Histoire du chevalier Grandisson/Lettre 99

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Nouvelles lettres angloises, ou Histoire du chevalier Grandisson
Traduction par Abbé Prévost.
(tome VIIp. 65-98).

LETTRE XCIX.

Miss Byron à Mylady G…

12 octobre.

J’attends votre Frere à chaque heure. Il a reçu, dites-vous, des nouvelles d’Italie. Puissent-elles ne rien diminuer à la joie que j’espere de son arrivée !

Le hasard nous a fait apprendre qu’il est en chemin, par un Fermier de mon Oncle, qui a vu descendre à Stratford, un très-bel homme, avec un train fort leste, dans la même Hôtellerie où nous nous arrêtâmes à notre retour de Londres. Pendant qu’on lui préparoit à dîner, (peut-être aura-t-il dîné dans la même chambre où nous dînâmes aussi) le Fermier a eu la curiosité de demander qui il étoit. Les Domestiques (les plus civils, dit-il, qu’il ait jamais vus) lui ont répondu qu’ils avoient l’honneur d’appartenir à Sir Charles Grandisson ; & leur ayant dit qu’il étoit de Northampton, ils lui ont demandé à quelle distance le Château de Selby étoit de cette Ville. Ses affaires l’ayant obligé de partir, il a rencontré mon Oncle & M. Deane, qui prenoient l’air à cheval. Il leur a parlé de la visite à laquelle ils devoient s’attendre. Mon Oncle nous a dépêché aussi-tôt son Valet avec cette nouvelle, & nous a fait dire qu’il alloit au-devant de Sir Charles pour lui servir de guide jusqu’ici. N’étant pas trop bien auparavant, je me suis trouvée si émue, que ma Tante m’a conseillé de me retirer dans mon Cabinet, pour tranquilliser un peu mes esprits.

C’est de-là que je vous écris, ma chere, & dans ce moment, vous jugez bien qu’il m’est impossible de vous écrire sur un autre sujet. Il me semble qu’en m’amusant avec ma plume, je trouve mon cœur plus facile à gouverner. Il est heureux que nous ayons appris qu’il vient, avant que de l’avoir vu ; mais, en vérité, Sir Charles Grandisson ne devoit pas tenter de nous surprendre. Qu’en direz-vous, ma chere ? N’y trouvez-vous pas l’air d’un homme qui se croit sûr du plaisir qu’il va causer ? J’ai lu que les Princes, après avoir envoyé leurs portraits à leurs Dames, & s’être mariés par Procureurs, se sont approchés de leurs Frontieres, incognito & sous un déguisement, pour surprendre une jeune & timide Princesse. Mais ici, non-seulement les circonstances sont différentes, puisque l’échange n’est pas encore fait, mais quand il seroit du sang Royal, j’aurois attendu de lui un traitement plus délicat.

À quoi la fierté ne s’abandonne-t-elle pas pour justifier ses caprices ? Je suis coupable, ma chere. Un des gens de Sir Charles vient d’arriver avec un billet pour mon Oncle Selby. Ma Tante n’a pas fait difficulté de l’ouvrir. Il est daté de Stratford. Votre cher Frere, après des complimens & des informations de notre santé, marque à mon Oncle qu’il va coucher cette nuit à Northampton, & qu’il demande la permission de venir déjeûner demain avec nous. Ainsi, ma chere, il n’a pas voulu se donner l’air que mon caprice me faisoit appréhender. Cependant, comme si j’avois été résolue de le trouver en défaut, n’y a-t-il pas ici, ai-je pensé, un peu trop d’appareil pour un caractere si naturel ? ou s’imagine-t-il que nous ne puissions pas survivre à notre surprise, s’il ne nous donnoit pas avis de son arrivée, avant que de nous avoir vus ? Ô Clémentine ! Ange, Déesse, que tu ravales Henriette Byron à ses propres yeux ! Qu’elle craint de paroître après toi ! Le sentiment que j’ai de ma petitesse me rend petite en effet.

Fort bien. Mais je juge, que si mon Oncle & Monsieur Deane le rencontrent, ils le forceront de venir ici dès ce soir. N’aura-t-il pas le tems, quand il voudra, d’aller à Northampton ?… Mais le voici, le voici ! Oui, ma chere, c’est lui-même. Mon Oncle est avec lui dans son carrosse. Monsieur Deane, me dit ma Femme de chambre, a déja mis pied à terre. Cette fille adore Sir Charles. Laisse-moi, Sally. Ton émotion, Folle que tu es, augmente celle de ta Maîtresse !

Pour éviter toute apparence d’affectation, je descendois, & j’allois au-devant de lui, lorsque j’ai rencontré mon Oncle sur les dégrés. Chere Niece, m’a-t-il dit, vous n’avez pas rendu justice à Sir Charles. J’aurois cru que dans votre langueur d’amour, (quels termes, ma chere, & sur-tout à ce moment !) vous auriez dû vous sentir plus partiale pour lui. Il m’a pressée d’aller jusqu’à la voiture. Vous êtes fort heureuse, m’a-t-il dit. Pendant l’espace de quinze milles entiers, il n’a parlé que de vous. Je vais vous conduire, je veux vous présenter à lui.

Il n’y avoit pas une demie heure que je m’étois efforcée de rappeler mes esprits. Rien ne déplaît tant, qu’une plaisanterie hors de saison. Me présenter à lui ! ma langueur d’amour ! Ô mon Oncle ! ai-je pensé. Les forces m’ont manqué pour le suivre. Je me suis hâtée de retourner à mon cabinet, aussi déconcertée qu’un enfant. Vous savez, ma chere, que depuis quelque tems, je n’étois pas bien. J’étois foible, & la joie m’étoit presqu’aussi difficile à supporter que la douleur.

Ma Tante est montée. Mon Amour, qui vous empêche donc de descendre ? Quoi ! vous êtes en larmes ? Vous paroîtrez singuliere au plus aimable homme que j’aie vu de ma vie. Monsieur Deane en est amoureux… Chere Tante, je ne suis déja que trop humiliée, lorsque je me compare à lui. Je serois fâchée de paroître singuliere ; mais mon Oncle m’a tout-à-fait déconcertée. Cependant je connois ses bonnes intentions, & je ne dois pas m’en plaindre. Je vous suis, Madame.

