Histoire générale du féminisme (Abensour)/Campagnes

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LES GRANDES CAMPAGNES FÉMINISTES


Le tour du Nègre. — Le Wyoming, terre promise. — L’Assujettissement des femmes et la question féministe devant le parlement anglais. — L’association des femmes allemandes. — Romancières suédoises.

Le « tour du Nègre ». — La réaction qui s’étend sur l’Europe centrale fauche pour quelque temps les espérances féministes. Mais l’Amérique et l’Angleterre où, sans révolution aucune, mœurs et idées continuent d’évoluer, ne cessent d’être le théâtre de luttes ardentes entre la volonté des féministes, servie par des femmes habiles énergiques, parfois des hommes de génie, et la routine masculine qui, au bout de longues années de luttes acharnées, doit finalement lâcher pied.

« En Amérique, dit une historienne du mouvement féminin, le bruit des réunions féministes se répandit bientôt dans les autres États, qui ne tardèrent pas à entrer dans la même voie. » Au Congrès qui, en 1850, se réunit au Massachusetts, prennent part des délégués de neuf États et parmi eux, fait significatif, Emerson, le Nietzche américain, le professeur d’énergie de toute une race. Pour les féministes également Lincoln, qui, dès 1828, avait écrit : « Je demande le droit de suffrage pour tous ceux qui contribuent aux charges de l’État, et c’est pourquoi je le demande pour tous les blancs qui payent l’impôt, sans exclure les femmes, » mais que des raisons d’opportunité empêcheront de réaliser son programme.

Nombreuses alors les grandes figures féminines : Suzanne Anthony, que son audace, son habileté, sa tactique savante, l’ascendant qu’elle prit sur les masses féminines, voire masculines, firent surnommer le Napoléon du mouvement ; Lucretia Mott, la douce quakeresse ; Lucy Stone, qui, l’une des premières, pratiqua la résistance directe et, refusant de payer des impôts qu’elle n’avait pas sanctionnés, vit saisir jusqu’au berceau de sa fille et lui fit sans doute prêter — car elle est aujourd’hui une féministe ardente — le serment d’Hannibal ; et jusqu’à une négresse, une ancienne esclave, Sojourner Trusth qui, dans un meeting, osa plaider la cause des femmes.

Toutes combattent pour elles-mêmes sans oublier la cause qui, d’abord, les a réunies : l’affranchissement des Noirs. À leurs efforts, en grande partie, à leur propagande infatigable est due la transformation de l’esprit public qui, hostile d’abord, est, à l’avènement de Lincoln, universellement favorable à l’émancipation.

La guerre de Sécession éclate, cette guerre qui, militarisant tout un pays, le privant pour la guerre de ses bras producteurs, de ses intelligences créatrices, est apparue non sans raison à quelques historiens comme la préfiguration de la guerre de 1914. Comme en 1914 en Europe, s’opère en Amérique une mobilisation féminine spontanée. LES GRANDES CAMPAGNES FÉMINISTES 23,

« Tandis que l’homme Bouclait son sac et partait pour vaincre l’ennemi, la femme faisait le plan des campagnes qui donnèrent la victoire à la nation ; elle combattit dans les rangs, quand elle put le faire sans être surprise ; elle fut l'instigatrice de la commission de santé : elle amassa les approvisionnements nécessaires à l’immense armée ; elle fournit des infirmières aux hôpitaux, réconforta les malades, adoucit la fin des mourants... On ne pourra jamais se rendre compte de la tache qu’assurèrent les femmes et de l’énergie qu’elles sacrifièrent pendant cette guerre ou trois millions d’hommes furent appelés aux armes. »

La guerre finie, elles réclament leur part de la victoire, de cette victoire qu’elles ont bien gagnée. Mais elles ont tiré les marrons du feu. C’est, leur objecte-t-on, le tour du Nègre. Les femmes, plus tard ! Et en vain elles demandent que |’amendement à la Constitution qui donne aux noirs le droit de vote soit ainsi rédigé : « Ni couleur ni sexe... ne font obstacle au droit électoral. » Les libérateurs restent sourds.

Une seconde fois le sentiment de la grande injustice, d’autant plus humiliante qu’elles voyaient accorder à des hommes de race étrangère, totalement ignorants, ce droit d’influer sur les destinées de leur pays, qu'à elles, on leur refusait, poussa les femmes à agir avec force et autorité pour la défense de leurs droits.

