Histoire générale du féminisme (Abensour)/Révolution

La bibliothèque libre.

L’ÂGE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE


Quatuor de féministes : Olympe de Gouges, Mary Woolstonecraft, Hippel et Condorcet. — Le mouvement féministe devient mondial. — Les essais de réalisation et leur échec.

Avec la Révolution française, les aspirations confuses se précisent et tendent à se réaliser.

Puisqu’on va réformer de fond en comble la société, puisqu’on va réviser toutes les erreurs du passé, pourquoi les femmes ne bénéficieraient-elles pas du triomphe des lumières, pourquoi ne verraient-elles pas leurs droits inscrits dans les nouvelles constitutions ? Si une humanité rénovée doit marcher d’un pas allègre vers le bonheur, pourquoi les hommes n’admettraient-ils pas leurs compagnes à participer au grand œuvre ? leurs forces, leurs intelligences sont nécessaires comme celles de leurs maris et de leurs pères à la préparation de la grande fraternité. Et, tandis qu’elles affranchiront le monde, d’elles-mêmes leurs chaînes tomberont.

Des théoriciens qui réclameront pour la femme tous les droits, politiques compris ; des femmes qui, pressées de jouer un rôle, se grouperont autour de leurs leaders pour exiger des pouvoirs publics l’application des principes généreux dont seuls les hommes bénéficient ; les masses s’intéressant déjà, pour en être de zélés sectateurs ou des adversaires, à ces théories qui ainsi descendent de la tour d’ivoire du littérateur pour aboutir à des essais pratiques de réalisation ; le gouvernement lui-même obligé, en France du moins, de prendre parti : voilà bien, cette fois, les caractères d’un mouvement féministe.

Ce mouvement, il se dessiné déjà, à l’aurore de la révolution. Lorsque, à la fin de 1788, le roi convoque les états généraux et que se lève une grande espérance, quelques femmes, peu nombreuses et timides encore, attendent des représentants des trois ordres de la nation la réparation de la séculaire injustice. Quelques-unes rédigent, à l’adresse de « Nosseigneurs les membres des états généraux », des suppliques mi-sérieuses, mi-plaisantes. Dans le langage emphatique et précieux de l’époque, elles demandent de n’être pas plus mal traitées que « le noir africain, qui cesse d’être comparé à l’animal stupide dont l’effort féconde la terre nourricière », et à avoir part aux bienfaits de la liberté. Voix timides encore et isolées. Mais à la cause féminine, des hommes politiques de marque, des philosophes réputés, des femmes connues à divers titres vont bientôt apporter leur talent, leur renommée.

Ce n’est pas seulement en France d’ailleurs, qu’au signal parti de la Bastille, s’allume la torche de l’idée, mais aux bords de la Tamise, mais sur les rives mornes de la froide Baltique ; et la même année surgissent, à Paris, à Londres, à Koenigsberg, cinq grands plaidoyers pour l’affranchissement. Merveilleuse génération spontanée ; pour les femmes aussi a lui l’aube des jours nouveaux.

Condorcet : le philosophe du féminisme. — Bien différents d’ailleurs les porteurs de la lampe de vie : un marquis, leader des philosophes français, dépositaire et exécuteur de la pensée de Voltaire ; un petit bourgeois mystique, à l’esprit nébuleux et nourri d’inconsistantes rêveries, futur membre influent du club des Jacobins ; une actrice, mi-bas-bleu, mi-courtisane, quasi illettrée et au cerveau bouillonnant d’idées ; une romancière anglaise, à l’esprit malade, au cœur généreux ; un raide magistrat prussien, concitoyen de Kant. Condorcet, Boissel, Olympe de Gouges, Mary Woolstonecraft, Théodore de Hippel, tels sont les cinq grands précurseurs. Dans leurs œuvres est inclus entièrement le féminisme moderne, avec toutes ses conséquences, sous tous ses aspects.

Condorcet compose, en 1790, un opuscule sur l’Admission des femmes au droit de cité. « Les hommes, s’écrie-t-il, n’ont-ils pas violé le principe de l’égalité des droits en privant tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation des lois, en privant les femmes du droit de cité ? »

Acte de tyrannie que celui qui prive douze millions de femmes de leur droit naturel ! Les hommes, il est vrai, n’en jugent pas ainsi. Et c’est justement ce droit naturel de la femme qu’ils contestent en arguant de la faiblesse de sa raison et de l’infériorité de son intelligence. « En admettant chez les hommes une supériorité d’esprit qui ne soit pas la suite nécessaire de la différence d’éducation, cette supériorité ne peut consister qu’en deux points ; on dit que nulle femme n’a fait de découverte importante dans les sciences, n’a donné de preuve de génie dans les arts, dans les lettres… mais sans doute on ne prétendra point n’accorder le droit de cité qu’aux seuls hommes de génie. »

« Combien d’hommes, s’écriera au vingtième siècle une militante, nous reprochent de n’avoir fourni ni un Shakespeare, ni un Napoléon… qui ne sont eux-mêmes, il s’en faut, ni des Shakespeare ni des Napoléon ! »

« Exceptée cette petite classe (celle des hommes de génie), l’infériorité et la supériorité, poursuit Condorcet, se partagent également entre les deux sexes ; et la capacité d’être chargé des fonctions publiques, pourquoi en exclurait-on les femmes, plutôt que ceux des hommes qui sont inférieurs à un grand nombre de femmes ? »

D’ailleurs les femmes sont susceptibles, comme l’homme, des qualités et des vertus qui font les citoyens.

