Histoire générale du mouvement janséniste, depuis ses origines jusqu’à nos jours/5

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CHAPITRE V

L’affaire des cinq propositions ; la bulle d’Innocent X en 1653.

Soumission de Port-Royal



L’échec retentissant des Jésuites dans l’affaire de la Fréquente Communion a été la cause première des événements qui ont troublé l’Église de France. Il leur fallait une revanche ; ils voulaient se venger d’Arnauld et de tous ceux qui touchaient de près à sa famille maudite, et c’est parce qu’Arnauld avait pris hautement, et d’ailleurs avec succès, la défense de Jansénius qu’ils s’attaquèrent désormais à l’Augustinus avec une fureur toujours croissante, Racine le dit en propres termes, et dom Clémencet ne fait que répéter avec pièces à l’appui ce que Racine avait dit. Voici ses propres paroles, elles sont d’une importance capitale. « Il paraît bien, dans le soin qu’ils prirent de perpétuer la querelle et de troubler toute l’Église, pour une question aussi frivole que celle-là, que c’était en effet aux personnes qu’ils en voulaient, et que leur vengeance ne serait jamais satisfaite qu’ils n’eussent perdu M. Arnauld et détruit une sainte maison contre laquelle ils avaient prononcé cet arrêt dans leur colère : Exinanite, exinanite usque ad fundamentum in eâ. ». Voilà donc une des plus grandes luttes de l’histoire religieuse de tous les temps qui a pour cause principale la haine d’une puissante compagnie contre une simple famille ; l’auteur de Phèdre a dû se dire que c’était comme au temps des Atrides et de la guerre de Troie.

Arnauld avait fait paraître en 1644 une apologie de Jansénius contre les sermons du docteur Habert ; en 1645 parut une seconde apologie qui contraignit le fougueux théologal à s’avouer vaincu ; et le vainqueur, poursuivant ses avantages, fit paraître aussitôt un troisième opuscule, intitulé Apologie pour les saints Pères de l’Église défenseurs de la grâce de Jésus-Christ. Ces trois ouvrages eurent, dit Racine, « un prodigieux succès », et l’orthodoxie de leur auteur ne fut pas mise en cause, pas plus qu’elle ne l’avait été lorsque la même doctrine avait été soutenue par lui en Sorbonne en 1636, quatre ans avant l’impression de l’Augustinus. C’est alors que les Jésuites, après mûre délibération, s’avisèrent d’un moyen tout nouveau pour arriver à leurs fins, ils imaginèrent le très habile expédient de ce qu’on appelle les cinq propositions[1]. Ils avaient pour ami et pour allié le docteur Nicolas Cornet, syndic de la Faculté de théologie, un ancien jésuite devenu grand maître du collège de Navarre. Le syndic de la Sorbonne était un personnage d’importance, car il avait durant une année entière la police de la Faculté, et il devait surtout contrôler avec soin les doctrines soutenues dans les thèses ; il était le gardien-né de l’orthodoxie de la Sorbonne. C’est précisément en qualité de syndic que Nicolas Cornet, suivant le plan concerté secrètement avec ses affidés, engagea la grande bataille le ier juillet 1649, après la paix de Rueil. Il avait convoqué, dit Godefroi Hermant, tout le ban et l’arrière-ban des armées moliniennes dont il était le général, et il se croyait sûr de la victoire ; néanmoins il était profondément troublé, comme César sur les bords du Rubicon. Il dit enfin, après avoir balbutié longtemps, que les affaires de la sacrée Faculté allaient très mal, parce que l’on introduisait dans les thèses des opinions nouvelles qui donnaient occasion à de grands désordres ; la Sorbonne était désorganisée ; il n’y avait plus ni soumission ni respect de l’antique discipline. Et tout cela, disait-il en gémissant, pour six ou sept propositions subversives qu’il avait su découvrir en lisant les thèses, et dont il avait dressé la liste. Il y en avait effectivement sept, dont les cinq fameuses propositions imputées plus tard à Jansénius ; une sixième disait que toutes les actions des infidèles sont des péchés, et la septième était relative à la pénitence, mais elle ne fut pas maintenue. « Ces propositions, dit Racine, étaient embarrassées de mots si captieux et si équivoques que, bien qu’elles fussent en effet très hérétiques, elles semblaient ne dire sur la grâce que presque les même choses que disaient les défenseurs de saint Augustin. »

