Histoire générale du féminisme (Abensour)/Occident

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LA NAISSANCE DU FÉMINISME EN OCCIDENT


Le féminisme mystique : la rédemptrice des femmes. — La première femme seule : Christine de Pisan. — Marguerite de Valois et Catherine de Médicis féministes. — Cornélius Agrippa et Guillaume Postel défenseurs de la femme.

Guillelmine, rédemptrice des femmes. — Aux siècles où s’épanouit la civilisation médiévale et dans cette société qui reconnaissait à la femme presque tous les droits de l’homme, il semble que les théories féministes, au sens où nous entendons ce mot aujourd’hui, soient sans objet. De fait, avant d’être nettement formulées, elles prennent un tour très particulier et semblent bien moins une protestation contre une société où la femme ne trouve pas sa place qu’une réaction contre un état d’esprit hostile au sexe féminin. Car cette société chevaleresque qui s’incline devant la femme est une élite assez peu nombreuse ; et l’exercice même de ses prérogatives politiques et civiles, bien qu’il résulte nettement de son droit d’héritage, n’est pas sans susciter parfois des protestations de ce vieil esprit germanique et romain qui finalement va l’emporter.

La femme doit compter d’ailleurs avec deux redoutables adversaires : le frère prêcheur et le jongleur. La malice des femmes, tel est le sujet de la plupart des fabliaux, le thème d’innombrables sermons.

Pour le sermonnaire, nourri de saint Paul, de saint Thomas et de Tertullien, la femme reste l’être fantasque et pervers que le Malin dépêcha sur terre pour la perdition du monde. Ne sont-elles pas l’image même de Satan, ces femmes qui se promènent, la taille serrée, le sein découvert, leurs cheveux d’un blond artificiel tirés en cornes et qu’affolent la danse et tous les plaisirs ? Leur vanité s’accroît avec leur luxe, et leur esprit d’indépendance avec leur vanité. Faites pour obéir, les voilà qui s’insurgent contre leur seigneur légitime et qui, dominatrices au foyer, paraissent bientôt au forum où, au détriment de la république, elles tranchent des affaires de la communauté, ce les troublant plus d’ailleurs qu’elles ne les arrangent ». Elles usurpent l’autorité sénatoriale, et leur place est à filer de la toile au gynécée !

Les conteurs et les jongleurs ne sont pas de moins farouches adversaires ! L’esprit des fabliaux, rondeaux, lais et virelais que les conteurs du Nord débitent sur les places publiques des cités flamandes, dans les châteaux de l’Ile de France ou de la Touraine, se résume en cet article de foi : « La femme est un être dégradé, vicieux par nature. » Avare et dépensière, d’une obstination à faire damner les saints, et plus changeante qu’un ciel d’orage, menteuse, perfide, querelleuse, nul défaut qui lui soit étranger. L’homme veut-il être heureux, il ne doit être pour elle qu’un tyran impitoyable. Qu’elle s’émancipe, et nul ménage, nulle république qui se puisse tenir en paix. Au quatorzième siècle encore, un pamphlétaire, Mattéolus, attaquera les femmes avec une grossière furie ; et si la première partie du Roman de la Rose, œuvre de Guillaume de Lorris, est un hymne au dieu Amour et à la Femme sa grande prêtresse, la seconde partie du même poème, celle-ci du misogyne Jehan de Meung, écrase les femmes d’un mépris brutal.

Donc, féminisme en pratique, mais, en théorie, antiféminisme, celui-ci imprégnant tellement droit, littérature vulgaire, théologie que, malgré les thèses contraires soutenues avec éclat par la littérature courtoise, — littérature d’une peu nombreuse élite, — malgré le démenti que donnent à l’opinion commune les institutions et les mœurs, le préjugé du sexe règne toujours, et avec d’autant plus de force que peu à peu les institutions féodales déclinent devant la puissance du roi.

L’injuste mépris que l’on professe pour elles suscite-t-il de la part des femmes cette réaction qui est l’essence même du féminisme ? Parfois. Et lorsque le prédicateur Jacques de Vitry appuie du fabliau du Vilain Mire[1] un sermon sur la malice féminine, il est interrompu par les murmures de toutes les femmes qui ne peuvent dissimuler leur colère, même dans le saint lieu. Cependant, comme en pratique la femme était libre et souvent maîtresse, comme la vie sociale lui était largement ouverte (à la femme noble par les droits féodaux, à la roturière par les corporations), elle prenait en général son parti des épigrammes.

Aussi le féminisme revêt-il d’abord une forme toute particulière : comme aux premiers siècles du christianisme, il est d’essence mystique, de caractère religieux.

