Histoire du prince Soly/I/10

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CHAPITRE X.


Description de la ville d’Azinie, & de quelle manière Prenany y fut reçu.


Prenany fut enchanté du spectacle qui s’offrit à ses regards en entrant à Azinie. Les maisons étoient à la vérité bâties sans symétries, & les ornemens n’en étoient pas fort réguliers ; mais leur variété & leur grandeur ne laissoient pas de faire plaisir à la vue. Les rues étoient remplies de jeunes gens qui paroissoient animés de la plus vive joie : les uns conduisoient dans des chars magnifiques de jeunes beautés habillées de la manière la plus galante ; les autres, sous des berceaux de feuillages, s’abandonnoient aux plaisirs du vin & de la bonne chère ; on entendoit de toutes parts des concerts où la gaîté brilloit plus que l’harmonie, mais qui auroient fait danser le prince, s’il n’eût pas été fatigué de son voyage.

Comment, dit-il à Savantivane d’un air d’admiration, vous ne m’aviez pas dit que cette ville étoit si brillante, ni si peuplée ; ce séjour me paroit charmant. Que dites-vous ? reprit le vieillard, cette ville me semble aujourd’hui déserte, en comparaison de l’état où je l’ai laissée, lorsque j’en suis sorti. Il faut que quelque chose d’extraordinaire attire bien du monde d’un autre côté ; je ne vois pas ici la moitié des habitans qui se promènent ordinairement dans les rues.

Savantivane demanda à un jeune Azinien qu’il aborda, pourquoi il ne voyoit pas autant de monde qu’à l’ordinaire. Vraiment, répondit le jeune homme, presque tous nos citoyens sont à la place publique, pour voir l’exécution d’un misérable savant que l’on a rencontré ; il doit être pendu, à l’heure que je vous parle, à la queue du grand âne.

Ces parole renouvelèrent bien désagréablement, dans le cœur de Savantivane, le souvenir du malheureux Doctis ; mais il se garda bien d’en rien faire paroître, de peur de se rendre suspect ; il dit au contraire à l’Azinien, avec une joie affectée : Racontez-moi, je vous prie, quel est le crime de cet homme, afin que nous en rions ensemble.

Je ne sais pas trop de quoi on l’accuse, répondit le jeune Azinien ; j’ai seulement entendu dire qu’il copioit les écrits que nos citoyens font faire quand ils ont quelque procès entre eux, qu’il mettoit à la fin les sentences que l’on avoit rendues, & qu’il envoyoit tout cela dans les autres villes de l’empire. On a eu peur que cela ne rendit les juges de province assez habiles pour décider les affaires semblables, quand il s’en trouveroit de tout à fait pareilles, & on lui a fait son procès à cause de cela. À ces mots, l’Azinien quitta le prince & son conducteur.

Savantivane répéta à Prenany ce qu’il venoit d’apprendre, & se déchaîna vivement contre la cruauté de ses concitoyens, de faire périr un homme pour si peu de chose. Quand ils eurent marché quelques pas, il trouvèrent une foule de peuple qui revenoit de la place publique. Un d’entre eux, que Savantivane interrogea, lui dit que le coupable avoit eu sa grace. Le roi, dit cet homme, s’est fait lire quelques pages des écrits de l’accusé, & n’ayant rien trouvé qui méritât la mort, a ordonné qu’on le renvoyât.

Savantivane & Prenany se réjouirent de cette nouvelle, & s’étant un peu avancés, ils trouvèrent les juges qui s’en retournoient en bon ordre. Savantivane se présenta à eux, & adressant la parole à celui qui paroissoit le plus considérable : J’ose, dit-il, revenir en cette ville, après avoir satistait au jugement que vous aviez rendu contre moi ; depuis le temps que j’ai vécu dans le désert où vous m’aviez exilé, j’ai si parfaitement oublié tout ce que je pouvois savoir, que je ne sais pas si je retrouverai ma porte. Je suis à présent très digne de demeurer parmi vous.

Cela est excellent, répondit gravement le juge. Mais dites-moi, continua-t-il en parlant au greffier, n’y avoit-il pas une autre condition que cet homme devoit accomplir en revenant de son bannissement. Je ne m’en souviens pas bien, dit le greffier, mais je crois qu’il y avoit quelque chose. J’étois condamné, reprit Savantivane, à vous amener, pour remplacer mon frère, un homme excellent en ignorance : le voilà, dit-il en présentant le jeune prince qui n’entendoit rien à tout ce discours, & je puis vous vanter ce jeune homme pour le meilleur sujet que vous puissiez connoître ; il n’a jamais lu dans aucun livre sérieux ; il ignore son véritable nom ; il ne connoît ni son père ni sa mère, & ne sait pas dans quel pays il est né ; il n’a nulle connoissance du chemin par où il est venu ici, ni de combien cette ville est éloignée de celle d’où il est parti ; enfin il ne sait pas notre langue, & ainsi il n’entendra pas un mot de ce qu’on lui voudra dire.

À ces derniers mots, tous les jeunes sénateurs sautèrent au cou de Prenany ; chacun lui témoigna la plus sincère amitié & la plus parfaite estime, & le plus apparent des jeunes sénateurs fit monter dans son char Savantivane & Prenany, pour les mener à son palais.

Le vieillard pria secretement le jeune prince de ne lui point parler Amazonien lorsqu’ils seroient en compagnie, ou de ne pas trouver mauvais s’il faisoit semblant de ne l’entendre pas. S’il paroissoit, lui dit-il, que je susse encore la langue d’Amazonie, cela seroit capable encore de me faire retourner dans le désert que nous quittons.

Lorsque l’on fut arrivé au palais du jeune sénateur Azinien, il s’y assembla nombreuse compagnie, & le souper, que l’on servit peu de temps après, fit voir à Prenany qu’il n’y avoit que les cuisiniers de savans impunément dans ce pays-là. Comme le prince n’entendoit rien à la conversation, il s’occupoit à réparer la diète qu’il avoit faite pendant trois jours, & buvoit fréquemment pour s’amuser. Il y avoit à table trois jeunes beautés que quelques jeunes seigneurs Aziniens avoient amenées, qui paroissoient de l’humeur la plus enjouée & la plus vive. Une d’elle surpassoit les autres en gaîté ; elle avoit les yeux vifs, les cheveux & les sourcils noirs comme du geai, & le visage peint à l’amazonnienne ; ce qui lui donnoit un petit air effronté dont tout le monde étoit charmé.

Elle avoit remarqué que Prenany parloit Amazonien ; elle savoit aussi cette langue en perfection ; elle lui fit signe de ne pas témoigner qu’il l’entendoit, pour donner plus de plaisir à la compagnie, & chanta plusieurs airs amazoniens, avec des roulemens admirables, qui charmèrent tous les conviés, parce qu’ils n’entendoient rien aux paroles. Prenany chanta aussi quelques airs tendres ; & comme il les avoit faits lui-même, sa passion lui fit prononcer le nom de Félée, dont l’idée le suivoit par-tout ; il n’y eut que Savantivane qui savoit déjà son amour, & la jeune brune, qui l’entendirent ; les autres admirèrent les chansons, sans y rien comprendre.

Pour rendre cette fête complète, on fit venir au dessert des instrumens qui jouèrent plusieurs airs d’un ancien musicien, qui n’étoient pas bien étendus, & qui n’alloient pas trop vîte ; & après que l’on eut ainsi diverti le prince & son conducteur, on chercha la maison de Savantivane, & chacun s’alla coucher.