Histoire générale du féminisme (Abensour)/Métamorphoses

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LES MÉTAMORPHOSES DU FÉMINISME FRANÇAIS


Alors qu’en Angleterre, en Amérique, en Australasie, on en est déjà aux réalisations, les féministes de France en restent encore aux vains espoirs. Et la France d’où, avec Christine de Pisan, Poulain de la Barre, les Saint-Simoniens, a jailli l’idée, la voit éclore et fructifier sur d’autres terres. Toujours le féminisme français apparaît comme en retard d’un temps, ou de deux, sur les autres féminismes. Il en est ainsi en 1870 ; il en est ainsi encore en 1921. C’est là un fait d’autant plus curieux qu’à l’aube des temps modernes nulle femme au monde n’était plus instruite et, malgré les lois napoléoniennes, nulle, en fait, plus émancipée que la Française.

Peut-être est-ce là justement l’une des causes, et la principale, des arrêts brusques qui ont coupé chez nous le développement du mouvement féminin.

Libre chez elle, et à l’extérieur adulée, la grande dame française, la bourgeoise ne s’intéresse guère aux revendications soulevées par quelques femmes qu’elle considère comme des excentriques ou des exaltées ; l’ouvrière est lente à prendre conscience, sinon de sa misère, du moins de l’injustice de son sort. Pays traditionaliste d’ailleurs et, en dépit de ses révolutions, plus qu’aucun autre, la France s’est habituée à considérer le féminisme, qu’elle ne voit surgir qu’aux heures révolutionnaires, comme dangereux pour la solidité de la famille et le salut de l’État. Après chaque grande crise, la réaction le balaye, et l’étouffe dans le silence et dans l’oubli. Alors qu’en Angleterre, en Amérique, en Suède, le féminisme gagne peu à peu, dans l’opinion publique et la vie nationale, son droit de cité, en France, tout est toujours à recommencer. Jusqu’au début du vingtième siècle, ni les hommes politiques, ni la masse masculine et féminine ne se sont habitués aux théories féministes, et, pendant de longues années, tout apôtre de l’émancipation des femmes se heurte aux mêmes indignations, aux mêmes sarcasmes, à la même indifférence qui ont brisé les efforts des précurseurs.

Essayer de suivre, à travers toutes ses phases, le féminisme français, c’est refaire en petit toute l’histoire du féminisme depuis les origines.

Comme sous Louis XV, les femmes sont, sous Napoléon III, l’un des ressorts essentiels de la politique ; si l’impératrice Eugénie ne peut se comparer à Mme  de Pompadour, ni son brillant entourage aux femmes d’un esprit lumineusement hardi et pratiques que Concourt a dépeintes, du moins les cocodettes ne le cédèrent-elles pas aux caillettes pour la passion de la politique et le goût des intrigues. Dans une sphère un peu inférieure se meut la bourgoise, satisfaite comme son mari de faire de fructueuses affaires — car les femmes ont participé à la folie de spéculation qui entraîne alors tout le monde dans son tourbillon — et d’imiter le luxe de la cour. L’ouvrière, elle, sent à peine sa misère. L’ordre règne, et l’heure est peu favorable aux revendications quelles qu’elles soient. D’ailleurs les révolutionnaires sont d’accord avec les puissances établies pour excommunier par avance la femme qui voudrait s’affranchir. Le puissant génie même de Proudhon, en tant de matières si grand, si hardi précurseur, se cabre devant la femme libre et, dédiant sans sourire les chapitres que, dans son livre la Justice dans la Révolution et dans l’Église, il consacre à la femme, au cardinal archevêque de Besançon, il semble, pour la ramener à la juste conception de son rôle : auxiliaire de l’homme, emprunter la férule d’un saint Paul ou d’un Tertullien. « Ménagère ou courtisane », l’aphorisme célèbre résume en effet fidèlement sa pensée. Inférieure à l’homme par la force physique, par le sens moral, par l’esprit, incapable de saisir les rapports intimes des choses, impuissante à former les idées générales, en un mot privée totalement de génie, que la femme s’humilie ! Par son abaissement volontaire seul, elle pourra s’exalter.