Elles ne sont pas, dit-on, conduites par la raison ? Oui, pas par la raison des hommes, mais par la leur ! Elles obéissent plutôt à leur sentiment qu’à leur conscience ! Mais c’est l’éducation, c’est l’existence sociale qui cause cette différence.

« Éloignées des affaires, de tout ce qui se décide d’après la justice rigoureuse, d’après des lois positives, les choses sur lesquelles elles agissent sont précisément celles qui se règlent par l’honnêteté naturelle et par le sentiment. Il est donc injuste d’alléguer, pour continuer de refuser aux femmes la jouissance de leurs droits naturels, des motifs qui n’ont une sorte de réalité que parce qu’elles ne jouissent pas de ces droits.

« Si on admettait contre les femmes des raisons semblables, il faudrait aussi priver du droit de cité la partie du peuple qui, vouée à des travaux sans relâche, ne peut ni acquérir des lumières ni exercer sa raison, et bientôt, de proche en proche, on ne permettrait d’être citoyens qu’aux hommes qui ont fait un cours de droit public ! »

Voilà des phrases que les féministes d’aujourd’hui devraient apprendre comme les versets de leur Bible. Car jamais on ne repoussera d’une main plus sûre, avec plus d’élégance dédaigneuse, l’un des principaux sophismes des adversaires de l’émancipation.

Mais si les femmes votent, dit-on, il faut craindre leur influence sur les hommes ; il faut craindre « qu’elles s’écartent des soins que la nature semble leur avoir réservés », autrement dit, qu’elles désertent le foyer.

Ces deux objections, qui sont bien celles qu’en 1921 encore élèvent les adversaires de l’émancipation féminine, Condorcet en fait justice définitivement. Pour l’influence des femmes sur les hommes, elle s’exerce d’autant plus qu’elle est plus cachée : plus les femmes ont été avilies par les lois, plus leur empire a été dangereux. — Les femmes arrachées au foyer : plaisanterie ! « Il n’y a qu’un petit nombre de citoyens qui puissent s’occuper des affaires publiques. On n’arracherait pas les femmes à leur ménage, pas plus que l’on n’arrache les laboureurs à leur charrue, les artisans à leurs ateliers. »

D’ailleurs, ces deux objections fussent-elles fondées, des motifs d’utilité ne peuvent contre-balancer un véritable droit. La maxime contraire a été trop souvent le prétexte et l’excuse des tyrans.

Les arguments de Condorcet n’ont, on le voit, rien perdu de leur force. Sa conclusion : donner aux femmes l’égalité politique pleine et entière, qui seule mettra en harmonie les principes d’égalité proclamés dans la Déclaration des droits de l’homme et les institutions.

Une conviction ardente, un sentiment généreux de la justice, cette idée féconde que le droit doit, renversant toutes les barrières, se réaliser, animent cette courte et puissante étude, conduite avec une logique vigoureuse par un maître de la dialectique. L’Admission des femmes au droit de cité, c’est la synthèse, la « substantifique moelle » de tout ce qu’on avait écrit, de tout ce que par la suite on écrira sur la question.

Quand, la même année, Boissel fait paraître le Catéchisme du genre humain, il ne semble pas, lui, envisager le problème sous le même aspect. Ce qui surtout le frappe, c’est la subordination de la femme dans la famille, c’est ce sentiment injuste de propriété qui semble inné au cœur de l’époux. L’orgueil masculin est inconcevable, car Dieu, qui a créé l’homme et la femme, n’a fait de chacun d’eux qu’une moitié de cet être complet que réalise leur union.

C’est, déjà, toute la théorie saint-simonienne du couple ; et déjà saint-simoniennes aussi les utopies phalanstériennes que développe complaisamment le catéchisme du genre humain. Par l’amour, par la maternité, la femme est tout le bonheur de l’homme. Comment l’homme pourrait-il s’acquitter de la lourde dette qu’à chaque instant de sa vie il contracte envers sa compagne, sinon en entourant celle-ci d’infinis respects et d’honneurs quasi divins !

« Les femmes, dit en effet notre réformateur, seront élevées dans des temples magnifiques, où l’on prendra soin d’embellir leur corps et leur esprit, jusqu’au moment où, pénétrées de doux sentiments d’amour, elles voudront réaliser le vœu de la nature. » La nature, d’ailleurs, n’exige pas des liens éternels. Abolie la funeste institution du mariage que l’homme fit naître pour assurer son empire, chacun pourra librement se laisser aller, sans contrainte, à de douces inclinations. Les enfants nés de ces unions fréquentes donneront à tous les hommes le nom de pères, à toutes les femmes le nom de mères. »

Sur une société d’où toutes les anciennes tyrannies, mariage, propriété, religion, auraient été chassées, les mères et les pères régneraient vraiment, citoyens libres et égaux, déléguant dans leurs conseils les plus sages d’entre eux. Et, justice enfin rendue aux femmes, la place légitime ainsi restituée à la meilleure moitié de l’homme, le bonheur parfait s’établirait.

