Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 136

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIIp. 163-166).

LETTRE CXXXVI.

Miss Jervins à Mylady Grandisson.

19 Mai.

Depuis plusieurs jours, ma très-chere Mylady, j’ai quelque chose à vous communiquer, qui demande votre avis ; mais quand je pense à mon âge, je suis toute confuse. Aurez-vous la bonté de me garder le secret, & pour le monde entier, sans excepter mon Tuteur ? car en vous écrivant, je crois écrire à lui, parce que vous connoissez le fond de son cœur, & que vous êtes la prudence même. Il est vrai, que par rapport à lui, je me suis un peu oubliée, ou plutôt qu’il s’en est peu fallu : mais j’étois captivée par ses perfections, par sa grandeur d’ame, rien de plus en vérité. Une Fille, quelque jeune qu’elle soit, ne peut-elle pas admirer la bonté dans un excellent Homme ? La reconnoissance lui est-elle défendue pour les bienfaits ? à la vérité, cette reconnoissance peut aller trop loin, à mesure qu’on avance en âge ; & je me suis apperçue du danger : mais le remede n’est pas venu trop tard, graces au Ciel ! graces à vous, chere Mylady, qui m’avez prêté votre secours ! Qu’il faut être bonne, pour souffrir qu’on vous entretienne sur un point si délicat ! Mais vous êtes la Reine de votre sexe, assise sur un Trône, d’où la pitié vous fait baisser votre Sceptre, tantôt pour soutenir une pauvre petite Fille, tantôt pour en relever une autre ; car votre gloire est satisfaite de voir à vous l’Homme pour lequel tant de cœurs ont soupiré en secret.

Mais je m’écarte beaucoup du sujet de ma Lettre ; & c’est une faute où je retombe toujours, lorsque j’écris à mon Tuteur ou à vous. Mes préambules sont plus longs que ma matiere. Je commence donc ; mais n’oubliez pas que je vous demande le secret.

Tout le monde est passionné ici pour le Chevalier Belcher. C’est en effet un des plus agréables Hommes du monde. Après mon Tuteur, je crois qu’il n’y en a point de comparable à lui. Il ne quitte point cette maison ; & je m’apperçois assez que ses intentions sont particulièrement pour moi. Toute jeune que je suis, je crois réellement qu’il m’aime. Mais là-dessus tout le monde a la bouche fermée. Cependant on se dérobe souvent, pour nous laisser tête-à-tête. Il semble qu’il ait la faveur de tout le monde, & que personne cependant ne veuille lui prêter la main. Ce n’est pas qu’il m’ait fait la moindre déclaration d’amour. Je suis si jeune ! vous le savez ; & sûrement M. Belcher est un homme fort sage.

Mon Tuteur l’aime beaucoup ; & qui peut se défendre de l’aimer ? Ses manieres sont si galantes, son langage si poli, le son de sa voix… en vérité, c’est un très-aimable Homme. Dites-moi naturellement, Madame ; croyez-vous que mon Tuteur (mais, je vous en prie, ne faites que le sonder : je suis si jeune ! vous savez) désapprouvât les intentions de son Ami, s’il arrivoit qu’avec le tems elles devinssent plus sérieuses : dans trois ou quatre ans, par exemple, supposé que M. Belcher ne crût pas son tems mal employé par une si sotte créature. Je n’y voudrois pas penser plutôt. Si ce n’étoit pas l’avis de mon Tuteur, je ne me permettrois pas d’être si souvent dans la compagnie d’un jeune homme : vous savez, Madame.

Il passe pour riche ; & quoiqu’il soit plus vieux que moi de dix ou douze ans, il ne le sera jamais davantage, puisqu’à chaque année qui lui viendra, il m’en viendra une aussi. Ayez donc la bonté, Madame, de me donner là-dessus votre opinion.

Tout le monde est ici dans le goût du mariage. Je crois qu’on peut regarder celui de Miss Selby comme déja fait. Son Frere fait la cour à Miss Patty-Holles. Miss Kitty n’est pas sans un très-humble serviteur. Il me semble que Miss Nancy même, depuis le rétablissement de sa santé… Mais j’aime mieux que toutes ces nouvelles vous viennent d’elles-mêmes.

C’est vous, chere Mylady, qui avez ouvert la danse. L’exemple de votre bonheur… Je m’imagine que les jeunes Filles ont raison de penser au mariage, lorsqu’elles voient les jeunes Hommes dans l’intention d’imiter Sir Charles. Ne me faites pas trop attendre votre avis ; n’eussiez-vous le tems de le donner qu’en six lignes. Nous attendons M. Belcher dans quelques jours. Sa compagnie doit m’être agréable, car il a toujours quelque chose de charmant à nous dire de mon Tuteur, & des éloges continuels à faire de son bonheur & du vôtre.