Point par point, mais avec un parti pris tellement évident qu’il ne peut convaincre, et une froide violence qui rebute, Proudhon semble, dix ans avant l’apparition de l’Assujettissement des femmes, réfuter Stuart Mill… Et, réciproquement, le plaidoyer du philosophe anglais est la meilleure des répliques au réquisitoire de Proudhon, qu’il paraît d’ailleurs avoir ignoré.

Quelques voix isolées tombent dans le silence. Jenny d’Héricourt écrit, en 1860, la Femme affranchie, livre « où la violence des mots remplace malheureusement la force des arguments ». Juliette Lambert, dans les Idées antiproudhoniennes, développe ces idées, celles mêmes qui animent l’Histoire morale des Femmes de Legouvé : « La civilisation d’un peuple est proportionnelle au rôle de la femme… la société n’est progressive que sous l’influence de la femme… ; si la civilisation peut être regardée comme l’amortissement de la force, c’est à la femme qu’on le doit. »

Andrée Léo, « petite femme d’aspect doux et timide, que l’on prendrait plutôt pour une modeste bourgeoise que pour une révolutionnaire », écrit d’innombrables romans feuilletons où elle demande l’affranchissement de la femme mariée et l’unité de morale, et gagne à la cause de nombreuses adeptes.

Mais voici surtout, figure des plus originales et tranchant par sa personnalité étrange sur l’effacement de ses sœurs en féminisme, Olympe Audouard. Méridionale et gardant toujours de sa souche natale la verve, le bagout, la faculté d’exaltation, grande voyageuse et se grisant du soleil d’Orient et de la vie puissante et neuve de l’Amérique, passionnée tour à tour pour la politique active, le féminisme, le spiritisme. Olympe Audouard, lorsqu’elle eut, vers 1860, brisé la chaîne qui la liait à un notaire marseillais, tint pendant quelques années dans la capitale une brillante situation littéraire. Directrice d’une revue littéraire, le Papillon, qui compta parmi ses collaborateurs Michelet et parmi ses abonnés un khédive fastueux, elle recueille à Paris, en province, à l’étranger même, d’appréciables succès de femme de lettres et de conférencière. Les déboires de sa vie conjugale, la gênante et onéreuse tutelle que, sur la femme séparée, continuent de faire peser les lois, l’ont convertie de bonne heure au féminisme.

À partir du jour où, sous prétexte qu’une femme n’est pas pleinement citoyenne, on lui interdit de faire de sa revue un journal politique, elle lève décidément l’étendard. Elle déclare la Guerre aux hommes et sa Pétition au corps législatif demande pour les femmes tous les droits civils et politiques, suffrage compris. Manifestation isolée d’ailleurs, même dans la vie d’Olympe Audouard, et qui n’empêche que, sous le second empire, le féminisme ne soit resté, comme au dix-huitième siècle, à peu près uniquement littéraire.

La guerre, la révolution du 4 septembre, le siège de Paris, la Commune ont sur l’esprit des femmes à peu près les mêmes répercussions que la prise de la Bastille, la première invasion du territoire et la Terreur. Le féminisme prend un caractère belliqueux et révolutionnaire et les femmes qui, aux jours tragiques de la défaite, surgissent, à Paris surtout, de la bourgeoisie ou du plus profond du peuple, se préoccupent davantage de contribuer, dans la mesure de leurs forces, au salut du pays d’abord, puis, après le 18 mars, à la régénération de la société qu’à l’affranchissement de leur sexe. Au cours du siège de Paris, pendant la Commune, les clubs féminins fleurissent presque aussi nombreux qu’en 1793. Et des figures curieuses apparaissent : la mère Duchêne, petite vieille décrépite, qui expose avant la lettre tout le bolchevisme avec la socialisation, la dictature prolétarienne et la terreur ; Lodoïska Carveska, l’amazone de la Commune, qu’on voit siéger dans les clubs en costume militaire, « pantalon de turco, bottines à glands d’or, veste de hussard en velours cramoisi et ceinture bleue où pendent deux pistolets[1] ». Trop souvent les femmes qui politiquent, et justifiant cette remarque d’un philosophe qu’elles exagèrent le mal comme le bien, se laissèrent gagner à l’extrémisme, à l’action directe. Parmi elles ces pétroleuses, aussi effroyables que les tricoteuses de la Révolution ; parmi elles ces mégères, qui prennent part avec une joie sauvage aux exécutions d’otages. Nombreuses celles qui, d’ailleurs suffisamment exaltées pour confesser jusqu’à la mort leurs doctrines, prennent fusil en main sur les barricades. L’une d’elles, rédactrice du Journal des citoyennes, organisa la défense de la gare Montparnasse contre les Versaillais.