Que l’on voie dans Boissel un précurseur du socialisme, du saint-simonisme (ce qui paraît évident), ou même du bolchevisme, il faut reconnaître dans le féminisme la clef de voûte de tout son système.

Olympe de Gouges, femme de lettres et tribun. — Avec Olympe de Gouges, nous redescendons des brumes métaphysiques pour cheminer de nouveau, à la suite de Condorcet, sur un terrain solide.

La fille naturelle du poète Lefranc de Pompignan, qui avait montré son esprit d’indépendance en abandonnant à vingt-deux ans un mari dont le naturel terre à terre ne répondait pas aux aspirations de son âme avide de gloire et d’idéal, avait déjà, à la veille de la Révolution, conquis dans la capitale une sorte de célébrité. Célébrité d’un plus ou moins pur aloi et qu’elle devait sans doute à sa beauté, à sa prestance majestueuse, à l’éclat de son train de vie et à ses opulents amis, mais aussi à son esprit prime-sautier, à son ardeur à s’instruire et à mener avec les philosophes le bon combat pour le bonheur du genre humain, à la cascade de brochures, de romans, de pièces de théâtre que, non de sa plume, — car, autodidacte et presque illettrée, elle n’écrivait pas volontiers, — mais de la plume de ses secrétaires, elle laissait tomber intarissable sur Paris. Après avoir rompu des lances, jusque sur la scène du Théâtre-Français, pour la libération des nègres, après s’être escrimée en faveur de Necker et de l’emprunt patriotique, tout en ne cessant de soutenir, comme Mirabeau, qu’elle admire la révolution modérée, et en se taillant, de 1789 à 1792, une véritable réputation de politicienne, elle trouve, peu après la prise de la Bastille, son chemin de Damas.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la largeur universelle des principes, dont le contraste est si aigu avec la mesquinerie de l’application, la dressent, ardente et animée d’une conviction profonde, contre le dernier despotisme.

Au milieu de tant d’autres brochures, elle lance la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Tout comme Condorcet, c’est au nom de cette révolution, qui se pique d’affranchir le genre humain, qu’elle réclame son propre affranchissement. Tout comme lui, elle note la contradiction entre les beaux principes, hier proclamés, et leur étroite application. Les femmes sont soumises à tous les devoirs des hommes : elles doivent jouir de tous leurs droits. « Les femmes doivent avoir droit à la tribune, puisqu’elles ont droit à l’échafaud. » Formule frappante, et, pour elle, prophétique ! Et elle demande, et que l’on relâche les liens trop durs du mariage, et que l’on accorde aux femmes, enfin citoyennes actives, pourvues pleinement de leurs droits politiques et de l’électorat comme de l’éligibilité, l’influence à laquelle elles ont droit dans l’assemblée. Déclaration des droits de l’homme, — déclaration des droits de la femme. L’une et l’autre sont inséparables, car, dans le décalogue nouveau, toutes les libertés sont incluses, et le féminisme comme le socialisme se trouvent en puissance. C’est le grand mérite d’Olympe de Gouges de l’avoir nettement montré.

Mary Woolstonecraft, champion des femmes. — La vie de Mary Woolstonecraft, dont, à peu près au même moment où retentissaient en France les plaidoyers d’Olympe de Gouges et de Condorcet, le féminisme passa le détroit, n’est pas sans présenter avec celle d’Olympe quelque analogie. Cependant, il faut noter que, chez la jeune Anglaise, ce fut moins le raisonnement théorique qu’une douloureuse expérience personnelle qui la conduisit au camp des rebelles.

Cette splendide jeune femme, au port de déesse, aux grands yeux sombres, au teint chaud, à la magnifique chevelure et qu’une de ses biographes compare à un personnage du Titien, eut une enfance malheureuse. Elle vit maintes fois son père, ivrogne invétéré, battre sa mère ! Elle fut la confidente des plaintes d’une sœur mal mariée qui, sur ses conseils, quitta, telle une héroïne d’Ibsen, le foyer inhospitalier. Elle s’aperçut qu’une fille pauvre ne trouve pas toujours dans le mariage sa destinée, et qu’une société, où rien ne vient lui permettre de faire autrement sa vie, est étrangement mal bâtie. Pour elle du moins, elle trouve, telle quatre siècles auparavant Christine de Pisan, le moyen d’échapper à la servitude. Elle devient femme de lettres, et elle est le chef de file de toute cette grande lignée de femmes auteurs qui donnera à l’Angleterre, au cours du siècle suivant, de si notoires écrivains. Son nom fût cependant resté dans l’ombre, car son talent littéraire était médiocre, si elle n’eût, en 1790, écrit cette Vindication of the right of women qui la place au rang des grands précurseurs. L’ouvrage est long, diffus, dit souvent en cent pages ce qu’il pourrait énoncer en quelques lignes, est tout le contraire, en un mot, des courts et vigoureux plaidoyers d’Olympe de Gouges et de Condorcet. Il part cependant du même esprit, et c’est, autant que l’expérience personnelle de son auteur, la Révolution française qui l’inspire. L’ouvrage est en effet dédié à Talleyrand, alors en train d’élaborer un plan d’éducation nationale réalisant pour les deux sexes l’égalité d’instruction.