« Un des articles de la loi accordant le droit de vote aux noirs avait été rédigé d’une façon si ambiguë que, dans l’opinion de certains, les femmes pouvaient s’en servir pour réclamer le droit de vote. » 232 HISTOIRE DU FÉMINISME

Ainsi firent-elles en effet. Avec quatorze de ses amies, le grand leader féministe Miss Anthony se rend à une section de vote et convainc les inspecteurs de son bon droit. Les quinze femmes prirent part au scrutin. Victoire a la Pyrrhus! Leur inscription au registre électoral est cassée, les délinquantes et les inspecteurs eux-mêmes condamnés. Miss Anthony doit payer cent dollars d’amende et les frais du procès. « Je ne payerai pas, s’écrie-t-elle, un dollar de votre amende injuste et, de toutes mes forces, je pousserai les femmes à mettre en pratique la vieille maxime de la révolution : « Résister a la tyrannie « c’est obéir à Dieu. » Miss Anthony fut le Hampden du féminisme. Plus heureuse que son devancier et que plus tard ses émules les suffragettes, elle ne paya pas l’amende et n’alla pas en prison. Elle tint d’ailleurs la promesse qu’elle s’était faite. En 1869 elle fondait l’Association nationale pour le Suffrage des Femmes, instrument puissant de propagande. Dès cette même année d’ailleurs, la ténacité des femmes américaines recevait une première fois sa récompense. En 1869, en effet, un territoire de l'ouest, le Wyoming, inscrivit dans sa législation

la disposition suivante : « Toute femme âgée de

vingt et un ans pourra prendre part à toutes les

élections prescrites par les lois. Ses droits au suffrage et aux fonctions publiques sont identiques à ceux que les lois du territoire accordent aux autres électeurs. » "

La pleine disposition pour la femme mariée de sa propriété, une loi scolaire établissant que maitres et maîtresses auraient pour un même travail même traitement, complétaient cette législation, qui première consacrait officiellement l’égalité des sexes… Longtemps, le petit territoire de l’Ouest resta pour les féministes de tous pays la Cité modèle, la Terre promise.

Stuart Mill et l’ « Assujettissement des femmes » . — En Angleterre, le féminisme fait, au cours de cette même période, de notables recrues. « Dès 1848, Disraéli avait déclaré à la tribune qu’il ne voyait aucune raison de refuser aux femmes le droit électoral. Cobden s’en était déclaré partisan. » Mais surtout le féminisme anglais allait trouver un grand théoricien, homme politique en même temps, et une femme d’action. À Stuart Mill d’une part, à Miss Fawcet de l’autre, est dû, dans une très large mesure, le développement du féminisme anglais.

Le grand philosophe avait porté sur la question de l’émancipation des femmes sa lumineuse pensée. Convaincu de la justesse des revendications féminines, il était devenu, depuis plusieurs années déjà, lorsque en 1867 il écrivit la Subjection of women (l’Assujettissement des femmes), un féministe convaincu. L’ouvrage, dont la méthode est rigoureuse, dont la pensée ouvre des horizons d’une infinie largeur, et où la passion se drape, d’une manière bien anglaise, d’humour et d’ironie, est non seulement le meilleur plaidoyer qui au dix-neuvième siècle ait été écrit pour les femmes, mais un ouvrage que la sociologie et la littérature devraient considérer comme classique, au même titre que l’Esprit des Lois. Les thèses de Mill sont les suivantes : « Ce que, dans les pays où les lumières n’ont pas pénétré, sont la couleur, la race, la religion ou, dans les pays conquis, la nationalité, le sexe l’est pour toutes les femmes. » Si étonnant que cela puisse paraître aux hommes, peu portés à s’indigner, voire à s’étonner d’une injustice dont ils bénéficient, l’assujettissement des femmes est la dernière survivance d’un despotisme qui est un legs des âges barbares et qui, dans une société policée, est une anomalie, puisque nulle bonne raison ne le justifie.

Nulle bonne raison ? mais vous voulez rire ! s’écrieront les tenants de l’ancien système ; et Stuart Mill de leur démontrer que leurs prétendues bonnes raisons sont de spécieux prétextes comme ceux qu’ont de tous temps trouvés tyrans et classes privilégiées pour justifier leur usurpation.

