Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 30

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LETTRE XXX.

Miss Byron à Miss Selby.

Mardi au soir, 28 février.

Je ne veux pas différer un moment, ma chere, à vous rendre compte d’une visite que M. Reves vient de rendre dans Saint-James-square. Il en apporte un papier qui contient ce qui s’est passé entre M. Bagenhall & Sir Charles, à l’occasion de l’odieuse affaire qui me cause tant d’effroi. Sir Charles, à sa priere, lui a permis de nous le communiquer.

M. Bagenhall alla hier au soir chez Sir Charles, pour lui demander de la part de Sir Hargrave, un rendez-vous le lendemain aux Carrieres de Kensington. Sir Charles pria M. Bagenhall d’entrer avec lui dans son Cabinet. Aussi-tôt qu’ils se furent assis, M. Bagenhall lui dit que s’étant déja vu engagé dans une affaire de la même nature, il avoit eu le chagrin d’apprendre que ses démarches n’avoient pas été représentées fidélement, & qu’on avoit conseillé de prendre une précaution qui pouvoit paroître extraordinaire, mais que pour la satisfaction de Sir Hargrave, autant que pour mettre les choses dans leur véritable jour, il avoit amené un jeune Écrivain, auquel il demandoit qu’il fût permis de jeter sur le papier tout ce qui alloit se passer dans cette conversation. Sir Charles lui répondit qu’il étoit le maître de le faire entrer, mais qu’il n’en voyoit pas la nécessité, & que ce qu’il avoit à dire ne demandoit pas une longue explication. Ne fussions-nous que deux minutes, repliqua M. Bagenhall. J’y consens, lui dit Sir Charles ; & sonnant pour faire appeller l’écrivain, il fit mettre devant lui de l’encre & du papier. L’écrit fut lu après l’entretien ; & comme il devoit être transcrit pour Sir Hargrave, Sir Charles en demanda une copie qui lui fut envoyée le même soir. Je ne changerai rien, ma chere, à l’ordre que j’y trouve ; & chaque article sera précédé du nom de celui qui parle.

Sir Ch. vous m’avez déclaré, Monsieur, l’intention de Sir Hargrave. Avez-vous lu la réponse que j’ai faite à sa Lettre ?

M. Bag. Je l’ai lue, Monsieur.

Sir Ch. Croyez-vous que j’en doive d’autre ?

M. B. Sir Charles conviendra que ce n’est point une réponse à laquelle un homme d’honneur doive s’arrêter.

Sir Ch. Est-ce votre opinion que vous me donnez ici, M. Bagenhall, ou celle de Sir Hargrave ?

M. B. Celle de Sir Hargrave, Monsieur : & je crois que ce seroit celle aussi de tout homme d’honneur.

Sir Ch. De tout homme d’honneur ! M. Bagenhall. Un homme d’honneur n’auroit pas fait naître l’occasion qui vous amene chez moi. Au reste, en vous faisant cette demande, j’ai supposé qu’il n’y a qu’un intéressé dans ce différend.

M. B. Pardon, Monsieur ; mais je n’ai pas voulu vous faire entendre qu’il y en eût deux.

Sir Ch. De grace, dites-moi si vous êtes bien informé de l’entreprise de Sir Hargrave, & de toutes ses circonstances.

M. B. Sir Hargrave m’a fait, sans doute, un récit exact. Il n’avoit que des vues honorables pour Miss Byron.

Sir Ch. Il doit avoir eu de fort hautes idées de lui-même, s’il a cru que ce qu’il pouvoit se proposer de plus avantageux pour Miss Byron, fût capable de lui faire honneur. Mais vous, M. Bagenhall, jugez-vous que dans cette occasion Sir Hargrave ait fait le rolle d’un homme d’honneur ?

M. B. J’ai déja dit à Sir Charles, que je ne suis point intéressé à l’affaire. Je ne prétens point justifier la conduite de Sir Hargrave.

Sir Ch. Vous me permettrez donc de m’en rapporter à ma Lettre ; je n’ai point d’autre réponse à faire. Pardon, M. Bagenhall ; mon dessein n’est point ici de manquer à la civilité que je vous dois.

