Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 7

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VII. Cruautés commiſes par les conquérans à S. Domingue. Ce qu’elles produiſent.

Colomb interrompit le cours de ſes découvertes pour prévenir ou pour diſſiper ce danger inattendu. Quoique la misère, le climat & la débauche euſſent précipité au tombeau les deux tiers de ſes compagnons ; quoique la maladie empêchât pluſieurs de ceux qui avoient échappé à ces fléaux terribles, de ſe joindre à lui ; quoiqu’il ne pût mener à l’ennemi que deux cens fantaſſins & vingt cavaliers, cet homme extraordinaire ne craignit pas d’attaquer, en 1495, dans les plaines de Vega-Real, une armée que les hiſtoriens ont généralement portée à cent mille combattans. La principale précaution qu’on prit fut de fondre ſur elle durant la nuit.

Les inſulaires étoient vaincus avant que l’action s’engageât. Ils regardoient les Eſpagnols comme des êtres d’une nature ſupérieure. Les armes de l’Europe avoient augmenté leur admiration, leur reſpect & leur crainte. La vue des chevaux les avoient ſurtout frappés d’admiration. Pluſieurs étoient aſſez ſimples pour croire que l’homme & le cheval n’étoient qu’un ſeul & même animal, ou une eſpèce de divinité. Quand une impreſſion de terreur n’auroit pas trahi leur courage, ils n’auroient pu faire encore qu’une foible réſiſtance. Le feu du canon, les piques, une diſcipline inconnue les auroient aisément diſpersés. Ils prirent la fuite de tous côtés. Pour les punir de ce qu’on appelloit leur rébellion, chaque Indien au-deſſus de quatorze ans fut aſſervi à un tribut en or ou en coton, ſelon la contrée qu’il habitoit.

Cet ordre de choſes, qui exigeoit un travail aſſidu, parut le plus grand des maux à un peuple qui n’avoit pas l’habitude de l’occupation. Le déſir de ſe débarraſſer de ſes oppreſſeurs devint ſa paſſion unique. Comme l’eſpoir de les renvoyer au-delà des mers par la force ne lui étoit plus permis, il imagina, en 1496, de les y contraindre par la famine. Dans cette vue, il ne ſema plus de mais, il arracha, les racines de manioc qui étoient plantées, & il ſe réfugia dans les montagnes les plus arides, les plus eſcarpées.

Rarement les réſolutions déſeſpérées ſont-elles heureuſes. Celle que venoient de prendre les Indiens leur fut infiniment funeſte ; Les dons d’une nature brute & ingrate ne purent les nourrir, comme ils l’avoient inconſidérément eſpéré ; & leur aſyle, quelque difficile qu’en fût l’accès, ne put les ſouſtraire aux pourſuites d’un tyran irrité qui, dans cette privation abſolue de toutes les reſſources locales, reçut, par haſard, quelques ſubſiſtances de ſa métropole. La rage fut portée au point de former des chiens à découvrir, à dévorer ces malheureux. On a même prétendu que quelques Caſtillans avoient fait vœu d’en maſſacrer douze, chaque jour, en l’honneur des douze apôtres. Il eſt reçu qu’avant cet événement, l’iſle comptoit un million d’habitans. Le tiers d’une ſi grande population périt en cette occaſion, par la fatigue, par la faim & par le glaive.

À peine ceux de ces infortunés qui avoient échappé à tant de déſaſtres étoient rentrés dans leurs foyers, où des calamités d’un autre genre leur étoient préparées, que leurs persécuteurs ſe divisèrent. La tranſlation du chef-lieu de la colonie, du Nord au Sud, d’Iſabelle à San-Domingo, put bien ſervir de prétexte à quelques plaintes : mais les difcordes tiroient principalement leur ſource des paſſions miſes en fermentation par un ciel ardent, & trop peu réprimées par une autorité mal affermie. On obéiſſoit au frère, au repréſentant de Colomb, lorſqu’il y avoit quelque cacique à détrôner, un canton à piller, des bourgades à exterminer. Après le partage du butin, l’eſprit d’indépendance redevenoit l’eſprit dominant : les haines & les jalouſies étoient ſeules écoutées. Les factions finirent par tourner leurs armes les unes contre les autres : elles ſe firent ouvertement la guerre.

