Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 53

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome IVp. 64-80).

LETTRE LIII.

Miss Byron à Miss Selby.

Lundi 20 de Mars.

Hier au soir, lorsque toute la Compagnie se fut retirée, j’allai frapper à la porte d’Émilie, qui me fut ouverte aussi-tôt par sa femme de Chambre. Est-ce vous, ma très-chere Miss Byron ? s’écria-t-elle, en venant à moi les bras ouverts ; quelle extrême bonté !

Je viens, ma chere, lui dis-je, passer agréablement une demie-heure avec vous ; du moins si je ne vous suis pas incommode.

Ah ! jamais Miss Byron ne peut l’être à personne.

Commencez donc, chere Miss, par donner à votre femme de Chambre la liberté de se coucher ; sans quoi j’abrégerois ma visite. J’ai fait la même grace à la mienne. Si vous avez besoin de quelques petits services, je vous les rendrai moi-même.

Ah ! Mademoiselle, vos attentions s’étendent à tout le monde. Anne me dit que tous les Domestiques vous adorent dans cette maison ; & je sais assez combien vous êtes chere aux Maîtres. Anne, vous pouvez vous aller coucher.

La mienne m’a dit plus d’une fois que Miss Jervins aime à se coucher tard, & qu’elle lit, ou se fait lire par Anne, qui n’a pas trop de passion pour cet office, quoiqu’elle lise fort bien. Les Domestiques sont aussi sensibles que leurs Maîtres & leurs Maîtresses. Ils expriment naturellement ce qu’ils sentent. Je ne doute pas qu’ils n’aiment aussi Miss Jervins. Je jugerois aussi volontiers des Maîtres par l’affection de leurs Domestiques, que par toute autre regle. L’assiduité parfaite & respectueuse de ceux de Sir Charles ne fait-elle pas voir combien ils adorent leur Maître ?

Je suis fort jalouse de l’affection des miens, depuis que j’observe en effet ceux de mon Tuteur, & depuis qu’Anne m’a raconté tout ce qu’ils disent de vous, autant qu’ils sont ici. Mais il y a tant de ressemblance entre vous & mon Tuteur, que vous paroissez nés l’un pour l’autre.

(Elle poussa un soupir involontaire, sans faire aucun effort néanmoins pour le retenir.)

Pourquoi ma chere Amie soupire-t-elle ? d’où viennent les soupirs de mon Émilie ?

Quelle bonté, Mademoiselle, de m’appeller votre Émilie ! Mon Tuteur m’appelle aussi son Émilie. Je suis fiere, lorsqu’il me donne ce nom… Mais je soupire encore. En vérité, je ne sais pas pourquoi. C’est une habitude, qu’il me semble que j’ai prise depuis peu. Peut-elle nuire à ma santé ? Anne me dit que c’est un mauvais signe, & que je dois m’en défaire. Elle prétend qu’il n’est pas joli, pour une jeune personne, de soupirer comme je fais. Mais je ne vois pas où est le mal.

On assure que les soupirs sont une marque d’amour ; & vous savez que les jeunes personnes…

Ah ! Mademoiselle, (en m’interrompant) vous ne laissez pas de soupirer souvent aussi.

(La rougeur me monta au visage.)

Il est vrai, ma chere, que je m’en suis quelquefois apperçue moi-même. C’est une habitude, comme vous dites ; & je ne voudrois pas vous y voir tomber.

Mais, Mademoiselle, j’ai des raisons de soupirer que vous ne sauriez avoir. J’ai une Mere… Hélas, une Mere à qui je dois moins souhaiter de la bonté pour moi, que pour elle-même ; une Mere si malheureuse, que je me vois obligée de la fuir ! Mon Pere, dont tout le monde a connu la bonté, en est mort de chagrin. Ah ! Mademoiselle, (en jettant ses bras autour de moi, & cachant sa tête dans mon sein,) n’ai-je pas sujet de soupirer ?

Je versai quelques larmes sur son cou. Je ne pus les retenir ; une douleur si juste & si tendre ! Qui n’en auroit point été touché ?

Et ce qui se passa hier ici, reprit-elle en levant la tête. Pauvre femme ! Elle n’en a pas remporté beaucoup de fruit. Croyez-vous que cette seule aventure ne suffise pas pour me faire soupirer ?

Charmant naturel ! (en lui baisant les deux joues.) Je vous aimerai trop, Émilie.

