Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 63

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome Vp. 183-189).

LETTRE LXIII.

Miss Byron à Miss Selby.

Samedi 15 d’Avril.

Ô Lucie ! Sir Charles nous a quittés. Il est parti. Il est monté en chaise dès trois heures du matin, dans la vue apparemment d’épargner à ses Sœurs, à ses deux Beau-Freres, à Mylord W… & sans doute à lui-même, le chagrin de leur séparation. Nous ne l’avons appris qu’à notre réveil. Si j’étois dans la disposition d’écrire, qui ne m’a jamais manqué qu’aujourd’hui, je pourrois m’arrêter sur mille circonstances, dont je ne suis capable de vous entretenir qu’en deux mots.

Le tems du dîner se passa hier assez agréablement. Chacun s’efforça du moins de paroître gai. Hélas ! de combien de peines est accompagné le plaisir d’aimer & d’être aimé ! Je ne le crois pas moins à plaindre que nous.

La Dame Italienne fut la plus pensive. Cependant Émilie… ah ! la pauvre Émilie ! Elle sortit quatre ou cinq fois pour pleurer ; mais je fus la seule qui s’en apperçut. Après le diner, je ne remarquai de bonne humeur que dans Sir Charles. Cependant elle me parut forcée. Il me demanda un air de Clavecin. Mylady L… eut la complaisance de jouer après moi. Mylady G… lui succéda. Nous nous efforçâmes de jouer, dirois-je avec plus de vérité. Il prit lui-même un Violon. Ensuite il s’assit devant le Clavecin. Nous savions qu’il y excelloit : mais c’est le fruit d’un si long séjour en Italie. La Signora lui connoissoit cette perfection. Elle joua elle-même ; & nous ne fûmes pas surprises qu’elle nous surpassât. L’Italie est la Terre d’Harmonie.

Vers sept heures du soir, il me demanda un moment d’attention ; & son discours ne me causa pas peu d’étonnement. Il me dit qu’il avoit reçu la visite de Mylady D… Je me sentois assez abatue : mes esprits furent prêts à me manquer. Elle m’a fait diverses questions, continua-t-il.

Monsieur, Monsieur ! c’est toute la réponse que je fus capable de faire.

Lui-même, il trembloit, en ouvrant la bouche. Hélas, ma chere, je suis persuadée qu’il m’aime. Cependant qu’il me parut grave ! Que le Ciel, me dit-il, veille à votre bonheur, ma chere Miss Byron ! Le mien ne m’est pas plus cher que le vôtre. C’est pour exécuter ma promesse, que je vous parle de cette visite ; sans quoi j’aurois pu vous en épargner la peine, & me l’épargner à moi-même. Il s’arrêta. Ensuite il reprit, car j’étois muette, & je n’avois pas la force de parler. Vos Amis, Mademoiselle, seront sollicités en faveur d’un jeune homme qui vous aime. C’est un jeune Seigneur, dont je connois le mérite… je vous cause de l’émotion, Mademoiselle. Pardonnez, j’ai satisfait à ma parole. Là-dessus, il me quitta, avec une apparence de joie. Comment peut-il être si tranquille !

On se mit à jouer. Je fis ma partie, sans y donner la moindre attention. Émilie soupiroit en regardant ses cartes, & je voyois couler des larmes sur ses joues. Qu’elle aime son Tuteur ! Émilie, vous disois-je… En vérité, je ne sais ce que j’écris.

Pendant le souper, la tristesse fut extrême. M. Belcher vouloit partir avec son Ami. Sir Charles détourna l’entretien, & refusa indirectement cette proposition, en recommandant à ses soins les plus empressés, les deux Dames Italiennes.

Il passa quelques momens seul avec la Signora Olivia, qui revint de ce tête-à-tête, les yeux tout rouges de pleurs.

La pauvre Émilie chercha l’occasion de l’entretenir en particulier. Avec quel empressement ne la chercha-t-elle pas ; Il la prit à l’écart un moment, près d’une fenêtre. Minuit approchoit. Il lui prit les deux mains. Il l’appela son Émilie. Il la pria de n’être pas long-tems sans lui écrire. Elle confesse qu’elle ne put répondre, qu’elle ne fit que soupirer, & qu’elle avoit néanmoins mille choses à lui dire.

Il n’opposa rien à l’espérance que ses Sœurs lui marquerent, de déjeûner le lendemain avec lui. Elles me prierent d’en être. Elles firent la même invitation aux deux Dames Italiennes. Tout le monde se retira dans cette attente. Mais ce matin Mylady G… m’a fait dire qu’il étoit parti. Il auroit été cruel, de me laisser retourner chez lui dans une autre espérance. Comment a-t-il pu nous quitter si furtivement ? Je vois que sa visite d’hier au matin, étoit une visite d’adieu pour ma Cousine & pour moi. Je m’en étois défiée. Combien ne nous dit-il pas de choses tendres ? Que de regrets ! que de réflexions sur son sort ! Que d’offres de service ! Il sembloit embarrassé à nous exprimer tous ses sentimens. Sûrement, ma chere, il ne me hait point. Quels combats n’ai-je pas lus dans son cœur ? Un homme ne peut se plaindre. Un homme ne peut demander de la compassion, comme une femme. Mais, je ne m’y trompe point ; c’est la plus douce de toutes les ames mâles.

