé qu’il falloit être brutal pour l’irriter : je le fus, je ne gardai aucune mesure.

Jamais homme ne fut traité avec un mépris plus froid & plus phlegmatique. J’en vins au défi. Il me déclara qu’il ne vouloit pas se battre. J’étois résolu de l’y forcer : je le suivis jusqu’à sa voiture, & je parvins à l’attirer dans un endroit écarté, mais j’avois à faire au Diable. Il m’avertit d’un ton que je trouvai insultant, de me tenir mieux en garde. Je profitai du conseil sans m’en trouver mieux, car il savoit toutes les ruses du métier. Dans un instant je me vis sans armes, & ma vie fut au pouvoir de mon Adversaire. Il me rendit mon épée, en me conseillant de ne pas m’exposer à d’autres risques. Il remit la sienne au fourreau. Il me quitta. Je me trouvai dans une abominable situation, sans usage du bras droit. Je me dérobai comme un Voleur. Il monta dans son char de triomphe pour continuer sa route au Château de Selby. Je me retirai dans le mien, je maudis le monde entier, je me jettai à terre, & je la mordis.

Ce long & furieux récit impatientoit mon Oncle. Votre Frere paroissoit incertain, mais attentif. M. Greville a continué :

J’engageai Fenwick à m’accompagner le soir au rendez-vous. Manchot comme je l’étois, j’aurois souhaité de pouvoir l’irriter encore. Il ne voulut point être irrité ; & lorsque j’eus connu qu’il m’avoit ménagé au Château de Selby, lorsque je me souvins que je devois mon épée & ma vie à sa modération ; lorsque je me représentai son caractere, la conduite qu’il avoit tenue avec le Chevalier Pollexfen, & tout ce que Bagenhall m’avoit dit de lui ; pourquoi, pensai-je en moi-même, sans espoir comme je suis, soit qu’il vive ou qu’il meure, de réussir auprès de ma charmante Byron ; pourquoi m’obstiner contre un Ennemi si noble ? Cet homme est également incapable d’arrogance & d’insulte. Il faut m’en faire un Ami (j’en dois l’idée à Fenwick) pour mettre mon orgueil à couvert ; & que le Diable emporte le reste, Miss Byron, & tout…

Méchant homme ! Vous étiez mourant, il y a deux minutes. Que je suis lasse de vous !

Ho ! Mademoiselle, vous n’êtes pas à la fin de mon discours de mort ; mais je ne veux pas vous effrayer. L’êtes-vous un peu ?

Je ne le suis que trop.

(Sir Charles a fait un mouvement, comme s’il avoit voulu s’approcher de nous ; mais il s’est arrêté néanmoins, à la priere de ma Grand-Maman, qui lui a dit de laisser passer cet accès, & que M. Greville étoit toujours singulier).

Effrayée, Mademoiselle ! Eh qu’est-ce que votre effroi, si vous le comparez aux cruelles nuits, aux jours insupportables que vous m’avez fait passer ? Nuits maudites ! Maudits jours, & maudit moi-même ! Impitoyable Fille, (en grinçant les dents) quels tourmens vous m’avez causés !… Mais c’est assez, je veux hâter ma conclusion, par compassion pour vous, qui n’en avez pourtant jamais eu pour moi.

Quoi, Monsieur ? Pouvez-vous me reprocher de la dureté ?

Oui, & de la plus barbare, sous les plus charmantes apparences. C’est à cette trompeuse douceur que je dois ma ruine ; c’est elle, qui m’avoit fait naître des espérances ; oui, cette physionomie brillante, & ce cœur glacé. Ô visage imposteur ! Mais il est tems de finir mon discours de mort. Donnez-moi la main ; je le veux absolument. Ne craignez point que je la mange, comme il s’en est peu fallu dans un autre tems. (Il m’a pris la main, & je n’ai pas résisté.) À présent, Mademoiselle, écoutez mes dernieres expressions : Vous aurez la gloire de donner au meilleur des Hommes, la meilleure des Femmes. Que le jour n’en soit pas retardé long-temps, pour l’amour de ceux qui conserveront jusqu’alors un reste d’espoir. Comme votre Amant, je dois de la haine à cet heureux Homme ; mais je l’aimerai comme votre Mari. Il sera pour vous, tendre, affectionné, reconnoissant ; & vous mériterez toute sa tendresse. Puissiez-vous vivre, ornement de la Nature humaine, comme vous l’êtes tous deux, pour voir les Enfans de vos Enfans, tous aussi bons, aussi parfaits, aussi heureux que vous-mêmes ! Et, pleins d’années, comblés d’honneur & de satisfaction, puissiez-vous, dans la même heure, être transportés au Ciel, seul terme où vous puissiez être plus heureux que vous ne le serez par votre mariage, si vous l’êtes autant que je le désire, & que je le demande à l’Auteur de tous les Biens !