Durant le cours de ces diviſions, l’amiral étoit en Eſpagne. Il y avoit paſſé pour diſſiper les accuſations qu’on ne ceſſoit de renouveler contre lui. Le récit de ce qu’il avoit fait de grand, l’exposé de ce qu’il ſe propoſoit d’exécuter d’utile, lui regagnèrent aſſez aisément la confiance d’Iſabelle. Ferdinand lui-même ſe réconcilia un peu avec les navigations lointaines. L’on traça le plan d’un gouvernement régulier qui ſeroit d’abord eſſayé à Saint-Domingue, & enſuite ſuivi, avec les changemens dont l’expérience auroit démontré la néceſſité, dans les divers établiſſemens que la ſucceſſion des tems devoit élever ſur l’autre hémiſphère. Des hommes habiles dans l’exploitation des mines furent choiſis avec beaucoup de ſoin ; & le fiſc ſe chargea de leur ſolde, de leur entretien pour pluſieurs années.

La nation penſa autrement que ſes ſouverains. Le tems, qui amène la réflexion à la ſuite de l’enthouſiaſme, avoit fait tomber le déſir, originairement ſi vif, d’aller dans le Nouveau-Monde. Son or ne tentoit plus perſonne. La couleur livide de tous ceux qui en étoient revenus ; les maladies cruelles & honteuſes de la plupart ; ce qu’on diſoit de la malignité du climat, de la multitude de ceux qui y avoient péri, des diſettes qui s’y faiſoient ſentir ; la répugnance d’obéir à un étranger dont la sévérité étoit généralement blâmée ; peut-être la crainte de contribuer à ſa gloire : toutes ces cauſes avoient donné un éloignement invincible pour Saint-Domingue aux ſujets de la couronne de Caſtille, les ſeuls des Eſpagnols auxquels il fut permis d’y paſſer juſqu’en 1593.

Il falloit pourtant des colons. L’amiral propoſa de les prendre dans les priſons ; de dérober des criminels à la mort, à l’infamie pour l’agrandiſſement d’une patrie dont ils étoient le rebut & le fléau. Ce projet eut eu moins d’inconvéniens pour des colonies ſolidement établies, où la vigueur des loix auroit contenu ou réprimé des ſujets effrénés ou corrompus. Il faut aux nouveaux états d’autres fondateurs que des ſcélérats. L’Amérique ne ſe purgera peut-être jamais du levain, de l’écume qui entrèrent dans la maſſe des premières populations que l’Europe y jeta ; & Colomb lui-même ne tarda pas à ſe convaincre qu’il avoit ouvert un mauvais avis.

Si ce hardi navigateur eût ſeulement amené avec lui des hommes ordinaires, il leur auroit inſpiré, dans la traversée, des principes peut-être élevés, du moins des ſentimens honnêtes. Formant, à leur arrivée, le plus grand nombre, ils auroient donné l’exemple de la ſoumiſſion, & auroient néceſſairement fait rentrer dans l’ordre ceux qui s’en étoient écartés. Cette harmonie auroit produit les meilleurs effets. Les Indiens euſſent été mieux traités, les mines mieux exploitées, les tributs mieux payés. Encouragée, par le ſuccès, à de nouveaux efforts, la métropole auroit formé d’autres établiſſemens qui euſſent étendu la gloire, les richeſſes, la puiſſance de l’Eſpagne. Quelques années devoient amener ces événemens. Une idée peu réfléchie gâta tout.

