Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 91

La bibliothèque libre.
Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIp. 26-32).

LETTRE XCI.

Le Chevalier Grandisson au Seigneur Jeronimo.

Même date.

Je réponds, cher Ami, à notre admirable Clémentine, & je mettrai pour vous, sous une enveloppe, une copie de ma Lettre.

Jusqu’à l’arrivée de la sienne, j’avoue qu’il m’a paru possible, quoique peu probable, que sa résolution changeât en ma faveur. J’avois prévu que, par des raisons de Famille, vous vous uniriez tous pour l’engager au mariage ; & lorsqu’elle se verra sérieusement pressée, disois-je en moi-même, il peut arriver qu’elle passe sur ses scrupules, & que proposant des conditions pour elle-même, elle prenne le parti d’honorer de sa main l’homme qu’elle honoroit ouvertement de son estime. Le mal dont elle est heureusement délivrée, laisse quelquefois des incertitudes dans l’ame. Mon absence, qui me conduit à prendre un établissement dans le Pays de ma naissance, peut-être pour ne retourner jamais en Italie, ses hautes idées de reconnoissance, le fond qu’elle fait sur mes sentimens, toutes ces considérations réunies me paroissoient capables d’affoiblir sa résolution ; & si ce changement arrive, ai-je pensé, je ne puis douter de la faveur de sa Famille. Il me semble, cher Ami, qu’il n’y avoit point de présomption dans cette espérance. Je me devois à Clémentine jusqu’au dernier moment, c’est-à-dire, jusqu’à la Lettre qu’elle m’avoit promise. Mais, aujourd’hui que je vous vois tous du même sentiment, & que cette chere personne, quoique pressée de faire un autre choix, est en état de me consulter comme un quatrieme Frere, qui n’a plus, dit-elle, aucun intérêt à l’événement, j’abandonne toutes mes espérances. C’est dans ce sens que j’écris à votre chere Sœur. Personne n’a pu s’attendre que je donnasse à l’argument, tout le poids qu’il peut recevoir : cependant, persuadé comme je le suis, que son devoir l’oblige de se rendre aux instances de sa Famille, j’ai suivi les inspirations de l’honneur. Jamais, peut-être, il n’y eut d’exemples d’autant de situations difficiles que celles de votre Ami, qui, sans avoir à se reprocher la moindre témérité, s’est vu, comme par degrés, dans les plus grands embarras.

Vous souhaitez, cher Jeronimo, que j’eusse la force de donner l’exemple à votre excellente Sœur. Il faut que je vous ouvre mon ame.

Il existe une jeune personne, une Angloise, belle comme un Ange, mais en qui la beauté, à mes yeux comme aux siens, est la moindre perfection. De toutes les femmes que j’aie jamais vues, c’est elle, elle seule, que j’aurois été capable d’aimer, si je n’eusse aimé Clémentine. Je ne lui rendrois pas justice, si je n’ajoutois que je l’aime, mais c’est d’un amour aussi pur que le cœur de Clémentine, ou le sien. L’état de Clémentine faisoit une vive impression sur moi. Je ne pouvois m’en déguiser la cause. Son affection paroissoit si ferme, que de mon côté, pouvant la regarder réellement comme mon premier amour, j’ai cru que, malgré des difficultés qui me sembloient invincibles, l’honneur, la reconnoissance devoient me tenir en suspens, m’empêcher même de former les moindres vues pour une autre femme, jusqu’à ce que le sort d’une si chere personne fût absolument déterminé. Il y auroit un air de vanité, même avec mon Jeronimo, à parler des propositions qui me sont venues des Amis de plusieurs Femmes, d’un rang & d’un mérite fort supérieur au mien. L’honneur suffisoit pour m’arrêter, mais mon cœur n’a commencé à souffrir, de l’incertitude où j’étois du côté de votre chere Sœur, qu’à l’occasion de la jeune Angloise dont j’ai vanté le mérite ; non que je me flattasse d’y réussir, si j’avois eu la liberté d’essayer à lui plaire : mais lorsque je me permettois d’y penser, dans mes incertitudes du côté de l’Italie, je n’étois pas sans quelqu’espérance de succès, par les bons offices de mes Sœurs qui sont liées avec elle d’une amitié fort étroite.