Le rusé syndic se garda bien de donner des indications précises, comme la loyauté lui en faisait un devoir : il n’attribuait ces propositions à personne, et le nom de Jansénius ayant été prononcé par un interrupteur, il osa dire qu’il n’était nullement question de lui, Non agitur de Jansenio, alors que dans sa pensée c’était de Jansénius et de lui seul qu’il était question, pour le moment du moins. Ces nouveautés dangereuses, qui au dire de Nicolas Cornet exerçaient de si grands ravages, la Sorbonne avait le devoir de les censurer solennellement, et la conclusion du syndic était qu’il fallait sans retard nommer des examinateurs. Mais cette motion se heurta à des résistances que Cornet n’avait pas prévues : soixante-dix docteurs percèrent à jour l’intrigue des molinistes, et ils appelèrent comme d’abus de tout ce que le syndic avait fait au mépris des réglements et des traditions, Le Parlement reçut leur appel, et le président Molé imposa silence aux deux partis.

Ces débuts de l’affaire des cinq propositions peuvent suggérer quelques réflexions que n’ont point faites les historiens de Port-Royal. Puisqu’il s’agissait en 1649 d’une simple censure de Sorbonne, pourquoi Cornet et ses associés ne se sont-ils pas attaqués directement aux apologies de Jansénius composées par le docteur Antoine Arnauld, l’homme qu’ils voulaient abattre ? Était-il donc impossible d’y trouver une proposition censurable, sauf à condamner, comme on l’a fait en 1655, deux Pères de l’Église à la fois ? Pourquoi n’avoir pas tiré de l’Augustinus même une demi-douzaine de citations textuelles facilement vérifiables ? Nicolas Cornet a fait croire à Bossuet, qui le redisait encore en 1700, qu’il ne faut pas demander où sont les cinq propositions, mais qu’il faut plutôt demander où elles ne sont pas car elles sont l’âme du livre, et le livre n’est pas autre chose que les propositions elles-mêmes. S’il en est ainsi, rien n’était plus facile que d’extraire d’un si mauvais livre des citations condamnables. Mais ici la réponse est facile le docteur Habert avait en 1644 extrait de l’Augustinus huit propositions textuelles qu’il voulait faire condamner à Rome ; mais Arnauld les avait reprises une par une, et à la grande confusion du dénonciateur, il avait démontré que ces huit propositions étaient parfaitement catholiques selon les termes et le sens de Jansénius. On jugea plus prudent de ne pas renouveler l’expérience, et c’est pour cela sans doute que Cornet et ses associés prirent le parti d’en fabriquer eux-mêmes, sauf à les imputer ensuite à Jansénius sans vérification possible. Cette façon de procéder est néanmoins étrange, car elle implique un défi au sens commun et un mépris du public dont rien ne donne l’idée. Comment enfin Cornet et ses associés sont-ils parvenus à résumer, à condenser en cinq petites phrases la doctrine de trois gros in-folio ? Cela supposerait chez ces théologiens un esprit d’analyse et de synthèse d’une singulière puissance. Mais il n’y a pas lieu d’attribuer à Cornet, qui n’était nullement un grand homme, une semblable ingéniosité. Il n’a pas dit le ier juillet 1649 que les propositions fussent la quintessence de l’Augustinus ; il les a présentées comme recueillies dans les thèses de licence et de doctorat au hasard d’une simple lecture. C’est plus tard, après les avoir fait condamner, qu’il se réservait d’en attribuer la paternité à un auteur déterminé. Peut-être ne se tromperait-on pas si l’on disait que les cinq propositions ont été fabriquées avec une extrême facilité, sans que les fabricateurs eussent besoin d’avoir le livre de Jansénius. Cornet et ses associés avaient sous les yeux les trente et une propositions de Lessius et d’Hamelius censurées à Louvain en 1587, et les quarante deux propositions de Molina, condamnées en 1608 par la bulle inédite de Paul V. Ils prirent tout simplement le contre-pied de ces soixante-treize propositions, et ils obtinrent sans peine les sept petites phrases qu’ils réduisirent eux-mêmes à cinq ; voilà sans doute le secret de cette grande opération.