Ma Tante est descendue devant moi. Sir Charles, au moment que j’ai paru, s’est avancé vers moi d’un pas fort animé, mais d’un air tendre & respectueux. Il a pris ma main, & se baissant dessus : Quelle joie, m’a-t-il dit, de revoir ma chere Miss Byron, & de la revoir en bonne santé ! Vos moindres peines, Mademoiselle, seront toujours partagées.

Je l’ai félicité de son retour. Il ne m’a pas été possible de parler haut. Mon désordre ne peut lui être échappé. Il m’a conduite vers un fauteuil ; & sans cesser de tenir ma main, il s’est assis près de moi. Je ne l’ai pas retirée d’abord, de peur qu’il ne me crût de l’affectation ; mais devant un si grand nombre de témoins, j’ai pensé que Sir Charles étoit un peu libre. Cependant, comme je ne la retirois point, il ne pouvoit pas honnêtement la quitter : ainsi la faute pouvoit venir de moi, plutôt que de lui. J’ai demandé ensuite à ma Tante, si ses regards ne lui avoient pas paru ceux d’un homme sûr du succès ? Elle m’a dit qu’elle avoit remarqué dans son air une liberté mâle, mais avec un mêlange de tendresse qui lui donnoit une grace infinie. Pendant qu’il étoit contraint par sa situation, a-t-elle ajouté, il n’est pas surprenant qu’il vous traitât avec le simple respect d’un Ami ; mais à présent qu’il est libre de s’expliquer, sa conduite doit être celle d’un Amant, c’est-à-dire, précisément celle qu’il a tenue.

Il m’a rendu l’usage de la voix, en me parlant de vous, ma chere, de Mylady L…, de vos deux Maris, & de sa Pupille. Mon Oncle & ma Tante sont sortis, pour délibérer ensemble, autant que j’en ai pu juger, s’il convenoit que mon Oncle offrît à Sir Charles un appartement au Château, pour le séjour qu’il avoit à faire dans le Canton ; ses gens étoient demeurés dans la cour pour attendre ses ordres. Ma Tante, qui est exacte, comme vous le savez, sur les bienséances, a représenté à mon Oncle, que graces au soin de M. Greville, tous nos Amis étoient bien informés que c’étoit la premiere fois que Sir Charles paroissoit penser à moi ; & que, par conséquent, s’il devoit être traité comme un homme dont l’alliance nous faisoit honneur, nous n’étions pas moins obligés de garder quelques mesures, du moins en apparence, pour ne pas faire juger qu’il avoit été sûr de sa conquête à la premiere vue ; d’autant plus que le mauvais esprit de M. Greville est assez connu. Mon Oncle s’est échauffé. J’ai toujours tort, a-t-il dit, & les Femmes ont toujours raison. Il s’est jetté dans tous ces lieux communs, & ces expressions singulieres, dont vous l’avez si souvent raillé. Son espérance, a-t-il dit, étoit de saluer sa Niéce avant quinze jours, sous le titre de Mylady Grandisson. Quels pouvoient être les obstacles, lorsque toutes les volontés étoient d’accord ? Si proche du dénouement, il avertissoit ma Tante, comme il l’exhortoit à m’avertir, de ne pas donner dans l’affectation. Sir Charles ne prendroit pas une bonne idée de nous, s’il nous échappoit quelque grossiéreté. Enfin, son sentiment étoit qu’il ne falloit pas le laisser sortir du Château, & prendre son logement dans une Hôtellerie, autant pour l’honneur de toute la Famille, que par égard pour sa propre invitation. Ma Tante a répliqué que Sir Charles attendoit lui-même de la délicatesse dans nos procédés ; qu’il étoit évident, par l’ordre qu’il avoit donné à ses Domestiques de tenir les chevaux à sa Voiture, qu’il ne se proposoit point de passer la nuit avec nous ; que son dessein n’avoit pas même été de nous voir ce jour-là, mais d’aller coucher à Northampton, suivant l’aveu qu’il en avoit fait à mon Oncle, en le rencontrant avec Monsieur Deane. En un mot, a dit ma Tante, je suis aussi jalouse de l’opinion de Sir Charles, que de celle du Monde : cependant vous savez que nos Voisins attendent l’exemple de nous. Si Sir Charles n’habite point ici, plus ses visites seront fréquentes, plus elles paroîtront respectueuses. J’espere que nous le verrons tous les jours, & tout le long du jour ; mais ses assiduités ne seront pas celles d’un Hôte, & ne doivent passer que pour des visites.

Mon Oncle s’est rendu avec peine. Lorsqu’il est rentré avec ma Tante, il m’a trouvée en conversation sérieuse avec Sir Charles & Monsieur Deane. Notre sujet étoit le bonheur de Mylord & Mylady W, avec lesquels Monsieur Deane, qui avoit ouvert le discours, est lié fort étroitement. Sir Charles s’est levé, en voyant ma Tante. La nuit s’approche, a-t-il dit. J’aurai l’honneur, Madame, si vous me le permettez, de venir déjeuner demain avec vous. Il a fait une révérence à chacun, une plus profonde à moi, en baisant ma main ; & sans ajouter un mot, il est retourné à sa Voiture. Pendant que nous le suivions, jusqu’à la porte qui donne sur la Cour, mon Oncle a proposé encore de l’arrêter. Maudite délicatesse, lui ai-je entendu dire tout bas à ma Tante. Elle nous a confessé qu’elle s’étoit sentie pressée de parler à Sir Charles, mais qu’elle n’avoit su que lui dire. Nous étions, elle & moi, dans une sorte d’embarras, qui alloit jusqu’à l’inquiétude. Il nous sembloit que quelque chose n’étoit pas bien, & nous n’aurions pu dire ce qui étoit mal. Mais après le départ de Sir Charles, & lorsque nous avions repris nos chaises pour attendre le souper, personne n’a pu dissimuler son mécontentement. Mon Oncle, surtout, a paru de fort mauvaise humeur. Il auroit donné volontiers, nous a-t-il dit, mille guinées pour apprendre le lendemain qu’au-lieu de venir déjeuner ici, Sir Charles eût repris le chemin de Londres.