La coutume universelle ? Mais cette coutume est loin d’être absolue ; vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà, « Les sauvages sont étonnés de voir les Anglais gouvernés par une reine ; les Anglais l’admettent, mais trouveraient contre nature une femme membre du Parlement. »

La nature de la femme ! Mais l’homme connaît-il vraiment la nature de la femme, qui, depuis des siècles, vit comme une plante de serre dans des conditions artificielles ? Tant que l’on n’aura pas fait l’expérience {et on ne l’a pas faite jusqu’ici) de la pleine égalité des sexes, on ne pourra pas soutenir que la femme n’ait pas les mêmes capacités professionnelles et politiques que l’homme. Mais, au fait, l’expérience a été tentée, dans un domaine restreint sans doute, mais avec succès. Reines, impératrices, régentes, gouvernantes de province ont, au cours des âges, composé un assez nombreux personnel politique où la capacité et le talent, voire le génie, furent proportionnellement plus fréquents que chez les ministres et les souverains.

Aujourd’hui, « quand une principauté de l’Inde est gouvernée avec vigueur, intelligence, économie, quand l’ordre règne sans oppression, quand la culture des terres devient plus étendue, c’est, trois fois sur quatre, qu’une femme y règne ».

Peut-être ! Mais si le sexe féminin a donné Jeanne d’Arc, Catherine II, Élisabeth, il n’a fait naître ni Molière, ni Shakespeare, ni Beethoven ! Est-ce une raison, répond Stuart Mill, pour assujettir les femmes ? Si oui, maintenons dans la servitude les quatre-vingt-dix-neuf centièmes du genre humain. D’ailleurs, ce sont justement les facultés qu’on veut bien leur reconnaître dont on interdit aux femmes l’emploi. Car « nulle loi n’interdit aux femmes d’écrire les opéras de Mozart et les pièces de Shakespeare, mais on leur interdit de s’intéresser à ces fonctions publiques pour lesquelles elles sont éminemment douées ».

Mais la vocation de la femme est avant tout la maternité ? Vocation irrésistible ? « Les hommes semblent croire que la prétendue vocation des femmes est ce qui répugne le plus à leur nature et que, si elles avaient la liberté de faire tout autre chose, le nombre des femmes qui accepteraient volontiers la condition qu’on dit leur être naturelle serait insuffisant. » Autrement dit, et la remarque est fine et profonde, la vocation maternelle de la femme est assez forte pour se manifester en n’importe quelle circonstance et quel que soit d’ailleurs le statut féminin.

« Mais quand bien même la présomption sur la nature des femmes serait fondée, quand bien même en effet la maternité serait pour presque toutes les femmes la vocation unique et exclusive, — et ce dernier point surtout n’est pas démontré, — il y aurait injustice pour les particuliers et dommage pour la société à élever des barrières qui défendent à certains individus de tirer tout ce qu’ils peuvent de leurs facultés. » Cette exclusion des femmes est, dans la société moderne, un fait isolé, puisque tout individu est accessible à tous les emplois. Et d’autre part la quantité d’individualités capables de faire du bien à l’humanité n’est pas tellement grande que celle-ci puisse se priver sans dommage des services que pourrait lui rendre une moitié d’elle-même.

Arguments qui semblent irréfutables. Mais si ceux-là ne suffisent, Stuart Mill en a d’autres en réserve. D’aucuns se demandent quel avantage résultera pour le monde de la libération des femmes. D’abord, la disparition d’une grande injustice, dont l’exemple est sur la moralité publique de l’effet le plus fâcheux ; ensuite, par la réforme du mariage, la suppression de tant de douleurs cachées, aussi poignantes, dit, non sans exagération d’ailleurs, Stuart Mill, que celles qui accompagnèrent l’esclavage des nègres ; enfin la mise au service de la collectivité humaine de qualités précieuses dont, aujourd’hui, elle ne fait aucun usage : le génie intuitif, mobile, de la femme, son aptitude à saisir l’aspect concret des choses, le côté pratique d’une question. Avec le contrepoids féminin, la balance de l’humanité sera mieux équilibrée et le monde y gagnera. Stuart Mill semble bien avoir prévu le rôle de patientes ménagères, de mères de famille dévouées que, dans les pays où on leur fit confiance, les femmes devaient jouer.