C’est dans ce milieu qu’il conviendrait, pour en comprendre la vraie psychologie, de replacer la Vierge Rouge, cette Louise Michel, sainte des révolutionnaires et exécration des bourgeois, sur laquelle il est si difficile de porter un jugement impartial, parce que ses pensées et ses actes sont de perpétuels contrastes.

Bonne d’une bonté immense qui, comme celle d’un saint François d’Assise, s’étend à tous les déshérités et jusqu’aux frères inférieurs, elle prononce pourtant, dans sa haine de l’injustice, des paroles sinistres : « Paris sera à nous ou n’existera plus. » Hostile, disent ses familiers, aux revendications féministes, les jugeant ridicules et nuisibles, puisqu’elles détournent des énergies de la lutte de classes, seul bon combat, elle fut la première à organiser des bataillons féminins, et gagna une influence prépondérante dans ces clubs où, parfois, il fut question du droit de la femme. Malgré elle, elle appartient à l’histoire du féminisme ; car elle montra qu’une femme pouvait être chef de bande et chef de parti, et la légende qui bien vite l’entoura en fit, au mépris de quelques traits de son caractère qui la montrent accessible à l’amour, une rebelle contre la loi de l’homme et le type même de la Vierge forte.

Après 1870, et tandis que Louise Michel expie au bagne son immense amour des humbles, une autre femme apparaît, combien différente par l’aspect, le caractère et les idées ! mais qui fut aussi, pendant de longues années, une femme politique et en même temps un champion déterminé du droit de la femme : d’une grande famille bourgeoise, Maria Deraisme est de bonne heure attirée vers les questions sociales.

Et toute jeune encore elle fait, au déclin de l’empire, des conférences applaudies. La guerre de 1870 la trouve à la tête d’une ambulance. Après la Commune, et pendant les années où, dans l’incertitude, s’élabore la République, elle est de ceux qui contribuent à fixer le destin. Lors du 16 mai, sa propagande est active ; tout en restant mondaine et grande dame, elle n’épargne ni fatigues ni argent pour, dans le département de Seine-et-Oise où ses propriétés lui assurent une grande influence, faire campagne contre l’ordre moral. Elle triomphe et, jusqu’à la fin de sa vie, grande électrice et aussi puissante qu’une baronne en son fief, elle devient l’un des leaders de l’anticléricalisme. Elle organise avec Schœlcher le premier congrès anticlérical ; la première de toutes les femmes, elle est accueillie par une loge maçonnique. Ennemie d’ailleurs d’un bouleversement immédiat de la société, elle vise cependant à préparer pour le monde un meilleur avenir, et en aperçoit dans l’affranchissement de la femme l’essentielle condition. Esclave de la loi masculine, la femme sans cesse tourne cette loi ; elle est pour l’homme une perfide ennemie, et de là naissent combien de malheurs !… « Il est contre nature qu’un être raisonnable abdique les plus nobles attributions de l’humanité. » C’est cependant ce qu’a fait la femme, ou plutôt ce qu’on a fait pour elle ; et, sous l’influence évidente de Stuart Mill, elle demande qu’on tente l’expérience de la libération féminine. Nul doute que tant de forces aujourd’hui perdues ne puissent être employées pour le plus grand avantage de la société. Nul doute que, quand la femme se sera pleinement réalisée, l’humanité ne soit plus heureuse.