Les larmes sont tombées de mes yeux, en recevant cette bénédiction imprévue, si semblable à celle de cet ancien Prophête, qui bénissoit, lorsqu’on le croyoit prêt à maudire[1].

Il tenoit encore ma main. Je ne le ferai point sans votre permission, Mademoiselle… Puis-je, avant que de la quitter… Il me regardoit, comme pour attendre mon consentement, en penchant la tête dessus. Mon cœur étoit ouvert. Que le Ciel vous comble de biens, M. Greville ! Je fais pour vous tous les vœux que vous avez faits pour moi. Ils seront exaucés, si vous prenez le chemin de la vertu. Je n’ai pas retiré ma main. Il a mis un genou à terre, pour la presser plus d’une fois de ses levres. Lui-même avoit les larmes aux yeux. Il s’est levé, il m’a traînée vers Sir Charles ; & lui présentant ma main, que la surprise ne m’a permis d’étendre qu’à demi : Que j’aie la gloire, Monsieur, de remettre cette chere main dans la vôtre. C’est à vous seul que je suis capable de la céder. Heureux, trois fois heureux couple ! La valeur mérite seule d’obtenir la beauté[2].

Sir Charles a pris ma main. Que ce précieux gage m’appartienne pour jamais ! a-t-il dit en la baisant ; & se tournant vers ma Grand-Mere & ma Tante, il m’a présentée à elles. J’étois toute effrayée du mouvement que l’étrange Homme m’avoit fait faire. Je ne souhaite de vivre, a répondu ma Grand-Mere, dans une espèce de transport, que pour voir ma Fille à vous !

Après avoir mis ma main dans celle de votre Frere, Monsieur Greville est sorti de la chambre avec la derniere précipitation. Il avoit quitté le Château, lorsqu’on a commencé à demander ce qu’il étoit devenu ; & tout le monde en étoit inquiet, jusqu’à ce qu’on a su d’un Domestique, qu’il avoit pris brusquement son épée & son chapeau dans l’anti-chambre ; & d’un autre, qui l’avoit rencontré, son Laquais derriere lui, qu’il s’étoit retiré à grands pas, en poussant de profonds soupirs.

Ne le plaignez-vous pas, ma chere Amie ? Votre Frere a marqué généreusement de l’inquiétude pour lui. Lucie, qui l’a toujours vu d’assez bon œil, a remarqué qu’il nous avoit souvent surpris par ses singularités ; mais que la derniere partie de sa conduite devoit faire juger, qu’il n’étoit pas aussi dépourvu de principes, qu’il affectoit quelquefois de le paroître. Moi-même, ma chere, je me flatte que Sir Charles a mieux connu que nous son caractere, lorsqu’il nous a proposé de recevoir sa visite.

Sir Charles s’est offert le soir à reconduire ma Grand-Mere. Ainsi, nous ne l’avons pas eu à souper ; mais nous sommes tous invités à dîner chez elle, & nous soupçonnons que votre Frere sera un des principaux Convives.

Lundi matin, 16 Octobre.

Je reçois une Lettre de mon Émilie, qui m’apprend qu’elle est avec vous, quoique sans date de temps & de lieu. Vous m’avez sensiblement obligée, en témoignant à cette chere Fille, que toutes les surabondances de mon cœur sont pour elle. Émilie est la tendresse & la bonté même. Je lui écrirai bientôt, pour lui répéter que tout mon pouvoir sera toujours employé à lui faire plaisir. Mais dites-lui, comme de vous-même, qu’elle doit un peu modérer son impatience. Je ne puis proposer à son Tuteur de la prendre avec moi, jusqu’à ce que je sois sûre du succès. Voudroit-elle que je lui fisse une demande, par laquelle il sembleroit que je me suppose déja sa Femme ? Nous ne sommes point encore au dénouement. Cependant, ce qu’on me dit qu’il insinua hier au soir à ma Grand-Maman, en la reconduisant au Château de Sherley, me fait juger qu’il veut aller plus vîte, que je ne me crois peut-être capable de le suivre ; & je vois sans aucun dessein d’affectation, que pour la seule bienséance, je serai obligée de prendre sur moi le ménagement de ce point. Car, ma chere, tout le monde est si amoureux de lui dans cette Maison, qu’aussi-tôt qu’il aura déclaré ses desirs, on me pressera de le satisfaire, ne m’accordât-il qu’un jour ou deux ; comme si l’on craignoit qu’il ne renouvellât point sa demande.