La Revendication des droits de la Femme est en effet, dans son principe, l’exposé des idées de Mary Woolstonecraft sur l’éducation féminine. Car pour elle la réforme de l’éducation est la clef de tout le problème féminin.

Jusqu’ici, observe-t-elle assez finement, c’est en tous les pays, dans toutes les classes de la société, les idées étroites de Rousseau qui trouvent dans l’éducation des filles leur application. Or il n’est pas toujours possible à la femme, constate Mary Woolstonecraft, d’être épouse et mère. Combien de jeunes filles, de condition modeste ou misérable, sont, quelquefois par goût, mais bien plus souvent contre leur volonté, tenues éloignées du mariage ! Que vont-elles devenir, que deviennent-elles en effet, si le gouvernement ne pourvoit pas au sort des jeunes filles honnêtes et indépendantes « en les engageant à prendre des états respectables » ? Combien de douleurs, de misère — et d’immoralité — viennent de l’impossibilité où se trouve la femme pauvre de gagner honorablement sa vie ! Et que de forces perdues pour la société ! « Si l’on veut que leur vertu soit utile au public, il faut qu’elles aient une existence civile, mariées ou non mariées. »

Mais il faut les préparer à cette existence utile ; donc entièrement renouveler leur éducation. Prenant juste le contre-pied de la thèse de Rousseau, Mary Woolstonecraft affirme que les deux sexes sont faits pour vivre ensemble et qu’il faut, dès l’enfance, les habituer à cette communauté de vie. Pour cela, un seul moyen, l’éducation mixte ; la femme sera élevée comme les hommes, et avec les hommes ; elle apprendra les mêmes choses, et de la même façon.

Et qu’on ne craigne pas qu’ainsi elle perde cette beauté en laquelle certains voient sa raison d’être ; elle restera belle, mais d’une autre façon, avec moins de cette mollesse affectée, qui est la conséquence et en même temps la cause de sa servitude ; l’harmonieux équilibre d’un corps rompu « aux fatigues, qui servent à tremper l’âme », aura sa grâce également.

Instruite dans tous les arts utiles, elle pourra, si l’appui de l’homme vient à lui manquer, se faire un établissement par sa propre industrie ; qu’elle dirige une ferme, tienne une boutique, rien de plus naturel, et rien de plus naturel aussi que de la voir étudier la médecine et la pratiquer, comme tout autre métier masculin.

Ainsi le féminisme de Mary Woolstonecraft a, lui, une base économique ; voilà la grande nouveauté. L’égalité des sexes est autre chose qu’une controverse littéraire, autre chose qu’une question d’orgueil, ou même, comme le pense Condorcet, de principes. C’est, pour la femme pauvre, celle même de son existence.

Mary Woolstonccraft a flétri une société qui force « tant de femmes à user leur vie dans le chagrin », et si elle veut que les femmes envoient des représentantes au Parlement, — car naturellement elle réclame, discrètement d’ailleurs, les droits politiques, — c’est pour qu’elles défendent, contre l’égoïsme de l’homme, les grands intérêts féminins.

Un féministe prussien. — En face de Mary Woolstonecraft, qui écrit avec son indignation et sa douleur, l’Allemand Théodore de Hippel apparaît comme un dilettante. Et c’est bien en effet un dilettante que cet étudiant allemand qui, après avoir parcouru le monde, devient ambitieux par amour et, sans trop de conviction, monte dans la carrière administrative pour finir sa vie bourgmestre de Kœnigsberg et président des États de Prusse-Orientale. Cet homme, au caractère fertile en contrastes et qui sembla s’attacher à tous les systèmes philosophiques, à toutes les morales, apparaît comme une sorte de Voltaire germanique qui, avec une ironie supérieure, mais dont, comme chez Voltaire même, la froideur fond devant l’injustice, s’amuse des contradictions de la société où il vit. Déjà, en 1774, il a écrit sur le Mariage et lancé à son sexe quelques dures vérités ; déjà, chemin faisant, il a rompu en faveur de la femme quelques lances. En 1790, il écrit, sous l’anonymat, son livre sur l’amélioration du sort de la femme au point de vue du droit de cité[1]. Cet ouvrage, premier manifeste du féminisme allemand, fait sensation.

Comme son émule anglaise, d’ailleurs, le bourgmestre de Kœnigsberg est poussé au combat par les exagérations du « rousseautisme », alors très populaire en Allemagne.

« Le philosophe genevois, dit-il, se trompe lourdement, et avec lui l’opinion universelle lorsqu’ils imaginent innées et naturelles les différences qu’en nos siècles de civilisation, on peut constater entre le caractère et l’esprit de l’homme et de la femme. La femme faible, inconséquente, inapte souvent à exercer un métier, incapable de gagner sa propre vie, inutile à l’État, c’est l’homme qui l’a créée. L’assujettissement des femmes est un produit de notre artificielle civilisation. »

Mais comment le monde pourrait-il marcher vers le bonheur quand la moitié du genre humain est privée de toute influence sur ses destinées ? Émancipons les femmes ; nous réaliserons le dessein de la nature qui les a voulues nos égales, qui, par elles libérées, c’est-à-dire grandies, ennoblies, veut « le progrès et le bonheur ».

