Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 17

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XVII. Etabliſſement des Portugais aux Moluques.

Dans ces circonstances, une eſcadre détachée de la grande flotte, prit la route des Moluques. Ces iſles, ſituées près du cercle équinoxial dans l’Océan Indien, ſont, en y comprenant, comme on le fait communément, celles de Banda, au nombre de dix. La plus grande n’a pas douze lieues de circuit, & les autres en ont beaucoup moins.

Cet archipel paroît avoir été vomi par la mer. On le croiroit avec fondement l’ouvrage de quelque feu ſouterrein. Des monts orgueilleux, dont la cime ſe perd dans les nues ; des rochers énormes, entaſſés les uns ſur les autres ; des cavernes hideuſes & profondes ; des torrens qui ſe précipitent avec une violence extrême ; des volcans, annonçant ſans ceſſe une deſtruction prochaine : un pareil cahos fait naître cette idée, ou lui prête de la force.

On ignore comment ces iſles furent d’abord peuplées : mais il paroît prouvé que les Javanois & les Malais leur ont donné ſucceſſivement des loix. Leurs habitans étoient, au commencement du ſeizième ſiècle, des eſpèces de ſauvages, dont les chefs, quoique décorés du nom de rois, n’avoient qu’une autorité bornée, & tout-à-fait dépendante des caprices de leurs ſujets. Ils avoient ajouté, depuis peu, les ſuperſtitions du mahométiſme à celles du paganiſme, qu’ils avoient long-tems profeſſé. Leur pareſſe étoit exceſſive. La chaſſe & la pêche étoient leur occupation unique, & ils ne connoiſſoient aucune eſpèce de culture. Cette inaction étoit favorisée par les reſſources que leur fourniſſoit le cocotier.

Le cocotier, naturel dans preſque toutes les régions de l’Inde, eſt un arbre d’une très-belle forme, qui s’élève à la hauteur de quarante & plus communément de ſoixante pieds. Il tient à la terre par un grand nombre de racines menues & fibreuſes. Son tronc, légèrement courbé vers la baſe, eſt droit dans le reſte de ſa longueur, d’une forme cylindrique, d’une groſſeur médiocre, marqué de pluſieurs inégalités circulaires, formées par la baſe des feuilles qui ſont tombées. Son bois léger & ſpongieux ne peut être employé, ni dans la conſtruction des navires, ni dans aucun édifice ſolide ; & les bateaux formés de ce bois, ſont fragiles & de peu de durée. La tête du cocotier le couronne de dix ou douze feuilles ailées, rétrécies vers le ſommet, fort larges à leur origine, & couvertes dans leur premier âge d’un réſeau particulier dont on fait des tamis. Leur côte principale, longue de douze pieds, eſt profondément ſillonnée ſur la ſurface intérieure. On forme avec ces feuilles les toits des maiſons ; on en fait des paraſols, des voiles, des filets pour la pêche ; les plus jeunes même peuvent être ſubſtituées au papier, & recevoir l’impreſſion des caractères tracés avec un ſtylet. Du milieu de cette touffe, s’élève une ſpathe ou enveloppe épaiſſe, membraneuſe, roulée ſur elle-même, renflée dans ſon milieu, & terminée en pointe. Lorſqu’elle eſt parvenue à une groſſeur déterminée, elle s’ouvre d’un côté & laiſſe appercevoir un panicule fort conſidérable, dont chaque rameau porte deux fleurs femelles & un plus grand nombre de fleurs mâles. Celles-ci ont un calice à ſix diviſions profondes & autant d’étamines ; dans celles-là, les étamines ſont remplacées par un piſtil, qui devient un fruit de forme ovale, légèrement triangulaire, & de plus d’un demi-pied de diamètre. L’aſſemblage de pluſieurs fruits tenant à un même panicule, ſe nomme régime. Le même arbre donne ſucceſſivement pluſieurs régimes dans une ſeule année.

Ce fruit a une écorce filandreuſe, épaiſſe de trois doigts, connu ſous le nom de caire, dont on fabrique quelques étoffes groſſières & des cordages pour les vaiſſeaux. Elle recouvre une noix fort dure, de la groſſeur & de la forme d’un petit melon, percée de trois trous à l’une de ſes extrémités, propre à faire de petits vaſes & des uſtenſiles de ménage. La pulpe qui tapiſſe l’intérieur de cette noix, fournit une nourriture très-ſaine, dont on exprime au preſſoir une huile qui eſt fort douce dans ſa nouveauté, & d’un grand uſage aux Indes, Elle contracte de l’amertume en vieilliſſant, & alors elle n’eſt bonne qu’à brûler. Le marc qui reſte dans le preſſoir, ſert à nourrir les beſtiaux, la volaille, & même le bas peuple dans des tems de diſette. Le centre de la noix eſt rempli d’une eau claire, rafraichiſſante, légèrement ſucrée, qui ſert à déſaltérer le cultivateur & le voyageur. Dans les fruits anciens, cette eau ſe diſſipe, & fait place à une amande qui remplit bientôt toute la cavité, & devient propre à la germination. On trouve quelquefois dans ſon intérieur une concrétion pierreuſe, à laquelle les Indiens attachent de grandes vertus : ils la regardent comme le gage d’un heureux ſuccès, & ne manquent guère de s’en munir dans leurs entrepriſes.