Monsieur Belcher m’a fait l’honneur de m’écrire. Il m’apprend que la maladie de son Pere augmente, jusqu’à faire perdre toute espérance… J’en suis sincérement affligée ! Il ajoute qu’il me demande de la consolation. Sa Lettre est charmante ; si pleine de tendresse filiale ! Excellent Jeune Homme ! Tout y respire les principes de son Ami ! Je ne doute point que Sir Charles, M. Belcher, & le Docteur Barlet, ne continuent leur ancienne correspondance. Que ne donnerois-je point, pour voir tout ce que Sir Charles écrit de nous ?

Monsieur Fenwick vient nous apprendre que M. Greville est assez mal, & qu’il garde la chambre. Le Ciel est témoin qu’il a tous mes vœux pour sa guérison. Plus je pense à sa derniere scene, plus elle me surprend dans un homme tel que lui. Je ne m’attendois pas qu’elle dût finir par des souhaits si généreux. Nancy, qui ne l’aime point, prétend que sa maladie ne vient que de la violence qu’il a faite à son naturel. Auriez-vous cru Nancy capable d’une réflexion si sévere ? Mais elle se souvient d’avoir reçu de lui quelque offense, & la bonté même a ses petits ressentimens.

Nous nous disposons à partir pour le château de Sherley. Nos deux Cousines Holles y seront à dîner. Elles étoient depuis quelques Semaines à Daventry chez leur Tante. Leur impatience est extrême de voir Sir Charles. Adieu, mes très-cheres Amies. Ne me dérobez rien à votre affection.

N. B. le dîner du Château Sherley, & les agrémens dont il fut accompagné, font le sujet d’une longue Lettre… Sir Charles déploie dans cette occasion tous ses charmes & ses talens. Il dit les plus jolies choses du monde. Il chante, il danse avec Miss Byron & Miss Lucie, &c. On propose aux Dames une promenade dans quelques Villes voisines, pour la santé de Miss Byron, à qui les Médecins avoient ordonné cet exercice. Sir Charles offre sa compagnie : le départ n’est pas remis plus loin qu’au jour suivant. Miss Byron ne manque point de faire dans d’autres Lettres une relation de leur course… Mais ce récit n’a d’intéressant que deux articles, dont l’un regarde son mariage, l’autre, la demande d’Émilie, & qui peuvent tous deux être détachés.

À Trapston, 19 octobre.

Je ne sais comment il est arrivé qu’à la fin du déjeûner chacun est sorti l’un après l’autre, & m’a laissée seule avec Sir Charles. Lucie a disparu la derniere ; & dans le moment qu’elle nous quittoit, lorsque je me préparois à sortir moi-même, pour m’aller faire coëffer, il est venu s’asseoir près de moi : Ne vous offensez point, chere Miss Byron, m’a-t-il dit, si je prens l’unique occasion qui se soit encore offerte, pour vous entretenir d’un sujet qui me touche beaucoup.

La rougeur m’est montée au visage. Je suis demeurée muette.

Vous m’avez permis d’espérer, Mademoiselle, & tous vos Amis, que j’aime & que je respecte, encouragent cet espoir. Ce que j’ai à vous demander aujourd’hui, c’est de le confirmer avec la même bonté. Je connois toute votre délicatesse, & j’ose vous faire une question : dans l’inégalité où vous pouvez vous croire, avec un homme qui ne vous cache point ce qu’il a pensé en faveur d’une autre Femme, votre cœur vous fait-il sentir que cet homme ne laisse pas d’être le seul qu’il puisse préférer, & qu’il préfere effectivement à tout autre ?

Il s’est arrêté pour attendre ma réponse.

Après avoir hésité quelques momens : Ces mêmes Amis, Monsieur, lui ai-je répondu, ces Amis, que vous honorez d’une juste estime, m’ont accoutumée dès l’enfance à ne dire que la vérité. Sur un point de cette importance je serois inexcusable, si…

La voix m’a manqué. Ses yeux étoient fixés sur les miens. Pour la vie, il m’auroit été impossible de dire un mot de plus : cependant je souhaitois de pouvoir parler.