Le plaidoyer de Stuart Mill fit en Angleterre une impression profonde. Alors même que le philosophe le mûrissait, l’homme politique lui voulait donner une conclusion pratique. Député de Westminster, il présentait à la Chambre des communes une pétition pour l’affranchissement des femmes du Royaume-Uni. Cette pétition portait 1 469 signatures, et celles-ci, Mme Fawcet les avait obtenues. « L’heureuse et charmante femme, âgée de soixante-douze ans aujourd’hui, dont la verte et active vieillesse voit le triomphe de la cause à laquelle elle s’est dévouée pendant quarante années, est le type accompli de la femme du monde mêlée à la politique que l’Angleterre a connue pendant le dix-neuvième siècle[1]. » Appartenant par son mari au monde politique, liée avec l’aristocratie et l’élite intellectuelle, énergique et tenace sans se départir jamais, comme le firent plus tard les suffragettes, de la douceur et du charme féminins, elle exerça sur ses compatriotes l’action la plus puissante. Grâce à elles les plus belles intelligences féminines furent gagnées à la cause de l’émancipation.

La proposition de loi présentée par Stuart Mill fut repoussée. Mais John Bright la reprend pour son compte, légèrement modifiée d’ailleurs, la défend avec éloquence et la fait triompher. Une loi d’août 1869 pourvoit les femmes, dans les mêmes conditions que les hommes, du suffrage municipal. Voilà la première pierre du vieil édifice ébranlée, posée la première assise de la cité future.

Le développement du féminisme allemand. — Tandis que le génie de Stuart Mill servi par l’habile propagande de Mme Fawcet créait le parti féministe et le conduisait à une première victoire, les femmes allemandes, à la voix de Louise Otto, sortaient de leur sommeil. Préoccupée toujours du vital problème : assurer à la femme l’égalité économique, inscrivant sur son drapeau cette revendication d’abord : « Que l’arène du travail soit ouverte à nous et à nos sœurs, » Louise Otto fondait, en 1865, l’Association générale des Femmes allemandes et, le 18 octobre 1865, réunissait à Leipzig le premier congrès féminin. Date et lieu d’ailleurs significatifs et qui montraient qu’en Allemagne le féminisme devait rester allemand plus qu’humanitaire… Fortes des onze à douze mille membres de leur principal groupement les femmes allemandes alors commencent de combattre pour la libération du travail, pour le développement de l’instruction féminine, puis pour la participation aux affaires communales. La préoccupation politique reste encore à l’arrière-plan, et d’autant plus que, dans maint État, le suffrage féminin subsiste. Mais bientôt les Unions féminines essaiment : l’établissement de l’unité allemande et l’exaltation de la victoire leur donneront bientôt plus de cohésion et plus de vie.

Les romancières suédoises. — C’est pendant ces mêmes années enfin que, des brumes du Nord, se dégage un autre féminisme, dont les contours indécis semblent à des yeux latins voilés de brouillard et qui, cependant, se précise pour apparaître dans sa calme blancheur comme une lointaine statue de neige. Il faut, pour en saisir la vraie physionomie, remonter assez haut.

En Suède, les femmes furent pendant le moyen âge des guerrières, walkyries terrestres, qui, « maîtresses en leur logis », ayant la haute main sur « les verrous, cadenas et clefs de la maison », étaient vraiment les égales de leurs maris. Plus tard et jusqu’au début du dix-neuvième siècle, les hommes les laissant bien souvent seules en une ferme ou un manoir isolé, elles administrèrent, intendantes habiles, de vastes domaines et surent lutter âprement pour faire rendre tous ses fruits à une terre froide et dure. Combien d’entre elles durent ressembler à l’héroïne de Selma Lagerlof, cette commandante, « la femme la plus puissante du Vermland, maîtresse de sept forges, habituée à commander et à être obéie » et qui, « les mains noires, une pipe de terre à la bouche, les pieds chaussés de grosses bottes », se dresse devant nous comme une saisissante apparition ! De telles femmes faites pour gouverner entraient souvent au conseil de la commune et y étaient bien à leur place.

Sans théorie, sans déclamation, sans protestation aucune, le féminisme est longtemps pratiqué en Suède, parce qu’il est ici dans l’ordre naturel des choses, parce que les conditions du sol et du climat conspirent avec les circonstances historiques pour en faire une nécessité. Et c’est pour cette raison bien simple que les revendications féminines y sont moins anciennes qu’en France et en Angleterre. Le féminisme, au sens moderne du mot, date à peine en Suède de trois quarts de siècle. À quoi bon réclamer ce que l’on possède déjà ?