Ces idées, Maria Deraisme les répand par le livre, la conférence, et avec une telle largeur de vues, une telle éloquence que ses adversaires mêmes l’applaudissent. Bien des féministes contemporains ont, sans toujours rendre d’ailleurs à César ce qui lui appartient, puisé dans les travaux de Maria Deraisme des idées, des faits, des arguments.

À l’aurore de la troisième république, donc, des femmes de lettres dont on juge la cervelle détraquée et la vie irrégulière, les pétroleuses de la Commune, et Maria Deraisme, champion de la libre pensée, voilà celles qui, devant l’opinion bourgeoise, symbolisent le féminisme. Il semble donc destructeur de la famille, puisque les plus notoires des émancipées sont vieilles filles ou séparées, et lié aux doctrines de bouleversement de l’ordre moral et social. Rien d’étonnant, dans ces conditions, que l’opinion publique lui soit dans son ensemble franchement hostile : on le ridiculise et, si on le prend au sérieux, on le repousse avec indignation.

Un problème seulement paraît susceptible d’intéresser les hommes d’État et les sociologues : la condition des ouvrières : dès 1869, Jules Simon a écrit le fameux ouvrage où, sous sa vraie couleur, c’est-à-dire terriblement sombre, il peint la vie de l’Ouvrière ; celle des ateliers dont le salaire moyen est de 468 francs par an et à qui, si elle n’est pas victime du chômage ou de la maladie, il restera journellement pour se nourrir douze sous ; celle des usines-casernes, où l’on travaille de cinq heures du matin à huit heures du soir, celle qui, peu à peu, meurt dans sa mansarde.

Déjà il demande qu’on porte la pioche dans les taudis infects, la lumière dans les esprits et les consciences. Son livre inaugura toute une série de recherches qui amenèrent bientôt un commencement bien humble encore de réformes sociales. Dès lors la question est posée. Il faudra cinquante années et la guerre pour la résoudre.

Il était bien plus facile au gouvernement de donner satisfaction à celles des femmes qui réclamaient le droit à l’exercice de leur intelligence qu’à celles qui demandaient le droit de vote, ou à celles qui attendaient la rénovation du travail. Un décret qui souvent passait inaperçu, sauf des intéressés, et dont, les conséquences n’apparaissant pas sur le moment même, la promulgation ne soulevait aucune critique, et le féminisme enregistrait dans l’ordre économique ou professionnel une victoire. Entre 1870 et la guerre, ces victoires sont nombreuses. Avant même la chute de l’Empire, les jeunes filles sont admises à subir les épreuves du baccalauréat masculin et pénètrent à la faculté de médecine. Les trois premières doctoresses conquièrent leurs grades. En 1886, les femmes sont admises au concours de l’internat ; puis c’est, avec Mlle  Jeanne Chauvin, la toge et le bonnet carré de l’avocat qui viennent donner à la beauté de quelques jeunes femmes une parure imprévue ; c’est l’École des beaux-arts qui ouvre ses portes, et voilà que, pensionnaires à la villa Médicis, prix de Rome de peinture ou de composition musicale, ressuscitent les muses. D’autres rêvent d’une couronne plus austère et l’obtiennent : les deux plus sévères temples de la science, l’École normale, l’École des chartes, entrebâillent les portes du saint des saints. Un autre jour, il prend fantaisie à une jeune fille d’être élève de l’École centrale et de suivre, en compagnie de jeunes gens, les cours de préparation. L’opinion qui d’abord sourit ou se cabre accepte, et les pouvoirs sanctionnent. D’ailleurs les femmes n’ont-elles pas de leurs aptitudes scientifiques un précieux garant : Mme  Curie qui, après avoir partagé les travaux de son mari, partage aussi sa gloire et, Hypathie française, professe au Collège de France ?