Si… vous n’achevez point, Mademoiselle ! & prenant ma main, sur laquelle il a penché son visage, il est demeuré dans cette attitude, sans lever les yeux vers moi. J’ai retrouvé la force d’ouvrir la bouche. Si, pressée comme je le suis, ai-je continué, & par Sir Charles Grandisson, je faisois difficulté de lui ouvrir mon cœur. Je répons ; Monsieur, que cette préférence est telle que vous la desirez.

Il a baisé ma main, avec un mouvement passionné. Il a mis un genou à terre, & m’a baisé encore une fois la main. Vous me liez pour jamais, Mademoiselle ; & permettez-vous qu’avant que je quitte la posture où je suis, charmante Miss ! permettez-vous que je vous supplie de hâter le jour ? J’ai beaucoup d’affaires ; j’en prévois encore plus, à présent que je suis revenu pour m’établir solidement dans ma Patrie. Toute ma gloire sera de vivre avec honneur dans une condition privée. Je n’ambitionne point les emplois publics. Il faudra que mes services soient bien nécessaires à l’État, si j’entreprends jamais rien qui paroisse me donner en spectacle. Hâtez-vous, Mademoiselle, de me rendre un heureux Mari, comme je ne puis manquer de l’être avec vous. Je ne vous prescris point le tems : mais vous êtes au-dessus des vaines formalités. Puis-je me flatter que ce soit à la fin du mois ?

Il s’oublioit un peu, ma chere ; car il venoit de dire qu’il ne vouloit pas prescrire le temps.

Après un peu d’embarras involontaire : Dans cette occasion, Monsieur, lui ai-je dit, je ne crains rien tant, avec un homme tel que vous, que de marquer la moindre affectation. Levez-vous, je vous en supplie ; je ne puis vous voir dans une posture…

Je la quitterai, Mademoiselle ; & je la reprendrai encore pour vous remercier, lorsque vous m’aurez fait la grace de me répondre.

J’ai baissé les yeux. Il ne m’a pas été possible de les lever. Je craignois de paroître affectée. Cependant pourrois-je penser si tôt à l’obliger ?

Il a repris : Vous ne me répondez point, Mademoiselle ; votre silence m’est-il favorable ? Permettez que je le sache de votre Tante… Je ne vous presserai pas plus long-temps. Je me livre aux plus douces espérances.

Je dois vous représenter, Monsieur, que la précipitation ne convient point à mon Sexe. Le terme dont vous parlez est extrêmement proche.

Je voulois en dire beaucoup plus ; mais je me sentois la langue embarrassée. Je ne pouvois trouver mes expressions. Surement, ma chere, il me proposoit un terme trop court. Une Femme peut-elle négliger tout-à-fait l’usage & les loix de son Sexe ? On doit quelque chose à sa parure, aux modes, quelque ridicules que celles du tems eussent pu paroître dans le dernier siécle, ou qu’elles puissent devenir pour celui qui nous succédera. Ces Coutumes, qui ont leur fondement dans la modestie, & qui assujettissent réellement les Femmes, ne sont-elles pas une bonne excuse ?

l a remarqué ma confusion. Que je ne vous cause pas la moindre peine, m’a-t-il dit. Quelques charmes que je trouve dans votre émotion, je n’en puis jouir si vous ne l’approuvez point. Cependant la demande que je vous fais est si importante pour moi ; mon cœur est si vivement intéressé à votre réponse, qu’à moins que vous n’aimiez mieux me faire déclarer vos volontés par Madame Selby, je ne dois pas laisser échapper cette occasion. Je ne sais même si l’entremise de votre Tante est à souhaiter pour moi ; je me promets plus de faveur de votre bouche, que vous ne m’en accorderez par la sienne, après une froide délibération. Mais je vais me retirer pour quelques instans, pendant lesquels vous serez, s’il vous plaît, ma prisonniere. Vous ne serez interrompue de personne, à moins que vous n’appelliez quelqu’un vous-même. Je reparoîtrai devant vous ; je recevrai vos loix ; & quelle sera ma satisfaction, si c’est pour fixer mon heureux jour !

Tandis que je débattois en moi-même, si je devois paroître contente ou fâchée, il est revenu, & m’a trouvée debout, me promenant avec assez d’embarras dans la chambre. Il m’a pris respectueusement la main : je me flatte à présent, m’a-t-il dit, que vous ne me refuserez pas un mot d’explication.