Si au douzième et au treizième siècle, en effet, la théologie catholique se présente comme la somme des connaissances humaines, si la cathédrale, image visible et tangible de cette théologie, est le grand livre de science et de vie, les constructions bizarres de l’hérésie, d’où la belle ordonnance classique est absente, mais riches de fantaisie imprévue, contiennent, voilées sous une sorte de zaïmph mystique, toutes les revendications sociales que développeront les siècles futurs.

Le féminisme est de celles-là, comme le socialisme. Nous l’avons trouvé chez les disciples de Carpocrate et de Marcion, nous le retrouvons chez ces Vaudois, ces Cathares, ces Albigeois, descendants lointains mais directs des gnostiques, et qui ont transmis leurs idées à l’Occident.

Chez ces pauvres de Lyon, dont le riche marchand Pierre Valdo est le prophète et qui, à son exemple, renoncent aux biens du monde pour renouveler l’humble communauté des pécheurs galiléens, la femme retrouve dans l’Église sa place naturelle.

L’Église catholique, qui défend le droit de vote des femmes et souvent leur droit féodal, n’admet du moins en aucun cas la participation de la fille d’Eve aux saints mystères ; les abbesses mêmes qui, étendant les droits qu’elles ont sur leurs ouailles, prêchent ou confessent sont, par de sévères pontifes, rigoureusement remises à leur place.

Pour les Vaudois, l’esprit divin souffle où il veut. Qu’il anime une femme, et celle-ci pourra mettre l’inspiration divine au service de ses frères. Sur la place publique ou, plus fréquemment, dans les petites assemblées qui rappellent celles de la première église, des femmes prêchent.

« Vous autorisez la prédication des femmes, et saint Paul prescrit que les femmes se taisent dans les assemblées ! » C’est là, dans les disputes entre Vaudois et Orthodoxes, le grand reproche adressé par ceux-ci à ceux-là.

De cette innovation, d’ailleurs, le Vaudois se fait une gloire. « Chez nous, dit le missionnaire chargé de porter, sous des habits de colporteur, la bonne parole au château et à la chaumière, chez nous, les femmes enseignent aussi bien que les autres fidèles… chez nous les femmes et les hommes récitent le nouveau testament en langue vulgaire. » Considérant, suivant le mot de saint Jérôme, l’esprit et la doctrine, non le sexe, les Vaudois, ces premiers protestants, lavent la femme de la faute d’Eve qui, pour les catholiques, la doit éloigner des autels.

Nulle théologie plus antiféministe que celle des Albigeois : pour eux, la femme a, de toute éternité, perdu le monde ; avant la création même, son génie maléfique s’est manifesté. Quel moyen employa le prince du mal pour séduire les anges groupés en célestes cohortes autour du dieu incréé ? Il façonna de ses mains une femme et, d’une brèche en la muraille de diamant du palais divin, la fit apercevoir aux bienheureux. Remués de désir, ceux-ci s’échappent, plus nombreux que les abeilles d’une ruche, et tombent sur la terre. Et le Seigneur, voyant déserts les célestes jardins, s’écrie « que plus jamais une femme ne rentrera en paradis ». Anathème bien plus rigoureux que celui dont fut frappée Eve par Jéhovah !

Et cependant, par une de ces contradictions fréquentes dans l’histoire intellectuelle du moyen âge, les doctrines albigeoises aboutirent, en pratique, à un développement nouveau du féminisme.

La conception que les hérétiques se firent du mariage est éminemment favorable à la femme. L’idéal, pensent les docteurs de la nouvelle loi, c’est pour tout homme, pour toute femme, le célibat. Car c’est un grand mal que de perpétuer cette humanité corporelle qui, parce qu’elle est matière, est création de Satan.

Mieux vaudrait, par l’extinction de tous les hommes, libérer tous les esprits, qui, dégagés de leur prison de boue, s’anéantiraient, bienheureux, dans l’âme éternelle du monde, pure de tout alliage charnel. Mais seule une élite peut, sur la terre déjà, s’affranchir de la matière et renoncer aux joies trompeuses, mais séduisantes, du monde. Ceux-là sont les Parfaits, qui ont abjuré toute joie et tout commerce avec le monde. La masse des fidèles est incapable d’une telle grandeur d’âme. Va-t-on cependant la laisser s’engager dans les liens éternels du mariage ? Non, mieux vaut pour le vil troupeau l’union libre, dont on peut facilement s’affranchir quand le salut vous appelle. Ainsi, et ce n’est pas la conséquence la moins curieuse de la doctrine albigeoise, la courtisane gagne tout le terrain perdu par la matrone.