Tant de femmes, d’autre part, se signalent par le zèle et la compétence qu’elles déploient dans l’étude des grandes questions sociales où sont intéressés la femme, l’enfant, et avec eux l’avenir du pays, que, spontanément et comme poussé par une force irrésistible, le gouvernement fait appel à leurs lumières. Une femme, Marie Bonnevial, est appelée au Conseil supérieur du Travail ; une autre, Mme  Avril de Sainte-Croix[2] siège aux côtés de Béranger, Milliès Lacroix, Brieux, dans la Commission de réforme de la police des mœurs ; les plus éminents littérateurs et politiciens (parmi eux M. Poincaré, les frères Margueritte, Marcel Prévost, Paul Adam), réunis pour délibérer sur la réforme du mariage, font place en leur compagnie à Mme  de Sainte-Croix, à Séverine, à Mme  Héra Mirtel (Mme  Bessarabo), à Mme  Schmalh, à Mme  Oddo Deflou… « Et le plus misogyne alors ne pourrait reprocher aux femmes de braver le précepte du peintre : Ne sutor ultra crepidam. »

L’agitation en faveur du suffrage qui, depuis la fin de l’Empire, a repris avec plus ou moins de force se présente, elle, sous les formes les plus diverses. Comme en Angleterre et en Amérique, sont apparues en France ces sociétés féministes qui seules sont en état de faire une vraie propagande. Léon Richer, qu’on trouve dans le dernier demi-siècle combattant ardemment pour le progrès et qui, dès 1869, a fait paraître un journal féministe, fonde en 1882 la Ligue française pour le droit des femmes. Puis apparaissent l’Égalité et le Conseil national des Femmes françaises, celui-ci plus féminin d’abord que féministe et qui se propose de grouper en une vaste association toutes les sociétés s’occupant de la femme et de l’enfant. Jeanne Schmalh, Maria Chéliga, deux étrangères intelligentes et souples, contribuent à organiser le féminisme français auquel Mme  Vincent, qui a connu les combattantes de l’âge héroïque, apporte sa foi d’apôtre, Jeanne Chauvin sa science et sa dialectique, Mme  de Morsier son éloquence, et Clémence Royer le poids de son génie. Les Congrès apparaissent, et celui de 1889, le premier, s’ouvre dans une atmosphère d’attention sympathique.

Peut-être la France peu à peu se serait-elle habituée au féminisme, si quelques militantes n’avaient voulu recueillir trop hâtivement des fruits non encore mûrs et passer à l’action directe.

Mme  Vincent essaye de se faire porter sur les listes électorales de Saint-Denis ; Hubertine Auclerc, dont le tempérament était celui des militantes anglaises ou américaines et qui fut une suffragette avant la lettre, entraîne, au cours des périodes électorales, quelques femmes à des manifestations assez violentes contre le suffrage prétendu universel. Un peu plus tard Mlle  Laloë se présentera aux élections municipales. De telles manifestations, prêtant à ces faciles plaisanteries dont l’influence est si forte sur le public, firent sans doute plus de mal que de bien à la cause.

Mais la même année où, avec l’exposition universelle, s’ouvre à Paris le troisième congrès féministe international, le féminisme gagne un puissant moyen d’action : Mme  Marguerite Durand, esprit hardi, intelligence souple, femme d’esprit en outre, passée de la Comédie française au féminisme, et dont l’aspect seul démontrait qu’une féministe ne renonce pas à plaire, fonde le premier journal quotidien, non seulement féministe, mais féminin. Des femmes ont organisé, composé, édité et rédigé entièrement la Fronde.

Bel effort qui groupa (1900-1906) toute l’élite féminine ! Bientôt le rayonnant faisceau se délia. Mais une belle expérience était tentée et réussie, et c’est par la Fronde que le pays commença de voir le féminisme non sous les espèces d’une curiosité littéraire issue du cerveau d’une fantaisiste rebelle, mais sous son large et humain aspect.

D’ailleurs, et quoiqu’on le veuille traiter par l’indifférence ou le mépris, le problème féministe imprègne, et depuis longtemps, toute la littérature. Le théâtre de Dumas fils, déjà, envisage les rapports de l’homme et de la femme, non plus seulement sous l’angle psychologique, mais sous l’angle social. Après lui les plus grands de nos romanciers et de nos dramaturges s’engagent dans la même voie.

