Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 9

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IX. Conduite des Portugais au Malabar

L’Indoſtan, que la force a depuis réuni preſqu’entièrement ſous un joug étranger, étoit partagé, à l’arrivée des Portugais, entre les rois de Cambaie, de Delhy, de Biſnagar, de Narzingue & de Calicut, qui tous comptoient pluſieurs ſouverains, plus ou moins puiſſans, parmi leurs tributaires. Le dernier de ces monarques plus connu ſous le nom de Zamorin, qui répond à celui d’empereur, que par celui de ſa ville capitale, avoit les états les plus maritimes, & étendoit ſa domination ſur tout le Malabar.

C’eſt une ancienne tradition, que lorſque les Arabes commencèrent à s’établir aux Indes dans le huitième ſiècle, le ſouverain du Malabar prit un goût ſi vif pour leur religion, que peu content de l’embraſſer, il réſolut d’aller finir ſes jours à la Mecque. Calicut, où il s’embarqua, parut un lieu ſi cher, ſi vénérable aux Maures, qu’inſenſiblement ils contractèrent l’habitude d’y conduire leurs vaiſſeaux. Ce port, tout incommode, tout dangereux qu’il étoit, devint, par la ſeule force de cette ſuperſtition, le plus riche entrepôt de ces contrées. Les pierres précieuſes, les perles, l’ambre, l’ivoire, la porcelaine, l’or, l’argent, les étoffes de ſoie & de coton, l’indigo, le ſucre, les épiceries, les bois précieux, les aromates, les beaux vernis, tout ce qui peut ajouter aux délices de la vie, y étoit apporté des diverſes contrées de l’Orient. Une partie de ces richeſſes y arrivoit par mer ; mais comme la navigation n’étoit pas auſſi sûre, auſſi animée qu’elle l’a été depuis, il en venoit auſſi beaucoup par terre ſur des bœufs ou des éléphans.

Gama, inſtruit de ces particularités à Mélinde, où il avoit touché, y prit un pilote habile, & ſe fit conduire dans le port où le commerce étoit le plus floriſſant. Il y trouva heureuſement un Maure de Tunis, qui entendoit la langue des Portugais, & qui, frappé des grandes choſes qu’il avoit vu faire à cette nation ſur les côtes de Barbarie, avoit pris pour elle une inclination plus forte que ſes préjugés. Ce penchant décida Mouzaide, à ſervir de tout ſon pouvoir des étrangers qui s’abandonnoient à lui ſans réſerve. Il procura une audience du Zamorin à Gama, qui propoſa une alliance, un traité de commerce avec le roi ſon maître. On alloit conclure, lorſque les Muſulmans réuſſirent à rendre ſuſpect un concurrent dont ils redoutoient le courage, l’activité & les lumières. Ce qu’ils dirent de ſon ambition, de ſon inquiétude, fit une telle impreſſion ſur l’eſprit du prince, qu’il prit la réſolution de faire périr les navigateurs qu’il venoit d’accueillir ſi favorablement.

Gama, averti de ce changement par ſon fidèle guide, renvoya ſon frère ſur ſes vaiſſeaux. Quand vous apprendriez, lui dit-il, qu’on m’a chargé de fers, ou qu’on m’a fait périr, je vous défends, comme votre général, de me ſecourir, ou de me venger. Mettez ſur le champ à la voile, & allez inſtruire le roi des détails de notre voyage.

Heureuſement on ne fut pas réduit à ces extrémités. Le Zamorin n’oſa pas ce qu’il pouvoit, ce qu’il vouloit même ; & l’amiral eut la liberté de joindre les ſiens. Quelques repréſailles, exercées à propos, lui firent rendre les marchandiſes, les otages qu’il avoit laiſſées dans Calicut ; & il reprit la route de l’Europe.

On ne peut exprimer quelle joie ſon retour répandit dans Liſbonne. On s’y voyoit au moment de faire le plus riche commerce du monde. Ce peuple, auſſi dévot qu’avide, ſe flattoit en même tems, d’étendre ſa religion, par la perſuaſion, & même par les armes. Les papes, qui ne laiſſent pas échapper ; une occaſion d’établir qu’ils ſont maîtres de la terre, donnèrent au Portugal toutes les côtes qu’il découvriroit dans l’Orient, & remplirent cette petite nation de la folie des conquêtes.