Mais la Sorbonne ne se prêta pas alors aux machinations de son syndic ; elle n’était pas encore assez avilie. On se rabattit donc sur la cour de Rome ; Cornet, qui n’était plus syndic, cessa de jouer le premier rôle, et il passa la main au docteur Habert, à celui-là même que les Apologies de Jansénius avaient réduit au silence et qui était altéré de vengeance. Habert venait d’être nommé évêque de Vabres, la protection des Jésuites lui avait valu cette fiche de consolation ; il se fit le chef de l’entreprise, et il écrivit à Innocent X, en 1650, uniquement pour lui demander une condamnation solennelle des cinq propositions de Nicolas Cornet, une lettre très courte qu’a publiée dom Clémencet (III, 247). Il n’est plus question cette fois de nouveautés anonymes ; Jansénius est nommé, et c’est sa doctrine qui est incriminée. Les cinq propositions sont énumérées comme étant de lui, sans qu’on le dise clairement. Et la lettre finit en souhaitant au Saint Père de longues et heureuses années, et même « un siècle de vie » en attendant l’heureuse éternité. C’était une chose inouïe dans les fastes de l’Église de France qu’un évêque fit ainsi la leçon au pape et transformât le Saint Siège en simple bureau d’enregistrement, chargé de confirmer et de contresigner des condamnations faites par des particuliers. Habert ne demandait pas que le livre de Jansénius fût déféré à Rome comme l’avait été celui de Molina ; il simplifiait le travail de la Curie en présentant au pape une censure toute dressée que ses amis avaient fait imprimer et répandre dans Paris[2]. L’évêque de Vabres n’osa pas soumettre sa lettre à l’assemblée du clergé qui se tenait alors ; il parvint pourtant à la faire contresigner par quatre-vingt-cinq évêques auxquels on demanda séparément leur adhésion. « La plupart d’entre eux, dit Racine, ont avoué qu’ils l’avaient signée sans savoir de quoi il s’agissait, et par pure déférence pour la signature de leurs confrères. »

Il n’en fut pas de même de quelques autres prélats, et non des moindres, qui se montrèrent, dit encore Racine, « plus jaloux de l’honneur de leur caractère ». Non seulement ils refusèrent de signer la lettre d’Habert, mais ils en rédigèrent une autre qui contredisait et réfutait vigoureusement la précédente. Ils y parlaient des cinq propositions comme « faites à plaisir et composées en des termes ambigus, qui ne pouvaient produire d’elles-mêmes que des disputes pleines de chaleur. » Ils priaient le Saint Père de n’en tenir aucun compte ; ils le mettaient en garde contre une condamnation précipitée, et disaient que ceux qui seraient condamnés se plaindraient avec justice de l’avoir été par les calomnies et les artifices de leurs adversaires, sans avoir été entendus dans leurs raisons. Enfin ils osaient dire au pape qu’il pouvait être surpris, et ils ajoutaient qu’il n’y avait pas lieu à décision nouvelle, l’augustinisme étant depuis longtemps reconnu par les conciles et par les papes comme la doctrine de l’Église elle-même sur la question de la grâce[3].

Cette lettre digne de saint Bernard ne fut pas bien accueillie à Rome, et les docteurs que les évêques avaient envoyés pour soutenir dans les congrégations la doctrine de saint Augustin furent reçus très froidement. Le pape circonvenu par les Jésuites était résolu à leur complaire, sans néanmoins porter atteinte à la doctrine de l’évêque d’Hippone ; il ne se prêtait pas à la manœuvre qui consistait à frapper Jansénius pour atteindre plus sûrement le docteur de la grâce. Mais il mettait entre les mains des Jésuites une puissante machine de guerre.