Les malfaiteurs qui ſuivoient Colomb, joints aux brigands qui infeſtoient Saint-Domingue, formèrent un des peuples les plus dénaturés que le globe eût jamais portés. Leur aſſociation les mit en état de braver audacieuſement l’autorité ; & l’impoſſibilité de les réduire fît recourir aux moyens de les gagner. Pluſieurs furent inutilement tentés. Enfin on imagina, en 1499, d’attacher aux terres que recevoit chaque Eſpagnol, un nombre plus ou moins conſidérable d’inſulaires qui devroient tout leur tems, toutes leurs ſueurs à des maîtres ſans humanité & ſans prévoyance. Cet acte de foibleſſe rendit une tranquilité apparente à la colonie, mais ſans concilier à l’amiral l’affection de ceux qui en profitoient. Les plaintes formées contre lui furent même plus ſuivies, plus ardentes, plus appuyées, & plus accueillies qu’elles ne l’avoient encore été.

Cet homme extraordinaire achetoit bien cher la célébrité que ſon génie & ſes travaux lui avoient acquiſe. Sa vie fut un contraſte perpétuel d’élévation & d’abaiſſement. Toujours en bute aux complots, aux calomnies, à l’ingratitude des particuliers, il eut encore à ſoutenir les caprices d’une cour fière & orageuſe, qui, tour-à-tour, le récompenſoit & le puniſſoit, le réduiſoit à d’humiliantes juſtifications, & lui rendoit ſa confiance.

La prévention du miniſtre d’Eſpagne, contre l’auteur de la plus grande découverte qui eût jamais été faite, alla ſi loin, qu’on envoya dans le Nouveau-Monde un arbitre pour juger entre Colomb & ſes ſoldats. Bovadilla, le plus avide, le plus injuſte, le plus féroce de tous ceux qui étoient paſſés en Amérique, arrive, en 1500, à Saint-Domingue ; dépouille l’amiral de ſes biens, de ſes honneurs, de ſon autorité, & l’envoie en Europe chargé de fers. L’indignation publique avertit les ſouverains que l’univers attend, ſans délai, la punition d’un forfait ſi audacieux, la réparation d’un ſi grand outrage. Pour concilier les bienséances avec leurs préjugés, Iſabelle & Ferdinand rappellent, avec une indignation vraie ou ſimulée, l’agent qui avoit ſi cruellement abusé du pouvoir qu’ils lui avoient commis : mais ils ne renvoient pas à ſon poſte la déplorable victime de ſon incompréhenſible ſcélérateſſe. Plutôt que de languir dans l’oiſiveté, plutôt que de vivre dans l’humiliation, Colomb ſe détermine à faire, comme aventurier, un quatrième voyage dans des régions qu’on pouvoit preſque dire de ſa création. Après ce nouvel effort, que la malice des hommes, que le caprice des élémens ne réuſſirent pas à rendre inutile, il termina, en 1506, à Valladolid une carrière brillante, que la mort récente d’Iſabelle lui avoit ôté toute eſpérance de voir jamais heureuſe. Quoiqu’il n’eût que cinquante-neuf ans, ſes forces phyſiques étoient très affoiblies : mais ſes facultés morales n’avoient rien perdu de leur énergie.

Telle fut la fin de cet homme ſingulier qui avoit étonné l’Europe, en ajoutant une quatrième partie à la terre, ou plutôt une moitié du monde à ce globe ſi long-tems dévaſté & ſi peu connu. La reconnoiſſance publique auroit dû donner, à cet hémiſphère étranger, le nom du premier navigateur qui y avoit pénétré. C’étoit le moindre hommage qu’on dût à ſa mémoire : mais, ſoit envie, ſoit inattention, ſoit jeu de la fortune qui diſpoſe auſſi de la renommée, il n’en fut pas ainſi. Cet honneur étoit réſervé au Florentin Améric Veſpuce, quoiqu’il ne fit que ſuivre les traces d’un homme dont le nom doit être placé à côté des plus grands noms. Ainſi le premier inſtant où l’Amérique fut connue du reſte de la terre, fut marqué par une injuſtice, préſage fatal de toutes celles dont ce malheureux pays devoit être le théâtre.