Vous avez trop de bonté pour moi, Mademoiselle. Ne la poussez pas si loin. Vous voyez qu’elle me fait encore soupirer. Celle de mon Tuteur me fait soupirer aussi. Je crois réellement que mes soupirs sont plus fréquens que jamais, depuis qu’ayant quitté Madame Lane, je connois mieux sa bonté, je vois de plus près l’admiration que tout le monde a pour lui, & la reconnoissance que chacun croit lui devoir. Un Étranger, comme je puis le dire, un homme de ce mérite, qui m’accable de bienfaits ; & une malheureuse Mere qui lui cause tant d’embarras ; comment retenir mes soupirs avec deux raisons si fortes !

Chere Miss ! (Je me sentois le cœur pénétré de pitié) nous lui devons la même estime, vous & moi, par les plus puissans motifs de la reconnoissance.

Ah ! Mademoiselle, vous serez un jour la plus heureuse de toutes les femmes ; & vous le méritez bien.

Que veut dire mon Émilie ?

Ne vois-je pas, n’entends-je pas ici tous les jours ce que Mylord L… & les deux Dames ont entrepris de faire réussir ? Et ma femme de chambre ne m’apprend-elle pas quels sont les vœux & l’attente de toute la Maison ?

Et qu’attend-on, que desire-t-on, mon Émilie ?

Ne vois-je pas que mon Tuteur vous aime ?

Vous le croyez, Émilie ?

Si je le crois ! Il faudroit ne pas voir combien chaque mot paroît l’attacher, lorsqu’il vous entend.

Pure imagination, ma chere.

Hò, vous n’avez pas observé ses yeux comme moi, lorsqu’il est avec vous. Il m’est arrivé aussi d’observer quelquefois les vôtres ; mais je n’y ai pas remarqué les mêmes mouvemens que dans les siens. Je suis sûre qu’il vous aime. [Ces derniers mots furent encore suivis d’un soupir.]

Mais pourquoi soupirez-vous, mon Émilie ? Si j’avois le bonheur d’être, aussi bien que vous le pensez, dans l’estime de ce charmant homme, me porteriez-vous envie, ma chere ?

Envie ? Moi ! Moi, vous porter envie ? non, en vérité. Quelle raison en aurois-je ?… Mais, chere Miss Byron, dites-moi à présent… Je vous en prie, dites-moi si vous aimez mon Tuteur.

Vous savez qu’il est aimé de tout le monde. Vous, mon Émilie, ne l’aimez-vous pas ?

Oh ! Je l’aime parfaitement. Mais vous, Mademoiselle, vous l’aimez avec des espérances qui ne conviennent qu’à vous. De grace, un peu de confiance pour votre Émilie. Mon Tuteur n’en saura jamais rien. Je vous conjure de me l’avouer. Vous ne sauriez croire combien vous m’obligerez par cette faveur. Elle me donnera une plus haute idée de moi-même.

Voulez-vous, Émilie, me promettre autant de franchise que vous m’en demandez ?

Je vous le promets.

J’avoue, ma chere, que j’ai beaucoup d’estime pour votre Tuteur.

D’estime ! Est-ce là le terme ? Ah ! Miss Byron, toute jeune que je suis, je sais bien que l’estime n’est pas de l’amour.

Eh bien, je veux être sincere avec mon Émilie ; mais à condition que personne ne saura jamais que je vous fais une confidence de cette nature. Je préférerois votre Tuteur, ma chere, à un Roi, dans toute sa gloire.

Et je le préférerois aussi, Mademoiselle, si j’étois Miss Byron. Je voudrois vous ressembler en tout.

Aimable innocence ! Mais dites-moi, Miss Jervins, voudriez-vous que je n’eusse pas ces sentimens pour votre Tuteur ? Vous savez qu’il est le mien aussi, & qu’il m’en a tenu lieu dans la plus importante occasion qui pût jamais arriver pour moi.

Le vouloir ! Souhaiter que Miss Byron fût une ingrate ? Non, non. (Un soupir suivit encore.)

Pourquoi donc mon Émilie soupire-t-elle ? Elle m’avoit promis de la franchise.

Je vous le promets encore. Mais, dans la vérité, j’ignore moi-même pourquoi je soupire. Je souhaiterois que mon Tuteur fût le plus heureux des hommes : je voudrois, Mademoiselle, que vous fussiez la plus heureuse de toutes les femmes : & c’est ce que vous ne pouvez être tous deux que l’un dans l’autre. Il me semble néanmoins qu’il y a quelqu’obstacle, qui s’oppose à votre bonheur mutuel ; & je m’imagine que ma peine vient de là. Je ne suis pas sûre néanmoins qu’elle en vienne uniquement. Non, je ne sais pas d’où elle vient. Si je le savois, je vous le dirois, Mademoiselle. Mais j’ai quelquefois des palpitations de cœur, qui me coupent la respiration, je n’y comprens rien. Je me sens ici comme un poids, qui me fait soupirer ; & mes soupirs me font plaisir, apparemment parce qu’ils me soulagent. D’où cela peut-il venir ? (elle s’arrêta en me regardant.)