Ils avaient dû attendre deux ans, car la bulle d’Innocent X est du 31 mai 1653, et dans leur impatience ils avaient attaqué leurs ennemis, et particulièrement le monastère de Port Royal, par des pamphlets odieux. Racine indigné a flagellé quarante ans plus tard leur Père Brisacier qui, dit-il, « en vint jusqu’à cet excès d’impudence et de folie que d’accuser ces religieuses, dans un livre public, de ne point croire au Saint Sacrement, de ne jamais communier, non pas même à l’article de la mort, de n’avoir ni eau bénite ni images dans leur église ; de ne prier ni la Vierge ni les saints ; de ne point dire leur chapelet ; les appelant des asacramentaires, des vierges folles, et passant même à cet excès de vouloir insinuer des choses très injurieuses à la pureté de ces filles ». L’archevêque de Paris, Jean-François de Gondi, qui estimait infiniment les religieuses de Port-Royal, crut devoir intervenir, et le 7 janvier 1652 il fit publier une « censure foudroyante » qui déclarait le libelle de Brisacier « injurieux, calomnieux, et contenant plusieurs mensonges et impostures. ». Il défendait en conséquence de « lire, vendre ou débiter ledit livre sous peine d’excommunication. » Le célèbre M. Olier, curé de Saint-Sulpice, refusa de publier cette censure, car il approuvait Brisacier, et il fallut l’y contraindre par une sommation spéciale. « Tous les gens de bien, dit encore Racine, s’attendaient que le Père Brisacier serait désavoué par sa Compagnie, et que, pour ne pas adopter par son silence de si horribles calomnies, elle lui en ferait faire une rétractation publique, puis renverrait dans quelque maison éloignée pour y faire pénitence. » Loin de là, « il fut fait alors recteur du collège de Blois, ensuite recteur du collège de Rouen, et à quelque temps de là, supérieur de la maison professe de Paris. Ainsi, sans avoir fait aucune réparation de tant d’impostures si atroces, il continua le reste de sa vie à dire ponctuellement la messe tous les jours, confessant et donnant des absolutions, et ayant sous sa direction les directeurs mêmes de la plus grande partie des consciences de Paris et de la cour. On n’ose pousser plus avant ces réflexions, et on laisse aux Révérends Pères jésuites à les faire sérieusement devant Dieu. »

La bulle qui censurait les cinq propositions condamnait vaguement Jansénius, mais elle soutenait plus vaguement encore saint Augustin en se contentant de dire « qu’il ne pouvait évidemment pas être question de l’anathématiser ; le règne de l’équivoque va commencer pour ne plus finir. Publiée à Rome à la fin de mai 1653, la bulle mit un mois à faire le voyage de France, et aussitôt le monde politique et religieux s’en empara. Les jansénistes l’acceptèrent sans difficulté, car ils reconnaissaient que les propositions étaient condamnables en un certain sens, et il leur suffisait que la doctrine orthodoxe fût à l’abri des censures, comme Innocent X le déclarait solennellement à tous propos. Il faut voir, sur les dispositions de Port Royal en cette circonstance la très curieuse conversation qui eut lieu à cette époque chez Valentin Conrart entre le docteur Taignier, ami particulier de G. Hermant, et deux protestants, deux pasteurs amis de Conrart[4] Conrart et ses amis annonçaient aux disciples de saint Augustin une persécution qui serait terrible, éternelle, parce que les Jésuites sont des gens qui ne pardonnent jamais, qui ne désarment jamais, et qui finissent toujours par exterminer ceux qu’ils haïssent en leur imputant des hérésies. À cela le docteur Taignier répondit que jamais les disciples de saint Augustin ne sortiraient de l’Église catholique sous aucun prétexte, quelque violente que pût être la persécution, et l’engagement qu’ils prirent alors dans un salon protestant, leurs successeurs le prendraient encore.

Ils diraient comme Taignier en 1653 : « Qu’on nous excommunie, qu’on nous déclare hérétiques, qu’on nous prenne tous nos biens, nous souffrirons tous ces maux avec patience ; nous obéirons et nous ne nous soulèverons point contre ceux qui nous affligeront. Nous ne ferons rien de contraire à l’obéissance et qui puisse en cette occasion donner le moindre scandale à l’Église de Dieu par quelque rébellion. » Conrart et ses amis ne comprirent pas, — et j’ajoute que Sainte-Beuve, pour les mêmes raisons, ne comprend pas davantage, car c’est en constatant cet état d’esprit qu’il a osé dire, non plus il est vrai en 1840, lors de sa première ferveur, mais au temps de sa reprise désenchantée, en 1846 : « Une fois dans cette double voie, le jansénisme est perdu, et j’ajouterai : Il le mérite ! Saint Cyran, où es-tu ?[5] » Il le mérite ? il y eut donc aux yeux de Sainte-Beuve, crime ou faute, erreur ou sottise : Port-Royal n’avait pas de chef, il n’a pas su se faire craindre.