On ſe préſentoit en foule pour monter ſur les nouvelles flottes deſtinées au voyage des Indes. Treize vaiſſeaux ſortis du Tage arrivèrent devant Calicut, ſous les ordres d’Alvarès Cabral, & ramenèrent au Zamorin quelques-uns de ſes ſujets qu’avoit enlevés Gama.

Ces Indiens ſe louèrent des traitemens qu’ils avoient reçus ; mais ils ne concilièrent pas pour long-tems, aux Portugais, l’eſprit du Zamorin. Les Maures prévalurent. Le peuple de Calicut, séduit par leurs intrigues, maſſacra une cinquantaine de ces navigateurs. Cabral, pour les venger, brûla tous les vaiſſeaux Arabes qui étoient dans le port, foudroya la ville, & de-là ſe rendit à Cochin, & enſuite à Cananor.

Les rois de ces deux villes lui donnèrent des épiceries, lui offrirent de l’or & de l’argent, & lui proposèrent de s’allier avec lui contre le Zamorin, dont ils étoient tributaires. Les rois d’Onor, de Culan, quelques autres princes, firent, dans la fuite, les mêmes ouvertures. Tous ſe flattoient d’être déchargés du tribut qu’ils payoient au Zamorin, de reculer les frontières de leurs états, de voir leurs ports enrichis des dépouilles de l’Aſie. Cet aveuglement général procura aux Portugais, dans tout le Malabar, une ſi grande ſupériorité, qu’ils n’avoient qu’à ſe montrer pour donner la loi. Nul ſouverain n’obtenoit leur alliance, qu’en ſe reconnoiſſant vaſſal de la cour de Liſbonne, qu’en ſouffrant qu’on bâtit une citadelle dans ſa capitale, qu’en livrant ſes marchandiſes au prix fixé par l’acquéreur. Le marchand étranger ne pouvoit former ſa cargaiſon qu’après les Portugais ; & perſonne ne naviguoit dans ces mers, qu’avec leurs paſſeports. Les combats, qu’il falloit livrer, n’interrompoient guère leur commerce. Un petit nombre d’entre eux diſſipoit des armées nombreuſes. Leurs ennemis les trouvoient par-tout, & par-tout ils fuyoient devant eux. Bientôt les vaiſſeaux des Maures, ceux du Zamorin & de ſes vaſſaux, n’osèrent plus paroître.

Les Portugais vainqueurs dans l’Orient, envoyoient, à tout moment, de riches cargaiſons dans leur patrie, où tout retentiſſoit du bruit de leurs exploits. Peu-à-peu les navigateurs de tous les pays de l’Europe, apprirent la route du port de Liſbonne. Ils y achetoient les marchandiſes de l’Inde ; parce que les Portugais qui les alloient chercher directement, les donnoient à plus bas prix que les négocians des autres nations.

Pour aſſurer ces avantages, pour les étendre encore, il falloir que la réflexion corrigeât, ou affermit, ce qui n’avoit été, juſqu’alors, que l’ouvrage du haſard, d’une intrépidité brillante, du bonheur des circonſtances. Il falloit un ſyſtême de domination & de commerce aſſez étendu, pour embraſſer tous les objets ; mais ſi bien lié, que toutes les parties du grand édifice qu’on ſe propoſoit d’établir, ſe fortifiâſſent réciproquement. Quoique la cour de Liſbonne eût puisé des lumières dans les relations qui lui venoient des Indes, & dans le rapport de ceux qu’elle y avoit chargés, juſqu’alors, de ſes intérêts ; elle eut la ſageſſe de donner toute ſa confiance à Alphonſe Albuquerque, le plus éclairé des Portugais qui fuſſent paſſés en Aſie.

Le nouveau vice-roi ſe montra plus grand encore qu’on ne l’avoit eſpéré. Il ſentit qu’il falloit au Portugal un établiſſement facile à défendre, qui eût un bon port, dont l’air fut ſain, & où les Portugais, fatigués du trajet de l’Europe à l’Inde, puſſent recouvrer leurs forces. Il ſentit que Liſbonne avoit beſoin de Goa.