Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 65

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIp. 1-12).

LETTRE LXV.

Miss Byron à la même.

Lundi 17 d’Avril.

Mylady D… ne fait que de sortir. M. Reves étoit engagé aujourd’hui chez Mylady Williams ; & la Comtesse nous a trouvées seules, Madame Reves & moi.

Je me suis senti le cœur serré, au moment qu’elle a paru ; & le mal n’a fait qu’augmenter pendant le thé, que nous avons pris ensemble. Ses regards étoient pleins d’une bonté, dont je croyois entendre le sens. Il me sembloit lire dans ses yeux ; vous n’avez plus d’espérances, Miss Byron, & je compte que vous m’appartiendrez bientôt.

Mais elle ne m’a pas fait languir après le déjeuner. Je remarque votre embarras, chere Miss, m’a-t-elle dit d’un air fort tendre, & j’ai souffert pour vous, en le voyant augmenter. Mais il me fait connoître que Sir Charles m’a tenu parole. Je n’en doutois point. Il n’est pas surprenant, ma chere, que vous ayez pris de l’inclination pour lui. Dans les manieres, comme dans la figure, c’est le plus aimable homme que j’aie jamais vu. Une femme de vertu & d’honneur peut l’aimer sans reproche. Mais il n’est pas besoin que je vous fasse son éloge, ni à vous, Madame Reves.

Il faut vous apprendre, a-t-elle continué, qu’on me propose pour mon Fils une alliance dont j’ai fort bonne opinion ; mais je l’aurois meilleure encore, ma chere, si je ne vous avois jamais vue. J’en ai parlé à Mylord. Vous savez que je souhaite extrêmement de le voir marié. Il m’a répondu qu’aussi long-tems qu’il auroit quelqu’espoir de plaire à Miss Byron, il ne pouvoit entendre aucune proposition de cette nature. Approuveriez-vous, lui ai-je dit, que je prisse le parti de m’adresser directement au Chevalier Grandisson, pour savoir ses intentions de lui-même ? On le représente comme le plus ouvert des hommes. Il sait que notre caractere n’est pas moins irréprochable que le sien, & que notre alliance ne feroit point déshonneur à la premiere maison du Royaume. J’avoue que cette question peut paroître assez libre, entre des personnes qui ne se connoissent que de nom. Cependant Sir Charles est un homme auquel je prendrois plaisir à parler avec ouverture.

Mylord a souri de ma proposition ; mais voyant qu’il ne s’y opposoit point, je suis allée voir Sir Charles, & je n’ai pas fait difficulté de m’expliquer avec lui.

La Comtesse s’est arrêtée. Elle est pénétrante. Elle nous a regardées, Madame Reves & moi. Eh bien, Madame, lui a dit ma Cousine, d’un air de curiosité ; de grace, achevez. Pour moi, chere Lucie, l’impatience ne m’a pas permis de dire un seul mot.

C’étoit avant-hier, a-t-elle repris. Jamais on n’a fait un si beau portrait d’une Mortelle, que Sir Charles me fit de vous. Il me parla des engagemens qui l’obligeoient de partir. Il loua la personne qui étoit l’objet de son voyage ; il fit le même éloge d’un Frere, qu’il aime fort tendrement ; il s’étendit avec beaucoup d’affection sur toute cette famille. Dieu seul, me dit-il, connoit le sort qui m’attend. Je me laisserai conduire par la générosité, par la justice, ou plutôt par la Providence. Après cette noble ouverture de cœur, je lui demandai si dans la supposition d’un heureux rétablissement, il espéroit que la Dame Étrangere pût être à lui ? Je ne me promets rien, me dit-il. Je pars sans aucune sorte d’espérance. Si les secours, que je porte, rétablissent une santé qui m’est chere, & si celle d’un Frere que je n’aime pas moins en reçoit quelque soulagement, ma joie sera au-dessus de mes expressions. J’abandonne le reste à la Providence. L’événement ne peut dépendre de moi.

J’en dois conclure, Monsieur, lui dis-je aussitôt, que vous n’avez aucun engagement avec Miss Byron.