Donc, si l’on proclame les droits de l’homme, il faut proclamer aussi les droits de la femme. La justice l’exige, et aussi l’intérêt public qui commande « de ne pas laisser inutile une moitié noble et grande du genre humain ». Donc, dans le nouvel ordre de choses, la femme laissera à l’homme « le seul monopole de l’épée, si vraiment l’humanité ne peut vivre sans hécatombes », et se tiendra, avec honneur et profit pour elle et pour le monde, au comptoir, à l’atelier, à la banque, au tribunal. Dans les assemblées législatives, elle aura le droit, comme tous, d’être représentée par ses pairs.

Ainsi, en l’an I de la Révolution française, toutes les aspirations nées du long effort des siècles se trouvent réunies en un puissant faisceau : le mysticisme des Albigeois et des gnostiques reparaît en Boissel, précurseur des Saint-Simoniens ; toute la vigoureuse logique de Poulain de la Barre est condensée dans les écrits de Hippel et de Condorcet ; toutes les rancunes et toutes les aspirations généreuses d’une Christine de Pisan, toute sa révolte contre la loi de l’homme revivent en Mary Woolstonecraft…

À la même heure, où agonise la Pologne, Clémentine Hofmanova exhorte ses compatriotes à devenir enfin, si elles veulent sauver leur pays, de vraies citoyennes en qui l’idée nationale vivra… Une Hongroise s’écrie pathétique : Faisons-nous partie du genre humain ? Et déjà, comme l’ont fait dès 1647 leurs arrière-grand’mères, des femmes du Maine, du New-Jersey et de divers États de l’Amérique naissante demandent et obtiennent leur inscription sur les listes électorales.

Modestes succès, et éphémères, mais qui présagent d’éclatantes et définitives victoires !

Les tentatives d’émancipation des Françaises. — Si, en tous pays, éclot alors l’idée féministe, c’est en France seulement que les circonstances se prêtent à des tentatives de réalisation.

Pendant les premiers mois, les premières années même de la Révolution, ce ne furent pas seulement quelques rebelles, ce furent toutes les femmes qui brûlèrent du saint désir de contribuer pour leur part à « briser les chaînes du despotisme » et à « asseoir sur de nouvelles bases le bonheur du peuple français ».

Celles-ci furent inscrites parmi les vainqueurs de la Bastille, celles-là suivirent Reine Audu sur la route de Versailles et « prirent la royauté » ; on vit, au 10 août, sabre en main, Théroigne de Méricourt. Plus pacifiquement, mais avec non moins d’ardeur, des femmes de Paris et des coins les plus reculés du royaume, se montrèrent jalouses de faire à la patrie un utile sacrifice. Lorsque Mme  Moitte, déléguée des femmes artistes, eut fait hommage à l’Assemblée Constituante d’argent et de bijoux, nulle Française, fillette ou aïeule, qui ne s’empressât de déposer « sur l’autel de la patrie les hochets de la vanité ». Montres, chaînes, bagues, bracelets, affluèrent au bureau de l’Assemblée, accompagnés de lettres souvent naïves, parfois prétentieuses, mais toujours touchantes et où se reflétaient à merveille cette sensibilité, cet amour du bien public, ce désir de rendre heureux tous les Français, par eux tous les hommes, qui donnent au patriotisme révolutionnaire sa nuance particulière. Ce fut, spontané et non sur l’appel des autorités, l’expédient trouvé en 1915 pour augmenter notre réserve d’or…

Vient la guerre, et immédiatement se lèvent des légions d’Amazones. « Armons-nous, s’écrie, dès le 25 mars 1792, Théroigne de Méricourt, en remettant aux femmes du faubourg Saint-Antoine un drapeau. Armons-nous, nous en avons le droit, par la nature et même par la loi. Montrons aux hommes que nous ne leur sommes inférieures ni en vertu ni en courage… Les hommes prétendent-ils seuls avoir des droits à la gloire ? Nous aussi, voulons briguer une couronne civique et briguer l’honneur de mourir pour une liberté qui nous est peut-être plus chère qu’à eux… Armons-nous, allons nous exercer trois fois par semaine aux Champs-Élysées… Formons une liste d’Amazones ! »

À la même époque, Pauline Léon vint porter à la tribune de la Législative les revendications guerrières de trois cents citoyennes jalouses de saisir la pique pour combattre la tyrannie. Des armes (piques, pistolets, sabres) et un camp d’instruction, voilà ce qu’elles attendaient de la générosité des Législateurs. Ceux-ci ne firent pas droit à leur demande. Mais spontanément, à Paris et dans un très grand nombre de départements, des légions d’Amazones se formèrent. Le 14 juillet 1792, quatre mille jeunes filles déployèrent leur enseigne à Bordeaux. La plupart de ces légionnaires, pour ne pas dire toutes, se contentèrent, après de plus ou moins curieuses cérémonies, de se réunir périodiquement pour déclamer contre les despotes et faire avec virulence des vœux pour l’affranchissement des peuples et le bonheur du genre humain.