Les avantages qui viennent d’être rapportés, ne ſont pas les ſeuls que procure le cocotier. Si l’on coupe la pointe des bourgeons de fleurs avant leur parfait développement, il en découle une liqueur blanche, qui eſt reçue dans un vaſe attaché à leur extrémité. Bue dans ſa nouveauté, elle eſt douce. C’eſt la manne du déſert. Qui ſait même ſi l’idée de celle-ci n’a pas été priſe dans les livres plus Orientaux que ceux de l’Arabie ou de l’Égypte ? L’Inde eſt, dit-on, le berceau de beaucoup de fables, d’allégories, de religions. Les curioſités de la nature ſont une ſource féconde pour l’impoſture ; elle convertit des phénomènes ſinguliers en prodiges. L’hiſtoire naturelle d’un pays devient ſurnaturelle dans un autre. Les faits, comme les plantes, s’altèrent en s’éloignant de leur origine. Les vérités ſe changent en erreurs ; & la diſtance des tems & des lieux faiſant diſparoître les cauſes occaſionnelles des fauſſes opinions, donne aux menſonges populaires un droit impreſcriptible ſur la confiance des ignorans & ſur le ſilence des ſavans. Les uns n’oſent douter, les autres n’oſent diſputer.

Quoi qu’il en ſoit des rapports qu’il peut y avoir entre la nourriture des Iſraélites & la boiſſon des Indiens, ſi la liqueur du cocotier ne s’évanouit pas au ſoleil comme la manne, elle ne tarde pas à s’aigrir & à ſe convertir en un vinaigre utile. Diſtillée dans ſa plus grande force, elle donne une eau-de-vie très-ſpiritueuſe ; & en la faiſant bouillir avec un peu de chaux vive, on en tire du ſucre de médiocre qualité. Les bourgeons qui donnent cette liqueur, avortent néceſſairement, & ne ſe développent plus, parce qu’ils ont perdu la matière qui devoit ſervir à la formation & à l’accroiſſement des fruits.

Indépendamment du cocotier, les Moluques avoient une eſpèce particulière de palmier, qu’on nomme fagou. Cet arbre, commun dans les forêts de ces iſles, diffère du précédent par ſes feuilles plus longues, par ſon tronc beaucoup moins élevé, par ſes fruits plus petits. Sa végétation eſt d’abord fort lente. Dans les commencemens, c’eſt un arbriſſeau garni d’épines, qui rendent ſon approche difficile. Mais dès que ſa tige eſt formée, elle s’élève en peu de tems à la hauteur de trente pieds ſur environ ſix de circonférence, & perd inſenſiblement ſes épines. Son écorce eſt épaiſſe d’un pouce. Tout l’intérieur eſt rempli d’une moelle qui ſe réduit en farine. L’arbre qui ſemble ne croître que pour les beſoins de l’homme, lui indique cette farine par une pouſſière fine & blanche, dont ſe couvre la feuille. C’eſt une marque certaine de la maturité du fagou. Les Indiens coupent alors cet arbre par le pied, ſans s’embarraſſer des fruits dont ils ne font aucun cas ; & ils le dépècent en tronçons, pour en tirer la moëlle ou la farine qu’ils renferment. Après que cette ſubſtance a été délayée dans l’eau, on la coule à travers une eſpèce de tamis, qui retient les parties les plus groſſières. Ce qui a paſſé eſt jetté dans des moules de terre, où la pâte sèche & durcit pour des années entières. On mange le fagou ſimplement délayé avec de l’eau, bouilli ou converti en pain. L’humanité des Indiens réſerve la fleur de cette farine aux vieillards & aux malades. Elle eſt, quelquefois réduite en une gelée blanche & très-délicate.

Un peuple ſobre, indépendant, ennemi du travail, avoit vécu des ſiècles avec la farine de fagou & l’eau du cocotier, quand les Chinois, ayant abordé par haſard aux Moluques dans le moyen âge, y découvrirent le girofle & la muſcade, deux épiceries précieuſes que les anciens n’avoient pas connues. Le goût en fut bientôt répandu aux Indes, d’où il paſſa en Perſe & en Europe. Les Arabes, qui tenoient alors dans leurs mains preſque tout le commerce de l’Univers, n’en négligèrent pas une ſi riche portion. Ils ſe jettèrent en foule vers ces iſles devenues célèbres, & ils s’en étoient approprié les productions, lorſque les Portugais qui les pourſuivoient par-tout, vinrent leur arracher cette branche de leur induſtrie. Les intrigues imaginées pour faire échouer ces conquérans, n’empêchèrent pas qu’on ne conſentît à leur laiſſer bâtir un fort. Dès ce moment la cour de Liſbonne mit les Moluques au nombre de ſes provinces, & elles ne tardèrent pas, en effet, à le devenir.

Tandis que les lieutenans d’Albuquerque enrichiſſoient leur patrie de productions uniques, ce général achevoit de ſoumettre le Malabar, qui avoit voulu profiter de ſon abſence pour recouvrer quelque liberté. Tranquille, après ſes nouveaux ſuccès, dans le centre de ſes conquêtes, il réprima la licence des Portugais ; il rétablit l’ordre dans toutes les colonies ; il affermit la diſcipline militaire, & ſe montra actif, prévoyant, ſage, juſte, humain, déſintéreſſé. L’idée de ſes vertus avoit fait une impreſſion ſi profonde ſur l’eſprit des Indiens, que, longtems après ſa mort, ils alloient à ſon tombeau, pour lui demander juſtice des vexations de ſes ſucceſſeurs. Il mourut à Goa en 1515, ſans richeſſes, & dans la diſgrace d’Emmanuel, auquel on l’avoit rendu ſuſpect.