Et la société albigeoise a réalisé pendant un demi-siècle au moins, et dans tout le midi de la France, ce qui fut pour certaines de nos féministes le rêve un peu inconsidéré d’un lointain avenir : l’union libre, base des rapports sociaux et mondains. Les maîtresses des grands seigneurs ou des riches bourgeois sont reçues, honorées, bien accueillies dans les conciles de l’hérésie. L’amour libre triomphe, et par l’amour libre la femme a conquis son indépendance. Elle a conquis plus encore : une influence prépondérante dans la société. La place que tiennent dans les préoccupations des chefs de la secte les projets — et les réalisations — d’un enseignement féminin en serait à elle seule une démonstration éclatante.

De la masse des croyants élevons-nous jusqu’à ces Parfaits qui prétendirent réaliser sur la terre un idéal de vie spirituelle. Parmi ceux-là, les femmes comme les hommes se distinguent ; même ascétisme, même ardeur de prédication, même insigne : le cordon, symbole de leur mission sacrée et, sur les fidèles, même autorité.

Comme les Parfaits, les Parfaites forment des congrégations pieuses qui, cachées dans les districts les plus sauvages des Pyrénées, attirent les enfants — parfois mystérieusement enlevés à leurs parents — pour faire d’eux des adeptes de la foi nouvelle.

Comme tant d’autres religions avant elle, c’est à la femme que la doctrine cathare dut sa rapide extension. Parmi elles, les plus subtiles théologiennes, les plus ardentes apôtres, les confesseurs les plus convaincus, les martyres les plus courageuses de la foi.

Quand les hordes de Simon de Montfort ont passé, foulant toutes les fleurs d’une civilisation brillante, quand sous l’épée des croisés ou par le bûcher des inquisiteurs la plupart des fidèles ont péri ; quand, à l’exemple des Vaudois réfugiés dans les Alpes, les derniers adeptes gémissent en l’âpre montagne, des femmes encore les conduisent qui soutiennent leur courage et les consolent par l’espérance des triomphes futurs.

Devant la toute puissance de l’orthodoxie servie par toutes les armes terrestres, Vaudois et Albigeois ont succombé. Leurs idées demeurent, et, parmi elles, celle de l’affranchissement féminin. Voilà même cette dernière conception qui se précise. Et à la fin du treizième siècle, à Milan, une petite secte ignorée lui donne, tout en restant, bien entendu, sur le plan religieux, une netteté que nul féministe moderne ou contemporain ne dépassera.

C’est une opinion assez commune, au cours du treizième siècle, que le Christ, par la faute de son vicaire terrestre, n’a pu qu’accomplir en partie sa mission de paix et d’amour. La fin de son règne est proche. Et comme le Dieu de l’Ancien Testament a cédé sa place au Christ, le Christ à son tour s’effacera devant un nouveau rédempteur qui, abolissant toute injustice, effaçant toute souillure, régnera sur l’humanité régénérée.

Descendante spirituelle des prophétesses albigeoises et vaudoises, une femme, Guillelmine de Bohême, se crut en effet l’incarnation de l’Esprit-Saint, le Christ des temps nouveaux.

Qui était cette femme qui, en 1281, surgit à Milan ? Pour mieux frapper l’imagination des foules, elle se disait de souche royale et issue d’un mariage mystique entre la reine de Bohême et le Saint-Esprit.

Peu importe d’ailleurs quelle femme a choisie le Saint-Esprit pour l’Immaculée Conception nouvelle. Guillelmine est, comme fut le Christ, la troisième personne de la Trinité. Elle est, comme lui, « vrai Dieu et véritable créature humaine ».

Mais pourquoi cette seconde incarnation, et pourquoi sous la forme féminine ? Parce que — la faute en est à la malice des hommes — toute la Rédemption n’est pas accomplie ; parce que le sexe féminin n’a pas été lavé encore de la faute d’Eve. Parce que, seule, la femme rénovée accomplira la totale rédemption du monde ; parce que, enfin, pour accomplir ou du moins entreprendre la grande œuvre en paix, il faut déjouer les persécuteurs que ne manquerait pas d’attirer la nouvelle révélation.

Guillelmine était belle, éloquente, charitable. La nouveauté de sa doctrine séduisit les esprits ; son charme personnel retint les cœurs.

Autour d’elle, c’est bientôt une petite Église : des femmes, veuves, jeunes filles ou matrones, quelques hommes aussi, tous âmes simples, humbles artisans, comme les premiers disciples du Christ.

