Histoire du parlement/Édition Garnier/Chapitre 68

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CHAPITRE LXVIII.

DE L’ABOLISSEMENT DES JÉSUITES.

[1]On sait tout ce qu’on reprochait depuis longtemps aux jésuites : ils étaient regardés en général comme fort habiles, fort riches, heureux dans leurs entreprises, et ennemis de la nation : ils n’étaient rien de tout cela ; mais ils avaient violemment abusé de leur crédit quand ils en avaient eu. D’autres ordres étaient beaucoup plus opulents, mais ils n’avaient pas été intrigants et persécuteurs comme les jésuites, et n’étaient pas détestés comme eux.

On a prétendu que leur général avait eu l’imprudence de rendre de mauvais offices dans Rome à un ambassadeur de France[2], l’un de ceux qui ont le mieux servi l’État, et dont le génie supérieur devait être plutôt ménagé qu’offensé. La conduite du général était d’autant plus maladroite qu’il savait que le crédit de son ordre ne tenait presque plus à rien : et il y parut bien dans la suite.

Il y avait, depuis 1747, à la Martinique un jésuite nommé La Valette, supérieur des missions, et dont l’emploi devait être de convertir des nègres : il aima mieux les faire travailler à ses intérêts que prendre soin de leur salut. C’était un génie vaste et entreprenant pour le commerce. Il s’associa avec un Juif nommé Isaac, établi à l’île de la Dominique, et eut des correspondances dans toutes les principales villes de l’Europe. Le plus grand de ses correspondants était le jésuite Sacy, procureur général des missions, demeurant dans la maison professe de Paris. Le monopole énorme que faisait La Valette le fit rappeler par le ministère, sur les plaintes des habitants des îles, en 1753 ; mais les jésuites obtinrent qu’il fût renvoyé dans son poste. Il n’en coûta à La Valette qu’une promesse par écrit de ne se mêler plus que de gagner des âmes, et de ne plus équiper de vaisseaux. Ses supérieurs le nommèrent alors visiteur général et préfet apostolique ; et avec ces titres il alla continuer son commerce. Les Anglais le dérangèrent ; ils prirent ses vaisseaux. La Valette et Sacy firent une banqueroute plus considérable que la somme qu’ils avaient perdue : car les effets dont les Anglais s’étaient emparés ne furent pas vendus douze cent mille francs de notre monnaie, et la banqueroute des jésuites fut d’environ trois millions.

Deux gros négociants de Marseille, Gouffre et Lioney, y perdirent tout d’un coup quinze cent mille livres. Sacy, procureur des missions à Paris, eut ordre de son général d’offrir cinq cent mille francs pour les apaiser : il offrit cet argent, et ne le donna point ; il en employa une partie à satisfaire quelques créanciers de Paris, dont les cris lui paraissaient plus dangereux que ceux qui se faisaient entendre de plus loin.

Les deux Marseillais se pourvurent cependant devant la juridiction consulaire de leur ville. La Valette et Sacy furent condamnés solidairement le 19 novembre 1759. Mais comment faire payer quinze cent mille francs à deux jésuites ? Les mêmes créanciers et quelques autres demandèrent que la sentence fût exécutoire contre toute la société établie en France. Cette sentence fut obtenue par défaut le 29 mai 1760 ; mais il était aussi difficile de faire payer la société que d’avoir de l’argent des deux jésuites Sacy et La Valette.

Ce n’était pas, comme on sait, la première banqueroute que les jésuites avaient faite. On se souvenait de celle de Séville, qui avait réduit cent familles à la mendicité en 1644. Ils en avaient été quittes pour donner des indulgences aux familles ruinées, et pour associer à leur ordre les principales et les plus dévotes.