Paul et Victor Margueritte créent de beaux types de Femmes nouvelles, instruites de la vie, animées d’une belle flamme intérieure et révoltées contre l’injustice de la loi dictée par l’égoïsme mâle.

Jules Bois, dont l’Ève nouvelle s’inspire des plus récentes recherches de la sociologie, aperçoit la femme remontant sur le trône où elle siégeait dans un passé lointain, régénérant l’homme par son intelligence pleine d’amour comme elle l’avait, par son instinct de bonté et l’intuition des secrets de la nature, une première fois délivré de la barbarie. Mystique volontiers, il ressuscite le féminisme des Albigeois, de Postel et de Saint-Simon, dont d’ailleurs il ne laisse pas de se réclamer.

Marcel Prévost qui, dans les Demi-Vierges, présente des jeunes filles affranchies de toutes règles morales, peu différentes par ailleurs de la femme éternelle avec son inconséquence, sa séduction et son caprice, modèle puissamment les figures de ses Vierges fortes : Léa, Frédérique, qui se croient, par le seul empire de leur raison et de leur volonté, définitivement dégagées de la loi de l’homme et des servitudes du cœur et vivent libres dans les hautes sphères de la pensée… jusqu’au moment où Éros invincible les courbe, sanglotantes, à ses pieds. Cette fois tout le problème est posé : l’affranchissement de la femme fera-t-il d’elle une compagne plus dévouée de l’homme ou la condamnera-t-il à un splendide isolement ?

Marcel Prévost écrit à une époque où le féminisme n’a pas encore conquis droit de cité, où les adeptes doivent lutter contre l’indifférence et le ridicule ; c’est cette dernière solution qu’il entrevoit. Ses féministes, toutes celles qu’il groupe autour de Léa et de Frédérique et dont il burine de saisissantes eaux-fortes, ont toute l’ardeur, et la sainte colère, et l’absolutisme tranchant des néophytes. Car c’est vraiment une petite Église qu’elles forment. Et les Vierges Fortes représentent un moment et un aspect du féminisme. Doctrine étrangère, cosmopolite, aboutissant au dessèchement de$ sentiments naturels ; tel, à l’aurore du vingtième siècle, apparaît le féminisme à un observateur intelligent.

Brieux, pour qui la sociologie a pris définitivement le pas sur la psychologie, et qui a protesté contre tant d’injustices, mené le bon combat pour l’assainissement moral, crée à son tour le type de la Femme Seule qui, bien qu’elle ait réussi à se faire accepter comme telle de la société, doit néanmoins lutter contre les pièges de l’homme, et pour s’en dégager se déchire cruellement.

L’opposition entre la loi nouvelle, créée par la femme et pour elle, et la société, la nature, l’amour, tels sont également les thèmes sur lesquels les grands écrivains féminins de notre époque brodent leurs variations. Rares sont celles qui, comme Colette Willy, montrent la femme heureuse dans un assoupissement moral que la plus ferme lucidité intellectuelle accompagne… Et cependant ses héroïnes mêmes, émancipées de l’homme, ont à craindre ses retours offensifs. Mais Marcelle Tinayre, tout comme Marcel Prévost, nous montre l’héroïne de la Rebelle, Josanne, esprit supérieur, conscience ferme et qui dès longtemps a pesé à leur valeur les serments de l’homme, s’abandonnant délicieusement à l’amour. Comme la Vierge forte, la Rebelle est vaincue.

Les héroïnes de Colette Yver ne sont plus seules et en lutte contre la société ; elles ont réussi à se faire accepter de la société et s’y taillent une place à leur mesure. Au moment où apparaissent Princesses de Science et Cervelines, la doctoresse, l’avocate sont des êtres d’exception encore, mais qui ne se séparent plus du monde et qui acceptent, sinon le joug masculin, du moins la collaboration masculine dans le mariage. Pour Colette Yver, d’ailleurs, l’expérience est malheureuse, les intellectuelles, épouses d’intellectuels, n’ont fait que changer le maître despotique pour le rival jaloux.