De mon côté, je n’ai pu supporter ces récriminations, & j’ai demandé la permission de ne pas assister au souper. Je n’étois pas bien, & cette bizarre situation ajoutoit l’inquiétude à mon indisposition ; mêlange, comme j’ai commencé à l’éprouver, qui n’empoisonne que trop nos plus chers contentemens. La Compagnie que j’avois quittée n’étoit pas plus heureuse. On y a poussé les réflexions avec tant de chaleur, que le souper n’a été levé que fort tard, & tel qu’il étoit venu.

Je vous demande, ma chere Mylady, ce que vous croyez que nous eussions dû faire. Avions-nous eu tort ou raison ? Les excès de délicatesse, comme je l’ai entendu observer, méritent le nom opposé. Vous, ma chere, votre Mari, notre Émilie, & le Docteur Barlet, qui touchez tous de si près à Sir Charles Grandisson, nous vous avons reçus avec ouverture de cœur. En devions-nous moins au Frere ? Oh non ! Mais il semble que l’usage, le tirannique usage, & la crainte des discours du Monde, sur-tout après ce qui m’est arrivé de la part de certains Hommes audacieux & violens, nous obligeoit de lui faire voir… Quoi, ma chere ? de lui faire voir en effet que nous attendions de lui ce que nous ne pouvions attendre de sa Sœur & de son Beau-Frere : & par conséquent, plus nous souhaitions de le voir proche, plus nous devions le tenir éloigné. Quelle déclaration indirecte en sa faveur, s’il y avoit quelque lieu pour lui au moindre doute ! Que ne donnerois-je pas à ce moment, m’a dit ma Tante, pour savoir ce qu’il en pense ?

Mais ma Grand-Mere & mes deux Cousines seront ici à dîner. Je reçois d’elles trois billets de félicitation, où la joie règne, avec toute la tendresse de leur amitié. Nous sommes à présent dans l’attente. Tout le monde s’est levé de grand matin, pour mettre chaque chose dans son plus grand ordre. Ma Tante assure que si c’étoit le Roi qui dût nous faire une visite, elle n’auroit pas un plus grand désir de plaire. Je vais descendre, pour éviter toute apparence d’affectation lorsqu’il arrivera.

Votre pauvre Henriette est rentrée dans son Cabinet. Il est certain qu’il n’y a point de condition plus heureuse que le Célibat, pour les jeunes personnes qui ont assez de grandeur d’ame pour se mettre au-dessus de l’admiration & des flatteries de l’autre Sexe. Quel tumulte, quelle contrariété de passions, dans une Femme qui abandonne une fois son cœur à l’Amour ! Point de Sir Charles Grandisson, ma chere ! Cependant il est dix heures. Que votre Frere est homme prudent ! L’attente ne lui cause aucun trouble. Charmante tranquillité d’ame ! Charmante du moins pour lui ; mais fort différente pour une Femme, lorsqu’elle voit l’Homme si fier. Peut-être me demandera-t-il, en prenant encore, une de mes mains passives, sous les yeux d’une douzaine de mes Amis, si son absence ne m’a pas causé beaucoup de chagrin ?

Mais je veux lui chercher des excuses. Ne peut-il pas avoir oublié son engagement ? Le sommeil ne peut-il pas l’avoir arrêté au lit ? Quelque agréable songe, qui lui a rappelé Boulogne… Réellement je suis offensée. A-t-il pris cette humeur tranquille en Italie ? Oh non, non, ma chere.

Dans ce moment je ne puis me défendre de tourner les yeux en arriere, sur d’autres fautes que je crois avoir à lui reprocher par rapport à moi. Ma mémoire, néanmoins, ne sera pas aussi malicieuse que je le souhaiterois. Mais croyez-vous que d’autres Hommes, dans la même situation, se fussent arrêtés à Stratford pour y dîner seuls ? Il n’y a que votre Frere au monde, qui puisse être heureux avec lui-même. S’il ne le pouvoit pas, qui le pourroit ? Mais pour ce point, ses chevaux avoient peut-être besoin de repos. Nous ignorons combien il avoit employé de temps pour s’avancer si loin. Celui qui ne veut pas que les plus nobles des Animaux soient privés d’un ornement, doit être porté à les traiter avec douceur. Il dit qu’il ne peut souffrir d’indignité de la part de ses Supérieurs : nous pensons de même, & c’est dans ce jour que nous le considérons. Mais pourquoi donc, s’il vous plaît ? Mon cœur, chere Mylady, commence à s’enfler, je vous assure, & je le crois deux fois plus gros qu’il n’étoit hier au soir.

Mon Oncle, avant que j’aie pris le parti de remonter, s’est assis, sa montre à la main, depuis neuf heures & demie jusqu’à dix, comptant les minutes. M. Deane nous regardoit souvent, ma Tante & moi, pour examiner sans doute comment je prenois cette aventure. J’ai rougi ; j’ai paru embarrassée, comme si les fautes de votre Frere étoient les miennes. Je parlois de quinze jours, a dit mon Oncle, il se passera une demi-année, Dieu me pardonne, avant qu’on en vienne à la question. Mais il faut assurément que Sir Charles soit choqué : voilà l’effet de vos délicates attentions.

Mon cœur s’est soulevé. Choqué ! a pensé la fiere Henriette. Qu’il le soit, s’il l’ose. Fasse le Ciel, a repris mon Oncle, qu’il soit retourné à Londres ! Peut-être que s’étant trompé de chemin, a dit M. Deane, il se sera rendu chez Madame Sherley. Nous avons tâché alors de nous rappeler les termes dans lesquels il s’étoit invité lui-même. Quelqu’un a proposé d’envoyer à Northampton pour s’informer de ce qui pouvoit le retenir. Quelque accident, peut-être… N’a-t-il pas des Domestiques, a demandé ma Tante, dont il auroit pu nous dépêcher un ? Cependant, Henriette, enverrons-nous ? a-t-elle ajouté.