Ils pouvaient appeler de la sentence des consuls de Marseille par-devant la commission du conseil établie pour juger tous les différends touchant le commerce de l’Amérique ; mais M. de La Grand’ville, conseiller d’État et leur affilié, qu’ils consultèrent, leur conseilla de plaider devant le parlement de Paris : ils suivirent cet avis, qui leur devint funeste. Cette cause fut plaidée à la grand’chambre avec la plus grande solennité. L’avocat Gerbier se fit, en parlant contre eux, la même réputation qu’autrefois les Arnauld et les Pasquier.

Après plusieurs audiences, M. Le Pelletier de Saint-Fargeau, alors avocat général, résuma toute la cause, et fit voir que La Valette étant visiteur apostolique, et Sacy procureur général des missions, étaient deux banquiers ; que ces deux banquiers étaient commissionnaires du général résidant à Rome ; que ce général était administrateur de toutes les maisons de l’ordre ; et, sur ses conclusions, il fut rendu arrêt par lequel le général des jésuites et toute la société étaient condamnés à restitution, aux intérêts, aux dépens, et à cinquante mille livres de dommages, le 8 mai 1761[3].

Le général ne pouvant être contraint, les jésuites de France le furent. Le prononcé fut reçu du public avec des applaudissements et des battements de mains incroyables. Quelques jésuites, qui avaient eu la hardiesse et la simplicité d’assister à l’audience, furent reconduits par la populace avec des huées. La joie fut aussi universelle que la haine. On se souvenait de leurs persécutions, et eux-mêmes avouèrent que le public les lapidait avec les pierres de Port-Royal, qu’ils avaient détruit sous Louis XIV[4].

Pendant qu’on avait plaidé cette cause, tous les esprits s’étaient tellement échauffés, les anciennes plaintes contre cette compagnie s’étaient renouvelées si hautement, qu’avant de les condamner pour leur banqueroute les chambres assemblées avaient ordonné, dès le 17 avril, qu’ils apporteraient leurs constitutions au greffe. Ce fut l’abbé Chauvelin qui. le premier, dénonça leur institut comme ennemi de l’État, et qui par là rendit un service éternel à la patrie.

Ils obtinrent par leurs intrigues que le roi lui-même se réserverait dans son conseil la connaissance de ces constitutions : en effet le roi ordonna, par une déclaration, qu’elles lui fussent apportées. La déclaration fut enregistrée au parlement le 6 août ; mais le même jour les chambres assemblées firent brûler par le bourreau vingt-quatre gros volumes[5] des théologiens jésuites. Le parlement remit au roi l’exemplaire des constitutions de cet ordre ; mais il ordonna en même temps que les jésuites en apporteraient un autre dans trois jours, et leur défendit de recevoir des novices et de faire des leçons publiques, à commencer au 1er octobre 1761. Ils n’obéirent point ; il fallut que le roi lui-même leur ordonnât de fermer leurs classes, le 1er avril 1762 ; et alors ils obéirent.

Pendant tout le temps que dura cette tempête qu’eux-mêmes avaient excitée, non-seulement plusieurs ecclésiastiques, mais encore quelques membres du parlement les rendaient odieux à la nation par des écrits publics. L’abbé Chauvelin fut celui qui se distingua le plus, et qui hâta leur destruction.

Les jésuites répondirent ; mais leurs livres ne firent pas plus d’effet que les satires imprimées contre eux du temps qu’ils étaient puissants. Tous les parlements du royaume, l’un après l’autre, déclarèrent leur institut incompatible avec les lois du royaume. Le 6 août 1762, le parlement de Paris leur ordonna « de renoncer pour toujours au nom, à l’habit, aux vœux, au régime de leur société ; d’évacuer les noviciats, les colléges, les maisons professes, dans huitaine » ; leur défendit « de se trouver deux ensemble, et de travailler en aucun temps et de quelque manière que ce fût à leur rétablissement, sous peine d’être déclarés criminels de lèse-majesté ».

Le 22 février 1764, autre arrêt qui ordonnait que dans huitaine les jésuites qui voudraient rester en France feraient serment d’adjurer l’institut.

