Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 71

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIp. 66-73).

LETTRE LXXI.

Le Chevalier Grandisson au Docteur Barlet.

Lundi, 26 Mai.

Hier au soir, Clémentine, le Général, sa Femme, le Comte Della Porretta & le Seigneur Sébastien son Fils, arriverent à Boulogne. Il n’y avoit pas une heure que j’avois quitté Jeronimo. L’opération s’étoit faite avec succès ; mais dans son extrême foiblesse, il s’étoit évanoui plusieurs fois pendant le jour. Cependant je l’avois laissé assez tranquille, & même agréablement occupé du retour de sa Sœur. Le Prélat me fit dire avant la nuit, que Clémentine étoit arrivée ; qu’elle étoit fatiguée, abbatue, & dans ses méditations ordinaires ; mais que Camille viendroit m’apprendre le lendemain, quelle seroit la situation de sa Maîtresse.

Pendant toute la nuit je n’ai pas fermé les yeux. Vous concevez, cher Docteur, la cause de mon insomnie. Camille est venue ce matin. Cette pauvre Fille étoit si pénétrée de la joie de me voir en Italie, que je n’ai pu obtenir tout d’un coup les éclaircissemens qui causoient mon impatience. Enfin elle m’a dit, que le Général & l’Évêque se disposoient à me venir surprendre chez moi ; & continuant avec autant de soupirs que de mots, hélas ! Monsieur, que ma Maîtresse a souffert, depuis que vous nous avez quittés ! Vous ne la reconnoîtrez pas. Nous ne sommes pas sûres non plus qu’elle vous reconnoisse. Quelle sera votre premiere entrevue ! Elle n’a que peu de bons intervalles. Ses ténebres sont ordinairement si profondes ! Elle ne parle à personne. Le moindre Étranger l’épouvante. Ô cruelle, cruelle Daurana ! Camille m’a tenu long-tems les mêmes discours, sans que mes questions aient pu l’interrompre, & sans me donner d’autres lumieres que ce que j’ai pu recueillir de ses plaintes & de ses exclamations. Hélas ! ai-je pensé, les souffrances de Clémentine ont affecté aussi la tête de cette pauvre Fille.

Elle m’a quitté avec la même précipitation, de peur qu’on eût besoin d’elle, & dans la crainte que le Général ne la trouvât chez moi.

Les deux Freres sont arrivés presqu’aussi-tôt. Le Général m’a pris la main avec une sorte de politesse forcée. Nous avons, Monsieur, m’a-t-il dit, beaucoup de graces à vous rendre, pour nous avoir amené votre M. Lowther. Les Chirurgiens Anglois sont-ils si fameux ? Mais comme les Guerriers de votre Nation savent faire des blessures, ils ne doivent pas manquer d’Artistes pour les guérir. Nous vous sommes obligés aussi d’avoir entrepris vous-même le voyage. Jeronimo en est déja mieux. Puisse le Ciel achever sa guérison ! Mais, hélas ! notre malheureuse Sœur ! La pauvre Clémentine ! Je n’en espere plus rien.

Que je regrette, a dit le Prélat, qu’on ne l’ait pas laissée à la garde de Madame Bemont !

Le Général, l’ayant enlevée lui-même de Florence, n’étoit pas disposé à témoigner le même regret. Il y avoit des tempéramens, a-t-il interrompu, auxquels on auroit peut-être mieux fait de s’arrêter. Mais Daurana est une fille infernale ; & Madame de Sforce doit être détestée, pour avoir favorisé ses cruelles vues.

Il a parlé de mon retour, dans des termes assez froids. Cependant, a-t-il dit, puisque j’étois à Boulogne, & que sa Sœur avoit paru souhaiter de me voir, on pouvoit permettre une entrevue, pour satisfaire ceux de la Famille qui m’avoient invité à repasser en Italie ; en quoi il admiroit d’autant plus ma complaisance, qu’on n’ignoroit point que j’avois en Angleterre la Signora Olivia : mais que d’ailleurs, il espéroit peu…

Il s’est arrêté. Je n’ai pu retenir un regard d’indignation, mêlé de mépris : & sans autre réponse, je me suis tourné vers l’Évêque, pour lui demander comment Jeronimo avoit passé la nuit. Assez bien, m’a répondu froidement le Général même ; mais je suis trompé, Chevalier, si je n’ai remarqué dans vos yeux un air méprisant. Mes yeux, ai-je répliqué, s’accordent toujours avec mon cœur. Il me semble, Monsieur, que vous attachez peu de prix à mon intention ; & je n’en attache pas plus à la peine de mon voyage, si vos réflexions ne tombent pas personnellement sur moi. Si j’étois à Naples, Monsieur, & chez vous-même, je vous dirois que dans cette occasion, vous ne rendez point assez de justice à l’envie d’obliger. Au reste, je ne vous demande aucune faveur, qui ne soit pour votre avantage autant que pour le mien.