Ainsi, lorsque les romanciers, hommes ou femmes, nous montrent le féminisme réalisé, lorsqu’ils ne vont pas, comme Albert Cim, jusqu’à représenter les Émancipées sous les espèces de grotesques bas-bleus ou de viragos dévergondées, ils l’aperçoivent en lutte contre la société, la nature même et les plus nécessaires sentiments humains. C’est donc sur une impression défavorable, un sentiment d’hostilité ou du moins d’inquiétude devant les nouvelles doctrines que le lecteur, la lectrice ont fermé ces livres. Les écrivains en effet sont le miroir fidèle d’une opinion qu’ils suivent plus qu’ils ne dirigent. Et au début du vingtième siècle encore le féminisme, non plus que le socialisme, n’est accepté par l’opinion française. Révolté contre la loi divine et humaine, — ceux qui veulent être des penseurs ajouteront contre la loi naturelle, — destructeur de la famille et du foyer, tel il apparaît alors. Et des livres comme ceux de la doctoresse Madeleine Pelletier, dernière représentante d’un féminisme périmé, semblent donner raison à l’opinion. La femme en lutte pour ses droits n’est-elle pas animée contre l’homme d’une haine farouche ? ne propose-t-elle pas comme d’heureuses réformes la suppression du mariage et l’établissement d’un service militaire féminin ? On rit, mais l’on prend au sérieux quand même, et longtemps on ne veut pas apercevoir, derrière ces éclaireuses, bruyantes et isolées, la masse des féministes qui patiemment travaillent et dont l’aspect et la vie suffiraient à prouver que leurs théories sont parfaitement conciliables avec le mariage, la famille et l’ordre social.

C’est que, vers 1911, au moment où se fondent l’Union française pour le Suffrage des Femmes et la Ligue d’électeurs pour le Suffrage des Femmes, bien loin est le temps des Vésuviennes, bien loin même l’époque de Maria Deraisme et de Louise Michel.

Le féminisme, assez puissant pour vivre de sa propre vie, n’est plus lié à aucune doctrine sociale ni à aucun parti politique. Le Conseil national, l’Union française pour le suffrage des femmes groupent des personnalités venues de tous les points cardinaux de l’horizon politique ; le socialisme y voisine avec le catholicisme ; le nationalisme avec l’internationalisme. Et parmi les défenseurs masculins du suffrage des femmes on trouve le comte de Mun et Jaurès, Charles Benoist et Albert Thomas. C’est déjà, pour la défense d’une idée, et entre quelques milliers de Françaises et quelques centaines de Français, l’union sacrée.

C’est également au musée Carnavalet ou sur les scènes de cafés-concerts attardés qu’il faut reléguer cette femme-homme, aux cheveux coupés, aux habits semi-masculins, aux allures brusques, aux mouvements raides, dont le bon bourgeois français se gaussait et s’épouvantait.

Le caricaturiste ou le chroniqueur qui se rendrait aux assemblées de l’U. S. F. avec l’espoir de trouver là une ample matière pour sa plume mordante ou son crayon incisif serait bien grandement déçu. De vénérables aïeules ou d’élégantes jeunes femmes discutent sagement des opinions modérées. Plus d’une tournure pimpante et plus d’un gracieux visage donnent du charme à l’austérité des débats. Car, pour citer encore Mme  de Schlumberger, « femmes et mères nous sommes, femmes et mères nous voulons rester ».

Aussi l’Union française pour le suffrage des femmes qui, à la veille de la guerre, a pris, sous la direction intelligente mais modérée de Mme  de Schlumberger-Witt et de Mme  Brunschwicg, la tête du féminisme français, recueille-t-elle, même en province, des adhésions.

Ses déléguées apparaissant : surprise ! On s’attendait à voir des êtres hybrides, asexués, aux vêtements masculins, aux allures tapageuses, on voit de vraies femmes, « mises comme tout le monde », et de suite les préventions se dissipent. En 1914, l’U.F.S.F. compte 9 000 membres groupés dans 45 départements.