Continuez, ma chere. Votre description est charmante.

J’acheverai volontiers. Si quelqu’un s’empresse, comme il est arrivé la derniere fois à ma femme de chambre, de me venir dire, Miss, Miss, Miss, votre Tuteur est arrivé ; je tombe aussi-tôt dans une agitation ! Il me semble que mon cœur s’enfle, jusqu’à ne pouvoir tenir dans mon sein. Je suis forcée de m’asseoir, & l’haleine me manque, comme si j’avois monté, en courant, par un chemin difficile. Pendant une demie-heure entiere, je demeure si tremblante, que je n’ai pas la force d’aller au-devant de mon Tuteur, quoique je sois fort impatiente de le voir. Et puis, l’entendre, qui me plaint d’un ton si doux d’avoir une malheureuse Mere ; qui m’appelle son Émilie… Ne trouvez-vous pas que le son de sa voix est d’une douceur extrême ? La vôtre est si douce aussi, Mademoiselle ! Tout le monde dit que dans vos plus simples discours, votre voix est d’une mélodie… Anne m’assure alors…

Petite flatteuse ! Vous me charmez.

Je ne sais point flatter, Mademoiselle. Ne m’appelez point flatteuse. Non, je suis la sincérité même.

Oui, je vous crois sincere : mais vous excitez ma vanité, chere Miss. Je ne vous reproche pas de me dire ce qu’on pense de moi ; mais je me fais un reproche à moi-même d’y être trop sensible. Continuez, s’il vous plaît. Anne, disiez-vous, assure alors…

Elle m’assure que toutes ces émotions extraordinaires sont des signes d’amour. Folle créature. Ce qu’elle dit néanmoins n’est pas impossible : mais ce n’est pas un amour tel qu’elle paroît l’entendre, tel qu’elle prétend l’avoir senti dans ses jours critiques ; c’est le nom bizarre qu’elle leur donne ; & par lesquels elle dit qu’elle a passé, deux ou trois ans plus tard que moi. Premierement, je suis fort jeune, vous le savez, Mademoiselle ; je ne fais que sortir de l’enfance. Je n’ai jamais eu de Mere, ni de Sœur, ni de Compagne de mon sexe. Les Filles de Madame Lane, qu’étoient-elles pour moi ? Elles me regardoient comme un Enfant, & je n’étois rien de plus. D’ailleurs, j’aime à la vérité mon Tuteur ; mais c’est avec autant de respect, que s’il étoit mon Pere. Jamais je n’ai eu la moindre pensée, qui n’ait été accompagnée d’une profonde vénération pour lui, telle que je me souviens de l’avoir eue pour mon Pere.

Cependant, ma chere, vous n’avez jamais senti aucune de ces palpitations, dont vous avez parlé, lorsqu’on vous avertissoit du retour de votre Pere après quelques jours d’absence.

Non. Je conviens que cela n’est jamais arrivé. Et quoique je me sois toujours réjouie de voir mon Tuteur, lorsqu’il venoit chez Madame Lane, je ne me souviens pas que mes agitations aient jamais été si violentes que les dernieres. Aussi, j’en suis surprise moi-même. Ne pourriez-vous pas m’en dire la cause ?

N’êtes-vous pas pénétrée, chere Lucie, de tendresse & de pitié pour cette aimable fille !

Ma chere Émilie, ne doutez pas que ce ne soient des symptômes…

De quoi, Mademoiselle ? [en m’interrompant] Dites-le moi sincerement, je ne vous cacherai pas une seule pensée de mon cœur.

Oui, si je vous encourage, ma chere.

Dites donc, Mademoiselle !

Des symptômes d’amour, je n’en doute point ; & d’un amour capable de troubler votre repos…

Non, [en m’interrompant encore] non, Mademoiselle ; il est impossible. Si c’étoit ce que vous pensez, Mademoiselle, je n’aurois plus la hardiesse de paroître devant vous. Le Ciel m’est témoin que c’est vous, vous seule, que je voudrois voir Mylady Grandisson. Je n’ai qu’une crainte…

Eh, quelle crainte ?