Que vous êtes pressant, Monsieur ! Mais je vous demande à mon tour de ne pas attendre ma réponse avant l’arrivée des premieres Lettres d’Italie. Vous voyez combien l’admirable Étrangere est pressée, avec quelle répugnance elle a donné des espérances éloignées. Je souhaiterois d’attendre du moins la Réponse aux dernieres Lettres, par lesquelles vous avez fait connoître qu’il existe une Femme avec laquelle vous croyez pouvoir être heureux. Cette demande est sérieuse, Monsieur. Ne me soupçonnez pas d’affectation.

Je ne résiste point, Mademoiselle, la Réponse tardera peu. Loin de vous attribuer de l’affectation, je pénetre aisément votre généreux motif, mais il convient de vous dire aussi que ces Lettres ne peuvent plus causer aucun changement de ma part. N’ai-je pas déclaré mes sentimens à votre Famille, à vous, au public ?

Elles en peuvent causer de la mienne, Monsieur ; quelque prix que j’attache à l’honneur que je reçois de Sir Charles Grandisson : car, supposons que la plus excellente des Femmes pense à reprendre une place dans votre cœur…

J’ose vous interrompre, Mademoiselle. Il est impossible que Clémentine, poussée par des motifs de Religion, ni ses Parens, qui la pressent maintenant en faveur d’un autre, puissent changer de résolution. J’aurois manqué pour elle de justice & de reconnoissance si je n’avois pas mis sa fermeté à toutes sortes d’épreuves ; & je me croirois plus coupable encore, si je vous avois fait l’ouverture de mes sentimens sans avoir reçu de sa propre main la confirmation des siens, depuis mon retour en Angleterre. Mais s’ils pouvoient varier, & si cet incident vous faisoit suspendre votre détermination en ma faveur, qu’arriveroit-il ? Qu’aussi long-tems que je vous verrois incertaine, je ne serois le Mari d’aucune Femme au monde.

Je me flatte, M. que mon discours n’a rien d’offensant pour vous. Je ne m’attendois pas à une conclusion si sérieuse. Mais voici la mienne : Épargnez-moi le chagrin de penser que mon bonheur puisse faire l’infortune d’une femme que je mets au-dessus de moi, & tous mes efforts seront employés à faire celui du seul Homme qui peut faire le mien.

Il m’a serrée dans ses bras avec une ardeur… qui ne m’a pas déplu, lorsque j’y ai fait réflexion, mais qui m’a causé d’abord une émotion fort vive. Ensuite il m’a remerciée, un genou à terre. J’ai tendu la main pour le relever, il l’a reçue comme une faveur, il l’a baisée avec passion ; & se levant, il a pressé ma joue de ses levres. L’excès de ma surprise ne m’a pas permis de le repousser. Mais dites, ma chere, n’a-t-il pas été trop libre ? Dites, je vous le demande encore une fois. Il faut que je vous dise moi-même d’où me vient ce doute. Votre Frere m’ayant quittée, je n’ai rien eu de si pressant que de raconter à ma Tante & à Lucie tout ce qui venoit de se passer entre lui & moi ; mais en finissant mon récit, je n’ai pas eu la force de leur apprendre la derniere scene : cependant vous voyez, Mesd. que je ne fais pas de difficulté de vous l’écrire à toutes deux.

Sir Charles, M. Deane & mon Oncle sont sortis ensemble pour faire un tour de promenade avant le dîner. À leur retour, mon Oncle m’a prise un peu à l’écart ; & ne perdant jamais le goût de la plaisanterie, il m’a félicitée de ce que la glace étoit rompue. On vient, a-t-il ajouté, de nous en faire l’aveu. Comme il me sourioit en face, tout le monde avoit les yeux sur moi. Je m’imagine que Sir Charles a cru voir dans les miens que j’appréhendois la raillerie de mon Oncle. Il s’est avancé : chere Miss Byron, m’a-t-il dit, je n’ai pas caché à M. Selby ce que j’ai pris la liberté de vous demander en grace, & je crains bien que cette démarche ne lui paroisse, comme à vous, trop précipitée & trop hardie. Si c’est l’idée que vous en avez, Mademoiselle, je vous en demande pardon : vos desirs seront toujours la regle des miens. Ce compliment a produit un fort bon effet. Il m’a rassurée. C’étoit un secours qui ne pouvoit arriver plus à propos.

[Dans un autre tête-à-tête qui suivit bientôt, Sir Charles, après mille expressions de tendresse, l’entretient à cœur ouvert de ses affaires domestiques, & finit par un discours si touchant, qu’elle en est attendrie jusqu’aux larmes. Pourquoi pleurer, se demande-t-elle ?]

Sir Charles s’en apperçoit.