Alors la doctrine se précise et se développe ; avec une foi et une chaleur entraînantes, Guillelmine dit l’Évangile nouveau.

« Mon corps mortel, dît la prophétesse, mourra un jour, pour reparaître, glorieux, à l’heure du suprême jugement… Ma disciple préférée, Manfreda, sera mon vicaire terrestre. » À elle cette mission splendide. Quand Guillelmine serait morte, Manfreda, que l’imposition des mains sacrait prêtre et pontife, célébrerait la messe auprès du Saint Sépulcre. Plus tard, elle se transporterait dans la cathédrale de Milan et, sous les vêtements épiscopaux, devant tout le peuple assemblé, elle célébrerait de nouveau la Messe… Un jour Manfreda quitterait le Dôme de Milan trop étroit pour sa gloire. Elle marcherait vers Rome, renverserait le pape, réunirait un nouveau conclave ; puis, ayant revêtu la blanche simarre, posé sur sa tête la tiare étincelante, s’assiérait, nouveau saint Pierre, sur le trône pontifical. Alors une ère nouvelle commencerait. L’antique Église du Christ serait remplacée par une nouvelle Église, plus douce aux faibles, plus secourable aux affligés. Les quatre Évangiles vieillis céderaient la place à d’autres Évangiles et, pour répandre la bonne nouvelle, des essaims d’apôtres s’envoleraient sur le monde, ardentes messagères de paix et d’amour. À tous elles apporteraient la lumière et la consolation. Car, seules, des mains de femmes sont assez douces pour panser toutes les plaies, des cœurs de femmes assez tendres pour comprendre toutes les douleurs.

Ainsi, la Rédemption universelle, commencée par un homme-dieu, serait terminée par un dieu-femme, pour la plus grande gloire du sexe féminin.

Guillelmine tenta de réaliser ses idées. Peu à peu la petite Église s’agrandit ; et elle attira non plus seulement les femmes du peuple, mais les bourgeoises, femmes de riches marchands, mais des jeunes gens de l’aristocratie, tel Matteo Visconti. Dans la demeure d’un des fidèles se déroulaient toutes les cérémonies du culte nouveau. On baptisait les catéchumènes au nom du Saint-Esprit. Guillelmine et Manfreda, évéques de la foi nouvelle, ordonnaient des prétresses, voire des prêtres. Enfin l’on célébrait l’office divin. Autour du pontife féminin et de son vicaire se rangeaient les apôtres et les docteurs de la loi.

À la fin du treizième siècle, Guillelmine quitta son Église milanaise pour aller porter en Angleterre et en Alsace son Évangile. Après sa mort, survenue à Colmar, ses disciples italiens la canonisèrent, puis attendirent sa résurrection. Mais bientôt les malheurs fondirent sur les Heureux et les Heureuses. Car « Dieu, dit un pieux chroniqueur, ne pouvait longtemps tolérer dans une ville chrétienne le triomphe de pareilles abominations ». En 1300, la secte fut dénoncée à l’Inquisition, qui ouvrit un vaste procès. Les fidèles qui, nombreux, confessèrent leur foi, ceux qui témoignèrent avoir vu Guillelmine descendre sur la terre sous la forme d’un éclair fulgurant, ceux qui préparaient, pour le grand jour de sa résurrection, dalmatique de pourpre et sandales d’or ne furent d’ailleurs condamnés qu’à des peines légères. Seuls Manfreda et un autre apôtre montèrent sur le bûcher.

Ainsi, suivant l’expression des historiens du dix-septième siècle, Guillelmine voulut « faire tomber en quenouille la religion ». Tentative plus hardie, étant donnée l’époque, que celle des Olympe de Gouge ou des suffragettes !

La manifestation la plus nette de l’idée féministe que nous ayons jusqu’à présent rencontrée revêt donc la forme religieuse. Un siècle plus tard va se lever un nouvel apôtre de l’émancipation, mais qui, bien plus proche de nous, demandera au nom de la raison, et dans le domaine intellectuel et politique, ce que Guillelmine demandait, au nom de la foi, dans le domaine religieux : Christine de Pisan.

