Histoire générale du féminisme (Abensour)/Saint-Simoniens

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LES SAINT-SIMONIENS
ET LE RÉVEIL DU FÉMINISME


Une nouvelle révélation. — Ses apôtres. — La recherche de la femme Messie. — Le féminisme politique et bourgeois. — La femme, le vote et les professions libérales.

Disciples d’un homme à l’esprit vaste et chimérique, mais souvent vraiment prophétique, à la vie agitée, au caractère bizarre et qui eut le mérite parfois d’appliquer jusqu’au bout ses idées, les saint-simoniens furent, autant qu’une école philosophique, autant qu’une société d’économistes, une secte religieuse.

Leur conception du monde est, alors, nouvelle, et de cette nouvelle conception du monde le féminisme dérive logiquement.

La philosophie saint-simonienne, en effet, conduit ses adeptes à la métaphysique, au féminisme, par une voie si naturelle qu’il semble impossible qu’il en soit autrement.

Si, comme le disent Saint-Simon et ses disciples, « Dieu est un, s’il se manifeste à la fois comme esprit et comme matière, comme sagesse et comme beauté », il est impossible de maintenir cette classique distinction entre l’esprit et la matière… Ceux-ci ne sont que deux aspects de l’Être[1] et, dès lors, pas de raison de mépriser la chair aussi noble que l’esprit.

La réhabilitation de la chair, l’une des parties essentielles de la doctrine, conduit à la réhabilitation de la femme. Car, pour le christianisme, dont toutes les idées prévalent en notre société, la femme n’est-elle pas un être plus matière qu’esprit, et n’est-ce pas cette grossièreté essentielle qui justifie son assujettissement ? Ennemi du christianisme, le saint-simonisme veut faire tomber toutes les chaînes, celles qui chargent la femme comme celles qui chargent le prolétaire.

Religion mystique enfin, le saint-simonisme ne laisse pas de faire à l’amour une place prépondérante : Heureux ceux qui aiment ! L’amour n’est-il pas la « vie dans son unité ?… L’intelligence, la force ne sont que des modes de sa manifestation. Toute théorie, toute pratique émanent de lui. » Que ceux qui aiment commandent ! mais les qualités affectives ne prédominent-elles pas chez la femme ? S’ils avaient été entièrement logiques avec eux-mêmes, les saint-simoniens devaient, tels certains gnostiques, s’assujettir eux-mêmes à l’obédience féminine. Ils n’allèrent pas jusque-là, mais du moins prêchèrent-ils avec ardeur l’émancipation.


Les apôtres. — Parmi eux, quelques curieuses figures : Enfantin. Le père Enfantin, pour l’appeler comme ses fidèles, et qui fut le dépositaire qualifié de la pensée du maître, allia, d’une façon étrange mais assez fréquente chez les saint-simoniens, le mysticisme et un esprit très positif, voire scientifique. Le féminisme qu’il prêche, qu’il essaye de réaliser pendant sa jeunesse, est pour lui comme l’aspect le plus passionnant d’une sorte de vie de bohème qu’il mène avant de se tourner — ce qu’il fera à partir de 1834 — vers les grandes entreprises économiques. Convaincu ? Oui, jusqu’à un certain point… Mais, comme tant d’autres, il estime que le culte doit nourrir le prêtre ; et d’ailleurs il ne demande au culte saint-simonien qu’une nourriture amoureuse. Comme il est doué d’une belle prestance et d’un agréable visage, ses sœurs en Saint-Simon ne lui ménagent pas leurs faveurs. Heureux lorsque, dans ces assemblées générales où l’on met à nu son âme, elles ne dévoilent pas toutes leurs fautes à la barbe des maris trompés[2].

À côté d’Enfantin, d’autres physionomies non moins originales compléteraient la galerie :

Claire Démar, qui, convaincue de l’injustice du mariage, s’en affranchit pour son compte et, n’ayant pas trouvé dans l’union libre le bonheur rêvé, paya son erreur de sa vie ; et le suicide de cette jeune femme ennoblit d’une ombre tragique des ouvrages dont le fond est d’une surprenante hardiesse, la forme ridicule parfois…

Olinde Rodriguès, banquier philanthrope qui, comme les fermiers généraux du précédent siècle, soutint les nouveaux philosophes de sa fortune et fut plus mystique qu’aucun d’entre eux…

Flora Tristan est la statue dont Claire Démar semble l’ébauche : elle aussi, réalisant Maison de Poupée, rompit les chaînes du mariage pour, bravant l’opinion commune, mener la dure vie de la femme seule ; exaltée, mais intelligente et ne manquant pas d’idées neuves, douée d’une beauté créole, ardente et sombre, elle charme et attire comme une femme fatale surgie vivante des contes romantiques.