Les sœurs Fernig qui, à Jemmapes, conquirent leur brevet d’officiers d’état-major et furent citées par Dumouriez à l’ordre du jour de l’armée, la sœur du général Anselme qui fit toute la campagne des Alpes et entra dans Nice à la tête de quinze cents guerriers, la veuve Boutte et les canonnières Pochelat et Dulière qui, comme les sœurs Fernig, se battirent à Jemmapes, la citoyenne Marthès qui, au cours de la campagne de Belgique, conquit un drapeau autrichien. Rose Bouillon, qui pendant plusieurs mois accompagna son mari à l’armée d’Alsace, n’avaient fait ni manifestation bruyante ni stage dans un bataillon d’Amazones. Leur exemple — et bien d’autres femmes le suivirent — montre que l’ardeur qui animait alors les Françaises était vraiment sincère et ne se satisfaisait pas toujours avec de belles paroles…

Bien plus nombreuses encore furent celles qui, sans, par des exploits extraordinaires, dépasser les forces de leur sexe, réalisèrent — telles leurs descendantes de 1914 — une mobilisation spontanée et créèrent, d’elles-mêmes, une petite armée auxiliaire féminine.

En octobre 1792, les femmes de Bayonne travaillent fiévreusement pour l’armée des Pyrénées ; elles taillent et cousent les draps, les paillasses et les matelas.

« Les lits que l’entrepreneur ne pouvait fournir avant trois mois furent prêts dans quinze jours[2]… » Les femmes de Villeneuve-sur-Lot emploient leurs veillées d’hiver à tricoter des bas de laine destinés aux volontaires… ; celles du district d’Auxonne lancent une véritable avalanche de chemises, de culottes et de bas… ; les citoyennes de Chaumont envoient aux armées, « tant en chemises qu’en charpie, quinze mille livres pesant de linge ». Les citoyennes de Neuilly, toujours animées de l’amour de la patrie, jurent à la Convention « qu’elles sont toutes décidées à faire du salpêtre, à cultiver la terre et à faire la moisson ».

Prêtes à travailler pour la liberté, et au besoin à la défendre, les Françaises exercent, en maintes circonstances, leurs droits de citoyennes. Ces droits, l’Assemblée Constituante et l’opinion commune semblaient, dans une certaine mesure, les leur avoir reconnus. Car, si pour nous les droits de citoyen se réduisent à l’attribution de la carte électorale permettant de déposer un bulletin dans l’urne et à la possibilité de siéger en une assemblée, les hommes et les femmes de la Révolution les concevaient d’une façon bien autrement large. Délibérer au forum, envoyer au « Sénat » les plus sages pour gouverner l’ « empire », mais aussi prendre part à ces cérémonies grandioses où les citoyens scellent de leur amour fraternel le pacte national, manifester sur la place publique l’attachement aux institutions libres ; descendre dans la rue pour mettre en déroute les aristocrates, inculquer au cœur de l’enfance les vertus civiques, et, dans les clubs, représentation non officielle, mais puissante, de la volonté nationale, discuter avant les assemblées les mesures propres au bien public, tels sont les devoirs de tous ceux qui forment un peuple libre.

Si, au mépris de l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme, l’Assemblée Constituante écarte les femmes, comme d’ailleurs la majorité des hommes, citoyens passifs, des assemblées, du moins les engage-t-elle à exercer toutes les autres prérogatives citoyennes. C’est une théorie passée à l’état de dogme que sur les femmes repose tout l’avenir de la nation. Ce sont elles, en effet, qui, selon qu’elles seront attachées ou non à la Révolution, feront des générations futures les soutiens du nouvel ordre de choses ou ses destructeurs. « Seule, dit en 1790 le traducteur de Mary Woolstonecraft, la désaffection des femmes pourrait compromettre la Révolution. » Aussi, outre les journées sanglantes du 14 juillet 1789 et du 10 août 1792, maintes autres journées se déroulent, où les femmes apparaissent, par leur conviction révolutionnaire, par le rôle qu’on leur laisse jouer, qu’on les engage à jouer, les égales des hommes.

Lors du grand mouvement qui, en 1790, porta tous les Français à sanctionner de leur volonté libre l’union réalisée par l’œuvre des siècles et la politique des rois entre tous les habitants d’un même territoire, les femmes ne se montrèrent pas moins ardentes que les hommes à jurer le pacte national. À Strasbourg, à Valence, à Saint-Germain, à Bordeaux, comme à Lyon, à Metz, à Orléans, partout de gracieuses théories de jeunes femmes et de jeunes filles portant sur des toilettes claires l’écharpe tricolore, parfois rehaussant, comme le firent de jeunes Lyonnaises, la grâce de leur sexe d’un appareil guerrier, se déroulèrent à l’ombre des antiques cathédrales, au pied des remparts féodaux ou, en pleine nature, le long d’un fleuve majestueux, avant d’apporter sur l’autel de la Patrie l’hommage de leur reconnaissance pour les bienfaits de l’auguste assemblée et le serment de respecter la constitution et de la faire aimer par leurs fils et leurs neveux. Les jeunes Alsaciennes, celles-ci de blanc vêtues comme des fiancées, celles-là portant le pittoresque costume national, jupe noire, corset vert, montant de l’Ill et du Rhin sur la prairie en fleur, les Parisiennes prenant la pioche et la pelle pour les terrassements du Champ-de-Mars, puis, couronnes civiques en tête, groupées au pied de l’autel où le roi prête son illusoire serment, voilà les incarnations les plus gracieuses du patriotisme des Françaises.