Après avoir passé en revue ceux qui attiraient le plus l’attention publique, M. de Saci admirable pour gouverner les âmes une à une, Singlin jugé insuffisant, Barcos, Le Maître, d’Andilly, Antoine Arnauld et finalement la mère Angélique, l’incomparable historien conclut que « Port-Royal, au moment où la bulle arrivait, était une place de beaucoup plus de formidable apparence que de résistance solide » ; à quoi Port-Royal, même inspiré par Saint Cyran, aurait pu répondre qu’il n’était nullement une citadelle, car il ne doit point y en avoir dans l’Église de Jésus-Christ, mais un simple bercail dont le berger seul doit assurer la défense ; ce sont des choses que Sainte-Beuve ne pouvait pas comprendre, et son jugement sur l’attitude de Port-Royal à dater de 1653, ne saurait faire autorité.

Un autre chapitre d’Hermant qu’il faut étudier de près, c’est celui qui est relatif à l’acceptation de la bulle[6]. Hermant y représente au naturel la conduite des principaux disciples de saint Augustin, de ceux que les Jésuites dénonçaient à tout l’univers comme les coryphées du jansénisme, Duhamel, curé de Saint-Merry, Feydeau son vicaire, le docteur Sainte-Beuve, etc. On s’attendait à des récriminations, à une véritable levée de boucliers contre le Saint Siège ; « mais on vit tout le contraire ; on n’entendit ni cris, ni murmures, ni plaintes, ni reproches de leur part. Jamais leurs prédicateurs ne furent plus modérés ; on ne les ouït parler que de douceur, que de paix, que d’obéissance, que de soumission, que d’unité, que de souffrance. » Tous acceptèrent sans arrière-pensée la condamnation par Innocent X des cinq propositions qu’ils avaient condamnées dès le ier juillet 1649. Arnauld caché n’écrivait plus, et le silence obstiné d’un si grand lutteur équivalait à une acceptation sans réserve. À Port-Royal même, Singlin prêchait hautement la soumission, si bien que saint Vincent de Paul ravi « le vint embrasser dans ce monastère et en sortit tout consolé ».

Mais les Jésuites ne tardèrent pas à ressaisir cet ange de charité qui ne fut jamais un ange de lumière, et Vincent de Paul ne chercha pas à détromper la reine mère. « On loua pourtant cette modération de Port-Royal jusque dans la chambre de la reine, ajoute Hermant, et quelques-uns de la cour ne purent s’empêcher d’y dire en une rencontre qui se présenta, qu’il fallait avouer que les jansénistes étaient de très gens de bien, puisqu’après avoir été aussi maltraités qu’ils l’avaient été à Rome et qu’ils l’étaient en France, et étant les plus savants hommes qui fussent dans l’Europe, non seulement ils ne s’emportaient pas à décrier ceux qui les maltraitaient, mais ils les bénissaient et se soumettaient à ce qu’ils faisaient contre eux avec une douceur et une modération très édifiantes ; ce qui ne pouvant être attribué ni à stupidité ni à ignorance, comme personne n’en doutait, ne pouvait être l’effet que d’une vertu extraordinaire, étant d’ailleurs certain qu’il ne pouvait y avoir en cela d’hypocrisie, puisque, quelque profession qu’ils fissent d’être retenus, leur patience ne faisait qu’aigrir leurs ennemis, et que ne voulant point les repousser, ils ne laissaient pas d’en être même plus battus[7]. »