Le 9 mars suivant, arrêt qui bannit du royaume tous ceux qui n’auront pas fait le serment[6]. Enfin le roi, par un édit du mois de novembre 1764, cédant à tous les parlements et aux cris de toute la nation, dissout la société sans retour.

Ce grand exemple, imité depuis et surpassé encore en Espagne, dans les Deux-Siciles, à Parme et à Malte, a fait voir que ce qu’on croit difficile est souvent très-aisé ; et on a été convaincu qu’il serait aussi facile de détruire toutes les usurpations des papes que d’anéantir des religieux qui passaient pour ses premiers satellites[7]. Enfin le cordelier Ganganelli, devenu pape, détruisit l’ordre entier par une bulle (1773) ; et après avoir soutenu pendant deux cents ans que le pape pouvait tout, les jésuites furent obligés de soutenir peu à peu qu’il ne peut même licencier un régiment de moines.


  1. Ce chapitre, qui dans la première édition était le LXVIIe, commençait alors ainsi :

    « Pour connaître un peu l’esprit des jésuites, ou plutôt celui de presque tous les moines, je commencerai par rapporter ce qui leur arriva dans le ressort du parlement de Bourgogne, un peu avant la banqueroute de leur frère La Valette, qui fut la pierre détachée de la montagne par laquelle le colosse fut renversé. Ils avaient auprès de Genève un hospice et un domaine de trois à quatre mille livres de rente ; ils voulurent l’augmenter. Ce domaine devait appartenir légitimement à une famille noble de Bourgogne, composée d’une mère et de sept enfants, tous dans le service militaire. Ce domaine avait été engagé à des Genevois par un acte nommé antichrèse ; et par cet acte, passé depuis plus de quatre-vingts ans, ces Genevois jouissaient de la terre, que la famille n’était pas en état de racheter.

    « Les jésuites s’emparèrent de cette terre en s’accommodant avec un syndic de Genève, qui en était en possession. Il leur fallait des lettres patentes du roi. Ils les obtinrent. Ce n’était pas encore assez ; ces lettres devaient être enregistrées au parlement de Dijon, et comme personne ne réclamait, l’enregistrement ne souffrait aucune difficulté ; mais ce n’était pas tout. Ils dépouillaient des mineurs qui pouvaient tous revenir contre eux. Ils eurent la hardiesse d’énoncer, dans une requête que j’ai vue, que ces mineurs ne seraient jamais en état de rentrer dans leur bien. Un bon citoyen, que j’ai longtemps fréquenté, indigné de voir ainsi une famille entière dépouillée du bien de ses ancêtres, lui prêta l’argent nécessaire pour purger l’antichrèse et pour rentrer dans son domaine. Les jésuites furent alors obligés d’abandonner leur entreprise.

    « On sut cette aventure ; elle ne diminua pas la haine qu’on portait à la société. D’autres religieux avaient acquis des richesses par des manœuvres semblables, plus sourdes et plus heureuses. En général, on portait envie aux moines opulents : ils étaient regardés comme le fardeau de la patrie ; mais n’ayant pas été persécuteurs comme les jésuites, ils n’étaient pas détestés comme eux.

    « Dans le même temps un de leurs supérieurs, nommé La Valette, employé dans les missions des îles de l’Amérique, fit une banqueroute de plus de deux millions tant aux sieurs Lioney et Gouffre, négociants de Marseille, qu’à un commissaire des guerres et à d’autres personnes qui leur avaient confié leur argent. « Ce n’était pas la première banqueroute qu’ils avaient faite : on se souvenait de leur fameuse banqueroute de Séville, qui réduisit à la mendicité plus de cent familles en 1644. Comme ils avaient eu en Espagne assez de crédit pour n’être pas obligés à restitution, ils crurent qu’ils seraient aussi heureux en France : ils imaginèrent qu’on ne rendrait jamais le corps entier responsable des engagements d’un de ses membres ; et quoiqu’ils passassent pour grands politiques, ils furent assez aveugles pour plaider au parlement de Paris, pouvant plaider devant la commission du conseil établie alors pour juger les différends touchant le négoce de l’Amérique.