Bientôt apparaissent les clubs des sans-culottes des deux sexes, tel celui de l’Harmonie sociale, tel surtout le Club des citoyennes révolutionnaires, fondé en janvier 1793 par Claire Lacombe. Celle-ci est, avec Olympe de Gouges, Théroigne et Etta d’Œlders, une des grandes figures d’émancipées.

Le Club des citoyennes révolutionnaires, qui dura de janvier à novembre 1793, prit, sous la direction de Claire Lacombe, une part très active à toutes les luttes des partis. Lié à la faction des Enragés, dont le chef Leclerc était l’amant de Rose Lacombe, il fut le représentant de l’Extrémisme et, par son intransigeance, embarrassa parfois la Convention, qui prit le parti de le dissoudre.

Dans l’intervalle, la passion politique avait gagné les femmes de tous les départements ; pas de grande ville, pas de petite cité qui ne possède son club féminin : Bordeaux pour sa part en compte trois ; et tel bourg de l’Est ou du Midi (Jussey [Haute-Saône], Sainte-Foy [Gironde]) recrute parmi les villageoises des femmes décidées à discuter les mystères constitutionnels[3].

Tous ces clubs furent-ils féministes ? Oui, pratiquement, puisqu’ils montrèrent les femmes décidées à participer à la vie politique, puisque en fait les clubistes en jupon prirent à la vie politique une part importante, puisque, comme celles des clubs masculins, leurs délégations furent, aux Jacobins ou devant l’Assemblée, les interprètes de la volonté nationale. Mais, à la différence de nos sociétés féministes ou des sociétés féministes anglaises, la revendication des droits politiques de la femme ne fut pas leur but essentiel. La plupart des clubs formés en province se proposent simplement de combattre les aristocrates. Au club des Amies de la vérité, quelles sont les idées les plus fréquemment émises par Etta d’Œlders et ses émules ? « Les femmes doivent exercer la plus grande influence sur les mœurs et le caractère de la nation ; leur influence sur le gouvernement ne peut être qu’indirecte… Mais elles ne doivent prendre aucune part à l’administration publique. » Cette amazone semble ne pas parler autrement que les adversaires actuels du suffrage féminin. Sans doute, assez habilement d’ailleurs, Etta d’Œlders et la plupart des féministes se proposaient-elles de prendre d’abord une place dans la vie politique du pays et remettaient-elles à plus tard la consécration légale de cet état de fait.

Lorsque les femmes comme les hommes fréquentent les clubs, lorsqu’elles se pressent, ardentes, passionnées, dans les tribunes des Jacobins, lorsque, dans la société célèbre, elles prennent la parole, nul d’abord ne songe à s’en formaliser. Elles exercent un droit légitime et que l’esprit de la constitution leur reconnaît : celui de s’instruire sur la marche et le développement des institutions de leur pays. Ne viennent-elles pas aussi en foule à l’Assemblée nationale ?

Bientôt apparaissent les sociétés fraternelles des deux sexes, dont la rumeur publique attribue la fondation à Olympe de Gouges et où, loin d’être perdues au milieu des hommes, les femmes sont l’élément agissant.

En 1790, une Hollandaise, Etta Palm d’Œlders, figure énigmatique, peut-être espionne au service du roi de Prusse, peut-être enflammée comme tant d’étrangers d’un amour sincère pour la Révolution, aventurière en tout cas et intelligente à coup sûr, apparaît au Cercle social, club d’éducation populaire et de recherches politiques à la fois, fondé par Nicolas de Bonneville et l’abbé Fauchet. Elle en devient l’orateur attitré et, dans les réunions du cercle, développe des idées assez neuves recueillies par l’organe du club : la Bouche de Fer, journal à tendances socialistes et internationalistes…

Il n’est donc pas toujours facile de distinguer action politique des femmes et féminisme.

Cependant les clubs entendirent assez souvent revendiquer le droit de la femme. Au suffrage près, Etta d’Œlders réclama tous les autres droits… « Il faut, disait-elle, déraciner le dernier des despotismes, » donc libérer la femme des chaînes du mariage, lui donner la même éducation, l’admettre aux mêmes emplois, « afin que toutes les lois soient communes aux deux sexes comme leur sont communs l’air et le soleil ».

Les citoyennes révolutionnaires, de leur côté, après avoir assisté à une longue discussion où il est prouvé que les femmes sont aptes au gouvernement, demandent le droit de vote et l’accession à tous les emplois publics.