Lorsque nous pensâmes à nous retirer, il donna la main jusqu’au Carrosse, à ma Cousine Reves. Il me fit la même civilité. M. Reves lui dit ; nous comptons, Sir Charles, sur le plaisir de vous voir demain. Il ne répondit que par une révérence. En m’aidant à monter, il soupira. Il me pressa la main. Il me semble du moins qu’il me la pressa. C’est tout. Il n’embrassa personne. Je doute qu’il revoie Clémentine comme il nous a quittés. Mais je suis portée à croire, que le Docteur est dans le secret.

Il y est, ma chere. Il ne fait que nous quitter. Il m’a trouvé les yeux en désordre. Je ne les avois pas fermés de toute la nuit. Cependant, je n’ai su le départ qu’à sept heures.

N’est-ce pas une extrême bonté, dans le Docteur, d’avoir pensé à me venir voir ? Sa visite m’a remise. Mais il n’a pas pris garde à la rougeur de mes yeux. Il m’a dit, que ses Sœurs, ses Beau-freres, son Oncle, étoient aussi affligés que s’il les avoit quittés pour jamais. Et qui sait… Mais je ne veux pas me tourmenter par de cruelles suppositions. Je me souviendrai de ce qu’il disoit hier lui-même, & sans doute, pour nous instruire ; qu’il se promettoit de la joie… Dois-je croire, néanmoins, qu’il ait jugé cette instruction nécessaire pour moi ? Auroit-il pensé à me la donner ? Mais silence, vanité ! Loin, loin l’espérance. N’écoutons que ce qu’il y a de plus opposé. Clémentine est destinée pour lui. Il l’est pour elle.

Cependant, Lucie, que dire de son émotion, lorsqu’il m’a parlé de Mylady D… ? Ah ! je ne souhaite de la devoir, qu’aux mouvemens toujours humains de son cœur. Il a voulu la mienne. Il m’a témoigné la plus tendre amitié. N’en dois-je pas être satisfaite ? Je le suis. Je veux l’être. Ne m’aime-t-il pas d’un amour supérieur aux sens ? La malheureuse Olivia n’a pas cette satisfaction. Qu’elle est à plaindre ! Si je la vois triste & languissante, je ne pourrai lui refuser ma pitié. Toutes ses espérances trompées : les vues qui l’ont engagée à combattre mille difficultés, à faire un long voyage, à s’exposer aux flots, à venir jusqu’en Angleterre, renversées au moment qu’elle les croit remplies ! Elle arrive ; il part : il retourne sur les aîles de l’amour & de la compassion, vers un objet plus cher & plus digne de sa tendresse, dans le Païs qu’elle a quitté pour le venir chercher dans le sien. Sa situation n’est-elle pas beaucoup plus triste que la mienne ? Elle l’est, à mes propres yeux. D’où peuvent donc venir mes plaintes.

Je m’écarte, chere Lucie. Pardon, si vous vous en appercevez. La perte de mes espérances m’a mortifiée, & me rend d’assez bon naturel pour être sensible aux peines d’autrui. Mais si l’adversité produit cet effet, elle m’en sera plus facile à supporter.

Le Docteur m’apprend, qu’Émilie, le cœur saignant de ses propres maux, doit être ici dans un moment. Si je puis servir à sa consolation… mais n’en ai-je pas besoin moi-même ? Nous mêlerons nos larmes, en pleurant l’une sur l’autre.

Mylord W… retourne à Windsor. M. Belcher part dans peu de jours pour Hamsphire, d’où il compte revenir incessamment, pour offrir ses services aux Dames Italiennes. Olivia fait travailler à ses équipages. Elle se propose de faire ici une brillante figure : mais elle n’aura point Sir Charles avec elle. Que sert la grandeur, pour calmer un cœur troublé ? Le Comte de G… & Mylady sa Sœur reprennent le chemin d’Hertfordshire. Mylord & Mylady L… parlent de se retirer pour quelques semaines à Colnebroke. Le Docteur se dispose à partir pour le Château de Grandisson, & votre pauvre Henriette pour Northampton-Shire. Ciel ! ma chere, quelle dispersion ! Mais le mariage de Mylord W… rassemblera une partie de ce monde à Windsor.

Émilie arrive. On me dit que cette chere Fille est toute en pleurs. Elle est chez Madame Reves, où elle attend la permission de monter chez moi. Figurez-vous nous voir pleurer ensemble, & prier pour la conservation de notre Tuteur commun. Votre imagination ne peut se former une Scene trop tendre. Adieu chere Lucie.