Non, en vérité, lui ai-je répondu d’un air colere. Mon Oncle prenant plaisir à m’agacer, a fait un grand éclat de rire, dans lequel néanmoins il y avoit plus d’humeur que de joie. Comptez, Henriette, qu’il est retourné à Londres. Je l’avois prévu, Madame Selby. Il vous écrira de Londres, ma Niece, j’y engage ma vie : & recommençant à rire de toutes ses forces, que va dire votre Grand’Mere ? Quel sera l’étonnement de vos deux Cousines ? Le dîner d’aujourd’hui, comme le souper d’hier, pourra bien être servi & levé sans qu’on y touche.

Je n’ai pu soutenir cette scene. Je me suis levée, & faisant à mon Oncle, quoique civilement, un reproche de sa dureté, j’ai demandé la permission de me retirer. Tout le monde l’a blâmé. Ma Tante me suivant jusqu’à la porte, & prenant ma main, m’a dit d’une voix basse : soyez sûre Henriette, que Sir Charles même ne vous nommera point sa femme, s’il est capable de vous traiter avec la moindre indifférence. Je n’y comprends rien, a-t-elle ajouté. Il est impossible qu’il se soit choqué. J’espere que tout sera éclairci avant l’arrivée de votre grand-mere. Elle sera fort jalouse de l’honneur de sa fille.

Je n’ai fait aucune réponse, je n’aurois pu répondre. Mais j’ai doublé le pas jusqu’à ma chambre, & j’ai pris ma plume, après avoir essuyé, à la vérité, quelques larmes que les mauvaises plaisanteries de mon Oncle m’avoient arrachées. Vous aimez que je vous rende compte de mes idées à mesure que l’occasion les fait naître. Vous voulez qu’il ne m’en échappe rien… Mais je vois entrer ma tante.

Ma tante est venue, un billet à la main. Descendez, Henriette, venez déjeûner avec nous ; Sir Charles n’arrivera point avant l’heure du dîner. Lisez ce billet, nous venons de le recevoir d’un de ses gens qui est remonté à cheval aussitôt. Je regrette qu’on ne l’ait pas retenu, nous lui aurions fait cent questions.

À Madame Selby.

« J’ai eu le chagrin, Madame, d’être arrêté par une impertinente visite. Celle du meilleur de mes amis mériteroit le même nom dans ces circonstances. Permettez que je remette l’honneur de vous voir à l’heure du dîner : depuis deux heures, j’avois à chaque moment l’espérance de me dégager, sans quoi j’aurois envoyé plus tôt. »

Quelle visite, ai-je dit en finissant de lire, peut être capable d’arrêter un homme contre son inclination ? Qui se défera d’une impertinente visite, si le Chevalier Grandisson n’y parvient point, quoique lié par un engagement ? Mais je marche sur vos pas, Madame.

Je suis descendue : mon oncle étoit dans une extrême impatience : je m’en suis consolée, en souhaitant néanmoins, ne fût-ce que pour le pacifier, d’avoir assez de pétulance pour le railler à mon tour. Oui, oui, de tout mon cœur, a-t-il répondu à quelques discours que j’ai hasardés. Nous verrons ce que Sir Charles nous dira pour sa défence. Mais à l’âge où je suis, s’il falloit recommencer mon cours de galanterie avec Madame Selby, il n’y a point d’affaire au monde qui me fît manquer de parole à ma maîtresse. Je n’en admire pas moins la bonté d’ame qui vous porte à l’excuser ; l’amour couvre une multitude de fautes.

Ma tante n’a pas dit un mot en faveur de Sir Charles ; elle est inquiete, & loin de ses espérances. Nous avons fait un déjeûner des plus courts, en nous regardant l’un l’autre, comme des gens qui voudroient s’entr’aider s’ils le pouvoient. Cependant M. Deane parieroit tout ce qu’il possede, dit-il, que nous serons satisfaits des excuses de Sir Charles.

Mais convenez, ma chere, que cette visite, quelle qu’elle soit, doit être d’une prodigieuse importance, pour lui avoir fait remettre un engagement que je m’étois flattée qu’il regarderoit comme le premier. Il la traite néanmoins d’impertinente. Au fond ce doit être un accident bien étrange, qui lui attire un obstacle de cette nature, dans une Province où l’on peut dire qu’il est étranger. Cependant nous n’en devons pas être surpris, observe mon Oncle, dans une Hôtellerie où nous avons jugé à propos de l’envoyer.

À présent que j’y pense, j’ai passé toute la nuit derniere dans un trouble extraordinaire, sans pouvoir presque fermer les yeux. Je me suis crue menacée de quelque chose qui pouvoit m’empêcher d’être pour jamais à lui. Mais loin, fâcheux souvenir ! je te chasse de ma mémoire. Cependant lorsque les réalités nous blessent, des ombres prennent officieusement la force de réalités dans notre brûyante imagination.

Ma Grand’Mere, Lucie, Nancy, viennent d’arriver. Que notre aventure cause de chagrin à mes deux Cousines ! Ma Grand’Mere juge favorablement de tout, comme M. Deane. Je me suis dérobée un moment… Mais qu’entends-je ? C’est lui, ma chère, c’est Sir Charles qui arrive… Comment ferai-je pour soutenir sa colere ? Il faut qu’il me trouve en bas. Je veux voir quel air il va prendre en entrant. S’il est froid, s’il fait de légeres excuses…

Je me suis encore dérobée, à deux heures après midi, pour vous informer de tout. Jamais, jamais je ne retomberai dans de pareilles impertinences. Pardon, Sir Charles ! Quelle méchanceté (je n’excepte que ma Grand-mere & M. Deane) d’avoir osé blâmer un homme qui n’est pas capable d’une faute volontaire. C’est ma Tante & moi qui sommes coupables. Ma Tante l’avoit-elle jamais été avant cette occasion ? Nous étions tous rassemblés lorsqu’il a paru. Il s’est présenté de cet air noble, qui engage tout le monde en sa faveur à la premiere vue. Que j’ai souffert, a-t-il dit en saluant toute l’Assemblée, de me voir dans l’impuissance d’arriver plutôt !