Ici je ne puis vous dire, chere Lucie, si la Comtesse s’est arrêtée d’elle-même pour nous observer, car je n’ai pu vaincre un mouvement qui m’a fait lever de ma chaise. Elle s’est apperçue de mon trouble. Elle m’a demandé où j’allois, en m’offrant de ne pas continuer, si j’étois gênée de son récit. J’ai approché ma chaise de la sienne, & si proche, que penchant la tête derriere sa propre chaise, le visage à demi-caché, on ne voyoit paroître que mes yeux. Elle s’est levée. Non, Madame, lui ai-je dit ; demeurez assise, & continuez ; de grace, continuez. Vous avez rendu ma curiosité fort vive. Souffrez seulement que je demeure comme je suis, & ne faites pas d’attention à moi. Oui, Madame, a dit Madame Reves, qui ne brûloit pas moins de curiosité que moi, comme elle me l’a confessé depuis, continuez, & permettez à ma Cousine de garder sa situation : quelle fut la réponse de Sir Charles ?

Ma chere Miss, a repris la Comtesse, en s’asseiant & s’adressant à moi, j’ai d’abord une question à vous faire ; car je ne veux chagriner personne.

Ô Madame ! vous n’en êtes pas capable, lui ai-je répondu. Mais quelle est cette question ?

Le Chevalier Grandisson, ma chere, vous a-t-il jamais fait quelqu’ouverture formelle ?

Non, Madame.

Je suis fort trompée, néanmoins, s’il ne vous aime. Voici sa réponse : dans les circonstances où je suis, quelque impression qu’ait pu faire sur moi le mérite de Miss Byron, je me croirois indigne du jour, si j’avois tâché d’engager son affection.

Ah Lucie ! que sa conduite avec moi se trouve noblement justifiée !

Ainsi, Monsieur, répliqua la Comtesse, vous ne vous offenserez point que mon Fils entreprenne de persuader à Miss Byron, qu’il n’est pas sans mérite, & que son cœur lui est dévoué.

M’en offenser ? Non, Madame. La justice & l’honneur ne me le permettent point. Puisse le Ciel faire trouver à Miss Byron, dans un heureux mariage, tous les biens qu’elle mérite. J’ai entendu parler fort avantageusement de Mylord D… Sa fortune répond à sa naissance. Il peut faire gloire de sa Mere… Pour moi, dont tous les sentimens sont divisés, qui ne sais ce que je puis, ni souvent ce que je dois, je me garderai bien d’engager dans mes incertitudes une jeune personne que j’admire, & dont l’amitié m’est si précieuse, sur tout, lorsqu’avec tant de charmes, il n’y a rien qu’elle doive croire au-dessus d’elle.

Quelle générosité, Lucie ! qu’elle m’a touchée ! j’en ai senti mon visage inondé de larmes, pendant que je le cachois derriere le fauteuil de la Comtesse. Mais elle a continué, dans les termes de Sir Charles :

Permettez, Madame, que je vous épargne d’autres questions. Il peut revenir quelque chose, à Miss Byron, d’une conversation si délicate. Comme j’ignore quel sera le succès de mon voyage, je répéte que mon propre honneur, & ce que je dois à deux jeunes personnes également respectables, m’impose des loix qu’il me seroit honteux d’oublier. Et pour vous ouvrir entiérement mon cœur, de quel front oserois-je paroitre devant une femme d’honneur, devant vous, Madame, si dans le tems que la justice & l’honnêteté me soumettent à des devoirs dont on est en droit de me demander l’exécution, j’étois capable d’avouer d’autres desirs, & de tenir en suspens la faveur d’une autre femme, jusqu’à l’éclaircissement de mon sort ? Non, Madame ; je perdrois plutôt la vie, que de me souiller par cette indignité. Je me connois des liens, ajouta-t-il ; mais Miss Byron est libre. La Dame Italienne, dont l’infortune m’appelle à Boulogne, est libre aussi. Mon voyage est indispensable ; mais je ne fais point de conditions avec moi-même ; & n’envisageant que mon devoir, je trouverai ma récompense dans la satisfaction de l’avoir rempli.