Christine de Pisan. — Elle est, elle aussi, une curieuse figure. Fille de Thomas de Pisan, savant italien, très en faveur à la cour de Charles V, et venue toute jeune en France, mariée à un homme qu’elle aime et qui l’aime, elle mène d’abord une existence dorée à la cour du sage roi. Les innombrables talents dont l’ont pourvue la nature et une éducation accomplie (car elle est instruite des lettres sacrées et profanes et tourne le vers agréablement), elle les utilise seulement pour sa satisfaction personnelle et le plaisir d’un petit cercle d’amis, parmi lesquels le roi et les princes. Mais les malheurs s’abattent sur elle. Son père, père prodigue, meurt ruiné, suivi quelques années plus tard par son mari qui la laisse veuve, chargée de famille et sans autres ressources que des créances difficiles à recouvrer. Que va faire Christine lorsque, après des mois de démarches infructueuses, où elle a éprouvé la versatilité de la justice, la vanité du bon droit, l’impossibilité pour la femme seule d’être protégée, elle doit renoncer à tout espoir de tenir son rang ? Elle pourrait se remarier, et les partis, certes, ne lui manquent pas. Car elle est belle et spirituelle. Mais elle veut rester fidèle à la mémoire de l’époux bien-aimé. Et, en pleine guerre de Cent ans, elle réalisera pour la première fois, dans l’histoire de l’humanité, ce type féminin jusqu’alors inconnu : la femme de lettres qui, libre et indépendante, vit de sa plume. Telle nous la voyons sur une ancienne enluminure, revêtue d’une robe bleue, coiffée du hennin et penchée sur le pupitre où le parchemin attend son inspiration, telle elle s’applique, souriante d’ailleurs et affrontant courageusement la destinée.

Une femme seule et à qui son talent assure une vie honorable, voire honorée ! En réalisant cette existence alors paradoxale, Christine de Pisan aurait fait œuvre féministe, et l’on ne comprend pas que nos modernes émancipées ne la placent pas, pour ce fait seul, au rang de leurs saintes.

Mais de la pratique Christine de Pisan est montée à la théorie, et loin de penser comme tant d’autres bas bleus que ce qui est possible à elle est interdit à ses sœurs, elle tire de sa vie de luttes et de peines, mais aussi de triomphes, cette conviction, cette foi, que la femme est bien l’égale de l’homme et que seuls des préjugés injustes l’empêchent de se réaliser entièrement comme lui.

Nous sommes alors à une époque où, chez les auteurs profanes et sacrés, les ardeurs antiféministes s’exaspèrent. Peut-être la vie scandaleuse de la reine Isabeau, peut-être le luxe insolent déployé par les grandes dames et qui semble insulter aux malheurs du pays ne sont-ils pas étrangers à leur sainte colère. Sans doute ! mais aussi affaire de mode ; le Roman de la Rose est le livre de chevet des gens du monde et la Bible des lettrés. Il traîne la femme dans la boue ; docile, l’opinion publique s’acharne sur la femme. Pour ses sœurs, Christine relève le gant. Elle a créé l’association des chevaliers de la Rose, qui, comme les preux du grand siècle précédent, seront les champions de la femme. Elle s’attaque avec véhémence à l’idole adorée, l’auteur du Roman de la Rose Jehan de Meung, et tient tête à la meute de ceux qui crient au scandale, espérant de leur autorité écraser une faible femme. Et elle-même compose le Trésor des Dames et la Cité des Dames, pour démontrer l’éminente dignité du sexe calomnié.

Et voici la grande nouveauté. Quand, plongée en une triste rêverie, Christine s’afflige sur le sort des femmes, rabaissées, calomniées, trois lumineuses figures lui apparaissent pour lui dicter son plaidoyer. La Vierge Marie ? la Foi ? la Charité ? Non, mais Raison, Droiture, Justice. Avec Christine, le féminisme descend du ciel sur la terre. C’est dans ce monde que doit se réaliser l’égalité. Et, tout comme plus tard Poulain de la Barre, Condorcet ou Stuart Mill, Christine de Pisan va, pour établir cette égalité, faire appel à la seule raison.

C’est en effet, non un nébuleux mysticisme, mais le bon sens, l’observation et l’expérience qui lui dictent ses arguments. « Regardons autour de nous, dit-elle, et, l’esprit affranchi de toute littérature, jugeons impartialement qui de l’homme ou de la femme est le plus vertueux ? Sans doute la femme, car, pour une épouse infidèle, que de maris légers ! » Qui des deux est le meilleur ? La femme, à qui son grand cœur assure un rôle éminent dans la république. « Qui secourt les pauvres, sert les malades, ensevelit les morts ?… » L’histoire, observation du passé, témoigne hautement que ni le courage ni la capacité politique ne sont marchandés aux femmes par la nature. Tant de grandes souveraines, Frédégonde, Brunehaut et la bonne reine Blanche de Castille, tant de nobles châtelaines, actives, courageuses, ayant l’œil à tout dans leurs domaines, proclament que la femme sait être, s’il le faut, un administrateur et un chef. Elle sait même combattre. Et Christine évoque les Amazones. Sut la fin de sa vie, elle pourra renouveler ce thème en exaltant la victorieuse Pucelle d’Orléans.

