Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 1

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I. Peut-on applaudir aux conquêtes des Eſpagnols dans le Nouveau-Monde ?

JE ne me ſuis pas proposé d’être le panégyriſte des conquérans de l’autre hémiſphère. Mon jugement ne s’eſt point laiſſé corrompre par l’éclat de leurs ſuccès au point de me dérober, & leurs injuſtices & leurs forfaits. J’écris l’hiſtoire, & je l’écris preſque toujours les yeux baignés de larmes. L’étonnement a quelquefois ſuccédé à la douleur. J’ai été ſurpris qu’aucun & ces farouches guerriers n’ait préféré la voie ſi sûre de la douceur & de l’humanité, & qu’ils aient tous mieux aimé ſe montrer comme des tyrans que comme des bienfaiteurs. Par quel aveuglement étrange n’ont-ils pas ſenti qu’en dévaſtant les contrées dont ils s’emparoient, ils ſe nuiſoient à eux-mêmes, & qu’ils renonçoient par leur cruauté à une poſſeſſion plus tranquille & plus lucrative ? On aſſure que dans les contrées où l’homme n’avoit point encore paru, les animaux les plus timides, s’approchèrent de lui ſans frayeur. On ne me perſuadera jamais qu’au premier aſpect de l’Européen, l’homme ſauvage ait été plus farouche que les animaux. Ce fut sûrement une fatale expérience qui l’inſtruiſit du péril de cette familiarité.

Quoi donc, les nations ſeront-elles plus cruelles entre elles que les ſouverains les plus oppreſſeurs envers leurs ſujets ? Les ſociétés dévoreront donc les ſociétés ! l’homme ſera plus méchant que le tigre ! la raiſon ne lui aura été donnée que pour lui tenir lieu de tous les inſtincts mal-faiſans ! & ſes annales ne ſeront que les annales de ſa perverſité ! Ô Dieu ! pourquoi as-tu créé l’homme ? pourquoi l’as-tu créé ? ignorois-tu que pour un inſtant où tu pourrois regarder ton ouvrage avec complaiſance, cent fois tu en détournerois ton regard ? les atrocités que les Eſpagnols devoient commettre dans le Nouveau-Monde auroient-elles échappé à la prévoyance ?

Ici vont ſe développer des ſcènes plus terribles que celles qui nous ont fait ſi ſouvent frémir. Elles ſe répéteront ſans interruption dans les immenſes contrées, qui nous reſtent à parcourir. Jamais, jamais le glaive ne s’émouſſera ; & l’on ne le verra s’arrêter que lorſqu’il ne trouvera plus de victimes à frapper.