    « La cause fut plaidée à la grand’chambre avec la plus grande solennité. On y allait en foule comme aux spectacles. Le sieur Gerbier, célèbre avocat, se fit, en parlant contre eux, la même réputation qu’autrefois les Arnauld et les Pasquier. Le 8 mai 1761, toutes les maisons des jésuites, excepté les colléges, furent condamnées solidairement à payer les créanciers, et ce qu’il y eut de singulier, c’est que le général des jésuites, résidant à Rome, fut condamné par le même arrêt, comme si on avait pu le contraindre. Le prononcé fut reçu du public avec des applaudissements et des battements de mains incroyables. Quelques jésuites, qui avaient eu la hardiesse et la simplicité d’assister à l’audience, furent reconduits par la populace avec des huées. La joie fut aussi universelle que la haine ; on se souvenait de leurs persécutions, et eux-mêmes avouèrent que le public les lapidait avec les pierres de Port-Royal, qu’ils avaient détruit sous Louis XIV.

    « Pendant qu’on avait plaidé cette cause, etc. »

    Ce morceau fut supprimé dès la seconde édition. Le bon citoyen que j’ai longtemps fréquenté, dont il y est question, était Voltaire lui-même. La famille qu’il obligea est la famille Desprez de Crassy. Il est, au reste, parlé de cette affaire dans le Commentaire historique (voyez les Mélanges, année 1776). Le bon de l’affaire, y dit Voltaire, c’est que peu de temps après, lorsqu’on délivra la France des révérends pères jésuites, ces mêmes gentilshommes, dont les bons pères avaient voulu ravir le bien, achetèrent celui des jésuites, qui était contigu.

    Ce fut dès la seconde édition, en 1769, qu’à la première version du commencement de ce chapitre Voltaire substitua la version actuelle. (B.)

  2. Le duc de Choiseul Stainville.
  3. Voyez, dans le Dictionnaire philosophique, l’article Apointer.
  4. En 1709 ; voyez le chapitre XXXVII du Siècle de Louis XIV.
  5. L’arrêt de la cour du parlement, du 6 août 1761, condamne plus de vingt-quatre volumes ; mais il y a vingt-quatre énumérations d’ouvrages. Les tomes III et IV des Commentaires de Salmeron y forment chacun un article ; les Commentaires de J. Tirin, qui sont en deux ou trois volumes, y forment un seul article. (B.)
  6. Le P. Griffet, connu par des sermons médiocres et par des ouvrages historiques plus médiocres encore, était regardé comme un grand homme par le parti des jésuites. Il n’y avait dans ce parti aucun homme d’un mérite réel, et Griffet avait du moins celui d’avoir défendu la cause de son ordre contre les parlements avec plus de zèle et de courage que de raison ou d’éloquence. Il demanda au parlement la permission de rester en France, parce qu’il était obligé de subir l’opération de la taille. Il n’y a qu’un corps qui puisse avoir le courage d’ajouter quelque chose au malheur d’un homme condamné à une opération cruelle et dangereuse. On ordonna, par arrêt, que Griffet serait sondé par les chirurgiens du parlement. C’était le comble de la barbarie d’exiger qu’un malade se soumît à essuyer une opération douloureuse, et où la maladresse d’un chirurgien peut causer la mort, par la main d’un homme à qui il n’avait point donné sa confiance. Griffet aima mieux partir ; et telle était alors la haine contre les jésuites, que le parlement crut n’avoir fait que suivre les formes. ( K.)
  7. C’est ici que finissait la première édition. L’alinéa qui termine aujourd’hui ce chapitre est posthume. (B.)