La Comtesse a changé de voix, en répétant ce noble discours. Elle y a joint quelques marques d’admiration pour le caractere du Héros. Ensuite, reprenant son récit ; je lui demandai alors, nous a-t-elle dit, si toutes les apparences devant le porter à croire qu’il ne reviendra d’Italie qu’après s’y être marié, & pensant avec tant de bonté en faveur de mon Fils, il ne m’accorderoit pas sa recommandation auprès de cette chere Miss Byron, qu’il nommoit quelquefois sa Sœur, & sur laquelle ce titre pouvoit lui donner un peu d’ascendant. Il me répondit : cette proposition, Madame, marque la haute idée que vous avez de Miss Byron, & dont vous reconnoitrez qu’elle est digne : mais pourrois-je m’attribuer, sans une extrême présomption, l’ascendant que vous me supposez sur son esprit, lorsqu’elle a des Parens aussi dignes d’elle, qu’elle l’est d’eux ?

Vous jugez, chere Miss, m’a dit la Comtesse, que mon dessein dans cette demande étoit de mettre son cœur à l’épreuve. Cependant je lui en fis des excuses ; & ajoutai que je ne me persuaderois pas qu’il m’eût pardonné sincerement, s’il ne me promettoit, du moins, d’apprendre à Miss Byron le sujet de ma visite.

Il me semble, Lucie, que je n’aurois point été fâchée qu’il eût eu moins de facilité à pardonner.

À présent, chere Miss, a repris obligeamment la Comtesse, vous me regarderez sans peine, & vous me laisserez revoir votre charmant visage. Elle s’est tournée alors vers moi, elle m’a passé un bras autour du cou ; elle m’a fait la petite malice de m’essuyer les yeux ; elle m’a baisé la joue ; & lorsqu’elle m’a vue un peu remise, elle m’a tenu ce discours :

ma chere, ma charmante Miss Byron… que ne puis-je dire ma chere Fille, dans le sens que je le desire ! car de cette maniere ou d’autre, il faudra que vous me permettiez de ne pas vous donner d’autre nom : dites-moi maintenant, comme si vous parliez réellement à votre Mere, avez-vous quelque espérance que Sir Charles Grandisson puisse être à vous ?

Madame ! lui ai-je répondu, avec beaucoup d’embarras, n’est-ce pas me faire une question aussi dure, que celle que vous lui avez faite à lui-même ?

Oui, chere Miss, aussi dure ; & je suis aussi prête à vous en demander pardon qu’à lui, si vous m’assurez sérieusement qu’elle vous chagrine.

J’ai déclaré, Madame, & c’étoit du fond du cœur, que je le croyois dans l’obligation de se donner à son Étrangere : & quoique je le préfere, en effet, à tout ce que j’ai vu d’hommes, je suis résolue, s’il est possible, de surmonter le penchant que j’ai pour lui. Il m’a fait l’offre de son amitié, aussi long-tems qu’elle peut être acceptée sans blesser d’autres attachemens ; j’y borne toutes mes vues.

Il n’y a point d’autre attachement, a répliqué la Comtesse, avec lequel une amitié si pure ne puisse s’accorder. Mon Fils contribuera de tout son cœur à la fortifier. Il admire le Chevalier Grandisson. Il regarderoit, comme un double honneur, de se lier avec lui par vous. Chere Miss ! accordez aussi votre amitié, mais sous un nom plus tendre, à un jeune homme que vous en trouverez digne. Je vous demanderai la quatrieme place. Ô ma chere : de quelle heureuse liaison vous seriez le nœud !

Vous me faites trop d’honneur, Madame ! c’est tout ce que j’ai pu lui répondre.

Mais, chere Miss, il me faut une explication. Je ne me paye point d’un compliment.

Eh bien, Madame, je consens à m’expliquer. J’ai de l’honneur : il ne me reste point de cœur à donner.