Ses malheurs avoient commencé avec la découverte. Malgré ſon humanité & ſes lumières, Colomb les multiplia lui-même, en attachant des Américains aux champs qu’il diſtribuoit à ſes ſoldats. Ce qu’il s’étoit permis pour ſortir des embarras où le jetoit une inſubordination rarement interrompue, Bovadilla le continua & l’étendit dans la vue de ſe rendre agréable. Ovando, qui le remplaça, rompit tous ces liens, ſelon l’ordre qu’il en avoit reçu. Le repos fut la première jouiſſance des êtres foibles que la violence avoit condamnés à des travaux que leur nourriture, leur conſtitution & leurs habitudes ne comportoient pas. Ils erroient au haſard, ou reſtoient accroupis ſans rien faire. La ſuite de cette inaction fut une famine qui leur fut funeſte, & qui le fut à leurs oppreſſeurs. Avec de la douceur, des réglemens ſages & beaucoup de patience, il étoit poſſible d’opérer d’heureux changemens. Ces voies lentes & tempérées ne convenoient pas à des conquérans preſſés d’acquérir, preſſés de jouir. Ils demandèrent, avec la chaleur inséparable d’un grand intérêt, que tous les Indiens leur fuſſent répartis pour être employés à l’exploitation des mines, à la culture des grains, aux différentes occupations dont on les jugeroit capables. La religion & la politique furent les deux voiles dont ſe couvrit cet affreux ſyſtême. Tout le tems, diſoit-on, que ces ſauvages auront le libre exercice de leurs ſuperſtitions, ils n’embraſſeront pas le chriſtianiſme ; & ils nourriront toujours un eſprit de révolte, à moins que leur diſperſion ne les mette hors d’état de rien entreprendre. La cour, après bien des diſcuſſions, ſe décida pour un ordre de choſes, ſi contraire à tous les bons principes. L’iſle entière fut divisée en un grand nombre de diſtricts que les Eſpagnols obtinrent plus ou moins étendus, ſelon leur grade, leur crédit ou leur naiſſance. Les Indiens, attachés à ces poſſeſſions précaires, furent des eſclaves que la loi voulut toujours protéger, & qu’elle ne protégea jamais efficacement, ni à Saint-Domingue, ni dans les autres parties du Nouveau-Monde, où cette horrible diſpoſition s’établit depuis généralement.

Quelques commotions ſuivirent cet arrangement : mais elles furent arrêtées par des perfidies ou étouffées dans le ſang. Lorſque la ſervitude fut imperturbablement établie, les mines donnèrent un produit plus fixe. La couronne en avoit d’abord la moitié ; elle ſe réduiſit dans la ſuite au tiers, & fut enfin obligée de ſe borner au cinquième.

Les tréſors qui venoient de Saint-Domingue enflammèrent la cupidité de ceux-là même qui ne vouloient point paſſer les mers. Les grands, les favoris & les gens en place ſe firent donner de ces propriétés qui procuroient des richeſſes, ſans ſoins, ſans avances & ſans inquiétude, ils les faiſoient régir par des agens, qui avoient leur fortune à faire, en augmentant celle de leurs commettans. En moins de ſix ans ſoixante mille familles Américaines ſe trouvèrent réduites à quatorze mille. Il fallut aller chercher ſur le continent & dans les iſles voiſines d’autres ſauvages pour les remplacer.

Les uns & les autres étoient accouplés au travail comme des bêtes. On faiſoit relever, à force de coups, ceux qui plioient ſous leurs fardeaux. Il n’y avoit de communication entre les deux ſexes, qu’à la dérobée. Les hommes périſſoient dans les mines, & les femmes dans les champs que cultivoient leurs foibles mains. Une nourriture mal-ſaine, inſuffiſante, achevoit d’épuiſer des corps excédés de fatigues. Le lait tarriſſoit dans le ſein des mères. Elles expiroient de faim, de laſſitude, preſſant contre leurs mamelles deſſéchées leurs enfans morts ou mourans. Les pères s’empoiſonnoient. Quelques-uns ſe pendirent aux arbres, après y avoir pendu leurs fils & leurs épouſes. Leur race n’eſt plus. Il faut que je m’arrête ici un moment. Mes yeux ſe rempliſſent de larmes, & je ne vois plus ce que j’écris.