Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 134

La bibliothèque libre.
Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIIp. 137-151).

LETTRE CXXXIV.

Mylady Grandisson à la même.

16 Mai.

La conférence s’est tenue en Italien. Il n’étoit pas plus de sept heures, lorsque nous nous sommes rassemblés dans ma chambre.

J’avois dit à Clémentine qu’elle devoit faire l’ouverture du sujet : mais Sir Charles, la voyant dans une espèce de confusion, a commencé, pour la soulager : vous me faites, Mademoiselle, un honneur extrême, & digne assurément de l’amitié d’une Sœur, en demandant mon opinion sur un sujet qui vous intéresse… Le rétablissement de notre chere Henriette ne me laisse point de désir plus ardent que celui de votre bonheur. Comptez qu’il est nécessaire au nôtre. Oui, Mademoiselle, je vous réponds du même sentiment, ai-je ajouté en lui prenant la main… La tendresse & le respect devoient éclater sur mon visage, s’il représentoit les mouvemens de mon cœur. Elle s’est baissée affectueusement vers moi. Ses yeux étoient mouillés de larmes. Vous me peinez, Chevalier ; vous me peinez, Madame, par cet excès de bonté. Combien d’Amis ai-je rendus malheureux ?

Depuis quelques jours, a repris Sir Charles, j’observe que votre inquiétude augmente. Que ne dépend-il de moi d’en éloigner la cause !

Peut-être ne vous trompez-vous pas. Ah Chevalier ! je m’étois flattée, en signant les Articles, qu’ils serviroient à me rendre plus heureuse que je ne le suis.

Chere Clémentine ! (Il n’a rien ajouté.)

Ne vous prévenez pas contre moi, Chevalier : je dois me croire liée, si l’on insiste sur mes promesses ; mais quoique mes indulgens Amis ne me fatiguent point par des instances, par des persuasions, ne voyez-vous pas que leurs regards, leurs soupirs, rompent vos conventions à toute heure ?

Chere Clémentine !

J’ai prévu que vous ne seriez pas content de moi.

Je ne le suis point. Je ne le pourrois être sans blesser la justice & l’amitié. Mais, chere Clémentine, quelle peinture faites-vous de la résignation de votre Famille, sur un point auquel vous savez que leurs cœurs étoient fixés ?

N’aggravez point mes tristes réflexions. C’est un tourment pour moi, de leur voir étouffer si généreusement leurs désirs.

Alors elle s’est adressée à moi : pardonnez, chere Mylady, si je jette les yeux en arriere, sur mon ancienne situation. Vous savez toute mon Histoire… Un peu de bonté pour un moment. Jamais, Dieu m’en est témoin, jamais l’envie n’a trouvé place dans mon cœur. Au contraire, je me suis réjouie qu’un mérite, qu’il n’étoit point en mon pouvoir de récompenser, ait une si douce récompense avec vous, & que le Chevalier n’ait rien perdu au refus que j’ai fait de ses offres… Elle s’est arrêtée.

Continuez, très-chere Clémentine, lui ai-je dit tendrement. Ne sommes-nous pas deux Sœurs ? Et ne sais-je pas que votre ame est la Noblesse même ?

Oui, Monsieur, je me réjouis sincerement d’avoir eu la force d’exécuter mes résolutions.

Elle s’est encore arrêtée. Sir Charles s’est contenté d’applaudir par une inclination.

Mais je n’en espérois pas moins que ma Famille se laisseroit vaincre, en faveur de mon goût pour le Cloître. Ce désir a toujours été le même, jusqu’au moment, Monsieur, où vous m’avez engagée à me soumettre aux Articles. Alors j’ai pris la résolution de chercher, s’il étoit possible, mon bonheur dans le Célibat, auquel on se relâchoit. Mais que puis-je faire ? Mes premiers désirs renaissent. Ce n’est pas ma faute. Il me paroît évident qu’il n’y a qu’un parti dont je puisse espérer mon bonheur, & c’est celui du Cloître.

Chere Clémentine ! a dit Sir Charles, avez-vous la bonté de permettre…

Olivia, Monsieur, a-t-elle interrompu, (peut-être l’ignorez-vous encore) Olivia se donne la liberté de parler de moi sans ménagement. J’ai fait sans doute une téméraire démarche, lorsque je suis partie pour l’Angleterre : c’étoit lui fournir une excuse pour l’excursion qu’elle avoit faite avant moi ; quoique le Ciel sache combien les motifs ont été différens. Le sien étoit d’obtenir ce que je m’efforçois d’éviter. Mais votre indisposition, Madame, a rendu le trait plus aigu, & me l’a fait passer dans le cœur. Elle a dévoilé à mes yeux l’indécence de ma situation. Me reste-t-il un autre expédient, un autre frein pour la malignité, que le parti du Cloître ?