Cher Grandisson ! s’écria l’Évêque. Mon Frere ! dit-il au Général. Ne m’avez-vous pas promis… Pourquoi parler d’Olivia au Chevalier ? Est-ce-là, Monsieur, ce qui vous chagrine ? reprit le Général, en s’adressant à moi. Je me garde bien de faire des réflexions qui puissent offenser un homme de votre importance… sur tout pour les Dames, Monsieur. Un air de raillerie accompagnoit ce discours. Je me suis tourné vers l’Évêque : vous voyez, lui ai-je dit, que votre Frere a pour moi un fond insurmontable d’aversion. Je me souviens qu’à Naples il me marqua des soupçons, aussi injurieux pour sa Sœur que pour moi. J’ai cru les avoir détruits ; mais sa mauvaise disposition renaît. Cependant, tranquille comme je le suis dans mon innocence, il lui sera difficile, par mille raisons, de me faire sortir des bornes.

Et de ces mille raisons, Chevalier, mon intérêt, sans doute, en est une ? (d’un ton moqueur.)

Vous en jugerez comme il vous plaira, ai-je répondu. Mais ne partons-nous pas, Messieurs, pour aller voir le Seigneur Jeronimo ?

Non, a dit l’Évêque, jusqu’à ce que je voie l’amitié plus ferme entre vous. Mon Frere, donnez-moi votre main, (en s’efforçant de la prendre.) La vôtre, Chevalier.

Disposez de la mienne, ai-je répondu en la lui offrant. Il l’a prise, & celle du Général en même tems. J’ai fait un pas, pour lui donner plus de facilité à les joindre ; & saisissant celle du Général, qui sembloit résister encore : rendez-vous, Monsieur, lui ai-je dit ; acceptez l’offre d’un cœur sincere. Faites-moi connoître, par une heureuse expérience, ces grandes qualités que tout le monde vous attribue. Je demande votre amitié, parce que je trouve dans mon cœur un témoignage que je la mérite ; & je ne l’y trouverois pas, si j’étois capable d’une bassesse. Je serois faché de paroître méprisable à vos yeux ; mais je ne le serai jamais aux miens.

Il a demandé à son Frere s’il croyoit que cet air de supériorité fût supportable ? J’ai répondu, que l’aveu qu’il en faisoit me combloit d’honneur. L’Évêque s’est hâté d’ajouter, que je parlois avec noblesse, que mon caractere étoit connu, & qu’il espéroit de nous voir intimes Amis. Il nous a pressés d’accepter ce nom.

Pourquoi le dissimuler ? a repris le Général : je ne puis soutenir, que le Chevalier se croie aussi nécessaire à ma Sœur, qu’on paroît se le persuader dans la Famille.

Vous me connoissez peu, Monsieur, lui ai-je répondu. Je ne fais point à présent d’autres vœux, que pour le rétablissement de votre Sœur, & du Seigneur Jeronimo. Si j’ai le bonheur d’y contribuer, ma joie seule est une récompense. Mais pour vous mettre l’esprit en repos, & pour vous faire entrer dans les sentimens que je desire, je vous donne ma parole d’honneur, (c’est une Loi, Monsieur, que je n’ai jamais violée) que, quelque succès que nous obtenions du Ciel pour la maladie de votre Sœur, je n’accepterai la plus grande faveur qu’on puisse m’accorder, qu’avec le consentement des trois Freres, comme avec celui du Pere & de la Mere. J’ajoute que ma propre fierté ne me permettroit pas d’entrer dans une Famille, où l’on ne penseroit pas honorablement de moi, ni d’exposer une Femme que j’aime au mépris de ses plus proches Parens.

Le Général a paru satisfait de cette explication. C’est parler noblement, m’a-t-il dit : je vous demande la main, & je fais profession d’être votre Ami.

Que dites-vous de cet orgueil, mon cher Docteur ? Il ne peut digérer qu’un simple Gentilhomme Anglois, car c’est de cet œil qu’il me regarde, s’allie jamais avec sa Famille, quelque peu de vraisemblance qu’il trouve lui-même au rétablissement de sa Sœur. D’ailleurs il aime beaucoup le Comte de Belvedere, & toute la Famille auroit été charmée d’une alliance avec lui.

Le Prélat a paru fort satisfait de nous voir disposés de part & d’autre à vivre en meilleure intelligence. Il m’en a d’autant moins coûté, pour accorder quelque chose à l’orgueil d’autrui, que Madame Bemont avoit eu soin de m’y préparer. Le Pere même & la Mere de cet esprit hautain, craignoient beaucoup de son humeur ; ils apprendront avec joie, que j’ai vaincu si facilement ses préventions.

En se retirant, le Général m’a pris la main, & m’a dit d’un air enjoué : je suis marié, Chevalier ! Aux vœux que j’ai faits pour son bonheur, il a répondu, qu’ils étoient inutiles, & qu’il étoit parfaitement heureux. Ma Femme, a-t-il repris, est tout ce qu’il y a d’aimable au monde. Elle brûle de vous voir. Je suis sans crainte, parce qu’elle est généreuse, & que je serai toujours reconnoissant. Mais veillez sur vous-même, Chevalier ; veillez sur vous, je vous en avertis. Le moindre coup-d’œil sera observé. Admirez-la, j’y consens ; & je vous défie de vous en défendre : mais je suis bien aise au fond, qu’elle ne vous ait pas vu avant qu’elle fût à moi.

Les deux Freres m’ont quitté avec d’autres marques d’amitié ; & pour dernier compliment, l’Évêque m’a dit qu’il se félicitoit d’avoir désormais trois Freres. Je me dispose à les suivre au Palais della Porretta. Imaginez-vous, cher Docteur, avec quelle agitation.