Mais ce sont plutôt les coutumes que les lois qui donnent à la femme une telle importance. Or, vers le commencement du dix-neuvième siècle, sous l’influence française et germanique, diminue la force des vieilles traditions. Alors, les femmes subissent « des lois oppressives restées autrefois sans effet à cause de l’esprit général et des mœurs ». La bourgeoisie quitte les campagnes, et dans les villes, « au lieu d’être la cheville ouvrière de la maison, la femme devient une charge ». On le lui fait durement sentir. En 1845, la Suédoise est dans une situation bien inférieure à celle de la Française : « La jeune fille n’a pas les mêmes droits que son frère à la succession paternelle. Si elle ne se marie pas, elle reste toute sa vie en tutelle, ne pouvant administrer ses biens. Elle recevait une éducation très restreinte, ne pouvant fréquenter aucun cours public. »

L’injustice d’une telle situation soulève, dès le début du dix-neuvième siècle, un cri de révolte, et le premier qui lance l’appel émancipateur est un homme. Almqvist, qu’une étude d’Ellen Key a fait sortir de l’ombre, Almqvist qui, né en 1793, semble un contemporain de Verlaine et qui, avant Maeterlinck, réhabilita l’instinct, fut, pour cette raison même, un panégyriste de la femme. Plus instinctive que l’homme, elle est, dit-il, plus près du divin. « Elle est la lyre dont Dieu touche les cordes. » Aussi doit-elle avoir toutes les libertés que la loi jusqu’ici lui refuse et, avant tout, celle de se marier selon son cœur. De celle-là découlent toutes les autres. « La femme doit pouvoir vivre de son travail pour ne pas tomber dans le pire des crimes, celui de se donner à un être qu’elle n’aime pas. »

Les trop hardis plaidoyers d’Almqvist en faveur de la passion ne convainquirent personne. « La pieuse Suède, offusquée de tant d’audace, voulut environner de silence le pasteur impie, » et y réussit longtemps. Mais d’autres féministes, des femmes celles-là, dont l’esprit était mieux en accord avec celui de leur temps, émirent des revendications dont l’influence fut d’autant plus grande qu’elles les présentaient sous une forme plus modérée.

Tandis que les Françaises se soulèvent au nom du progrès, les Suédoises combattent au nom des vieilles traditions, et tout le caractère du mouvement féministe en est changé. Celles-là sont révolutionnaires ; celles-ci sont conservatrices. Celles-là sont souvent irréligieuses ; celles-ci, profondément religieuses, mystiques parfois. Celles-là, exaltées par le spectacle de deux ou trois révolutions, se livrent à des manifestations bruyantes, fondent des clubs, dirigent des journaux ; celles-ci se contentent de lire pieusement et de commenter, pendant les longues veillées, les ouvrages où l’une d’entre elles aura, sans aucune outrance de forme ou de pensée, sagement exprimé ce que toutes ressentent. Parmi elles, Frederika Bramer est la première et la plus populaire. Connue surtout en France par des romans où est peinte, non sans longueurs et sans monotonie, la bourgeoise des petites villes de Suède, Frederika Bremer fut en son pays l’une des premières apôtres de l’émancipation. Grande voyageuse, elle entre en relation avec une amie de Stuart Mill et, sous son influence, elle écrit assez tardivement (en 1856) Hertha. Dans ce livre emphatique, sentimental et alourdi de trop longues prédications, le féminisme suédois, né à peine, est fixé sous la forme qu’il conservera par la suite. Pour défendre la cause féministe, Hertha ne dément pas sa foi et ses tendances mystiques… Elle se lève, bras au ciel, inspirée : « Justice pour la femme au nom du Christ, mort également pour le frère et la sœur ! » Et les revendications qu’elle émet sont fort modérées. Elle demande « le droit à l’instruction, au travail et à la liberté », nulle part le droit à l’amour. La virginité est un état supérieur. « C’est la femme vierge qui était jadis prêtresse des dieux. »

On s’explique qu’un tel ouvrage n’ait pas soulevé une trop grande indignation et que le gouvernement lui-même en ait sanctionné le succès en décrétant (1858) que les femmes seraient majeures à vingt-cinq ans.

Ce progrès devait être suivi assez rapidement de bien d’autres, plus importants. En 1862, les femmes obtiennent le vote municipal.

Ainsi, dans quatre grands pays, plus de manifestations féministes isolées, intermittentes, qui attendent pour s’exprimer l’heure trouble des révolutions et sont emportées avec les espoirs révolutionnaires par les réactions : mais un mouvement féministe continu, un parti féministe permanent, et avec lui des écrivains, des hommes d’État, des penseurs, dont les écrits et les gestes forcent l’attention de l’opinion publique. Déjà, en trois de ces pays, un commencement de réparation de l’injustice. Une première grande étape est franchie.



  1. Louise Cruppi. Comment les Anglaises ont conquis le droit de vote.