Charmante sensibilité, s’est-il écrié ! Il a jetté ses bras autour de moi, mais il les a retirés aussi-tôt, comme s’il s’étoit reproché cette liberté. Pardon, Mademoiselle ! l’admiration se mêle quelquefois avec le respect. Ma reconnoissance n’a que les voies humaines pour s’exprimer. Quand verrai-je l’heureux jour qui n’y mettra plus de bornes ? Il a pris ma main, & l’a pressée encore de ses levres. Mon cœur, m’a-t-il dit, est à vous, comme au Ciel même !

Nancy est venue alors : pourquoi venoit-elle nous dire qu’on nous attendoit à déjeûner ? Déjeûner ! Hé ! qu’importe, ai-je pensé ? Le Monde entier, chere Mylady… Mais je me livre trop… Cœur passionné, je ne t’abandonnerai pas ma plume ! La plus chere Amie pourroit-elle me pardonner des mouvemens si vifs, & dont l’aveu ne peut être justifié que par l’ardeur présente qui se renouvelle en les écrivant ?

N B. [Après le déjeûner, elle prend sa plume.] Je viens de lire toute cette Lettre à ma Tante & à Lucie. Elles m’ont embrassée toutes deux, en m’assurant qu’elle leur causoit autant d’admiration que de joie. Vous, ma chere, apprenez-moi le moyen de marquer ma reconnoissance, j’ai presque dit mon amour, sans aller jusqu’à laisser le jour, l’heure & tout le reste à sa détermination.

Mais, en lisant à ma Tante ce que j’avois écrit, je me suis apperçue, avec honte, que dans l’énumération qu’il m’a faite des Amis dont il veut composer sa société, j’ai oublié de lui faire compter Émilie. Quelle ingratitude ! Gardez-vous bien de dire à cette chere Fille que j’étois si absorbée en moi-même, & que la conversation étoit si intéressante, qu’alors mon cœur n’étoit qu’une machine passive… Je retrouverai bientôt l’occasion de solliciter pour elle… Vous avez jugé autrefois que, pour son propre intérêt, elle ne devoit pas souhaiter de vivre avec nous, mais c’est un projet auquel son cœur s’obstine. Chere Enfant ! je l’aime. Je veux adoucir ses peines. Je la prendrai dans mon sein. J’aurai pour elle une compassion de Sœur. Elle m’accordera sa confidence. Je lui donnerai la mienne. Et son Tuteur ne soupçonnera rien : je serai aussi fidelle à son secret que vous & votre Sœur, graces à votre amitié, vous l’avez été au mien. Ne pensez-vous pas, chere Charlotte, que si Clémentine avoit eu une véritable Amie, à qui son cœur eût pu s’ouvrir dans la naissance de sa passion, elle se seroit garantie de la cruelle disgrace qui a fait long-tems le malheur de sa Famille ?

Ô ma chere ! Je suis perdue ! Émilie ne l’est pas moins ! Nous le sommes tous ! Que je l’appréhende du moins ! Mon insupportable négligence… Je veux fuir Sir Charles. Je ne pourrai plus le regarder en face… Mais c’est pour Émilie, pour ma chere Émilie, que je suis mortellement alarmée. En me promenant dans le jardin avec Lucie, j’ai laissé tomber le dernier feuillet de cette Lettre que j’avois prise avec moi. Je ne m’en suis point apperçue jusqu’à ce moment, que ma Tante m’est venue dire qu’elle a vu Sir Charles s’arrêter, en traversant l’allée que je viens de quitter, & ramasser un papier. Mon cœur s’est défié aussi-tôt de l’accident. J’ai pris ma Lettre, que je croyois avoir toute entiere. Mais le fatal feuillet manque. C’est sans doute ce qu’il a ramassé. Que faire, chere Émilie ? À présent vous permettra-t-il jamais de vivre avec lui ? Quelles sont aussi mes affections de cœur ! Quel langage ! Non, je ne pourrai le regarder en face ! Comment ferai-je pour me réfugier au Château de Sherley, & m’y cacher dans le sein de ma Grand-Mere ? Toutes mes difficultés pour le jour ne lui paroîtront-elles pas autant d’affectations ?… Mais il me fait demander un moment d’entretien. Ô chere Émilie ! pouvoit-il rien arriver rien de plus mortifiant pour votre

Henriette Byron ?

  1. Balaam.
  2. Ce sont deux fameux Vers de Dryden.

    Happy, happy, happy Pair !
    None, but the Brave, deserves the Fair.