La question vient de vous, Mademoiselle, & je ne fais que vous suivre. Oui, les expédiens ne vous manquent point.

Vous n’êtes pas mécontent de moi, Chevalier ? Vous ne m’accusez pas de violer les Articles ?

Je ne vous accuse de rien, Mademoiselle, puisqu’il n’est question que de raisonner, & que nous n’en sommes point aux résolutions. Soyez persuadée que la tranquillité de votre ame fait un de mes vœux les plus ardens & les plus continuels. Continuez, achevez de soulager votre cœur. Un Ami, un Frere, écoute sa Sœur avec toute la tendresse de l’amitié fraternelle.

Quelle complaisance ! Quelle bonté ! Vous dites qu’il y a d’autres expédiens. Eh ! quels peuvent-ils être, excepté le mariage ?

Fût-il le seul, s’il devenoit agréable… Nous ne faisons que raisonner, Mademoiselle ; il n’est pas question de résoudre.

(Avec un regard d’impatience). Quoi, Chevalier ? Vous me faites cette proposition ?

Non, Mademoiselle ; j’ai dit qu’il n’étoit question que de raisonner. Mais votre bonheur me paroît certain dans le Célibat. Peut-être avez-vous formé des plans qui ont cessé de vous plaire après la réflexion. Mais nous ne sommes pas pressés par le tems ? L’incomparable Clémentine a trop de grandeur d’ame, pour accorder à la malignité un injuste pouvoir sur son repos. Elle connoît son propre cœur, elle a raison d’en être contente. Si vous reveniez à vos premiers désirs, les attaques de la médisance ne vous suivroient-elles pas dans la plus sainte retraite ? Il y a mille points délicats à considérer, dans votre situation passée ; mais vos Parens les ont bien pesés. Ils n’ont en vue que votre bonheur ; vous différez d’eux, dans le choix des moyens. Ils jugent que le mariage avec un honnête homme de votre Pays & de votre Religion, vous conduiroit au repos : vous regardez le Cloître comme l’unique expédient : cette matiere n’a que trop été débattue. Ils sont déterminés à ne pas vous presser, quoique leur jugement n’ait pas changé. Ne leur laisserez-vous pas la liberté des désirs, sur tout lorsqu’ils s’interdisent jusqu’à celle de les exprimer ? Comptez, Mademoiselle, qu’en ma présence, le Marquis votre Pere a déclaré très-sérieusement au Comte de Belvedere, qu’il ne devoit plus conserver d’espérance. Puisse-t-il vivre assez pour vous voir heureuse ! Vous devez être convaincue qu’il est plus embarrassé de la fin que des moyens.

Mon Pere, ma Mere, sont la bonté même. Que le Ciel conserve leur précieuse vie ! (Un ruisseau de larmes couloit le long de ses joues).

Je suis sûr, ma chere Clémentine, qu’il n’y a point d’état dans la vie où vous pussiez être heureuse, si votre choix faisoit le malheur de vos Parens. Clémentine, après la Profession même, seroit-elle jamais capable de renoncer à l’affection filiale, à tout ce qu’on nomme tendresse du sang ? Cette vie contemplative, qui fait aujourd’hui sa passion, ne rendroit-elle pas, & trop tard, puisqu’il ne seroit plus tems de reculer, & peut-être avec d’autant plus de regret qu’il seroit trop tard, ses affections plus vives, plus impétueuses, pour des Parens si dignes de toute sa tendresse, pour des Freres si désintéressés dans la leur, & qui ont pris une part si sensible à ses peines ?

Elle a soupiré, elle a pleuré. Ô Chevalier ! c’est tout ce qu’elle a pu dire.