Aux yeux des jansénistes comme aux yeux de la mère Angélique, dont la sérénité fut alors admirable, il y avait une question qui primait toutes les autres, savoir si saint Augustin était condamné. Or le pape déclarait à tout venant qu’il ne l’était pas et qu’il ne pouvait pas l’être, puisque sa doctrine était celle de l’Église même. Angélique s’en tenait à cette déclaration, et sa soumission était parfaite. Voici ce qu’elle disait à ce sujet dans une lettre du 22 août 1653[8] : « Tant s’en faut que pas un des disciples de saint Augustin ait été ébranlé ; plusieurs au contraire [qui n’étaient pas augustiniens] et d’autres qui étaient indifférents, voyant que tant d’efforts et de si puissantes cabales n’avaient produit qu’un décret si peu favorable aux prétentions des disciples de Molina, ont admiré la providence de Dieu et ont reconnu sa protection visible pour la vérité. » Il est question des Jésuites dans cette lettre, parce qu’ils venaient de manifester leur antipathie pour Henri Arnauld, évêque d’Angers, frère d’Antoine Arnauld et de la mère Angélique, en refusant, pour eux et pour leurs innombrables élèves de la Flèche, de participer au Jubilé qui avait amené à Angers plus de trois cent mille fidèles. « Cela est pitoyable, dit Angélique, et je vous assure que, plus je pense à cette pauvre compagnie, plus j’ai de douleur de leur état, lequel surprend la plupart du monde, qui les craint plus qu’il ne les aime. Il y en a apparemment quelques-uns de bons, car Dieu a ses serviteurs partout. Enfin ce sont nos frères, et nous sommes obligés de prier beaucoup pour eux, quoiqu’ils disent que c’est une grande présomption à nous de le faire. Que Dieu nous fasse miséricorde à tous, nous faisant vraiment humbles et charitables. »

Voici enfin, dans cette même lettre digne de l’histoire, une déclaration catégorique : « Le témoignage qu’il vous a plu rendre de nous, que nous demeurions toujours très soumises dans la foi à l’Église et à son chef, sera toujours véritable ; moyennant sa sainte grâce, quoi qui puisse nous arriver. Tout le monde y est obligé, mais encore plus nous autres filles, qui sommes incapables de disputes et de raisonnements, et qui n’ayant qu’à servir Dieu dans le silence par la pratique de notre règle, serions doublement criminelles de ne nous pas soumettre. Je vous puis assurer que hors moi, qui par l’obligation de ma charge, suis contrainte de parler quelquefois à ceux du dehors, et par conséquent d’entendre ce que l’on dit, pas une de nos sœurs n’en ont connaissance. Je vous supplie très humblement de prier Dieu qu’il nous éloigne de plus en plus du monde. »

Voilà au vrai l’état de Port-Royal, au lendemain de la bulle contre les cinq propositions ; il était parfaitement soumis, et s’il n’avait pas eu en face de lui des ennemis implacables résolus à l’exterminer, la paix religieuse était assurée. Mais les Jésuites ne l’entendaient pas ainsi ; ils voulaient la guerre. À dater de 1653, l’histoire de Port-Royal est l’histoire de ses persécutions, plus ou moins violentes suivant les circonstances, mais toujours odieuses, et donnant comme dit Sainte-Beuve « un curieux et chétif exemple de la méchanceté des hommes ».


  1. On lit dans Rabelais (Pantagruel, 4, prologue), à propos de certains moines de son temps : « L’une des moindres contumélies dont ils usaient, était que tels livres étaient farcis d’hérésies ; n’en pouvaient toutefois une seule exhiber en endroit aucun. »
  2. Gerberon, Histoire générale du Jansénisme, I, 312.
  3. Racine a transmis à la postérité les noms de quelques-uns de ces courageux évêques : Gondrin, Vialart, Alphonse d’Elbène, Gilbert de Choiseul, Choart de Buzenval et Henri Arnauld. Il y faut joindre les autres, B. d’Elbène, évêque d’Agen ; Bernard, évêque de Saint-Papoul ; H. de Salette, évêque de Lescar ; François Faure, évêque d’Amiens ; les évêques de Valence et de Die. L’archevêque de Toulouse, Monchal, et l’évêque de Vence, Godeau, écrivirent dans le même sens des lettres individuelles.
  4. Hermant, Mémoires, II, p. 96.
  5. Port-Royal, tome I, II p. 20.
  6. Hermant, II, 149.
  7. Hermant, II, 150.
  8. Tome II, p. 365.