Mais voici la dernière forteresse où se retranche l’orgueil de l’homme. La femme, peut-être, peut déployer parfois une activité masculine. Son esprit est incapable de pénétrer les profondeurs de la science. Et nulle femme qui puisse rivaliser avec les subtils docteurs de Sorbonne ni avec les anges de la scolastique. Pour le moment, oui, concède Christine. Mais l’inégalité intellectuelle des sexes est acquise, non innée. « Si la coutume était de mettre les filles à l’école, et que communément on les fît apprendre comme on fait aux fils, elles entendraient subtilités d’art et de sciences comme ils font. » N’est-ce pas elles qui, tandis que l’homme guerroyait, inventèrent tous les arts utiles, de l’agriculture à la peinture (vue pénétrante, celle-ci, et que reprendront après elles les sociologues modernes), et ne pourrait-on citer dans Paris mainte maîtresse es art d’enluminure dont la réputation fait pâlir celle des enlumineurs ! … sans compter certaine poétesse que sa modestie lui interdit de nommer.

Et voici Christine arrivée au point critique. Pourquoi, doit-on se demander en bonne logique, pourquoi, si la femme est l’égale de l’homme, pourquoi ne tient-elle pas la même place que lui dans le gouvernement ? « Parce qu’elle n’a pas la force et que d’ailleurs il n’est pas nécessaire que les femmes prennent les offices des hommes. » Concession plus apparente que réelle aux préjugés du temps et démentie par toute la suite logique de l’argumentation. Christine de Pisan s’est posé la question. Elle l’a, dans son for intérieur, résolue.

La raison la mène, et par les mêmes voies, jusqu’au même point où elle conduira Olympe de Gouges ou Condorcet. Elle est bien l’une des plus grandes apôtres de l’émancipation de la femme et, en même temps, l’une des premières émancipées.

La Renaissance et le féminisme. — Au quatorzième siècle, au quinzième siècle, toute voix qui s’élève en faveur des femmes doit rester isolée ; si elle ne plane sur les ailes du mysticisme, l’idée de l’émancipation ne peut trouver de défenseurs.

Il en est tout autrement lorsque le grand souffle de la Renaissance a rénové les esprits, lorsque, sur la terre élargie par Vasco et Colomb, embellie par la résurrection des dieux antiques, de hardis réformateurs peinent, sans crainte du bûcher, à libérer la pensée pour jeter les bases d’un monde nouveau.

Ainsi qu’à toutes les époques où les traditions sont critiquées, les dogmes anciens discutés, où s’opère une révision générale des valeurs, la question se pose de savoir si la place que les lois et les mœurs attribuent aux femmes est bien celle qu’a voulue leur donner la nature, si l’idée que le vulgaire se fait d’elles est conforme à l’ordre universel des choses et à la pensée du Créateur. À la voix de Luther, d’Érasme, de Rabelais, répondent les voix de Guillaume Postel, de Marguerite de Navarre, de Modesta Pozzo, de Cornélius Agrippa. Tandis que ceux-là réforment la religion ou se rient de la sottise humaine, ceux-ci battent en brèche le préjugé des sexes. Ainsi en sera-t-il à l’ère des philosophes et de la Révolution.

Déjà, d’ailleurs, les femmes se sont émancipées par l’esprit. Nulle grande dame dans l’Italie du Quattrocento et bientôt nulle bourgeoise qui ne tienne à honneur de lire les deux idiomes où s’enferme tout le trésor de beauté, d’écrire des vers dans sa langue natale et de s’entourer d’une cour de beaux esprits. Aussi instruite que l’homme, souvent aussi libre, et d’allure et de mœurs, souvent aussi tenace, aussi nietzchéenne dans le désir de vivre sa vie, la femme italienne a conquis la plus large place dans la société. Ce n’est pas toujours en amateur qu’elle use de sa science. Elle est poétesse, humaniste, voire professeur d’université, et l’on rend hommage à son génie.

Le souffle parti des rives du Tibre ou de l’Arno anime l’Espagne, la France, l’Angleterre. La première a ses théologiennes et ses prédicatrices, qui n’ont pas seulement la foi, mais l’érudition ; la France sa belle Cordière, dont la libre vie autant que la passion poétique fit la Sapho française ; ses princesses de la maison de Valois qui furent des Pic de la Mirandole féminins ; l’Angleterre, Marie Stuart.

