Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 4

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LETTRE IV.

Miss Byron à Miss Selby.

À Londres, 24 janvier.

Nous arrivons. Il n’a rien manqué à l’agrément de notre voyage. Vous vous imaginez bien que M. Greville et M. Fenwick étoient à notre premiere pause. Ils avoient eu soin de nous tenir un dîner prêt. Mais ils vous rendront compte eux mêmes de toutes leurs attentions.

Ils ont renouvelé tous deux la menace de me suivre à Londres, si je m’y arrête plus d’un mois ; c’est porter trop loin la bonté. Vous voyez que leurs quinze jours sont prolongés du double.

Monsieur Fenwick, ayant trouvé l’occasion de m’entretenir seule pendant quelques minutes, m’a conjurée de l’aimer. M. Greville m’a pressée, avec les mêmes instances, de lui déclarer que je le hais. Cette déclaration, m’a-t-il dit, est tout ce qu’il désire à présent. Il est bien étrange, a-t-il ajouté, qu’il ne puisse obtenir de moi, ni de l’amour, ni de la haine ; c’est un singulier personnage. J’ai tourné ses plaintes en badinage, avec ma liberté ordinaire ; & je lui ai répondu que si j’étois capable de haïr quelqu’un, il seroit l’homme du monde que je ferois moins scrupule d’obliger sur ce point. Il m’a fait de vifs remercimens.

Ces deux Messieurs paroissoient tentés de nous accompagner plus loin. Mais, comme ils ne sont jamais hors de leur route, l’envie leur seroit venue d’aller jusqu’à Londres, & par dégrés, nous les aurions eus sur les bras pendant tout le séjour que j’y dois faire. En remontant dans notre voiture, je les ai pressés fort sérieusement de nous quitter. Fenwick… mon ami… a dit Greville, il faut retourner, sur nos pas, Miss Byron prend son air grave. La gravité, sur son visage, est un langage assez clair pour nous. Ils ont pris congé tous deux fort respectueusement. Je les ai remerciés néanmoins de la civilité qui les avoit conduits sur notre passage, & principalement de la bonté qu’ils avoient de nous quitter. Principalement, a répété Greville : Ah, Mademoiselle, que vous en eût-il coûté pour nous épargner cette rigueur ! Viens, Fenwick, a-t-il dit à l’autre, retirons-nous ; joignons nos malheureuses têtes ensemble, pour vivre encore un peu, du plaisir que nous venons de goûter ; & puis nous prendrons le parti de nous aller pendre.

Il a fallu que notre voiture ait passé, comme vous savez, devant la porte du Parc de Mr Orme ; il y étoit, sur le bord même du grand chemin. Je ne l’ai apperçu que de fort près. Il nous a fait une révérence jusqu’à terre, avec un air de tristesse qui m’a touchée. Le pauvre Mr Orme ! J’aurois souhaité de pouvoir lui dire un mot en passant ; mais les chevaux alloient si grand train ! Pourquoi marchoient-ils si vite ? Cependant j’ai remué la main, & j’ai panché la tête hors du carosse autant que je l’ai pû, pour le saluer. Ô Miss Byron ! s’est écriée là-dessus Mme Reves ; C’est Mr Orme, je n’en doute plus, c’est lui qui est l’heureux mortel. J’ai répondu que si sa conjecture étoit vraie, je n’aurois pas eu l’empressement qu’elle avoit remarqué. Mais il me semble que j’aurois été charmée de pouvoir dire une fois, adieu Mr Orme ; car Mr Orme est un fort bon homme. Mon cœur étoit encore attendri des adieux que j’avois faits à ma chere famille ; & vous savez, ma chere, que dans cet état une légere impression pénétre plus facilement.

La maison de Mr & de Mme Reves est convenable à leur fortune, c’est-à-dire, fort belle & meublée dans le meilleur goût. Mme Reves, qui sait la passion que j’ai pour écrire, & qu’on attend de moi beaucoup de Lettres, m’a fait préparer une provision de papier, de plumes & d’encre. Elle m’a permis volontiers de prendre aussi-tôt possession de mon appartement, pour obéir à mes Amis, qui m’ont ordonné, comme vous savez, de leur donner de mes nouvelles au premier moment de notre arrivée, & de vous adresser ordinairement mes Lettres. Mais, dans un espace si court, que puis-je avoir à vous marquer ? Mon appartement est d’une élégance extrême. Un petit cabinet de Livres, fort bien choisis, en fait le plus bel ornement pour moi, à l’exception néanmoins de mes plumes & de mon encre, auxquelles je ne dois rien préférer, puisqu’elles me doivent servir à procurer quelqu’amusement au Château de Selby, par mon petit babil, qu’on y est accoutumé à souffrir avec tant d’indulgence.

Je vous demande votre bénédiction, ma chere & respectable Grand-maman. Je vous demande la vôtre, ma bonne Tante Selby ; & la vôtre, mon cher & très-honoré Oncle, à qui mon absence va peut-être ôter le plaisir que vous preniez quelquefois, à tourmenter agréablement votre Henriette. Mais je ne me crois pas quitte de cette petite guerre dans l’éloignement.

Vous, ma chere Lucie, continuez de m’aimer, autant que je m’efforcerai de mériter votre affection ; & ne me laissez point ignorer l’état de notre chere Nancy. Mon cœur saigne pour elle. Je me serois crue tout-à-fait inexcusable, si j’étois venue passer trois mois à la ville, sans lui avoir répété de ma propre bouche les assurances de mon amitié, & celles du vif intérêt que je prends à sa santé. Quel nouveau mérite elle tire de sa patience ! Que ses souffrances me la rendent chere ! Si je tombe jamais dans l’affliction, Ciel ! donnez-moi son aimable, sa vertueuse résignation à vos plus douloureuses épreuves.

Je suis, ma chere cousine, etc.

Henriette Byron.