M. B. Point d’autre réponse, Sir Charles ?

Sir Ch. (à l’écrivain). Puisque Sir Hargrave doit lire votre Écrit ; marquez, Monsieur, comme je le répete, que je n’ai point d’autre réponse ; que celle que j’ai faite à Sir Hargrave doit le satisfaire ; qu’elle est telle qu’il convient à un homme d’honneur, qui juge à propos d’en faire une ; & qu’un homme capable de l’action, dont Sir Hargrave s’est chargé, m’en doit des remercimens. Avez-vous écrit, Monsieur ?

L’Écrivain. Oui, Monsieur.

Sir Ch. Ajoutez, s’il vous plaît, dans mes propres termes, que Sir Hargrave doit se croire fort heureux, si les Amis naturels de Miss Byron laissent tomber cette affaire ; que je prens sur moi néanmoins de le délivrer des craintes de cette nature, parce que je me regarde encore comme le protecteur de Miss Byron, pour les suites de l’avanture de Hounslow-heath ; que je remplirai fidellement tous les devoirs qui appartiennent à ce titre, mais que je ne donne ce nom qu’aux démarches que mon cœur peut justifier, & que mon usage n’est point d’obéir à d’insolentes sommations… Cependant je m’apperçois, M. Bagenhall, que je ne fais que répeter ce que je me souviens d’avoir écrit.

M. B. Vous êtes vif, Monsieur.

Sir Ch. Non, en vérité. J’explique mes vrais sentimens, & j’en dirois moins, si Sir Hargrave ne devoit voir ce qui se passe ici.

M. B. Vous plaît-il, Monsieur, de nommer le tems & le lieu ?

Sir Ch. Pourquoi donc, Monsieur ?

M. B. Pour faire raison à Sir Hargrave.

Sir Ch. Dites, pour lui rendre service. C’est à quoi mon plus mortel ennemi me trouvera toujours prêt. Qu’il sache, Monsieur, que je ne lui ai fait une longue Lettre, que pour me décharger l’esprit de tout ce que j’avois à dire dans cette occasion.

M. B. Et c’est votre seule réponse ?

Sir Ch. Joignez-y, si vous le voulez, que s’il arrivoit encore à Sir Hargrave de s’engager dans une indigne entreprise, & si l’on employoit ma protection contre ses outrages, je l’accorderois de toutes mes forces, fût-il environné d’autant de Guerriers qu’il a d’hommes à son service. Je suppose néanmoins qu’on ne pût rien attendre du secours des loix ; car je n’entreprens point sur les droits de la Magistrature, & je ne mets pas l’honneur à me faire l’arbitre de ma vengeance, ou l’exécuteur de celle d’autrui.

M. B. Rien de si noble, Monsieur. Mais Sir Hargrave assure qu’il ne vous a point offensé. C’est l’opinion qu’on m’a donnée de votre caractere, & la certitude que j’ai du courage de mon Ami, qui m’ont fait chercher le moyen de prévenir des suites funestes, en écrivant à Miss Byron, que Sir Hargrave l’aime plus que sa propre vie. Si les propositions que je lui fais…

Sir Ch. Elles sont étranges, M. Bagenhall. Avez-vous pu vous en promettre quelque fruit ?

M. B. Pourquoi non, Monsieur ? Il paroît qu’elle est sans engagement. Je ne m’imagine point que Sir Charles ait lui-même des vues sur elle.

Sir Ch. Nous sommes tombés insensiblement, Monsieur, sur un sujet qui n’a point de rapport à nos explications. Dites à Sir Hargrave, si vous n’aimez mieux laisser cette peine à l’Écrivain, que je lui conseille de prendre du tems pour s’informer de mon caractere, & des motifs qui me font refuser le rendez-vous qu’il propose. Dites-lui, que les Insolens m’ont quelquefois irrité ; mais que dans ces occasions, j’ai toujours eu le bonheur de les châtier, sans qu’il en ait coûté la vie à personne, & sans m’écarter de mes principes sur le duel.

M. B. Voilà, Monsieur, un langage magnifique.

Sir Ch. Oui, M. Bagenhall : & je serois fâché de l’avoir tenu, si je n’avois l’espérance qu’il pourra conduire Sir Hargrave à des informations aussi utiles pour lui que pour moi.

M. B. Je souhaiterois que deux hommes, dont j’honore la naissance & le caractere, fussent mieux ensemble ; ou que Sir Hargrave n’eût pas tant souffert dans cette malheureuse avanture.