Ferai-je à mon cher Ami l’aveu sincere de tous mes sentimens ? Lorsque j’ai repassé les Alpes, sur l’invitation de M. l’Évêque de Nocera, les deux plus belles ames du monde avoient une part presque égale à mon cœur, & de-là m’est venue, dans le dernier voyage, la force de déclarer à la Marquise & au Général, que je me croyois lié à votre Famille, mais que vous étiez libres, Clémentine & vous. Ensuite, lorsqu’ayant commencé à se rétablir, elle a semblé confirmer les espérances qu’elle m’avoit données, & que ma reconnoissance a paru nécessaire pour achever sa guérison, alors, cher Jeronimo, je me suis contenté de souhaiter à la jeune Angloise, un Mari plus digne d’elle, que je n’aurois pu l’être, dans l’embarras de ma situation. Enfin, toute votre famille s’étant réunie en ma faveur, je n’ai plus formé un desir, qui n’ait eu votre Sœur pour objet. D’où suis-je tombé, cher Ami, en la voyant obstinée à me rejetter ? surtout lorsque ses motifs ne pourroient qu’augmenter mon admiration.

Aujourd’hui, quel souhait faites-vous pour moi ! Que je donne l’exemple à votre Sœur ? Comment le puis-je ? Le mariage dépend-il de moi ? Depuis que Clémentine me refuse, il n’y a qu’une femme au monde que je puisse croire digne de lui succéder dans mon affection, quoiqu’il y en ait mille dont je ne suis pas digne : & cette femme doit-elle accepter un homme, dont le cœur s’étoit donné à une autre qui vit, qui n’est point mariée, qui lui marque encore une bonté capable d’attacher un cœur reconnoissant, & de causer un partage dans son amour ? Clémentine même n’est pas plus délicate que cette charmante Angloise. En vérité, cher Jeronimo, lorsque je pense à lui adresser mes soins, le courage me manque ; & je me regarde comme l’homme du monde qui mérite le moins d’être écouté. Ajoutez qu’elle se fait autant d’Adorateurs, qu’il y a d’hommes qui la voient. Olivia même n’a pu lui refuser son admiration. Puis-je rendre justice à deux personnes d’un mérite si rare, sans paroître divisé par un double amour ? car je ferai gloire toute ma vie de mes sentimens pour Clémentine.

Vous voyez, cher Ami, les nouvelles difficultés de ma situation ; il me semble que c’est d’Italie, & non d’Angleterre, que l’exemple doit venir. Ne me soupçonnez point d’un excès de délicatesse : l’exemple ne dépend pas de moi, comme de votre Clémentine. Il y auroit de la présomption à le supposer. Clémentine n’a point d’aversion pour le mariage ? elle n’en sauroit avoir pour l’homme que vous avez en vue, puisque la prévention ne subsiste plus pour un autre. Il ne me conviendroit pas de décider ce qu’elle peut & ce qu’elle doit vouloir ; mais elle est naturellement la plus respectueuse des filles ; elle sent plus vivement que toute autre ce qu’elle doit à des Parens, à des Freres qui ont pris tant de part à ses disgraces. Il n’est pas question d’une différence de Religion, qui est son motif pour me rejetter : au contraire, l’obéissance filiale est un devoir de toutes les Religions.

J’écris à la Marquise, au Général, au Pere Marescotti & à M. Lowther. Que le Tout-Puissant perfectionne votre santé, & soutienne celle de l’incomparable Clémentine ! Qu’il répande toutes sortes de biens sur votre excellente famille ! c’est, très-cher Jeronimo, le vœu du fidéle Ami qui s’attend au bonheur de vous voir en Angleterre, de celui qui vous aime comme son propre cœur, qui honore tout ce qui porte votre nom, & qui ne cessera jamais d’être avec ces sentimens, votre &c.

Charles Grandisson.