Le dogme saint-simonien. — Dans leurs réunions périodiques, où assistent, mêlés, des hommes et des femmes, dans leurs journaux, dans d’innombrables brochures, les saint-simoniens ne cessèrent de prêcher l’intégral affranchissement de la femme. Pour eux, la base de toutes les réformes à venir est la disparition du mariage. Mais par quoi remplacer cette institution pour eux périmée ? Ici tous les saint-simoniens ne sont pas d’accord. Pour les uns, sur les ruines du mariage se dressera la Femme libre (cette femme libre que les caricaturistes de l’époque représentent massue en main, terrassant l’homme) ; débarrassée du joug masculin, elle se livrera, sans contrainte, à tous ses caprices ; « j’appelle à moi, dit une saint-simonienne, toutes celles qui n’ont pas eu le courage de résister à celui qui leur a parlé d’amour. » Cette conception sociale un peu courte leur suffit, et ils n’abordent aucun des difficiles problèmes psychologiques ou économiques que soulève un tel bouleversement des mœurs officielles.

Enfantin, lui, voit plus loin ; pour lui l’humanité se divise en trois catégories : les constants, faits pour le mariage indissoluble, à l’ancienne mode ; les mobiles, à qui conviennent les mariages successifs, sans aucune règle, sans aucune limite ; les calmes, qui, réunissant la nature du constant et celle du mobile, « joindront à un mariage permanent une série d’unions passagères ». Donc polygamie qui va presque jusqu’à la communauté des femmes ; polyandrie, puisqu’une même femme peut avoir plusieurs maris, et même matriarcat : à la femme, en effet, déclare Enfantin, de juger s’il est convenable que l’enfant connaisse son père.

Le triomphe de ces idées eût-il relevé la condition sociale de la femme ? On en peut douter si l’on remarque que, dans la petite communauté saint-simonienne, la place officielle des femmes alla sans cesse en diminuant. Nulle ne fit partie du Conseil suprême ; en 1831, une encyclique d’Enfantin les exclut de la hiérarchie. Exclusion provisoire, puisque, à côté de la sedia du Père, un trône vide attendait la Mère, seule qualifiée pour briser le sceau mystique qui scellait les liens de la femme.

La Mère, des apôtres de la doctrine nouvelle, jugeant qu’elle surgira, comme le premier Rédempteur, de l’Orient, s’en furent la chercher jusqu’en Égypte.

Un grand nombre de femmes suivirent, aux rives du Nil, Enfantin, « roi et pontife de la Jérusalem nouvelle ». Elles ne trouvèrent que désillusions ; celles-ci revinrent bientôt en France ; celles-là, fixées en Égypte, durent gagner durement leur vie et abandonner leur apostolat. La Mère persista à demeurer cachée, et jamais le saint-simonisme ne connut la royauté de la femme.

Le féminisme bourgeois. — La prédication saint-simonienne suscita un puissant mouvement d’idées ; car, d’une part, Enfantin et ses disciples descendaient parfois des nuées métaphysiques et attiraient l’attention du monde sur des problèmes jusqu’alors peu étudiés : le rôle et les droits de la mère, le sort injuste fait aux ouvrières, la capacité politique ou sociale des femmes ; et, d’autre part, tandis que l’Église saint-simonienne ressuscitait le féminisme mystique des Albigeois, de Guillaume Postel, de Boissel, d’autres féministes apparaissaient qui, reprenant : celles-ci la tradition de Christine de Pisan, celles-là la tradition d’Olympe de Gouges et des féministes révolutionnaires, prêchaient l’affranchissement de la femme, sans se préoccuper de trouver pour le justifier d’autres raisons que des raisons raisonnables et humaines… Un féminisme politique renaît alors et, en même temps, chose plus curieuse, apparaît un féminisme chrétien. Certes, les leaders de ces mouvements, bonnes bourgeoises, bonnes mères de famille, n’ont pas pour nous l’intérêt psychologique d’un Enfantin ou d’une Flora Tristan. Leurs physionomies sont peu pittoresques, laissons les donc dans l’ombre… Mais mettons en lumière leurs idées auxquelles, plus qu’au saint-simonisme qui les suscita, appartient l’avenir.

Les féministes chrétiennes fondèrent en 1832 le Journal des Femmes, pour rendre les femmes « aptes à leurs devoirs d’épouses et de mères ». Tout leur programme d’action sociale tient en effet dans cette phrase. Il est susceptible d’ailleurs de vastes développements. Sans doute, pour remplir son devoir d’épouse et de mère, la femme doit rester au foyer : le Journal des Femmes condamne tout ce qui semblait faire l’essentiel du féminisme : revendication des droits politiques, théorie de l’amour libre, et jette sur l’Émancipée un méprisant anathème.