Il s’en faut cependant, et de beaucoup, qu’à la veille de la guerre le féminisme ait conquis l’opinion publique et que les politiciens soient prêts à lui donner satisfaction. Par la propagande féministe, les masses profondes de la population sont à peine atteintes. La paysanne ignore, et si elle savait, hausserait les épaules ; les ouvrières viennent à peine au groupement syndical pour la défense de leurs intérêts professionnels ; chez aucune d’entre elles cette foi ardente qui faisait les clubistes de 1848. Scrutez leur pensée, vous apercevrez qu’elles tiennent, suivant la vieille loi biblique dont elles ont oublié la lettre, mais conservé au plus profond d’elles-mêmes l’esprit, l’homme pour leur maître légitime, et ne conçoivent pour elles-mêmes que la subordination, sinon l’obéissance. En vain essayerait-on de leur faire comprendre que le bulletin de vote est une arme puissante dans la lutte pour de plus hauts salaires et de meilleures conditions d’existence et que m les législateurs font les lois pour ceux qui font les législateurs ».

Restent les bourgeoises, et combien peu parmi elles croient sincèrement à la foi nouvelle ! Sans doute la jeune fille a accepté avec joie l’éducation américaine qui la fait libre, l’instruction qui l’élève au niveau intellectuel de l’homme, le flirt où elle domine son ancien vainqueur ; et quelques-unes, à l’exemple des héroïnes de Marcelle Tinayre ou de Colette Willy, pratiquent ce droit de libre disposition du cœur qui les arrache à leur antique esclavage ou le mépris transcendant de l’homme qui fait les vierges fortes. Même parmi celles-là, combien peu désirent, en outre, l’émancipation politique dont elles ne comprennent pas encore la portée ! Sans doute, parmi les intellectuelles, avocates, doctoresses, professeurs, des apôtres convaincues du suffrage, et qui comprennent que par le suffrage elles obtiendront enfin dans la société leur vraie place. Mais combien de femmes aussi qui, pratiquement, sont féministes, puisqu’elles vivent indépendantes de l’homme, et qui, femmes de lettres ou artistes, mettent une sorte de coquetterie à éloigner de la femme l’urne électorale comme un affreux calice et à reléguer leurs sœurs au foyer !… En revanche, il est vrai, bien des bourgeoises qui, près d’un mari qu’elles aiment et entourées d’enfants, mènent la vie antique de la matrone au foyer, se prononcent pour l’émancipation avec toutes ses conséquences.

Pour les hommes politiques, parlementaires ou conseillers municipaux qui, individuellement et en théorie, se proclament assez volontiers féministes, les voilà qui, une fois réunis en leurs assemblées, éprouvent une singulière timidité et, semble-t-il, quelque honte à s’avouer adeptes de Stuart Mill. On croirait que, au fond, la question féministe ne leur paraît ni importante ni sérieuse et que s’ils se sont déclarés partisans du suffrage féminin, c’est par galanterie pure et pour ne faire aux déléguées des groupes féministes, parfois charmantes, qui les interviewaient, nulle peine, même légère… Quelle ardeur, lorsqu’ils rompent des lances pour ou contre la représentation proportionnelle, à se lancer dans des discussions byzantines sur le quotient électoral, et quelle mollesse lorsqu’il s’agit de soutenir ce droit de la femme, émanation directe de la Révolution dont presque tous se réclament ! C’est que le mystère de l’éternel féminin semble revêtir cette forme imprévue : à quel parti iront les voix des électrices ? Au clergé, redoutent les radicaux. — Au socialisme, s’épouvantent le centre et la droite. Nul n’est pressé de déchiffrer l’énigme dont la solution peut-être sera sa mort.

Et c’est pourquoi la proposition Gautret (1901), la proposition Dusausoy (1906), la proposition Ferdinand Buisson (1911), tendant, suivant des modalités diverses, à accorder aux femmes le suffrage municipal, sont avec ensemble repoussées.

Du moins a-t-on accordé aux femmes — piètre fiche de consolation — l’électorat aux tribunaux consulaires et aux chambres de commerce et l’éligibilité aux conseils de prud’hommes, dont quelques-unes ont bénéficié.



  1. Macre de Villiers.
  2. Auteur d’un bon ouvrage sur le féminisme.