Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 27

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XXVII. Le peu de Péruviens qui ont échappé au glaive ou à la tyrannie des conquérans, ſont tombés dans l’abrutiſſement.

Malgré les déſordres de ſon organiſation phyſique, la région qui nous occupe avoit vu ſe former dans ſon ſein un empire floriſſant. On ne ſauroit guère révoquer en doute ſa population, quand on voit que ce peuple heureux avoit couvert de ſes colonies toutes les provinces qu’il avoit conquiſes ; quand on fait attention au nombre étonnant d’hommes employés au gouvernement, & tirant de l’état leur ſubſiſtance. Tant de leviers & de bras occupés à mouvoir la machine politique, ne ſuppoſent-ils pas une population conſidérable, pour nourrir des productions de la terre une claſſe nombreuſe de ſes habitans qui ne la cultivoient pas ?

Par quelle fatalité, le Pérou ſe trouve-t-il donc aujourd’hui ſi déſert ? En remontant à l’origine des choſes, on trouve que les conquérans des côtes de la mer du Sud, brigands, ſans naiſſance, ſans éducation & ſans principes, commirent d’abord plus d’atrocités que ceux du Mexique. La métropole tarda plus long-tems à donner un frein à leur férocité, nourrie continuellement par les guerres civiles, longues & cruelles qui ſuivirent la conquête. Il s’établit depuis un ſyſtême d’oppreſſion plus peſant & plus ſuivi que dans les autres contrées du Nouveau-Monde moins éloignées de l’Europe.

Un découragement univerſel étoit la ſuite néceſſaire de cette conduite abominable. Auſſi les naturels du pays ſe dégoûtèrent-ils de l’état ſocial & des fatigues qu’il entraîne. Ils persévèrent dans ces diſpoſitions fâcheuſes, & ne ſe donneraient même aucun ſoin pour faire naître des ſubſiſtances, s’ils n’y étoient contraints par le gouvernement. Leur conduite ſe reſſent de cette violence. Les habitans d’une communauté, hommes, femmes, enfans, ſe réuniſſent tous pour labourer, pour enſemencer un champ. Ces travaux, interrompus à chaque moment par des danſes & par des feſtins, ſe font au ſon de divers inſtrumens. La même négligence, les mêmes plaiſirs accompagnent la récolte du maïs & des autres grains. Ces peuples ne montrent pas plus d’ardeur pour ſe procurer des vêtemens. Inutilement on a tenté d’inſpirer un meilleur eſprit, un eſprit plus convenable au bien de l’empire. L’autorité a été impuiſſante contre des uſages que ſa tyrannie avoit fait naître, que ſes injuſtices entretenoient.

Les Péruviens, tous les Péruviens ſans exception, ſont un exemple de ce profond abrutiſſement où la tyrannie peut plonger les hommes. Ils ſont tombés dans une indifférence ſtupide & univerſelle. Eh, que pourroit aimer un peuple dont la religion élevoit l’âme, & à qui l’eſclavage le plus aviliſſant a ôté tout ſentiment de grandeur & de gloire ! Les richeſſes que la nature a ſemées ſous leurs pas ne les tentent point. Ils ont la même inſenſibilité pour les honneurs. Ils font ce que l’on, veut, ſans chagrin ni préférence, ſerfs ou caciques, l’objet de la conſidération ou de la risée publique. Tous les reſſorts de leur âme ſont brisés. Celui de la crainte même eſt ſouvent ſans effet, par le peu d’attachement qu’ils ont à la vie. Ils s’enivrent & ils danſent : voilà tous leurs plaiſirs, quand ils peuvent oublier leurs malheurs. La pareſſe eſt leur état d’habitude. Je n’ai pas faim, diſent-ils à qui veut les payer pour travailler.

Le vuide qui s’étoit fait dans la population du Pérou, & l’inertie de ce qui y étoit reſté d’hommes, déterminèrent les conquérans à l’introduction d’une race étrangère : mais ce ſupplément imaginé par un raffinement de la barbarie Européenne, fut plus nuiſible à l’Afrique, qu’utile au pays des incas. L’avarice ne retira pas de ces nouveaux eſclaves tous les avantages qu’elle s’en étoit promis. Le gouvernement, par-tout occupé à mettre des taxes ſur les vertus & ſur les vices, ſur l’induſtrie & ſur la pareſſe, ſur les bons & ſur les mauvais projets, ſur la liberté de commettre des vexations & ſur la facilité à s’y ſouſtraire : le gouvernement fit un monopole de ce vil commerce. Il fallut recevoir les noirs d’une main rivale ou ennemie, les faire arriver à leur deſtination par des climats mal-ſains & des mers immenſes, ſoutenir la dépenſe de pluſieurs entrepôts fort chers. Cependant cette eſpèce d’hommes ſe multiplia beaucoup plus au Pérou qu’au Mexique.

Les Eſpagnols s’y trouvent auſſi en bien plus grand nombre ; & voici pourquoi.

Au tems des premières conquêtes, lorſque les émigrations étoient les plus fréquentes, le pays des incas avoit une plus grande réputation de richeſſe que la Nouvelle-Eſpagne ; & il en ſortit en effet plus de tréſors pendant un demi-ſiècle. La paſſion de les partager devoit y attirer, & y attira réellement un plus grand nombre de Caſtillans. Quoiqu’ils y fuſſent tous ou preſque tous paſſés avec l’eſpoir de venir jouir un jour dans leur patrie de la fortune qu’ils auroient faite, ils ſe fixèrent la plupart dans la colonie. La douceur du climat & la bonté des denrées les y attachoient. Ils comptoient d’ailleurs ſur une grande indépendance dans une région ſi éloignée de la métropole.