Une reine, la première, entreprend de relever la gloire de son sexe.

Dès 1499 Anne de Bretagne confie à un humaniste normand la biographie de toutes les femmes célèbres, prophétesses, muses, guerrières et impératrices. L’autoritaire épouse de deux rois ne montre-t-elle pas ainsi, avec discrétion, mais netteté, que la femme qui, comme l’homme, a contribué à la gloire et au bonheur des peuples est bien l’égale de l’homme ? Sur ce terrain la suivent d’autres princesses. Quelle belle recrue pour le féminisme qu’une femme comme Catherine de Médicis qui, trente ans, administra la France avec une énergie plus que masculine et une ruse bien féminine, et comme il est étonnant que nos émancipées n’aient pas pris soin de feuilleter Brantôme pour y découvrir ce glorieux précurseur !

Discutant avec le cardinal de Lorraine en présence de plusieurs nobles dames, Catherine, nous raconte le Dangeau des Valois, s’élève contre l’absurde coutume de la loi salique qui priverait de leurs droits à la couronne des princesses aussi capables que nuls princes au monde d’en gérer, glorieusement et habilement, les intérêts. Ainsi, elle revendique, sous la seule forme que puisse alors concevoir une reine, l’égalité politique des sexes. Brantôme qui rapporte ces paroles les fait suivre d’un commentaire sympathique ; avec autant de fougue qu’un pamphlétaire moderne, il malmène les ennemis des femmes qui, « faibles à débattre leur droit à la pointe de l’épée », en sont pour cela exclues par la brutalité des hommes. « Les femmes, dit-il formellement, sont dignes de commander. » Ainsi un libre esprit déjà refuse de s’incliner devant le préjugé. Et Montaigne qui, par ailleurs, n’a pas été sans décocher à la femme quelques traita assez pénétrants, avoue lui aussi que « les hommes et les femmes sont coulés dans le même moule ».

Convaincue aisément de sa propre supériorité sur beaucoup d’hommes, disciple de cette lignée d’écrivains et de philosophes français, italiens, qui, avec Montaigne, admettent que les deux sexes réagissent de même manière devant les sentiments et les passions, avec Brantôme l’égalité d’aptitudes politiques, la populaire reine Margot se propose, elle, de défendre, non plus seulement le droit des femmes à la couronne, mais tout « son sexe contre d’injustes mépris ». Pour elle la femme, dernière œuvre de Dieu, est donc la plus parfaite ; plus délicate, plus sensible que l’homme, elle est plus capable que lui de belles actions, si par belles actions il faut entendre non les œuvres de la force, mais celles du cœur et de l’esprit.

Dans le plaidoyer de Marguerite de Navarre, mainte théorie curieuse, d’ailleurs :

Avec un peu de bonne volonté, on pourrait voir l’ébauche de l’hypothèse du matriarcat dans cette affirmation « qu’au commencement les hommes rejetèrent l’élection qu’ils avaient faite des plus forts de corps pour se faire régir par les beaux esprits plus capables de raison et d’équité, en quoi la femme excellait ».

La femme, affirme également Marguerite de Navarre, possède le transcendant des choses créées. Nous retrouvons ici le vocabulaire mystique de ceux qui, au lieu de revendiquer simplement l’égalité des sexes au nom de la raison, réclament la supériorité de la femme au nom de son aptitude particulière à saisir le divin.

La femme, intermédiaire désigné entre l’homme et Dieu : nombreux sont, au seizième siècle, ceux qui, fils spirituels des gnostiques et des Albigeois, développent cette thèse. L’Italien Ruscelli s’agenouille devant la beauté féminine qui élève l’homme jusqu’à Dieu.

L’érudit Guillaume Postel, savant en langue latine, grecque, hébraïque, docteur en Cabale, et dont les voyages en Orient ont développé le mysticisme mégalomane auquel son esprit nébuleux et déséquilibré était naturellement porté, rencontre à Venise une créature singulière qu’il ne désigne jamais sous un autre nom que celui de Mère Jeanne et qu’il prétend épouse de Jésus. De la mère Jeanne, nous savons seulement qu’elle usa sa vie à soigner les malades, qu’elle méprisa tous les biens du monde, qu’elle maltraita son corps malingre jusqu’à le rendre presque immatériel et qu’au cours de ses visions où elle apercevait le Christ dans le Ciel et le Diable au centre de la Terre, son visage abject se transfigurait au point de la faire apparaître — à cin quante ans — sous les espèces d’une vierge de quinze ans. Guillaume Postel, qui prétendit réincarner son âme libérée, lui attribue le dessein de compléter, par le moyen des femmes, la rédemption que le Christ laissa inachevée… Ainsi parlait deux siècles auparavant, dans cette même Italie, Guillelmine de Bohême. Postel, dont l’inspiration est faite d’un mélange singulier de féminisme, d’exaltation prophétique et d’impérialisme français, se propose donc de relever les femmes, et par elles la France et le monde.