Vous voyez, ma chere, qu’il ne m’a point fait d’excuse, comme dans la supposition que je fusse mécontente de son délai : c’étoit toute ma crainte. Je sais que j’ai paru très-grave.

Il s’est adressé alors à chacun ; d’abord à moi, ensuite à ma Grand'Mere, & prenant une de ses mains entre les deux siennes, avec une profonde inclination dessus : Heureux jour, Madame, lui a-t-il dit, qui me procure l’honneur de vous voir ! Le souvenir de vos dernieres bontés excitera toujours ma reconnoissance. Je crois voir que vous êtes en bonne santé ; celle de votre chere Miss Byron sera certaine, lorsqu’il ne manquera rien à la vôtre, & nous en partagerons tous la joie.

Madame Sherley, ma Tante & mes deux Cousines ont été fort satisfaites de son compliment. Il me restoit encore un peu d’humeur, sans quoi j’aurois été contente aussi, de ce qu’il faisoit dépendre ma santé de celle de ma Grand’Mere.

Madame, a-t-il repris en se tournant vers ma Tante, je crains de m’être fait attendre pour le déjeûner. La faute vient d’une importune visite. Elle m’a causé le plus vif chagrin, quoique je n’aie pas osé l’exprimer dans mon Billet. La colere est une passion si difforme, que lorsque j’aurai quelque pouvoir sur moi, je n’en ferai jamais paroître aux yeux des personnes que j’aime.

Je suis fâchée, lui a dit ma Tante, qu’il vous soit arrivé quelque chose qui vous ait déplu. Mon Oncle, qui conservoit encore un peu de ressentiment en faveur de sa Niece, a demandé d’un ton sérieux ce qui étoit donc arrivé à Sir Charles ? Mais au même moment, ma Tante lui ayant présenté mes deux Cousines, il leur a dit fort civilement, qu’il les connoissoit sur les portraits qu’on lui avoit fait d’elles, & que sachant le crédit qu’elles avoient auprès de Miss Byron, il leur demandoit leur approbation, sur laquelle il fonderoit l’espoir d’obtenir la mienne. Ensuite se tournant vers mon Oncle & M. Deane, & leur prenant une main à chacun : M. Deane, a-t-il dit, me regarde avec complaisance, mais je crois remarquer un air sérieux à M. Selby. Mon Oncle a répondu, avec quelque embarras, qu’il brûloit seulement d’apprendre ce qui avoit pu chagriner Sir Charles. Il faut vous satisfaire, lui a dit votre Frere. Je ne vous cacherai donc pas que j’ai trouvé à Northampton, un homme qui a voulu employer la violence pour m’arrêter. Me connoissez-vous capable de chercher querelle ? Cet homme, jusqu’alors inconnu pour moi, a eu la hardiesse de me déclarer qu’il avoit sur une Dame de cette Compagnie, des prétentions qu’il étoit résolu de soutenir à toute sorte de prix.

Oh ! ce Greville, sans doute, s’est écriée ma Tante.

Les forces étoient prêtes à manquer. Malheureuse Henriette ! ai-je pensé à l’instant ; ne causerai-je donc jamais que du trouble au meilleur des Hommes ? Madame Sherley, M. Deane, mon Oncle, mes Cousines, ont marqué tous à la fois leur étonnement & leur impatience.

Tout s’est terminé fort heureusement, a-t-il repris d’un air & d’un ton tranquilles. Il n’est plus question du Téméraire. Je le plains. Il aime éperdument Miss Byron.

Les réflexions de mon Oncle, tendres & civiles, mais un peu hors de saison, nous ont fait perdre ce que Sir Charles alloit ajouter. Et j’ai remarqué ensuite qu’il en prenoit adroitement occasion de suspendre le récit de son affaire, pour éviter de le faire en ma présence.

Mais je suis obligée de descendre, ma chere. On me demande, & je crois l’heure du dîner fort proche. Peut-être aura-t-on réussi à le faire parler.

Que je vais être fiere, chere Mylady ! Pendant mon absence il a dit mille choses à la gloire de votre Henriette. On n’a point encore tiré de lui son aventure. Il suppose, a-t-il répondu, que M. Greville la publiera lui-même. Il veut voir, par son récit, s’il est réellement homme d’honneur. Graces au Ciel, a-t-il ajouté, je n’ai pas fait le moindre mal à un homme qui vante sa passion pour Miss Byron, & ses liaisons avec cette Famille.

N’espérez pas, ma chere, que je puisse vous exprimer l’air de joie & d’amitié avec lequel tout le tems du dîner s’est passé. En sortant de table, ma Grand-Maman, toujours complaisante pour les amusemens de la Jeunesse, a proposé à Lucie de s’asseoir devant son clavessin, dans la vue, comme je l’ai remarqué, de m’y attirer après elle. Nous lui avons obéi toutes deux. La mémoire m’a manqué dans une pièce Italienne. Avec quelle douceur Sir Charles s’est-il offert à m’aider, portant la main lui-même aux touches ? Chacun l’a pressé de continuer, mais il s’en est excusé avec une politesse charmante.

Mon oncle & M. Deane étoient trop enchantés de le voir & de l’entendre, pour penser à se retirer, comme l’occasion pouvoit le demander. Après quelques momens de conversation générale, il s’est approché de ma Grand’Mere & de ma Tante, & leur a demandé s’il ne pouvoit pas se flatter d’obtenir un quart d’heure d’entretien avec Miss Byron. Nous n’avons ici, a-t-il ajouté, que des Amis & des Parens pour témoins ; mais ce que j’ai à vous dire, Mesdames, je m’imagine que Miss Byron aimera mieux qu’ils le tiennent de votre bouche que de la mienne. Ma Grand’Mere a fort approuvé cette proposition. Pour moi, dès que j’ai vu Sir Charles, je me suis levée, & je suis sortie de la chambre, suivie de mes deux Cousines. M. Deane & mon Oncle, s’excusant de n’avoir pas prévenu ses desirs, sont passés aussi dans un autre appartement. Ma Tante est venue à moi : cher Amour ! mais comme vous tremblez ! il faut rentrer avec moi. Elle m’a dit alors ce que Sir Charles desiroit d’elle & de ma Grand’Mere. Le courage me manque, ai-je répondu, il me manque absolument. Si la timidité, si l’embarras sont des signes d’amour, je les ai tous. Sir Charles Grandisson n’en a pas un. A-t-il dit un mot de sa Clémentine ? Ne faites point la Folle, a repris ma Tante, vous êtes ordinairement plus raisonnable. Plus raisonnable ? ai-je répliqué. Ah ! Madame, le cœur de Sir Charles est au plus un cœur divisé. Jamais le mien n’avoit été à l’épreuve jusqu’à ce moment.

