Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 114

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIIp. 13-15).

LETTRE CXIV.

Le Chevalier Grandisson à sa Femme.

Londres, Jeudi 15 Février.

Hier en arrivant, ma très-chere vie, je trouvai une longue Lettre de la personne que nous admirons & que nous plaignons tous deux, datée de Dimanche dernier. Son stile, dans le récit qu’elle me fait des avantures de son voyage, ne confirme que trop l’égarement de son esprit. Je vous enverrai la Lettre même, aussi-tôt qu’elle m’aura permis de la voir, & que j’aurai pu lui faire accepter ma protection. Cette lecture vous affligera, du moins jusqu’à d’autres éclaircissemens qui pourront nous donner de meilleures espérances. Il y a déja dix jours qu’elle est en Angleterre. Je lui écrivis sur-le-champ, pour lui demander la permission de la voir.

Elle témoigne, dans sa Lettre, une généreuse joie de notre bonheur, & de toutes les perfections qu’elle entend vanter, dit-elle, dans le cher objet de mon immortelle tendresse. Au milieu de ses touchantes évagations, elle conserve la grandeur d’ame qui a toujours distingué son caractere. Elle souhaite de vous voir, mais sans être connue.

Peut-être ne me seroit-il pas difficile de trouver son logement ; mais elle attend de mon honneur que je n’entreprendrai pas de le découvrir. Clémentine veut être scrupuleusement respectée : dans sa situation, il faut la flatter, & la contredire le moins qu’il est possible. L’excessive opinion qu’elle a de moi, lui fait craindre de s’être avilie à mes yeux ; elle paroît sensible à tout ; & quelquefois elle s’égare dans les minuties. Cependant je ne suis pas sans espérance de la ramener à elle-même. Il ne me paroît pas que sa raison soit profondément blessée. Que le Ciel me rende capable de calmer un cœur si noble !

J’espere que nos Amis vous feront trouver de l’agrément au Château de Grandisson, & qu’ils n’en manqueront point avec vous. Ce nuage passé, tous les jours de notre vie doivent être clairs & sereins. Ce sera du moins l’étude constante de la mienne. Les protestations seroient indignes de mon amour & de votre mérite. Tout ce que vous pouvez désirer que je sois, c’est ce que je veux être ; car ne suis-je pas l’heureuse moitié de la meilleure & de la plus généreuse des femmes ?