Histoire du parlement/Édition Garnier/Chapitre 33
Pendant que le parlement de Paris était ainsi tour à tour l’organe et la victime de la Ligue, il faut voir ce que faisaient alors les autres parlements du royaume. Celui de Provence avait envoyé au duc de Savoie, Philibert-Emmanuel, gendre de Philippe II, une députation solennelle composée de Chastel, évêque de Riez, du baron d’Ampus, et d’un avocat nommé Fabrègues. Le duc arriva dans Aix le 14 novembre[1]. On lui présenta le dais, comme au roi ; tous les membres du parlement lui baisèrent la main. Honoré du Laurens porta la parole pour toute la compagnie ; on le reconnut pour protecteur de la province, et on lui prêta serment de fidélité.
Le parlement de Grenoble était alors partagé : ceux qui étaient fidèles au roi s’étaient retirés au Pertuis ; mais Lesdiguières, qui fut depuis connétable ayant pris la ville, le parlement se réunit, et n’administra plus la justice qu’au nom du roi.
Le parlement de Rouen se trouvait dans une situation toute semblable à celle qu’éprouvait le parlement de Paris ; entièrement dominé par la faction de la Ligue, et à la merci des troupes espagnoles, il eut le malheur de rendre l’arrêt suivant le 1er janvier 1592 :
« La cour a fait et fait très-expresses inhibitions et défenses à toutes personnes, de quelque état, dignité et condition qu’elles soient, sans nul excepter, de favoriser, en aucun acte et manière que ce soit, le parti de Henri de Bourbon ; mais s’en désister incontinent, à peine d’être pendus et étranglés. Ordonne ladite cour que monition générale sera octroyée au procureur général, nemine dempto, pour informer contre ceux qui favoriseront ledit Henri de Bourbon et ses adhérents... est ordonné que par les places publiques seront plantées potences pour y pendre ceux qui seront si malheureux que d’attenter contre leur patrie. »
Il n’y eut que le parlement du roi, séant tantôt à Tours, tantôt à Châlons[2], qui pût donner un libre cours à ses sentiments patriotiques. Le pape Grégoire XIV, à son avènement au pontificat, avait d’abord envoyé un nonce à la Ligue pour seconder le cardinal Cajetan, qui faisait à Paris les fonctions de légat. Ce nonce s’appelait Landriano ; il apportait des bulles qui renouvelaient les excommunications et les monitoires contre Henri III et Henri IV.
Le petit parlement de Châlons, qui n’avait pas même alors de président à sa tête, déploya toute la vigueur que les autres auraient montrée s’ils avaient été ou plus libres, ou moins séduits. Il décréta de prise de corps Landriano, soi-disant nonce du pape, qui avait osé entrer dans le royaume sans la permission du roi, le fit citer trois jours de marché à son de trompe, accorda dix mille livres de récompense à qui le livrerait à la justice. défendit aux archevêques et évêques de publier ses bulles, sous peine d’être déclarés criminels de lèse-majesté, et enfin appela au futur concile de l’élection de Grégoire XIV.
Cette démarche, qui étonna toute la France, était régulière et simple. C’était en effet une insulte à toutes les lois et à la raison humaine qu’un évêque étranger osât décider du droit des couronnes. La religion, qui lui servait de prétexte, condamnait elle-même cette audace, et le bon sens en faisait sentir le ridicule ; mais depuis Grégoire VII, l’opinion, qui fait tout, avait enraciné ces funestes idées dans toutes les têtes ecclésiastiques, qui avaient versé ce poison dans celles des peuples. L’ignorance recevait ces maximes, la fraude les appuyait, et le fer les soutenait. Un moine suffisait alors parmi les catholiques pour persuader que l’apôtre Pierre, qui n’alla jamais à Rome[3], et qui ne pouvait savoir la langue latine, avait siégé vingt-cinq ans sous Tibère et sous d’autres empereurs, dans un temps où le titre d’évêché n’était affecté à aucun lieu ; et que de ce prétendu siége il avait transmis à Grégoire XIV, qui vint quinze cents ans après lui, le droit de parler en maître à tous les souverains et à toutes les Églises, Il fallait être ligueur effréné, ou imbécile, pour croire de telles fables et pour se soumettre à une telle tyrannie.