Vous ne sauriez vous proposer, Mademoiselle, de vivre uniquement dans vous-même, pour vous-même ; & dans le monde vous pouvez vivre pour Dieu, plus efficacement que dans un cloître, en exerçant le pouvoir, qui ne vous manquera jamais de faire du bien, c’est-à-dire, d’employer toutes vos vertus. Tout le monde, comme je me souviens de vous l’avoir dit, n’a-t-il pas besoin de grands exemples, que vous êtes capable de lui donner ? Ah ! Mademoiselle, c’est le cœur, & non la profession, qui rend un sacrifice agréable à Dieu. Votre Ayeul maternel, quoique zélé Catholique, étoit persuadé qu’il y a bien des cœurs gémissans dans le cloître ; & cette supposition, confirmée par un exemple dont il avoit été touché, lui fit insérer dans son Testament les clauses qu’il crut capables de vous engager au mariage. Votre autre Grand-Pere ne fit pas difficulté de se joindre à lui pour les fortifier.

Et sous quelle peine, Monsieur ? Uniquement sous celle de perdre une succession que je ne desire point, & qui n’est pas nécessaire à ma Famille. Nous sommes tous riches. Ce sont des Terres achetées, ce n’est pas un Patrimoine.

Achetées, j’en conviens : mais dans quelle vue, Mademoiselle, & pour qui ?

Je souhaiterois que ma Famille fût supérieure à ces motifs.

Vous ne voulez pas lui ôter le droit de juger pour elle-même ?

Je ne me persuade point, a-t-elle repris, qu’il y ait beaucoup de cœurs gémissans dans le cloître : mais quand il s’y en trouveroit quelques-uns, je suis sûre du moins, si je voyois mes Parens satisfaits, car ce point, je l’avoue, est essentiel pour moi, que je n’en augmenterois pas le nombre. À l’égard des grands exemples, dont vous dites que le monde a besoin, & que vous me croyez capable de lui donner, je n’ai pas assez de vanité pour être convaincue par cet argument. Si la paix du cœur est plus sûre pour moi dans le monde que dans un couvent, c’est un point dont le jugement m’appartient ; à moi, qui dois savoir, après tant d’agitations de corps & d’esprit, si la solitude convient pour recueillir mes esprits dissipés.

Ces agitations, chere Clémentine, sont passées, grace à la protection du Ciel !

J’accorde ma compassion, je puis pardonner, je pardonne réellement à la pauvre Daurana. Ah Monsieur ! peut-être ne savez-vous pas que l’amour, cette passion qui produit souvent des bassesses, & quelquefois à la vérité des effets admirables, est la cause secrette des cruautés de Daurana. Elle ne me haïssoit point, avant que l’amour eût pris possession de son cœur. Pourquoi me rappellerois-je le mal, sans me souvenir du bien ?

Admirable Clémentine ! s’est écrié Sir Charles : Admirable Sœur ! s’est écrié son Henriette ; tous deux comme de concert.

N’a-t-elle pas été la compagne de mon enfance ? a continué cette divine Fille. N’avons-nous pas été élevées ensemble ? J’étois la souffrante, graces au Ciel ! & sans l’avoir jamais offensée. Elle n’a servi qu’à m’aggrandir, en me donnant le pouvoir de lui pardonner. Que toute ma vengeance soit dans les remords que je lui souhaite, en apprenant que je lui pardonne, & que je fais des vœux pour son bonheur.

C’en seroit une en effet, a répondu Sir Charles, si celle qui a pu vous maltraiter étoit capable du généreux repentir que vous lui souhaitez. Mais, en lui pardonnant, pouvez-vous prétendre que votre Famille se joigne à vous ; c’est-à-dire, qu’elle lui abandonne une succession réversible, pour récompense de sa cruauté ? Condamnerez-vous dans vos Proches cette tendre affection, qui les rend sensibles aux barbaries exercées contre vous ! Chere Clémentine ! n’aspirez point à vous élever au-dessus de la nature. Souvenez-vous que vos Grands-Peres n’ont jamais destiné leur succession à Daurana. Ils n’ont pensé à la nommer, que pour assurer plus efficacement la disposition qu’ils faisoient en votre faveur ; & ce n’est pas expliquer leurs intentions au hasard, puisqu’au défaut d’Héritiers de votre part, ils ont substitué successivement vos deux Freres, qui n’en sont pas plus avides de cet Héritage. L’empressement de leur cœur est pour votre mariage. Ils desirent seulement que votre bien ne passe point à la cruelle Daurana. Mais, si vous pouvez renoncer pour vous-même aux dispositions de vos Ancêtres, devez-vous renoncer aux prétentions de vos Freres ?

Ô Chevalier !