Je ne vous cache aucun de mes foibles, chere Mylady. Ma Tante m’a fait entrer, Sir Charles est venu au-devant de moi ; & de l’air le plus engageant, il m’a menée vers un fauteuil qui se trouvoit vacant entre ma Tante & ma Grand’Mere. Il n’a point remarqué mon émotion, & j’en ai eu plus de facilité à me remettre ; d’autant plus même que de son côté il sembloit être aussi dans quelque petite confusion. Cependantn il s’est assis & sa voix se fortifiant à mesure qu’il parloit, il nous a tenu ce discours.

Jamais, Mesdames, on ne s’est trouvé dans une situation plus singuliere que la mienne. Vous en connoissez le fond ; vous savez quels ont été mes embarras, du côté d’une famille que je dois toujours respecter, du côté d’une personne à qui je dois, pour toute ma vie, la plus parfaite admiration : & vous, Madame (en s’adressant à ma Grand’Mere), vous avez eu la bonté de me faire connoître qu’à mille témoignages d’une vraie grandeur d’ame, Miss Byron joint celui de prendre un tendre intérêt au sort d’une Dame, qui est la Miss Byron d’Italie. Je ne fais point d’excuse pour cette comparaison : mon cœur, j’ose le dire (en s’adressant à moi), égale le vôtre, Mademoiselle, pour la franchise & la bonne foi.

Ma Grand’Mere a répondu pour moi qu’il n’avoit pas besoin d’excuse, & que nous rendions tous justice au mérite de la Dame Italienne. Il a repris :

Dans une situation si extraordinaire, quoique ce que j’ai à dire puisse être recueilli de mon histoire, & quoique vous m’ayez fait la grace d’approuver les vues qui me font aspirer à l’estime de Miss Byron, il me semble que je dois à sa délicatesse & à la vôtre une sincere exposition de l’état de mon cœur : je vais m’expliquer avec toute la bonne foi qui convient dans les traités de cette nature, comme dans ceux qui se concluent solemnellement entre les Nations.

Je ne suis pas insensible à la beauté ; mais jusqu’à présent, la beauté seule n’a eu de pouvoir que sur mes yeux, par le plaisir dont on ne peut naturellement se défendre à la vue de cette perfection. Si mon cœur n’avoit pas été comme hors de ses atteintes, permettez-moi cette expression, & si j’avois été maître de moi-même, Miss Byron, dès la premiere fois que je l’ai vue, ne m’auroit pas laissé d’autre choix. Mais l’honneur que j’eus de converser avec elle, me fit observer, dans son ame & dans sa conduite, cette véritable dignité, cette délicatesse, cette noble franchise, que j’ai toujours regardées comme les qualités distinctives de son sexe : quoique je ne les eusses jamais trouvées au même degré, que dans une seule femme. J’éprouvai bientôt que mon admiration, pour tant de mérite, étoit capable de m’engager dans une autre passion : car il ne pouvoit me rester alors aucune espérance raisonnable, du côté de la Dame étrangere ; quoique les circonstances, où je me trouvois par rapport à elle, fussent une sorte de lien qui m’obligeoit d’attendre le succès de certains événemens. En faisant l’examen de mon cœur, je fus sérieusement allarmé d’y trouver les charmes de Miss Byron, déja trop bien établis pour ma tranquillité. L’honneur & la justice me déterminerent à faire tous mes efforts, pour arrêter une passion si vive. Mes affaires ne me laisserent pas manquer de prétexte pour de fréquentes absences, pendant que Miss Byron étoit à la campagne avec mes Sœurs. Osant à peine me fier à moi dans sa présence, je pris le parti de me livrer à divers soins, dont j’aurois pu me décharger sur le ministere d’autrui. Je reconnus plus d’une fois que ma compassion, pour certaines disgraces, n’auroit pas tenu long-temps contre les nouveaux sentimens de mon cœur, si ces disgraces, que je plaignois de la meilleure foi, avoient pu finir heureusement. Il ne m’étoit pas difficile, non plus, d’observer que mes Sœurs & Mylord L… qui ne savent rien de ma situation, auroient préféré Miss Byron, pour leur Sœur, à toutes les autres Femmes.

Quelquefois, je vous l’avoue, cet amour propre, cette vanité, qui n’est que trop naturelle aux caracteres vifs, me portoit à me flatter que par le crédit de mes Sœurs, il ne me seroit pas impossible de faire agréer mes sentimens à une jeune Personne, dont les affections ne me paroissoient point engagées : mais je ne me suis jamais permis de m’arrêter long-temps aux espérances de cette nature. Chaque regard de complaisance, chaque sourire que je voyois rayonner sur cet aimable visage, je l’attribuois à la bonté naturelle, à la franchise, à la reconnoissance d’un cœur généreux, qui attachoit trop de prix à un service commun, que j’avois eu le bonheur de lui rendre. Quand j’aurois été plus libre, je me serois bien gardé de me priver d’un spectacle si doux, par une déclaration trop précipitée. Je savois, par l’expérience de plusieurs autres Hommes, que si la douceur naturelle & la politesse de Miss Byron engageoient tous les cœurs, le sien n’en étoit pas plus facile à vaincre.