Vous n’êtes donc pas sans espérance, ma chere… N’importe, je veux tenir à vous, si je le puis. Je ne me serois jamais crue capable de la proposition que je vais vous faire : mais à mes yeux, comme à ceux de mon Fils, vous êtes une Fille incomparable. Écoutez-moi : nous ne penserons point à l’Alliance qui nous est proposée, jusqu’au dénouement du voyage de Sir Charles. Vous m’avez dit, une fois, que vous pourriez donner la préférence à mon Fils sur tous ceux qui ont des prétentions à votre cœur. Je ne parle point de Sir Charles, à qui vos affections étoient engagées avant que vous nous ayez connus. Mais vous engagez-vous en faveur de mon Fils, si le Chevalier ne revient pas libre ?

Je lui ai dit fort sérieusement, qu’elle me surprenoit. Quoi ? Madame, je ne tirerois aucun fruit de l’exemple que vous me proposiez il n’y a qu’un instant ? De quel front, faisiez-vous dire à quelqu’un, (& c’est un homme à qui vous le faisiez dire) « de quel front paroîtrois-je devant une femme d’honneur, devant vous, Madame, si j’étois capable de tenir quelqu’un en suspens ?… Non, Madame, je perdrois la vie, comme Sir Charles, plutôt que de me souiller par cette indignité ». Mais je vois, Madame, que vous ne me faites cette proposition, comme à lui, que pour mettre mon cœur à l’épreuve.

En vérité, ma chere, a-t-elle interrompu avec quelque embarras, vous me faites plaisir de me fournir cette excuse. Cependant je parlois de bonne foi, & j’en dois ressentir un peu de confusion.

Quelle charmante ingénuité, chere Lucie ! Elle m’a prise dans ses bras, elle a baisé encore une fois mes deux joues. Je n’ai, m’a-t-elle dit, qu’une apologie à faire pour moi-même : l’erreur où je suis tombée doit vous marquer avec quelle passion je souhaiterois de vous voir Comtesse D… Mais quel titre est capable de vous donner de la dignité ? Elle m’a demandé quand je pensois à retourner en Northampton-Shire ? Je lui ai dit mon intention. Vous ne partirez point, a-t-elle repris, sans m’être venue voir chez moi. Je vous promets que pendant votre visite, Mylord ne paroîtra point. Je ne veux plus qu’il s’expose à votre présence : & s’adressant à Madame Reves ; s’il venoit ici sans ma participation, je vous prie, Madame, ne lui permettez point de voir Miss Byron.

Je lui ai marqué vivement la reconnoissance que je devois à tant de bonté. Elle m’a demandé un commerce de Lettres dans mon absence. C’étoit un ordre, qui me faisoit trop d’honneur, pour le refuser. Son Fils, m’a-t-elle dit en souriant, ne verra pas plus mes Lettres que moi. En sortant elle m’a prise un instant à l’écart, pour me dire : il faut l’avouer ; jamais il ne m’étoit arrivé, dans les affaires, que j’ai le plus à cœur, de me voir fermer la bouche par mes propres expressions. Que faire ? J’étois venue dans la confiance du succès. Lorsque l’espérance est presqu’égale au desir, on n’est rempli que des idées qui la flattent. Nos passions, ma chere, emportent toujours notre jugement. Cependant je connois deux exceptions à cette regle, vous & Sir Charles Grandisson.

Elle nous a quittées. Je vous épargne, chere Lucie, toutes les réflexions auxquelles je me suis livrée sur cette importune & flatteuse visite. Hélas ! ce n’est pas pour ces petits chagrins, que la constance m’est nécessaire, & que les efforts me coûtent.

(N.) Quoiqu’on ne fasse pas difficulté de supprimer continuellement un grand nombre de Lettres, qui affoiblissent l’intérêt principal, entre celles mêmes de cette nature, il y en a de si singulierement agréables, qu’elles méritent une exception. Telles sont les deux suivantes, où le caractère de miss Grandisson, à présent Mylady G…, éclate dans tout son jour.