Cornélius Agrippa, qui dédie à Marguerite d’Autriche, tante de Charles-Quint et gouvernante des Pays-Bas, son livre de la Supériorité du Sexe féminin, donne, dans le fatras d’arguments qu’il accumule en faveur du sexe, une prépondérance évidente aux raisons théologiques. Entre autres celles-ci assez imprévues : la femme n’a eu, quoi qu’en dise la tradition biblique, aucune part à la chute de l’homme. À qui en effet la défense de toucher aux fruits de la science ? À l’homme seul, la femme n’étant pas encore créée… Plus tard, lorsque le Christ vint sur la terre, c’est par humilité pure qu’il se fit homme… le beau sexe étant trop noble et trop sublime pour ce qu’il se proposait.

Et voici encore, plus subtil et d’une portée assez haute, ce raisonnement : la Bible nous montre les femmes bénies pour des actions qui, chez l’homme, seraient jugées blâmables : exemples Judith et Raab la courtisane… Donc, la femme est au-dessus des lois, au-dessus de la morale. Nietzchéîsme féministe ou pure plaisanterie ?

Cornélius Agrippa daigne d’ailleurs redescendre du ciel, et il constate des faits : la femme a été impératrice, prophétesse, papesse, philosophe, jurisconsulte. Donc elle est capable de toute science et s’y escrimera fort bien, pour peu qu’on ne lui interdise pas les fruits nouveaux de l’arbre de science.

Supérieure par la volonté divine, et pourvue d’un naturel génie capable d’exercer tous les offices, c’est par la seule méchanceté des hommes qu’elle en peut être exclue. Nettement Cornélius Agrippa revendique pour les femmes l’exercice de toutes les professions judiciaires, ecclésiastiques, universitaires, d’où elles ne sont chassées que par la force, et comme dans la guerre les vaincus cèdent aux vainqueurs.

Se plaçant sur un terrain plus solide, Érasme se contente de demander pour les femmes l’instruction supérieure : non qu’il veuille les gratifier du bonnet doctoral ou de la toge judiciaire, mais pour les préparer à leur rôle de mères, c’est-à-dire d’institutrices de la Jeunesse des nations, et comme la plus sûre garantie de leur vertu.

Voici enfin, d’une portée plus générale que les théories pédagogiques d’Érasme ou les revendications politiques des princesses de Valois, et autrement positif que les nuageuses constructions de Postel ou d’Agrippa même, le plaidoyer de Modesta Pozzo. La patricienne de Venise, dont d’un vieux livre poussiéreux surgit le masque énergique, — figure osseuse, traits durs, vaste front sous les cheveux relevés en cornes, — fut d’abord un célèbre auteur d’idylles et de pastorales ; elle mit au service de la cause des femmes son talent d’évocation poétique. Son Mérite des Femmes, conversation qui, entre sept nobles dames de Venise, se poursuit dans de délicieux vergers, sous le ciel éclatant ou la nuit étoilée, a les allures charmantes d’un décaméron. Mais le dialogue est digne d’une académie platonicienne, et il s’en dégage ces idées toutes modernes : « La supériorité de l’homme est acquise, non innée…, la femme n’est pas faite pour servir l’homme…, le mariage, mauvaise affaire pour la femme, qui perd sa liberté et gagne la domination d’un homme qui la dirige à sa fantaisie. » La révolte contre le joug marital se traduit parfois par des boutades très dures : « Avec notre dot, dit l’une, ne ferions-nous pas mieux d’acheter un porc qu’un mari ? » On sent déjà gronder l’esprit de haine qui fera, au dix-neuvième siècle, quelques-unes des émancipées si violemment hostiles à l’homme. Mais ce ne sont, après tout, que des boutades. Ce n’est pas par un appel à la révolte que se termine le Mérite des Dames, qui, les nobles Vénitiennes étant heureuses d’avoir établi par l’histoire profane et sacrée la supériorité féminine, finit comme il a commencé, au frémissement du vent dans les arbres accompagnant d’une douce musique des vers harmonieux.



  1. Thème du Médecin malgré lui.