Sir Ch. À quoi mènent toutes ces longueurs ? Je vous prens, Monsieur, pour un honnête homme ; sur tout lorsque vous cherchez, dites-vous, le moyen de prévenir d’autres suites. C’est ce qui m’a fait prolonger un entretien fort inutile ; car je répete encore que je m’en tiens à ma Lettre.

M. B. J’avoue, Monsieur, que votre fermeté me cause de l’admiration ; mais il n’est pas moins surprenant pour moi qu’avec des sentimens si nobles, vous puissiez refuser à un homme d’honneur la satisfaction qu’il vous demande.

Sir Ch. C’est à ces sentimens mêmes qu’il faut attribuer mon refus, M. Bagenhall, & la disposition qui m’empêche d’en craindre les suites.

M. B. Si vos actions y répondent, Mr , comme je suis porté à le croire par ce que j’ai appris de l’affaire d’Honslow-heath, par ce que j’entens, & par tout ce que je vois de vous, je vous regarde comme un prodige, & je serois charmé de pouvoir servir à votre réconciliation.

Sir Ch. Détrompez-vous, Monsieur. Je ne veux point d’amitié avec un homme capable de l’attentat où j’ai surpris Sir Hargrave. Mais j’expliquerai volontiers les conditions, auxquelles je promets de le voir sans aversion & sans mépris. Les voici : qu’il rejette une indigne entreprise sur la violence de sa passion ; qu’il en marque du regret ; & qu’à genoux, s’il lui plaît, il demande pardon à la plus aimable de toutes les femmes, en reconnoissant qu’il ne le mérite point, si Miss Byron a la bonté de l’accorder. Le plus brave des hommes peut fléchir sans honte le genou devant une femme, après avoir eu le malheur de l’outrager.

M. B. Juste Ciel !… Souhaitez-vous, Sir Charles, que cela soit écrit ?

Sir Ch. Je l’exige même ; & si Sir Hargrave a dans l’ame quelque étincelle du véritable honneur, il embrassera volontiers l’occasion d’en suivre les mouvemens. Écrivez, Monsieur, que la confusion & la douleur sont la seule satisfaction qui puisse expier un mal commis.

Je certifie que cette relation est fidelle. À Londres, dans le cabinet de Sir Charles Grandisson, le 27 de Février.

Henri Cotes.

Votre cœur ne sent-il rien, ma chere Lucie, à présent que vous avez fait cette lecture ? & ne voyez-vous pas briller l’admiration sur le visage de tous ceux qui vous écoutent ? De grace, regardez-y. Cependant vous aimiez déja tous cet excellent homme. Et vous êtes tous persuadés que je l’aimois aussi. Hé bien, vous en penserez ce qu’il vous plaira. Mais je ne vois rien à redouter avec un homme vertueux.

Vous vous figurez que je n’ai pu me défendre d’un peu d’agitation, lorsque je suis arrivée à la question de M. Bagenhall ; si Sir Charles n’avoit pas lui-même quelques vues sur moi ? Je suis fâchée de vous dire, ma chere Lucie, que je me suis sentie plus émue que je ne l’aurois souhaité. Il faut, je le vois bien, que je veille un peu sur moi-même. Pour ne vous rien déguiser, j’ai mis alors l’écrit sur ma table, & j’appréhendois de lire la réponse de Sir Charles. Vous voyez que j’aurois pu m’épargner des craintes si folles. Suis-je d’assez bonne foi, ma chere ? Mais si vous n’arrivez point à cet article, avant que de vous en être apperçue, il n’est pas besoin de le lire à mon Oncle.

M. Bagenhall partit si content, comme Sir Charles l’a reconnu lui-même, que M. Reves en tire de fort bonnes espérances. Cependant les conditions… En vérité, ma chere, je ne souhaite de voir Sir Hargrave, ni à genoux, ni sur ses pieds. Je suis sûre que sa vue me causeroit une violente émotion. Il m’est resté de fortes impressions de sa malice & de sa cruauté. Je ne prendrois pas plaisir d’ailleurs à voir le Misérable avec sa bouche défigurée. Il paroît qu’on lui a cousu la levre, & qu’il porte une grande mouche noire sur sa blessure.

Comme nous n’apprenons point que Sir Charles ait entendu parler de rien, depuis la visite de M. Bagenhall, je me flatte que le jour de demain se passera sans aucun nuage.