Cependant, malgré tous mes efforts pour interrompre une concurrence de sentimens qui s’étoit formée si vîte, j’éprouvois encore que mon embarras croîssoit avec ma nouvelle passion. De mille moyens que j’avois tentés pour ma défense, je vis alors qu’il ne m’en restoit qu’un seul, c’étoit de fortifier mon cœur dans la cause de Clémentine, par l’assistance de Miss Byron même ; en un mot, d’informer Miss Byron de ma situation, d’intéresser sa générosité en faveur de Clémentine, & de me priver ainsi de l’encouragement dont j’aurois pu me flatter, si j’avois eu plus d’indulgence pour mes desirs. Cet expédient me réussit. La générosité de Miss Byron fut sensiblement engagée pour une Étrangere : mais se pouvoit-il que cette générosité n’augmentât pas beaucoup mon admiration.

Lorsque j’eus pris le parti de lui découvrir ma situation, (ce fut à Colnebroke), elle s’apperçut aisément de mon trouble : je ne pus le déguiser. Ma retraite brusque dut la convaincre que mon cœur étoit plus engagé qu’il ne convenoit aux circonstances que je lui avois représentées. Je fis appeler le Docteur Barlet, dans l’espoir de tirer du secours de ses conseils. Il connoissoit l’état de mon cœur. Il savoit, par rapport aux propositions que j’avois déjà faites à la famille de Boulogne, que, dans toute autre circonstance, il n’y avoit pas de considérations humaines, qui pussent me faire accorder ce que j’avois cru devoir offrir pour la résidence & la Religion, car j’avois pesé tous les inconvéniens d’une telle alliance : & je ne faisois pas difficulté de prononcer, dis-je en confidence à ce cher Ami, que mon bonheur étoit bien plus certain avec une réponse du château de Selby, si je pouvois l’obtenir, qu’il ne pouvoit jamais l’être avec Clémentine, quand elle pourroit accepter les conditions que j’avois proposées ; comme je ne doutois pas qu’elle ne fût plus heureuse aussi, avec un homme de son Pays & de sa Religion. J’avouai même au Docteur que je n’avois pas la moindre espérance de vaincre les oppositions de la famille, & que, dans certains momens, je ne pouvois me défendre d’un peu de sensibilité pour quelques traitemens injurieux que j’y avois reçus.

M. Barlet, quoique fort attendri par les souffrances de Clémentine, quoique plein d’admiration pour son mérite, se déclara pour le penchant de mon cœur. Vous ne considérez pas tout, lui dis-je. Voici le cas, cher Docteur. J’ai connu Clémentine avant Miss Byron. Clémentine est une fille d’un mérite infini. Elle ne m’a point refusé. Elle accepte mes conditions. Elle a même supplié sa famille de les accepter. Elle est persuadée de mon honneur & de ma tendresse. Jusqu’à l’heureux temps où j’ai commencé à connoître Miss Byron, j’étois résolu d’attendre, ou le rétablissement de Clémentine, ou la permission de former d’autres vues pour moi. Miss Byron, si jamais elle en est informée, Miss Byron elle-même me pardonnera-t-elle le changement d’une résolution dont Clémentine est si digne ? Le traitement que cette malheureuse fille a souffert pour moi, comme elle m’a fait la grace de me l’écrire, a redoublé son mal. Jusqu’à ce moment, elle souhaite, elle est impatiente de me voir. Aussi long-temps qu’il sera possible, quoique peu vraisemblable, que le Ciel me fasse servir d’instrument pour la guérison d’une excellente fille, qui mérite en elle-même toute ma considération & ma tendresse, dois-je souhaiter, quand j’en aurois l’espérance, d’engager le cœur de Miss Byron ? Pourrois-je me croire heureux du succès ? Ne seroit-ce pas manquer de reconnoissance pour l’une & de générosité pour l’autre ? Le bonheur de Miss Byron ne peut dépendre de moi. Elle ne doit en attendre que d’un homme de son choix, tel qu’il puisse être.

Nous gardions toutes trois un profond silence. Ma Grand’Mere & ma Tante paroissoient déterminées à le garder ; & moi, je n’aurois pu le rompre. Sir Charles a continué.

Vous ne savez pas, chere Miss Byron, qu’en me séparant de vous pour le voyage d’Italie, je n’aurois pas voulu que vous connussiez les agitations de mon cœur. Je ne voyois que de l’incertitude dans ma destinée. On m’invitoit à partir : la guérison du Seigneur Jeronimo étoit désespérée. Il souhaitoit mourir, & ne desiroit la prolongation de sa vie que jusqu’à mon arrivée. Ma présence étoit demandée comme une derniere tentative pour le rétablissement de sa Sœur. Vous-même, Mademoiselle, vous applaudissiez au dessein où j’étois de partir : mais pour n’être pas soupçonné, dans ces circonstances, de vouloir vous engager en ma faveur, j’insinuai que j’étois sans espérance de vous appartenir jamais par d’autres liens que ceux de l’amitié.

Il me fut impossible de prendre congé de vous. Je partis. Les nouvelles méthodes qui furent employées pour le rétablissement de Clémentine, eurent le succès qu’on s’en étoit promis. Celles qu’on employa pour Jeronimo n’en eurent pas moins. On en revint aux propositions. Clémentine en retrouvant la santé, parut briller d’un nouvel éclat. Toute la Famille consentit à récompenser, par l’offre de sa main, l’homme auquel on attribuoit la guérison. Je ne vous dissimulerai pas, Mesdames, que ce qui n’avoit mérité jusqu’alors que le nom d’honneur & de pitié, devint admiration ; & j’aurois manqué même à la justice, je ne pouvois pas dire Amour. Je me regardai déja comme le Mari de Clémentine. Cependant il auroit été étrange que le bonheur de Miss Byron n’eût pas fait le second desir de mon cœur. Je me félicitai alors de n’avoir prétendu qu’à son amitié, & je me dévouai entiérement à Clémentine. C’est un aveu que je dois à la vérité, Mesdames : si j’avois refusé mon cœur à cette admirable Étrangere, j’aurois cru me noircir de la double tache d’ingratitude & d’injustice ; car si vous savez toute son Histoire, vous n’ignorez pas ce qu’elle a tenté contre le sien, & quel glorieux triomphe elle a remporté.