Le mariage chrétien et la subordination politique de la femme demeurent l’imprescriptible idéal. Mais veut-on que la femme puisse être, dans toute l’acception du terme, épouse et mère ? Il faut d’abord réformer son éducation, dont l’insuffisance présente l’empêche de remplir son grand rôle d’ « éducatrice de l’humanité enfant » ; qu’elle étudie donc l’histoire, les belles-lettres, la musique, qui doivent, mieux comprises, élever l’âme et former l’esprit, mais aussi qu’elle reçoive une éducation pratique ; qu’on lui apprenne les soins à donner aux enfants ; qu’on l’initie à une médecine élémentaire ; qu’on lui inculque les premières notions de droit, pour que ni une maladie, ni, si elle devient veuve, un procès ne la laissent désemparée, et qu’elle puisse défendre la vie et les intérêts des siens.

Voilà donc un assez vaste programme et qui, pour adversaires du féminisme que se donnent celles qui le formulent, pourrait être accepté par les féministes. Plus instruite de ses devoirs, plus apte à les exercer, la femme doit, dans la famille, sinon dans la société, être relevée et la mère être l’égale du père. Pourquoi n’aurait-elle pas le droit d’influer comme le père sur l’avenir de ses enfants ? Pourquoi, par exemple, son consentement ne serait-il pas aussi nécessaire que celui du père à leur mariage ?

Un autre groupe féministe fait siennes toutes les revendications des féministes chrétiennes et en ajoute d’autres. Ce groupe eut à sa tête une femme qui, à en juger par ses actes, fut active et hardie, Mme  Herbinot de Mauchamps, fondatrice en 1836 de la Gazette des Femmes. Cette revue, qui parut jusqu’en 1838, fut un véritable journal politique féminin. Rédigée presque exclusivement par des femmes, elle fut l’ancêtre de la Fronde. Ses campagnes, qui devaient toucher le public bourgeois, auquel elle s’adressait exclusivement, furent appuyées par un commencement d’action directe : des pétitions aux Chambres en particulier.

Prenant son parti de l’ordre de choses établi par la Charte et ne prétendant pas, comme les saint-simoniens, bouleverser de fond en comble la société, les féministes politiques, à l’image d’Olympe de Gouges qui, avec plus de raison d’ailleurs, extrait le féminisme de la Déclaration des droits de l’homme, prennent pour Évangile la Charte de 1830 et demandent que, dans les conditions prévues par la Charte, la femme, comme l’homme, puisse être citoyenne.

Mme  de Mauchamps et celles qui la suivent, telle la belle et célèbre amie de Chateaubriand, Hortense Allart de Méritens, sont des bourgeoises et ne visent qu’à constituer, par l’adjonction des femmes, un pays légal un peu plus étendu. Elles adjurent bien Louis-Philippe de se déclarer « roi des Françaises comme il est roi des Français ». Mais cette satisfaction, toute platonique, accordée à la masse des citoyennes passives, seules les femmes qui possèdent la fortune leur permettant d’acquitter les contributions élevées exigées des hommes par la loi électorale pourront être électrices et éligibles. À la ploutocratie masculine qui tient les destinées du pays s’adjoindra une ploutocratie féminine.

Aux bourgeoises également l’exercice des professions masculines qui exigent des études longues et coûteuses. Les revendications féminines se portent en effet surtout vers ces professions, dites libérales, qui assurent dans la société une large influence, la considération publique, et qui ouvrent la porte des honneurs. Aussi la Galette réclame-t-elle avec insistance le droit d’être docteurs et, le 1er  janvier 1838, après avoir consacré à cette question de nombreux articles, Mme  de Mauchamps dépose sur le bureau de la Chambre une pétition tendant à ce qu’en vertu des articles 2 (contribution égale de tous aux charges de l’État) et 3 (admissibilité de tous à tous les emplois) de la Charte, les femmes soient admises dans les cours publics et, après examen, reçues docteures en médecine.

Comme le bonnet doctoral, nos féministes veulent revêtir la robe d’avocate, et ces idées sont assez répandues pour que, lors de son célèbre procès, Mme  Lafarge, déclarant que « nul homme ne pouvait avoir sa confiance entière », demande à être défendue par une de ses amies, mieux, dénie aux hommes le droit de la juger.

C’est encore Mme  de Mauchamps et son groupe qui voulurent la femme fonctionnaire et qui les premières prévirent et souhaitèrent Mme  Lebureau. Enfin, à une époque où le mot d’ordre national est « enrichissez-vous ! » rien d’étonnant de voir les femmes réclamer le droit d’être courtiers, agents de change, agents d’assurance et quelques commerçantes tenter de forcer les portes de la Bourse, qu’un rigoureux usage leur tient encore jalousement fermées.

Le saint-simonisme mis à part, le mouvement féminin est donc, sous la monarchie de Juillet, un effort pour hausser, par son éducation et ses privilèges, la bourgeoisie féminine au même rang que la bourgeoisie masculine. Pendant de longues années, en France, le féminisme conservera ce caractère bourgeois.



  1. Cf. notre ouvrage : Le Féminisme sous la monarchie de Juillet et en 1848.
  2. Ainsi fit, par exemple, la femme de l’un des frères Bazard,… qui dès lors garda rancune à l’apôtre.