Il se trouva, pour l’honneur de la France, deux cardinaux et huit évêques qui secondèrent la fermeté du vrai parlement, autant que le permettait leur caractère. Les cardinaux étaient celui de Bourbon, cousin germain du roi, et de Lenoncourt, quoique Lorrain. Les prélats étaient de Beaune, archevêque de Bourges ; du Bec, évêque de Nantes ; de Thou, évêque de Chartres ; Fumée, de Beauvais ; Sourdis, de Maillezais[4] ; d’Angennes, du Mans ; Clausse, de Châlons ; d’Aillon, de Bayeux. Leurs noms méritent d’être consacrés à la postérité.
(21 septembre 1591) Ils firent ensemble un mandement à Chartres, adressé à tous les catholiques du royaume. « Nous sommes informés, disent-ils, que Grégoire XIV, mal instruit, et trompé par les artifices des ennemis de l’État, a envoyé des bulles et des monitoires pour interdire et excommunier les évêques, les princes et la noblesse, qui ne sont pas rebelles à leur roi... Après une mûre délibération, nous déclarons ces excommunications nulles dans la forme et dans le fond. injustes, dictées par les ennemis de la France... sans préjudicier à l’honneur du pape. »
Le parlement du roi, alors séant à Tours, fit mieux : il fit briller par la main du bourreau les bulles du pape, et déclara Grégoire, soi-disant pape, perturbateur du repos public, et complice de l’assassinat de Henri III, puisqu’il l’avait approuvé.
Le parlement de Paris, de son côté, pressé par les ligueurs, fit briller l’arrêt de celui de Tours au pied du grand escalier, et lui donna les qualifications d’exécrable et d’abominable.
Le parlement de Tours traita de même l’arrêt du parlement de Paris. Il fallait que la victoire jugeât de ces disputes ; mais Henri IV, à qui le duc de Parme avait fait lever le siége de Paris et de Rouen, n’était pas encore en état d’avoir raison[5].
Le premier président, Achille de Harlai, était alors auprès du roi ; c’était lui qui soutenait la dignité du parlement de Tours et de Châlons. Il s’était enfin racheté de la prison de la Bastille, et avait trouvé le moyen de se rendre auprès de Henri IV. Il conçut le premier l’idée de secouer enfin pour jamais le joug du pape, et de créer un patriarche. Le cardinal de Lenoncourt et l’archevêque de Bourges entraient dans ce dessein ; mais il était impraticable. Il eût fallu changer tout d’un coup l’opinion des hommes, qui ne change qu’avec le temps, ou avoir assez de troupes et assez d’argent pour commander à l’opinion.
Cependant ce parlement statua des règlements dignes de la liberté de l’Église gallicane. Toutes les nominations du roi aux évêchés et aux abbayes devaient être confirmées par l’archevêque de la métropole, sans recourir à une bulle du pape ; tout le clergé conserverait ses droits, indépendamment des ordres de Rome ; les évêques accorderaient les mêmes dispenses que le pape. Ce règlement était aussi sage que hardi : il réprimait l’ambition d’une cour étrangère, et flattait le clergé national ; et cependant, à peine eut-il lieu quelques mois : l’Église était aussi déchirée que l’État ; la même ville était prise tour à tour par des catholiques et par des protestants ; l’ordre et la police ne sont pas le partage d’une guerre civile.
- ↑ 1591. (Note de Voltaire.)
- ↑ C’était la portion du parlement de Paris, laquelle, étant demeurée fidèle au parti du roi, fut transférée à Tours, puis à Châlons. (G. A.)
- ↑ Voyez Dictionnaire philosophique, article Voyage de saint Pierre à Rome.
- ↑ Évêché qui ne subsiste plus, et qui fut transféré à la Rochelle dès l'année 1649. (Note de Voltaire.)
- ↑ Daniel supprime ou étrangle tous ces faits rapportés par de Thou. Ce n’est pas la peine d’écrire l’histoire de France pour oublier des choses si capitales. (Note de Voltaire.)