Que l’amitié de mon Tuteur ne diminue pour moi, lorsqu’il sera marié.

Craignez-vous que sa femme ne s’efforce de resserrer un cœur aussi vaste que le sien ?

Non, si cette femme étoit vous. Mais Mademoiselle, [en baissant les yeux] excusez ma folie ! Il ne me prendroit plus la main avec autant de bonté qu’il fait à présent. Ses regards n’auroient plus cette tendresse, que je dois à la pitié qu’il a de ma situation. Il ne m’appelleroit plus son Émilie. Il n’exigeroit plus, de tout le monde, les mêmes égards pour sa Pupille.

Ma chere, vous n’êtes plus un enfant. S’il demeure quelque tems sans se marier, comptez que toute l’affection que vous avez vue jusqu’à présent pour vous sur ses levres, se retirera bientôt au fond de son cœur. Vous devez attendre ce changement de sa prudence. Et vous-même, ma chere, vous lui en donnerez l’exemple ; vous serez plus réservée, à l’extérieur, que vous ne l’avez été dans un autre âge.

Ah ! Mademoiselle ! que me dites-vous ? Quand j’aurois vingt ans, je mourrois de chagrin, s’il cessoit de me traiter avec la même tendresse. Si je lui donne sujet de me croire indiscrette, téméraire, importune, je consens alors qu’il m’appelle l’Émilie de tout autre, & qu’il me renonce pour la sienne.

Vos idées, ma chere, changeront auparavant.

Hé bien, je ne souhaite pas de vivre lorsque ce changement doit arriver. Songez, Mademoiselle, que ma seule consolation, dans le malheur où m’a jettée ma Mere, est d’avoir un Tuteur si aimable & si vertueux, de m’entendre nommer son Émilie, de me voir aimée de lui comme sa Fille. Dites-moi, Mademoiselle, si vous étiez Mylady Grandisson, m’envieriez-vous ces témoignages de sa compassion & de son amitié ?

Non, ma chere ; non, si je connois bien mon propre cœur.

Et m’accorderiez-vous la permission de vivre avec vous ? Dites, Mademoiselle, à présent que vous savez tout : me permettriez-vous de vivre avec vous & mon Tuteur ? C’est une question que j’avois déja pensé à vous faire ; mais la crainte & la confusion m’ont retenue, jusqu’à ce que vous ayez eu la bonté de m’encourager.

Je vous assure que j’y consentirois volontiers, si votre Tuteur n’y faisoit pas d’objection.

Hà ! Ce n’est point assez, ma chere Miss Byron. Seriez-vous mon sincere, mon ardente Avocat auprès de lui ? Il est certain qu’il ne vous refuseroit rien. Seriez-vous disposée… Je vais vous dire, Mademoiselle, comme il faudroit s’y prendre… Seriez-vous disposée à lui dire : « Voyez-vous, Sir Charles, cette petite fille, cette Émilie est d’un fort bon naturel. Sa fortune est considérable. On peut lui tendre des piéges. Elle n’a point d’autre Pere que vous. La pauvre Petite, [je suppose que pour l’attendrir vous me donneriez des noms touchans] la pauvre Petite n’a point de Mere, ou se trouve plus malheureuse que si elle n’en avoit point. Quel meilleur parti voyez-vous pour elle, que de la laisser vivre avec nous ? Je serai sa Protectrice, son Amie, sa Maman. Oui, Mademoiselle, [en s’interrompant] permettez que je me choisisse une Maman. Ne laissez point une malheureuse Fille sans Mere, si vous pouvez lui en donner une. Je suis sûre que toute mon étude sera de vous donner du plaisir ; & que jamais je ne vous causerai de peine. Vous direz donc à Sir Charles : j’insiste là-dessus, M. Grandisson. Nous ferons le bonheur de cette pauvre Orpheline. On lui a parlé des artifices des hommes, pour faire tomber les riches Héritieres dans leurs piéges. Cette crainte & celle qui regarde sa Mere la font trembler continuellement. Elle seroit tranquille avec nous. » Chere, chere Miss Byron ! vous êtes touchée en ma faveur… [Qui ne l’auroit point été de ses tendresses enfantines ? Elle jetta ses bras autour de moi.] Je vois que vous êtes touchée… Je ferai gloire d’être à votre suite. Je serai votre femme de chambre, s’il le faut. J’aiderai à vous parer, & à vous rendre chaque jour plus aimable aux yeux de mon Tuteur.