Il s’est arrêté ici. Notre silence n’a point cessé. Ma Grand’Mere & ma Tante se regardoient alternativement, mais à chaque partie de son discours, leurs yeux, comme les miens, marquoient leur sensibilité. Il a repris, en baissant gracieusement la vue, & d’abord avec peu d’hésitation :

Je sens, Mesdames, que, refusé, comme la justice m’oblige d’en convenir, rejetté par Clémentine, quoique par les plus nobles motifs, j’ai fort mauvaise grace, & si-tôt après son refus, de faire l’offre de mon cœur à Miss Byron. Si je n’avois égard qu’à mon caractere, il auroit sans doute été plus louable de prendre du moins le temps que les loix prescrivent au veuvage ; mais lorsque la bienséance n’est pas négligée, les grandes ames, telles que les vôtres, sont au-dessus des formalités vulgaires. Pour moi, je ne fais aujourd’hui que déclarer une passion qui, sans un obstacle qui ne subsiste plus, auroit été la plus ardente dont le cœur d’un homme ait jamais brûlé. Je sais, Mademoiselle, que vous avez lu, vous & mes Sœurs, les Lettres que j’écrivois d’Italie : mes dernieres, & celles que j’ai laissées à Madame Sherley, n’ont dû vous laisser aucun doute de la constance de Clémentine dans sa glorieuse résolution. Celle-ci, que j’ai reçue depuis deux jours, (en la tirant de sa poche) & qui étoit écrite, comme vous le verrez, avant qu’on ait pu recevoir les miennes, vous fera voir que pour donner l’exemple à Clémentine, je suis pressé par toute la Famille, d’adresser mes vœux à quelque Dame de ma Patrie. C’est un motif qui m’oblige, en quelque sorte, de hâter l’offre de mes humbles vœux. Quoiqu’elle puisse paroître un peu précipitée dans ma situation, ne m’accuseriez-vous pas d’une négligence inexcusable, ou d’une indifférence apparente, si, pour observer des vaines formalités, j’étois capable de différer la déclaration de mes sentimens, & de laisser croire que je balance dans mon choix ? De votre côté, Mademoiselle, si vous pouvez prendre assez sur vous-même pour traiter avec quelque bonté un homme qui s’est trouvé, comme il ne le désavoue point, mais sans le vouloir, & sans avoir pu l’éviter, dans l’embarras de ce qu’on pourroit nommer un double Amour, vous lui imposerez, par cette grandeur d’ame, des obligations dont sa plus parfaite tendresse ne sera jamais capable de l’acquitter.

Il m’a présenté alors la Lettre. J’y ai déja répondu, a-t-il ajouté, & j’ai fait connoître à mon Ami, que m’étant offert à la plus aimable personne de l’Angleterre, & la plus digne de l’amitié de sa Sœur, mes offres n’ont pas été rejettées. Votre bonté, Mademoiselle, m’autorisera, j’ose l’espérer, à leur en donner de plus fortes assurances : ils ont celle d’établir une partie de leur bonheur sur le mien.

Avec une santé assez foible auparavant, j’ai craint plus d’une fois, ma chere, de m’évanouir pendant son discours. Ma Grand-Maman & ma Tante me voyant changer de couleur, sur-tout lorsqu’il s’est adressé particuliérement à moi, ont mis la main, chacune de leur côté sur une des miennes, tandis que de l’autre je tenois mon mouchoir devant mes yeux pour cacher l’altération que je sentois moi-même sur mes joues : mais en cessant de parler, il a pris nos trois mains unies dans les siennes, & les a pressées de ses levres ; la mienne deux fois, avec un mouvement passionné. Ma Grand’Mere & ma Tante, charmées, quoique les larmes aux yeux, se regardoient l’une l’autre, & se tournoient ensuite vers moi, comme attendant qui parleroit la premiere. Peut-être, a-t-il repris avec quelque émotion, me suis-je trop étendu dans une premiere ouverture. Je vous demande la permission de venir dîner demain avec vous : Miss Byron desire peut-être que l’important sujet soit remis à demain. Vous me ferez la grace alors de m’apprendre le résultat de vos délibérations. Je vais rejoindre la Compagnie qui nous a quittés. Puissent tous ceux que j’ai eu la satisfaction de trouver ici, me servir de Protecteurs & d’Avocats auprès de Miss Byron ! Ils ne peuvent m’en croire digne à présent, mais toute l’étude de ma vie sera de le mériter.

Il est sorti avec une grace qui n’est propre qu’à lui. Aussi-tôt ma Grand’Mere m’a serrée entre ses bras. J’ai reçu les mêmes caresses de ma Tante, & toutes deux m’ont félicitée avec les plus tendres expressions.

Nous n’avons pu lire, sans une vraie peine de cœur, la Lettre qu’il m’avoit laissée. Elle est du Seigneur Jeronimo, qui presse votre Frere de donner à sa Sœur l’exemple qu’ils brûlent de lui voir suivre. Vous la trouverez ici, ma chere, mais n’oubliez pas de me la renvoyer. Pauvre Clémentine ! Il paroît que, sans avoir vu la derniere de Sir Charles, elle s’est laissée engager à la complaisance. Comme je vous envoie la sienne, je ne vous dis pas la moitié de ce qui me vient à l’esprit sur sa situation. Il s’en faut bien que les dernieres explications de votre Frere répondent à ses espérances. Pauvre Clémentine ! Puis-je lui refuser ma compassion ? Elle en mérite d’autant plus, que nous connoissons mieux que jamais ce qu’elle perd.

J’ai demandé à ma Tante la liberté de me retirer, mais j’ai su que Sir Charles avoit rejoint la Compagnie, avec une vivacité, dans l’air & les manieres, qui a charmé tout le monde, pendant que votre sotte Henriette n’a pu trouver la force de paroître le reste de la soirée. Il me manquoit, à la vérité, le motif de sa présence, car, au grand regret de l’Assemblée, il s’est excusé de demeurer à souper.

Cette longue Lettre partira demain matin, & de fort bonne heure, par une occasion qui se présente pour Londres. Demain… aujourd’hui pouvois-je dire, puisque la nuit est fort avancée. Si je n’avois pas eu pour ressource l’agréable occupation de vous écrire, je suis sûre que le sommeil n’auroit guere approché de mes yeux. Votre Frere, je m’imagine, aura dormi plus tranquillement.