Devez-vous penser à disposer du droit d’autrui ? Vos Freres ne méritent-ils donc pas pour leur affection ces généreux sentimens que vous avez pour la cruauté de Daurana ? Loin, loin, ma chere Clémentine, cette sorte de tendresse qui fait chercher des excuses pour la barbarie, & pour tout ce qui blesse la raison & la nature !

Elle a soupiré. Les larmes ont inondé son visage. Après quelques momens de silence : ô Chevalier ! épargnez-moi. Vous, chere Mylady, ne me méprisez pas. L’affoiblissement de ma raison peut me conduire à l’erreur : mais lorsque mes yeux s’ouvrent, je n’y persévere point. Je vois que par rapport à mes Freres, je n’ai pas raisonné juste. Peut-être, à vos yeux, ma chere Mylady Grandisson, parois-je coupable d’un faux héroïsme. J’allois faire une injustice à mes Freres, pour faire plus que je ne dois en faveur d’une Parente éloignée.

Tout ce que Daurana peut espérer de vous, ma chere Clémentine, c’est que vous prêtiez la main, d’ailleurs, à lui faire recueillir un legs considérable que vos Grands-Peres lui ont laissé.

Et quel autre moyen que mon mariage ? Ah, Chevalier !

Telles sont, à la vérité, les suppositions. Telle étoit l’intention de vos deux Grands-Peres. Je ne fais, Mademoiselle, que vous le représenter. Je ne vous conseille rien.

Il ne demeure pas moins vrai, Monsieur, que le motif qui peut être passé à ma Famille, ne doit pas être absolument mon unique régle. Considérez, Monsieur ; n’est-ce pas mettre un bien terrestre en balance avec des biens immortels ?

Rien moins, Mademoiselle : pouvez-vous douter du secours du Ciel, & vous défier de vous-même, jusqu’à supposer que les grilles d’un Couvent soient nécessaires à votre vertu ? Rendez-vous plus de justice, ma chere Clémentine. Vous avez des vertus qui ne peuvent s’exercer dans un Couvent, & votre situation vous donne mille moyens de les employer. Je ne raisonne point en Protestant. Le plus zelé Catholique vous tiendroit le même langage, dans les circonstances où vous êtes.

Ha Monsieur ! vous me prévenez ; j’allois vous accuser de faire ici le rôle d’un Protestant.

Vos Grands-Peres, Mademoiselle, n’ont-ils pas raisonné de même dans leur Testament ? Votre Pere, votre Mere, votre Oncle, vos Freres ont-ils employé d’autres argumens, pour vous faire renoncer à l’idée du Cloître ? Ne reconnoissez-vous pas les uns & les autres, pour de zélés Catholiques ? Votre Frere l’Évêque, votre Directeur, n’adherent-ils point aux mêmes raisons, & ne concourent-ils point aux vœux de votre Famille ?

Elle a baissé les yeux avec un doux embarras. Sir Charles a continué :

Votre Mere, Mademoiselle, qui vous a mis au monde, vous & vos trois Freres dont l’un s’est consacré au service du Ciel, n’a-t-elle pas, devant Dieu & les hommes, un mérite qu’elle n’auroit pas eu dans la vie du Cloître ? Le devoir conjugal & maternel, rempli avec cette distinction, n’est-il pas pour une Femme le premier de tous les devoirs ? Clémentine se propose-t-elle, dans un Couvent, quelque dégré de bonté qu’elle croie manquer à sa Mere ?

Elle a paru balancer. Elle a soupiré. Elle a tenu long-tems la vue baissée. Enfin ; que puis-je répondre ? a-t-elle dit. J’ai signé. Je vois qu’il faudra me tenir à cet engagement. Au reste, Monsieur, il est fort généreux de ne me pas rappeler à mon acte, & de souffrir patiemment les efforts que je fais pour me dégager. Mais je ne suis pas heureuse… Elle s’est arrêtée. Elle a tourné le visage, pour cacher son émotion. Nous n’avons pas été moins émus, Sir Charles & moi.