Les hommes politiques qui avaient d’abord applaudi à l’enthousiasme des « généreuses Françaises » pour la jeune liberté, qui les félicitaient de leur attitude héroïque au 14 juillet et au 5 et 6 octobre et du zèle patriotique déployé par elles aux fêtes des Fédérations, qui même les engageaient à se lever en masse et à descendre dans la rue pour défendre, si les aristocrates l’attaquaient, l’ordre de choses nouveau, ne conservèrent pas longtemps pour le féminisme naissant ces chaudes sympathies.

Ils ne voyaient pas sans agacement des clubs féminins naître chaque jour dans les départements, pulluler dans la capitale, et les réceptions courtoises faites aux innombrables délégations féminines qui (tout comme la plupart des délégations masculines) venaient, sous le plus futile prétexte, interrompre le travail de la Convention, dissimulaient mal leur irritation.

Souvent d’ailleurs les clubs féminins, dont toutes les femmes ne goûtaient pas l’activité, étaient la cause de troubles dans les faubourgs. En dehors de quelques rares individualités, Talleyrand, Condorcet, Romme, la plupart des représentants qualifiés de l’opinion, et non les modérés seulement, mais les plus avancés, Robespierre, Marat, avec presque toute la Montagne, Hébert et Chaumette avec les extrémistes, étaient violemment hostiles à toute intrusion des femmes dans la politique.

Au conseil général de la commune, Chaumette tonna contre « ces êtres dégradés qui veulent franchir et violer les lois de la nature… Depuis quand, s’écriait-il, est-il permis aux femmes d’abjurer leur sexe et de se faire homme ? depuis quand est-il d’usage de voir la femme abandonner les soins pieux de son ménage, le berceau de ses enfants pour venir sur la place publique, dans la tribune aux harangues… La nature nous a-t-elle donné des mamelles pour allaiter nos enfants ? » Et il évoquait, aux yeux des citoyennes révolutionnaires, de terribles exemples : Olympe de Gouges, Marie-Antoinette, « la femme Roland, toutes punies de leurs velléités politiques, par l’échafaud ».

Chaumette était l’interprète de la plupart de ses collègues et du gouvernement. Le 4 novembre 1793, la Convention décida la fermeture de tous les clubs féminins. Le 24 mai 1795, à la suite de l’émeute du Ier prairial, où beaucoup de femmes encore avaient pris part, elle ordonnait à toutes les femmes de rester désormais dans leurs domiciles respectifs.

Pourquoi la Révolution triomphante repoussait-elle le féminisme qu’avait encouragé la Révolution militante ? Disciples de Rousseau pour la plupart, les Conventionnels considéraient la femme comme un être inférieur dont la place est au foyer ; tout en cessant de faire reposer la société sur une base religieuse, ils restaient imprégnés de théologie scolastique ; d’ailleurs, suivant la très fine remarque de M. Aulard, on avait fait sous les règnes précédents, avec la Dubarry et Marie-Antoinette, une suffisante et fâcheuse expérience de la politique féminine ; enfin le féminisme apparut comme lié avec le socialisme ; ses chefs les plus marquants purent être considérés comme des membres de la faction des Enragés. Or la « révolution classique » voulait être uniquement politique ; ayant établi la petite propriété paysanne, elle jugeait avoir accompli une œuvre sociale suffisante et repoussait de toutes ses forces toutes les atteintes à ces principes, aussi sacrés pour elle que pour la royauté même : propriété, suprématie masculine. Le féminisme comme le socialisme, comme l’internationalisme, ébranlaient l’ordre nouveau comme l’ancien ordre de choses : ils trouvèrent en Robespierre, comme ils auraient trouvé en Louis XIV, un irréductible ennemi… La Révolution fit peu pour les femmes, et peut-être est-il vrai que, comme le prévoyait dès 1790 un écrivain français, comme l’a écrit Michelet, elle a échoué parce que les femmes ne s’y intéressèrent pas suffisamment… Les femmes, en effet, ne furent-elles pas, avec Mme  Tallien et les Merveilleuses, les agents les plus actifs de la réaction thermidorienne ?

Et pendant la dernière année de la Convention, sous le Directoire, les femmes règnent comme sous Louis XV, dans les salons ; mais leurs velléités d’émancipation sont bien condamnées… Un pamphlétaire, Sylvain Maréchal, demande qu’on interdise aux femmes d’apprendre à lire, « la nature les ayant douées en compensation d’une prodigieuse aptitude à parler ». L’ordre de fer du Consulat et de l’Empire ne laisse même plus aux femmes la possibilité de manifester, si elles l’ont encore au cœur, leur désir d’indépendance. Comme sous Louis XIV, la société est rétablie solidement sur ses bases antiques. Et l’article 312 du Code Napoléon : « La femme doit obéissance à son mari, » semble sur la porte de la Cité nouvelle, l’inscription dantesque : « Laissez ici toute espérance… »

Mais en silence, Fourier et Saint-Simon élaborent leurs théories, d’où quelques années plus tard un nouveau féminisme va surgir.



  1. Littéralement, l’Amélioration citoyenne des femmes (Bürgerliche Verbesscrung der Weiber).
  2. Lasserre, Participation collective des femmes à la Révolution.
  3. On pourrait faire un volume sur l’activité patriotique des femmes pendant la période révolutionnaire. Nous l’étudierons avec plus de détail dans notre étude : Le Féminisme sous la Révolution française.