Je ne pus soutenir toutes ces idées. C’est assez, c’est assez, mon aimable, ma tendre & généreuse Émilie ! Si mon sort devenoit tel que vous le dites, vous ne me demandez rien que mon cœur ne fût toujours prêt à vous accorder ; vous n’auriez pas un desir dont le succès ne me devînt aussi cher qu’à vous-même. Je l’ai pressée contre mon sein, tandis qu’elle continuoit de me serrer de ses deux bras.

Je vous fatigue peut-être, reprit-elle. Pour le monde entier, je ne voudrois pas causer la moindre peine à ma jeune Maman. Permettez qu’à l’avenir je vous donne ce nom. Maman, comme on me l’a expliqué, est un nom plus tendre que celui même de Mere. L’infortunée Madame Jervins, ou Madame Ohara, si cette qualité lui fait plaisir, ne sera que Mere. Un Enfant ne doit pas renoncer la sienne, quoiqu’elle renonce elle-même, ou qu’elle fasse pis que de renoncer son Enfant.

Il est tems que je me retire, Émilie.

Dites donc, mon Émilie.

Mon Émilie, ma très-chere Émilie ! Vous m’avez guérie de l’envie de dormir pour toute cette nuit.

Oh ! je suis donc fâchée…

Non, ne le soyez de rien. Vous m’avez causé quelque peine, il est vrai ; mais c’est plus douce peine qui soit jamais entrée dans un cœur. J’admire tant de bonté, tant d’innocence, des sentimens si généreux ! C’est un bonheur pour moi, de connoître un cœur tel que le vôtre.

Que vous augmentez mon ravissement ! (& ses bras recommencerent à me serrer). Mais pourquoi vous retirer sitôt ?

Il le faut, ma chere. Je ne puis demeurer plus long-tems. Mais comptez qu’Émilie sera toujours chere à mon cœur. Je m’efforcerai de contribuer au bonheur de sa vie, & tous ses desirs seront secondés par les miens.

Je suis donc bien sûre de vivre avec vous & mon Tuteur. (Et tombant à genoux, les bras en cercle autour des miens.) Fasse le Ciel, pour mon intérêt comme pour le vôtre, que vous soyez bientôt la plus heureuse des femmes, par votre mariage avec le meilleur des hommes, avec mon Tuteur ! Joignez votre priere à la mienne. Dites Amen, Mademoiselle, & que le Ciel vous comble de tous ses biens.

J’eus peine à me retirer de ses bras. Ô mon Amour ! Je ne puis soutenir vos charmans transports. Et je me hâtai de reprendre le chemin de ma chambre. Elle me suivit. Elle prit ma main, pour la baiser ardemment. Vous n’êtes point fâchée, Mademoiselle ? Dites que vous ne l’êtes point. Je ne vous quitterai pas sans cette assurance.

Fâchée, mon Amour ! Eh ! qui pourroit l’être contre vous ? Que vous m’avez causé d’émotion par vos tendres…

Je suis contente, si je ne vous ai point offensée… Mais dites encore une fois mon Émilie. Dites, bon soir, mon Émilie, mon Amour, & tous ces tendres noms que vous prononcez d’un ton si charmant. Donnez-moi votre bénédiction, comme si vous étiez ma chere Maman ; & je vous quitterai, & je m’imaginerai que je vais dormir avec les Anges.

Les Anges devroient être sans cesse autour de mon Émilie. Que le Ciel bénisse mon Émilie ! Bon soir. Que votre sommeil soit doux & paisible ! Je lui donnai un, deux, trois baisers, avec toute la tendresse qu’elle m’avoit inspirée pour elle, & je doublai le pas pour m’éloigner. Mais elle demeura sur sa porte, me conduisant des yeux, avec de profondes révérences, chaque fois que je tournois la tête pour la voir encore.

En réfléchissant, dans ma retraite, sur tout ce que cette chere Fille m’avoit dit, & sur l’incertitude de mon sort, je me trouvai la tête remplie de tant de pensées différentes, que pendant toute la nuit je n’ai pu fermer les yeux. Je me suis levée avant le jour ; & dans l’agitation d’un sujet si touchant, qui ne cessoit point de… je n’ai point eu d’autre ressource que ma plume.

Vous, chere Lucie, & vous, ma chere Grand-Maman, ma Tante, mon Oncle, faites plus que de me permettre, ordonnez-moi, pressez-moi de vous mener mon Émilie, si l’on m’en fait la proposition. Cependant je ne vous la menerai point, si vous ne me promettez tous de prendre pour elle autant de tendresse & de bonté que vous en avez pour moi.