Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 6

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VI. Deſcription phyſique de l’Indoſtan.

Quoique par le nom générique d’Indes orientales, on entende communément ces vaſtes régions qui ſont au-delà de la mer d’Arabie & du royaume de Perſe, l’Indoſtan n’eſt que le pays renfermé entre l’Indus & le Gange, deux fleuves célèbres qui vont ſe jetter dans les mers des Indes, à quatre cens lieues l’un de l’autre. Ce long eſpace eſt traverſé du Nord au Midi, par une chaine de hautes montagnes, qui, le coupant par le milieu, va ſe terminer au cap Comorin, en ſéparant la côte de Malabar de celle de Coromandel.

Par une ſingularité frappante, & peut-être unique, cette chaîne eſt une barrière que la nature ſemble avoir élevée entre les ſaiſons oppoſées. La seule épaiſſeur de ces montagnes y ſépare l’été de l’hiver ; c’eſt-à-dire, la ſaiſon des beaux jours de celle des pluies : car on ſait qu’il n’y a point d’hiver entre les Tropiques. Mais par ce mot, on entend aux Indes le tems de l’année où les nuages, que le ſoleil pompe au ſein de la mer, ſont pouſſés violemment par les vents contre les montagnes, s’y briſent & ſe réſolvent en pluies, accompagnées de fréquens orages. De-là ſe forment des torrens qui ſe précipitent, groſſiſſent les rivières, inondent les plaines. Tout nage alors dans des ténèbres humides, épaiſſes & profondes. Le jour même eſt obſcurci des plus noires vapeurs. Mais ſemblable à l’abîme qui couvoit les germes du monde avant la création, cette ſaiſon nébuleuſe eſt celle de la fécondité. C’eſt alors que les plantes & les fleurs ont le plus de ſève & de fraîcheur ; c’eſt alors que la plupart des fruits parviennent à leur maturité.

L’été, ſans doute, conſerve mieux ſon caractère que l’hiver dans cette région du ſoleil. Le ciel, ſans aucun nuage qui intercepte ſes rayons, y préſente l’aſpect d’un airain embrâſé. Cependant les vents de mer, qui s’élèvent pendant le jour, & les vents de terre qui ſouſſlent pendant la nuit, y tempèrent l’ardeur de l’atmoſphère par une alternative périodique. Mais les calmes qui règnent par intervalles, étouffent ces douces haleines, & laiſſent ſouvent les habitans en proie à une ſéchereſſe dévorante.

L’influence des deux ſaiſons eſt encore plus marquée ſur les deux mers de l’Inde, où on les diſtingue ſous le nom de mouſſons sèche & pluvieuſe. Tandis que le ſoleil, revenant ſur ſes pas, amène au printems la ſaiſon des tempêtes & des naufrages pour la mer qui baigne la côte de Malabar, celle de Coromandel voit les plus légers vaiſſeaux voguer ſans aucun riſque ſur une mer tranquille, où les pilotes n’ont beſoin ni de ſcience, ni de précaution. Mais l’automne, à ſon tour, changeant la face des élémens, fait paſſer le calme ſur la cote occidentale, & les orages ſur la mer orientale des Indes ; tranſporte la paix où étoit la guerre, & la guerre où étoit la paix. L’inſulaire de Ceylan, les yeux tournés vers la région de l’Équateur, aux deux ſaiſons de l’Équinoxe, voit alternativement les flots tourmentés à ſa droite & paiſibles à ſa gauche ; comme ſi l’auteur de la nature tournoit tout-à-coup, en ces deux momens d’équilibre, la balance des fléaux & des bienfaits qu’il tient perpétuellement en ſes mains. Peut-être même eſt-ce dans l’Inde, où les deux empires du bien & du mal ſemblent n’être ſéparés que par un rempart de montagnes, qu’eſt né le dogme des deux principes, dogme dont l’homme ne s’affranchira peut-être jamais entièrement, tant qu’on ignorera les vues profondes de l’être tout-puiſſant qui créa l’Univers. Pourquoi une éternité s’étant écoulée, ſans que ſa gloire eût beſoin de ſe manifeſter par ce grand ouvrage, & ſans que ſa félicité en exigeât l’exiſtence, ſe détermina-t-il à le produire dans le tems ? Pourquoi ſa ſageſſe y laiſſa-t-elle tant d’imperfections apparentes ? Pourquoi ſa bonté le peupla-t-elle d’êtres ſenſibles, qui devoient ſouffrir, ſans l’avoir mérité ? Pourquoi le méchant qu’il hait, y proſpère-t-il ſous ſes yeux, & le bon qu’il chérit, y eſt-il accablé d’afflictions ? Pourquoi les innombrables fléaux de la nature y frappent-ils indiſtinctement l’innocent & le coupable ? Juſqu’à ce que ces obſcurités ſoient éclaircies, l’homme deviendra, ſelon que l’ordre des choſes lui fera favorable ou nuiſible, adorateur d’Oromaze ou d’Arima : car la douleur & le plaiſir ſont la ſource de tous les cultes, comme l’origine de toutes les idées.