Aussi-tôt qu’elle a pu parler, je ne m’apperçois que trop, a-t-elle repris, des ténébres qui obscurcissent quelquefois ma raison. C’est un malheureux reste de ma derniere maladie. Vous avez tous deux, je le vois, assez de générosité pour me plaindre. Je vous avouerai, Chevalier, qu’en me laissant engager aux conditions que vous avez proposées, & qu’une faute aussi grave que ma fuite ne me laissoit guere le pouvoir de refuser, je me promettois du moins quelque tranquillité dans une situation, où j’éprouve aujourd’hui que je n’en puis trouver. Je me flattois que votre amitié, réunie en ma faveur, une amitié, dont je sentois que mon affection désintéressée me rendroit digne, pourroit contribuer à mon repos ; & je ne pensois qu’à la cultiver. Ma raison blessée ne me permettoit pas de considérer, qu’il entroit, dans mon plan, des circonstances dont le monde porteroit un autre jugement que moi : & lorsque j’ai su de quoi la malignité est capable, mais sur-tout lorsque je vous ai vue saisie, ma chere Mylady Grandisson, de cette indisposition subite, qui, dans le trouble de mon imagination, m’a paru menacer votre précieuse vie… j’ai… je n’ai…

Elle s’est arrêtée, comme si le fil de ses idées s’étoit rompu. Ensuite, reprenant : vous savez, Madame, le fond de mes sentimens : Monsieur, je vous en ai dit assez. À présent, conseillez-moi. Pour ne vous rien déguiser, j’ai presqu’autant d’impatience de quitter l’Angleterre, que j’en ai eu d’y venir. Je suis malheureuse. Oh que je me sens le cœur agité ! Quand, quand serai-je tranquille ?

Que vous dirai-je, Mademoiselle ! a répondu Sir Charles. Quel conseil puis-je vous donner ? Vous m’assurez que vous n’êtes pas heureuse. Vous croyez que vos Parens ne le sont point. Nous sommes tous persuadés que leur bonheur dépend de vous. Mais à Dieu ne plaise que ce soit au prix du vôtre, lorsque vous avez déja eu tant à souffrir ! quoiqu’on puisse douter, au fond, si vos propres souffrances ont été plus douloureuses pour vous que pour vos Amis. Je ne plaide ici la cause de personne. Je vous ai dit que votre Pere exhorte sérieusement le Comte à ne plus conserver d’espérance ; & le Comte déclare qu’il y employera tous ses efforts ; premierement, parce qu’il vous l’a promis ; en second lieu, parce qu’il est trop sûr à présent que vous n’avez que de l’aversion pour lui.

De l’aversion, Chevalier ! Me préserve le Ciel d’avoir jamais de l’aversion pour personne ! J’ai cru que ma conduite à l’égard du Comte… Elle s’est arrêtée un moment ; & s’adressant à moi : très-chere Mylady, ne me donnerez-vous pas vos conseils sur tout ce que vous avez entendu ? Vous m’assuriez, en commençant, que ma tranquillité étoit nécessaire à votre bonheur.

C’est ma tendresse, chere Clémentine, ma seule tendresse pour vous, qui me la rend nécessaire. Vos moindres peines en sont une vive pour moi. Mais personne ne sait mieux que vous d’où votre bonheur dépend ; & nous sommes certains qu’il fera celui de toute votre chere Famille. Elle juge qu’un établissement honorable avec un homme de votre Pays & de votre Religion, y contribuera beaucoup. Votre Mere en est persuadée ; Madame Bémont l’est aussi. Vous voyez qu’un devoir de justice pour vos Freres, & de reconnoissance pour vos Grands-Peres, ne vous permet pas de penser au Cloître. Vous voyez que Daurana, pour laquelle votre bonté vous intéresse encore, ne peut recueillir un legs considérable, que par votre mariage. Si vous avez du dégoût pour l’homme qu’on vous présente, qu’il n’en soit plus question. Jouissez des douceurs du Célibat, jusqu’à ce qu’il s’en présente un autre, que vous puissiez favoriser de votre estime. Dans l’intervalle, honorez-moi de la continuation de votre amitié, autant que vous me trouvez de passion pour l’obtenir. Nous sommes déja Sœurs. Ensemble, nous ne ferons qu’une. Dans l’absence même, nous ne serons pas divisées ; car nos ames & nos sentimens se mêleront sur le papier…

J’aurois continué ; mais elle m’a jetté les deux bras autour du cou. Elle a baigné mes joues de ses larmes, elle m’a donné mille noms tendres. Que le plus cher des hommes a paru touché, transporté ! Avec quelle délicatesse il a partagé son attention ! L’Amie tendre, l’Épouse chérie, ont été distinguées avec leurs plus charmantes propriétés.

Clémentine étoit trop agitée par les mouvemens de son propre cœur, pour revenir aisément à ses idées. Cependant elle m’a promis de peser, de considérer tout ce qu’elle emportoit dans sa mémoire. Que le Ciel lui verse ses consolations à pleines mains !